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01/11/2017 Lectures de Michel Foucault.

Volume 2 - Aufklärung et modernité philosophique : Foucault entre Kant et Hegel - ENS Éditions

ENS
Éditions
Lectures de Michel Foucault. Volume 2 | Emmanuel Da
Silva

Aufklärung et
modernité
philosophique :
Foucault entre
Kant et Hegel
Franck Fischbach
p. 115-134

Texte intégral
1 Il est pour le moins risqué de rapprocher Hegel et Foucault,
et ce dernier, après tout, nous a prévenus : « Toute notre
époque, écrit-il, que ce soit par la logique ou par
l’épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie
d’échapper à Hegel »1. Foucault entendait évidemment dire
par là que sa propre entreprise était à ajouter au nombre des
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stratégies visant à « échapper à Hegel ». Mais il savait aussi


combien il est difficile de lui échapper : non seulement cette
tentative comporte toujours avec elle le risque d’échapper à
la philosophie en même temps qu’à Hegel, mais en outre,
comme Foucault l’a lui-même remarqué, le « recours contre
[Hegel] est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au
terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs »2.
Nous ne voudrions pas être l’instrument de cette ruse par
laquelle le logos hégélien viendrait reprendre dans soi le
discours foucaldien et c’est pourquoi nous préciserons
d’abord ce dont il ne sera pas question ici. Il ne s’agira pas de
se demander ce que Foucault doit à Hegel, ce qu’il en a lu et
retenu3, et d’entreprendre ainsi une généalogie hégélienne
de Foucault que, de toute façon, on ne pourrait que très
largement inventer. Pas davantage il ne s’agira de lire Hegel
avec les lunettes de Foucault et d’entreprendre ainsi une
interprétation foucaldienne de Hegel à laquelle ce dernier ne
se plierait d’ailleurs que très difficilement. Nous ne ferons
donc pas ici œuvre d’historien de la philosophie : en effet,
accomplissant l’épochè archéologique qui consiste en « la
mise en suspens de toutes les unités admises »4, parmi
lesquelles notamment celles de l’œuvre et de l’auteur, nous
ne nous intéresserons pas à ces œuvres qui ont nom
« Hegel » et « Foucault » pour chercher dans la seconde la
très hypothétique trace d’une influence de la première. Nous
tâcherons en revanche d’orienter notre attention vers une
certaine pratique de la philosophie, institutrice d’un rapport
au présent ou à l’actuel, une pratique ou un êthos
philosophique dont Foucault, dans des textes tardifs, a
diagnostiqué l’apparition chez Kant, une pratique qu’il dit
avoir lui-même cherché à mettre en œuvre, se plaçant ainsi,
toujours d’après ses propres dires, dans une lignée
philosophique au sein de laquelle Foucault n’hésite pas à
inscrire la figure de Hegel.
2 Dans la leçon au Collège de France consacrée à l’opuscule
kantien Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Foucault
remarquait ceci :
Il me semble que le choix philosophique auquel nous nous
trouvons confrontés actuellement est celui-ci : on peut opter
pour une philosophie critique qui se présentera comme une
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philosophie analytique de la vérité en général, ou bien on


peut opter pour une pensée critique qui prendra la forme
d’une ontologie de nous-mêmes, d’une ontologie de
l’actualité ; c’est cette forme de philosophie qui, de Hegel à
l’École de Francfort en passant par Nietzsche et Max Weber,
a fondé une forme de réflexion dans laquelle j’ai essayé de
travailler5.

3 Dans un autre texte, légèrement antérieur (« La technologie


politique des individus », 1982), Foucault complète, en y
ajoutant quelques noms, cette tradition philosophique dans
laquelle son travail vient s’inscrire : à la fin du XVIIIe siècle,
écrit-il,
l’activité philosophique conçut un nouveau pôle, et ce pôle se
caractérise par la question, permanente et perpétuellement
renouvelée : « Que sommes-nous aujourd’hui ? » Et tel est, à
mon sens, le champ de la réflexion historique sur nous-
mêmes. Kant, Fichte, Hegel, Nietzsche, Max Weber, Husserl,
Heidegger, l’École de Francfort ont tenté de répondre à cette
question. M’inscrivant dans cette tradition, mon propos est
donc d’apporter des réponses très partielles et provisoires à
cette question à travers l’histoire de la pensée ou, plus
précisément, à travers l’analyse historique des rapports entre
nos réflexions et nos pratiques dans la société occidentale6.

4 On pourrait s’étonner de l’absence de Marx dans ce texte de


1982 : entre Hegel et l’École de Francfort, il est
manifestement le chaînon manquant. Un texte de 1984, « La
vie : l’expérience et la science », remédie à cet oubli en
précisant qu’en Allemagne, la question de l’Aufklärung,
c’est-à-dire la question du lien entre la rationalité et son
présent ou son contexte, est une question dont porte
témoignage une lignée qui s’étend « des posthégéliens à
l’École de Francfort et à Lukacs, en passant par Feuerbach,
Marx, Nietzsche et Max Weber »7. Mais cette rectification ne
fait qu’accroître notre étonnement : Foucault fait hériter de
ce qu’il appelle la question de l’Aufklärung une tradition
philosophique dont l’unité réside bien plutôt dans la critique
qu’elle a faite de l’Aufklärung. La chose est évidente pour
Nietzsche, mais elle n’est pas moins vraie de Marx, du jeune
Lukacs et de l’École de Francfort dont les deux principaux
fondateurs, Adorno et Horkheimer, sont tout de même les
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auteurs d’une Dialektik der Aufklärung où ils établissent le


diagnostic d’une régression de l’Aufklärung vers la
mythologie, régression dont les causes sont à chercher selon
eux dans l’Aufklärung elle-même8. Pour toute cette tradition
dans laquelle Foucault veut s’inscrire, l’Aufklärung fut
effectivement l’institutrice de la modernité, mais elle est
aussi à l’origine de toutes les dérives de cette modernité, et
notamment de la transformation de la raison en technique
de domination et de la régression de la raison vers le mythe,
particulièrement dans la figure idéologique du progrès. En
conséquence, nous proposons ici l’examen de deux thèses :
premièrement, ce que Foucault appelle l’êthos philosophique
moderne et qui consiste pour la philosophie à questionner le
présent auquel elle appartient, cette pratique philosophique
ne serait pas apparue avec l’Aufklärung, mais
immédiatement après elle ; deuxièmement – et c’est la
conséquence de la première thèse – la pratique moderne de
la philosophie comme diagnostic du présent ou de l’époque
est indissociable d’une critique de l’Aufklärung, c’est-à-dire
d’une prise de conscience des limites internes de
l’Aufklärung et des dérives pathologiques qui sont les
siennes. Ce faisant, nous resterons fidèles à l’attitude que
Foucault recommandait d’adopter relativement à
l’Aufklärung : « On doit échapper à l’alternative du dehors et
du dedans, écrivait-il ; il faut être aux frontières »9. Nous ne
nous situerons donc ni dans ni vraiment hors de
l’Aufklärung, mais à la frontière, à l’articulation de
l’Aufklärung et de ce qui l’a suivie ; autrement dit, il sera
question de Hegel et de la manière dont sont apparus chez
lui, et en même temps, le diagnostic du présent et la critique
de l’Aufklärung.
5 On sait que pour Hegel la toute première tâche qui s’impose
à la philosophie est la tâche consistant à déterminer dans
leur plus radicale singularité l’aujourd’hui et le maintenant
de la pensée, démarche par laquelle la philosophie constitue
son aujourd’hui comme le moment de sa propre actualité,
comme le maintenant (ou jamais) d’une entreprise
philosophique absolument singulière et littéralement inouïe.
Et pourtant, lorsque Foucault entreprend de localiser
l’événement à partir duquel la philosophie s’est comprise
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comme un diagnostic du présent, c’est à Kant et à


l’Aufklärung qu’il pense plutôt qu’à Hegel et à l’idéalisme
allemand. Il ne s’agit pas là d’un oubli puisque Foucault
mentionne bien Hegel, mais d’une démarche volontaire par
laquelle Foucault contourne Hegel, le relativise et en même
temps le situe en localisant en deçà de lui l’apparition de la
pratique moderne de la philosophie comme diagnostic du
présent – une pratique qui fut pourtant aussi explicitement
revendiquée par Hegel qu’elle fut mise en œuvre par Kant de
manière largement inconsciente.
6 C’est par la bande, « de façon un peu subreptice et comme
par accident », reconnaît Foucault10, que la question de
l’actualité s’est introduite en philosophie à la fin du XVIIIe
siècle. De ce tournant au commencement quasi
imperceptible, mais où se jouait rien de moins que l’entrée
dans la modernité philosophique11, Foucault veut voir le
symbole dans « le débat qui s’est noué [en 1784] dans la
Berlinische Monatsschrift et qui avait pour thème : Was ist
Aufklärung ? »12, qu’est-ce que les Lumières ? C’est la
réponse de Kant13 qui retient l’attention de Foucault, même
si Kant n’est pas le seul à avoir répondu à la question
soulevée par le pasteur Johann Friedrich Zöllner de la
Berliner Gesellschaft für Aufklärung wirkender Gelehrter
(Société en vue d’éclairer les savants influents)14. Kant, selon
Foucault, aurait interprété la question posée par le journal
en un sens très particulier ; il y aurait vu la question
philosophique du présent et de l’actualité : le problème pour
lui n’aurait pas été de savoir ce que sont les Lumières en
général, mais ce qu’est cette époque qui s’appelle elle-même
Aufklärung, et ce que cette époque, ainsi comprise en elle-
même, impose comme tâche à la philosophie.
7 Le problème de l’interprétation du présent n’est certes pas
en soi une nouveauté : ce qui est radicalement nouveau en
revanche, selon Foucault, c’est le sens que Kant donne à ce
problème. Il ne s’agit pas pour lui de « représenter le présent
comme appartenant à un certain âge du monde », il ne s’agit
pas non plus « [d’]interroger le présent pour essayer de
déchiffrer en lui les signes annonciateurs d’un événement
prochain », et pas davantage n’est-il question « [d’]analyser
le présent comme un point de transition vers l’aurore d’un
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monde nouveau »15. Ces trois manières d’interroger le


présent, illustrées selon Foucault respectivement par Platon,
Augustin et Vico, ont en commun de chercher à lire dans le
présent la marque d’une identité, qu’il s’agisse de l’identité
globale d’une période dans laquelle le moment présent
prend place, de l’identité esquissée d’un événement annoncé
par le présent ou de l’identité téléologique d’une fin qui
oriente le présent. Le propre du questionnement kantien du
présent est de chercher à le saisir dans sa radicale
singularité, c’est-à-dire dans sa différence ; Kant, selon
Foucault, « cherche une différence : quelle différence
aujourd’hui introduit-il par rapport à hier ? »16. Aussi le
présent acquiert-il ici une dignité philosophique pour lui-
même et non plus seulement en ce qu’il témoignerait d’autre
chose que lui-même, qu’il s’agisse d’une période qui
l’englobe, d’un événement qu’il annonce ou d’une fin qui
l’oriente.
8 Cette dignité philosophique nouvelle du présent et de l’actuel
ne signifie cependant pas qu’il s’agirait d’aller chercher dans
le présent des motifs ou des raisons de philosopher : le
présent n’est pas interrogé en direction de ce qui, en lui,
pourrait motiver à philosopher en général. Le présent est
interrogé en et pour lui-même, comme objet philosophique à
part entière : autrement dit, le présent acquiert la dimension
et l’épaisseur d’un « événement philosophique auquel
appartient le philosophe qui en parle »17. Lorsque le
philosophe se tourne vers le présent en n’y cherchant que
des raisons de philosopher, il maintient une extériorité entre
lui-même et son présent, si bien que ce dernier n’est rien
d’autre qu’un prétexte. La nouveauté de la posture kantienne
relativement au présent18, selon Foucault, c’est au contraire
qu’ici le philosophe se sait partie prenante d’un présent qui
l’englobe et duquel il ne lui est plus possible de se couper. Le
présent devient alors un contexte, il n’est plus ce lieu
extérieur à elle où la philosophie venait chercher des raisons
d’être, il est désormais ce lieu englobant qu’elle doit
parcourir pour y saisir le sens singulier d’une actualité
qu’elle doit faire sienne si elle veut pouvoir y déployer ses
effets : désormais, écrit Foucault,

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le discours [philosophique] a à reprendre en compte son


actualité, d’une part, pour y retrouver son lieu propre,
d’autre part, pour en dire le sens, enfin, pour spécifier le
mode d’action qu’il est capable d’exercer à l’intérieur de cette
actualité19.

9 De simplement externe, le lien de la philosophie et de son


temps se fait donc organique puisque la pratique
philosophique se donne désormais pour double tâche
d’énoncer le sens de son présent et de penser le sens de sa
propre inscription au sein de cette actualité. Le lien se noue
ainsi entre, d’une part, le diagnostic porté sur ce que sont les
Lumières, et d’autre part, l’entreprise critique elle-même, un
lien que Kant pose explicitement lorsqu’il écrit, anticipant
sur les registres ou domaines de chacune des Critiques :
Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur
qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon
régime à ma place, etc., je n’ai pas besoin de me fatiguer
moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je
puisse payer20.

10 Mais lorsqu’une simple devise – Sapere aude !21 – se


substitue aux « préceptes et formules »22, lorsque l’époque
résonne de l’appel à rejeter ceux qui, dans les domaines de la
connaissance, de la morale et de la vie, se présentent comme
les « tuteurs » de l’humanité, en d’autres termes lorsque le
présent se laisse comprendre comme le moment de
l’accession des hommes à la majorité, c’est-à-dire à un usage
libre et public de leur raison23, alors ce moment-là est aussi
celui où
la critique est nécessaire, puisqu’elle a pour rôle de définir
les conditions dans lesquelles l’usage de la raison est
légitime pour déterminer ce qu’on peut connaître, ce qu’il
faut faire et ce qu’il est permis d’espérer24.

11 C’est donc bien parce qu’aujourd’hui un usage majeur, c’est-


à-dire autonome, de la raison est en passe de devenir
possible, c’est pour cela précisément qu’il faut aujourd’hui
également définir dans ses limites ce qu’est l’usage légitime
de la raison puisqu’un usage illégitime en menacerait à
nouveau l’autonomie.

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La critique, c’est en quelque sorte le livre de bord de la


raison devenue majeure dans l’Aufklärung ; et inversement,
l’Aufklärung, c’est l’âge de la critique25.

12 Ce à quoi Foucault nous rend attentifs, c’est au fait que Kant


n’entreprend de réfléchir sur ce qui fait le propre de son
présent que pour en même temps le constituer comme
l’actualité de sa propre entreprise philosophique. C’est une
réciprocité complète qui s’institue ici : le présent n’a de sens
qu’en tant qu’il est porteur d’une tâche philosophique
précise, et réciproquement la philosophie ne prend sens
qu’en inscrivant son travail dans ce présent. À ce moment où
le lien se noue entre l’universalité de la raison et la
contingence d’un maintenant historique, on voit la
philosophie « se constituer comme la figure déterminante
d’une époque et cette époque [devenir] la forme
d’accomplissement de cette philosophie »26. Ce qui devient
pour la philosophie un thème explicite, c’est la
coappartenance de la philosophie et de l’histoire, ou encore
ce que Frédéric Gros nomme la « structure d’enveloppement
réciproque entre la philosophie […] et l’histoire »27. L’une
passe dans l’autre en un mouvement circulaire que Foucault
décrit en ces termes :
La philosophie pouvait [désormais] être lue aussi bien
comme n’étant rien d’autre que la composition des traits
particuliers à la période où elle apparaissait, elle en était la
figure cohérente, la systématisation et la forme réfléchie ;
mais, d’un autre côté, l’époque apparaissait comme n’étant
rien d’autre que l’émergence et la manifestation, dans ses
traits fondamentaux, de ce qu’était la philosophie28.

13 Ainsi devenaient simultanément concevables aussi bien


« une naissance mondaine de la philosophie » qu’une
« naissance philosophique du monde »29.
14 Cependant, avec ce thème du devenir-historique de la
philosophie et du devenir-philosophique de l’histoire, il
semble bien que nous nous soyons insensiblement éloignés
des terres kantiennes et que nous ayons abordé un rivage qui
a tout l’air d’être hégélien. On se demande alors s’il faut être
reconnaissant à Foucault d’avoir trouvé dans un texte
relativement marginal de Kant la source d’une thématique
essentielle à la pensée de Hegel, ou s’il ne faut pas plutôt
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s’étonner de la manière dont Foucault a su trouver la paille


kantienne tout en contournant soigneusement la poutre
hégélienne. En localisant dans un bref article de Kant
l’émergence du rapport moderne de la philosophie à son
présent, Foucault a évité le massif de l’idéalisme allemand
alors que c’est bien plutôt par l’intermédiaire de ce dernier
que l’idée d’un lien organique unissant la philosophie à son
temps et à l’histoire a trouvé une descendance, que ce soit
chez les jeunes hégéliens, puis chez Marx lui-même et
jusqu’à l’École de Francfort.
15 Que l’on pense ici seulement à Jürgen Habermas. Foucault
et Habermas paraissent avoir des concepts très proches de la
modernité30, Habermas voyant émerger la modernité en ce
moment précis où le présent et l’actuel deviennent pour la
philosophie un problème et un enjeu. La modernité
s’inaugure, pour Habermas comme pour Foucault, avec
l’élévation du présent au rang d’enjeu pour la pensée, mais
Habermas ajoute que cette promotion de l’actuel est
inséparable d’une prise de conscience de la rupture que le
présent introduit relativement à ce qui l’a précédé, de sorte
que la modernité est ce temps « qui ne peut ni ne veut
emprunter à une autre époque les critères en fonction
desquels elle s’oriente ; elle est obligée de puiser sa
normativité en elle-même »31. C’est donc parce que le
présent est compris comme rupture et césure relativement
au passé immédiat, c’est parce qu’est aperçue une nouveauté
radicale de l’actuel relativement au passé, c’est pour cela
donc que les questions : « Qu’est-ce que notre présent et que
sommes-nous aujourd’hui que nous n’étions pas hier ? »,
deviennent pour la pensée des questions essentielles. « Or,
écrit encore Habermas, Hegel fut le premier philosophe à
développer en toute clarté un concept de la modernité »32 :
Hegel est en effet celui qui a pris pleinement conscience de la
nouveauté de ce qu’il appelle die neueste Zeit, c’est-à-dire
« l’époque la plus récente », autrement dit son propre temps,
son présent, dont il voit le commencement dans ces deux
événements de césure que sont l’Aufklärung et la Révolution
française, l’un ayant eu lieu dans la pensée et l’autre dans
l’effectivité. Le présent, pour Hegel,

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débute avec les Lumières et la Révolution française, c’est-à-


dire, précise Habermas, avec ce qui fut éprouvé à la fin du
e e
XVIII et au début du XIX siècle, par ceux qui firent preuve de

discernement, comme une césure33.

16 Les acteurs de cette césure, aussi bien les révolutionnaires


que les penseurs des Lumières, et notamment Kant, ont
certes pu prendre conscience de ce qu’avec eux une époque
nouvelle s’inaugurait, ils ont pu apercevoir que leur action et
leur pensée trouvaient leur sens précisément dans ce lien à
un présent en train de surgir dans sa radicale nouveauté ;
mais leur problème ne pouvait encore vraiment être celui de
saisir dans la pensée le sens de ce présent, pour la simple
raison que ce présent ne possédait pas encore la relative
stabilité susceptible de permettre qu’on en fasse un objet
philosophique. Kant fut l’acteur philosophique et le témoin
politique ou, selon son expression, le « spectateur », et le
spectateur « enthousiaste »34, d’une nouveauté radicale en
cours d’apparition dans le présent, et c’est justement
pourquoi sa tâche ne pouvait pas encore être réellement celle
de penser son temps.
17 Faire le diagnostic de son temps suppose en effet deux
éléments dont l’apparition a introduit une rupture avec
l’Aufklärung et avec Kant : d’une part que le présent ne soit
pas seulement le lieu d’un projet ou d’une simple tendance
(par exemple vers du mieux), mais qu’il possède une
véritable effectivité ; d’autre part que, dans ce présent, soit
perçu quelque chose qui relève d’une pathologie. Que le
présent devienne le lieu d’une dérive et non plus d’un
progrès, qu’il n’y ait plus seulement en lui l’espoir d’un
progrès, mais aussi la menace d’une régression ou
simplement d’un blocage et d’une stagnation : tels sont les
réquisits d’une réelle volonté philosophique de
diagnostiquer son temps, des réquisits dont on ne peut dater
l’apparition qu’après Kant.
18 Dès son premier texte publié, c’est-à-dire dès l’écrit sur la
Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de
Schelling paru en 1801, le rapport entre la pratique
philosophique et le maintenant de cette pratique, son
contexte historique le plus immédiat, est au centre de la
pensée de Hegel. D’emblée la spéculation hégélienne se
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montre inséparable d’une réflexion sur la conjoncture de son


propre surgissement.
La scission est la source du besoin de la philosophie, et, en
tant que culture de l’époque [Bildung des Zeitalters],
l’aspect non libre et donné de la figure [Gestalt]. Dans la
culture, ce qui est la manifestation de l’absolu s’est isolé de
l’absolu et fixé comme un élément autonome35.

19 La scission, qui engendre la philosophie comme besoin


d’unification, prend à chaque fois une « figure concrète »
déterminée par l’époque à laquelle elle se produit. C’est bien
pourquoi, selon Hegel,
une philosophie dérive de son siècle, et, si l’on veut
concevoir le déchirement de ce siècle comme une
immoralité, cette philosophie dérive de l’immoralité, mais
afin de restaurer par ses propres forces l’homme au milieu
des ruines de son siècle, et de rétablir la totalité que le temps
a déchirée36.

20 La scission est donc d’abord celle qui règne à une époque


donnée de la culture, mais elle est en outre une
caractéristique essentielle de la culture considérée en
général, dans la mesure où, selon Hegel, le progrès de la
culture se définit essentiellement comme un
approfondissement de la scission :
Plus s’épanouit la culture, plus varient dans leur
développement les productions de la vie où peut s’entrelacer
la scission, plus grandit la puissance de la scission […], et
plus les efforts de la vie pour s’engendrer à l’harmonie
deviennent étrangers au tout de la culture et insignifiants37.

21 Le besoin de la philosophie croît ainsi à mesure que


s’approfondit la scission, c’est-à-dire à mesure que
s’épanouit la culture, puisque le lieu propre de la scission
n’est pas d’abord la philosophie elle-même, mais ce lieu
extérieur à la philosophie que sont la culture de l’époque et
le siècle. Il y a donc une détermination historico-culturelle
du besoin de philosopher – le besoin de la philosophie est
d’abord un besoin de l’époque, un besoin du temps. Parler
du besoin de la philosophie, c’est, pour Hegel, poser le
problème du temps de la philosophie, de son rapport à un
certain aujourd’hui, bref, de son actualité.
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22 Hegel inaugure son parcours philosophique par un


diagnostic porté sur son temps :
Lorsque la puissance d’unification disparaît de la vie des
hommes, et que les termes opposés, ayant perdu leur vivante
relation et leur action réciproque, ont acquis leur
indépendance, alors naît le besoin de la philosophie38.

23 Son présent, diagnostique-t-il, est celui d’un besoin de la


philosophie, sous-entendu de la vraie philosophie, c’est-à-
dire de la philosophie qui sera effectivement réconciliatrice
parce qu’elle surmontera les oppositions figées par la
réflexion d’entendement. La culture, en s’épanouissant, a fait
s’épanouir aussi « la puissance de la scission » en portant
celle-ci jusqu’à sa forme la plus accomplie, atteinte avec la
philosophie réflexive d’entendement. La réflexion
d’entendement porte la scission à son comble non pas en
créant des oppositions, mais en en fixant les termes de sorte
que, dans l’opposition, elle supprime la relation et laisse les
termes subsister dans l’indifférence réciproque, le particulier
étant posé hors de l’universel, le réel hors de l’idéal, le
sensible hors de l’intelligible, le fini hors de l’infini, le relatif
hors de l’absolu, et le devoir-être indépendamment de l’être.
Ces oppositions fermes, auxquelles on pourrait encore
ajouter l’opposition de la sensibilité et de l’entendement, de
l’entendement et de la raison, de la raison théorique et de la
raison pratique, de la nécessité et de la liberté, du Moi et du
Non-Moi, de l’Esprit et de la Nature ou encore du savoir et
de la foi, ces oppositions terme à terme sont les produits de
la réflexion d’entendement et plus généralement de
l’Aufklärung dans son ensemble, notamment considéré dans
son accomplissement chez Kant, Fichte et Reinhold.
24 Mais, selon Hegel, ce travail de fixation des oppositions par
l’entendement des Lumières ne fait que rendre manifeste et
en même temps accomplir une scission dont le lieu n’est pas
d’abord la philosophie ou la pensée, mais bien la culture du
temps. La scission réflexive de l’entendement éclairé n’est
donc pour Hegel que le reflet de la scission culturelle : c’est
dans la culture et dans la société que se sont figées des
oppositions qui ensuite se sont exprimées dans la pensée. En
figeant les oppositions conceptuelles du fini et de l’infini, du

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particulier et de l’universel, l’entendement ne fait


qu’exprimer et refléter une réalité culturelle et sociale dans
laquelle s’opposent, par exemple, le propriétaire privé et le
citoyen préoccupé de l’intérêt général, l’apolitisme bourgeois
et l’idéalisme républicain, c’est-à-dire la société et l’État,
mais aussi et en même temps l’homme confiant en la raison
et le croyant, l’État et l’Église, la politique et la religion39.
25 Une chose est de diagnostiquer chez Kant, comme le fait
Foucault, l’émergence d’un rapport nouveau de la pensée à
son temps, et d’y lire notamment l’événement d’une pensée
qui ne peut plus valoir pour elle-même intemporellement,
mais seulement dans et par son appartenance à l’époque
déterminée qui est la sienne. Une autre chose est de parvenir
à comprendre comment cela fut possible. Or c’est ce que
permet, nous semble-t-il, le détour par Hegel. Le diagnostic
du présent effectué par Hegel à l’orée de son entreprise
philosophique, diagnostic qui relie l’actualité
douloureusement ressentie d’une scission à un besoin de la
philosophie, c’est-à-dire au besoin de trouver l’unité et
l’harmonie dans et par la raison, un tel diagnostic permet en
même temps à Hegel d’établir le lien entre, d’une part
l’Aufklärung comme culture, comme moment de l’histoire
culturelle, politique et sociale, et d’autre part l’Aufklärung
comme pensée, comme réflexion d’entendement mise en
œuvre notamment par Kant. Autrement dit, que Kant ait pu,
comme il l’a fait dans sa réponse à la question : Qu’est-ce que
les Lumières ?, établir un lien organique entre son entreprise
critique et son temps, qu’il ait pu se penser, en tant que
philosophe, comme appartenant à son temps et qu’il ait pu
faire de cette appartenance au présent un thème de
réflexion, tout cela fut possible parce que l’entreprise
kantienne était déjà en elle-même l’expression dans la
pensée de la scission qui régnait dans sa propre époque : elle
était l’expression de cette scission dans la pensée
d’entendement qui sépare, oppose, délimite et abstrait. Fils
de son temps, c’est-à-dire d’une époque qui se séparait du
passé au prix de sa plus intime scission et de la fixation des
oppositions, l’entendement kantien n’avait aucun mal à
établir un lien privilégié entre lui-même et le présent qui

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était le sien. C’est là ce que Habermas a bien vu lorsqu’il


écrit :
Kant exprime le monde moderne dans un édifice intellectuel.
Ce qui signifie seulement que les traits essentiels de l’époque
se reflètent comme dans un miroir dans la philosophie
kantienne, sans que Kant ait compris la modernité comme
telle. […] C’est que Kant n’éprouve nullement comme des
scissions les différenciations qui ont scindé la raison, les
articulations formelles intervenues dans la culture et, d’une
façon générale, la division des sphères [du savoir, de la foi et
des rapports sociaux]40.

26 Ainsi, seul un regard rétrospectif peut faire de Kant


l’initiateur d’un rapport nouveau entre le présent et
l’entreprise consistant à philosopher : il est permis de penser
qu’en réalité ce rapport est resté chez Kant très largement
inconscient, relevant davantage du reflet ou de la simple
expression que d’une démarche volontaire et pleinement
consciente d’elle-même. Seul un regard rétrospectif pouvait
faire le lien entre, d’une part, le principe kantien de la
subjectivité autonome aussi bien dans le champ de la
connaissance que dans celui de l’agir, et d’autre part, le
présent d’un événement révolutionnaire où se jouait
également, mais politiquement, l’autonomie de la volonté. Et
c’est seulement après coup aussi qu’il devenait possible de
voir dans cette conjonction d’une pensée philosophique et
d’une effectuation politique de la liberté l’acte de naissance
d’une ère nouvelle que Hegel appelait die neueste Zeit, et que
l’on peut appeler la modernité. C’est alors seulement que
prenait tout son sens l’entreprise philosophique de produire
un diagnostic du présent. Il faut en effet l’épreuve d’une
souffrance pour qu’apparaissent la possibilité et la volonté
de diagnostiquer, c’est-à-dire de rechercher le mal dont la
douleur est le signe manifeste et l’expression. Il fallait donc
éprouver douloureusement, c’est-à-dire comme une scission
la séparation grâce à laquelle le présent s’était produit dans
sa radicale nouveauté, grâce à laquelle aussi le maintenant
s’était séparé de l’hier. L’entreprise de diagnostiquer le mal
qui habite le présent ne prend sens que sur le fond d’une
souffrance éprouvée dans ce présent. Ce sont les penseurs
postkantiens et post-révolutionnaires qui ont fait l’épreuve
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douloureuse de l’existence dans leur présent d’un mal


persistant : précisément parce qu’ils avaient une pleine
conscience de la nouveauté radicale de ce présent
relativement à tout ce qui l’avait précédé, ils percevaient
aussi que cela même qui avait permis à leur maintenant de
faire rupture avec l’hier était en train de prendre un tour
pathologique. La cause du mal de leur temps est cela même
qui lui a permis de se libérer, à savoir la réflexion
d’entendement, le mode de pensée propre à l’Aufklärung.
C’est le diagnostic que Hölderlin, Hegel et Schelling ont fait
au même moment.
27 Ainsi Schelling qui voit dans la question kantienne :
« Comment sont possibles une nature et, avec elle,
l’expérience ? », l’acte par lequel l’homme est sorti de « l’état
de nature philosophique » en brisant l’unité immédiate de
l’esprit et de la nature, en séparant l’esprit de la nature et en
opposant le premier à la seconde : « C’est seulement avec
cette scission, écrit Schelling, que commence la réflexion »41.
C’est donc bien d’une scission libératrice, émancipatrice que
surgit la réflexion, mais Schelling aperçoit aussitôt que la
réflexion est porteuse d’un agent pathogène. La réflexion, en
effet, n’est en elle-même qu’un moyen : elle brise l’unité
immédiate et naturelle de la nature et de l’esprit en ayant
pour unique fin que cette même unité soit rétablie, mais
comme unité libre parce que produite par l’esprit.
Cependant, le tour pathologique est pris lorsque la réflexion,
se refusant à n’être qu’un moyen, se pose dans la figure
d’une fin en soi : ce n’est alors plus sur la nature qu’elle
réfléchit, mais sur elle-même et elle ne sépare plus la nature
de l’esprit, mais l’esprit de lui-même. Un aspect de l’activité
de l’esprit est objectivé pour qu’une autre puissance de
l’esprit puisse réfléchir sur lui : la libre activité de l’esprit,
que la réflexion devait manifester, est alors entravée par la
réflexion elle-même ; ce qui fait dire à Schelling que « la
simple réflexion est une maladie de l’esprit humain
(Geisteskrankheit des Menschen) »42.
28 C’est là quelque chose dont Hegel, sur un plan politique,
possède une conscience sans doute plus affirmée que
Schelling : l’Aufklärung est désormais malade d’elle-même
et, son œuvre émancipatrice achevée, elle prend décidément
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un tour pathologique. Le mal est dans la réflexion incapable


de nier la négativité qu’elle est elle-même, et le remède au
mal est de rendre vivantes les oppositions que la réflexion a
figées, de réconcilier dans et par la raison et la spéculation ce
que la réflexion a scindé. Ce qui impliquait de reconnaître la
scission réflexive comme nécessaire, mais nécessaire
seulement comme moment. Le mal n’est pas dans la
réflexion en soi, mais seulement dans sa tendance à se fixer,
à refuser de n’être qu’un moment et à rendre permanente
son œuvre critique et négative. Reconnaître la scission
comme moment, c’est voir en elle le moyen par lequel peut
trouver à s’affirmer une unité qui sera d’autant plus vivante
que la scission aura été profonde car, selon Hegel, « la
totalité n’est possible dans la suprême vitalité qu’en se
restaurant au sein de la suprême division »43.
29 Ainsi, il semble bien, malgré ce qu’en a dit Foucault, que ce
soit non pas avec l’Aufklärung elle-même, mais après
l’Aufklärung qu’est apparue la question de la modernité,
c’est-à-dire le problème philosophique d’un diagnostic du
présent : pour qu’un tel diagnostic puisse avoir lieu, il fallait
que cesse l’adhésion enthousiaste aux Lumières et à leur
projet d’émancipation par élévation de l’humanité à sa
majorité rationnelle, il fallait qu’apparaissent les limites
internes de l’Aufklärung et que soit douloureusement
ressenti l’épuisement de son projet. Il fallait apercevoir que
l’Aufklärung ne peut nous dire ce que nous sommes
maintenant parce qu’elle nous dit seulement ce que nous
devons être, que l’Aufklärung ne peut nous permettre de
comprendre notre présent parce qu’elle nous en sépare en
scindant ce que nous sommes de ce que nous avons à être.
Bref, il fallait prendre conscience de ce que, si l’Aufklärung
avait permis de détacher le maintenant de l’hier, elle est
cependant incapable, en perpétuant la scission, de donner à
ce maintenant les moyens de se comprendre lui-même et de
se réconcilier en la saisie unifiante de son sens.
30 L’apparition de la pratique philosophique du diagnostic
s’avère ainsi inséparable de la volonté propre aux post-
kantiens d’achever l’Aufklärung, de mettre un terme à
l’œuvre critique et négative de l’entendement réflexif. La
prise de conscience du présent et des tâches qui sont
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désormais celles de la philosophie dans le présent, cette


prise de conscience est historiquement inséparable d’une
critique de l’Aufklärung et de la volonté de critiquer la
critique d’entendement, de nier la négativité réflexive, bref
de supprimer la scission en faisant des oppositions les
moments d’une unité plus haute. Cela ne se fit pas sans
qu’en même temps un indéniable mérite soit reconnu à
l’Aufklärung,le mérite, selon Hegel, « d’avoir rendu la
scission d’autant plus dure, et d’autant plus renforcé le
besoin de l’unification dans la totalité »44.
31 Nous terminerons sur un paradoxe. Certains ont cru pouvoir
lire chez Foucault une critique radicale de l’Aufklärung ;
Axel Honneth, par exemple, a pu écrire que
l’on aurait du mal à trouver, après la Dialectique de
l’Aufklärung, le maître ouvrage philosophico-historique de
la Théorie critique, un essai plus radical que la théorie du
pouvoir de Michel Foucault en vue de démasquer
l’Aufklärung européenne45.

32 Et si l’on s’en tient aux auteurs que cite Foucault en


affirmant se situer dans leur lignée (Hegel, Marx, Nietzsche,
Weber, Lukacs, Heidegger, l’École de Francfort), on pourrait
croire en effet qu’il s’inscrit dans la tradition moderne de la
critique de l’Aufklärung. Le paradoxe est que Foucault fait
consister l’unité de cette tradition critique de l’Aufklärung
dans une question, la question du présent, qui, selon lui,
aurait d’abord été posée par l’Aufklärung elle-même. On
pourrait se contenter de voir là un geste typiquement
foucaldien consistant à refuser toute classification, à déjouer
toute conception seulement linéaire des choses dans l’acte
même où il esquisse, en s’y inscrivant, l’unité d’une tradition
philosophique. De la sorte, Foucault refuserait de céder à ce
qu’il appelle lui-même « le chantage à l’Aufklärung », qu’il
résume ainsi : « Ou vous acceptez l’Aufklärung, et vous
restez dans la tradition de son rationalisme […] ; ou vous
critiquez l’Aufklärung et vous tentez alors d’échapper à ces
principes de rationalité »46. Foucault ne serait donc, comme
il le revendique, ni dans ni hors de l’Aufklärung, ou plutôt il
serait à la fois dedans et dehors : dehors puisque ceux dont
Foucault se dit le continuateur, et qui ont entrepris de faire

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le diagnostic du présent, l’ont fait depuis Hegel dans une


mise à distance et une critique de l’Aufklärung ; mais
dedans aussi bien, puisque c’est Kant, penseur de
l’Aufklärung, qui aurait le premier produit un diagnostic du
présent. Le rapport paradoxal de Foucault à l’Aufklärung est
fait à la fois d’une distance critique à l’égard d’une rationalité
« éclairée » dont l’Histoire de la folie et Surveiller et punir
ont diagnostiqué l’ambiguïté, et de fidélité à une certaine
attitude philosophique relativement au présent et à ce que
nous sommes dans ce présent. Ce paradoxe se laisse mieux
comprendre dès lors que l’on veut bien admettre avec
Foucault que l’élément constitutif de l’Aufklärung n’est pas
d’abord un corps de doctrine, mais bien un certain êthos
philosophique. Cet êthos consiste en la recherche de ce que
nous sommes aujourd’hui en vue de dégager la possibilité
d’être autres demain : il y va ici d’une « critique permanente
de notre être historique »47 qui est indissociable d’une
« création permanente de nous-mêmes dans notre
autonomie »48.
33 Or, on l’a vu, une tradition philosophique inaugurée par
Hegel, et dans laquelle Foucault revendique explicitement
son inscription, a précisément voulu mettre un terme à cette
critique permanente parce qu’elle y voyait l’origine d’une
scission infinie, d’une incapacité du présent à trouver le
repos, d’une impuissance de la modernité à se réconcilier
avec elle-même et de nous-mêmes à nous réconcilier avec
elle, c’est-à-dire avec notre temps. Et pourtant Foucault peut
se réclamer à la fois de cette tradition et de l’Aufklärung,
parce qu’il ne se contente pas de reconduire la critique
d’entendement propre à l’Aufklärung, ni de prôner un pur et
simple retour à l’Aufklärung. Il ne s’agit pour lui ni d’un
retour, ni d’un rejet : la critique dont Foucault se réclame
n’est pas cette critique seulement négative à laquelle la
modernité inaugurée par Hegel a voulu mettre un terme
pour se donner à elle-même un contenu enfin positif, ce n’est
pas une critique qui borne les pratiques et délimite les
choses pour mieux les soumettre à l’empire de
l’entendement réflexif, c’est une critique qui délimite le
présent et ce que nous sommes en lui dans l’unique but de
permettre un franchissement des bornes ainsi fixées de notre
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présent et de notre existence en lui. Pour Foucault, il s’est agi


« de transformer la critique exercée dans la forme de la
limitation nécessaire », c’est-à-dire la critique propre à
l’Aufklärung et à Kant, « en une critique pratique dans la
forme du franchissement possible »49. Ainsi la critique
foucaldienne ne se fixe pas sur son moment négatif : elle ne
borne pas notre être et notre présent pour en perpétuer et en
reconduire indéfiniment les limites comme autant de limites
nécessaires et infranchissables, au contraire, cette critique
s’exerce contre ce qui se donne comme les limites
universelles et obligatoires de notre être, elle n’exerce sa
fonction négative et dissolvante que pour nous permettre
d’engager positivement le travail sur nous-mêmes grâce
auquel nous nous constituerons et affirmerons librement
comme les sujets de notre temps. Foucault détermine ainsi
la place qui est la sienne dans son présent, c’est-à-dire dans
le nôtre : il est au carrefour des deux traditions qui nous ont
fait être ce que nous sommes, il se tient au point précis où
viennent se rencontrer l’œuvre essentiellement kantienne de
la réflexion critique et le travail positif sur soi par lequel,
depuis Hegel et quelques autres, la modernité cherche à
devenir le sujet de sa propre existence.

Notes
1. M. Foucault, L’Ordre du discours (leçon inaugurale au Collège de
France), Paris, Gallimard, 1971, p. 74.
2. Ibid., p. 75.
3. En ce qui concerne sa lecture de Hegel, Foucault a lui-même donné
quelques indications permettant d’en évaluer l’importance (relative) :
« J’ai commencé par lire Hegel, puis Marx, et je me suis mis à lire
Heidegger en 1951 ou 1952 ; et en 1953 ou 1952, je ne me souviens plus,
j’ai lu Nietzsche. J’ai encore ici les notes que j’avais prises sur Heidegger
au moment où je le lisais – j’en ai des tonnes ! –, et elles sont autrement
plus importantes que celles que j’avais prises sur Hegel ou sur Marx.
Tout mon devenir philosophique a été déterminé par ma lecture de
Heidegger. Mais je reconnais que c’est Nietzsche qui l’a emporté », « Le
retour de la morale » (1984), entretien avec G. Barbedette et A. Scala, M.
Foucault, DE, IV, p. 703. Retenons que si Hegel n’a pas eu pour le
« devenir philosophique » de Foucault l’importance déterminante de
Nietzsche ou de Heidegger, son importance fut néanmoins décisive pour
son devenir-philosophe, puisqu’il est le premier philosophe qu’il ait lu,
celui par lequel il est entré en philosophie, et cela grâce à Jean Hyppolite,
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cette « voix de Hegel » (l’expression est de Foucault dans son hommage à


Hyppolite paru en 1969, « Jean Hyppolite. 1907-1968 », DE, I, p. 779)
que Foucault a entendue pour la première fois en 1945 dans la classe de
khâgne du lycée Henri IV.
4. M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 40.
5. M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » (leçon prononcée en
janvier 1983, publiée en mai 1984 par le Magazine littéraire, n° 207),
DE, IV, p. 688 (noté QL ? ensuite).
6. M. Foucault, « La technologie politique des individus », DE, IV,
p. 814. La cohabitation, au sein d’une même tradition, de Hegel et de
Nietzsche, de Weber et de Heidegger a de quoi surprendre. Sauf si l’on se
rappelle que la ligne de partage entre les traditions philosophiques n’est
jamais passée pour Foucault entre, par exemple, positivisme et idéalisme
spéculatif, et pas davantage entre systèmes métaphysiques et pensées
post-métaphysiques. Pour lui, la ligne de partage est celle qui sépare,
d’un côté, les philosophies « de l’expérience, du sens, du sujet », et de
l’autre côté les philosophies « du savoir, de la rationalité et du concept »
(« La vie : l’expérience et la science » (1985), DE, IV, p. 764). Le propre
de ces dernières est d’entretenir un rapport particulier avec le temps qui
est le leur, avec le présent et l’actualité, et de ne pas dissocier « la
question du fondement de la rationalité » de « l’interrogation sur les
conditions actuelles de son existence » (ibid., p. 765) et de son exercice ;
c’est pourquoi se sont aussi ces philosophies-là qui sont les plus
immédiatement politiques. De sorte que si la lecture dominante a
consisté à faire de Hegel, Nietzsche, Husserl ou Heidegger des
philosophes de l’expérience et du sens, il est au moins aussi légitime de
lire chez eux une entreprise de problématisation, voire de refondation de
la rationalité et du savoir philosophique par leur réinscription dans leur
temps et leur contexte historique. Et c’est alors qu’il devient possible de
voir ce qui rapproche Weber de Heidegger ou Marx de Nietzsche, mais
aussi Foucault de Hegel.
7. M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science » (1985), DE, IV,
p. 766.
8. « Nous montrons que la cause de [la] régression de l’Aufklärung vers
la mythologie ne doit pas tant être cherchée dans les mythologies
modernes nationalistes, païennes et autres, spécialement conçues en vue
d’une telle régression, mais dans l’Aufklärung elle-même […] »,
Horkheimer-Adorno, Dialektik der Aufklärung. Philosophische
Fragmente (1944), Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 1988, p. 3-4 ;
trad. française (modifiée par nous) par E. Kaufholz sous le titre
Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard,
1974, p. 16.
9. M. Foucault, « What is Enligthenment ? », version américaine de la
leçon au Collège de France, publiée en 1984 par P. Rabinow, The

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Foucault Reader, New York, Pantheon Books, repris et traduit dans DE,
IV, p. 562-578, DE, IV, p. 574 (noté WE ?).
10. M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science » (1985), DE, IV,
p. 765.
11. « C’est l’une des grandes fonctions de la philosophie dite « moderne »
(celle dont on peut situer le commencement à l’extrême fin du XVIIIe
siècle) que de s’interroger sur sa propre actualité », M. Foucault, QL ?,
p. 682.
12. Ibid.
13. E. Kant, « Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ? »,
Berlinische Monatsschrift IV, n° 6, décembre 1784. Voir Kant, « Réponse
à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. Heinz Wismann,
Œuvres philosophiques, publiées sous la direction de F. Alquié, Paris,
Gallimard (Pléiade), II (1985), p. 207sq.
14. Mendelssohn avait répondu avant Kant (mais Kant ne connaissait
pas cette réponse lorsqu’il rédigea la sienne) : « Über die Frage : Was ist
Aufklärung ? », Berlinische Monatsschrift, IV, n°3, septembre 1784.
15. M. Foucault, WE ?, p. 563-564.
16. Ibid., p. 564.
17. M. Foucault, QL ?, p. 680.
18. Il semble que Foucault ne soit que progressivement devenu conscient
de la nouveauté de la posture kantienne. Dans une conférence donnée le
27 mai 1978 à la Société française de philosophie (« Qu’est-ce que la
critique ? Critique et Aufklärung », publiée dans le Bulletin de la Société
française de philosophie, 84e année, n° 2, avril-juin 1990, p. 38-40),
Foucault voyait alors dans le texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?
la mise en œuvre d’une « attitude critique » apparue dans l’Occident
chrétien à partir du XVIe siècle. Cette attitude critique visait à borner un
« art de gouverner les hommes » issu de la pastorale chrétienne et de la
recherche du Salut, mais largement laïcisé à partir de la même époque et
s’appliquant désormais à toutes les pratiques mondaines de l’homme.
Cette attitude exigeait ainsi l’examen critique des Écritures sur lesquelles
se fondait cet art de gouverner, subordonnait au Droit naturel les
législations positives qu’il produisait, et enfin opposait l’autonomie de la
subjectivité au pouvoir de l’autorité. La religion, le droit et la
connaissance : ce sont là justement les trois domaines abordés par Kant
dans son opuscule de 1784. Ainsi, selon Foucault en 1978, Kant hérite
plus qu’il n’innove. À partir de 1983 en revanche, Foucault aperçoit en
quoi Kant fait rupture : Kant est celui qui établit un lien conscient entre
philosophie, attitude critique et temps présent ; avec lui la critique
devient inséparable d’une interrogation sur le présent. Avec Kant, on
passe donc d’une attitude critique, propre déjà à l’âge classique, à un
êthos philosophique moderne consistant en diagnostic sur ce que nous
sommes aujourd’hui, ici et maintenant.
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19. Ibid., p. 681.


20. Ibid.
21. E. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? »,
Œuvres philosophiques, II, p. 209 : « Sapere aude ! Aie le courage de te
servir de ton propre entendement ! Voilà la devise (Wahlspruch) des
Lumières ».
22. Ibid., p. 210.
23. À la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », Kant répond en effet
(Œuvres philosophiques, II, p. 209 et p. 211) : « Les Lumières se
définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité »,
précisant ensuite que « la minorité est l’incapacité de se servir de son
entendement sans être dirigé par un autre », tandis que l’accès à la
majorité signifie la résolution prise et assumée de « faire un usage public
de sa raison dans tous les domaines », cet usage public étant lui-même
défini : « L’usage que l’on fait [de notre propre raison] comme savant
devant l’ensemble du public qui lit ».
24. M. Foucault, WE ?, p. 567. Dans la conférence de 1978 (« Qu’est-ce
que la critique ? Critique et Aufklärung », p. 41), Foucault avait déjà
établi le lien entre la démarche kantienne mise en œuvre dans les trois
Critiques et le diagnostic du présent produit dans Qu’est-ce que les
Lumières ? : « La critique dira […] qu’au lieu de laisser dire par un autre
“obéissez”, c’est à ce moment-là, lorsqu’on se sera fait de sa propre
connaissance une idée juste, que l’on pourra découvrir le principe de
l’autonomie et que l’on n’aura plus à entendre le obéissez ; ou plutôt que
le obéissez sera fondé sur l’autonomie elle-même ».
25. Ibid.
26. M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », p. 766.
27. F. Gros, « Foucault et le projet critique », Raison présente, n° 114, 2e
trimestre 1995, p. 10.
28. M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », p. 766.
29. Nous empruntons ces deux expressions à B. Bourgeois, Éternité et
historicité de l’esprit selon Hegel, Paris, Vrin, 1991, p. 65.
30. Sur ce point nous ne pouvons suivre H.L. Dreyfus et P. Rabinow
lorsqu’ils écrivent que « les concepts respectifs de modernité chez
Habermas et chez Foucault s’opposent terme à terme », « Habermas et
Foucault. Qu’est-ce que l’âge d’homme ? », Critique, n° 471-472, août-
septembre 1986, p. 858. Un tel propos devrait au moins être nuancé : si
c’est au dernier Foucault que l’on se réfère, et à la conception de la
modernité telle qu’elle apparaît dans ses ultimes textes (c’est-à-dire une
conception qui n’a plus Nietzsche en son centre, mais l’Aufklärung),
alors il n’est plus possible d’opposer aussi radicalement Foucault et
Habermas et l’on est bien forcé au contraire de constater un
rapprochement, un constat qui est celui de Habermas en personne (voir

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son article « Une flèche dans le cœur du temps présent », dans le même
numéro de Critique voir note 31). Foucault et Habermas sont d’accord
pour considérer que la modernité est cette époque pour laquelle le fait
même d’être une époque se met à faire problème. Quant aux tâches qui
sont celles de la philosophie dans cette époque et à la manière dont peut
s’établir un rapport critique au présent, on peut en effet constater avec
H. L. Dreyfus et P. Rabinow de nombreuses divergences entre Foucault
et Habermas (voir les chapitres que ce dernier consacre à Foucault et à sa
théorie du pouvoir dans son Discours philosophique de la modernité,
p. 281-347).
31. J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, trad. C.
Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 8.
32. Ibid., p. 5. Début juillet 1984, soit quelques jours après la mort de
Foucault, J. Habermas a consacré un article en forme d’hommage (« Une
flèche dans le cœur du temps présent », repris dans Critique n° 471-472,
août-septembre 1986) à l’interprétation par Foucault du texte de Kant,
Qu’est-ce que les Lumières ? Habermas cherche à déterminer comment
peut se concilier l’auto-inscription tardive de Foucault dans une tradition
moderne allant de Kant à l’École de Francfort avec la critique de la
modernité menée dans ses textes antérieurs. Aussi Habermas ne se
prononce-t-il pas ici sur la question de savoir si c’est bien avec Kant
qu’apparaît de manière pleinement consciente le rapport moderne de la
philosophie à son présent ; sur ce point, il se contente de prendre acte de
la thèse de Foucault : « Ainsi Foucault voit en Kant le premier
philosophe qui, tel un archer, pointe sa flèche vers le cœur d’un temps
présent, condensé et transmuté en actualité, et ouvre ainsi le discours de
la modernité », art. cité, p. 796. Mais Habermas tranche la question dans
ses leçons (publiées en 1986, mais tenues entre 1980 et 1984) sur Le
Discours philosophique de la modernité où l’on peut lire : « Les traits
essentiels de l’époque se reflètent comme dans un miroir dans la
philosophie kantienne, sans que Kant ait compris la modernité comme
telle. Ce n’est que d’un point de vue rétrospectif que Hegel [et Foucault !
– nous complétons] peut interpréter la philosophie de Kant comme
l’auto-exégèse décisive de la modernité » (p. 23).
33. J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, p. 8.
34. Voir Kant, Le Conflit des facultés, section II, § 6, Œuvres
philosophiques, III, p. 894.
35. Hegel, Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de
Schelling, trad. M. Méry, Gap, Ophrys, 1975, 4e édition, p. 86 (trad.
modifiée) ; Hegel, Gesammelte Werke, Hambourg, Felix Meiner Verlag,
1968, IV, p. 12 (noté GW).
36. Ibid., p. 158 ; GW, IV, p. 80-81.
37. Ibid., p. 88 ; GW, IV, p. 14.
38. Ibid., p. 88 (trad. modifiée) ; GW, IV, p. 14.

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39. Ce diagnostic sur le présent au tournant du siècle n’est pas propre au


seul Hegel. Qu’il suffise de penser à Hölderlin et à la manière dont
Hypérion relate son retour en Allemagne à Bellarmin : « C’est ainsi que
j’arrivais chez les Allemands. […] C’est une dure parole, mais je la dirai
tout de même parce qu’elle est vraie : je ne puis concevoir de peuple plus
déchiré [zerrissner] que les Allemands. Tu vois des artisans, mais aucun
homme, des penseurs mais aucun homme, des prêtres mais aucun
homme, des seigneurs et des serfs, des jeunes gens et des gens d’âge
mûr, mais aucun homme – ne dirait-on pas là un champ de bataille où
gisent pêle-mêle des mains et des bras et toutes sortes de membres mis
en pièces, où le sang répandu de la vie s’écoule et se disperse dans le
sable », Hölderlin, Hyperion oder der Eremit in Griechenland,
Hölderlin, Sämtliche Werke. Kritische Textausgabe, hrsg. von D. E.
Sattler auf der Grundlage des elften Bandes der Frankfurter Hölderlin
Ausgabe, volume 11, Darmstadt und Neuwied, Luchterhand Verlag, 1984,
p. 206 ; trad. française, totalement revue par nous, de Philippe
Jaccottet : Hölderlin, Hypérion ou l’Ermite de Grèce, Paris, Gallimard
(Poésie), 1973, p. 232-233.
40. J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, p. 23.
41. Schelling, Ideen zu einer Philosophie der Natur als Einleitung in das
Studium dieser Wissenschaft, in : Sämmtliche Werke, K. F. A. Schelling
éd., Stuttgart, Cotta, 1856-1861, II, p. 13. Les Ideen datent de 1797, mais
Schelling les réédita en 1803 en y apportant une importante
modification : sous l’influence de Hegel, et plus particulièrement de son
écrit sur la Différence des systèmes de Fichte et de Schelling, Schelling
remplaça le terme de spekulation par celui de reflexion, faisant
désormais la différence entre la réflexion scindante qui relève de
l’entendement et la spéculation unifiante qui est l’œuvre de la raison. Sur
cette remarquable influence de Hegel sur Schelling (remarquable parce
qu’elle a eu lieu à un moment où l’on faisait plutôt de Hegel le disciple de
Schelling), on se reportera à l’étude de K. Düsing, « Spekulation und
reflexion. Zur Zusammenarbeit Schellings und Hegels in Jena », Hegel-
Studien,vol. 5, Bonn, Bouvier Verlag, 1969.
42. Ibid.
43. Hegel, Différence…, p. 87 ; GW, IV, p. 13.
44. Ibid., p. 96 ; GW, IV, p. 22.
45. A. Honneth, « Foucault und Adorno. Zwei Formen einer Kritik der
Moderne », Die zerrissene Welt des Sozialen. Sozialphilosophische
Aufsätze, Francfort, Suhrkamp, n° 849, 1990, p. 73 (trad. française,
modifiée par nous : « Foucault et Adorno. Deux formes d’une critique de
la modernité », Critique, n° 471-472, août-septembre 1986, p. 800).
46. Foucault, WE ?, p. 572.
47. Ibid., p. 571.
48. Ibid., p. 573.
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49. Ibid., p. 574.

Auteur

Franck Fischbach
© ENS Éditions, 2003

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Référence électronique du chapitre


FISCHBACH, Franck. Aufklärung et modernité philosophique :
Foucault entre Kant et Hegel In : Lectures de Michel Foucault. Volume
2 : Foucault et la philosophie [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2003
(généré le 01 novembre 2017). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/enseditions/1223>. ISBN :
9782847884463. DOI : 10.4000/books.enseditions.1223.

Référence électronique du livre


DA SILVA, Emmanuel (dir.). Lectures de Michel Foucault. Volume 2 :
Foucault et la philosophie. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS
Éditions, 2003 (généré le 01 novembre 2017). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/enseditions/1198>. ISBN :
9782847884463. DOI : 10.4000/books.enseditions.1198.
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Lectures de Michel Foucault. Volume 2


Foucault et la philosophie

Ce livre est cité par


Chambon, Grégory. Kahn, Didier. Kleinert, Andreas. Marietti,
Angèle Kremer. Boullant, François. (2004) Archives et histoire
intellectuelle. Revue de Synthèse, 125. DOI: 10.1007/BF02963702

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