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Argument 5
Philippe Lacoue-Labarthe
et Jean-Luc Nancy Scène 73
Jean-Loup Rivière Le chameau, l'ours et la belette 99
Edmundo Gômez Mango Le retable des merveilles 107
Guy Fihman Sur les scènes animées des ciné-rêves de Grandville 121
VARIA
ARGUMENT
1. Qu'est-ce qu'une scène? Le mot évoque d'abord le théâtre où son sens déjà
n'est pas univoque. Il désigne un lieu et un lieu visible celui où les acteurs
paraissent et jouent devant un public; on entre en scène et on en sort. Il désigne aussi
et c'est là une acception plus tardive le découpage d'un acte (scène I, scène IL..).).
Par extension on parlera de scènes aussi bien en peinture (scènes de bataille, de
chasse, de genre, etc.) que dans le roman quand celui-ci cesse d'être descriptif ou
purement narratif pour « mettre en scèneune confrontation de personnages. Dans
une extension plus large, le mot scène peut être accolé au monde tout entier et ce sera
« la grande scène du monde ».
2. Il n'est pas sûr pourtant que ces emplois divers comportent tous une référence,
même implicite, au théâtre. Présente sans doute dans le trivial « faire une scène » (et
alors suit généralement le qualificatif d'hystérique.), sous-jacente dans la « scène de
ménage » (motif d'ailleurs de tant de comédies), cette référence paraît absente dans
l'évocation de la plupart de nos rêves ou de nos souvenirs que spontanément nous
appelons des scènes « Dans la prairie jouent trois enfants. Je suis l'un d'eux. Nous
cueillons des fleurs jaunes. »
Avant, après la scène, il peut bien y avoir une histoire qui se déploie, un
enchaînement d'actions. Mais, comme émergeant du récit, subsistent des tableaux où
nous retrouvons les deux composantes indiquées plus haut lieu visible, parfois même
suréclairé, et découpage dans la continuité temporelle.
4. Un assez long temps s'écoule entre le repérage fort précis des théories sexuelles
infantiles (1908), celui du roman familial (1909), et la désignation comme telle, avec
L'homme aux loups, de la scène primitive. Or tous les éléments constituant cette
scène avaient été mis au jour bien auparavant l'agression sadique du père, l'excitation
sexuelle de l'enfant, l'angoisse de castration, etc. Il semble donc que ces éléments se
trouvent réinterprétés et condensés par Freud après coup, avec la « promotion » du
fantasme de la scène primitive, tout comme ils le sont dans le psychisme. La scène
primitive est un organisateur tardif d'éléments disjoints. Elle tente de mettre en scène
ce qui est hors scène, de donner figure et lumière à ce qui doit sa violence à l'ombre
de l'informe.
5. Mais on peut penser qu'après avoir été ainsi nommée et être entrée dans notre
vocabulaire, la scène dite primitive s'est quelque peu « domestiquée ». Combien
d'analystes ne considèrent-ils pas qu'ils ont affaire à elle quand le patient, bien souvent
sans crainte ni tremblement, évoque la chambre des parents et quelques bruits insolites
entendus entre chien et loup!
Une des questions que nous nous proposons ici d'examiner pourrait être la suivante
comment l'irreprésentable de nos origines, de notre conception, en vient-il à se figurer?
ARGUMENT
6. Sans faire, bien entendu, la recension des différentes conceptions que les
religions, les mythes, la science au fil du temps ont pu énoncer de l'origine du monde
chacune offrant à sa manière sa représentation du « Big Bang ». il nous reviendra
d'analyser telle ou telle d'entre elles qui, mettant en jeu conjonction et séparation
sexuelles, présente des affinités avec l'inatteignable, l'intemporelle scène primitive.
N.R.P.
Jules Michelet
Coïtus ininterruptus
On est triste quand on songe que les milliards et milliards des habitants de la
mer n'ont que l'amour vague encore, élémentaire, impersonnel. Ces peuples qui,
chacun à son tour, montent et viennent en pèlerinage vers le bonheur et la lumière,
donnent à flots le meilleur d'eux-mêmes, leur vie, à la chance inconnue. Ils aiment,
et ils ne connaîtront jamais l'être aimé où leur rêve, leur désir se fût incarné. Ils
enfantent, sans avoir jamais cette félicité de renaissance qu'on trouve en sa postérité.
Peu, très peu, des plus vivants, des plus guerriers, des plus cruels, ont l'amour
à notre manière. Ces monstres si dangereux, le requin et sa requine, sont forcés
de s'approcher. La nature leur a imposé le péril de s'embrasser. Baiser terrible et
suspect. Habitués à dévorer, engloutir tout à l'aveugle (animaux, bois, pierre,
n'importe), cette fois, chose admirable! ils s'abstiennent. Quelque appétissants qu'ils
puissent être l'un pour l'autre, impunément, ils s'approchent de leur scie, de leurs
dents mortelles. La femelle, intrépidement, se laisse accrocher, maîtriser, par les
terribles grappins qu'il lui jette. Et, en effet, elle n'est pas dévorée. C'est elle qui
l'absorbe et l'emporte. Mêlés, les monstres furieux roulent ainsi des semaines
entières, ne pouvant, quoique affamés, se résigner au divorce, ni s'arracher l'un de
l'autre, et, même en pleine tempête, invincibles, invariables dans leur farouche
embrassement.
On prétend que, séparés même, ils se poursuivent encore d'amour, que le
fidèle requin, attaché à ce doux objet, la suit jusqu'à sa délivrance, aime son héritier
présomptif, unique fruit de ce mariage, et jamais, jamais ne le mange. Il le suit et
veille sur lui. Enfin, s'il vient un péril, cet excellent père le ravale et l'abrite dans
sa vaste gueule, mais non pas pour le digérer.
Si la vie des mers a un rêve, un vœu, un désir confus, c'est celui de la fixité.
Le moyen violent, tyrannique, du requin, ces prises d'acier, ce grappin sur la
femelle, la fureur de leur union, donnent l'idée d'un amour de désespérés.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
La baleine n'aime qu'au désert. Le rendez-vous est vers les pôles, aux anses
solitaires du Groenland, aux brouillards de Béring, sans doute aussi dans la mer
tiède qu'on a trouvée près du pôle même. La retrouvera-t-on? On n'y va qu'à
travers les défilés horribles que la glace ouvre, ferme et change à chaque hiver,
comme pour empêcher le retour. Pour eux, on croit qu'ils passent sous les glaces,
d'une mer à l'autre, par la voie ténébreuse. Voyage téméraire. Forcés de venir
respirer de quart d'heure en quart d'heure, quoiqu'ils aient des réserves d'air qui
peuvent leur suffire un peu plus, ils s'exposent beaucoup sous cette énorme croûte
percée à peine de quelques soupiraux. S'ils ne les trouvent à temps, elle est si dure
et si épaisse, que nulle force, nul coup de tête ne la briserait. Là on peut se noyer
aussi bien que Léandre dans l'Hellespont. Ne sachant cette histoire, ils s'engagent
hardiment et passent.
La solitude est grande. C'est un théâtre étrange de mort et de silence pour
cette fête de l'ardente vie. Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être,
témoins respectueux, prudents, observent à distance. Les lustres et girandoles, les
miroirs fantastiques, ne manquent pas. Cristaux bleuâtres, pics, aigrettes de glace
éblouissante, neiges vierges, ce sont les témoins qui siègent tout autour et regardent.
Ce qui rend cet hymen touchant et grave, c'est qu'il y faut l'expresse volonté.
Ils n'ont pas l'arme tyrannique du requin, ces attaches qui maîtrisent le plus faible.
Au contraire, leurs fourreaux glissants les séparent, les éloignent. Ils se fuient
malgré eux, échappent, par ce désespérant obstacle. Dans un si grand accord, on
dirait un combat. Des baleiniers prétendent avoir vu ce spectacle unique. Les
amants, d'un brûlant transport, par instant, dressés et debout, comme les deux
tours de Notre-Dame, gémissant de leurs bras trop courts, entreprenaient de
s'embrasser. Ils retombaient d'un poids immense. L'ours et l'homme fuyaient
épouvantés de leurs soupirs.
JULES MICHELET
Ces pages sont extraites de La Mer (1861). Le titre et les intertitres sont de la
Rédaction.
Jean-Claude Lavie
EXCELLENCE PARADIGMATIQUE
DE LA SCÈNE PRIMITIVE
Une petite fille est tout heureuse d'annoncer à ses camarades que, pour Noël,
ses parents vont lui acheter un petit frère. « Tu as de la chance, lui répond un
petit garçon, nous, on est trop pauvres, on les fait nous-mêmes. »
Si l'anecdote semble drôle, c'est par notre singulière aptitude à muer en
cocasse ce que certains mots d'enfants réveillent de nos angoisses. Il nous plaît
qu'un propos innocent dérange un instant le savoir réaliste qui n'a guère réussi à
nous rendre plaisante la nature de nos origines. Le simple « nous-mêmes» rend la
procréation banalement familiale. L'idée de participer à cette mystérieuse activité
nous gêne et nous porte à rire. « Mes parents sont trop pauvres, ils les font eux-
mêmes », nous aurait encore fait rire, bien à l'aise cette fois, pour le sérieux de
l'argument qui élude le plaisir des parents, plaisir que, dans cette affaire, nous
préférons ignorer.
Nous avons tous l'art d'entourer d'un certain flou ce qu'à la fois nous sommes
sans ignorer et sans savoir. Chacun accommode à sa manière l'obscure séquence
de sa conception. Ainsi, loin de notre fictif petit garçon, un patient pouvait-il
affirmer qu'entre ses parents, toujours opposés (!), le sexe n'avait aucune place,
jusqu'à soutenir que sa mère n'avait jamais eu de rapport sexuel avec son père. Un
jour, à propos d'une photo du mariage de ses parents, il précise « Là, ils étaient
unis, pour le coup.» Formule, à la fois banale et pas banale. « Pour quel coup ? »,
ai-je donc risqué, provoquant, après un temps d'hésitation « Si vous voulez parler
de ma naissance, ma mère n'a fait ça que pour m'avoir. » Mon sous-entendu, un
brin graveleux, avait été reçu 5/5. Graveleux, il vaut de le savoir, a signifié (selon
Dauzat) « pénible pour la conscience comme la gravelle pour le corps ». Mon
allusion était risquée, non pour son incongruité, mais parce que la connivence qui
m'était prêtée à ce moment allait vers le plein rejet d'un père, que je réintroduisais
gaillardement au cœur de la mère, si l'on me permet cet euphémisme. Pour ce
qui était du sens trivial, je savais qu'il serait entendu, car la vie sexuelle de cet
homme, c'était toujours « tirer des coups ». Mon intervention voulait faire ressortir
le jeu de la névrose, qui manque rarement de se trahir à force de démentir ce à
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
quoi elle craint de consentir. Ce qui ne peut se dire est souvent un désir, un
plaisir. Ici, c'est la nature féminine de la mère qu'il fallait proscrire. Il n'est pas
rare de voir le maternel obscurcir le charnel, comme si le temps de l'enfantement
pouvait bannir celui de la conception.
de roman familial, comme dans ce bref récit de rêve d'une patiente « Je rêvais
que je faisais l'amour, quand je me suis dit Mais, c'est ça la scène primitive (sic).
C'était, curieusement, ma propre conception, et j'étais. ma mère. Vraiment très
sympa! » Ce que j'ai juste agrémenté d'un « Très sympapa.»
prééminence sur elle d'une mère détestée. La défaite œdipienne était discrètement
présente dans le transfert, sous la forme du découragement à en faire l'aveu. Le
fantasme sous-jacent fut, comme bien des fantasmes, difficilement communicable,
notamment par sa naïveté enfantine « Quand j'étais petite, je croyais que si mon
père se mariait avec moi, ma mère ne serait plus ma mère.»
courte phrase ne peut qu'interpeller quiconque avec violence, mais, si, à la lire,
on peut passer dessus vite fait, c'est autre chose, à quinze ans, d'être ainsi apostrophé.
De façon imparable, mes camarades et moi étions inopinément affrontés à la réalité
la plus sordide de la scène primitive d'où notre vie avait germé. Notre égarement
fut tel que nous sommes restés des mois avant d'oser en parler entre nous.
Il n'en demeure pas moins que, sordide ou non, notre conception, comme
notre mort, nous ne pouvons l'imaginer qu'en la niant, puisque l'évoquer nous
suppose déjà là comme observateur, de même qu'encore là pour quand nous n'y
serons plus. De ce coït parental voué à rester imaginaire, il doit résulter une
grossesse bien réelle. Penser à la scène primitive, à son déroulement et non au
concept, c'est apercevoir, au-delà de l'engrenage infini de hasards qu'a nécessité ce
corps à corps aventureux de nos parents, toute l'incertitude de sa portée si, là
encore, on me passe ce terme. Évoquer la scène, c'est se trouver au moment où
son fruit était encore bien problématique. Aussi, on serait tenté de les inciter à
bien faire ce qu'ils font, ces futurs parents, si, à les imaginer ainsi occupés, on ne
se trouvait accablé par l'évidence de ne pas avoir, dans cette affaire, la moindre
place. Pour pouvoir se croire là, non encore advenu mais présent quand même, il
faut se supposer désiré, et comme au centre de toute cette machinerie. Mais, se
présumer là comme un souhait (ou comme un risque, d'ailleurs) serait pur délire,
parce que ce qui pouvait être espéré (ou craint) n'avait vraiment rien, à ce moment,
de notre belle consistance narcissique. Il n'empêche qu'on peut entendre ceci
« Fallait-il que ma mère m'aime pour accepter de subir le désir de mon père» ou
« Ma mère ne s'est laissé faire que pour m'avoir!»
irréversible. Oui, tout le monde sait ça. N'empêche que j'aurais aimé être ma sœur,
ou naître américain, bien que je ne parle pas l'anglais.
En tant que praticiens, nous savons tous quelque chose dont nous ne nous
préoccupons pourtant guère. Ce fait essentiel, dont l'évidence émousse l'importance,
est que ce qui est en jeu dans une analyse se trouve strictement équivaloir à ce
qu'en élabore l'analyste dans ses constructions. On sait que celui-ci n'a pas à
entendre le sens exprès de ce qui est dit. Ce qui lui importe est la relation
imaginaire que le discours s'emploie à établir. C'est l'analyste qui donne un sens
au surgissement de la parole par son accueil de sa valeur transférentielle. L'analyste,
et non la psychanalyse, car, l'inspiration de l'analyste, même supposée en corrélation
avec les processus inconscients de son patient, n'entraîne pas ipso facto l'acquies-
cement des autres analystes. Chaque analyste a sa gamme de sensibilité, qui induit
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Freud a, sans la moindre ambiguïté, édifié sa doctrine sur les effets névrotisants
de la rencontre de l'enfant avec la sexualité. La sexualité de l'enfant, c'est, pour
une grande part, celle de ses parents, ressentie à travers ce qu'elle aura suscité en
lui. La survenue dans le transfert d'archaïques excitations, au contenu plus ou
moins pervers, peut provoquer plus d'angoisse chez l'analyste que la saisie de
« l'objet a » lacanien, pour aborder la suite de façon un peu abrupte.
Depuis un siècle, des modulations de toutes sortes sont venues agrémenter la
théorie freudienne. Indépendamment de tout ce qu'elles apportent de positif et
d'original, et sans doute, par cela même, elles semblent avoir le pouvoir imprévu
de dénaturer ce qui, pour Freud, a suscité chez le névrosé le fond du refoulement,
à savoir, le sexuel. On voit mal au service de quoi pourraient oeuvrer ces nouvelles
perspectives, si ce n'est à rendre plus accessible, parce que sous une forme plus
tolérable, la violence de la thèse freudienne. Quelle autre raison pourrait inciter à
mettre tant d'idées non freudiennes entre Freud et nous, avec le sentiment que
cela devrait faciliter l'accès à Freud? Ainsi, par leur lot de surenchères métapho-
riques, ces ajouts nous offrent un registre de concepts à distance de l'insupportable,
insupportable dont le paradigme pourrait bien être la scène primitive. Parmi
nombre d'exemples, les « nœuds borroméens» offrent le modèle de ces métaphores
post-freudiennes. Ces noeuds veulent faire saisir de façon particulièrement exem-
plaire, grâce à la complexité de leur combinatoire, la complexité de l'inexorable
qui compose nos destins. Ils nous présentent un abord intellectualisé de l'inexorable
EXCELLENCE PARADIGMATIQUEDE LA SCÈNE PRIMITIVE
Revenir sur la scène primitive fait mesurer son emprise derrière toute évocation
parentale, et à l'extrême, derrière toute parole prononcée, puisque la parole ne
saurait échapper à l'incarnation génétique qui a établi la base de son surgissement.
Si les hommes remettent rarement en question le fait qu'ils soient des « garçons »,
les femmes interrogent souvent ce qui a fait d'elles des « filles ». Bien des fantasmes
féminins trouvent là leur source. Avoir dû se situer par rapport à ce que la destinée
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
pas du ciel, elle se fondait sur le fait que ce patient vivait mal sa position dans
la cure, jusqu'à récuser l'analyste ainsi « Je ne supporte d'être ici que parce
que je ne peux aller voir Freud ( !). » L'inévitable antériorité sur lui de son
analyste dans la succession des analyses ressemblait fort à celle du père dans la
suite des générations. N'était-ce pas l'actualisation discrète d'une scène primitive,
qui n'avait jamais été envisagée comme rivalité impossible avec le père? En tout
cas, c'était l'occasion transférentielle de s'y référer. Est-ce la cause de ce qui
suivit (qui en déciderait?), mais le tenace refus de tirer avantage de l'analyse
en vint à s'atténuer, en même temps que ce patient cessa de vilipender son
père.
Il est possible de se situer par rapport à son père sans aborder directement la
scène primitive, car celle-ci est active bien ailleurs, si même elle n'est pas toujours
présente, en filigrane. Il n'en reste pas moins que pour rendre palpable la rivalité
avec le père à un homme fait qui s'emploie à la dénier, ou à un homme qui ne
l'a jamais vécue, le détour exprès par la scène primitive concède un effet choc.
est loin d'être présent à l'esprit de qui l'incarne, il est fait du rapport à la doctrine
freudienne. Il va de la reconnaissance sans réserve à la reconnaissance sous réserves,
en passant par la reconnaissance avec réserves. Pour l'analyste, il ne s'agit pas de
montrer sa solidarité avec un aïeul engagé, mais, dans la suite de sa propre analyse,
du maniement même de ce que cet aïeul a légué. Depuis un siècle, malgré leurs
particularités, les analystes ont tous été des enfants de Freud, « fatigués» ou non.
Leurs dispositions d'esprit envers ce (re)père spirituel, nées de leur transfert, se
maintiendront par nécessité intrapsychique dans le déclin de leur analyse. C'est à
travers la nature de ce lien à Freud que tout analyste optera, pour ce qui est de
la doctrine analytique, entre une soumission intangible et comme telle rassurante,
une critique avisée et comme telle narcissisante, ou une coopération bienheureuse
à l'élaboration d'une œuvre commune avec Freud, et comme telle euphorisante.
Freud a nécessairement concouru à l'élaboration de tous les travaux psychanalytiques
depuis les origines d'une manière ou d'une autre, il était dedans. C'est par rapport
à ce père fondateur, si ce n'est pour lui, que s'est édifiée l'immense richesse de la
littérature analytique.
rappelle ce jeune homme qui pouvait dire, avec un plaisir ravi « Hier, je suis
tombé sur une photo de mon grand-père, c'est fou ce qu'il me ressemblait! » Que
la substance de nos parents élabore notre propre substance est dissimulé par le
besoin narcissique de nous affirmer. Mais la scène d'où chaque être a germé reste
le parfait paradigme de ce qui constitue le corps de son destin et l'essence de sa
pensée.
JEAN-CLAUDE LAVIE
Robert Pujol
Un des motifs principaux qui ont entraîné Freud à rédiger cette observation
de clinique analytique, outre la promotion théorique de la scène primitive comme
réalité historique dans cette névrose infantile, c'est la nécessité de désarticuler la
montée contemporaine et parallèle du révisionnisme jungien, et de son symbolisme,
qui, par une lecture directe de l'inconscient, promeut la série, pratiquement
illimitée, d'archétypes dans l'imagerie de l'humanité, qui sont autant d'aspirations
à des buts nobles, clairs et aériens, et qui déporte d'autant et annule le patient
travail analytique, en le soulageant de la sexualité des scènes infantiles.
Je rassemblerai les temps forts de cette observation, avant d'en détailler
quelques étapes.
Notons d'abord que Freud n'a jamais renoncé à sa ténacité première sur la
réalité de la scène primitive ténacité sur le fait que l'enfant a réellement vu le
coït a tergo de ses géniteurs, perception d'une attitude, d'une position de sa mère,
dans cette scène première, relayée plus tard, pour cause de reproduction de cette
même attitude chez une jeune bonne qui s'appelait Grouscha, puis, enfin, dernière
transposition dans le rêve d'angoisse fait à quatre ans, grâce auquel l'enfant se met,
dans le rêve, à la fois à comprendre quelque chose et à le répudier.
À cette historicité de la névrose infantile de son patient, Freud ne renoncera
pas, même s'il devait, quelques années plus tard, la compléter par ce qui a pu
apparaître, d'une part comme une concession à l'incrédulité aussi bien, dit-il, ce
ne sont pas ses parents que l'enfant a vu coïter, mais des chiens, et c'est cette
perception qu'il aurait très bien pu projeter sur ses parents; d'autre part, Freud va
transporter sur un autre terrain son argumentation, terrain complémentaire qu'il
vient récemment d'investir lorsque les lacunes de l'expérience de la vie, de la vie
d'un enfant, ne lui donnent pas l'occasion de rencontrer, de traverser et d'élaborer
les quelques fantasmes indispensables à la constitution de l'Œdipe, il a la ressource
de se rabattre sur ceux, originaires dès lors, mais les mêmes, qui lui viennent du
passé préhistorique de l'humanité, où ces événements sont réellement arrivés et se
sont transmis génétiquement à chaque génération, et dont il faut postuler cette
existence lointaine, puisqu'ils se rencontrent dans le matériel de toute analyse.
conclut le loup n'était donc que le premier substitut du père. Les questions sur
le rêve se succèdent pourquoi les loups du rêve sont-ils blancs ? à cause du
blanc des moutons appartenant à son père; pourquoi les loups sont-ils sur l'arbre?
à cause d'une fable racontée par son grand-père, peu avant le rêve l'histoire
d'un tailleur qui se réfugie dans un arbre, suite à des démêlés avec un vieux loup
dont il avait tiré et arraché la queue, indubitable référence au complexe de
castration, constate Freud.
À côté de ces associations directement liées au contenu manifeste, Freud met
en avant la considération la plus importante de toute sa démonstration le sentiment
durable de réalité qui, au réveil, avait impressionné le patient « Il m'avait fallu
un bon moment, raconte l'Homme aux loups, pour être convaincu que ce n'avait
été qu'un rêve, tant m'avait semblé vivant et clair le tableau de la fenêtre qui
s'ouvrait et des loups assis sur l'arbre; je me calmais enfin, me sentis comme délivré
d'un danger, et me rendormis. » Ce sentiment si vivace de réalité témoigne, dit
Freud, d'un événement réellement arrivé, et non pas imaginé ou fantasmé, et
surtout de quelque chose de toujours inconnu au moment du rêve, puisque la
conviction, par exemple, que le grand-père a vraiment raconté l'histoire du tailleur,
n'aurait jamais pu être remplacée par ce sentiment durable de réalité qui a survécu
au réveil. Le rêve fait donc, enchaîne Freud, allusion à un événement dont la
réalité, ainsi soulignée, était opposée à l'irréalité du conte du grand-père. On est
conduit, poursuit logiquement Freud, à admettre qu'il y a, derrière le contenu du
rêve, une scène inconnue, et déjà oubliée à quatre ans, âge du rêve.
Freud récapitule ce qu'il a déjà déduit et insère deux éléments supposés de
l'anamnèse d'une part, l'investigation sexuelle, inévitable lors des visites au troupeau
de moutons, d'autre part, une fascination pour le thème de la castration dans
l'histoire du loup sans queue, et il écrit, sans liaisons syntaxiques, une première
construction « un événement réel une époque très lointaine l'attention soutenue
des loups immobilité problèmes sexuels castration le père quelque chose
de terrible ».
Un jour, le patient, poursuivant l'interprétation déclare la fenêtre qui s'ouvre,
ce sont mes yeux qui s'ouvrent; inversion donc, qui fait passer le voir de l'objet
sur le sujet. Et si, propose Freud, on appliquait ce mécanisme à l'autre élément
du contenu manifeste, l'immobilité, ça voudrait donc dire, en inversant le
mouvement le plus violent. Une autre fois, une idée subite du patient révèle que
l'arbre du rêve, c'est l'arbre de Noël, que Noël, c'est aussi son anniversaire, et que
ce rêve a été fait la veille de Noël. Freud insère dès lors dans l'interprétation ce
qu'il sait par ailleurs du développement sexuel de l'enfant et donne le début de
l'élucidation du rêve l'attente des cadeaux de Noël, c'est l'attente de la satisfaction
sexuelle par le père. Ce désir ranima les traces du souvenir oublié d'une scène qui
pouvait lui montrer à quoi ça ressemblait, justement, cette satisfaction; mais le
résultat du retour de cette scène, ce fut épouvante et terreur du cauchemar. Mais
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
quelle est cette image, interroge Freud, dont le retour transforme ainsi la satisfaction
désirée en une angoisse aussi intense? Il faut que cette image remplisse une
condition qu'elle fournisse la certitude de l'existence de la castration, dont seule
la peur peut transformer son désir en angoisse. La réponse qu'apporte Freud, et
qui lui fait craindre, qu'à partir de là, le lecteur ne lui retire sa foi, est celle-ci
ce qui émergea, cette nuit-là, c'est l'image d'un coït a tergo entre ses parents. Et
il put voir, précise Freud, l'organe de sa mère comme le membre de son père, et
comprit, seulement dans le rêve et par après-coup, tout le processus ainsi que son
sens.
Cette attitude sexuelle des parents est, en fait, déduite par Freud, à partir de
l'idée que c'est la position il le redira deux fois qui est la plus favorable à
l'observation. Mais, contrairement à ce que croit Freud, et ici je fais référence à
Serge Viderman, dont la cohérence de l'argumentation critique va le plus loin
dans la récusation de la réalité de la scène primitive, cette position a tergo est la
moins favorable pour voir les organes génitaux des partenaires, à moins d'accorder
à l'enfant, précise Viderman avec acidité, la position stratégique la mieux choisie
pour l'observation. En d'autres termes, continue-t-il x, il faudrait apporter la preuve,
après tant de preuves non apportées de la position réelle des parents, de la position
de l'enfant au moment psychologique, ni devant, ni derrière les protagonistes, où
il n'y verrait goutte, mais exactement à la jonction des deux, d'où son regard
baliserait utilement ce qui est en jeu. Viderman écarte la réalité événementielle de
cette scène dont l'hypothèse aurait, selon lui, obligé Freud à choisir et à organiser
le matériel de l'analyse dans le seul but d'en fabriquer la construction, lucidité dès
lors uniquement rétrospective, ajoute-t-il; la scène ne se découvrirait, par un jeu
subtil d'équivalences, de travestissements, de postulats et d'hypothèses, que parce
que Freud projette en arrière des événements déjà arrivés, pour les tenir pour
inscrits dans un traumatisme initial 2. Viderman, écartant la scène réelle, considère
le fantasme du coït des parents comme le point virtuel3 de convergence du sujet,
et qui ne devient scène qu'une fois mis en scène par la parole analytique, qui lui
donne, seulement à ce moment, sa structure. La construction, par l'analyste, de la
scène primitive, procède, dès lors, d'une invention à partir d'éléments sélectionnés
dans l'ensemble du matériel, et le modèle ainsi construit se verra valider par le
résultat; construire ainsi cet événement, revécu et actualisé dans la situation de
l'analyse, fait de la scène primitive un fantasme virtuel. Cette conception de
Viderman s'organise autour d'une récusation du réalisme des premières inscriptions
et de leur transfert mnésique dans les après-coups successifs de leur compréhension,
toujours à déployer et à retracer; elle témoigne d'une réticence sur le retour le
wiederkehr, insiste Freud le retour d'un quelque chose de déjà là, en partie déjà
bâti, inconscient, et dont la conservation est la règle plutôt que l'exception, a-t-il
toujours rappelé et à quoi correspond la description de la mémoire dans la lettre 52',
avec ses transcriptions, consécutives à des perceptions initiales, comme une sorte
de stockage topique des traces, conception maintenant écartée au profit d'une
circulation permanente de réseaux fonctionnels, théorie parente, en un sens, de la
seconde hypothèse fonctionnelle du Freud de 1915, d'un changement d'état portant
sur le même matériel, dans un même lieu. La thèse de Viderman fait, en partie,
litière, me semble-t-il, d'une théorie des inscriptions et du retour2 du refoulé en
tant que modalité d'une certaine transcription du passé.
Mais un élément complémentaire permet d'élargir cette question. Dans les
premières pages des souvenirs que l'Homme aux loups, vers qui nous revenons,
commence à écrire en 1958, il raconte une scène, dont le récit n'est pas dans
l'observation de Freud « Ce qui me plaisait le plus, écrit-il, c'était que mon père
me mette, devant lui, sur la selle, quand il partait trotter à cheval 3.»
Il y a là un souvenir, rapporté avec une satisfaction naturelle, mais où la
fameuse position a tergo est évidente, et d'autant plus frappante si on rapproche
cette scène probablement non racontée au cours de l'analyse, ou alors égarée
dans la mémoire, pendant la rédaction de l'observation d'un rêve, qui, lui, est
rapporté par Freud, et qui est remémoré pendant l'analyse, dans lequel il se voyait
à cheval, poursuivi par une gigantesque chenille. La chenille, c'est un homme,
avait déclaré le patient énorme phallus du père, donc, et encore derrière lui.
N'y a-t-il pas là, avec ces éléments, motif à réorganiser, à recompléter le transport,
la surimpression après coup, voire l'origine transposée, de cette position a tergo, et
aussi argument pour qui considère comme irréaliste la première version de la scène
primitive, ou pour qui récuse l'innéisme de la mise en scène.
s'avéra nécessaire à ses choix c'était que la femme qui l'intéressait soit de condition
inférieure, servante ou paysanne. Cette nouvelle exigence érotique provient, elle,
d'une autre scène, vécue à deux ans et demi, et qui complète et supporte le transit
de la scène primitive. La reconstitution de cette seconde scène part d'un souvenir
d'enfance dans lequel il avait été saisi d'une angoisse épouvantable à la vue d'un
grand papillon rayé de jaune. Souvenir-écran, décide Freud, car un tel détail n'avait
pu, par lui-même, se graver dans la mémoire il représentait donc, en tant
qu'écran, quelque chose à quoi il était rattaché d'une certaine manière; papillon
se dit en russe Babouschka, ce qui veut dire aussi petite grand-mère, premier lien
avec une femme et puis, deux souvenirs réapparaissent les rayures jaunes du
papillon recouvrent les rayures jaunes d'une poire qu'on appelle Grouscha, et
Grouscha c'était aussi le nom d'une jeune bonne de son enfance. Mais pourquoi
l'angoisse devant Grouscha? Le souvenir de la scène se complète dans la mémoire
du patient Grouscha est à genoux par terre, à côté d'un baquet et d'un balai de
brindilles, et le gronde, lui, le jeune voyeur. Freud rassemble et interprète les
brindilles ce sont celles qui ont servi à mettre le feu au bûcher d'un héros admiré
du patient, et comme cette fascination pour le feu se rencontre chez ceux qui ont
été incontinents urinaires, Freud ajoute que dans cette scène avec Grouscha, son
patient a fait pipi par terre, c'est pour ça que Grouscha l'a grondé, et en plaisantant,
elle l'aurait menacé, en plus, de « la» lui couper. Cet épisode, reprend Freud, est
le trait d'union entre la scène primitive et sa passion amoureuse définitive pour
les femmes à genoux et aux fesses proéminentes en voyant Grouscha ainsi courbée,
l'enfant revoit sa mère dans la même position, et sent une excitation sexuelle, qui
se traduit par le pipi par terre. Mais c'est cette seconde scène qui apporte cette
seconde condition nécessaire à la sexualité de l'adulte, le désir impérieux pour les
femmes de condition modeste. L'achèvement de son analyse fut contemporain du
retour du souvenir-écran du papillon et ce fut le premier événement de sa vie
vraiment remémorisé, alors que la construction de la scène primitive n'avait ramené,
elle, aucun souvenir Freud, par souci critique, dit-il, mais surtout en pensant à
Jung et à ses réinterprétations, propose au patient une autre conception, rationaliste,
de son histoire et lui dit que la scène avec Grouscha n'avait eu, en elle-même,
aucune importance, et qu'elle aurait été resexualisée ensuite par régression, à partir
de ses désirs futurs, et il lui dit aussi que l'observation du coït n'aurait été qu'un
fantasme de ses années ultérieures le patient, rapporte Freud, le regarda sans
comprendre, avec un certain air de mépris et n'y réagit plus jamais'.
Cette dernière remarque est d'importance. Elle est vraie pour ce qui est des
moments dont elle est contemporaine rédaction de l'observation et aussi lors de
la reprise de l'analyse avec Freud, quelques mois en 1920 pour liquider, précisera-
t-il, une partie du transfert qui n'avait pas été maîtrisé. L'incrédulité du patient,
et son air méprisant, projection probable du propre mépris que Freud commençait
à ressentir pour Jung et ses idées, sont le signe de la foi portée par l'Homme aux
loups en Freud et en ses paroles, et aussi le signe de la conviction, qui ne l'a
jamais quitté, lui, le patient, que la scène primitive avait réellement eu lieu; il
dira, bien plus tard, à la fin de sa vie « J'ai toujours pensé que le souvenir viendrait,
mais il n'est pas venu 1.»
preuves sur la scène, qu'en est-il alors de sa réalité? Freud était, jusque-là, le tiers
oedipien obligatoire qui avait réorganisé et historisé l'amour, identificatoire et
incestueux, pour sa mère; si ce tiers s'affaiblit, le rapport duel avec la mère se
réinstalle, favorisé par un double indice sa mère avait une verrue sur le nez, et
sa sœur avait toujours eu peur d'avoir le nez rouge. C'était lui, à l'époque, le
miroir de sa sœur à qui il répondait invariablement « Non, tu n'as rien, tout est
en ordre » Dans cet épisode paranoïde de 1926, c'est au miroir, miroir portatif
ou miroir du cabinet de Ruth Mac Brunswick, qu'il ne cesse, affolé, de poser la
même et torturante question y a-t-il réellement quelque chose sur mon nez ? Ces
vérifications continuelles, jamais rassurantes, même un moment, signifient qu'il ne
peut pas organiser, psychiquement, un souvenir immédiat de sa perception, une
trace, quelque peu persistante, de ce qu'il vient, l'instant d'avant, de regarder.
Dans ces moments, il ne savait plus ce qu'il voyait, alors que, jusque-là, il ne
revoyait pas ce qu'il savait ce qu'il savait de cette scène primitive que Freud lui
avait demandé d'entendre, et qu'il échange, dans son trouble, contre celle qu'il
savait lui-même avoir vécue.
Après l'avoir une fois de plus quittée, je reprends ici, en arrière, l'observation
de Freud sur l'Homme aux loups.
Cette construction, progressive vers la réalité de la scène primitive, délimitée
comme l'événement, vraiment vécu par l'Homme aux loups, de l'observation du
coït de ses parents, Freud va en gérer l'usure, à la mesure de l'influence qu'il
acceptera de subir de la part de la contestation jungienne.
Il complétera son texte avec deux modifications auxquelles j'ai déjà fait allusion.
La première porte sur le lieu où se situe le réel de l'observation l'enfant aurait
pu aussi bien voir un coït d'animaux, et reporter, après coup, cette observation sur
ses parents, habillant par cette perception une scène parentale dès lors innocente;
d'autre part, Freud introduit la notion des fantasmes originaires héréditaires, y
incluant scène primitive, retour au ventre maternel, fantasmes de castration et de
séduction. Le contraste entre le fait qu'on rencontre ces fantasmes dans) presque
toutes les analyses, et la variabilité des expériences individuelles, s'expliquerait par
le fait qu'ils constituent un patrimoine atavique, transmis héréditairement ainsi,
la réalité retrouve ses droits ce qui a été, dans la préhistoire, réalité de fait,
devient, dans l'histoire individuelle, réalité psychique.
l'ordre des instances; « ce n'est qu'après avoir traversé les strates successives de ce
qui a été individuellement acquis, qu'elle rencontre, enfin, les vestiges de ce dont
l'homme a hérité ». « Ce patrimoine instinctif constituerait le noyau de l'incons-
cient, une sorte d'activité mentale primitive2 », un savoir, une prescience, difficile
à définir, dont on ne sait rien, ni sur la consistance ni sur la nature de sa
transmission. On nous dit qu'il faut choisir 3 accepter les fantasmes originaires,
c'est à la fois vivre une nouvelle blessure narcissique non encore assumée mais
choisir, c'est aussi soit tolérer les énigmes de la vie psychique, soit faire une
coupure dans l'œuvre freudienne, en récusant fermement l'hérédité biologique des
scénarios. Oui à l'énigme de la transmission mais on doit se demander si toute
interrogation et toute énigmatisation de ces questions, et leur rabattement vers le
biologique, n'est pas le retour de cette ignorance, durable dans la vie de chacun,
du rôle du sperme dans la transmission des générations. Cette ignorance participe,
peu ou prou, du désir de penser l'origine, d'être le premier, désir tenace chez
Freud, le premier avant soi-même, justement comme déchiffrer le passé pour être
cause de soi-même? Est-ce sa quête qui le crée, pour que la tête ne reste pas vide,
ou bien est-ce le passé comme tel qui ne cesse pas, resté en souffrance, de vouloir
se faire traduire? Être le premier, c'est ne plus être seul; être premier, pour autant
qu'il y ait série, oblige à la transmission; c'est le partage de la scène psychique,
pourvu qu'on y demeure le favori, comme Freud l'était de sa mère. C'est la
question de la possession mentale de la mère, qui s'insère et vient nourrir ce désir
d'antériorité; avec la transmission, un tiers se reconstitue qui n'empiète plus sur
la priorité. La nécessité de partager ses découvertes témoigne ainsi que l'interdiction
de l'inceste ne reçoit pas de solution définitive. Par contre, être le seul croit-on
à savoir, c'est l'affrontement délabrant avec la mère, et le travail de l'esprit,
trahissant ses sources, reste frangé par l'imaginaire d'une manducation solitaire.
C'est le lieu de rappeler que dans les commentaires extérieurs portés sur son
auto-analyse, et avant tout sur les interprétations de ses propres rêves, on a souligné
que Freud s'était pratiquement toujours tu, explicitement d'ailleurs pour cause de
discrétion, sur les associations sexuelles qui le concernaient personnellement. Il
s'est arrêté, pour ainsi dire, à la porte de la chambre de ses parents. Freud n'a
élaboré que de façon allusive, l'intrication de ses désirs incestueux avec la fabrication
de ses fantasmes; ce sont surtout les restes diurnes qu'il utilise, souvent relayés par
des souvenirs plus anciens, les deux ne trahissant presque rien des sources issues
du domaine réservé qu'il s'était imposé. Ce faisant, par cette retenue même, Freud
n'autorise personne à s'identifier à lui sur l'élucidation de sa propre approche, au
sens analytique, du désir pour sa mère et transpose une part de cette réserve sur
la série, compréhensive et organisée, des textes sur la doctrine. L'essentiel de ce
que l'analyse ramène dans ses filets, la sexualité infantile incestueuse et ses conflits,
ne marquent pas les livraisons de Freud sur ses rêves, travail dont la révolution
mentale est en relation directe avec la mort de son père.
Il ne nous livrera pas sa mère, même en latin, au moment où la disparition
du gardien de la porte n'en protégeait plus l'accès. C'est lui, dès lors, qui prend
en charge cette protection, cependant qu'en tant que fils, il jouit en secret des
perspectives. La veille de l'enterrement de son père, il rêve « qu'on est prié de
fermer les yeux » les fermer, peut-être, sur l'ancienne nudité de sa mère, mais
aussi, après la préparation religieuse rituelle du corps du mort, sans doute a-t-il
pensé au commandement mosaïque « Tu ne découvriras pas la nudité de la femme
de ton père, car c'est la nudité de ton père. 1»
Aux autres donc, collègues, lecteurs, héritiers frustrés, de refaire ce chemin,
comme s'il disait ce chemin, je vais vous l'apprendre, mais vous ne saurez pas ce
que moi, fils, j'y ai découvert. « Ce que tu as hérité de ton père, si tu veux le
posséder, conquiers-le », noble conseil qu'il a si souvent répété; il est hors de son
esprit de montrer le chemin de la conquête de sa mère; c'est cette clef-là que
Freud, le Conquistador, n'a pas lâchée, et il a laissé, sur ce point, les pages vierges
de son écriture.
Y a-t-il un destin de cette mise à l'écart, un retour, non pas du refoulé, mais
du réservé, du non-élaboré, du non-écrit?
On a pu dire que sa main avait tremblé2 lorsque, des années plus tard, à
l'époque de l'Homme aux loups, de la 23e Conférence, et d'autres textes proches,
il s'est agi, justement de tracer, à la plume, l'originaire infantile. Mais à ce moment,
dans la délimitation de la mémoire infantile arrive, comme un détournement, un
déplacement, emprunt d'après coup à l'ancien mutisme sur ses rêves arrive donc,
et s'implante, le recours à l'héritage génétique des scènes, comme le retour, venant
de la préhistoire, de ce que lui-même avait soustrait à sa propre histoire. Est-il
justifié d'alléger l'importance du rapport d'un homme à son œuvre, dont est tissée
toute la psychanalyse, pour ne pas rapprocher ce silence « ce que tu sais le mieux
tu ne peux pas le dire à ces garçons », une autre de ses citations favorites
rapprocher ce silence, de la trouvaille ou de la découverte des fantasmes originaires.
1. Lévitique, 18, 8.
2. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1987, p. 39.
LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR
La causalité psychique dont on fait ici état organise une autre relation dans
le remaniement progressif dont l'oeuvre porte les signes en écartant les fils, de
son savoir analytique sur l'accès à sa mère car il n'y a pas d'autre accès que par
le discours analytique il confirme son identification au père de la horde primitive,
qui interdisait, par la castration, réelle ou menaçante, la réalisation de l'inceste.
C'est au moment où la rivalité contestataire, voire dénégatrice, de la horde
analytique (une bande, disait-il) accapare et dénature sa découverte, que survient
la nécessité de l'inscription biologique et héréditaire de la série des fantasmes qui
s'organisent dans l'Œdipe. C'est en tant que cette horde contemporaine était déjà
privée de cette identification à ce savoir localisé du père en ce sens fils déjà
châtrés que Jung, qui était parmi les plus investis, organisait lui aussi son chemin
vers l'originaire, mais en oubliant sur sa route le trafic sexuel inconscient de
l'infantile. Freud se défausse d'une partie de l'originaire de l'enfant, événement
réel ou fantasme, pour prendre la carte du biologique, privant ses adversaires,
passés ou présents, de l'accusation qui lui était formulée, de fabriquer des scènes
infantiles, comme le produit d'une subtile illusion de lui-même 1.
Autre résurgence du mutisme toujours maintenu depuis l'époque de la
découverte du sens des rêves ce conseil inopiné, contemporain de la période de
l'Homme aux loups, et qui vient à un détour du texte de 1912 sur les « Contributions
à la Psychologie de la Vie amoureuse », conseil annoncé comme déplaisant mais
qu'il se sent pourtant forcé de donner « Pour être, écrit-il, dans la vie amoureuse,
vraiment libre et heureux, il faut s'être familiarisé avec la représentation de l'inceste
avec la mère exigence, complète-t-il, qui oblige à se soumettre à un sérieux
examen de conscience 2. » Il n'y a qu'un névrosé, ou un psychanalyste, qui puisse
entendre une pareille directive, et surveiller l'apparition de ces auto-suggestions,
scènes dont il est superflu de décrire les variables. Peut-être pense-t-il à Jung,
choqué par le sexuel, et à son florilège d'archétypes, en cette année 1912 qui a
été celle de la cassure entre les deux hommes.
Un complément peut ici s'insérer, s'ajouter à ce qu'ont été les deux versants
primitifs essentiels et constitutifs de la maturité sexuelle de l'Homme aux loups;
d'une part, un transfert de l'attitude de la femme, issue de la scène primitive,
condition érotique que l'Homme aux loups contestera quelque peu au cours des
entretiens de la fin de sa vie 1; et d'autre part, un transfert de sens issu, lui, de la
scène avec Grouscha, complément indispensable qui voulait que les femmes désirées
soient de condition inférieure, et ce dernier point sera, par contre, confirmé par
le patient 2.
Mais transfert de nom aussi, qui complète et signe l'origine incestueuse et
identitaire du désir. Freud s'y réfère en deux occasions; d'abord, lorsqu'à la puberté
l'Homme aux loups, repoussé par sa sœur alors qu'il essayait d'avoir une relation
intime avec elle, reporte ses envies sur une jeune bonne qui avait le même prénom
qu'elle; et ensuite, à un tournant de l'analyse où il avait reculé un moment devant
la honte d'avoir à dire le nom d'une fille dont il était tombé amoureux, et qui
s'appelait Matrona il n'avait rougi que du nom, de consonance maternelle, ajoute
Freud3 sans autres commentaires, alors que c'est là le seul moment de l'analyse
où la conviction d'une envie incestueuse hors construction et due uniquement
à la nomination dans la cure, fait rougir la conscience. C'est le nom qui assure et
permet, à l'instant même où il est redit, le convoyage du rebroussement et du
retour de tout le fantasme vers celle pour qui tout a été inconsciemment organisé
sa mère. Le rapprochement des noms lui avait été jusque-là impossible, voire
interdit seule la règle de l'analyse et l'insistance de Freud à la lui faire respecter,
l'a obligé à en passer par là. Découverte difficile donc, hors de l'analyse s'occuper
des noms, est-ce l'envers du Totémisme, où l'on interdisait de prononcer le nom
de la personne prohibée par l'inceste; éviter le nom, c'était maintenir l'inceste à
distance mais en trafiquer, sans le savoir, les syllabes, c'est en retrouver les
signes ce en quoi, si un désir est toujours satisfait, ce qui n'est pas satisfait, c'est
sa reconnaissance. C'est par un de ses fragments que le patronyme de l'un nom
ou prénom se replace dans le patronyme de l'autre, objet du désir.
Les syllabes parentales ont vocation à se recruter elles-mêmes c'est là le gîte
du transfert incestueux, qui ne peut se véhiculer que sous la forme de son
représentant. La compulsion de répétition jouit donc, si on peut dire, de la structure
fractionnée et sécable de la parole c'est une sonorité qui est retenue et retrouvée,
telle quelle ou inversée, pour s'insinuer ainsi méconnue, dans un nouveau nom,
dès lors promu à recueillir le fantasme érotique.
a une certaine usure, mais il est toujours fructueux; Freud venait de mutiler son
prénom Sigismund que, par désir de germanité, il transforme en Sigmund.
L'ancienne forme du début, SIGIS, est lisible dans les deux sens c'est le même
signifiant de droite à gauche, et inversement. Un amour immédiat, narcissique et
pubertaire, l'attache un moment au « Gis» de Gisela, destinataire ainsi attitrée, et
retrouvée, du message qui lui fait dès lors vivre les efflorescences fantasmatiques
si bien racontées dans le texte sur le Souvenir écran. Cette constatation, évidente,
est-elle néanmoins une preuve que souvent le patronyme et ses environs servent à
retenir les rencontres offertes par le hasard de la vie? Désagréable constatation,
qui tend à faire penser que l'amour, et aussi l'amitié, peuvent être causés par une
syllabe puisée à la source œdipienne de la demi-douzaine de sonorités marquant
les acteurs de la scène primitive. Les surprises, nées de l'inversion syllabique,
renforcent une envie de recherche qui en découvre la fréquence; comme si une
dyslexie silencieuse avait accompagné, comme un écho, les marques primitives de
l'entendu.
Inverser les noms et les mots c'est, paraît-il, ce à quoi ne jouent que les
enfants, comme l'Homme aux loups et sa sœur, d'ailleurs, laquelle, lorsque
l'angoisse la saisissait de la présence d'une rougeur sur son nez, dans ces mêmes
scènes avec son frère dont j'ai déjà parlé, et où, au lieu de lui demander, en
allemand rote Nase, c'est-à-dire « nez rouge », et pour que la question ne soit pas
comprise par d'autres, elle inversait la phrase et lui demandait Esanetor, ce qui
est rote Nase à l'envers'.
Je viens de dire j'ai compris c'est trop dire, parce que je n'ai compris, saisi
par la vue, que lorsque, justement, un certain sens s'est épuisé le sens de ce que
la conscience acceptait, jusque-là, de filtrer et d'accueillir comme reste du transfert,
comme on dit. Ce reste vivait dans le sens, mais gisait dans ce signifiant, et la
syllabe se dénude quand l'affect du fantasme s'épuise et se reporte ou est-ce
peut-être l'inverse?
Et est-ce la surprise de cette collusion signifiante, qui n'a plus besoin du sens
dès lors qu'elle obtient la satisfaction d'être reconnue, troquant l'identité de penser
contre l'identité de perception? Ou bien est-ce l'auto-analyse du fantasme qui fait
qu'il ne lui devient plus nécessaire, désormais, d'être représenté par ce représentant?
ROBERT PUJOL
1. J'ai trouvé le mot et l'idée du géographisme à la fin des années 60, et Wladimir Granoff, à qui
j'en avais fait part durant l'été 1971, en a parlé dans certains de ses séminaires des années 1973-1974;
il en a ainsi, assurément, favorisé la diffusion. (W. Granoff, Filiations, Paris, Éd. de Minuit, 1975.) J'ai,
par la suite, utilisé l'idée du géographisme dans deux exposés inédits, l'un au IV- Groupe le 4 décembre
1975, intitulé « Reconnaissance de Freud »; l'autre à l'Association psychanalytique de France le 23 février
1976, intitulé « Les marques de l'inceste ». J'y distinguais le géographisme d'itinéraire (du type Kreuz/
Kreuzlingen) du géographisme d'installation, d'occupation au sens du concept freudien de Besetzung
(du type Lacan/La Canebière, ou Mars/Marseille).
Danielle Margueritat
Revenons donc à cette fameuse scène étalée sur deux ans entre Breuer et
Bertha Pappenheim.
Nous avons tous lu et relu ce cas, justement appelé princeps, et je ne reprendrai
pas ici les péripéties de l'élucidation des symptômes ni ne m'attarderai sur la
technique de l'hypnose. Ce qui m'intéresse est ceci il s'agissait d'une femme, déjà
sur un divan, parlant à un homme, déjà sur un fauteuil, de son père et pratiquement
de rien d'autre que de lui. En même temps que ses évocations la ramenaient
invariablement vers son père, et qu'ainsi se disait son amour pour lui, elle était
saisie envers son thérapeute de toutes les émotions imaginables, allant de la plus
grande tendresse à l'agressivité la plus forte, pour finir, on le sait maintenant, par
fantasmer être enceinte de lui et pouvoir lui donner un enfant. Et Breuer, bien
souvent débordé par ces excès d'affects, entendait et recevait cet amour comme s'il
était à lui-même adressé, de la part de cette jeune femme, dont le prénom était le
même que celui de sa propre fille! Une Bertha disait à Breuer, père lui-même d'une
Bertha, l'amour d'une fille pour son père et pour lui-même. Lorsqu'en juin 1882
il finit par l'adresser à la clinique Bellevue, comment, dans le compte rendu, décrit-
il Bertha dès la première page « Vie très monotone centrée entièrement sur sa
famille; un substitut (Ersatz) est cherché dans un amour passionné pour le père, qui
la choyait, et, dans l'abandon au talent poétique et imaginatif très développé 1.»
Dans cette phrase, le mot de « substitut» témoigne que la notion de déplacement
ne lui était pas inconnue, même si le chemin du père vers le thérapeute restait à
faire, mais elle comporte aussi l'amour du père pour la fille. Plus loin « L'élément
sexuel est étonnamment peu développé; pas une fois je ne l'ai trouvé représenté
dans la masse des hallucinations. En tout cas elle n'a jamais été amoureuse dans
la mesure où sa relation au père n'a pas remplacé l'amour ou plutôt n'a pas été
remplacée par lui.» La structure de cette phrase mérite qu'on s'y arrête Breuer
affirme à la fois que Bertha n'a jamais été amoureuse en mettant en parallèle le
père et le dehors, l'amour pour le père pouvant éventuellement venir en remplacer
un autre, le sens de la flèche est ici peu banal; et en même temps, qu'aucun
amour externe n'est venu prendre la suite de l'amour pour le père. L'amour
œdipien, non encore nommé comme tel, est, dans la confusion, à la fois reconnu
et méconnu. Tel était le langage médical de Breuer lorsqu'il écrivait ce qu'on
appelle une observation, destinée à un confrère. Dans le texte des Études publiées
treize ans plus tard, quand les enjeux n'étaient plus aussi innocents, ces deux
phrases sont totalement modifiées, bien que Breuer ait disposé du double de son
rapport à Binswanger et que d'autres phrases soient restées absolument identiques.
L'amour pour le père est alors banalisé, plus question ni de substitut ni d'amour
du père pour elle. « Son père, qu'elle aimait passionnément, fut atteint d'un abcès
de la plèvre qui ne put guérir et dont il mourut'.» Entre-temps Freud construisait
sa théorie de la séduction et du rôle dévolu au père. Si cela fit peur à Breuer n'est
pas notre question, car ce que Freud a entendu et probablement même lu fut la
première version, agrémentée de confidences sur certaines complications inavouables
par écrit.
Parmi celles-ci, la plus importante la grossesse nerveuse de Bertha. « C'est
l'enfant que j'ai du docteur Breuer qui arrive» serait l'expression employée par la
patiente souffrant de confusion mentale et de crampes abdominales, d'après la
lettre où Freud rapporte à Stefan Zweig en 1932 une confidence de Breuer à la
fin du traitement 2. La réalité de cette grossesse nerveuse a été mise en doute par
un certain nombre d'auteurs et en particulier par Hirschmüller 3, le biographe de
Breuer, d'une part, du fait qu'on n'en retrouve la mention dans aucun des
documents publiés par Breuer et en particulier pas dans son rapport à la clinique
de Bellevue; et, du fait, d'autre part, que la présentation de Jones4 est incompatible
avec la réalité. En effet les dates s'opposent formellement à la version que celui-
ci donne du départ affolé de Breuer à Venise avec sa femme, où ils auraient conçu
leur dernière fille celle-ci est née en mars 1882 alors que le traitement de Bertha
s'est, lui, terminé en juin 1882, deux mois plus tard et un mois avant qu'elle ne
soit transférée en Suisse. S'il est clair en effet que la fin de l'histoire ne peut s'être
déroulée telle que Jones la raconte, les arguments de Hirschmüller ne me semblent
cependant pas suffire face à l'assertion de Jones qui affirme avoir lu le récit de la
grossesse nerveuse dans une lettre à Martha, non publiée, certes, mais à la disposition
des chercheurs; et face également à la révélation de Freud à Zweig. Ce que l'on
trouve en revanche en lisant attentivement les différents rapports de Breuer est
que, précisément au moment de l'accouchement de Mathilde Breuer, en mars 1882,
s'est déclarée chez Bertha une névralgie du trijumeau accompagnée de crampes et
de convulsions de tout le corps nécessitant pour la première fois l'emploi de
morphine. Cette simultanéité entre l'apparition des convulsions, la démission de
Breuer exprimée par la morphine, et la naissance de la fille de Breuer, me semble
1. Sigmund Freud et Joseph Breuer, Études sur l'hystérie, P.U.F., 1967, p. 15.
2. Sigmund Freud, Correspondance 1873-1939, Paris, Gallimard, 1966, p. 448.
3. Joseph Breuer, op. cit., p. 178-179.
4. Ernest Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, Paris, P.U.F., 1958, p. 248.
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.
qu'il avait oubliées1. Ou encore dans la lettre à Zweig de 1932 « Ce qui arriva
réellement à la patiente de Breuer, j'ai été en mesure de le deviner plus tard,
longtemps après la rupture de notre collaboration, quand je me suis soudain souvenu
d'une chose que Breuer m'avait dite un jour, avant que nous ne collaborions, dans
une tout autre circonstance, et qu'il n'avait jamais plus répétée.» On ne saurait
être plus clair pour désigner ce qui a fait fonction de trace mnésique. L'amnésie
ou le refoulement étaient à l'œuvre chez Freud dans son écoute de la scène, tout
comme peut jouer le refoulement infantile en face de ce pour quoi la pensée
manque encore de mots. L'amnésie est au rendez-vous, mais aussi la reconstruction
tout comme dans une analyse. Après l'avoir laissée tomber, il a, lui, ramassé « la
clef qui ouvre les portes des Mères» 2.
Avant de s'installer, Freud va à Paris dans le service d'un des plus grands
neurologues (« aucun autre homme n'a jamais eu autant d'influence sur moi3 »)
qu'il essaie d'intéresser à l'observation de Breuer, c'est-à-dire à la psychogenèse des
symptômes et non à la théorie sexuelle des névroses qui est toujours alors dans
l'oubli de la chose, mais Charcot n'en a cure. Comment faut-il interpréter le fait
qu'alors il remette sine die son propre intérêt pour ce cas? Qu'allait-il chercher
chez Charcot pour nourrir un investissement qui sans cela ne valait plus la peine
qu'on s'y attarde? Était-ce le spécialiste de l'hystérie, ou bien le père d'une jeune
fille qui, parce qu'elle portait en elle des traits de son père, ne lui fut pas
indifférente, ou bien tout simplement un homme? Il revient de Paris à la fois
admiratif et déçu. Il a trouvé le sexuel actuel ou issu de la dégénérescence mais
il n'a pas trouvé le sexuel lié à l'amour. Sait-il que c'est cela qu'il cherche, qu'il
a trouvé chez Bertha et tout aussitôt oublié?
Des années passent, il s'essaie à l'hypnose avec des hystériques, et il va à
Nancy voir Bernheim avec une de ses patientes préférées qu'il tente vainement
d'hypnotiser et à laquelle il est très attaché Cecilie M. C'est un échec, Bernheim
ne peut l'hypnotiser, elle sera une de celles avec qui la technique évoluera; il
publie avec Breuer la « Communication préliminaire » puis enfin le grand livre des
Études sur l'hystérie. Saurons-nous jamais qui, de Breuer ou de Freud, choisit le
prénom d'Anna pour cacher celui de Bertha? Toujours est-il que la même année
que la publication des Études, en 1895, naît sa dernière fille, dont on connaît le
destin, et comment l'appelle-t-il ? Du pseudonyme de Bertha Anna. Il est vrai
qu'il donne de ce choix une explication c'est le prénom de la fille de son
professeur d'hébreu Paul Hammerschlag (dont, parenthèse, le frère se trouve être
le gendre de Breuer!). Mais, elle est aussi une de ses patientes, même une de ses
favorites. Si l'enfant avait été un garçon il l'aurait prénommé Wilhelm, écrit-il à
Fliess en hommage à celui-ci; oui, mais c'est aussi le prénom d'un des fils de
Breuer, et c'est celui du frère de Bertha! Fille ou garçon, et en ce qui concerne
les prénoms, Freud endossait la paternité de Anna-Bertha. Et quel est le nom de
Cecilie M., celle que, comme Breuer avec Anna-Bertha, il promène en voiture
jusqu'à Nancy? Anna Von Lieben, Anna des Amours ou Anna Aimer. Écoutons
enfin ce qu'écrit Freud du prénom de Breuer dans L'Interprétation des rêves « Il
est à remarquer que le nom de Joseph joue un très grand rôle dans mes rêves.
Mon propre moi trouve très facile de se cacher derrière des gens qui portent ce
prénom, étant donné que Joseph était le nom de ce personnage de la Bible illustre
par ses interprétations des rêves » De la Bible, mais aussi de celui qui avait vécu
une histoire d'amour avec Anna-Bertha, ce qu'il ne mentionne pas. Pourquoi ici
ce silence alors que Freud n'a jamais caché ce qu'il devait à Breuer? En 1895,
donc, arrivent sur la scène deux couples père-fille, Si(e)gmund et Anna, du fait de
Freud, le fondateur de la psychanalyse. Psych-analyse, autre baptême, contemporain
des deux autres, le mot apparaissant pour la première fois en mars 1896 dans un
article écrit en décembre 1895-janvier 1896, quelques jours seulement après la
naissance d'Anna 2. Ce que Freud ne nous dit pas, ou plutôt ne dit pas à Fliess
lorsqu'il prénomme sa fille du pseudonyme de Bertha et de celui de toutes celles
avec qui il vit déjà une histoire d'amour, est que c'est aussi celui de sa sœur
cadette, celle qui ayant épousé le frère de Martha s'appelle maintenant Anna
Bernays et dont l'anniversaire tombe justement quelques jours à peine après celui
de la naissance de sa fille. C'est cette sœur Anna qui fut le premier amour de son
grand ami de jeunesse Eduard Silberstein, dont la mère se nommait, on l'aura
deviné, Anna. Anna Silberstein, amie d'Amalia, rencontrée pour la première fois
à Freiberg, lieu de naissance de Freud devenu ensuite un lieu de villégiature. À
son ami Eduard, fils d'une Anna et amoureux d'une autre, Freud donnait des
conseils Prends une femme au pays des pères, de chez nous, est-ce le mot heim
qui est employé? Pappen-heim? Ceci est ma fantaisie, et je me promets de
l'éclaircir. Encore plus étrange c'est dans cette correspondance, où il est souvent
question du prénom Bertha, puisque c'est celui d'une des jolies nièces de Freud,
fille d'Emmanuel et sœur de la fameuse Pauline donc déjà marquée d'Éros (ainsi
que celui d'une autre nièce non identifiée), qu'apparaît pour la première fois
l'association entre les prénoms de Bertha et d'Anna sous la plume de Freud « Si
tu viens à Vienne, écrit-il à Eduard, ne manque pas de faire connaissance de
Bertha Speier. C'est une femme douée d'un vigoureux génie. Je ne la connais
moi-même qu'au travers des récits de ma sœur Anna jamais lassée de la louer.
mêmes termes que ceux employés par Freud parlant de sa propre mère et la
représentation en est toujours Anna.
Anna, nom à la fois secret et ultra-clair de l'ana-lyse, mais aussi de l'amour,
de l'inceste et du sexuel, porte en lui à tout jamais l'impossible séparation de tous
ses éléments. Son parcours de chair et de sang débute à Freiberg pour se terminer
avec la double naissance d'Anna et de la psychanalyse; il se cache ensuite derrière
les mots. La représentation conjugue bien en elle le passé, le présent, et le futur.
direct aux fantasmes originaires. On retrouve donc dans la scène le coït parental,
avec l'ignorance de ce dont il est question, la dimension sadique (le rapport de
Breuer nous renseigne d'abondance sur les périodes d'agressivité de Bertha et ses
moments de révolte, laissant plus qu'entrevoir ce qu'elle a pu ressentir de pression
exercée sur elle), l'inceste, là encore rejoignant les fantasmes originaires par voie
directe, le tout recouvert par l'amnésie et le refoulement, pour resurgir sous forme
interprétative lorsque les mots étaient là pour le penser. Enfin, ce qui nous concerne
plus particulièrement, entraînant une compulsion de répétition (dont on sait qu'elle
fut mise par Freud au compte des inscriptions phylogénétiques), dans la tentative
de reproduire le même et dans l'ignorance de la nature de la chose qui serait à
répéter. Ur, l'originaire mais aussi l'intemporel, commence à laisser sa trace, pour
inscrire la scène entendue par Freud, non seulement dans l'histoire, mais dans la
préhistoire, rejoignant ainsi l'originaire pour et par lui, et par voie de conséquence
pour nous aussi. « Au début était l'acte nous dit Freud dans Totem et tabou, se
référant au meurtre du père, et dans la lignée des hommes; mais ce qui a déterminé
et précédé cet acte fut l'inceste avec les filles, premier acte de la préhistoire au
même titre que la méthode cathartique qualifiée par Freud de « préhistoire de la
psychanalyse» dans la Selbsdarstellung. À l'aide de l'hypnose puis de la suggestion,
suivies de la libre association, commence une multiplication de situations semblables
un homme, une femme qui, sous couvert de la recherche d'une cause première
aux névroses et d'une cure thérapeutique, reproduisent ce pourquoi ils sont là sans
le savoir une histoire d'amour dont le sexuel entre eux, de ne pas être dit comme
tel, n'en est pas moins là. L'objet de la recherche non seulement se confond avec
l'outil mais le dissimule. Au point où nous en sommes, disons la publication des
Études et la naissance d'Anna, Freud est l'objet d'une scène primitive entendue,
fantasmée puis oubliée, et soumise à la répétition, alors que ce qu'il vit c'est
l'amour de ses patientes pour lui, cet amour dont il dira jusqu'à la fin de sa vie
qu'il constitue l'objet même de la psychanalyse. Mais c'est aussi le temps de la
théorie de la séduction, et le questionnement sur le rôle du thérapeute dans
l'émergence de cet amour est à l'horizon. Dans la nécrologie de Breuer que relève-
t-il de novateur? le temps et la libido; les heures passées avec la malade du
« célèbre premier cascomme il l'appelle et « l'intérêt personnel », « la libido
médicale ». On ne saurait mieux dire.
Breuer fut pris dans un réseau de signifiants et dans un amour de transfert
dont la genèse lui échappa et qui le remplit d'effroi. Freud, lui, était prévenu
même s'il avait tout oublié. C'est en connaissance inconsciente de cause si on peut
dire qu'il a décidé de tout recommencer. C'est en tant qu'inaugurant la répétition
et parce que cette répétition concernait la scène primitive avec à la clé la naissance
d'un enfant qu'on peut parler de descendance sinon encore de généalogie (je fais
ici une différence). C'est à ce titre, qu'aussi loin que l'on puisse pousser l'étude des
textes, l'inconscient, structuré comme et avec la scène primitive, du fait de ses origines,
ne saurait être connu en dehors de cette remise en scène. L'amour, effet et attente de
la mise en acte analytique, ne saurait manquer au rendez-vous.
Pendant ce temps-là.
Pendant ce temps-là une autre scène se joue, avec Fliess. Je ne relèverai que
quelques signes, et avant tout qu'il s'agit là d'une relation entre hommes et entre
hommes qui s'aiment d'amour, en tout cas pour l'un d'entre eux qui n'hésitera
pas, plus tard, à en reconnaître les fondements sexuels. Mais c'est sous couvert de
l'amour que deux événements vont advenir, et d'abord la construction de la théorie
sexuelle des névroses, c'est-à-dire la transformation du champ d'amour en champ
scientifique, opération inverse de la précédente. Que celle-ci n'ait pu se construire
avec Breuer, récalcitrant, n'est pas pour nous surprendre il y a des choses, en
particulier matrem nudam ou les émois avec les filles, dont on peut parler avec un
ami, voire un maître, mais pas avec un homme dont la représentation consciente
est un équivalent paternel. Qui pourrait affirmer que la réticence de Breuer ne fut
pas inconsciemment induite par Freud lui-même devant l'enjeu en question?
Toutefois Breuer, ami et médecin de la famille Fliess, est omniprésent tout au
long de la relation entre Fliess et Freud, ce que la sélection des lettres publiées
en français ne laisse pas soupçonner. Il est tout à fait clair à la lecture de
l'intégralité de la correspondance que les mouvements transférentiels de Freud
envers Fliess, et sa relation avec Breuer sont en permanence en très étroite
corrélation. Pour ne donner qu'un exemple, au plus fort de la brouille avec Fliess,
alors que Freud fait état du relâchement entre eux, voici ce qu'il lui écrit « Je
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
ne méprise plus Breuer et ce depuis un certain temps déjà; j'ai senti sa force. Si
son inclination pour les hommes n'était pas si timide, si contradictoire, elle
montrerait un bon exemple de ce en quoi le courant androphilique pourrait se
sublimer La relation Fliess Freud n'est pas seulement duelle, un homme, qui
fait fonction de père et de rival, est à l'horizon. Toujours est-il que le sexuel, dans
sa théorie, devient le langage au travers duquel se dit l'amour entre hommes, alors
que dans la scène de la cure c'est l'amour qui venait recouvrir le sexuel incestueux.
Cette relation inaugure une deuxième série parallèle à la première elle est
marquée par l'auto-analyse de Freud dans l'adresse à un homme, avec comme
points pivots la mort du père, la découverte du deuxième versant du complexe
d'Œdipe, c'est-à-dire l'entrée dans le champ analytique de la question du meurtre,
entraînant avec elle la disparition de la théorie de la séduction, préhistoire théorique.
La relation libidinale permet chez Freud, dans cette adresse, l'émergence du
féminin, pendant que se travaillent dans les rêves le meurtre et l'inceste. Ainsi est
faite une place aux hommes sur le divan, en étroite relation avec la création de la
théorie. La théorie se construit donc dans la mise en jeu de la bisexualité chez le
même, alors que la technique fut inventée par des femmes parlant à un homme.
Si la scène hétérosexuelle se répète du fait même de son estampille par l'originaire,
l'autre scène restera unique. Désormais pour Freud aucun homme n'occupera
d'autre place que celle de fils, malgré le désir de chacun des plus proches successeurs
d'occuper la place de Fliess, celle d'avant la rupture déclenchée précisément par
une question de paternité pour pouvoir réparer la blessure d'amour que ce
dernier provoqua, s'en sentant responsable comme s'il en était l'auteur, pour bien
souvent finir par prendre un chemin analogue, authentifiant, après coup, le bien-
fondé de la culpabilité. C'est Freud qui occupera désormais le lieu de réception
de la parole des hommes, c'est-à-dire le féminin et le désir de meurtre; assumant,
revendiquant même la place de père, mais toujours dans des relations où l'amour
de transfert entre hommes, avec toutes ses complications, sera le lieu de la création
et de l'avancée théorique. C'est ainsi que la science, objet de ces couples homosexuels,
deux hommes, puis un père et des fils, viendra, dans une reprise symbolique,
sexuer l'enfant de la cure, et lui donner le statut de fils, inaugurant cette fois, et
quel que soit le sexe des futurs analysants, à condition qu'ils deviennent eux-
mêmes des analystes, c'est-à-dire des transmetteurs et des créateurs de théorie,
inaugurant donc l'arrivée non plus seulement des enfants de l'amour mais d'une
descendance, d'une généalogie, la lignée des générations venant relayer et étayer
la différence des sexes. Par ce chemin, la scène primitive de l'analyse, Freud
écoutant Breuer lui parler d'Anna 0 avec un enfant à l'horizon préhistoire de
la clinique, et en étroite relation avec les fantasmes originaires va se conclure
Nous voici donc en présence de deux séries toutes deux marquées par l'amour,
ses avatars, et le sexuel; toutes deux à l'origine de la psychanalyse, l'une concernant
la cure et les avancées techniques, l'autre la création théorique et la transmission
du savoir. Ces deux séries sont, au moment où s'invente la psychanalyse, aussi
interpénétrables et inséparables que l'est la transformation de l'amour en science.
La figure du père préside aux deux. Le transfert, pour les deux, en est le véhicule
et la nécessité.
travail qui ne peut se faire que bien après la fin matérielle de l'analyse, cette auto-
analyse-là, donc, risque d'être amputée d'une partie de ses potentialités si l'analyste
est congédié, dans la réalité, du champ analytique. La transformation de l'amour
en science, cela s'apprend-il ou cela se vit-il, là est la question.
En revanche, qu'il y ait « tropde transfert, ou que ce travail ne se fasse pas,
ou qu'il ne se fasse qu'avec l'analyste et non dans un rapport aux transferts latéraux,
tout cela peut entraîner les analystes dans des mouvements de haine et d'exclusion
réciproque qui deviennent rapidement incontrôlables, avec le risque de retentir
aussi bien sur le travail théorique que sur celui avec les patients, et la question de
scissions, ou de départs individuels peut alors se poser. Mais n'est-il pas étrange
que l'Association Psychanalytique de France issue justement d'une séparation, celle
d'avec Lacan, ait inscrit plutôt d'ailleurs dans sa philosophie que dans ses statuts,
la séparation non seulement théorique mais d'appartenance entre la cure, lieu de
la scène primitive au sens où il y a à en rendre compte, et la transmission
théorique ?
Mais alors n'en serait-il pas de même pour toutes les femmes analystes, y
compris les freudiennes? Précisément non, à cause de la représentation de la scène
hétérosexuelle dont elles sont porteuses. Si Melanie Klein, elle, se réclamait de
Freud, clamait même sa légitimité, ses successeurs se réclament d'elle, et cela fait
la différence. Cela donne deux types d'analyse, et sans porter de jugement de valeur
sur l'incidence plus ou moins curative de l'une ou de l'autre, il reste que lorsqu'un
courant écoute l'autre, il est saisi d'un sentiment de non familière étrangeté.
Une confusion risque de se produire entre identification à une figure de
référence, et fantasme de scène primitive à l'œuvre dans une cure. Je ne souhaite
pas mettre l'accent sur la différence qu'il peut y avoir à s'identifier à une femme
ou à un homme, ni sur les incidences du sexe anatomique de chacun des participants
de la scène, mais sur les retombées du couple dans sa constitution fantasmatique,
en ce qui concerne la descendance analytique, si ce couple homosexuel devient
un couple pouvant fonctionner comme originaire et non comme relais, étant
entendu encore une fois que quel que soit le sexe de l'analysant, c'est du féminin
qu'il s'agit sur le divan dans la structure de la cure, et dans le fantasme la
concernant quant à la descendance.
1. Danielle Margueritat, « Le deuxième non », Documents et Débats, n° 39, 1992 (Bulletin intérieur
de l'Association psychanalytique de France).
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.
Si la question « qui suis-je ? » ne peut s'inscrire que dans une référence aux
lignées parentales, il peut paraître tout à fait fou de penser qu'il pourrait en être
autrement pour l'être analyste, qu'il pense ainsi se conformer à sa filiation d'origine
ou la récuser. La folie serait celle à la fois d'un rapport direct à Freud, d'un auto-
engendrement de l'analyste et d'une conception parthénogénétique de la filiation.
Elle rejoindrait celle d'une vérité indépendante de celui qui la transmet, dans la
négation de l'inconscient de l'autre et de son historicité familiale et sociale. À
moins que, pire, le sujet ne nie toute transmission, et ne se prenne lui-même pour
l'inventeur de la psychanalyse, donnant lieu alors, chez ceux qui le suivraient, à
l'obligation de défendre ses idées jusqu'à ce que mort freudienne s'ensuive.
L'originaire occupe cette position très particulière de tenir sa légitimité de sa
descendance qui, à son tour, lui imprime sa marque. Chaque futur analyste devrait
ainsi pouvoir conjoindre en lui-même la scène d'amour et la science, comme ce
fut le cas pour Freud et pour les pionniers après lui, non sur le mode de la
juxtaposition ou de l'addition d'éléments hétérogènes, mais sur celui de l'impossible
séparation des éléments de la bisexualité psychique. Cette nécessité pourrait servir
de base à toute théorie de la formation. Cependant, et quelles que soient par
ailleurs nos convictions, n'oublions jamais que cette théorie comme et peut-être
plus que toute autre repose sur nos fantasmes concernant l'originaire. Alors,
battons-nous pour nos fantasmes, mais ne prétendons pas détenir la vérité.
DANIELLE MARGUERITAT
Michel Gribinski
À L'ITALIENNE
J'ai mis longtemps avant de me décider à travailler. J'avais trouvé mon titre,
« À l'italienne », depuis plusieurs semaines, et j'attendais de lui qu'il écrivît cette
étude à ma place. Ce titre qualifiait dans mon esprit un dispositif scénique, dit « à
l'italienne », dont la structure baroque a depuis quatre siècles organisé le théâtre
autour de l'illusion représentée. Cela désignait l'ordonnance de l'illusion, ou un
état logique de l'éphémère et du changeant, ou encore des lois du sens dessus
dessous, quand c'est l'envers des choses qui est la perspective du discours parce
qu'on échoue à comprendre la réalité, et que le discours qui en dévoile la machinerie
s'entend du même coup depuis ses propres coulisses. D'un autre côté, ce titre
évoquait ces comédies un peu lourdes, un peu farces, Mariage à l'italienne, Divorce
à l'italienne, qui étaient construites presque à l'inverse de l'illusion théâtrale car
leur ressort est la fidélité aux lois du genre. Ces comédies de l'absence de surprise
reposaient sur l'union définitive du couple, comédies de la forme fixée par la loi
et rigidifiée par les conventions mêmes de ce qu'il est, à tort, convenu d'appeler
marivaudage.
Mais mon titre ne voulait toujours pas travailler à ma place, alors un jour je
me suis décidé. Faire du thé, c'est-à-dire d'abord détartrer la bouilloire, puis réparer
les dégâts, et expédier ensuite quelques tâches devenues urgentes, ne suffisant pas
à remettre à demain, il est apparu indispensable d'envoyer à un camarade pas vu
depuis longtemps un mot pour me plaindre un peu de ma difficulté à travailler.
J'ai attrapé plus que choisi une carte postale représentant une scène nuptiale que
le voyageur de Toscane connaît bien. C'est, dans un cycle d'histoires profanes, une
fresque qui se trouve dans la salle de la Podestà, Palazzo del Popolo, à San
Gimignano. Souvent et faussement attribuée à Niccolô di Segna, elle a été peinte
au début du xiv*' siècle par Memmo di Filippuccio. C'est une nuit de noces. À
gauche, au premier plan, une servante va fermer le rideau du grand lit, et semble
le retenir un moment encore. Dans le fond, à droite c'est-à-dire à la tête du lit, le
marié, une tunique jetée en travers de l'épaule, s'apprête à entrer dans les draps
dont l'un est rabattu sur une extraordinaire couverture à grands carreaux verts et
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
ocre. La mariée est déjà couchée très au bord du lit, très éloignée de l'homme qui
entre, et elle lui tourne le dos. Elle a ramené sous sa tête un des deux coussins
de soie sombre posés sur le traversin blanc. Allongée sur le côté, face au spectateur,
un bras au repos sur le drap qui dégage des seins très ronds, très hauts et très
présentés, la mariée a les yeux fermés et sur le visage un air de rien elle fait
semblant de dormir. Dans un instant elle fera semblant de se réveiller, ou peut-
être même continuera-t-elle à faire mine de dormir. C'est cela, il fera le travail à
sa place. Avant de signer ma carte postale et après avoir écrit à l'ami que j'allais
sans doute renoncer, j'ai impulsivement rajouté la dormeuse, c'est moi (!). Mon
titre est donc aussi pour saluer cette Italienne à qui je dois de m'être retrouvé là
où je ne m'attendais pas.
Pour rester un moment encore dans cette chambre nuptiale, une autre fresque,
oubliée par les guides, montre un homme âgé à quatre pattes. Une jeune femme
entièrement vêtue le chevauche et le fouette avec une sorte de martinet. Je laisse
jusqu'à tout à l'heure qui ne la connaîtrait pas deviner l'identité de cet homme.
Dans un angle, la même femme montre cette même scène à un homme plus
jeune. Symétriquement par rapport à une fenêtre, une autre scène encore montre
un couple en train de lire lui est penché sur le livre, elle suit, sagement, par-
dessus son épaule. On s'accorde à reconnaître dans ce livre L'Art d'aimer, d'Ovide.
Ces scènes sont génitales. Dans un de ses propres rêves où il chevauche un
cheval en s'y trouvant comme chez lui, rêve qui se termine en terre étrangère,
Freud emploie la réflexion d'une patiente on pourrait dire la patiente, c'est lui!
qui remarquait l'homophonie entre « vers l'Italie » gen Italien, en deux mots, et
« parties génitales Genitalien, en un seul mot 1. Comme l'indique précisément
ce jeu de mots, le statut géographique, qui est toujours et aussi un statut mental
ou métapsychologique, le statut géographique de la génitalité est particulier la
génitalité est toujours au centre, et toujours au loin, toujours chez soi et toujours
en terre étrangère. Et elle établit des relations fixes avec ces deux pôles imprécis,
avec le milieu proche et la distance éloignée, avec le chez-soi et le chez les autres,
des relations suffisamment fixes et stables pour être traitées par l'inconscient et
autoriser par exemple les mots d'esprit ou les représentations dans les rêves, ou
encore le refoulement actif d'une attente et sa méconnaissance. Mais ces relations
sont aussi suffisamment chargées d'énergie, et dans un déplacement suffisant (et
suffisamment permanent) pour, en retour, décrire l'inconscient et le traiter pour
lui servir de modèle. Ainsi, dans une autre fresque de cette chambre nuptiale, les
mariés se lavent, assis dans un grand baquet. Leurs yeux aussi sont lavés, et ils se
regardent avec leurs clairs visages et une intensité qui frappe dans ces figures de
peu d'expression peintes vers 1310. Elle a posé la main sur son bras, à lui, tendu
vers son sexe, à elle, touché derrière les parois de bois cerclé du baquet. Que l'on
1. S. Freud, L'Interprétation des rêves, P.U.F., 1967, p. 204 (gen, forme poétique de gegen).
À L'ITALIENNE
1. Je trouve très significatif de ce point de vue le titre d'un article de Bertram D. Lewin, « A Detail
in the Primat Scène (mes italiques), in The Image and the Past, International University Press, New
York, 1968, p. 26.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
écoutés quand ils jouent. Scène et salle sont donc séparées. Entre la scène et la
salle l'illusion théâtrale, autorisée précisément par cette séparation. Cette formule
est responsable du théâtre tel qu'en général nous nous le représentons, qu'il s'agisse
de l'architecture intérieure de l'édifice (dont le premier exemple et le plus parfait
se trouve à Vicence, au Théâtre Olympique construit par Palladio en 1580, d'où
dérivent toutes les salles dites « à l'italienne »), ou qu'il s'agisse de la structure
même de la pièce de théâtre ainsi que des ressorts de son effet sur nous, c'est-à-
dire de l'identification. La séparation fondamentale entre eux qui jouent et moi qui
regarde installe une illusion qui rend possible que je me glisse ici ou là, entre eux,
en elle, en lui. Pour qu'il y ait identification, il faut que salle et scène soient
séparées, que l'idée même de l'unicité soit rompue, et c'est ce que réalise le théâtre
à l'italienne.
Ce dispositif dont l'élaboration est la plus achevée au xvi~ siècle n'a pas
toujours été en vigueur. Les tréteaux médiévaux disposaient par exemple les
spectateurs autour du spectacle. Le théâtre antique également, lorsque la cité se
faisait théâtre et qu'elle se prenait elle-même, ainsi que l'écrit Vernant, comme
objet de représentation, qu'elle se jouait elle-même devant le public et que le mythe
instruisait non tant le spectateur que le citoyen 1 et peut-être est-ce pour cette
raison, à cause d'un dispositif scénique où la scène, prise dans une visée pédagogique,
est dépourvue de ce mur imaginaire, que la tragédie d'ŒJ:~ roi et sa représentation
sont plutôt ennuyeuses (lequel d'entre nous en a eu envie d'en retenir un seul
vers?), et qu'il y faut tout le savoir-faire de voyeur du spectateur pour que soit
reconnue, surtout par l'intellect, l'identification tant attendue. D'ailleurs n'est-il
pas amusant, et singulier, que Palladio ait conçu son théâtre pour une unique
représentation d'Œ roi de Sophocle la commande qu'on lui avait faite avait
cette seule raison en inventant une scène où règnent pour la première fois
l'illusion parfaite de la perspective, et la séparation absolue des acteurs et des
spectateurs? S'agit-il comme on le dit d'un contresens de Palladio, ou est-ce une
interprétation qu'il fit pour tenter de pousser Œ roi dans l'énigme de la vie
affective et de l'émotion théâtrale?
Nos auteurs contemporains souhaitaient détruire l'illusion théâtrale. Ils ont
donc détruit le dispositif à l'italienne, et ont inventé un théâtre sans cloisonnement
imaginaire, un lieu unique pour l'acteur et les spectateurs enveloppés et traversés
par l'action un lieu de déplaisir construit sur la reconstitution forcée et supposée
de l'unité. Le spectateur, en réalité radicalement exclu de ce dans quoi on
l'enveloppe, est mis dans des conditions assez voisines de celles qui président à
une « scène primitive » il ne peut ni participer, ni évacuer la question de la
participation. On est au plus loin de l'enchantement, ou de ce que Jean Rousset
appelle le rêve éveillé au sens fort du mot Et c'est cela même qui déplaît si fort
à Brecht et à Artaud dans le théâtre à l'italienne, ce rêve éveillé. Cela déplaît à
Brecht de voir dans la salle « des silhouettes immobiles dans un état étrange ». On
dirait « une assemblée de dormeurs, ils sont comme envoûtés2 », ils ne communi-
quent pas entre eux. Pauvres spectateurs vus de la scène, pauvres rêveurs si légers
et si lourds, « victimes heureuses des sortilèges » comme on disait au xvii~ siècle,
pauvres illusionnés, le xxe siècle, le siècle de l'analyse, se chargera de leur apprendre
ce que c'est que la réalité de la scène.
Vers la fin du mois de novembre 1905, Freud sort d'un théâtre à l'italienne
en compagnie de son ami intime l'écrivain et éminent musicologue Max Graf,
pour qui il écrira quelques jours plus tard un petit article, six ou sept pages qui
ne seront jamais publiées de son vivant « Personnages psychopathiques à la
scène"
La scène n'était pas Szene, ni Schauplatz, mais die Bühne, c'est-à-dire exactement
la scène du théâtre à l'italienne, et on peut assez simplement reconstituer le
bavardage de ce soir d'hiver où les deux amis se retrouvent dehors, d'assez mauvaise
humeur Max Graf, qui est le père du petit Hans et fait partie de la Société
psychanalytique de Vienne, se passionne pour la jeune science, il est très animé et
c'est à peine si on a le temps d'allumer un cigare, de noter que quelqu'un vient
encore de détourner ostensiblement le regard et d'entrevoir une vérité nouvelle
que voilà Max qui demande si la psychanalyse pourrait expliquer pourquoi ils se
sont si fort ennuyés et même endormis toi aussi n'est-ce pas? pendant la
représentation. Pourquoi tant de déplaisir? Le titre était pourtant engageant, et,
plus, il avait quelque chose d'excitant pour ainsi dire en soi puisque cette pièce
s'appelle Die Andere, L'Autre, au féminin. L'autre elle, son double, l'autre femme
dans la femme, une autre femme que la femme. Et aussi l'auteur à succès c'est
Hermann Bahr promettait! Autrichien, jeune et talentueux, c'est lui qui a ranimé
le mouvement littéraire viennois. Écrivain naturaliste, ou vériste comme on dit
alors, il est depuis l'adolescence de tous les nouveaux mouvements, toujours prêt
à combattre pour les nouvelles tendances. Devenu rédacteur en chef de Tribune
libre, il a la gloire et les femmes, ce qui n'est rien, mais on le croise au bras
d'Hofmannsthal, et même et surtout au bras de Schnitzler, ce qui est tout! Et il a
complètement raté sa pièce, s'étonne Graf qui cherche des excuses et une explication,
1. Jean Rousset (de qui proviennent mes principales notions de dramaturgie), La Littérature de
l'âge baroque en France, José Corti, 1953, et L'Intérieur et l'extérieur, Essai sur la poésie et le théâtre au
~M~ José Corti, 1968.
2. Bertolt Brecht cité par Rousset, Petit Organon n° 26 et Antonin Artaud cité par Rousset, Le
Théâtre et son double, ŒM~rM, t. IV, Gallimard, 1964.
3. S. Freud, Résultats, idées, problèmes, P.U.F., 1984.
À L'ITALIENNE
et s'amuse Freud qui entrevoit une deuxième vérité nouvelle. Si seulement Max
voulait bien se taire un instant au lieu d'invoquer les célèbres comédies d'Hermann
Bahr! Car justement, une comédie ce n'est pas du théâtre grave, une comédie est
une chose de l'esprit, une jouissance de l'intelligence. Tandis que la tragédie, c'est
autre chose, cela a une autre source, une source affective prise dans la vie, et on
pourrait dire c'est sexuel, point, c'est tout! Quoi donc, Aristote? Voilà que Max
récite à présent les grands principes du Traité de Poétique, pour essayer de faire la
lumière sur ce ratage. D'accord, Aristote, puisqu'il y tient, oui, mais à condition
de le compléter, Aristote oui, mais qu'on mette dans ses grands principes un peu
de déchaînement sexuel! À la Tribune libre, si on était un peu moins libre et un
peu plus déchaîné, ou même seulement un peu malade, on réussirait mieux ses
tragédies, on les écrirait pour le plus grand plaisir du spectateur. Freud, qui vient
tout juste de terminer un très gros, très baroque et très assommant livre sur le
plaisir et sa machinerie, sur la nature et l'origine du plaisir du langage, pense qu'il
pourrait bien se dédommager du déplaisir de ce soir et assassiner un peu Hermann
Bahr, et répondre à Max qui le presse de questions, avec un article ayant pour
titre un mot d'esprit par exemple, « Personnages aliénés à la Tribune libre », ou
bien Personnages psychopathiques auf der Bühne, à la scène, mais aussi à la tribune.
Scène et tribune, c'est le même mot Bühne. La Tribune libre, Freie Bühne.
Cet article, Freud le commencera donc avec Aristote, et il le terminera avec
Hermann Bahr. Il le commencera avec Aristote, mais pour dire que ce qu'on
suppose depuis Aristote, c'est-à-dire que la tragédie a pour but d'éveiller crainte et
pitié et d'entraîner une purification des affects peut être décrit plus en détail. Cette
référence critique à Aristote n'est pas neuve. Corneille, par exemple, ne commence
pas autrement son Discours de la tragédie pitié, crainte et purge des passions. Il
est simplement plus direct que Freud, quand il écrit « J'ai bien peur que le
raisonnement d'Aristote sur ce point ne soit qu'une belle idée qui n'ait jamais son
effet dans la vérité. »
Il n'aurait été ni trop long ni mal venu de faire une étude d'ensemble de
« Personnages psychopathiques. », mais quelque chose dans le texte s'y oppose; à
un moment, Freud écrit que dans certaines tragédies, en particulier les tragédies
grecques, le rideau se lève pour ainsi dire toujours au milieu de la pièce, et, bien
que l'article « Personnages psychopathiques » commence par le commencement
c'est-à-dire par Aristote chaque lecture de cet article voit le rideau se lever aussi
au milieu du texte, et bien sûr jamais au même endroit'. Cette image saisissante
1. C'est peut-être pourquoi je me suis efforcé d'inventer un lever de rideau encore plus « vrai »
avec la petite scène entre Max Graf et Freud. Dans « Réminiscences of Professor Sigmund Freud
l'article du Psychoanalytical Quarterly (vol. 11, 1942), Max Graf présente au public «Personnages
psychopathiques. » dont il possède et publie le manuscrit, mais n'évoque rien des circonstances de sa
rédaction. On apprend cependant que Freud avait espéré qu'Hermann Bahr ferait partie de la Société
psychanalytique de Vienne. (« Réminiscences.contient par ailleurs, on le sait, ce souvenir savoureux
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
du lever de rideau au milieu de la pièce, qui nous rappelle nos patients et leur
plainte organisée par le fantasme de scène primitive (cela a commencé avant et
sans eux), s'applique donc aussi à cette étude. D'ailleurs une contamination du
texte de Freud par la question de la scène primitive s'est fait sentir également en
ce que je n'ai pu éviter des allées et venues caractéristiques entre l'obnubilation
par le plus petit détail textuel et une vision d'ensemble où se perdait l'objet.
Exemple de petit détail l'introduction par Freud d'un tiret. Le drame est pour
l'adulte ce que le jeu est pour l'enfant, écrit-il en orthographiant drame, ou tragédie,
ou théâtre grave, en deux mots Schau-Spiel, un jeu par le regard, jeu de regard,
c'est-à-dire ce qui se produit pour que le regard permette l'identification à celui
qui joue, cette identification héroïque que rend possible la scène à l'italienne. Le
spectateur avant le lever du rideau est en effet, dit Freud, « comme un misérable
à qui rien de grand ne peut arriver ». Cette phrase entre guillemets dans le texte
semble une citation, mais sans renvoi de bas de page. « Misérable », dans Strachey,
c'est poor wretch, pauvre diable. Mais dans le texte allemand on lit autre chose~ on
lit que le spectateur est « comme Misero à qui rien de grand ne peut arriver ». A la
fois petit détail et objet introuvable, ce Misero est demeuré un inconnu. Il semblait
sorti en même temps d'un conte d'Hoffmann, d'une interpellation de Don Giovanni,
et d'un Prospero shakespearien inverse, et il est finalement resté comme le retour,
italien, du « refoulé » de la chambre nuptiale.
Mais contrairement au petit Misero dans la chambre des parents, si celui dans
son fauteuil de théâtre peut habiter sa rêverie héroïque, et rêver dans les sortilèges
de son rêve éveillé, c'est que tout danger lui est épargné. Dès lors, transformant
dans un détournement radical le drame à son profit, le voilà als Ich, en tant que
moi, im Mittelpunkt des Weltgetriebes, au centre des rouages du monde. Cette
traduction convient bien du fait qu'elle évoque machines et transformations
rouages de la scène baroque, mais on pourrait aussi bien chercher une traduction
qui laisserait entendre la pulsion, Trieb, dans Weltgetrieb, et que les rouages du
monde, c'en est le centre pulsionnel, où se retrouve alors, par l'enchantement du
théâtre, le moi du spectateur. Le théâtre et la vie changent de place, et, de part
et d'autre du quatrième mur imaginaire du théâtre à l'italienne, on ne sait plus
dire qui est Prospero et qui Misero. L'illusion est au théâtre, l'illusion est dans la
vie, elle est le grand mot du monde et le grand mot du monde est lâché sur la
scène de « Personnages psychopathiques. » die Illusion, l'illusion qui nous permet
de jouir de nous-mêmes als grossen, c'est-à-dire comme des adultes ou comme des
grands de ce monde. Ce mot d'illusion, ainsi que son contexte, évoquent là encore
la raison baroque, et les stances du héros de la raison baroque, qui se nomme.
de Graf « À l'occasion du troisième anniversaire de mon fils [c'est-à-dire avant l'éclosion de la phobie
des chevaux du petit Hans], Freud lui offrit un cheval à bascule qu'il monta lui-même au long des
quatre étages de mon appartement ».)
À L'ITALIENNE
« Aristote dit qu'il faut que l'auteur traite son sujet selon le vraisemblable et le
nécessaire, et tous ses interprètes répètent les mêmes mots, qui leur semblent si
clairs et si intelligibles qu'aucun d'eux n'a daigné non plus que lui nous dire ce
que c'est que ce vraisemblable et ce nécessaire 2. »
Mais Œdipe (pour ne pas parler d'Oreste, de Médée ni de Clytemnestre!) sent plus
la fable que l'histoire, trouve Corneille qui appuie « Les grands sujets qui remuent
fortement les passions, en opposant l'impétuosité [nous dirions peut-être en
opposant les pulsions] aux lois du devoir et aux tendresses du sang, doivent toujours
aller au-delà du vraisemblable.» Mettre de la vraisemblance dans de telles fictions
irait contre le plaisir du spectateur, et même « Le sujet d'une belle tragédie doit
n'être pas vraisemblable 3. »
Corneille dit donc modifier de telles fictions ôterait du plaisir. Et c'est à
présent Freud qui est plus direct que Corneille, et qui parle en effet de la
jouissance, la mauvaise jouissance de l'homme. Car nous avons pris « avec le jeu
des fantasmes, la mauvaise habitude de puiser de la jouissance dans nos
souffrances On pourrait dire que nous avons une pratique sacrificielle de la
jouissance et du fantasme, et nous retrouvons par là la genèse même du drame
théâtral le drame vient des pratiques sacrificielles qui apaisent la révolte
1. Que Ma'a la vida es sueno Y los M~oï suenos Mn. Je reproduis la traduction de Micheline
Sauvage, auteur du Calderon aux éditions de l'Arche. La traduction du troisième sueno(s) par« sommeil »,
contestée, se justifie d'abord par le premier sens de sueno en langue castillane l'action ou l'envie de
dormir; ensuite par le fait que le conceptiste Calderon joue avec les mots, et qu'il est peu pensable
que, sur deux vers, il ait employé trois fois le mot en un seul de ses sens; enfin, dans la pensée
chrétienne de l'époque, sommeil s'oppose au réveil futur la réalité est la vie éternelle.
2. Pierre Corneille, « Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique ŒM~rM complètes,
Le Seuil.
3. Ibid. (mes italiques).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
naissante, et les héros du drame, écrit Freud, sont des rebelles envers Dieu la
détresse d'un plus faible face à la violence de Dieu est la source de la jouissance,
la jouissance est masochiste. Sentiment de déréliction, révolte, sacrifice, jouissance
masochiste font de Prométhée le premier de tous les personnages psychopathiques
à la scène ainsi que le porteur d'un étrange modèle pour tous les autres. Car
qui sont les autres? Dira-t-on que ce sont les parents? Qui n'a eu en effet le
sentiment que la scène de l'accouplement des parents était une sorte de pure
mise en acte de leur névrose, ou plutôt la mise en acte d'une névrose pure,
c'est-à-dire à l'allure absolument étrangère? Ou dira-t-on que c'est l'enfant des
parents, ayant appris de la leçon prométhéenne que la puissance sexuelle se
prend, se vole, ainsi que son objet? Mais est-ce cela, la psychopathie? Freud
remarque qu'à la grande disposition prométhéenne de l'homme se mêle un peu
de la petite complaisance à se laisser momentanément apaiser par une satisfaction
provisoire la psychopathie est-elle alors dans ce mélange de la grande disposition
et de la petite complaisance, est-elle dans la mauvaise jouissance du héros, ou
dans le renoncement incompréhensible du rebelle? Il y a encore autre chose,
sur quoi se lève toujours puis s'abaisse toujours un même coin du rideau c'est
la relation du plus faible et de la plus faible. La plus faible est soumise à la
violence d'un Dieu n'est-ce pas elle, la psychopathe, de se prêter, que dis-je,
de s'offrir à pareil sadisme? Prométhée: est-ce elle? Le rideau tombe.
Et se relève, sur les différents lieux de la rébellion. Distinguant les drames
selon leur lieu, par exemple religieux, ou bien social, ou individuel au sens du
drame des êtres d'exception, Freud pousse sa classification du dehors vers le dedans,
vers le combat intérieur et générateur de souffrance, celui qui doit se résoudre non
par la perte du héros mais par celle d'une des motions en présence, c'est-à-dire
par un renoncement. Si les motions antagonistes sont conscientes, le lieu sera celui
de la psychologie. Si l'une est à peu près consciente, et l'autre est refoulée, nous
tiendrons enfin notre psychopathologie dramatique, ces drames procureront une
jouissance aux névrosés, Hamlet en sera le modèle absolu.
Freud définit trois conditions du succès de ces drames modernes, dont Hamlet
est l'exemple. La première condition que le héros ne soit pas psychopathe avant
le lever du rideau, mais qu'il le devienne au cours de l'action, c'est-à-dire que nous
puissions perdre notre raison avec lui. (Et Freud cite là une Italienne, Emilia
Galotti, héroïne éponyme de la pièce de Lessing où elle dit « Celui qui ne perd
pas sa raison dans certaines circonstances n'en a pas à perdre '*). La deuxième
condition est que la motion refoulée soit refoulée de façon identique chez tous,
c'est-à-dire que son refoulement soit un des fondements de notre refoulement
personnel. La troisième condition est formelle, nous l'avons déjà rencontrée, c'est
la belle et invraisemblable condition dont dépend la profondeur de la tragédie,
c'est la condition de la nomination indistincte (« la motion au combat (.) ne doit
jamais recevoir un deutlicher Namen », un nom distinct) ou selon une autre
À L'ITALIENNE
C'est terminé (rideau) ou presque, car j'avais laissé au moins une chose à
deviner l'identité de l'homme à quatre pattes dans la chambre nuptiale. En termes
de roman, on dirait « Aristote, car c'était lui.» La représentation est fréquente
au xiv" siècle, elle doit sa notoriété au Lai d'Aristote, joli conte écrit par Henri
d'Andeli dans la première moitié du XIIIe siècle, qui emprunte des éléments à
Anacréon, et à Horace 2. Aristote a reproché à son élève, l'empereur Alexandre, sa
fréquentation d'une servante, et elle se venge en séduisant le « maître de ceux qui
saventet en montrant la scène où elle le chevauche au jeune Alexandre. Dans
la Florence des xiv*' et xve siècles, la scène de la Folie d'Aristote est sculptée sur
les parois des coffres de mariage que l'on promène en procession'. Mais je suis là
en train de terminer avec des plaisirs préliminaires, comme fait d'ailleurs parfois
Freud, cet auteur baroque, avec la question du plaisir préliminaire. Cette sorte de
fin m'a évoqué une expression souvent employée par Corneille, celle de « tragédie
à fin heureuse ». C'est une expression « à l'italienne », puisque, courante en Italie
(tragedia a lieto fine), elle ne fut jamais admise en France. Et c'est là, avec celui
qui écrivit dans son ultime tragédie
Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir
c'est là que les scènes se séparent. Le 25 août 1660, Corneille écrivait
« Je suis à la fin d'un travail fort pénible sur une matière fort délicate. J'y ai fait
quelques explications nouvelles d'Aristote et avancé quelques propositions et
quelques maximes inconnues à nos Anciens. J'oubliais à vous dire que je ne prends
d'exemples modernes que chez moi. Quand cela paraîtra, je ne doute point que
cela donne matière aux critiques. Les jugements sont libres et les goûts divers. J'ai
vu des personnes de fort bon sens admirer des endroits sur qui j'aurais passé
l'éponge. Et j'en connais dont les travaux réussissent avec éclat et qui pour
principaux ornements y emploient des choses que j'évite dans les miens. Ils pensent
avoir raison. Moi aussi. »
MICHEL GRIBINSKI
1. Elle apparaît aussi dans l'Éloge de la folie. Je remercie vivement Daniel Arasse de la confirmation
et des précisions qu'il m'a données sur Aristote à quatre pattes, et que je n'ai pas toutes rapportées.
2. Et, surtout, fin des très forts Entretiens avec Pierre Corneille (parus dans le supplément au n° 2
du yoMnM/ de Pandora), texte composé par Brigitte Jaques et Jacqueline Lichtenstein, pièce créée par
François Regnault et Emmanuel Demarcy au Théâtre de la Commune Pandora le 5 février 1992, dans
une mise en scène de Brigitte Jaques. J'ai recomposé à mon propre usage la citation finale, qui était
déjà un assemblage de plusieurs écrits de Corneille, dont une lettre à l'abbé de Pure.
Philippe Lacoue-Labarthe et y~M-Z.Mc Nancy
SCÈNE
UN ÉCHANGE DE LETTRES
Cher Philippe,
Puisqu'il nous est demandé de contribuer à un travail sur « la scène », j'aimerais
saisir l'occasion de reprendre un débat que nous avons entamé plusieurs fois, il y
a déjà longtemps. J'en résumais alors le thème dans le mot grec opsis, qui désigne
chez Aristote, à peu près, ce que nous appelons « mise en scène ». (« À peu près
c'est déjà un problème de traduction, et par conséquent de sens et d'enjeu. On
traduit aussi par « spectacle ». Nous pourrons y revenir.)
L'opsis est une des six « parties » de la tragédie, selon la Poétique (50 a) et elle
« implique tout », à savoir les cinq autres parties. Passage d'interprétation délicate,
et qui peut simplement signifier que lorsqu'il y a spectacle, il y a tout le reste,
l'histoire, le texte, etc. (cf. la note de R. Dupont-Roc et J. Lallot; je désignerai leur
édition par un simple P). Un peu plus loin, lorsque Aristote détaille la nature de
ces parties, il déclare que l'opsis est d'une part « séduisante » (« psychagogique »,
50 b 17), mais d'autre part étrangère à l'art (atekhnotaton), et pas du tout à sa place
dans la poétique. S'il y a, dans son cas, tekhné, c'est celle du faiseur d'accessoires
(skeuopoios), non celle du poiétés. Car « la tragédie réalise sa finalité même sans
concours et sans acteurs(50 b 18). Par conséquent, tout son effet se réalise à la
seule lecture. (Je te rappelle, au passage, que cela signifie, pour un Grec, la lecture
à haute voix, ce qui implique autre chose que notre lecture silencieuse.)
Dans la suite de la Poétique, l'opsis paraît tantôt valorisée, tantôt, comme ici,
dévalorisée. Peut-être pourrons-nous revenir sur le détail des textes. Pour le
moment, je voudrais te demander ceci
1) Dans notre débat, je prends toujours le parti de l'opsis, et toi celui de la
« seule lecture », sans que nous ayons jamais vraiment élucidé les raisons ou les
mobiles plus ou moins clairs de ces préférences, ni analysé jusqu'au bout leurs
enjeux. Du reste, le paradoxe veut que c'est toi qui as tenu à pratiquer de la « mise
en scène », tandis que pour ma part je suis en général assez peu réceptif au
spectacle du théâtre (comme tu le sais, c'est du côté du comédien, sur la scène,
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
que j'aurais voulu être). Pour le moment, avant de chercher ces explications, je te
demande simplement si tu gardes le même « parti », et comment.
2) La question de l'opsis, ou de la « scène me semble communiquer de
manière précise et décisive avec une question plus générale de la « figure », qui
nous préoccupe l'un et l'autre. Elle provient chez toi du soupçon porté sur ce que
tu as nommé l'« onto-typologie c'est-à-dire sur une assignation figurale et
fictionnelle de la présentation de l'être et/ou de la vérité. C'est dans le prolongement,
au fond, de cette problématique que j'avais parlé de l'« interruption du mythe x
comme d'un élément ou d'un événement décisif pour une pensée actuelle de l'être-
en-commun. Or il me semble que notre divergence sur l'opsis se rejoue ici tu
tends toujours, pour le dire très vite, vers un effacement de la « figure(tu parles
volontiers de « dé-figuration encore dans « Il faut », in fig. 6, 1991, où tu invoques
aussi une « défaillance » de la figure comme une sorte d'outre-figure), tandis que
je me sens toujours reconduit à l'exigence d'une certaine figuration, parce que
l'« interruptiondu mythe m'a paru ne pas être une simple cessation, mais un
mouvement de coupe qui, en coupant, trace un autre lieu d'énonciation.
Peut-être, du reste, l'amorce de l'affaire est-elle là entre une « figure )' pensée
d'abord comme (re)présentation, et une « figure » pensée d'abord comme espace
d'émission et comme présence énonciatrice (inséparable alors d'une voix).
On pourrait dire aussi, en resserrant à l'extrême les traits d'une identité
versus l'ouverture d'une ipséité. Presque la même chose, donc, et comme de juste,
un écart irréductible.
Qu'est-ce donc qu'une « scène M, si c'est toujours un lieu pour des figures, et
s'il n'y a figure que sur une scène. Que s'y passe-t-il de ces deux modes de la
figure ? (« Figureest-il le bon mot, c'est une autre affaire encore. Il faudrait aussi
parler des images, et des rapports différents que nous avons, toi et moi, avec elles,
et puis encore des schèmes mais ce sera pour plus tard.)
Ou bien encore, faut-il penser deux modes de la scène? Et serait-ce à partir
de cette dualité qu'il faut aborder la question de la scène de la scène théâtrale,
de la scène politique, de la scène analytique?
Reprenons donc la discussion, c'est une bonne idée. Mais cela ne nous rajeunit
guère c'est une discussion que nous avions il y a une vingtaine d'années, entre
70 et 72, me semble-t-il. Et, dans mon souvenir tout au moins, elle ne concernait
pas spécifiquement le théâtre mais l'opéra, dont nous étions grands « consomma-
teursàl'époque (nous ne cessions d'en écouter) déçu par toutes les « mises en
scène que j'avais pu voir y compris par celles de Wieland Wagner à Bayreuth,
SCÈNE
sûr, c'est très important) y suffit, la représentation du point de vue, qui est
exclusivement celui d'Aristote, d'une poétique n'est pas du tout nécessaire. C'est
ce que dit Aristote de la manière la plus explicite, et la plus cohérente, qui soit
« Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement étranger
à l'art et n'a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même
sans concours et sans acteurs. » Et ce n'est pas moins cohérent lorsqu'il ajoute
aussitôt (je modifie un peu la traduction) « De plus, pour la finition (apergasia)
du spectacle, l'art du fabricant d'accessoires est plus décisif que celui des poètes.»
L'allusion à notre rubrique « décors et costumes » est parfaitement claire, et il y
en a du reste d'autres occurrences par exemple au chapitre 4 où il est rappelé
que Sophocle a introduit un troisième acteur et des décors peints (49 a). Tout
cela relève de ce qu'Aristote nomme l'organisation ou l'agencement du spectacle
(ho tès opseôs kosmos), ce que, me semble-t-il, confirme un passage du chapitre 18
où Aristote, qui distingue entre quatre types de tragédie (la tragédie complexe,
« tout entière constituée du coup de théâtre et de la reconnaissance », la tragédie
à effets violents, la tragédie de caractère), réserve le mot opsis pour désigner le
quatrième type, « par exemple les Phorcides, Prométhée et tout ce qui se déroule
dans l'HadèsM(56 b, 32 sq.): autrement dit la tragédie «àgrand spectacleou à
« effets spéciaux ».
Je crois qu'il faut tenir fermement la distinction entre « spectacle» et « mise
en scène ». Comme nous l'a appris toute une histoire récente, le théâtre n'est pas
dans le spectacle, encore moins dans le spectaculaire on a pu assister à des
spectacles étonnants (du point de vue de l'image scénique, de l'éclairage, de
l'illusion ou de l'« effet de réel »), surtout dans la dernière décennie où la concurrence
avec le cinéma s'est considérablement aggravée, sans pour autant voir apparaître
la moindre esquisse de mise en scène. Tu sais du reste à quel point ce genre de
« théâtre » est ennuyeux une fois passée la surprise du spectaculaire (on en a
« plein la vue », en effet), et malgré quelques « coupsdestinés, de temps à autre,
à relancer l'intérêt, on reste là à écouter un texte qu'on n'entend pas parce qu'on
est en présence d'acteurs qui, visiblement, ne savent pas quoi en faire; et c'est
mortel (toi, en général, tu es parti avant la fin.). Or si je tiens à tant à cette
distinction, c'est parce que j'ai l'impression peut-être fausse, il faut en discuter
que c'est précisément sur elle que se règle Aristote, en particulier dans les
fameux passages où il semble se contredire, tantôt, comme tu le remarques,
valorisant l'opsis, tantôt la dévalorisant un peu au gré, dirait-on, de ce qui
l'arrange au fil de sa démonstration. Le texte de la Poétique n'est sans doute pas
très sûr mais j'ai beau faire, je ne vois sur ce point ni contradictions, ni incohérence,
ni même ce qu'on appelle d'ordinaire une « hésitation ». Je vais essayer de
m'expliquer le plus brièvement possible.
Aristote, c'est manifeste, n'aime pas ce que je nomme ici par commodité
mais, j'espère, sans trop forcer le spectaculaire. On en a le meilleur exemple au
SCÈNE
chapitre 26 lorsque Aristote condamne de manière très sévère les acteurs (mais du
reste aussi les chanteurs, les musiciens et les rhapsodes) qui « en font trop qui
« surjouent », comme nous disons; et il est clair, là, que le spectaculaire c'est la
redondance, ce qu'Aristote appelle la « surcharge des signes » ou, en un sens
probablement archaïsant du terme ta, la « pantomime ». Mais cette condamnation
n'est pas celle du « mouvement» en général (du fait d'« agir» un texte) ni du
recours à la « figuration corporelle» (la skhèmata). Ce n'est pas une condamnation
de l'opsis le mot est de nouveau prononcé pas plus d'ailleurs que de la musique
la tragédie, dit Aristote, « a tout ce qu'a l'épopée (.), avec en plus, et ce n'est pas
un élément négligeable, la musique et ce qui relève du spectacle, d'où naissent les
plaisirs les plus vifs(62 a, 14-16). Et il ajoute « Et puis elle a toute sa vivacité
(to enarges) à la fois à la lecture et à la scène. » Ce que Dupont-Roc et Lallot
rendent par « à la scène », c'est le grec epi tôn ergôn, plus fidèlement restitué en
note par « mise en acte ». Et là, on a bel et bien affaire à la mise en scène telle
que nous la comprenons, c'est-à-dire à la « représentation (~M) d'une action
et à l'actualisation d'une forme dramatique. À du spectacle, évidemment, mais où
l'essentiel c'est le jeu. Or si le jeu consiste à agir un texte et si le texte tragique,
pour Aristote, c'est d'abord du sens ce qui est décisif dans la représentation ou
dans la mise en scène (ta theatra, lit-on au chapitre 4, 49 a, 8), c'est l'énonciation
ou la profération, à quoi tout le reste est subordonné. Tout le reste tout ce qui
soutient visiblement la mise en acte gestes, déplacements, mimique et figuration
corporelle et accessoirement les accessoires (je n'oublie pas la musique, mais
parce qu'elle est plutôt liée à l'orchestique, elle pose un problème légèrement
différent). Aristote ne condamne pas, ou ne dévalorise pas, la mise en scène il
énonce un principe de sobriété en art je reprends à dessein ce mot venu de
Holderlin, et passé par Brecht.
C'est ce qui explique à mon sens deux choses d'une part l'insistance mise
par Aristote sur l'art, tekhnè ou poièsis. La question qui sous-tend toute la Poétique
est qu'est-ce qui dans la tragédie, dans l'art dramatique, relève ou ne relève pas
de l'art ? Et la réponse, sur ce point, me semble tout à fait nette la mise en scène
sobre relève de l'art. C'est si vrai qu'au chapitre 17, lorsqu'il se place du point de
vue de la composition, Aristote dit qu'« il faut [à l'auteur tragique] se mettre au
maximum la scène sous les yeux » ou, plus littéralement, se mettre (les choses)
devant les yeux (pro ommatôn) ajoutant même un peu plus bas (55 a, 32) qu'il
lui faut « autant que possible donner du fini en recourant aux gestes (tois skhèmasin) ».
Comme l'analysent bien Dupont-Roc et Lallot dans une longue note (P, p.281-
284), on voit là se condenser dans le terme skhèma, associé dans tout ce passage à
la lexis, à l'expression, le sens linguistique (rhétorique) et le sens corporel (oratoire)
de la figure. Le geste et la parole. (Il faudrait lire de très près tout ce premier
paragraphe du chapitre 17 qui semble contredire mais ne le fait pas, du moins
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
je crois le principe de sobriété que j'ai évoqué plus haut. Peut-être y reviendrons-
nous.)
D'autre part, il y a la fameuse concurrence entre la simple lecture et la
représentation, ou plutôt le spectacle (l'opsis). Que dit exactement Aristote? Ceci,
qu'on peut lire au début du chapitre 14
Produire cet effet par les moyens du spectacle ne relève guère de l'art; c'est
affaire de régie [je risque ce mot pour khorègia]. Ceux qui, par les moyens du
spectacle, produisent non l'effrayant, mais seulement le monstrueux, n'ont rien à
voir avec la tragédie.
Il me semble qu'il y a là, non seulement une très grande cohérence, mais une
appréhension extrêmement juste du théâtre, encore vraie aujourd'hui. On pourrait
dire le théâtre implique une « scène mais cette scène la mise en acte,
l'énonciation est toujours antérieure à la mise en spectacle. Cela définit une sorte
d'archi-théâtre. Et au fond, l'un de ceux qui l'ont le mieux compris, c'est, comme
tu le sais bien, Mallarmé le Livre, pourvu qu'il soit proféré, supplée à tous les
théâtres.
Tu vas sans doute m'objecter que cette interprétation, assurément beaucoup
trop rapide, revient à un truisme du genre on ne fait pas du bon théâtre avec un
mauvais texte, et tu trouveras dans la Poétique quantité de propositions qui vont
dans ce sens, à commencer par toutes celles où Aristote distingue entre théâtre
« cultivé (ou « élevé ~) et théâtre « vulgaire c'est-à-dire en fait entre public
« cultivé et public « vulgaire ». Tu te souviens que Pautrat avait remarqué, du
temps où nous travaillions ensemble sur la mimèsis, que le public auquel pensait
Aristote était celui des philosophes, de ceux qui comprennent et qui prennent du
SCÈNE
Cher Philippe,
dont tu parles, je crois qu'il faudrait savoir analyser comment l'archi-spectateur est
regardé depuis l'archi-scène, tout autant qu'il la regarde. C'est-à-dire, au fond,
comment viennent à lui et le mythe (quitte à revenir sur ce terme), et la
communauté qui le récite.
Je serais donc tenté de comprendre que le « plaisir(c/M! se réjouir de
ce qui plaît, de ce qui est beau, favorable, bienveillant, de ce qui rend reconnaissant.)
dont parle Aristote indique que l'« homme » à la « natureduquel il appartient
n'est pas un « sujet de la représentation », mais bien plutôt un existant défini par
un certain être-hors-de-soi, par une participation à, ou par un partage de, la
manifestation comme telle, c'est-à-dire de ce qui met quelque chose, en général,
hors de soi identique et différente, ou bien, ni simplement identique, ni simplement
différente (c'est ainsi qu'à cet endroit même Aristote décrit la mimèsis qui nous
« réjouit »). Ce qui arrache la chose à l'immanence de l'être et l'expose dans le
paraître. Le spectateur aristotélicien y est, à son tour, exposé, ou plutôt, les deux
expositions sont prises l'une dans l'autre, indissociables et irréductibles à un rapport
de sujet à objet.
(J'ajoute ici, après avoir relu ta lettre c'est ce que je voulais indiquer, tant bien
que mal, par une distinction entre l'identité et l'ipséité, plus ou moins reprise de
Bataille, qui n'est sans doute pas très solide sur le plan des mots, en effet. Il s'agit,
une fois de plus, de la question quel nom pour le quelqu'un qui n'est pas sujet,
et n'en est pas moins, singulièrement, un?)
poisseuse. Reste que, de fait, pour moi, « corps » est encore le moins inapte à
désigner cette extension figurale de l'être sans laquelle, tout simplement, l'être ne
serait pas (et sans doute, il n'est pas, comme le dit Heidegger; mais je veux dire,
tu l'as compris sans laquelle il ne ferait pas être l'étant).
« Corps », c'est-à-dire déjà scène. L'archi-théâtre que tu vises me paraît avoir
nécessairement affaire avec ce minimum d'« Inszenierungou de « Darstellung»
qu'est l'énonciation d'un texte ou peut-être mieux dit, qu'est le texte en tant
qu'il s'énonce ou qu'il est énoncé. Minimum qui du reste est peut-être d'emblée
un maximum qui, en tout cas, constitue peut-être le transcendantal ou l'axio-
matique de toute « mise en scène et par là de tout « spectacle ». Selon un motif
un peu obsédant pour moi, cette extension se figure (.) de manière privilégiée
dans l'ouverture d'une bouche qui parle, chante ou crie (ou rit). Bien sûr, il peut
tout de suite y avoir là quelque chose de grandiloquent (c'est le cas ou jamais de
le dire!). C'est un risque, me semble-t-il, inévitable, avec lequel on ne peut sans
doute pas cesser de se mesurer et de négocier. Reste qu'on ne peut pas se passer
de la bouche qui profère car elle profère déjà à même l'écriture du texte (et voilà,
peut-être, où il n'y a pas de contradiction entre deux aspects ou versants des
déclarations d'Aristote).
À ce point, je dois ajouter que le motif de l'opsis recule, en effet, dans une
certaine secondarité, ou plutôt qu'il se transforme lui-même en un motif du toucher
(qui m'obsède aussi quelque peu). Si tu veux, et pour contracter la chose à l'aide
de l'assonance, la bouche touche voilà, pour moi, la « scène primitive(autre nom
pour l'archi-théâtre). Ou ce qui, d'un texte, peut toucher, c'est forcément la
bouche qui le profère, par où il se profère. Mais il faudrait même dire la bouche
qu'il est, lui, le texte.
(Se poserait ici toute la question du texte de théâtre comme tel, de son éclipse
aujourd'hui, du sens des mises en scène de textes non écrits pour le théâtre
enfin, de ce qui fait qu'un texte est « théâtral ou non, c'est-à-dire à coup sûr de
ce qui fait qu'il s'est déjà mis en scène lui-même dans sa « textualité », et que c'est
seulement pour cela qu'il peut être joué, et que même il exige de l'être.)
Or, voici le point ça ne peut pas toucher sans extension réelle. D'où la
bouche comme une bouche effective d'acteur, au besoin per-sonans dans un masque.
Autrement dit, que le texte touche (émeuve), ça ne peut pas rester de part en part
métaphorique. De même que le plaisir est toujours physique, ainsi que Kant aime
à le répéter avec Épicure, de même le plaisir charismatique que nous prenons à la
mimèsis ne peut pas aller sans un plaisir hédonistique, même si Aristote ne mélange
pas les deux, et réserve le second au « spectacle(Dupont-Roc et Lallot le
soulignent; mais à mon sens, c'est précisément l'impossibilité de ne pas lier les
deux qu'il faut introduire dans Aristote).
Il n'est pas métaphorique de parler de toucher, de corps, ici, parce que, en
effet, s'il s'agit de transport de méta-phore c'est du transport réel du sens qu'il
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Cher Jean-Luc,
très tard. (Je n'ignore pas que nos premiers lecteurs seront des psychanalystes, je
leur offre ladite scène, ils en ont vu bien d'autres et sauront de toute façon de quoi
il retourne entre nous.)
Je choisis tout de même une fois n'est pas coutume la « réaction ». C'est
le dernier état des choses. Et par conséquent j'objecte.
À quoi est-ce que je dis non? À deux thèses, essentiellement, ou à deux
propositions. (Je mets entre parenthèses, provisoirement, tout ce qui, d'un point de
vue idiosyncrasique si l'on veut me reste tout à fait étranger alors que, je le
sais très bien, tu y tiens beaucoup la thématique de la bouche, de la bouche qui
touche, de la bouche comme texte ou l'inverse, etc. Je crois saisir ce que tu
cherches à penser de cette manière pour faire vite, une sorte de spatialité
absolument originaire l'être comme espacement et distinction des étants; ou
l'existence comme singularité. Mais je ne parviens pas à m'y faire ou, plus
exactement, je ne vois pas l'intérêt d'« emphatiser si cela peut se dire, telle ou
telle partie « noble », natürlich du corps. Sourire entendu, et plus qu'entendu,
des psychanalystes. Mais il est vrai que ça me révulse un peu, et je ne peux pas
penser un instant que la bouche puisse faire concept, ni quoi que ce soit du corps,
sauf à abuser des catachrèses (du genre « la bouche de la vérité »). Sujet ou objet
d'un tableau, d'un plan de cinéma, d'un poème, oui. D'une « interrogation» aussi
bien. Et d'un fantasme, évidemment. J'en suis, comme tout un chacun, le premier
averti, à tous les sens du terme. Je suis également très sensible au motif de la
« touche », dans son acception réputée « mystique » ça arrive. Mais n'en faisons
pas un philosophème, ou alors c'est la dégoulinade. Crainte qu'une effusion,
une complaisance vis-à-vis d'un vécu quelconque, une faiblesse expressionniste
(c'est peut-être après tout une question de style) fasse pièce au travail de la
pensée. Ne versons pas dans le sentiment et la bouche, j'ai cette impression, est
un concept sentimental. Par différence avec l'énonciation ou la profération, ou
tout autre chose abstraite du même ordre. Tenons le pas gagné l'abstraction,
c'est-à-dire la concrétude même, le réel, si la res n'est pas un mot vain. Comment
le dire? Il faut une sobriété impeccable, irréprochable on disait il y a trente
ans rigoureuse dans la philosophie comme ailleurs. Ce n'est (surtout) pas une
leçon de morale comment pourrais-je en donner? Mais il y a de la véhémence,
je ne le cache pas. Tu n'as pas relevé ce point la dernière fois mais notre tâche,
j'en suis persuadé, est d'être résolument athées, jusque ou d'abord dans notre
écriture, c'est-à-dire notre manière de dire.
Je reviens à mes deux objections, puisque je me dis que j'en ai.
La première touche à l'interprétation et par conséquent à la traduction
(du concept) de mimèsis. C'est une question qui me « travaille » depuis très
longtemps. Depuis, en réalité, que j'ai découvert grâce au livre de Kohler que c'est
Schlegel qui a proposé de rendre mimèsis par Darstellung pour arracher le mot au
contexte de son interprétation latine (imitatio, Nachahmung). On voit tout l'intérêt
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
cela ne signifie pas que l'« être ou la « chose même », ou le « sens ou la « vérité »,
sont des imprésentables. Ils ne peuvent pas se présenter, par définition ils demeurent
imprésentés. Mais qu'il y ait des étants ou des choses, le langage ou la pensée,
c'est patent et constamment présenté Heidegger appelle cela un « monde », et
même si je conteste la connotation historico-politique qu'il attribue à ce mot (qu'il
utilise volontiers au pluriel, selon les langues, les mythes, les dieux, les peuples, etc.),
je ne peux pas me dire en désaccord fondamental il y a bel et bien un monde
j'entends un monde et l'art, si je puis dire, la présentation, n'y est certainement
pas pour rien. D'un mot l'homme est un existant qui présente. Et qui par
conséquent fait être. Salut l'artiste!
Ou bien, je reprends le fil, on entend par mimèsis (présentation, toujours) la
simple simulation le registre du semblant, du « comme si », tu connais tout cela
par cœur. Le théâtre en somme, et franchement je crois que c'est ce dont parle
Aristote dans la Poétique. Pour désigner la chose, et donc pour traduire, Genette
suggère « fiction ». Le mot me gêne un peu pour une raison que j'essaierai de dire.
Mais il est juste si l'on entend par lui ce qu'on sait ne pas être présentement
réel l'histoire d'Œdipe ou de Julien Sorel, le corps d'Olympia ou le « torse
archaïque d'Apollon ». Voire le Christ crucifié. C'est présent, ça ne réfère à aucun
imprésentable (sauf peut-être, réservons le cas, pour le Christ, crucifié ou non),
mais on ne peut pas confondre d'où le plaisir qu'on y prend la scène ou le
livre (la narration), la toile peinte ou la « pierre taillée irréalisent ce qu'ils
présentent, c'est-à-dire soustraient à la présence ce dont ils font présentation. On
revient à la même notion de présentation (absolument) paradoxale, et d'autant plus
paradoxale qu'elle ne suppose rien d'imprésentable. (Sauf, j'en ai peur, dans la
théologie chrétienne, où la « finitisation» de Dieu, pensé comme l'in-fini, est
comme un désir forcené de présentation de l'imprésentable.) La tradition pense la
tekhnè comme un « surcroît » on « ajoute » à la nature, comme dit et refuse de
dire Mallarmé. J'ai le soupçon que c'est l'inverse, et que cela change tout. C'est
en particulier d'une conséquence incalculable en ce qui concerne la distinction
que nous faisons tous spontanément, mais sans trop savoir qu'en faire, justement
entre art et technique. Tout ce que j'ai essayé de dire la dernière fois au titre
de l'archi-théâtre, du non-spectaculaire, de la sobriété, etc. relèverait de cette théorie
de la soustraction, ou plutôt de la réserve. L'art réserve la nature, ce qui est,
l'ensemble de l'étant présent et présente ainsi la présentation.
Bien entendu, qui dit présentation dit ou est immédiatement tenté de dire
que la présentation en question est celle de quelque chose qui ne s'est pas encore
(ou déjà) présenté. Ou qui est présent, ici ou là, mais qu'on présente une seconde
fois. D'où l'immense confusion sur la mimèsis. Mais ce n'est pas du tout cela
toute l'aventure de l'art moderne le montre constamment. L'art ne présente aucune
sorte de présenté ou de présentable, effectif ou potentiel il fait de la présentation,
en échancrant tout ce qui est de l'ordre du présent ou supposé tel. C'est pourquoi,
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
voici ma deuxième objection, je ne suis pas d'accord avec toi sur la nécessité de la
figure. Mais il faut procéder par ordre.
D'abord je ne suis pas du tout persuadé que la scène produise inévitablement
de la figure, ni qu'à l'inverse toute figure soit la conséquence d'un « effet de scène ».
Il faudrait quand même s'entendre sur l'extension de ces concepts et tenter, ne
serait-ce que par discipline, de départager l'usage (et trop souvent l'abus) méta-
phorique. Je veux bien qu'il n'y ait pas de scène qu'au théâtre et que tout dispositif
où se distinguent des agents et des spectateurs, ou plus largement des récepteurs,
puisse être appelé scène. Je veux bien aussi qu'on puisse appeler scène tout lieu
où se produit une action feinte (ou vaine), et perçue comme telle on a dit par
exemple « le théâtre du monde ». Mais alors les choses vont très vite. Si nous
voulons, nous, garder quelque rigueur dans ces graves questions (je parle très
sérieusement), je crois qu'il faut nous contraindre à nommer scène un lieu réservé
pour une production feinte, ce qui est une quasi-redondance. Il peut y avoir, en
ce sens, une « scène politiqueou une « scène du politique(encore que, pour les
raisons que j'avançais précédemment, je préfère parler de « spectacle »); mais
certainement pas, par exemple, une « scène analytique », comme cela s'est beaucoup
dit il y a quelques années. Ou si tu veux tout espace « déréalisé c'était le mot
de Lyotard, ne constitue pas forcément une scène; il faut encore qu'il accueille
ou puisse accueillir une action (feinte). Un musée n'est pas une scène, sauf si l'on
y autorise la tenue de performances.
De même pour la figure, bien que le problème soit pour ainsi dire inverse.
On peut nommer figure, du moins dans ce contexte, tout être de fiction. Or
manifestement, l'usage philosophique du terme est beaucoup plus restreint, qu'on
fasse résonner les harmoniques sémantiques du français (du latin) ou de l'allemand
(mais Gestalt a toujours été pensé comme un équivalent de figura); on appelle
certes figure un être de fiction, en un sens cette fois-ci très large ou très abstrait
(j'allais dire ce n'est pas forcément toujours un « personnage mais si ça ne l'est
pas ou ne semble pas l'être, comme dans Hegel mettons la conscience
malheureuse c'est en fait un quasi-personnage), mais tel 1) qu'en lui se condense,
voire s'incarne, en mode symbolique, un sens (le sens d'une époque par exemple);
2) que par la vertu de cette condensation symbolique du sens il soit reconnu
comme ayant une vocation rectrice ou directrice eu égard à la conduite des
hommes. Est figure par excellence, en ce sens, le héros mythique, en tant qu'il
incarne une qualité (le courage guerrier pour Achille, la fidélité pour Pénélope)
et fait à ce titre exemple. En ce sens encore, le Christ est la figure absolue, c'est-
à-dire Dieu comme figure. Et tu vois où je veux en venir comment, dans ces
conditions, départager mon grand souci à l'intérieur de la figure, comme tu le
proposes? Comment éviter, si l'on affirme comme tu le fais la nécessité de la
figure, de retenir encore tout l'élément mythologique, c'est-à-dire parce que pour
moi c'est la même chose la religion? Aucun des modernes qui se sont risqués,
SCÈNE
Cher Philippe,
Bien sûr, il y a différend, et qui n'est pas mince. Mais il n'est pas, non plus,
nouveau je crois bien que c'est lui qui de toujours a organisé toutes les scènes, en
effet, qui ont pu se jouer entre nous, par prédilection, comme tu le sais, sur les
terrains des jugements littéraires et politiques. Et c'est bien lui qui trouvait depuis
longtemps un point de fixation ou de cristallisation privilégié dans la question de
l'opsis aristotélicienne. Cependant, il est remarquable que lorsque nous venons à le
développer un peu plus pour lui-même, nous mettons au jour une dissociation,
dont témoigne ta dernière lettre, et qui n'est pas non plus nouvelle, entre deux
plans celui d'un accord philosophique assez large, et celui de ce différend, que je
dirai pour le moment esthétique, avant d'y revenir plus tard, et que d'ailleurs pour
cette raison je nommerai plutôt un dissentiment (entendu en un sens fort si tu
veux, une antinomie des perceptions et des affections).
Ce qui m'impose une remarquable préalable s'il peut y avoir accord dans le
jugement théorique et désaccord des jugements de goût, cela implique, si on va
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
motif, aucune religion possible ici ce que tu nommes « athéisme » est là in nuce,
et à cet égard je ne comprends pas pourquoi tu éprouves le besoin de prêcher (!)
le converti (!!) que je suis beaucoup plus que tu ne le crois (!).)
Je dirais cela encore autrement s'il n'y a peut-être pas, jusqu'ici, d'autre
définition disponible pour l'art que celle de la « présentation sensible de l'Idée »,
elle ne vaut qu'à la condition absolue d'ajouter aussitôt que dans sa présentation
l'Idée disparaît comme Idée. C'est ce que Hegel ne peut pas reconnaître, bien que
le premier il fasse tout pour cela (dont Kant, malgré tout, reste assez loin). Et ce
retrait de l'Idée lui est essentiel. Il y a ainsi une « esthétique » qui est la dé-
limitation interne de l'« idéalisme » lui-même, ou son « espacement » originaire.
Corps, donc, si tu (ne) veux (pas). Ou « scène », « archi o-scène.
Je ne sache pas qu'on ait beaucoup écrit sur la position du nom de personnage,
qui complique, à mon sens, le schéma platonicien, car la mimèsis au sens de Platon
ne commence qu'après ce nom. Or cette position « asyntaxique » des noms des
énonciateurs est ce qui s'efface à la scène, où l'énonciateur vient en présence.
Derechef, espace et corps, corps non mimique du mime. De là, je voudrais aller
beaucoup plus avant dans l'écriture théâtrale, dans ce qui fait une écriture
« théâtrale » au sens le plus précis du mot. Disons que ce sera pour une autre fois.
SCÈNE
1. Les pièces de ce dossier sont examinées avec une rare minutie par André Veinstein dans La
mise en scène théâtrale et sa condition esthétique, Flammarion, 1955.
2. Voir par exemple Jean-Jacques Roubine, Théâtre et mise en scène, P.U.F., 1980; Denis Bablet,
La mise en scène contemporaine 1, 1887-1914, La Renaissance du livre, 1968; Bernard Dort,«Condition
sociologique de la mise en scène théâtrale » (1967) in Théâtres, Éd. du Seuil, 1986.
3. L'invention de la mise en scène, dix textes sur la représentation théâtrale, 1750-1930, réunis et
présentés par Jean-Marie Piemme, Bruxelles, Éd. Labor, 1989. Il ne faudrait pas déduire de cette
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
L'hétéroclite
proposition que la mise en scène a toujours existé et qu'il y a simplement une époque monsieur-
jourdaine où l'on en fait sans le savoir. En faire en le sachant, c'est faire autre chose.
1. Spectateur considérable, François Regnault le note en passant dans Le Spectateur, Beba, 1986,
p. 81. Peut-être faudra-t-il faire un jour une histoire comparée de ces trois naissances.
2. « Causerie sur la mise en scène », Revue de Paris, 1" avril 1903. Quelques pages en sont citées
dans Esthétique théâtrale, textes de Platon à Brecht, par J. Scherer, M. Borie et M. de Rougemont, Paris,
C.D.U. & SEDES, 1982.
3. En général, celui qui proteste contre les abus de la mise en scène considère que c'est un excès
récent. Mais non, les mêmes arguments ignorants traînent depuis plus d'un siècle. Cela ne veut pas
dire qu'il n'y ait pas de mises en scène déplorables ni de triangles auteur-acteur-spectacle bizarrement
construits. Il faudrait simplement déplacer un peu les termes du débat.
LE CHAMEAU, L'OURS ET LA BELETTE
qui doivent concourir à l'illusion théâtrale se fassent des serviteurs dociles dans la
mesure que l'auteur juge à propos de leur assigner. Il faut que ces éléments divers
d'un même tout, convergeant vers un même but, se coordonnent et se prêtent un
mutuel appui1 ». On peut lire ici une version faible de la pensée de Wagner, premier
grand rêveur et théoricien de la mise en scène moderne (L'Œuvre d'art de l'avenir
date de 1850). On peut aussi considérer qu'Émile Perrin ne va pas jusqu'au bout de
son exigence en n'apercevant pas que pour la mise en scène, il faut un metteur en
scène, qu'au poète et à l'acteur il faut ajouter un tiers. L'employé du gaz, André
Antoine, prend cette place quatre ans après. Quelques-uns avaient eu l'intuition de
ce tiers, notamment Mercier, très exactement un siècle auparavant « Je ne veux ne
considérer les comédiens que comme personnages représentant, et à ce titre je ne
veux pas qu'ils soient subordonnés aux poètes, parce que tout talent subordonné perd
de son essor et de sa vigueur, mais il faut encore moins que le poète soit subordonné
à l'acteur. Si celui-ci s'établit juge, il sera à la fois juge ignorant, hautain et ridicule
(.) Il faut donc qu'il se trouve une puissance intermédiaire qui n'ayant ni les intérêts
du poète ni ceux du comédien, sache dire à l'un l'amour-propre vous a aveuglé et
à l'autre voilà ce qui est digne d'être représenté devant le public 2. » L'invention de
la mise en scène, au sens moderne du terme, est donc plutôt l'invention du metteur
en scène. Il y avait de la mise en scène avant cette « puissance intermédiaire» souhaitée
par un dramaturge visionnaire, et l'apparition du metteur en scène prend la forme
paradoxale d'un père engendré par son enfant. Ce qui nous intéresse est alors la
métamorphose de l'enfant une fois le père né.
S'il y a une intuition qui manque dans l'étude d'Émile Perrin, il y a cependant
une conscience aiguë et têtue de ce qui sera le point d'achoppement entre les
tenants de la mise en scène et leurs adversaires. Sarcey a mis le doigt dessus que
l'accessoire devienne essentiel. Certes, Perrin défendra « l'accessoire » au nom d'une
unité supérieure, mais le point reste celui-ci le théâtre manipule le divers, le
complexe, l'hétérogène. La scène qui doit être « mise » est un lieu mixte où
« l'accessoire» peut devenir « essentiel », où ce qui est « de côté » peut devenir
« central », et inversement. Tous les grands metteurs en scène se sont toujours
voulus au service des textes, mais si la pièce est bien leur « sujet », la matière qu'ils
ont à traiter, comme le musicien les sons, le peintre la substance colorée, est
l'hétéroclite. Ce qui arrive à la fin du xixe, c'est la conscience qu'il faut un artiste
spécifique pour composer cet hétéroclite. Cette conscience est corrélative d'un
autre fait la modification de la composition du public, autre hétérogénéité. Cela
s'accorde avec la remarque de Bernard Dort « Telle est donc l'hypothèse que je
propose ici chercher à l'avènement de la mise en scène non seulement des
1. Étude sur la mise en scène, lettre à M. Francisque Sarcey, Paris, Typographie de A. Quentin, 1883,
p. 13.
2. Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre ou nouvel Essai sur l'Art dramatique, Amsterdam, E. Van
Harrevelt, 1773, p. 363.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
ne voient que par les yeux de l'Auteur; au lieu qu'ils ne soupçonnent point qu'il
ait pu rien ajouter à ce qu'il dit, les remarques, qui lui ont échappé, sont saisies
par les acteurs supérieurs, et ce qui manque dans le dialogue se retrouve dans leur
jeu. Avec eux, on peut sans risque omettre ou sous-entendre. On est toujours sûr
du supplément ou du commentaire l.»» Il a existé des acteurs supérieurs avant
l'avènement de la « mise en scène », mais ce qu'elle introduit est un style de jeu
fondé sur la caractéristique que Rémond de Sainte-Albine relève. « L'acteur
supérieur» n'est plus un hasard, c'est un projet. Ce n'est plus seulement un texte
qui est mis en scène, ce sont aussi des omissions et des sous-entendus. Il suit de
cela que l'exécution juste est, par principe, unique, et que l'interprétation créatrice
est, par principe, multiple. Rémond de Sainte-Albine a été très commenté au
XVIIIe siècle et très oublié ensuite, sauf peut-être par Jouvet « À chaque époque,
pour chaque pièce, les amateurs de théâtre recommencent la conversation d'Hamlet
et d'Horatio devant le nuage qui passe C'est un chameau! Non, c'est un
ours! Non, c'est une belette. Comme les mains font des figures ou des
silhouettes d'ombre sur un mur suivant la façon dont on les place devant la
lumière cygne, chèvre, âne, cheval ou éléphant, de même une pièce de théâtre
prend des significations différentes suivant la façon dont on l'éclaire, dont on la
projette sur une scène. La mise en scène la fait barrir, hennir, bêler, miauler ou
chanter. Ces continuelles métamorphoses, cet héritage qui passe de main en main
à tout instant, cette perpétuelle dépossession et repossession d'un ouvrage de
théâtre, c'est la mise en scène. La mise en scène est un commentaire 2.» Il peut être
amusant de remarquer que cet éloge de la métamorphose en est une application,
car Jouvet, citant vraisemblablement de mémoire, se trompe la conversation n'est
pas avec Horatio, mais avec Polonius; Shakespeare n'a jamais parlé d'ours, mais
de baleine. Et qui voudra poursuivre l'enquête sur ces bévues, verra que la
conversation sur les nuages intervient à la fin de la scène où Hamlet « met en
scène » sa mère et son beau-père. Quant à la baleine, peut-être un esprit français
n'aime-t-il pas les animaux qui ne sont pas dans La Fontaine. On y trouve par
contre un ours « amateur de jardins » qui tue son ami par mégarde. Si je résume
le mouvement de cette histoire, sommaire mais représentative, de l'invention de la
mise en scène, je vois qu'au xvme siècle, un esprit solitaire appelle de ses vœux
une « puissance intermédiaire» entre l'acteur et l'auteur, qu'un autre situe le jeu
du grand acteur dans les « omissions» et les « sous-entendus» de l'auteur, qu'à la
fin du xixe siècle un « amateur» prend cette place pour accomplir cette fonction,
et qu'au xxe siècle un praticien tire de son expérience la remarque que la mise en
scène est un « commentaire ». Mille autres exemples pourraient être donnés, ils
1. Ibid.
2. Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Flammarion, 1952, p. 150.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
permettraient de soutenir que quelque chose a bien été « inventé » à la fin du xixe
et que l'on est passé d'un âge de l'exécution à un âge de l'interprétation.
Il peut être intéressant d'examiner l'invention d'un peu plus près, en lisant,
par exemple, les souvenirs d'Antoine sur ses premières années d'activité l.
Il parle très peu de mise en scène. Argent et choix littéraires sont, dans ses
souvenirs, les préoccupations essentielles. Dans une lettre à Sarcey encore
reproduite au 23 juillet 1888, il fait part de son éblouissement devant les représen-
tations données à Bruxelles par la troupe des Meininger, troupe avec laquelle on
date en Allemagne l'arrivée de la mise en scène moderne. Antoine a été frappé
il commence par cela par le traitement de la figuration. Les figurants ne sont
plus des exécutants plantés dans le décor, mais des acteurs de la troupe qui jouent
et miment leur personnage. Antoine rappelle qu'il a lui-même été figurant à la
Comédie-Française « pour voir de plus près » et il décrit une scène qui l'a
particulièrement impressionné « II y avait dans ce Guillaume Tell une autre chose
superbe le meurtre de Gessler, arrêté sur un praticable étroit, formant chemin
creux, à huit mètres au moins de la rampe, par une mendiante et ses deux enfants
qui jouaient de dos une longue scène de supplication, barrant la route de leur
corps pendant que Tell visait Gessler. Vous auriez convenu là qu'un dos montré
à propos donne bien au public la sensation qu'on ne s'occupe pas de lui et que
c'est arrivé 2.» Le jeu de dos est un des éléments qui a fait scandale chez Antoine
et ce détail est sans doute essentiel. Dans sa lettre, il associe le problème de la
figuration et le jeu de dos. Or, que voit un figurant dans le jeu traditionnel face
au public? Il voit un acteur de dos. Ira-t-on jusqu'à dire que la mise en scène
moderne est une invention de figurant ? qu'Antoine, et les autres, ont fait tourner
la scène pour mettre le spectateur en position de figurant? et qu'il s'agit d'un
nouveau type de rapport entre la scène et la salle? Dans l'esprit d'Antoine, la
justification du jeu de dos sort de ses principes naturalistes, les personnages doivent
agir comme s'ils étaient chez eux sans s'occuper du quatrième mur absent. Mais
le fait de structure est de grande conséquence l'acteur ne parle plus ni à moi ni
à un autre derrière moi, il parle à un autre acteur et introduit ainsi un personnage
qui écoute. L'adresse devient indirecte et j'entends autrement (autre chose?) si
quelqu'un écoute pour moi. Le jeu de dos bouleverse l'interlocution, change le
statut de la parole et la perception du discours.
« 25 avril 1889 En achevant sa lecture de l'Ancien, Léon Cladel m'avait dit
JEAN-LOUP RIVIÈRE
1. Ibid., p. 142.
2. Ibid., p. 139.
Edmundo Gômez Mango
D'où vient cette armée étrange et joyeuse ? En Espagne, on a cru qu'elle était
originaire de France. En France, on pensait qu'elle arrivait de l'Italie. À Rome,
on supposait qu'elle était partie de la Grèce et de l'Égypte, et peut-être, au tout
début, de l'Inde. Elle arrive toujours d'ailleurs. Elle est une armée de migrants qui
traverse les frontières pour amuser les hommes et les enfants. Dans le bruit, le
rire et la joie qui l'accompagnent, les traces de son origine ont été oubliées.
Marionnettes, mariolles, marottes, bamboches et guignols;fantoccini, burattini,
puppi et pupazzi; puppets, puppens, marionetas y tfteres cette troupe de petits
acteurs, de figurines de bois, d'os, d'ivoire, de terre cuite, de carton, de linge, aux
articulations flexibles, qui obéissent à l'impulsion des ficelles ou des ressorts dirigés
par la main habile du « montreurqui se cache, elle surgit de partout, elle se
confond avec les jouets des enfants, les statuettes religieuses, les idoles magiques,
les masques, les premiers acteurs et les formes primitives du théâtre du monde.
« Marionnette» dérive de « mariole », « mariolette» ou petite Marie, figurine
représentant la Vierge; fantoccino, fantoccio, de fante, enfant; puppet, Puppen, puppi,
comme « poupée », du latin papa, petite fille; le vocable espagnol titere, est un mot
marionnette il imite le son aigu, strident et sifflant de la voix du titiritero, le
montreur, qui faisait parler ses acteurs à l'aide du « sifflet-pratique» ou pito de la
plâtica; les sons « ti-ti» et « t-r» l'apparente à tiritar, trembler, titilante ou titilar,
proches du français « titillation » léger chatouillement et titubear, tituber. Titere
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
On les a découvertes dans presque toutes les civilisations chez les Indiens
Hopi de l'Arizona, elles figuraient des filles de Maïs sur un champ en miniature;
à l'équinoxe du printemps elles invoquaient les forces de la fécondation; de l'Inde
à l'Indonésie, et depuis le ixe siècle avant Jésus-Christ, elles ne cessèrent d'improviser
sur les thèmes des grandes épopées, le Bala-Ramayana, le Maha-Bharata; en Inde,
le directeur du théâtre est nommé Sutrad-hara, celui qui tient les fils.
1. Platon, Les lois, Œuvres complètes, Pléiade, 1950, t. II, p. 663-664. Dans la scène de la caverne,
entre les prisonniers et le feu d'où venait la lumière, derrière eux et au-dehors, il y avait une route,
barrée par un petit mur « pareil à la cloison que les montreurs de marionnettes placent devant les
hommes qui manœuvrent celles-ci et au-dessus de laquelle ils les présentent au regard du public ».
Platon, La République, ibid., p. 1101 et suiv.
LE RETABLE DES MERVEILLES
Les églises chrétiennes les accueillirent à l'intérieur des temples vers la fin du
viie siècle. Le concile quinnisexte ordonna de représenter Jésus-Christ non plus
sous des figures symboliques l'agneau ou le bon pasteur mais sous ses traits
humains. Les croix reçurent les images du Christ en relief. Et parfois, étrangement,
celles-ci commencèrent à s'animer. À Limpias, dans la province espagnole de
Santander, le Crucifié remuait les lèvres, les paupières et les yeux; l'expression de
son visage changeait. L'effet d'angoisse Unheimlich ressenti par les fidèles, parvenait
ici à son comble. La sainte Anne de Séville, devant l'extase admirative des croyants,
bougeait lentement ses mains, ses yeux, sa tête. À Dieppe, la fête de l'Assomption
les « mitouries de la mi-août » dans le dialecte anglo-normand était célébrée
avec un formidable éclat dramatique la statue de la Vierge, toute en argent pur,
reposait sur son lit mortuaire; en haut d'une tribune qui touchait la voûte de
l'église, apparaissait le Père éternel sous les traits d'un vieillard; autour de lui
voltigeaient des « anges-marionnettes », capables de véritables prodiges acrobatiques;
ils embouchaient la trompette et les sons de l'orgue semblaient sortir de leurs
instruments; ils descendaient jusqu'à la Vierge, et la portaient très lentement vers
le ciel, où elle parvenait au moment de l'adoration; les gens poussaient des cris de
joie et trépignaient d'admiration.
Au-dehors des temples, les marionnettes étaient les fidèles camarades des
jongleurs, ces artistes primitifs des scènes premières, du spectacle à ses origines; le
ménestrel nomade était musicien, chanteur, comédien, marchand d'herbes et
d'onguents, arracheur de dents, montreur de monstres et d'animaux dressés; il était
maître dans les tours d'adresse, de passe-passe, de birlique birloque; il jauglait (en
provençal bavardait) avec les mains, il jonglait avec les mots.
Peu à peu, les marionnettes abandonnèrent les églises pour se rencontrer dans
les foires des places publiques la « mariotte» vénérée au Moyen Âge se transforme
en fantoche sarcastique qui fait rire le public de la foire Saint-Germain. Elles
imitèrent les grands acteurs comiques contemporains, figures souvent boiteuses,
aveugles, ventrues, comme Jean des Vignes, Tabary et Franc-à-tripes, les ancêtres
des célèbres starts de la petite scène Arlequin, Pantalon, Polichinelle et dame
Gigogne. En Espagne, elles parcouraient les routes, portées dans les retables. Le
mot retable, qui désignait tout d'abord la planche peinte ou en relief qu'on mettait
sur un autel, fut utilisé plus tard pour nommer un petit théâtre mécanique des
images en bois, actionnées par un procédé d'horlogerie, représentaient des scènes
de la vie de Jésus ou des saints. Mondinovi, mundinuevo, totilimondi, tutilimundi,
ou titirimundi ces expressions d'origine italienne vinrent se substituer au mot
retable, qui ne s'appliqua par la suite qu'au théâtre de marionnettes ambulatoire.
En Allemagne, les Haupt-und Staatsaktionen étaient des spectacles baroques,
joués par des acteurs et par des marionnettes, pleins d'événements extraordinaires,
tirés de la mythologie, de la Bible, de la chevalerie, de l'histoire, de la féerie; ils
étaient accompagnés par des musiciens, et par Hanswurst (Jean Saucisse ou Jean
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Boudin) le bouffon indispensable pour égayer les spectateurs. Parmi ces mélodrames,
surgit l'admirable Puppenspiel du docteur Faustus, qui s'imposa comme le véritable
chef-d'œuvre de la petite scène allemande. On la jouait encore au temps de
Goethe à Strasbourg, celui-ci cachait à Herder, avec le plus grand soin, son intérêt
pour Goetz de Berlichingen et pour Faust, dont le souvenir de la pièce des
marionnettes « résonnait et bourdonnait» dans sa tête « sur tous les tons»
Pulcinella est né à Naples, et son succès international fut incomparable. Il
descendait de Maccus, personnage grotesque, bossu ithyphallique. Mais le Napolitain
n'était pas difforme grand garçon droit, bruyant, alerte, sensuel, au long nez
crochu, vêtu d'une souquenille blanche et d'un haut bonnet gris, son nom signifie
poussin, le petit d'un oiseau, le jeune poulet, quoique les figurines antiques
conservées ressemblent plutôt à un vrai coq. (Ce Pulcinella des origines, serait-ce
une version anticipée du « Petit Homme-Coq », cet enfant évoqué par Ferenczi
qui, après avoir reçu un coup de bec d'un coq sur la verge, s'identifia à l'animal
dangereux, jouait exclusivement avec des poules imaginaires, caquetait et faisait
cocorico 2?) Il devint vite le roi des burattini, les petits imitateurs du grand acteur
Burattino. Il parvint à Paris Polichinelle récupère les anciennes bosses de ses
ancêtres dans sa double gibbosité, et malgré son nom napolitain et son allure de
matamore espagnol, il incarna la fantaisie et l'humour français.
Comme l'animation des rêves, celle des marionnettes peut venir d'en haut ou
d'en bas 3. Les marionnettes animées d'en haut ont un tronc solide, auquel se
relient, par des articulations souples, la tête et les membres; elles sont suspendues
soit par une tringle fixée au sommet de la tête, soit par des fils attachés aux
épaules, les coudes, les mains, le dos, les genoux, les pieds. Ces fils se réunissent
sur un ou plusieurs bâtonnets que le joueur tient à la main. Ces marionnettes,
qu'on manœuvre bras en bas, comme les fantoccini, les marionnettes siciliennes et
liégeoises, peuvent atteindre un haut degré de perfection. Leur magie provient de
la suspension elles effleurent le sol sans s'y appuyer, elles dansent, non pas dans
l'air, mais dans la gravitation elle-même; spectrales, elles ne se tiennent que sur
ce qui les suspend leurs corps sont des pendules qui semblent avoir conquis leur
1. Goethe, Poésie et vérité, Aubier, 1941, p. 265. Parmi ses premiers souvenirs, Goethe évoque celui
d'une veillée de Noël, quand la grand-mère donna aux enfants un théâtre de marionnettes qui fit sur
le petit garçon qu'il était « une impression très forte, un grand et durable retentissement » (ibid., p. 16).
2. S. Ferenczi, « Un Petit Homme-Coq », Psychanalyse 2, Payot, 1981, et S. Freud, S. Ferenczi,
Correspondance, Calmann-Lévy, 1992, p. 349 et suiv.
3. S. Freud, « Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation du rêve », Résultats, idées,
problèmes, P.U.F., 1985, p. 81.
LE RETABLE DES MERVEILLES
propre rythme. Mais leur grâce ne leur appartient pas, elle vient de l'extérieur,
elle descend de celui qui tient les fils; elle se dessine dans leur titubation, dans
laquelle elles oscillent et se retiennent, menacées d'écroulement. Elles évoluent
pour l'oublier, et dans leur intime vacillation dans le dehors, retrouvent leur
innocence.
Ce danseur de l'Opéra de Vienne admire la pantomime des poupées; il est
séduit par leur énigme 1. Le machiniste commande, se dit-il, non pas chaque partie
des membres du mannequin, mais le centre de gravité de chacun de ses mouvements;
quand ce dernier se déplace en ligne droite, les membres-pendules décrivent des
courbes; quand il le fait, rarement, en ligne courbe, il provoque des ellipses. Le
déplacement du centre de gravité de chaque mouvement, dit le personnage de
Kleist, est « le chemin de l'âme» du danseur, et le montreur ne peut l'atteindre
qu'en dansant lui-même. Les gestes des marionnettes sont comme les logarithmes
ou l'asymptote des mouvements des doigts du montreur. L'harmonie, la légèreté,
la mobilité, l'exécution de toute action dans la souplesse, leur grâce purement
mécanique, qui semble surgir du centre même de la gravitation, sont libérés de
toute « affectation ». L'âme habite la gravité du geste; les membres, pendules morts,
s'animent en obéissant à la seule loi de la pesanteur par elle, ils deviennent légers.
Cette qualité exquise, avoue, perplexe, le personnage de Kleist, on la chercherait
en vain chez les danseurs, comme lui, en chair et en os. L'âme de la marionnette,
toute la gravité de son centre, peut se retrouver dans les vertèbres de ses reins,
quand, légère, elle se retourne au cours d'une fuite; quand ce Pâris de bois, debout
entre les trois déesses, tend la pomme à Vénus, son âme tient tout entière dans
son coude. La force qui les soulève est plus puissante que celle qui les attire vers
le sol elles ne le touchent que par délicatesse. Leur pure danse n'a plus besoin
de repos.
Les marionnettes à fils cherchèrent les beaux théâtres et les cercles d'amateurs
cultivés. Haydn composa pour elles, à la demande du prince Eszterhazy, cinq
opérettes. George Sand et son fils Maurice fondèrent, pour les accueillir, le Théâtre
des amis, qui connut un brillant succès. En Sicile, moins aristocratiques et porteuses
des tringles, elles jouent encore l'opera dei puppi, adaptation des chansons de geste
du Moyen Âge.
Les marionnettes animées d'en bas, bras en l'air, sont les plus connues et les
plus populaires. À tige, comme la marotte, mais surtout à gaine, elles n'ont pas de
corps la tête et les bras montés directement sur l'habit de tissu, c'est la main du
montreur qui les anime. Ce sont elles qui ont conquis le plus d'adeptes Pulcinella
et ses descendants, Polichinelle, Punch et sa compère Judith en Angleterre,
Cristobal Polichinela en Espagne, et Karagoz, né de l'autre côté de la Méditerranée,
Maese Pedro est un titiritero ambulant, qui parcourt les routes d'Espagne avec
son retable et son singe devin. Il porte le petit théâtre sur une charrette. Le maître
1. Pour cette évocation de l'histoire des marionnettes, j'ai suivi Ch. Magnin, Histoire des marionnettes
en Europe, Slatkine, Genève-Paris, 1981 (réimpression de l'édition de Paris, 1862). J.E. Varey, Historia
de los titres en Espafia, Madrid, Revista de Occidente, 1957. A Recoing, « Les marionnettes », Histoire
des spectacles. Encyclopédie de la Pléiade, 1965; G. Baty, R. Chavance, Histoire des marionnettes, col.
«Que sais-je? », P.U.F., 1972.
2. A. Gilles, Le jeu de la marionnette, Publications Université Nancy-II, et S. Lebovici, « À propos
de la technique des marionnettes en psychothérapie infantile. Introduction à l'étude exhaustive du
transfert analytique », Revue Française de Psychanalyse, 1950, n° 1.
LE RETABLE DES MERVEILLES
1. J.E. Varey (op. cit.) pense que les tt'teres de Maître Pierre sont très proches des puppi, les
marionnettes siciliennes, animées d'en haut, par des fils ou des cordes; mais il signale que Cervantès
recrée cette scène avec beaucoup de liberté et d'imagination.
2. L'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, traduction de L. Viardot, Garnier-Flammarion,
1969, 2 vol. El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, ediciôn y notas de L.A. Murillo, Madrid,
Castalia, 1987, 2 vol.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. Scène qui rappelle celle des cheveux de Pelléas et Mélisande, de M. Maeterlinck, qui servit de
livret à l'opéra de même nom de C. Debussy.
LE RETABLE DES MERVEILLES
timbales et les tambours retentissent. Cette fois-ci, pas de cloches à Sansuena don
Quichotte ne tient plus. Il se lève, et d'une voix de tonnerre s'exclame « Je ne
permettrai jamais que, de ma vie et en ma présence, on joue un mauvais tour à
un aussi fameux chevalier, à un aussi hardi amoureux que don Gaïferos. Arrêtez
canaille, gens de rien, ne le suivez ni le poursuivez, ou sinon je vous livre bataille. »
Sans plus attendre il dégaine son épée, et avec « une fureur inouïe » attaque l'armée
moresque, renverse les uns, pourfend les autres, coupe une tête ou emporte une
jambe. Maître Pierre, qui a failli succomber sous la décharge d'un formidable
fendant, blotti sous ses planches, supplie don Quichotte d'arrêter.
Le chevalier est hors de soi, en extase guerrière, et Sancho est saisi d'« une
affreuse terreur ». Don Quichotte, comme Roland, est devenu « furieux ». Il est
monté en colère et en scène, non pas pour jouer, mais pour délirer. Le castelet
est devenu le théâtre de sa folie.
Tout s'est écroulé le retable est par terre, ses décors mis en pièces, Charlemagne
fendu, Marsiglio gravement blessé; le singe devin s'est enfui sur le toit.
Quel signe, quelle image, quel mot a pu éveiller chez don Quichotte sa pulsion
d'agir, de passer à l'acte théâtral? Pourquoi a-t-il basculé, et avec tout le poids de
la réalité de son corps et de ses armes, du côté des marionnettes? Quelle pensée,
quelle représentation insoutenable lui a fait mettre le feu au théâtre, s'inclure dans
l'espace de la fiction pour le détruire? Don Quichotte lui-même avance une
première réponse; il récupère très vite son calme et sa faculté de jugement et
devant le désespoir de Maître Pierre parmi ses figures défaites, il reconnaît son
erreur et admet de l'indemniser. Il croit, encore une fois, qu'il a été piégé par les
enchanteurs qui le poursuivent, qui n'arrêtent pas de lui mettre devant les yeux
« les figures telles qu'elles sont» pour les changer et les transformer ensuite en
celles qu'il leur plaît. Les enchanteurs, véritables deus ex machina de l'interprétation
quichottesque de son propre roman, viennent ici nommer l'impulsion, le « raptus »,
le ravissement, qui ont déterminé le changement décisif de cette séquence le
spectateur, attentif et critique, assis au premier rang, tout près du truchement,
devient subitement un acteur du drame. On retrouve ici la folie originaire du
Quichotte le lecteur passionné de romans, ce véritable héros des lecteurs, celui
qui lisait comme tout écrivain aimerait être lu, devient, par la magie, l'enchantement
de la lecture elle-même, un héros de roman. Le spectateur de théâtre, fasciné par
le jeu de la représentation, devient acteur. Il ne s'agissait pas, cette fois, d'imposer
à une réalité prosaïque ses idéaux chevaleresques, de transformer les objets du
monde (moulins à vent, troupeaux, auberges) en objets irréels et hallucinés (géants,
armées, châteaux); il est dès le début devant des objets qui tendent à l'irréalité de
la fiction, les marionnettes qu'il a reconnues et perçues en tant que telles. C'est
son désir de l'aventure, de participer réellement à l'action du drame, qui change
subitement les masques en visages Mélisandre est Mélisandre, Gaïferos Gaïferos.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Mais surtout et avant tout, don Quichotte est don Quichotte, le héros de la
chevalerie errante. La conviction, la certitude inébranlable et folle de son identité
s'était exprimée déjà, dès les premiers chapitres, par son exclamation « Je sais qui
je suis MLe héros épique et burlesque n'est pas un autre, l'autre, comme le
diront plus tard, exprimant leur détresse et leur folie poétique, Nerval et Rimbaud.
Il est lui-même, et il ne peut l'être que dans l'aventure de ses idéaux.
Le cheval de don Gaïferos, signale Ortega y Gasset, dans son galop vertigineux,
ouvre derrière sa queue « un sillage de vide2. C'est ce vide, ce creux, ce néant,
que laissent derrière eux les amants fugitifs, qui aspirent, comme dans un « courant
d'air halluciné» la chevalerie moresque et don Quichotte lui-même. Le point de
fuite, hors scène et obscène, vers lequel semble se diriger le tourbillon furieux du
chevalier, est une scène sexuelle. Quand Maître Pierre met à prix Mélisandre
défigurée, borgne et sans nez, don Quichotte refuse de la reconnaître. La véritable
Mélisandre « est maintenant en France », holgdndose con su esposo a pierna tendida »,
« à se divertir avec son mari sous les draps» (ou jambes en l'air) signale le chaste
chevalier (il est rare d'écouter de ses lèvres une si claire évocation du coït
chevaleresque).
Tout s'est passé dans l'écurie de l'auberge, cet espace modeste, sale, rustique,
purement réel, éloigné de toute représentation poétique. Dans sa pénombre, la
petite scène du retable resplendissait, entourée par le feu des bougies. Comme un
œil brillant dans la nuit elle attire et fascine les yeux multiples des spectateurs;
comme un trou-bouche, elle avale et dévore l'attention et la curiosité du public.
La petite scène du tutilimundi n'est pas seulement l'écran sur lequel on projette,
mais le lieu de la fente, de la brèche, de la déhiscence, d'un creux vide qui aspire,
emporte et enlève la réalité des hommes et des bêtes de l'écurie, vers l'aventure
de l'imaginaire.
1. Chapitre V, lre partie; c'est la réponse de don Quichotte à Pedro Alonso, son voisin qui, l'ayant
ramassé du sol après son combat avec les marchands de Tolède, l'avait identifié comme le seigneur
Quijana.
2. J. Ortega y Gasset, Meditaciones del Quijote, Madrid, Espasa-Calpe, 1922.
LE RETABLE DES MERVEILLES
oreille, donne sa réponse; Maître Pierre la répète tout haut. C'est le singe qui a
identifié don Quichotte; celui-ci lui avait demandé «Dites-moi, seigneur devin,
quel peje pigliamo, qu'arrivera-t-il de nous l ?»Maître Pierre, après avoir écouté les
réponses de son serviteur, se jette aux pieds de don Quichotte, « le ressusciteur
insigne de l'oubliée chevalerie errante ».
On apprendra dans le chapitre suivant que Maître Pierre n'est autre que Ginés
de Pasamonte (Passemont) un des galériens, forçats du roi, que don Quichotte
avait libéré de ses chaînes. Ginesillo de Parapilla ainsi l'appelle, courroucé, le
chevalier est le paradigme du picaro, la figure romanesque qui s'oppose point
par point, dans une asymétrie parfaite, à celle du chevalier; plutôt qu'un anti-
héros, notait José Bergamin, le pfcaro est un anti-chevalier 2. Mais encore Ginés
est un écrivain; lors de leur première rencontre, il avait avoué être l'auteur de
« La vie de Ginés de Pasamonte », livre qui n'est pas fini parce que sa vie ne l'est
pas, et qui allait faire la barbe au Lazarillo de Tormes, le meilleur des romans
picaresques espagnols. Il l'avait rédigé aux galères, comme Cervantès avait écrit
une grande partie du premier Don Quichotte dans la prison de Séville. L'un vit
pour écrire les mémoires de sa vie, l'autre l'oublie pour habiter le récit de ses
aventures. Le chevalier de la Triste Figure, « s'il n'eût été requis par d'autres plus
grandes et continuelles pensées », n'eût rien aimé tant que de devenir à son tour
romancier 3. Tout au long du roman, il parle comme un livre l'homme armé est
un homme de lettres, et son éloquence magique, inoubliable, qui oblige presque
le lecteur à lire ses discours à voix haute, est la meilleure de ses armes.
La mimésis de la bête et de l'homme, des marionnettes et des acteurs, du
théâtre et du roman, le chevalier et le picaro, son reflet inversé, du lecteur qui
devient personnage, des personnages qui sont des romanciers ce labyrinthe
romanesque de miroirs suppose la présence ironique de l'auteur. Il réapparaît juste
au début du chapitre qui suit l'épisode du retable, où se dévoile l'identité de Maître
Pierre. « Cid Hamet Ben-Engeli, le chroniqueur de cette grande histoire, entre en
matière dans le présent chapitre.» Celui qui commente les entrées ou les sorties
du chroniqueur étranger de la scène de l'écriture, est un autre chroniqueur.
1. Les italianismes, fréquents au cours de ce chapitre, montreraient que l'épisode des marionnettes
est très marqué par les souvenirs du séjour de Cervantès en Italie; cf. G. Diaz-Plaja, Cuestiôn de limites,
Madrid, Revista de Occidente, 1965, p. 107 et suiv. Cette aura mimétique généralisée entre les langues,
les hommes et les bêtes annonce le risque inhérent, et peut-être démoniaque, de l'imitation; Platon
déconseillait aux « gardiens » d'imiter les femmes, les esclaves, les animaux et les bruits de la nature.
Sur le rôle de la mimésis dans l'éducation grecque, cf. W. Jaeger, Paideia, México, F.C.E., 1957, p. 617
et suiv. (version espagnole).
2. J. Bergamfn, Fronteras infernales de la poesfa, Madrid, Taurus, 1959, p. 99 et suiv. Le véritable
anti-héros est un bachelier, Sansôn Carrasco, le vainqueur du chevalier, celui qui le fera renoncer à
ses illusions. Don Quichotte le désignait comme le perpétuel trastulo, le bouffon des farces italiennes.
3. M. Robert, Roman des origines, origines du roman, Grasset, 1972, p. 186.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. A. Hauser, Historia social de la literatura y el arte, Madrid, Guadarrama, 1964, t. II, p. 388.
2. Ce sont presque les derniers mots que Cid Hamet adresse à sa plume, avant de l'abandonner,
IIe partie, chap. LXXIV, p. 504.
Guy Fihman
« Dans la scène originaire c'est l'origine du sujet qui se voit figurée.» Cette
célèbre définition, que l'on doit à Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, dit plus que
celle de Freud. La scène originaire (Urszene ou « proto-scène ») n'est pas seulement
l'observation réelle ou fantasmée du (d'un) coït parental, mais la scène de la propre
conception du sujet. Hors lieu, hors temps, cette scène-là ne peut qu'être construite.
La scène primitive tient son statut de la rencontre, dans un temps non assignable,
de deux énigmes, celle de la sexualité et celle de l'origine du sujet. En tant que
scène figurée, la scène originaire naît alors de la conjonction entre la cogitation
du sujet sur son origine et l'agitation tumultueuse du coït parental ou de l'un de
ses substituts, quelque chose comme « ils coïtent, d'où j'existe ». Toujours est-il que,
brûlante, explosive, tumultueuse, agitée, la scène de l'origine est toujours une scène
animée. Et c'est par ce caractère formel nécessaire d'animation que la scène
originaire est liée à l'autre scène, celle du rêve.
Mais comment une scène s'anime-t-elle? Cette question qui commande la
problématique des origines du cinéma, est aussi celle qui introduit à la matérialité
insaisissable du déroulement imagé du rêve (et non à son récit langagier qui
donnera matière à interprétation), évoqué déjà par Lucrèce
Bergson, dont le premier ouvrage publié est justement une édition critique du
poème de Lucrèce 2, écrit dans l'étude qu'il consacre au rêve « Les images peuvent
1. Lucrèce, De la nature, trad. Henri Clouard, Paris, Garnier, s.d. 1954, p. 249.
2. Henri Bergson, Extraits de Lucrèce, avec commentaire, études et notes, Paris, Delagrave, 1883.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
dès lors se précipiter, s'il leur plaît, avec une rapidité vertigineuse comme le
feraient celles du film cinématographique si l'on n'en réglait pas le déroulement 1. »
La parenté visuelle entre rêve et film (ou cinéma) a été depuis longtemps déjà
surabondamment relevée, sur les deux versants psychanalytique et cinématogra-
phique2 de cette relation réversible. Dire film pour rêve est devenu un lapsus si
banal qu'Henri Langlois pour sa part avait décidé que ce « lapsus» n'en était pas
un « le film de mon rêve », c'est par cette formule qu'il évoquait le récit de ses
songes ou cauchemars, dont sa correspondance est émaillée 3. Dès le début des
années 30, Ilya Ehrenbourg pouvait intituler son essai critique sur le cinéma Usine
de rêves 4. Au-delà des commentaires, la ressemblance entre film et rêve a favorisé
dans les années 20 une production filmique spécifique, soit pour porter la psycha-
nalyse à l'écran 5, soit pour réaliser « de véritables productions surréalistes6 ».
Cependant dès 1897-1898, on trouve au catalogue de la Star-Film de Georges
Méliès les titres suivants Un rêve d'artiste, Un rêve d'ivrogne, Le rêve de l'astronome.
En fait le premier rêve présenté à l'écran est même antérieur au Cinématographe,
qui commence sa carrière publique le 28 décembre 1895. Or, depuis janvier 1895,
au musée Grévin où est installé son Théâtre Optique, Émile Reynaud présente
dans son nouveau programme de Pantomimes lumineuses Un rêve au coin du feu.
Cette bande (aujourd'hui détruite) faite d'images peintes et dont la projection durait
une douzaine de minutes, présentait à l'écran le rêve d'un fêtard, endormi devant
un feu de cheminée, dont les flammes forment un écran sur lequel sa vie passée
va défiler tout petit dans un berceau auprès duquel sa mère est assise et le berce;
plus grand, filant à bicyclette; dansant dans un bal; agenouillé aux pieds d'une
femme; recevant d'un rival un soufflet sur la joue, dont le bruit le réveille 7.
Avant Freud et avant Lumière, la relation rêve/film, déjà présente, s'énonce
1. Henri Bergson, « Le rêve », L'énergie spirituelle, Paris, P.U.F., 1919, p. 106; Œuvres, Paris,
P.U.F., 1970, p. 895. Dans la communication sur « Le rêve » faite par Bergson en 1901, la métaphore
cinématographique reste implicite.
2. Voir Le travail du film, « Psychanalyse et cinéma », Paris, n° 1, 1970. « Il semble que les images
mouvantes aient été spécialement inventées pour nous permettre de visualiser nos rêves », Jean Tedesco,
« Cinéma-expression », Les cahiers du mois, « Cinéma », n° 16/17, Émile-Paul Frères, 1925, p. 25. « Le
cinéma ressemble sous beaucoup de rapports au rêve », Otto Rank, Don Juan, Une étude sur le double,
texte écrit en 1914, trad. fr. S. Lautman, Paris, Denoël et Steele, 1932, p. 11.
3. Henri Langlois et Maria Adriana Prolo, Le dragon et l'alouette, correspondance 1948-1979, Museo
Nazionale del Cinema, Turin, 1992, voir les années 1953-1957.
4. Ilya Ehrenbourg, Usine de rêves, Paris, Gallimard, 1939.
5. Voir Le travail du film, « Psychanalyse et cinéma », Paris, n° 1, 1970; et Patrick Lacoste, L'étrange
cas du Professeur M., Paris, Gallimard, 1990.
6. René Allendy, « La valeur psychologique de l'image », L'art cinématographique, n° 1, Paris, Alcan,
1926, p. 103.
7. Description reprise de Maurice Noverre, Émile Reynaud, sa vie et ses travaux, Brest, imprimé
pour l'auteur, 1926.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES
1. Alfred Maury, Le sommeil et les rêves, Paris, Didier (1™ éd. 1861), 4° éd. 1878, p. 169.
2. Lerebours et Secretan, Catalogue des instruments, Paris, 1853, p. 27.
3. Hervey de Saint-Denys, Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867; rééd. Paris,
Tchou, 1964, p. 187.
4. Ibid., p. 372.
5. Ibid., p. 176.
6. Ibid., p. 85.
7. Ibid., p. 89.
8. Ibid., p. 85.
9. Ibid., p. 85.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
de formes sensibles [.]capables d'enfanter les composés les plus étranges », il note
que « Grandville avait eu le sentiment de ces mutations capricieuses, quand son
crayon nous montrait une série graduée de silhouettes ».
Ce qu'Hervey de Saint-Denys, qui évoque par ailleurs « les nombreux dessins
coloriés du journal de (ses propres rêves) », va chercher chez un illustrateur tel que
Grandville (qu'il cite à trois reprises), c'est la présentation imagée du déroulement
de tout un rêve, ce que la machinerie optique d'images de son temps n'offre pas
encore, et dont les plus beaux exemples sont donnés par les deux compositions de
Grandville reproduites ici.
Ces « deux dessins étranges, les derniers que Grandville ait mis sur bois2 »,
ont fasciné depuis leur parution en 1847, par « la nouveauté et la difficulté de cette
succession de transitions harmonieuses de lignes et de formes », mais aussi par
l'objet même de ces compositions « Quel sera notre titre? s'interroge Grandville
Métamorphoses dans le sommeil? Transformations, déformations, reformations des
songes? Chaîne des idées dans les songes, cauchemars, rêves, extases, etc. ?Ou bien
Transformations harmoniques dans le sommeil? Mais voici le vrai titre, je crois
Visions et transformations nocturnes 3.» C'est donc autant le rêve que son déroulement
imagé qui sont visés « Jusqu'ici jamais, je crois, dans aucun ouvrage d'art le rêve
n'a été ainsi compris et exprimé (excepté dans Un autre monde, oeuvre récente peu
connue de votre serviteur) », ajoute Grandville, qui n'a jamais été démenti 4.
D'emblée, l'innovation formelle est reconnue comme singulière, étrange,
mystérieuse. Pourtant le jugement des contemporains est sévère. Car la visée même
de ces compositions, vouloir non seulement exprimer, mais aussi comprendre les
rêves, et, plus encore, les expliquer par le dessin, est tenue pour un projet
proprement insensé, qui sera même l'argument décisif pour accréditer la folie dans
laquelle Grandville aurait sombré avant de mourir « Une sorte de vertige s'empara
de son esprit égaré, écrit Charles Blanc. Déjà il avait imaginé de trouver une logique
à ses rêves. Il essaya dans le Magasin pittoresque de montrer la filiation des idées les
plus disparates, les plus monstrueuses; il voulait ressaisir le fil de la raison dans le
1. Charles Blanc, « Grandville », Les artistes de mon temps, Paris, Firmin-Didot, 1876, p. 310 (texte
paru en 1854 en préface à la réédition des Métamorphoses du jour).
2. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français(1857), Œuvres, Paris, Seuil, 1968, p. 384.
3. Op. cit., p. 390.
4. Op. cit., p. 384.
5. Théophile Gautier, cité dans « Grandville », préface anonyme, Les étoiles, Paris, Gonet, s.d.
(1849), p. v.
6. Jules Champfleury, La caricature moderne, Paris, 1865, p. 292.
7. Georges Bataille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, vol. 1, p. 188 (texte paru en
septembre 1929).
8. Robert Desnos, Écrits sur les peintres, Paris, Flammarion, 1984, p. 188.
9. Ibid., p. 118 (texte de 1929).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
il n'est pas indifférent que ce soit par ces Deux rêves que l'intérêt pour Grandville
resurgisse.
Pour Germaine Decaris qui, sous l'intitulé « Un précurseur », consacre en
1931 une de ses chroniques cinématographiques à Grandville, c'est « le cinéma
[qui] a répandu un jour subit sur [ses dessins et] plus précisément ces visions et
transformations qui contiennent en un raccourci alors inévitable tout ce que
l'écran exprime lorsqu'il se laisse entraîner vers le fantastique1 ». Avec Pierre Mac
Orlan, Grandville devient « le précurseur », selon le titre même de l'étude qu'il lui
consacre en 1934, dans laquelle il observe que « Grandville fut peut-être le premier
de tous les dessinateurs à donner à la vie larvaire des songes une forme raisonnable2 ».
Pierre Mac Orlan s'insurge contre les jugements lapidaires portés sur l'œuvre de
Grandville, souligne son génie d'invention que « l'art cinématographique vient
naturellement prolonger» en pensant « aux premiers films de Méliès et aux plus
récents de Walt Disney ». Car il y a dans l'œuvre de Grandville « tous les éléments
d'un film cinématographique [.]sujet qui est peut-être la raison essentielle de cet
essai3 ». Grandville et notamment ses Rêves vont ainsi apparaître comme les
précurseurs du surréalisme, du cinéma d'animation et de l'interprétation des rêves,
et de là deviennent matière à psychanalyse.
leur contenu latent qui était ignoré de Grandville puisqu'il s'agissait de sentiments
refoulés »
C'est aussi une approche interprétative qui sous-tend les deux articles récents
consacrés aux Rêves de Grandville, l'un de Philippe Kaenel 2, l'autre de Gérard
Bonnet 3, qui adoptent des démarches symétriques. Le premier, historien d'art et
spécialiste de Grandville, prend appui sur des lectures psychanalytiques pour
interpréter ces rêves, tandis que le second, psychanalyste (qui ne considère que la
première composition qui devient le rêve de Grandville), invoque pour son analyse
les rangs de figure de Lyotard. Tous les deux aboutissent à un résultat comparable.
Les dessins de Grandville sont tenus par l'un pour des « rêves illustrés », et par
l'autre pour un rêve « mis en oeuvre » rêves réels ou réélaborés, ou même
hypothétiques, dont l'interprétation doit en tous les cas mettre à jour un sens ignoré
de Grandville.
Dès lors ce sens va être cherché, au-delà des dessins de Grandville et du texte
qui les accompagne, dans les événements dramatiques de sa biographie, notamment
la mort accidentelle peu de temps auparavant du dernier fils de son premier
mariage, alors que Grandville était lui-même appelé par les siens du prénom du
frère né et mort avant sa propre naissance 4. Ainsi, pour Philippe Kaenel « Le
décès du petit Georges, le dernier enfant de sa première femme Henriette, qui a
provoqué la mort de celle-ci, constitue l'élément clef de l'interprétation. [.]Le
meurtre qui illustre le premier rêve fusionne plusieurs événements de la vie de
Grandville », à la fois meurtrier et victime, en suscitant « ces angoisses morbides
que Grandville subit sans pouvoir remonter à leur source (la mort du frère et
double, Adolphe 5) ». Quant à Gérard Bonnet, c'est « dans le drame de la mort du
frère né avant lui et dont il a usurpé le prénom, bien plus que dans celui de la
mort de sa femme et de ses enfants », que s'enracine le sentiment de culpabilité
de Grandville, car « tout se passe comme s'il les avait désirées, provoquées, méritées
du fait qu'il a bravé l'interdit, l'interdit de l'inceste en particulier6 ».
Outre les complexes d'Œdipe, de culpabilité et de castration (maternelle,
paternelle, et aussi du sujet), Grandville serait ainsi victime d'un « complexe de
Caïn7 », et ces deux critiques se rangent à l'hypothèse émise précédemment par
1. Ibid., p. 42.
2. Philippe Kaenel, « Les rêves illustrés de J.-J. Grandville (1803-1847) », Revue de l'art, 2e trim. 1991.
3. Gérard Bonnet, « Comment analyser un rêve mis en oeuvre ? À propos du célèbre rêve de
Grandville », Psychanalyseà l'université, n° 63, P.U.F., 1991.
4. Ces détails ont été donnés par l'un des premiers biographes de Grandville Clogenson,
L'Athenaeum français, nos 11 et 12, Paris, 1853, p. 250; le rapprochement avec le premier rêve est dû à
Annie Renonciat (cf. note 1, p. 266).
5. Philippe Kaenel, op. cit., p. 58-59.
6. Gérard Bonnet, op. cit., p. 103.
7. Philippe Kaenel attribue cette expression à Werner Spiess, op. cit., p. 57.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. Annie Renonciat, La vie et l'oeuvre de J.-J. Grandville, Paris, ARC-Vilo, 1985, p. 285.
2. Édouard Charton, « J.-J. Grandville », L'Illustration, n°213, Paris, 1847, p. 49.
3. Grandville, Un autre monde, Paris, Fournier, 1844, p. 86.
4. Op. cit., p. 293 (souligné dans le texte).
5. Édouard Charton, « J.-J. Grandville », Magasin pittoresque, Paris, 1855, p. 358.
6. Op. cit., note 2, p. 50.
7. Walter Benjamin, Paris, capitale du x/x' siècle, le livre des passages, Paris, Cerf, 1989, p. 850.
8. Op. cit., pl. h.-t. entre p. 8-9 et p. 22.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES
formel, comme dans la tradition cinématographique, est de toutes les façons une
amputation, une méprise qui empêche d'en saisir la portée. En outre l'oeuvre, que
forment ensemble ces Deux rêves, est un projet déjà ancien, puisque selon la
correspondance échangée entre Grandville et l'éditeur du Magasin pittoresque, il
remonte au moins à 1840, c'est-à-dire sept ans avant leur publication, et qu'il y est
toujours fait référence aux « rêves » au pluriel'. Grandville voulait réserver ses
meilleurs dessins à son Autre monde « Croyez-vous que l'on rêve toujours à de
semblables rêves?» écrit-il, plaisantant à demi, en 1841 à Édouard Charton, en
mentionnant les rêves parmi « tous les croquis qu'il lui a fait voir dans le temps,
et que l'ouvrage nouveau exigera2 ». L'interruption de la publication des livraisons
d'Un autre monde, laissera de la matière pour ces rêves qui sont comme une suite
de cet ouvrage, auquel d'ailleurs Grandville se réfère explicitement dans le
commentaire des Deux rêves. L'ancienneté du projet et des premiers croquis des
Rêves montre donc qu'on ne peut les interpréter simplement à la lumière des
derniers événements de la vie de Grandville.
Au contraire, le thème du rêve, qui comporte aussi bien la série rêve, rêverie,
cauchemar, songe, extase, etc., traverse toute l'oeuvre de Grandville comme objet,
mais aussi comme processus même de son mode de création 3. Et c'est donc plus
à son œuvre qu'à sa vie, que ces dessins de rêves doivent renvoyer, si l'on accorde
à Grandville d'avoir voulu confier à son crayon le soin d'exprimer et d'expliquer
la chaîne des idées dans le songe.
1. J.-J. Grandville et Édouard Charton, « Correspondance », publiée par Philippe Kaenel, Gazette
des Beaux-Arts, Paris, février 1990.
2. Op. cit., p. 91.
3. Voir notamment le récit de l'épisode de la rêverie à la guitare et « le rêve dont la peinture fait
rêver » Charles Blanc, op. cit., p. 281; Clogenson, op. cit., p. 252; Édouard Charton, Magasin pittoresque,
1857, p. 112.
4. L'original est conservé à la Bibliothèque municipale de Nancy; le texte en a été publié dans
Grandville, dessins originaux, Catalogue de l'exposition, Nancy, 1986; c'est cette transcription (à la seule
exception du titre) que nous suivons et donc l'orthographe de Grandville.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. Cette précaution n'était pas inutile puisque de très nombreux dessins originaux de Grandville
ont été détruits par un héritier; op. cit., p. 1; par « Lafontaine », Grandville désigne l'édition des Fables
qu'il a illustrée.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 6.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES
1. Ibid., p. 3; dessin et gravure sont reproduits sans commentaire à propos des différences dans le
texte d'Annie Renonciat, op. cit., p. 168.
2. Ibid., p. 170.
3. Voir Ambroise Firmin Didot, Essai sur l'histoire de la gravure sur bois, Paris, 1863, p. 277-283.
4. Op. cit., note n° 60, p. 169.
5. Catalogue Nancy, op. cit., p. 390.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
et multiplie des mains suppliantes », puisque la peine prise au travail est en fait
« le moindre des maux » pour Grandville, car dit-il « C'est alors qu'il me restait
à subir la plus cruelle horrible des tortures », à savoir passer entre toutes les
mains qui interviennent, au propre et au figuré, entre le dessin et la gravure telle
que finalement imprimée
Ces crimes que sont les distorsions et les détériorations appellent réparation
et la fontaine se transforme en attributs de la justice, glaive puis balance, dont un
plateau devient un œil. Cette « bizarrerie inexplicable », selon le texte de Grandville,
renvoie à un autre aspect important de la carrière du dessinateur, sa période de
caricaturiste politique auquel Charles Blanc rend à juste titre hommage, en rappelant
notamment Les faux dieux de l'Olympe, assemblée dans laquelle le ministre de la
Justice est représenté sous l'aspect de « la déesse Thémis n'étant que borgne là où
il convient d'être aveugle2 ». Cet œil unique, associé à la main de la justice, fait
aussi écho à l'expression « l'œil et la main du maître », que Grandville adoptait
pour caractériser sa propre vigilance, au cours des opérations de transformation de
ses dessins en illustrations. Que l'œil qui « s'agrandit épouvantablement» provienne
aussi de l'abcès à la paupière qui affecte Grandville à cette époque est vraisemblable,
mais l'œil scrutateur évoque tout autant celui de l'oracle de la fable, qui observe
impitoyablement l'impie qui ne peut lui échapper.
La deuxième phase de ce premier rêve est celle de la vengeance « humaine
ou divine », dont « l'instrument est la mâchoire armée avec des dents en forme de
couteau » l'outil du graveur se retourne contre le coupable pour lui faire subir
une amputation à l'image de son crime, sous le regard de « mille yeux de la foule
attirée par le spectacle du supplice », et qui sont comme le ressort du rêve. L'œuvre
à succès de Grandville, tenue même pour son chef-d'œuvre, n'est connue que sous
une forme censurée et détériorée.
Mais le rêve ne s'arrête pas là, « à son plus haut degré d'horreur », car ce
singulier cauchemar est un rêve qui finit bien. En effet, la fontaine apparaît encore,
mais verse cette fois « les larmes du repentir » consolation promise par les albums
des dessins originaux du « Lafontaine» qui comportent tous « ces repentirs, ces
variations de la plume et la pensée de l'auteur ». Cette deuxième phase du rêve
contient elle aussi toute une série de renvois à l'œuvre de Grandville, à commencer
par « la fontaine des larmes» des Petites misères de la vie humaine, dans laquelle
une fontaine à visage humain est munie de deux robinets plantés à la place des
yeux par lesquels les larmes coulent à jets continus; la colonne brisée rappelle
celle du frontispice du « Lafontaine », gravé par Sears, qui y a mis son nom en
trop bonne place, etc. Quant au « dernier trait » qui provoque le réveil heureux, la
croix lumineuse, c'est l'espoir d'une gravure parfaite pour « cette nouvelle édition
du Lafontaine illustré », que Grandville espère « un jour, après ma vie », et qui lui
rendrait justice 1. Le mouvement ambigu, ascendant ou descendant, de cette croix
qui termine en clair la composition comme elle avait commencé en sombre, étant
aussi une incitation à reparcourir cette forme inédite de présentation d'un rêve.
« À mon avis, écrit Grandville, on ne rêve aucun objet dont on ait eu la vue ou
la pensée lorsque l'on était éveillé, et c'est l'amalgame de ces objets divers entrevus
ou pensés, à des distances de temps souvent considérables, qui forme ces ensembles
si étranges, si hétéroclites des songes »
Dans le champ du cinéma, la différence formelle entre les deux rêves a été,
sinon analysée, du moins pressentie, notamment par Marcel Lapierre, dans la
mesure où le premier rêve est tenu pour un scénario tandis que le second
1. Ibid., le passage souligné par nous est omis par Annie Renonciat, op. cit., p. 282.
2. Clive F. Getty, Catalogue d'exposition, op. cit., p. 388.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES
À la même époque que les Deux rêves, Grandville compose son épitaphe
« Il anima tout, et, après Dieu, fit tout vivre, parler ou marcher;
Seul, il ne sut pas faire son chemin 3.»
Grandville est contemporain des premières synthèses graphiques du mouve-
ment le Fantascope ou Phénakitiscope de Plateau, le Stroboscope de Stampfer et
le Zootrope d'Horner apparaissent en 1833-1834. Mais ce n'est pas cette forme
appareillée de mouvement qui l'intéresse. On connaît son goût pour les spectacles
d'ombres (dites chinoises), dont son œuvre porte des évocations multiples et des
variations ingénieuses, alors qu'on y chercherait en vain une quelconque trace des
premiers dessins animés par les nouveaux jouets scientifiques. D'ailleurs il y insiste
dans sa lettre-préface « Quant à l'expression à la justesse du mouvement et c'est
là ma prétention, je n'ai jamais suivi personne et peu de peintres, peu d'artistes
m'ont satisfait sur cette partie capitale de toute œuvre d'art 4.» Le mouvement
recherché est cette attitude saisie au vol mais figée, ce dynamisme immobilisé, que
peintres et sculpteurs chercheront à rendre tout au long du xixe siècle jusqu'à
Rodin pour qui le mouvement vrai est dans la peinture ou la sculpture 5. Tandis
que, parallèlement, la photographie instantanée s'efforcera de saisir le mouvement,
et la concrétisation du cinéma apparaissant alors comme le passage de la photo-
graphie du mouvement à la photographie en mouvement.
Grandville, grand animateur après Dieu « Cherchant, creusant, descendant
toujours, comme un mineur intellectuel, il ne tendait à rien moins, de toutes les
forces de sa pensée, qu'à faire jaillir la vie de toute chose, à tirer de toute surface
l'intelligence cachée qui meut la matière, à animer, à humaniser, pour ainsi dire,
tous les objets de la création et de l'univers visible 6.» Ainsi anime-t-il tout,
1. Marcel Lapierre, Les cent visages du cinéma, Paris, Grasset, 1948, p. 310.
2. Paul Gilson, Merveilleux, Paris, Calmann-Lévy, 1945, p. 1-8; Pierre Boursaus, «Un film de
Granville?(sic), St. Cinéma des Prés, n° 1, Paris, 1949; Jean-Christophe Averty et Michel Laclos,
« Grandville et le cinéma », Bizarre, n° 2, Paris, 1953, etc.
3. Clogenson, op. cit., p. 275.
4. Op. cit., p. 5.
5. Auguste Rodin, L'Art, Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911, p. 69-101.
6. Édouard Charton, op. cit., note n° 50, p. 50.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
animaux, plantes, objets les plus divers, jusqu'aux notes de musique qui, sans perdre
leur valeur musicale, deviennent des personnages évoluant dans et entre les lignes
de la portée, « se courbant en ré, se levant en si, et jouant par leurs gestes une
sorte de mélodie en action1 ». Animer l'inanimé, humaniser les animaux, mais
aussi animaliser les humains « Grandville a rendu l'homme inséparable de l'animal,
il les a soudés l'un à l'autre 2 », observe Charles Blanc. Pour ce faire, Grandville
va puiser du matériel dans les travaux de Cuvier, Gall, Camper et Lavater.
Un exemple mérite une attention toute particulière, celui, élaboré à partir de
La Physiognomonie de Lavater, dont une nouvelle édition est donnée en 1841, qui
se termine « Sur les lignes d'animalité », passage illustré par 24 figures réparties en
« trois planches qui contiennent la preuve, écrit Lavater, de ma théorie d'évolution.
La simple transition d'une tête de grenouille à celle de l'Apollon, qui, lorsqu'on
ne compare que la figure n° 1 et la figure n° 24, semble presque impossible, du
moins sans un effort extrême, sans un véritable salto mortale, se montre et se
développe, en quelque sorte, ici d'elle-même, et d'une manière si évidente, que
notre étonnement provient moins du caractère extraordinaire que du caractère
naturel (de) notre propre sentiment3 ».
Cette « fantaisie » est publiée sans titre en 1844 dans le Magasin pittoresque,
signée de Grandville et sans nom de graveur. Cette composition est accompagnée
d'un court texte non signé, mais tiré d'une lettre de Grandville par Édouard
Charton, dans lequel il est dit que l'auteur « prétend qu'à l'aide du même procédé
il ferait subir avec autant de facilité la même transformation aux plus belles de
nos lectrices, en variant toutefois les résultats »; et aussi que l'auteur croit devoir
« ses succès à ce secret qu'il nous livre aujourd'hui1 ».
Comment nommer ce secret de la représentation par étapes de tout mouvement
métamorphique ? Chronographie évolutive ? « Cinéma inanimé », selon l'expression
proposée par René Clair pour désigner les bandes dessinées dont les cadres successifs
évoquent les images arrêtées du film 2 ? Mais ici le mouvement est induit et se
produit en suscitant même l'étonnement qu'il se produise et rende naturel
l'extraordinaire. Il faudrait alors dire cinéma pré-animé ou cinéma presque animé,
ou simplement ciné-graphie.
Le moment où Grandville livre ce premier secret du procédé ciné-graphique
des transitions métamorphiques, est celui de la parution d'Un autre monde, dans
lequel cette méthode sérielle des évolutions va commencer de se déployer en
planches synoptiques Apocalypse du ballet et Métamorphoses du sommeil, procédé
qui culminera dans les compositions des ciné-rêves.
Ce sont des rêves pour servir à la description du rêve. Habillés en rêves types de
meurtre ou de vol, ils renferment les plus profonds désirs de l'artiste Grandville.
Pour lui, la série continue songe-rêve-cauchemard-rêverie-extase-hallucination- cons-
titue la source de son imagination. C'est là le secret de son art qu'il veut montrer en
démontrant visuellement la communauté de procédures entre rêve et imagination,
en forme de ciné-graphie. « J'ai imaginé des monstruosités gracieuses, confie-t-il à la
même époque à Clogenson, mais je n'invente pas, je ne fais qu'associer des éléments dis-
parates, et enter les unes sur les autres des formes antipathiques ou hétérogènes 3. »
Grandville a insisté sur le fait que ses dessins de rêves sont une succession,
non pas d'images, mais de transitions de formes la scène originaire commune de
la présentation visuelle des processus oniriques et de la ciné-graphie et peut-être
aussi le ressort de cette autre monstruosité gracieuse qu'est la scène primitive,
action imaginante faite de formes antipathiques et hétérogènes, naturellement
extraordinaire.
GUY FIHMAN
L'amour étranglant
« Une fois j'ai mis une araignée dans sa toile avec un perce-oreille. Ensemble
ils se battaient jusqu'à la mort. C'était atroce. J'aimais aussi voir les araignées
étrangler les mouches avec leurs fils. »
Il évoque ensuite d'autres luttes entomologiques dont il avait été le metteur
en scène dans son enfance, scènes primitives à l'échelle d'insecte, où l'écrasement,
l'étranglement, la piqûre mortelle jouaient leur rôle inexorable. Excité et angoissé
à la fois, l'enfant maîtrisait de son mieux son fantasme, imprégné d'une inexprimable
épouvante, de ce qu'était pour lui l'amour entre ses parents.
L'importance de l'étranglement comme mode de relation sexuelle surgissait
dans le discours associatif de Paul de diverses façons. Adolescent, il « étranglait»
sa verge pour se masturber. De temps à autre, il faisait référence à un roman qui
l'avait fort impressionné, dans lequel le personnage principal étranglait des femmes
« L'étranglement, c'est presque une caresse.» Derrière la relation étrangleur-
étranglé qui excitait son imagination érotique se dessinait, comme une ombre
chinoise, celle de l'étrangleuse, source cachée d'une angoisse profonde s'infiltrant
dans la psyché de Paul pendant tout acte sexuel, mais ne venant à la surface du
conscient que cinq ans après le début de notre voyage analytique. La terreur du
« vagin étrangleur » a été déplacée, parmi d'autres constructions défensives, sur une
phobie des araignées, tandis que le désir de faire l'amour qui n'induisait aucun
recul, aucun symptôme sexuel, se révélait être étroitement lié à des éclosions
psychosomatiques.
Le fantasme insoupçonné de la scène primitive, dans sa version la plus
archaïque, d'un corps à corps fusionnel et mortifère, se traduisait par des allergies
de la peau et par des poussées d'ulcération gastrique. L'espace de l'altérité tout
comme l'espace transitionnel semblaient n'avoir jamais pu se constituer. À la place,
il y avait « un corps pour deux », scène primitive des parents combinés, amalgame
dans lequel l'un étranglait l'autre. Mais dans l'organisation somatopsychique de
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Paul, tout se passait comme si la peau enragée et l'aire gastrique faisaient fonction
d'objet transitionnel mettant ainsi une barrière contre le danger d'un double inceste,
contre la colère clastique et corporelle du psychisme infantile. Ainsi s'ouvrait une
voie de décharge de tensions cruelles, offrant une sortie somatique de l'impasse
affective devant chaque événement apte à le renvoyer à son désir d'enfant pour sa
mère.
Dans la suite de la séance, Paul délaissa subitement ses souvenirs de jeux
d'insectes pour évoquer sa vie sexuelle.
« Je constate depuis quelque temps que lorsque j'ai envie de faire l'amour et
que ma femme me refuse, ça me donne de l'urticaire autour des parties génitales. »
« Comme si vous faisiez de l'urticaire à la place de faire l'amour ?»
Il enchaîne en disant que cet urticaire peut venir aussi à la place d'un désir
de se masturber. Cette association était lourde de sens en ce que son père, durant
son enfance et son adolescence, l'avait continuellement menacé si jamais il cédait
au désir de toucher son sexe pour le plaisir. Il était probable que les fantasmes
érotiques du petit garçon autour du sexe et du corps maternels étaient liés à ses
éclosions dermatologiques, mais Paul ne m'avait jamais donné des associations dans
ce sens.
L'amour cannibale
étant enfant, et sa façon de retenir son souffle quand elle passait dans certains
lieux de la maison, comportement qui, me semblait-il, pouvait être lié à ses crises
d'asthme. Il y avait aussi des odeurs spécifiques qu'il ne fallait pas sentir sous peine
de déclencher des réactions allergiques. Constamment attirée par l'odeur des
crustacés, elle essayait d'en déguster de temps à autre mais toujours au prix d'une
explosion cutanée catastrophique.
En réfléchissant à ces éléments, à l'importance extrême qu'avait pour Georgette
l'odorat, j'en suis venue à me rappeler que tous les nourrissons cherchent le sein
maternel tout d'abord à travers leur sens olfactif. Chacun reconnaît sûrement très
tôt l'odeur du sexe maternel et sans doute distingue également ses deux parents
par leur odeur. Vu la relation apparemment très perturbée que Georgette entretenait
avec sa mère dès sa plus petite enfance, je faisais l'hypothèse d'une vulnérabilité
alimentaire (liée à l'odorat parmi tous les autres points de repère signifiants attachés
au corps maternel) et qui avait dû s'organiser précocement. Mes observations
cliniques avec d'autres analysants allergiques m'ont aussi amenée à constater que
les allergènes se révélaient souvent être des odeurs, des goûts et des sensations
tactiles qui étaient avidement recherchés dans l'enfance avant d'être contre-investis
plus tard car liés à la relation précoce perturbée.
Pour revenir à Georgette, quelques semaines avant les vacances d'été, époque
toujours propice à ses éclosions dermatologiques, nous suivions la piste de l'angoisse
ressentie par elle après le rêve de la moule. J'ai essayé par des interventions diverses
de reconstruire les désirs de la petite fille en elle qui avait peut-être voulu sentir,
toucher, goûter le sexe maternel, comme moyen incorporatif de devenir elle, de
posséder son sexe, ses secrets féminins et le contenu imaginé de son corps, surtout
l'accès au père et à son pénis. Sur ces hypothèses flottantes nous nous sommes
quittées pour les six semaines des vacances d'été.
À son retour Georgette se jeta sur le divan pour m'annoncer d'une voix
triomphante « J'ai quelque chose d'important à vous dire. Je n'ai plus d'allergies!
Pendant les vacances j'ai mangé de tout. tout ce que contient la mer. des huîtres,
des moules, des praires, des langoustes. quel festin!! Et j'ai même mangé des
fraises et des framboises. j'ai pensé aux fruits défendus les fruits de ma mère,
ses seins, son sexe, ses bébés, qu'une petite fille en moi avait envie de dévorer. je
ne sais pas pourquoi l'idée m'a tellement effrayée pendant tant d'années.»
Après un long silence elle enchaîne « Un jour je parlais avec mon mari de
tout ça avec l'intention de lui dire combien j'aimais maintenant les fruits de mer,
mais la phrase qui m'a échappé était Comme j'aime les fruits du père! » J'ai
invité Georgette à explorer davantage l'idée que les fruits défendus appartenaient
autant au père qu'à la mère. Ma remarque eut pour effet de faire surgir un souvenir
subitement retrouvé.
« Incroyable que j'aie pu oublier combien mon père adorait les poissons et les
crustacés. Tiens, cela me rappelle quelque chose. J'avais peut-être trois ans. Je
SCÈNES DE LA VIE PRIMITIVE
regardais mon père, fascinée parce qu'il mangeait des moules. Je le vois encore,
en train de séparer les deux. heu. les deux petites parties. J'ai failli dire les
deux petites lèvres Et après les avoir séparées il a mis une goutte de citron
dedans. Et puis il m'a offert la moule. Je l'ai avalée avec délice! Comment ai-je
pu oublier que les fruits de mer, c'était la grande passion de mon père? C'était
son territoire spécial! »
J'ai écouté, fascinée à mon tour par ce père qui ouvre les lèvres de la moule
afin de déposer sa goutte de citron, tandis que Georgette parlait de sa « passion»
et de son « territoire spécial ». J'ai décidé d'interpréter la scène primitive qu'elle
venait de me dessiner avec la vision d'un petit enfant.
« Les petites lèvres de la moule et la goutte de citron. est-ce une image de
vos deux parents ensemble? »
« Je me sens confuse. Tout se mélange dans ma tête.»
« Père et mère ? »
« Oui! Et cette odeur spéciale! Mon père avait une odeur qui me faisait
peur. Ça aussi, j'avais oublié.»
Après un long silence je lui demande ce qui l'arrête. Avec difficulté et embarras
elle dit avoir pensé que son père qui aimait tant les poissons sentait le sexe féminin;
et encore plus difficile était la notion que la semence de l'homme « sentait la
crevette ». Les fruits interdits se sont transformés enfin en mots et en pensées
défendus.
J'ai rappelé alors à Georgette combien les odeurs l'ont persécutée toute sa vie.
Peut-être ne pouvait-elle pas « sentir» les odeurs sexuelles et ce à quoi elles
renvoyaient à ses deux parents en train de faire l'amour. Est-ce dans les fruits
de mer que se mélangent les deux sexes?
« Oui, oui! C'était l'odeur de mes deux parents toujours au lit ensemble,
l'odeur de leur chambre qu'il fallait éviter!»
Ainsi, pour la première fois en sept ans d'analyse, Georgette en était venue à
reconnaître que ses parents, pendant des années, dormaient ensemble. Les fantasmes
jusqu'ici irreprésentables pour sa psyché étaient signifiés par le goût des framboises
et des fraises (associé éventuellement au corps maternel), tandis que l'odeur des
poissons et des fruits de mer (liée par métonymie au corps et à la chambre des
parents) était imprégnée pour elle de perceptions primitives dont seul le corps
portait la mémoire.
Autrement dit, les signifiants préverbaux de la relation première, n'étant pas
symbolisables, gardaient un statut originaire de « pictogramme »ou, pour recourir
à un tout autre concept, d'« éléments bêta » 2, les deux théories éclairant une
pathologie semblable. Il s'ensuivit que chaque transgression orale de l'amour
s'exprima par une explosion somatique et sadique contre son propre corps afin de
maintenir hors conscient les pulsions érotiques archaïques d'un nourrisson en quête
d'une impossible fusion, ainsi que la rage destructrice qui ne se distinguait pas
encore de l'amour cannibale.
Les signifiants infraverbaux de cette époque lointaine ne renvoyaient pas aux
signifiants langagiers tels que ceux qui étaient contenus dans les « fruits défendus ».
Ils se rapprochaient plutôt de ce que Hanna Segalanommé des « équivalents
symboliques» dans lesquels le mot et la chose se confondent. Les « fruits de mer »
n'ont acquis que secondairement leur signification génitale et œdipienne. En
l'absence du substrat archaïque, les éléments liés aux fantasmes et aux signes de
la scène primitive auraient pu trouver une solution à travers des symptômes hystéro-
phobiques et phobo-obsessionnels, sans que la psyché envoie un message de détresse
qui ne pouvait que court-circuiter la pensée verbale. Le souvenir du père offrant
à sa petite fille une moule à déguster, malgré toute la signification que représentait
cette scène pour elle, n'aurait pas été, à lui seul, suffisant pour expliquer la
régression psychosomatique grave dont souffrait Georgette depuis sa tendre enfance.
Quand la Mère-Univers dans la reconstruction du passé infantile émerge
comme celle qui a voulu posséder son enfant corps et âme, qui a voulu respirer
et digérer pour deux, bien qu'une partie de l'enfant trouve gratification dans cet
amour narcissique et fusionnel, une autre partie de lui vit l'emprise maternelle
dans la haine, l'interprétant comme un refus radical qu'il existe en tant qu'individu.
Il se peut que, par la suite, le discours et les gestes paternels jouent un rôle
« normalisant» mais ils sont greffés sur un fantasme primitif d'amour mortifère. À
ce moment, la scène primitive régresse à son niveau le plus mythique et archaïque;
la psyché en détresse ne peut s'exprimer que de façon non symbolique, et le soma
répond avec des dysfonctionnements multiples.
L'amour respiratoire
Luiza, une jolie petite Espagnole, arrive dans mon cabinet de consultation
avec un air de santé superbe. « J'ai un problème avec ma vie sexuelle. J'aime
profondément mon mari mais je n'ai pas de plaisir à faire l'amour.» Comme si
les deux soucis étaient liés, elle enchaîne « Et avec ma mère il y a aussi un
problème. Chaque fois que je lui rends visite mes crises d'asthme recommencent.
Même elles deviennent de plus en plus fortes au fur et à mesure que je m'approche
de ma ville natale. »
Luiza m'apprend par la suite que sa relation à sa mère a toujours été troublée.
Au cours de l'analyse, l'image de la mère s'étale comme celle d'une présence
L'amour urophiliaque
Nancy, une jolie petite femme anglaise, qui était constamment malade pendant
son enfance, dormait dès ses dix-huit mois avec sa maman à la place de son père
qui était alors prisonnier de guerre. « J'ai inondé ma mère toutes les nuits avec
mes urines, et elle ne semblait pas être offusquée. Mon grand-père, qui vivait à
cette époque avec nous, venait tous les matins pour me féliciter si le lit était sec
mais comme, la plupart du temps, il était mouillé, il me chantait une petite
chanson pour dire que je n'aurais jamais de fiancé si je n'arrêtais pas de faire pipi
au lit. Chaque jour j'espérais qu'il n'allait pas chanter la chanson, mais en même
temps c'était très rassurant pour moi qu'il s'intéresse tant à moi.»
Je lui ai proposé, à la suite d'un long travail sur la relation quasi fusionnelle
qu'elle vivait inconsciemment avec sa mère, qu'elle avait peut-être interprété
l'intérêt de son grand-père pour ce qu'elle faisait au lit comme une interdiction
de faire l'amour de cette façon tous les soirs avec sa mère. Cette intervention a eu
pour effet d'ouvrir d'autres associations. « Mais oui, et peut-être la chanson était
dirigée vers ma mère aussi. C'était comme si nous étions seules au monde l'une
SCÈNES DE LA VIE PRIMITIVE
pour l'autre. Quand elle parlait de mon père, ce qui était rare, c'était toujours en
des termes méprisants. J'avais six ans quand mon père est revenu et je me rappelle
avoir demandé à ma mère de pouvoir continuer à dormir dans sa chambre. Elle
m'a installée dans un petit lit à côté du leur et je lui tenais la main. Étrangement
je n'avais plus d'asthme et je ne suis plus tombée malade tout le temps, après le
retour de mon père. Mais j'ai continué à faire pipi au lit.»
J'ai appris plus tard que son énurésie ne s'est arrêtée qu'à l'âge de neuf ans,
avec l'arrivée-au monde d'un petit frère. Cette naissance mettait la fillette devant
la preuve absolue de la relation sexuelle entre ses parents. Elle a mis fin en même
temps à l'expression prégénitale de son illusion amoureuse avec sa mère. Elle a
revécu dans l'analyse une souffrance jusqu'alors indicible de sa déception d'avoir
perdu sa place de l'enfant inféodé à jamais à sa mère. « Je sais maintenant que
toute ma vie j'ai été dans l'attente de parents qui s'aimeraient et qui m'aimeraient
aussi, comme leur fille, qui aurait droit, elle aussi, à l'amour et au plaisir sexuel. »
1. Donald Winnicott, in Home is where we start from, New York, Norton. 1986. Trad. fr. sous le
titre Conversations ordinaires, Gallimard, 1988.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
mais la scène primitive vivante intériorisée devient alors un des chemins (parmi
d'autres qui s'entrecroisent dans cette recherche) qui donnent à l'enfant dans
l'adulte le droit à sa place, à son corps et à sa sexualité. Ainsi la régression
somatique en circuit fermé, avec l'inclusion de la pathologie biparentale, scène qui
représente la relation amoureuse écartelée entre Éros et Thanatos pour être
incorporée dans la mémoire du corps, a moins besoin d'être maintenue.
JOYCE MCDOUGALL
Dominique Suchet
L'âge n'a pas mis fin à la curiosité de Louise ni à celle de Madeleine. Mais
il arrive que l'âge reprenne ses droits, quand, par exemple, encore une fois, Louise
laisse tomber « On ne m'a pas appris à lire, comment vous dire?. ce n'est plus la
peine », ou que Madeleine comble le silence avec son éternel « Mignonne allons
voir si la rose. ». Puis suivent des souvenirs récités, identiques à eux-mêmes.
Louise et Madeleine sont des vieilles dames; pour chacune d'elles la mémoire,
comme une trame usée et trouée, laisse une chaîne de souvenirs se perdre,
s'éparpiller, et revenir, radotés, sans former d'histoire.
Mignonne allons voir si la rose. Mon père tous les jours me donnait des
leçons et m'interrogeait. Ma surveillante était jalouse et dépitée. Mignonne
allons voir si la rose.
Il m'est arrivé avec Madeleine (et avec Louise) de penser à ces souvenirs en
les liant dans le mouvement de leur histoire infantile réactualisée. Ce qui est
convoqué alors est l'origine du traitement, la première rencontre, le jour où ça a
commencé la première fois quand tout n'a pas été dit et que tout n'a pas été
entendu. Dans les premiers moments, je ne saurais dire avec certitude pourquoi je
décide d'accompagner le cheminement de ces vieilles dames. Sans doute est-ce par
une proximité avec un désir et la curiosité qu'il anime. Un désir qui s'affirme hors
du temps aussi vif (et aussi vain) pour constituer ce qui sera, comme ce qui a été,
en souvenir. Pour elles, un désir de savoir, tendu entre sa manifestation la plus
aiguë des interrogations sur l'inconnu de la mort et sa forme la plus secrètement
énigmatique du souvenir-carapace. La force des premières images fut alors telle
qu'elle imposa un décor pour le déroulement ultérieur des représentations. Les
premières paroles témoignent par la vigueur et la charge fantasmatiques déjà là,
de l'urgence interne du temps dans laquelle sont ces vieilles dames. La fin s'annonce,
la vie alors se prend au sérieux. Dans cette mise en mouvement que le désir
impose, l'empreinte d'une fantasmatisation originale, et aussi originaire, se marque
dans l'organisation même des représentations inaugurales proposées. Et lorsque le
1. Georges Perec, écrivain à la recherche d'une enfance disparue, pendant longtemps a rédigé ses
rêves. H souhaitait qu'ils le racontent, l'expliquent, le transforment. Trop clairs et énigmatiques, ils
étaient écrits méthodiquement. « S'ils furent un jour déchiffrables, c'est lorsqu'ils purent devenir
balbutiants, mots longtemps cherchés, hésitations, sensations oppressantes et non plus phrases trop
léchées, textes trop bien ponctués où ne manquaient jamais le titre ni la chute.» Ce sont, disait-il, des
« rêves-carapaces ». Je lui ai emprunté le mot. Georges Perec, suis né, Éd. du Seuil, 1990, p. 76.
LES CHOSES DERNIÈRES
lien associatif avec le souvenir-carapace se fait, c'est moins par les contenus
fantasmatiques que par cette empreinte.
En référence au souvenir-écran on repère l'existence psychique d'images-écran'.
Ces images présentent le bonheur d'une satisfaction œdipienne associé à celui de la
complétude narcissique. Elles masquent une blessure à laquelle elles se substituent.
L'image ferme la blessure, elle ne doit pas bouger au risque de réveiller la douleur.
La blessure narcissique est double car non seulement l'objet est absent mais le
fonctionnement mental intériorisation même de la blessure ne permettra jamais
de créer l'objet en soi totalement. Mieux vaudrait le retour à l'état antérieur et son
absence supposée de pensée. Un désir de non-fonctionnement psychique dont l'in-
vestissement d'images-écran laisse miroiter la réalisation. Le contenu de l'évocation
de Madeleine « Mignonne allons voir si la rose.» pourrait être une telle image où
de flatteurs voiles œdipiens sont le garant d'un fantasme inconscient de complétude
narcissique une rengaine répétée pour séduire le père et combler la mère sans (y)
penser. Pourtant on ne peut réduire cette évocation à son contenu et négliger sa
fonction. On ne peut oublier que depuis le premier jour ce texte est adressé, tel quel,
avec sa double tâche de dire en montrant, c'est-à-dire d'être au-delà des mots une
forme, d'être depuis sa première énonciation souvenir et répétition. Ce souvenir-
carapace comble le silence tout en effaçant les liens et reste pris entre fonction et
contenu. Il fait ce qu'il dit et organise la situation transférentielle de la même façon
que ce dont il parle, à savoir les réponses autrefois données aux énigmes de la curiosité
sexuelle infantile. Il est un souvenir déposé par Madeleine sur le trou de la mémoire,
il est lui-même la fleur dont il parle souvenir-séduction. L'histoire est la vie des
souvenirs et celui-ci est fané, coupé d'une histoire comme Madeleine, le disant, est
coupée de la petite fille, comme la petite fille est coupée de la curiosité par un
dérisoire savoir par cœur contrôlé par son père sous le regard de la surveillante. Un
souvenir coupant court à toute fantaisie on est là tenté d'agglutiner les mots, comme
le font certaines langues, pour rattacher à quelque chose les souvenirs coupés et de
dire par exemple souvenir-castration. Ou bien aussi souvenir de rencontre qui
cependant ne permet pas d'associations, qui n'ouvre pas sur un fantasme, sorte de
non-souvenir, comme le sont les souvenirs qui tentent de dire l'origine. Madeleine
commence cette récitation quand elle désinvestit le mouvement de sa curiosité. Alors,
comme esseulée, elle s'arrête au bord d'un souvenir, croyant que je sais.
Je me souviens comment elle s'était présentée en compagnie avec sa
mémoire qui, infaillible jusque-là, lui jouait de mauvais tours, n'était plus fidèle;
elle ne pouvait plus compter sur elle. Madeleine et sa mémoire toutes deux
inquiètes d'être séparées par l'oubli. Vieillies, changées, trébuchantes, troublées
l'une par l'autre (« Je ne me reconnais plus »), leur compagnonnage devenait
incertain; elles se lâchaient, se perdaient. Madeleine perdue, mémoire perdue. Le
L'énigme de la fin de la vie, une des deux « choses dernières » et en cela liée
à l'énigme de la sexualité a relancé le désir de savoir de Madeleine. La curiosité
pour la fin de la vie et la trop grande excitation de la curiosité sexuelle avaient
contraint l'organisation des fantasmes originaires, la curiosité d'un début de
traitement donne lieu à l'engagement dans un processus qui se soutient du fantasme
qui l'exprime. Dans la dynamique transférentielle le « décryptement fantomatique
du palimpseste 1» du monde interne déchiffre la scène d'origine qui s'y dissimule.
1. La formule est de Julien Gracq qui écrit à propos de son vieillissement: «La surimpression
envahissante de ce qui a été sur ce qui est constitue le don mélancolique et pulpeux de la vieillesse,
qui est, autant qu'une décrépitude physiologique, un décryptement fantomatique du palimpseste que
devient avec l'âge le monde familier », Lettrines 2, Paris, José Corti, 1974.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Il est un texte écrit dans ce même mouvement c'est l'Homme aux loups. Dans
ce récit de cure le fantasme de l'originaire met en tension deux moments mythiques,
celui de son origine et celui de sa fin.
La fin, c'est lorsque Freud décide que le traitement de Sergueï K.P. « doit
nécessairement être conclu pour une certaine échéance, à quelque étape qu'il fût
parvenu »; il note alors que « sous la pression impitoyable de l'assignation de cette
échéance. l'analyse fournit dans un temps incroyablement court. dans une lucidité
1. « Le thème (de la mort et de la jouissance sexuelle) est en liaison intime avec des suites d'idées,
qui se trouvent chez moi en l'état de refoulement, c'est-à-dire qui, malgré l'intensité de l'intérêt qui lui
est attribué, rencontre une résistance qui les tient à distance de l'élaboration par une certaine instance
psychique et par conséquent du devenir conscient; qu'il en ait été effectivement ainsi chez moi à cette
époque (.),j'en ai des preuves multiples fournies par mon investigation sur moi-même. » « Le mécanisme
psychique de la tendance à l'oubli(1898), Résultats, Idées, Problèmes, t. 1, P.U.F., 1984.
2. Didier Anzieu, « La découverte de l'angoisse de castration et la seconde version du livre sur les
rêves », L'auto-analyse de Freud, P.U.F., 1988.
LES CHOSES DERNIÈRES
comme sous hypnose 1tout ce qui lui permit de comprendre la névrose infantile
de l'Homme aux loups.
L'origine la première séance de la cure a lieu en janvier 1910. Son récit est
absent du texte des Cinq psychanalyses mais Freud le rapporte sur le vif dans ses
lettres à Ferenczi. Dans un premier courrier enthousiaste il annonce qu'il se sent
plus efficace que jamais pour recevoir ce nouveau patient, un jeune homme riche
d'Odessa; quelques jours plus tard 2, il confie à Ferenczi l'intensité d'une rencontre
où la violence immédiate des fantasmes laisse, après coup, entendre tout le dérou-
lement d'une cure à venir, ordonnée en quelque sorte par les fantasmes originaires
déposés du fait de l'émotion transférentielle au sein même de cette première séance.
Ce récit à la recherche « d'une réalité effective de quelque chose d'inconnu3 »,
de scène en scène, cerne une origine. Elle est approchée dans un mouvement de va-
et-vient entre, d'une part, la conception d'une scène originaire traquée, datée, dont la
réalité historique est soumise à une observation minutieuse « pour combler toutes les
lacunes », et, d'autre part, la conception d'une fantaisie originaire inscrite dans les
précipités de l'histoire culturelle des hommes que sont les schèmes phylogénétiques.
C'est dans la référence œdipienne que les représentations de la fin et de
l'origine de la vie et de la sexualité un temps se mêlent. Freud dit que son patient
accomplit les schèmes phylogénétiques et rapporte un souvenir et un rêve de
l'Homme aux loups. Celui-ci s'était souvenu avoir cherché au ciel, près de Dieu,
un père infirme devenu mort, et avoir rêvé à la scène du coït comme à un processus
entre les corps célestes.
Ce que doit révéler ce texte selon Freud4 est incroyable. « Mais il y a entre ciel
et terre plus de choses que notre raison n'en peut rêver.» Entre deux mondes entre
ciel et terre, dit Freud (zwischen Himmel und Erde), et non au ciel et sur la terre,
comme le dit Hamlet « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre in heaven and
earth Horatio, que n'en rêve ta philosophie. » Dans ce chemin entre ciel et terre
survient le fantasme en ce qu'il est incroyable. Au premier temps Freud s'était résigné
à aller chercher en enfer ce que les dieux du ciel refusent (l'épigraphe de l'Interpré-
tation des rêves est un extrait de l'Énéide Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo,
si je ne puis fléchir les dieux d'en haut, je mettrai les enfers en mouvement). Mais
la mort et la sexualité ne sont pas plus de la terre que du ciel. Elles se trouvent en
travers du chemin. « Von Himmel durch die Welt zür Holle, Du ciel à travers le monde
jusqu'à l'enfer.» Elles disent un monde où « les choses les plus élevées et les plus
viles sont partout liées les unes aux autres de la façon la plus intime
N'étant ni d'un monde ni de l'autre, le fantasme est le chemin, il est la liaison
et aussi le mouvement de la liaison. Le mouvement était d'abord selon Freud. Et
d'abord, le mouvement entre terre et soleil, car « ce qui laisse en dernière analyse
sa marque sur le développement des organismes devrait être l'histoire du dévelop-
pement de la terre et de sa relation au soleil2 ».
Louise est enfant. Les hommes sont partis (à l'étranger?). Les femmes et les
enfants sont ensemble dans les champs. Le fruit est jeté du haut de l'arbre où
Louise est montée très vite. D'habitude ce sont les garçons qui montent aux arbres,
mais elle croit qu'il en est ainsi depuis que les hommes ne sont plus là les enfants
font ce qui n'est pas pour eux. Le fruit tombe lentement en plein soleil. Louise
raconte qu'au pied de l'arbre les femmes attendent le fruit qu'elle leur lance; les
femmes attendent leurs hommes éloignés; leurs ventres sont ronds. Une mère (sa
mère) attend un enfant. Elle redira souvent cette scène un peu changeante.
Certaines fois les hommes font la sieste ou bien les femmes sont dans les maisons.
Elle dira qu'en ce temps-là sa curiosité était vive. Elle montait aux arbres comme
les garçons, elle regardait les hommes et les femmes dans les champs. En ce temps-
là Louise apprenait à lire puis tout s'est arrêté; ce fut l'exil et l'arrivée dans un
pays nouveau, une nouvelle langue à (mal) apprendre.
Mais toujours la chute du fruit lancé par Louise anime la scène où toujours
figurent des absences. Absence des pères ou des mères, absence de leurs liens,
absence de Louise-enfant-dans-l'arbre, absence pour Louise du sexe des garçons
qu'elle n'a pas.
Par l'absence et la chute ces scénarios se trouvaient aussi dans le souvenir-
carapace, emprisonnés sans liens et sans élaboration. Ils se trouvaient aussi dans la
fantaisie du début du traitement. Leur mise en rapport par la déception due à
mon absence annoncée les anime en faisant apparaître dans le mouvement de la
chute leur point de résonance. La chute, autre nom des choses dernières, est
devenue une métaphore du lien.
DOMINIQUE SUCHET
SCÈNES DE COUPS
Elle était venue me voir parce qu'elle avait perdu les mots. D'abord ceux dont
elle avait besoin pour travailler, les mots écrits, les siens. Désormais, elle ne
s'occupait plus que de ceux des autres elle les mettait en ordre, en place, elle les
séparait, elle les reliait, elle les organisait. Elle les accordait. Des mots des autres
elle pouvait faire ce qu'elle voulait, elle en était comme affamée, de ces mots-là,
depuis que les siens l'avaient désertée.
Puis elle avait perdu les autres mots, ceux qui se parlent, pour dire. Ils avaient
été brutalement emportés dans les flots de larmes qu'elle avait infiniment versées
lorsque le plus jeune de ses deux amants l'avait quittée pour une autre. Une
telle situation était incongrue jusqu'ici, c'était elle qui partait, elle qui congédiait.
Elle avait cru que, des autres, elle pouvait faire ce qu'elle voulait.
Quand elle arriva chez moi, elle avait tout perdu ou presque tout s'était
tari, les mots, les larmes. Tout avait disparu, la peine, le chagrin, la tristesse. Il lui
restait seulement l'angoisse, insoutenable, et mon adresse, retrouvée au fond d'un
tiroir. Violette pensait donc, en désespoir, que le recours ultime, c'était une cure
des mots, une cure de parole on soignait les mots avec du silence, sans impatience,
on les laissait dormir, on les laissait venir, prendre forme, prendre vie. Peut-être
que les siens pourraient s'échapper, traverser l'écorce dure de son corps tendu,
débordé par les tremblements de ses crises de tétanie, peut-être que les mots
pourraient enfin trouer l'enveloppe de ses migraines meurtrissantes, apaiser l'agi-
tation des palpitations incessantes de son cœur.
Elle ne voulait pas chercher ses souvenirs. Elle en avait trop. Ils étaient là,
implacablement présents, comme s'ils l'avaient marquée au fer, dans sa chair.
C'étaient des souvenirs de menace, de danger. Ce que Violette ne comprenait pas,
c'est que la menace, le danger avaient depuis longtemps disparu. Mais que l'angoisse,
elle, était revenue. Au début donc, entre elle et moi, l'angoisse occupait la place.
Violette souhaitait que j'en sois le témoin elle me montrait ses plaies ouvertes,
ses revendications violentes, étouffées. Elle évoquait un monde dur, logiquement
cruel, irrémédiablement fixé dans une diffamation injuste pourquoi elle ?
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Violette décrivait une réalité dont elle se déclarait la victime sans appel, forte
de cette dénonciation, de cette déchirure inéluctable ses illusions d'amour perdues,
les miroirs éphémères qu'elles lui avaient offerts devenaient dérisoires, puisque
leurs reflets ne renvoyaient plus que les images multipliées de l'impuissance.
L'angoisse, elle, demeurait, sans cause, comme une masse étrangère, dans l'intimité
douloureuse de son corps.
Violette parle difficilement, péniblement. Elle est comme à l'agonie, nouée,
enroulée sur elle-même, recroquevillée autour de ces mots qu'elle semble arracher
à leurs racines profondes. Ils viennent pourtant, ces mots, couper la brume de ses
silences. Violette dit des choses brutes, tranchantes et ses mots impriment en moi
des images immobiles, totalement fixes.
Violette a rassemblé toutes les affaires de son amant perdu, elle les a enfermées
dans un sac-poubelle, elle est descendue à la cave et elle y a déposé le sac. Elle
est restée un long moment près du sac.
Arrêt sur image Je vois la cave, son ombre bleutée, Violette seule, accroupie
près du sac-poubelle plein, gris et morne.
Précision photographique de l'évocation, excès de sensorialité qui vient lui
conférer la fixité d'un tableau, intensité de l'image soulignant la force du visuel
ce surinvestissement de la sensation visuelle, si intense qu'elle en devient presque
tactile, vient là pour masquer, certes, les représentations. Mais par la dérive
périphérique qu'elle entraîne, par la focalisation sur les surfaces de contact,
l'hypersensorialité tente aussi d'échapper à ce qui s'éprouve à l'intérieur, à ce qui
bouge dans les profondeurs du corps pulsionnel, à l'effraction du dedans, organisant
en quelque sorte une stratégie de protection du front interne.
En deçà du visuel se découvre la polysensorialité d'images dont le saisissement
s'enlise portées par des mots qui en préservent l'énigme, elles donnent trop à voir
et éveillent des sensations dont l'opacité reste indéfinissable; le mot ne transmet
plus d'images signifiantes, la communication visuelle et représentationnelle est
comme rompue. Les mots sont là pour masquer l'infigurable, barrer la voie d'accès
à celui qui écoute, parce qu'il ne peut plus voir. L'image porteuse de sens, l'image
mise en mots, ouvre parfois un champ associatif apparemment infini, une liberté
visuelle et sensorielle surprenante, soutenue par les immenses étendues de l'illusion.
Mais parfois l'image est arrêtée, close en elle-même, enfermée dans un discours
appelé par l'angoisse du vide et de l'absence.
Quand Violette a eu douze ou treize ans, son père s'est mis à la frapper
régulièrement, au visage, pour sa turbulence. Sans un mot, il la giflait devant la
famille rassemblée autour d'eux, « jusqu'à ce que le sang m'arrive », dit Violette.
Arrêt sur image la composition de la scène, comme je me la représente, est
SCÈNES DE COUPS
1. « Un enfant est battu » (1919), trad. fr. in Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F., 1973, p. 224.
2. Ibid., p. 225.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. «Au-delà du principe de plaisir..(1920), in Essais de psychanalyse, trad. fr. Paris, Payot, 1981,
p. 50.
SCÈNES DE COUPS
Elle avait treize ans. Une fois, dans la grande maison déserte, son père était
entré dans sa chambre, juste dans l'encadrement de la porte, précise-t-elle. Il était
nu. Il avait dit « Regarde bien, maintenant tu sais ce qu'est un homme.» Réalité
de la séduction? Voilà le revenant, le père pervers d'avant 1897. Le séducteur actif
de l'enfant innocente et passive. Le traumatisme, l'effraction, l'impuissance désignée.
L'angoisse et la peur laissent la place à l'effroi. L'effroi devant l'émoi, le trouble,
la surprise, l'inconnu, l'effroi devant le désir?
Pour moi, à nouveau, encore, l'image était fixe. Prise toujours dans les mailles
serrées d'une réalité intransigeante à laquelle je refusais d'adhérer, pour circonscrire
le même effroi qui emportait Violette. Je résistais. Et pourtant, dans le tableau de
la scène qui s'imposait à moi, dans la représentation de la chambre de Violette
que je me donnais, je devinais confusément des détails étrangement familiers
l'impression du papier peint, peut-être, l'emplacement de la porte et des fenêtres.
Je sus assez vite que cette chambre ressemblait à la mienne, celle de mon enfance.
Voilà que Violette et moi nous partagions un espace, en pensée.
Viviane Abel-Prot a bien soulevé la question à quelles réalités l'analyste
fait-il appel s'il veut se représenter l'univers de son patient, de quelles réalités, de
quels mensonges est-il preneur? L'événement transférentiel se distingue d'un
souvenir dans la mesure où les deux protagonistes participent de la même actualité
en l'occurrence, dans la cure évoquée par Viviane Abel-Prot, le chien inventé
venait bien marquer le partage d'une conviction, l'adhésion commune de l'analyste
et de l'analysant à une fiction produite par le transfert.
Le partage avec Violette s'établit dans cet espace défini par une topographie
qui était la mienne. La chambre de Violette, comme je me la représentais, n'était
plus le lieu de surgissement d'une scène traumatique qui me sidérait, elle s'offrait
comme ouverture à mes souvenirs d'enfance. L'emprise des faits se desserra. La
nostalgie, la douceur de la remémoration s'immisçaient subrepticement. Violette
rêva d'une femme sur un balcon, en été. La femme se penchait et son appareil
photographique, dont l'objectif était sorti, tombait du haut de la maison. Elle
entendait le bruit sec du choc sur le macadam. Au-delà des associations de Violette,
au-delà du sens de ce rêve, je me trouvais enfin débarrassée des arrêts sur images,
des photographies précises, des tableaux muets, des scènes plates et lisses, d'un
espace privé de sa troisième dimension.
Violette avait choisi un nouvel amant dont elle disait qu'il ressemblait
étonnamment à son père aussi fou que lui, dit-elle. L'extrême plaisir qu'elle
prenait avec lui et la rage et le désespoir que lui inspiraient la jalousie et le silence
de cet homme l'animaient considérablement. Voilà qu'elle avait une vie, très
insatisfaisante, bien sûr, mais une vie avec des scènes, des histoires, des mouvements.
Et voilà que dans le même temps elle se mit à rêver et à parler d'abondance.
Plusieurs années s'étaient écoulées depuis le début de l'analyse. J'eus le
sentiment de sortir d'un tunnel, d'être portée par une eau fraîche et scintillante,
de sentir le frémissement de jeunes feuilles, et encore de respirer le grand air des
hauteurs Violette ne parlait plus de mourir. Les mots lui venaient avec une
étonnante fluidité et avec eux se développa une grande passion pour les séances,
pour l'analyse. Je devenais vivante pour elle. Elle pouvait me penser. Une femme
de livres, une femme avec enfants. pas encore la femme d'un homme.
Cependant, le processus analytique était toujours, régulièrement, ponctuelle-
ment, troué par le retour des scènes. Violette redevenait triste, désespérée,
désemparée. Elle disait qu'elle ne pourrait jamais se défaire de son passé, qu'il lui
collait à la peau comme un manteau sale et dégoûtant. La scène dans la chambre
se modifia. Le père ne restait plus sur le pas de la porte, il s'approchait d'elle, il
la touchait, il la caressait, elle était dans l'horreur je pensais à l'horreur du plaisir
interdit. Le front interne, celui de l'excitation sexuelle et du désir, se découvrait.
Le danger n'était pas seulement du côté de l'Autre, agent actif de la transgression,
mais basculait subrepticement de son côté à elle.
« Il [le moi], écrit Freud, utilise contre ses deux adversaires [le monde extérieur
et le monde intérieur] les mêmes méthodes de défense, mais celles-ci s'avèrent
particulièrement inefficaces contre l'ennemi du dedans 1.Ainsi les défenses
adoptées par l'enfant, et notamment les refoulements, se révèlent inadéquats « au
moment où une réactivation de la sexualité vient renforcer les exigences pulsion-
nelles antérieurement repoussées ».
Violette rappela donc impérativement les scènes de coups, celles où elle
maintenait sa position de victime innocente. Elle s'effondra devant le regard fasciné
de sa mère, elle répandit enfin ses larmes sur le sang qui coulait de son nez, ce
sang si rouge, une petite flaque rouge sur l'assiette, les gouttes rouges qui tombent
sur la nappe blanche.
L'insistance sur le détail rouge, les gouttes de sang, me toucha au vif.
Brusquement me revint, pendant la séance, un souvenir dont la couverture se défit
dans le même mouvement. J'ai onze ans. Je suis au lit avec une forte fièvre et une
angine douloureuse qui m'empêche de parler. C'est le premier jour de l'année. Il
est midi. Le soleil entre à flots dans ma chambre. Mon père arrive, il s'arrête dans
l'encadrement de la porte, il a l'air très heureux, soulagé. Il m'annonce une bonne
nouvelle. Il porte un bouquet de roses rouges. Je n'avais jamais douté du souvenir,
jamais douté non plus du détail essentiel le bouquet de roses rouges. Mon père
en offrait souvent à ma mère. Cette fois, pour la naissance de cette nouvelle année,
le bouquet était donc pour moi?
Voilà que Violette a soulevé la couverture. Des roses rouges pour moi? Peut-
être oui, sans doute non. Voilà que je soulève la couverture les gouttes de sang dans
l'assiette, les gouttes de sang sur la nappe blanche. Sans doute oui, peut-être non.
Quel est le statut du détail dans le souvenir régulièrement énoncé, les scènes
de coups? Je ne retrouve pas la qualité générale des souvenirs de couverture telle
que la souligne Freud, je ne retrouve pas le caractère anodin du détail. Par contre,
il apparaît avec évidence que dans le matériau rapporté par Violette, ont été
choisies « les impressions qui ont provoqué un affect puissant ou qui ont été vite
reconnues comme significatives d'après leurs conséquences
Le paradoxe des deux forces psychiques qui prennent part à la production du
souvenir, leur mobilisation contraire ne s'impose pas, et pourtant se découvre
l'opération psychique dénouée par Freud. « Au lieu de l'image mnésique originai-
rement justifiée, une autre image mnésique survient qui est partiellement échangée
contre la première par déplacement dans l'association »
Chez Violette, la scène des coups vient se substituer à celle de la séduction
paternelle. Sa valeur est bien celle du souvenir de couverture puisque son contenu
est rattaché au contenu propre par des relations symboliques et c'est bien un
fantasme inconscient qui est transformé en souvenirs d'enfance. Mais surtout, le
souvenir de couverture et c'est le point essentiel qui détermine celui de Violette
est là pour défendre la cause de l'innocence. C'est bien parce que, dans la scène
des coups, Violette conserve sa position d'innocence que le souvenir en est d'emblée
conscient, et de surcroît avancé itérativement chaque fois qu'une autre version de
l'histoire est susceptible de se dévoiler.
Enfin, si Freud affirme que c'est l'expression verbale qui sans doute établit la liai-
son entre le souvenir de couverture et celui qui est recouvert, le discours de Violette
illustre tout à fait cette médiation langagière les coups, le sang, la mise en mots
traduisent la liaison entre le contenu de la scène montrée et l'autre contenu, réprimé.
Quant à la question de la réalité et de l'authenticité du souvenir, la réponse
est claire « rien de ce qui appartient à une reproduction de l'impression imaginaire
n'est jamais parvenu à notre conscience3 ». Les scènes sont falsifiées et l'infidélité
du souvenir ne joue aucun rôle essentiel ce qui compte, souligne Freud, c'est la
grande intensité sensorielle des images et les capacités de la fonction mnésique
dans la jeunesse. En fait, nos souvenirs conscients ne sont pas des souvenirs
d'enfance, ce sont des souvenirs sur notre enfance; ces souvenirs n'ont pas « émergé »
à ces époques d'évocation, ils ont été formés alors et, conclut Freud, « toute une
série de motifs, dont la vérité historique est le dernier des soucis, ont influencé
cette formation aussi bien que le choix des souvenirs?.
1. « Sur les souvenirs-écrans(1899), trad. fr. in Névrose, Psychose et Perversion, op. cit., p. 115.
2. Ibid., p. 117.
3. Ibid., p. 131.
4. Ibid., p. 132.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Violette rêva de son père la scène se passait en Laponie, elle faisait l'amour
avec lui. Elle est heureuse, soulagée, elle laisse venir le plaisir, l'idée d'un père
aimant et jaloux. Elle peut dire que son père l'aime, elle peut parler avec lui de
son enfance. Le plaisir associé au rêve d'amour, était-ce l'affect retrouvé? Freud
écrit à propos des affects dans le rêve « l'analyse nous apprend (.) que les contenus
représentatifs ont subi des déplacements et des substitutions et que les affects n'ont
pas changé et, plus loin, « dans un complexe psychique qui a subi l'influence de
la censure imposée par la résistance, les affects forment la partie résistante (.)
l'affect a toujours raison, au moins pour ce qui est de sa qualité' ».
Le rêve de Violette, pris dans son contenu manifeste, trouve son sens
essentiellement, d'abord, dans l'adéquation de l'affect et de la représentation, à
travers l'énonciation du désir et sa satisfaction. Il trouve sa fonction dans la
transformation de qualité du contenu, la réalité traumatique basculant dans la
fiction, dans l'abri du rêve. Nouveau renversement dans le mouvement de la cure
le souvenir à la place du fantasme, le rêve dans l'élaboration du traumatisme. Les
affects, eux, demeurent, mais lient autrement les mêmes enchaînements. De scène
en scène, la séduction jusqu'à l'origine, jamais touchée, jamais atteinte. Je pense à
l'inconnu, à l'originaire, à l'émergence des messages maternels. Je dis qu'il fait
froid en Laponie.
Elle dit « Oui, il me manque un fragment du rêve, je le sais. » La pièce
manquante revient: dans le rêve, sa mère est là, elle lui donne un manteau en
peau, déformé. Le manteau déformé, la peau déformée. La peur de grossir, la
peur de la grossesse. Le ventre de la mère déformé. La trahison répétée. Chaque
naissance après Violette, chaque nouvel enfant, le dernier quand elle a douze ans,
celui-là elle ne le compte jamais.
Elle se sent seule et abandonnée. Dans cet état, elle a l'impression pénible de
sentir mauvais comme Peau d'Âne. Pour nier l'amour du père, ses avances
incestueuses? Elle retourne au conte de Perrault, elle y découvre un élément dont
elle n'avait aucun souvenir c'est le testament énigmatique de la Reine qui pousse
1. L'interprétation des rêves (1900), tr. fr., Paris, P.U.F., 1967, p. 392.
SCÈNES DE COUPS
le Roi vers sa fille, si belle, plus belle encore, la plus belle. Une mère perfide en
vérité, et dénoncée comme telle par Charles Perrault
Et pourtant:
mégot. Il prend feu. Elle s'enflamme. Mais elle ne s'inquiète pas elle sait qu'elle
porte une perruque et des oripeaux. Ce sont eux qui se calcinent. Elle, reste
intacte.
Ainsi elle découvre son rôle actif dans le scénario de la séduction, c'est elle
qui allume le feu, mais pour qui ? La voilà prise au piège, engagée à affronter une
impuissance essentielle, non plus seulement celle de l'enfant battue, muette et
haineuse, triomphante; mais l'impuissance qui s'aiguise dans la reconnaissance du
lien qui unit ses parents et dont elle est exclue. La liaison complice du père et de
la mère qui lui assigne la place de l'enfant trahie et abandonnée, celle de la fille
sacrifiée.
1. Cf. dans ce même numéro, Guy Rosolato, « Les fantasmes originaires et leurs mythes
correspondants ».
SCÈNES DE COUPS
1. «Se construire un passé", in yoMfMa/ de la psychanalyse de l'enfant, n°7, Paris, Payot, 1989,
p. 191-221.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
comme dans le souvenir et même dans la construction, la scène occupe une place
primordiale parce qu'elle montre et cache en même temps, parce qu'elle organise
et déroule dans l'espace et le temps, parce qu'elle traite d'affects et de représentations
grâce à la dramatisation et la contenance d'émois en quête de formes.
La scène est tout à la fois l'espace et l'histoire et, en tant que telle, se plie
aux déformations qui constituent les conditions nécessaires à sa production et à
son déploiement. La représentation peut prendre alors sens, dégagée partiellement
des contraintes de la reproduction littérale et de son rapport à une illusoire
véridicité. La réalité, dans sa face objective, perd une grande part de son intérêt.
L'interprétation subjective de l'histoire, l'interprétation de l'événement remémoré,
sa saisie psychique s'organisent certes autour d'une construction du fantasme, mais
aussi à partir de sa matière première la sensation, le ressenti qui en tant que
perception interne de l'éprouvé fondamental la sensation de plaisir/déplaisir en
constitue la source.
Si j'en viens maintenant à l'événement dans la cure, c'est-à-dire à la rencontre
des deux partenaires qui l'actualisent, je retrouve encore l'état d'affect dans le sein
même du transfert. Freud explique en 1912 que, parmi les émois qui déterminent
la vie amoureuse, une partie seulement parvient à son plein développement. « Une
autre partie de ces émois libidinaux a subi un arrêt de développement, se trouve
maintenue éloignée de la personnalité consciente comme de la réalité et peut soit
s'épanouir en fantasmes, soit rester tout à fait enfouie dans l'inconscient'.Ce
sont donc ces émois arrêtés dans leur développement, enfouis dans l'inconscient
qui vont fournir la matière même du transfert car « il est tout à fait normal et
compréhensible de voir l'investissement libidinal en état d'attente et tout prêt (.)
à se porter sur la personne du médecin2 ».
Qu'il s'agisse du positif ou du négatif, le transfert relève d'abord de composantes
affectives, condition essentielle pour qu'il puisse se constituer comme moteur du
processus, notamment dans sa fonction de résistance les rêves, les souvenirs, les
fantasmes adressés à l'analyste sont autant de figurations, de représentations qui
viennent donner forme et corps à ces composantes. La scène vient alors se saisir
de la situation analytique parce que le « théâtre privé » s'offre comme l'une des
métaphores originaires de l'espace psychique. L'épanouissement de l'amour de
transfert conforte transitoirement l'analogie « la scène a entièrement changé, écrit
Freud, tout se passe comme si quelque comédie eût été soudainement interrompue
par un événement réel, par exemple lorsque le feu éclate pendant une représentation
théâtrale 3 ». Le poids de l'amour de transfert occupe la place primordiale, agent
provocateur réel qui sous-tend la résistance, agent provocateur à respecter, puisque
1. «La dynamique du transfert(1912), in La technique psychanalytique, tr. fr. Paris, P.U.F., 1977,
p. 51.
2. Ibid.
3. « Observations sur l'amour de transfert », in La technique psychanalytique, ibid., p. 119.
SCÈNES DE COUPS
aussi bien Freud refuse les différents moyens qui permettraient d'en annuler les
effets ni discours sublimes, ni partage de sentiments tendres (les limites pourraient
si aisément en être débordées). Il faut laisser vivre ces désirs et ces émois, parce
que ce sont eux qui constituent la force même du travail et du changement.
Chaque moment du processus découvre sa trace dans les états d'affects de l'analysant
et de l'analyste.
Dans la cure de Violette, l'angoisse inaugurale, sans objet, en apparence, et
sans mots, envahit l'espace analytique mais se contient dans le cadre et dans la
place que j'y occupe. La première scène, d'emblée avancée, tenait bien son objectif
traumatique c'était à moi qu'elle s'adressait dans la répétition de l'effraction, pour
me mettre à l'épreuve de la passivité, de la passivation et que j'en ressente la
faiblesse radicale. Le défi se situait là l'analyse pouvait-elle affronter et circonvenir
une réalité si dure et si compacte? Le transfert d'affects, au sens littéral de
déplacement, découvre sa fonction économique et dynamique la position que
m'assigne Violette, dans la scène de l'enfant battu, est celle du témoin, auteur du
fantasme, certes, mais en deçà, celle de l'enfant confronté à l'impuissance
fondamentale ordonnée par l'organisation du fantasme de la scène primitive.
La seconde scène, celle de la séduction manifeste, développait encore un
fantasme originaire sa réalité affirmée comme telle me maintenait dans la même
position de désarmement et assurait à Violette le triomphe d'avoir évincé la mère,
au cœur du transfert. Le rêve d'amour enfin avait condensé la réalisation de désirs
incestueux et la menace maternelle. Mais l'assurance de l'amour du père, pris dans
les chaînes du transfert positif, permit l'affrontement au châtiment et à la vengeance
de la mère. La déformation, la folie invoquée, la mort admise purent, secondai-
rement, se développer dans le transfert négatif, dénonçant les promesses illusoires
de l'analyse, convoquée d'abord pour éloigner les effets répétitifs de la mortification.
Pourtant, en deçà des mots qui tracent la représentation, la matière première,
les états d'affects, se prennent dans le corps du transfert, premiers messages,
premiers partages innombrables, parce que inconnus, dégagés progressivement par
chacun des partenaires, l'analysant et l'analyste, au gré des images, des souvenirs
et des fantasmes, au fil de la levée des refoulements pour l'un et pour l'autre.
Autant de formes et de substances pour des essences sensorielles primordiales, pour
des sensations, pour des mouvements pulsionnels, pour des sentiments enfin, dans
l'emboîtement de messages énigmatiques conservant chaque fois la part de mystère
et d'inconnu nécessaire à la vie.
C'est ainsi que l'événement transférentiel prend « acte » dans l'association, ici/
maintenant, du corps et de la pensée, dans la construction de versions nouvelles
d'une histoire portée par des scènes qui en assurent la traduction dans l'espace du
rêve et de la parole.
CATHERINE CHABERT
Jacqueline Carroy
IMMACULÉES CONCEPTIONS
Si tant est que chaque société et chaque culture offrent à leurs membres une
palette de scénarios de conceptions extraordinaires, qui leur permettront de rêver
leur origine et l'origine, comment le siècle dernier a-t-il tenté de susciter, de
réaliser et de comprendre des scènes idéales ou monstrueuses dans lesquelles un
enfant serait conçu inconsciemment, ou hors rapports sexuels, ou encore par les
seules vertus de l'imagination?
À travers la littérature médico-psychologique, mais aussi la vulgarisation et le
roman, évoquons quelques scénarios insistants et repérons les inflexions et les
évolutions d'un imaginaire collectif, qui a en partie rendu possibles une psychologie
pathologique ainsi que des désirs ou des recherches de fécondations artificielles.
Au travers d'un corpus presque exclusivement français, s'esquissera de surcroît une
généalogie indirecte de la psychanalyse.
Le dogme est défini ainsi par la bulle « Ineffabilis Deus » du 8 décembre 1854
« Dès le premier instant de sa conception, par grâce et privilège unique du Dieu
Tout-Puissant, la Bienheureuse Vierge Marie a été, en considération des mérites
du Christ Jésus, Sauveur du genre humain, préservée pure de toute souillure du
péché originel1.» L'Immaculée Conception ne peut donc être, Mn'cM ~MM,
confondue avec la Maternité virginale de Marie. On verra néanmoins que bien des
savants et des romanciers amalgament les deux dogmes.
Leur erreur théologique rejoint une tradition vivace, relayée par la piété
populaire du xixe siècle, pour laquelle « Immaculée » veut dire non issue de
rapports de copulation, comme si le péché originel était d'abord, à l'encontre des
textes bibliques, un péché sexuel. Il semble qu'un déplacement se soit très tôt
instauré du fait de concevoir à celui d'être conçue, en sorte que la conception de
la mère ne puisse être qu'extraordinaire, comme celle du Fils. En effet, une
légende, contée par l'Évangile du Pseudo Mathieu, veut que Joachim et Anne, les
parents vieux et stériles, se rencontrant et s'embrassant à la Porte dorée de
Jérusalem, aient conçu la Vierge à partir de ce chaste baiser. De toute manière,
« l'opinion commune des théologiens conclut de l'Immaculée Conception à l'exemp-
tion de la concupiscence2 ». Ainsi, selon l'esprit sinon selon la lettre, Immaculée
Conception et Maternité virginale sont liées. Il est question, dans les deux cas, de
la possibilité d'être conçu(e) et de concevoir sans concupiscence.
Trois récits, l'un grec, les autres bibliques, ont probablement fait rêver à des
conceptions hors normes d'une autre manière. Dans Le banquet de Platon, Pauvreté
la mendiante se couche aux côtés d'Expédient ivre qui engendre ainsi Éros sans
le savoir. Dans la Genèse, les filles de Loth se sont retirées avec lui dans une
caverne de la montagne, après la destruction de Sodome et la métamorphose de
leur mère en statue de sel. Elles enivrent le vieillard pour pouvoir perpétuer « la
race de leur père ». Loth engendre ainsi incestueusement, dans son sommeil, Moab
et Ammon, « pères » des Moabites et des Ammonites. C'est un autre récit biblique,
situé à des époques moins anciennes, que magnifie La Légende des siècles. Dans
« le livre de Ruth », une glaneuse veuve se couche aux pieds de Booz endormi, et
en obtient, non plus un enfant, mais une promesse d'épousailles et d'enfantement.
La scène hugolienne évoque un temps des origines où il y aurait eu des générations
et des paternités innocentes et pures moins troublantes et moins monstrueuses que
celles de la Genèse. Victor Hugo a omis la fin du texte, où Booz se dépossède de
sa paternité, puisque Obed, l'enfant qu'il a de Ruth, est donné à Noémi, la belle-
mère, qui fait comme si elle l'avait enfanté, si l'on suit la traduction de la Bible
de Port-Royal, qui était celle des gens du siècle dernier. Au lecteur contemporain
ignorant de la loi du lévirat, Ruth peut apparaître comme une sorte de « mère
porteuse » avant la lettre.
L'exégèse assez couramment adoptée actuellement enseigne que la subversion
du récit biblique, daté de l'époque post-exilique, se situe ailleurs. Elle donne à
cette apparente idylle pastorale le sens d'une parabole subversive dirigée contre les
hiérophantes au pouvoir à Jérusalem qui durcissent la loi en exigeant la dissolution
des mariages avec des femmes étrangères et l'exclusion des étrangers de la
communauté d'Israël. Contre les hiérocrates, l'auteur du « Livre de Ruth », proche
du parti eschatologique des sans-pouvoir, donne en exemple une Moabite, issue
d'un peuple réputé débauché, et montre qu'une étrangère peut en remontrer en
piété et en fidélité à la Loi oubliée aux légalistes au pouvoir'. Nous sommes
évidemment loin de La légende des ~c/M. La lecture hugolienne de cette histoire
biblique a en tous les cas pu faire rêver nos ancêtres sur une version édulcorée de
la scène de la conception masculine assoupie et par surprise.
Mais ce qui valait pour des temps mythiques d'origine s'inverse pour des temps
plus récents. L'endormi change de sexe. À quelques exceptions près, le xixe siècle
ne se lasse pas de décliner la scène au féminin. Depuis Montaigne, circulent des
histoires de femmes endormies, enivrées, ou données comme mortes concevant à
leur insu et ne comprenant rien à la grossesse extraordinaire qui leur advient. Ces
contes sont à la source d'une célèbre nouvelle de Kleist publiée en 1808, La
marquise ef'O.
Cette fiction énigmatique oscille, selon le genre germanique de la nouvelle,
entre l'invraisemblable et le réel. Le texte raconte, à la manière d'une chronique
objective, sans proposer d'interprétation, ni s'adresser au lecteur, une histoire vraie
sans être vraisemblable. Tout le récit tourne autour d'une scène manquante, élidée
par un tiret fameux et jamais explicitée, où l'héroïne « évanouie » concevrait du
beau comte, « l'angequi l'a sauvée du viol de la soldatesque. Enceinte à son insu,
Julietta, la marquise d'O., s'engage d'abord dans la quête d'une annonciation par
un médecin puis par une sage-femme à propos d'un état qu'elle ressent dans
son corps mais ne peut nommer. La sage-femme qu'elle interroge en évoquant la
possibilité de concevoir inconsciemment, n'accepte pas de lui annoncer qu'elle a
pu déroger à la loi naturelle et lui signifie que, seule entre toutes les femmes, la
Vierge a pu faire exception.
Le génie de Kleist est de n'avoir donné aucune explication finale à l'incroyable
histoire pour inciter d'autant plus peut-être son lecteur à combler un tiret. Gageons
que, si nous aurions tendance actuellement à attribuer des désirs amoureux
« .le cœur tout débordant de joie, elle vit la marquise silencieuse, la nuque
ployée en arrière, les yeux tout à fait clos, affaissée dans les bras de son père. Et
lui, assis dans le fauteuil, ouvrant de grands yeux brillants de larmes, posait sur sa
bouche de longs baisers brûlants et avides comme un véritable amoureux »
« Elle se consulta avec effroi sur l'impression que lui produisait Prémitz, et
comme il s'y mêlait un sentiment de crainte, elle se refusa à croire que ce fût de
l'amour dès que son imagination put y voir autre chose. À partir de ce moment,
Prémitz devint l'homme qui devait agir sur sa volonté, comme elle avait vu son
père agir sur celle de sa mère; ce fut le maître qui devait la rendre esclave, la
fatalité qui devait dominer sa vie1.»
le vieux général d'Empire d'Aspert, elle dit soupçonner son magnétiseur de père,
puis se récuse:
« Oui, monsieur, il y a des pères infâmes qui séduisent leurs filles; il y en a, j'en
connais. je me les suis fait nommer; et ceux-là n'avaient pas ce pouvoir fatal qui
pourrait expliquer mon crime et mon innocence. Enfin.
À ce mot elle s'arrêta, et, tombant à genoux devant d'Aspert, elle reprit en
laissant échapper ses larmes Ah! général! général! pardonnez-moi! Non je ne
crois pas ce que je vous dis. 1»
1. Ibid., p. 147-148.
IMMACULÉ ES CONCEPTIONS
La fiction se révèle avoir été réalité, lorsque le docteur Azam révèle en 1876
un cas est-il d'amnésie périodique ou de doublement de la vie? appelé à
devenir célèbre. Comme Madame de B. dans son somnambulisme artificiel, Félida,
dans sa condition dite « seconde », est engrossée en 1859 environ par son fiancé.
Elle s'obstine, dans son état amnésique et triste qu'Azam qualifie de « prime », à
ne pas savoir ce qu'elle a fait dans son autre vie. Mariée, elle accouche d'un enfant
qui ne peut être que « nerveux ». Cette grossesse inconsciente constitue pour Azam
la preuve par excellence de la réalité et de la consistance de la double personnalité
de Félida.
La possibilité d'une conception inconsciente magnétique alimente deux affaires
médico-légales qui seront réexhumées et réactivées lors des controverses d'écoles
de la fin du siècle. Une jeune paysanne provençale aurait été envoûtée et violée
en 1865 par le « magnétiseur » Castellan. Dans l'affaire Lévy en 1878, une jeune
fille aurait été magnétisée puis engrossée par un dentiste charlatan en présence de
sa mère. Brouardel, l'expert consulté à propos de la plainte de la mère, reconstitue
minutieusement le dispositif spatial et psychologique qui rend plausibles ce qu'il
nomme « les opérations une pièce très longue, une mère sotte et crédule
« tournant presque le dos à sa fille », un fauteuil pouvant basculer en position
allongée, une jeune fille nerveuse et hypnotisable et un « fort bel homme », à «.la
vie de débauche crapuleuse ». La scène toujours élidée des récits est traquée dans
ses moindres détails par l'expertise médico-légale que publient en 1879 Les annales
d'hygiène et de médecine légale, non d'ailleurs sans que Brouardel n'énonce ou ne
laisse subsister des perplexités. L'hypnotisme triomphant à la fin du siècle finit par
faire de la conception sous hypnose un lieu commun brocardé par un dessin de
Forain dans La comédie parisienne en 1892. Une mère console un père effondré
dont la fille au ventre arrondi pleure au second plan, en lui disant « On voulait
te l'cacher. Eh ben, c'est l'hypnotisme!»
Ainsi, à partir de ce que l'on ne pourrait entièrement décrire ni voir, une
femme ne voudrait pas croire, évoquerait parfois la Vierge, s'obstinerait à ne pas
savoir, demanderait réparation à un absent, amant et père de son enfant (et en
coulisses le sien?), ou à la justice. Un lecteur et (ou) un savant imagineraient
quelque invraisemblable vrai qui puisse enfin expliquer scientifiquement, quitte à
s'immiscer dans la scène, comme l'expert Brouardel ou le spectateur du film d'Eric
Rohmer. En dernier recours, le Mystère de la maternité-immaculation de la Vierge
1. A. Bellanger, Le magnétisme, Paris, Guilhermet, 1854, p. 279. Pour une analyse plus détaillée
de ce texte, voir mon article « Dédoublements. L'énigmatique récit d'un docteur inconnu », in Nouvelle
Revue de psychanalyse, automne 1990, n° 42.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
.FecoM~o?M artificielles
En a-t-on pour autant fini avec les immaculées conceptions? Voici qu'il se
publie, aux alentours de 1870, qu'il peut y avoir d'autres grossesses virginales que
magnétiques ou hypnotiques. Lisons, sous la signature de « X. docteur-médecin à
Angoulême », ce préambule de 1867 à un compte rendu qui apparaîtra rétrospec-
tivement comme l'un des premiers cas authentiques de ce que l'on appelle
généralement alors « fécondation artificiellede la femme, et parfois encore
« génération artificielle »
insufflation dans une sonde. Il distingue deux méthodes pour se procurer le sperme,
l'une liée à « une manœuvre que chacun comprend facilement », l'autre qui consiste
à se servir du produit d'une éjaculation intravaginale et à le réinjecter dans le col.
Ce dernier procédé est préférable « parce qu'on évite ainsi le transport du sperme
d'un vase à un autre et ensuite parce qu'on n'a pas besoin de recourir à l'artifice
désagréable que l'on sait'1 ».
Depuis le docteur Tissot, la masturbation, même si elle est pratiquée pour la
bonne cause, reste décidément peu recommandable. Si les médecins plaignent les
maris masturbateurs malgré eux, ils ne se soucient guère explicitement des
désagréments causés aux femmes par les pratiques médicales, ni de leur culpabilité
qu'ils ne manquent pourtant pas de noter. Dans l'observation princeps de Girault,
l'enfant meurt du croup et la mère dit que Dieu l'a punie « d'avoir fait un enfant
avec une seringue ».
À travers le texte de Gigon, on saisit que la découverte de la dissociation entre
sexualité et procréation chez la femme autorise à traiter son sexe comme un « vase «
passif analogue à celui dans lequel on recueille « la liqueur » issue de la masturbation.
Le docteur Girault avait cité à l'appui de son exposé des exemples de fécondations
sous léthargie ou mort apparente de la femme 2. Les nouveaux savoirs donnent de
la plausibilité aux multiples « histoires d'O. » qui se racontent, en même temps
que celles-ci les confortent et, peut-être, les inspirent subrepticement. Sous couvert
de science et de mise en place de procédés d'utilité publique permettant de
combattre la stérilité, s'agirait-il toujours de réaliser une scène de conception à
travers des scénarios dont on entrevoit quelques donnes étrangères à la stricte
anatomie au travers des récits médicaux?
Car même si Pierre-Fabien Gigon extrait des observations qu'il cite des
indications en bonne et due forme anatomique, telles que la longueur exagérée du
col chez la femme, ou l'hypospadias chez l'homme par exemple, on se rend compte,
à la lecture des textes originaux, que celles-ci restent vagues et souvent équivoques,
et que les cas demeurent peu probants. L'observation la plus frappante est celle
du docteur Lesueur, que Gigon écarte prudemment de sa liste parce que, comme
celle de Hunter, elle n'est que d'ouï-dire. Il s'agit d'un mari qui ne peut éjaculer
qu'après « s'être retiré en pratiquant des manœuvres dont il avait pris l'habitude
longtemps avant son mariage ». Loin apparemment de le blâmer, le médecin de
Vimoutiers lui conseille de faire une réinjection s'il veut un enfant « de son sang ».
La femme vient ensuite lui annoncer qu'elle est enceinte, rougissant que le docteur
puisse la soupçonner d'avoir pris un amant. Ainsi la fécondation artificielle renforce
et pallie une perversion sexuelle maritale jugée de toute manière plus anodine
qu'un adultère. Girault parle à un moment sans s'y attarder d'un mari « libertin ».
1. Ibid., p. 43.
2. Girault, op. cit., 23 novembre 1868, p. 409 et 410.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
« Le docteur Knauss se disait que cet enfant qui allait venir, c'était son enfant
à lui, et à chaque heure il luttait avec lui-même.
La science est au-dessus de l'amour.
Les sentiments n'existent pas; notre organisation ne comporte que des sensations.
1. Ibid., p. 224.
2. Le Désir froid. Procréation artificielle et crise des repères symboliques, Paris, La Découverte, 1992.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
qui, quoique souvent chastes, disent et croient qu'elles seront mères. Mais dans ce
cas, immaculation physique et immaculation morale s'inversent aux figures de la
femme qui conçoit inconsciemment ou sans rapports sexuels, pure moralement,
mais fécondée, s'opposent celles de la femme concupiscente mais intacte physi-
quement.
Aux conceptions magnétiques succèdent à la Salpêtrière les grossesses nerveuses
hystériques. Les spectateurs des leçons de Charcot découvrent à n'en plus finir des
extatiques et des démoniaques grosses d'enfants pour la plupart rêvés. Geneviève,
image de piété vivante, a les yeux levés au ciel, comme l'Immaculée. Célina, la
cynique, mime des coïts bestiaux more ferarum.
Tandis que certains savants quêtent ailleurs des conceptions immaculées réelles,
d'autres se font psychologues. Ils sont alors confrontés au paradoxe d'un théâtre
psychique dont la réalité serait hallucinatoire, pour reprendre Taine, ou encore
d'imagination sans être imaginaire pour reprendre Charcot. C'est dans ce contexte
que se sont édifiées la psychologie pathologique française puis la psychanalyse.
JACQUELINE CARROY
Vladimir Marinov
aperçoivent les contours d'un corps humain entouré d'un drap blanc le recouvrant
de la tête aux pieds. « Sur le pied du lit, sur les fauteuils et même par terre étaient
jetés en désordre des vêtements, une belle robe de soie blanche, des fleurs, des
rubans. » « Au bout du lit, un fouillis de dentelles blanches laissait passer l'extrémité
d'un pied nu qui semblait sculpté dans le marbre et gardait une immobilité
effrayante'.Y a-t-il eu avant le meurtre ébat amoureux, lutte, opposition, ou
simple empoignade consentie? Nastassia Philippovna s'est-elle donnée à son
soupirant avant de se laisser poignarder? S'est-elle déshabillée elle-même avant le
meurtre ou l'a-t-elle été par Rogogine pour qu'il puisse mieux embaumer son
corps? Mais alors pourquoi les vêtements sont-ils jetés dans un tel désordre?
Et après le meurtre ne s'est-il passé plus rien, même pas en pensée ? Rogogine
s'est-il contenté de contempler son visage? Nastassia Philippovna n'est-elle pas
enfin devenue ce qu'elle craignait depuis le début du roman, « la chose » de
Rogogine ?
Sur le déroulement des faits, Rogogine est plutôt avare, comme s'il voulait
ménager la pudeur bien connue du prince « Tout s'est passé entre trois et quatre
heures[un meurtre dure moins d'une heure.]; «Et. et. voilà encore une
chose qui m'a étonné le couteau a pénétré sous le sein gauche, à un vertchok et
demi de profondeur. et c'est à peine si le sang a jailli une demi-cuillère à soupe
pas davantage. » Et le prince d'ajouter, après avoir vaincu son émotion terrible
« C'est ce qu'on appelle une hémorragie interne.c'est quand le coup est droit
au cœur 2.
Après l'acte commis sans préméditation, Rogogine semble retrouver une
certaine maîtrise de ses gestes et de ses pensées en devenant le metteur en scène
méticuleux de la scène finale où le prince va à son tour faire son apparition « il
couvre le cadavre d'une bonne toile cirée américaine et l'entoure de quatre flacons
débouchés de liquide Jdanovo. Manifestement pour éviter l'émanation de l'odeur,
plus souterrainement comme s'il voulait immortaliser la beauté statuaire du cadavre,
éviter sa décomposition, garder son image inchangée. Ensuite il fabrique un lit par
terre, près du rideau, avec les coussins des deux divans, pour inviter le prince à
s'allonger à côté de lui. Dans l'espace de la pièce le lit des deux frères de croix
se trouve dans une sorte de pré-scène qui précède de l'autre côté du rideau l'espace
où se trouve la scène principale, laquelle, dans ce cas, se confond avec l'espace de
l'alcôve. Temporellement, la scène entre les deux amis, où chacun d'entre eux va
prodiguer un effort suprême pour endiguer la folie de l'autre, succède à la scène
principale du meurtre qui, elle, reste définitivement mystérieuse, recouverte d'ombre,
à la fois pour le prince, mais aussi pour le meurtrier lui-même (et bien entendu
aussi pour le lecteur du roman). Si le prince est arrivé pour assister à une scène,
pénétrer son mystère, la comprendre, pour guérir ainsi de son « idiotie », il en sera
définitivement exclu à la fois spatialement et temporellement.
En effet, peu à peu, un sentiment trouble d'insatisfaction et d'incompréhension
par rapport à ce qui leur est arrivé s'empare des deux amis, sentiment se trahissant
à travers leurs propos de plus en plus mystérieux, de plus en plus incompréhensibles
« Attends, je vais faire notre lit et alors tu t'étendras. je m'allongerai auprès
de toi. et nous écouterons. car mon ami, je ne sais pas, mon ami, je ne sais pas
encore tout maintenant, c'est pourquoi je te préviens afin que toi, tu saches
d'avance Étranges, ces propos qui invitent à /~coMf6 devant un rideau derrière
lequel s'étale, littéralement, un silence de mort. Est-ce seulement le mystère du
silence d'outre-tombe qui traverse tout au long le roman? Ou est-ce encore le
mystère d'une étrange conjonction entre l'amour et la mort, entre l'amour et le
meurtre? Car si on ne connaît pas tous les détails du déroulement du meurtre,
une chose néanmoins est certaine le crime vient à la place des noces rendues
impossibles (par deux reprises l'héroïne s'évade aussi devant l'autel où elle devait
célébrer son mariage avec Rogogine).
C'est sur cette scène que tombe le rideau, en final du plus théâtral de tous
les romans dostoïevskiens. Et à vrai dire elle n'est que l'aboutissement, la montée
en surface spectaculaire, d'une même scène qui court sous des masques différents
d'un bout à l'autre du roman, et dont l'issue fatale est annoncée dès les premières
lignes. Quelle est donc la force de la scène pour qu'elle justifie, au moins
artistiquement parlant, sinon cliniquement, la survenue de tels cataclysmes psy-
chiques ? Aurait-elle un rapport quelconque avec ce qu'en psychanalyse on nomme
la scène primitive, ou originaire 2 ?Serait-elle en même temps proche de cette
« autre scène », formulation qui, depuis Freud et Fechner, désigne la scène du rêve
et de l'inconscient? Et alors que vient faire sur cette scène cet « illuminé », cet
« idiotàcôté de cette brute sauvage ? En effet où placer l'idiotie du point de vue
topique? Est-elle seulement du côté de la conscience, de la censure ou du moi,
ou régit-elle aussi la logique de l'inconscient? L'inconscient, dont on n'a cessé de
vanter l'intelligence, serait-il quelque peu idiot 3 ?
1. Ibid., p. 743.
2. On sait que le terme de scène originaire, proposé par J. Laplanche et J.-B. Pontalis dans leur
étude bien connue Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines du fantasme (textes du xx' siècle,
Hachette, 1985), et qui représente la traduction littérale de Urszene, ne s'est pas imposé. Et pourtant, à
notre avis aucun autre fantasme dit originaire ne se rapporte d'une façon plus aiguë et plus dramatique
à la question des origines, s'agissant de l'origine de l'individu lui-même, que le fantasme de la scène
originaire. Cela dit, il est vrai que le plus souvent c'est le cas pour le roman qui nous préoccupe
ces origines se rattachent immanquablement à un acte sauvage, bestial, « primitif ».
3. En russe le mot « idiot » a le même sens et la même origine que le mot français. Rappelons
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Rogogine
Rogogine est un des personnages les plus primaires, les plus primitifs, les plus
sauvages de toute la galerie des personnages dostoïevskiens. Des trois protagonistes,
il est le seul qui possède véritablement un père. Célèbre pour son avarice, « capable,
raconte-t-on, d'expédier un homme dans l'autre monde pour dix roubles », sym-
pathisant à la fois des Vieux Croyants1 et de la secte des Skoptsi le père élève
son fils d'un bras de fer. Nastassia Philippovna et Mychkine ont la même intuition
le fils serait devenu en tout semblable à son père s'il n'avait pas succombé à sa
passion amoureuse. Comme si l'image de ce père inflexible plongeait le fils dans
un dilemme sans issue devenir en tout son semblable, ou en tout différent. Et en
fin de compte le « tout différent », c'est là le tragique du destin de Rogogine, va
rejoindre le « tout semblable
À peine Rogogine aperçoit-il Nastassia Philippovna que « percé comme d'un
trait de feu )' il en tombe amoureux et s'empresse du même coup de dévaliser son
père. À la passion morbide du père pour l'argent se substitue la passion morbide
du fils pour une femme. Du point de vue fantasmatique cette passion est vécue
comme une insoumission face au père, elle possède comme le pouvoir magique
de déclencher sa mort. En effet, c'est juste après que Rogogine eût osé l'affronter
que par l'intermédiaire du latin idiotes qui signifie ignorant, sot, le mot idiot provient du grec idiôtês
qui signifie « particulier ou « étranger à un métier, ignorant ». Idiosyncrasie provient de Idiosynkrasis
qui signifie en grec « tempérament particulier », idiome de l'idiôma qui signifie « particularité propre à
une langue » et idiotisme de idiôtismos qui signifie « langage particulier ».
« L'inconscient est idiot » devient dans cette perspective l'inconscient est un idiome, un idiotisme,
c'est-à-dire, comme Freud l'a mis en évidence, une langue ou un langage particuliers, peut-être, si on
pense au sens actuel acquis par le mot idiotisme, impossible à traduire dans une autre langue. Du point
de vue topique (et linguistique?) l'idiotie, plus proche de l'inconscient, s'oppose aux instances idéales,
le moi idéal et l'idéal du moi, plus proches du moi. On comprend ainsi pourquoi, à partir du projet de
représenter l'idéal d'un homme parfaitement bon et beau, Dostoïevski est arrivé au personnage de
l'idiot. De l'idéal à l'idiot, de l'universel au particulier, Dostoïevski semble avoir été à l'écoute de
l'idiome particulier de l'inconscient.
1. Les Vieux Croyants ou Raskolniki sont les opposants à la réforme introduite de 1650 à 1660
par le patriarche Nikon, qui consistait dans une modification d'antiques usages grecs sous l'influence
de Byzance, elle-même ayant subi une influence latine. Cette réforme donna naissance au grand schisme
connu sous le nom de Raskol.
2. Skopets (pl. Skoptsi), c'est-à-dire castrat, membre de cette secte religieuse dont les adhérents se
châtrent par fanatisme; ils exerçaient en général la profession de changeurs (d'après L'iof, La Pléiade,
p. 1335).
L'INCONSCIENT EST IDIOT
pour la première fois, en achetant à Nastassia avec l'argent donné par le père pour
un autre usage, une paire de boucles d'oreilles avec deux brillants de la grosseur
d'une noisette, que le père va mourir subitement terrassé par un « coup de sang »
comme s'il avait été pris au dépourvu par l'extraordinaire audace du fils. Quant à
la mère qui, déjà depuis deux ans, ne jouissait plus de toutes ses facultés mentales,
la mort de son mari la fait retomber en enfance. Le sort des parents est entrelacé,
la mort du père, en quelque sorte inutile ne libère pas la mère. Le fils doit assumer
une double culpabilité, un double deuil. Et c'est sur le fond de ce double deuil
que naît la passion de Rogogine pour Nastassia Philippovna et, plus cachée mais
non moins intense, pour le prince lui-même.
1. Voir mon livre Figures du crime chez Do~Mi~M~ Paris, P.U.F., 1990, p. 22-26.
2. Voir supra, note 2, p. 194.
L'INCONSCIENT EST IDIOT
« castrat », incarnation vivante de l'idéal paternel (même si, dans son rapport à
l'argent, le prince est plutôt son opposé absolu), et peut-être aussi, si on pense au
caractère si pieux de la mère, maternel?
« Ce n'est pas moi qui l'aime, lui, 'c'est elle qui l'aime 1.» Ce n'est pas moi,
Rogogine, qui aime le prince, c'est Nastassia Philippovna qui l'aime. La jalousie
de Rogogine, c'est la jalousie délirante que Freud avait analysée dans l'article de
1922, que nous venons de citer. Jalousie qui déclenche en fin de compte un crime
passionnel. La motivation du crime est surdéterminée d'un côté il s'agit d'« une
entreprise de possession totale de la partenaire transformée en chose 2» (c'est ainsi
même que Nastassia se définit, comme la chose de Rogogine). De l'autre côté, une
fois l'idéal féminin converti en chose, l'amour réprimé pour le rival surgit dans
toute sa splendeur.
L'amour pour le rival serait-il plus fort que l'amour pour la partenaire ? Serait-
il plus proche de l'idéal christique, qui prône l'identité entre l'amour du prochain
et l'amour de soi-même? Sur le plan de l'intrigue romanesque cela nous aide-t-il
à mieux comprendre pourquoi le meurtre du rival échoue tandis que le meurtre
de la partenaire réussit? Le rival satisfait-il plus aisément le désir de possession
totale, imaginaire, en miroir, que ne le fait la partenaire? Toujours est-il qu'une
fois celle-ci éliminée, l'amour entre les deux hommes prend une forme non pas
sensuelle, mais tendre. Tendresse issue, sans doute, d'une identification avec l'image
de la mère, le partenaire devenant une image de soi-même qu'il voudrait aimer
comme la mère l'a aimé 3. Rogogine n'emmène-t-il pas le prince vers sa mère
tombée dans l'idiotie, pour en recevoir sa bénédiction ? C'est sur le fond du sacrifice
de la perversité que naissent, d'un côté la folie, de l'autre l'idiotie 4.
Dans la poursuite incessante de son rival, le jaloux épie, imagine, construit de
toutes pièces une scène dans laquelle l'objet de ses désirs est surpris en flagrant
délit. Quelques mois avant son meurtre, Rogogine commence à voir Nastassia
Philippovna chaque nuit dans ses rêves « Elle est avec un autre et se moque de
moi1 », dit-il au prince. C'est pour ne pas être réduit à une position de voyeur
impuissant que Rogogine s'empresse de devenir le metteur en scène actif du
spectacle.
Dans les appartements labyrinthiques de la maison des Rogogini deux tableaux
se font face, et attirent successivement le regard du prince et de Nastassia d'un
côté le tableau du père de Parfione, grandeur nature, la face ridée et jaune, le
regard morose, image sévère et sournoise exprimant son adhésion aux formes à la
fois les plus intransigeantes et les plus occultes de la religion, sa sympathie à la
fois pour les Vieux Croyants et pour la secte des Skopets; de l'autre côté, l'image
du Sauveur après la Descente de Croix dans une copie d'un tableau de Holbein
le jeune, Le Christ mort, où le Christ est corps blessé, torturé, mutilé, au bord de
la décomposition. Image idéalisée, devenue simple chose, sans avenir, sans résur-
rection, simple trace corporelle d'un plaisir sadique. Image d'autant plus terrifiante
que, comme le remarque plus tard Hippolyte, le Christ descendu de la Croix est
le plus souvent représenté, d'une manière sans doute non réaliste, comme indemne
des souffrances physiques qu'il vient de subir. Le père aimait contempler ce tableau,
le frère aimait contempler ce tableau, Parfione lui aussi aime contempler ce tableau.
« Mais sais-tu qu'en le regardant, s'écrie le prince sous le coup d'une subite
inspiration, un croyant peut perdre la foi 2?» Ce regard vide, les yeux renversés,
se place dans L'Idiot dans la continuité du regard du condamné à mort, qui obsède
le prince, mais aussi à certains égards ses autres partenaires de la scène finale qui
nous occupe. Il trahit ce que ce dernier redoute le saut spectaculaire dans
l'inconnu, dans l'inorganique, qui implique le retranchement du corps de l'âme qui
l'habitait, concomitante à la transformation d'une image idéale en image déchue si
ce n'est directement en déchet. La représentation de ce corps châtré de son âme
vient éclairer en miroir le goût du vieux Rogogine pour les croyants châtrés de
leur sexe. Impossible au regard de bourreau de Rogogine de se déculpabiliser en
regardant ce tableau. Ce corps inerte, dont toute réparation ou résurrection sont
exclues, ne peut pardonner.
Mais le regard que Rogogine porte sur ce corps, il est important de le souligner,
est en même temps un regard cauchemardesque c'est celui, moqueur et sadique,
qu'Hippolyte, qui occupe dans le roman, de la façon la plus manifeste, la place
du fils condamné à mort (par la maladie), voit, dans ses cauchemars et ses
hallucinations, se poser sur lui de façon implacable.
D'un côté, l'image du père sévère, à la fois père juge, père diabolique, père
idéalisé et père « mort », de l'autre l'image du fils sacrifié. Et voilà l'esprit sacrilège
de Dostoïevski, déjà suggéré par l'attraction des Rogogine pour des pratiques
hérétiques à l'alliance entre père et fils, où le sacrifice absolu de ce dernier trouve
sa compensation dans son devenir égal à Dieu, à travers son destin immortel, vient
se substituer l'image de la femme possédée, violentée, tuée. Se dérobant à
l'identification avec ce Christ, passif, résigné, mort, le fils rival affirme, devant le
regard désapprobateur du père sa puissance tragique. Un sacrifice en cache un
autre derrière l'image du Christ sacrifié surgit le corps pénétré, sacrifié et embaumé
de Nastassia Philippovna, l'héroïne la plus vivante de tout l'univers dostoïevskien.
Derrière la scène de la descente de la Croix surgit la scène originaire.
Nastassia Philippovna
« Mais ce rêve était devenu réalité et, ce qui l'étonnait davantage en lisant ces
lettres, c'est que lui-même n'était pas éloigné de croire à la possibilité et même à
la légitimité de ce rêve1.» À travers le personnage de Nastassia, Dostoïevski définit
de façon extrêmement condensée la fonction romanesque du rêve celle d'une
énigme qui attend son décryptage, à travers à la fois sa mise en acte, sa mise en
scène dramatique et sa mise en écriture.
Mais la figure du prince n'apparaît-elle pas comme une incarnation des rêves
de jeune fille de Nastassia et celle de Rogogine comme l'incarnation d'un de ses
cauchemars les plus terrifiants? Ainsi la scène finale du roman est-elle l'issue des
désirs conjoints exprimés dans les cauchemars des trois personnages. En effet pendant
tout le déroulement du roman nous sont décrits des rêves ou des bribes de chacun
des protagonistes se rapportant aux deux autres, sans pour autant que ces rêves
s'ordonnent dans une scène cohérente. Rogogine rêve chaque nuit qu'il assiste aux
ébats amoureux de Nastassia avec des rivaux imaginaires, Mychkine rêve de
Nastassia sous la forme d'une femme portant sur son visage l'expression de repentir
et d'effroi d'une grande criminelle qui vient de commettre un forfait atroce et qui
l'invite à le suivre sans bruit, Nastassia imagine que dans la maison de Rogogine
se cache sous le plancher un cadavre, recouvert de toile cirée. Cette scène finale
qui métaphorise la scène originaire apparaît comme un rêve à la fois agi, mis en
scène, écrit, déchiffré. Elle est mise en acte d'un crime, un acte dramatique et
un acte d'écriture du trop-plein d'énigme dont le rêve est gravide. Elle vient à la
fois lier et délier un mystère ressenti comme intolérable. Pourvu que ce ne soit
pas qu'un rêve, pourvu que le rêveur ne se sente pas simple spectateur, cloué au
pilori, immobile, devant la mise en scène de son rêve, comme les condamnés à
mort ligotés devant leurs bourreaux imaginés par Mychkine, comme le Christ
refroidi du tableau de Holbein contemplé par Rogogine.
Le rapport entre la scène originaire et le rêve est complexe voire contradictoire.
Premièrement, la scène originaire apparaît comme le contenu latent, refoulé du
rêve, comme organisateur caché de son contenu manifeste, influençant son travail
de condensation et de dramatisation 2. Mais, en même temps, l'espace du rêve,
avec le bouleversement du rapport entre les instances psychiques qu'il implique,
avec la façon dont le système préconscient-conscient se laisse plus facilement
pénétrer par les contenus de l'inconscient, représente l'espace idéal de manifestation
de la scène originaire. Entre la « pénétration du rêve »3 et la pénétration de la
scène originaire il y a un véritable chassé-croisé. L'Urszene trouverait sa place
1. Est-ce un hasard si dans le texte où Freud s'attache avec le plus d'obstination à définir la
fonction de la scène originaire il s'agit d'une scène qui, même si elle n'est pas factuelle, structure
souterrainement l'espace d'un rêve, le célèbre cauchemar de l'Homme aux loups? Est-ce un hasard si
les rencontres les plus précoces et les plus importantes de Freud avec la scène primitive (même si à
l'époque elle n'est pas nommée ainsi) ont lieu lors de l'analyse de ses propres rêves (voir D. Anzieu,
L'auto-analyse de Freud, Paris, P.U.F., 1988 (1959), et plus particulièrement le chapitre 4, « La découverte
du fantasme de la scène primitive et la première version du livre sur les rêves», p. 187-299).
2. Op. cit., p. 217.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Pour un moment, peut-être, la jeune fille avait savouré une victoire éphémère.
Les deux parents sont morts, mais voici qu'un monsieur mûr, de l'âge de son père
qui vient de mourir, mais qui a tellement mieux réussi que celui-ci, lui déclare
son amour. La culpabilité dont se charge Nastassia avec tellement d'insistance ne
provient-elle pas aussi d'avoir trop facilement consenti à cette déclaration? Rien
ne nous dit qu'elle ne l'ait pas fait avec une certaine délectation, peut-être dans
l'espoir du mariage. Mais son bienfaiteur la quitte pour un mariage plus conven-
tionnel n'est-ce pas la preuve que leur liaison était « contre nature », comme le
prince va par la suite définir sa fascination masochiste pour Rogogine? N'est-ce
pas une explication possible du fait que Nastassia veut à tout prix assumer sa
culpabilité, au-delà de l'aspect vengeur que son châtiment implique ? Son attraction
pour Rogogine qui, comme Totski, veut la posséder comme une fille légère pour
de l'argent, apparaît dans cette perspective comme un amalgame inextricable entre
une transgression et une punition, qui trouvent leur possibilité de condensation
justement au niveau de la scène finale « Tu as voulu posséder le père, et tu
aimerais le posséder à nouveau, mais cette fois-ci cette possession te tue.» Cette
scène finale dévoile a posteriori les fantasmes cachés qui soutenaient sa relation à
Totski? La scène originaire n'implique-t-elle pas toujours le double deuil des
images idéalisées des parents? Deuil de son séducteur gentilhomme et deuil
simultané du romanesque, deuils tous deux impossibles, car la maladie dont souffre
Nastassia est justement celle d'une « exaspération romanesque » irrémédiable.
C'est au moment où Totski planifie le mariage de complaisance de Nastassia
Philippovna avec Gania, pour acquérir lui-même sa liberté, que le désir de l'héroïne
se brise littéralement en trois morceaux, en trois courants qui prennent la figure
des trois personnages distincts Aglaïa, Rogogine et Mychkine la femme idéale,
l'égorgeur et le prince; la « belle », la « bête » et l'« idiot ». C'est que la scène une
fois activée favorise le clivage de la personnalité, elle semble agir pour son propre
compte, faisant de sa victime le spectateur de son propre destin 1 « Je n'existe déjà
presque plus et je ne l'ignore point; Dieu sait qui a pris en moi la place de ma
personnalité. Je lis mon sort chaque jour dans ses yeux terribles toujours braqués
sur moi2 », écrit Nastassia à Aglaïa en lui parlant de son attraction morbide pour
Rogogine.
Et pourtant à l'amour tendre, à l'idéal pur, au pardon christique du prince,
Nastassia préfère le souvenir du spasme pervers de sa jouissance passée. Comme
une dernière façon, fût-elle paradoxale, de se sentir exister.
C'est là l'un des mystères de la scène originaire. Elle illustre la naissance de
1. Dans leur travail déjà cité sur les fantasmes originaires, J. Laplanche et J.-B. Pontalis avaient
souligné le fait que si au pôle de la rêverie diurne le sujet vit sa rêverie, le pôle opposé du fantasme
originaire « se caractériserait par une absence de subjectivation, allant de pair avec la présence du sujet
dans la scène »; cf. Fantasme originaire, fantasmes des orifices, origines du fantasme, op. cit.
2. L'Idiot, op. cit., p. 554-555.
L'INCONSCIENT EST IDIOT
l'individu, de l'individu comme être sexué. Ou qui tend à le devenir. Elle se place
ainsi au carrefour d'un désir ardent de savoir, qui tend à rompre avec la naïveté
et l'« idiotie» enfantines, mais bute en fin de compte sur la confrontation de
l'enfant avec un savoir qui le dépasse. C'est dans sa volonté d'affronter à tout prix
cette scène que Nastassia est à la fois le personnage le plus courageux et le plus
intelligent du roman, celui qui se place à l'antipode de l'« idiotie » du prince.
En choisissant Rogogine, Nastassia veut une dernière fois se sentir femme,
accepter sa passivité devant l'homme pénétrant. Au prix de sa vie. Ainsi l'être de
la jouissance spécifique gagne sur l'être de la tendresse universelle, secourable,
mais frôlant l'informe. Rogogine en dépit du caractère sombre de sa passion l'a
choisie elle, l'unique femme de sa vie; le prince, lui, hésite entre plusieurs femmes,
sa pitié est mortifiante et son amour tend à se diluer dans un amour indifférencié
du prochain.
Le consentement à cette scène représente enfin une dernière tentative de
monter un spectacle bien à soi, original, une dernière façon de régir sa sortie du
monde.
Et pourtant, plus qu'elle ne régit la scène, Nastassia semble régie par elle.
Car la maladie dont elle souffre, n'est-elle justement sa trop grande proximité avec
la scène? Et n'est-ce pas cette proximité qui jette un pont entre sa passion passée
pour Totski et son attraction présente pour Rogogine? Comme si ayant une fois
goûté à l'ivresse de l'amour incestueux, Nastassia ne pouvait plus être spectatrice
de la scène, mais uniquement sa protagoniste. Et n'est-ce pas son désir de devenir
un véritable metteur en scène, et d'échapper ainsi au rôle de simple acteur, qui la
pousse à vouloir arranger le mariage du prince avec Aglaïa?
Le mariage de Mychkine avec Aglaïa doit en effet avoir lieu le même jour
que son propre mariage avec Rogogine; le même jour, la belle doit épouser le
prince, et Nastassia le satyre. Tout, pour que le conte de fées se prolonge encore
et que l'enfant échappe à une nuit de cauchemar. À elle, le prince, à moi, la bête,
à elle, l'idiot, à moi, la connaissance. À elle, le rêve, à moi, la réalité. Car la bête,
si elle peut être ignominieuse, ne peut être idiote. L'accouplement est aveugle.
Pour faire l'idiot il faut l'infantilisme et l'impuissance de la race humaine. Il faut
la candeur et la curiosité de l'enfant.
Mais, en fin de compte, même devant ce mariage magique, ce mariage blanc,
ce mariage vierge, ce mariage enfantin qu'elle essaye de régir, Nastassia ne peut
supporter de rester simple spectatrice. Il faut qu'elle occupe la place de l'actrice
principale et qu'elle entraîne aussi les innocents dans le gouffre de la scène pour
leur faire subir ce qu'on lui a fait subir.
La beauté sauvera le monde, affirme le prince Mychkine. Quelle beauté? La
beauté virginale, ou la beauté pénétrée par la connaissance de l'homme? Celle de
Nastassia ou celle d'Aglaïa? La beauté est-elle toujours invoquée pour cacher une
fois de plus l'horreur de la scène, l'engendrement de l'homme dans la souffrance
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Le prince Mychkine
corps, son moi en revanche lui reste complètement étranger. Il est perpétuellement
condamné à la perdre de vue. Et, jusque dans la scène finale, le prince ne la verra
pas, c'est Rogogine qui la lui racontera. Ainsi la scène est là lorsqu'il est absent et
se retire lorsqu'il reprend conscience. Elle se manifeste sous la forme des crises
du haut-mal, où le corps de l'épileptique, comme possédé par le démon, donne à
voir un spectacle effroyable. Mais, avant d'agir sur le corps, elle est précédée dans
la conscience par un halo lumineux, une aura éphémère, un sentiment de « beauté
et de prière » et de la « plus haute synthèse de la vie ». Pour quelques secondes,
comme dans les paroles de l'Apocalypse, le temps s'arrête. La jouissance et l'extase
sont si intenses que, nous dit le prince, pour un tel moment on donnerait sa vie
tout entière. Et puis, comme s'il fallait être châtié pour avoir accédé à un tel
moment de bonheur exquis, la crise se déclenche « À ce moment la figure et
surtout le regard du patient s'altèrent d'une manière aussi rapide qu'incroyable.
Des convulsions et des mouvements spasmodiques contractent tout son corps et les
traits de son visage. Des gémissements épouvantables, qu'on ne peut ni s'imaginer
ni comparer à rien, sortent de sa poitrine; ils n'ont rien d'humain et il est difficile
sinon impossible, de se figurer, lorsqu'on les entend, qu'ils sont exhalés par ce
malheureux. On croirait plutôt qu'ils émanent d'un autre être qui se trouverait à
l'intérieur du malade 1.»
Que la crise soit en rapport avec la scène, la preuve en est qu'elle se déclenche,
pour la première fois, au moment où Rogogine, fou de rage et de jalousie, soulève
le poignard contre son rival, comme s'il voulait le faire entrer dans la scène. Pour
un instant la bête du dehors contemple le surgissement de la bête du dedans. Et
la seconde se montre plus terrifiante que la première car la transfiguration du
prince immobilise Rogogine, le remplit de terreur et le fait fuir comme un fou.
Mais l'angoisse du prince est plus profonde que celle d'être exclu, possédé ou
anéanti dans la scène. Il s'agit d'abord d'une angoisse d'être rejeté du monde. Elle
apparaît comme la face sombre de son aura extatique. En faisant l'anamnèse de
l'amélioration de sa maladie le prince se souvient « Ce qui m'oppressait affreu-
sement, c'était la sensation que tout m'était étranger. Je comprenais que l'étranger
me tuait. Je me rappelle être sorti complètement des ténèbres le soir où, arrivant
à Bâle, je mis le pied sur le sol de la Suisse; je m'éveillai en entendant braire un
âne au marché. Cet âne me fit une profonde impression et, je ne sais pourquoi,
un plaisir extrême; dès ce moment une clarté soudaine se produisit dans mon
esprit 2.»
On pourrait déceler dans cette progressive sortie des ténèbres de la maladie
(le prince nous dit avoir été malade jusqu'à vingt-quatre ans, deux ans donc avant
le commencement de l'action romanesque, toute son enfance étant enveloppée
1. Ibid., p. 94.
L'INCONSCIENT EST IDIOT
1. Ibid., p. 521.
2. H. Troyat, Dostoïevski, Paris, Fayard, 1960, p. 309.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. Voir Sigmund Freud, « La Négation », in Résultats, Idées, Problèmes, II, P.U.F., 1985, p. 44.
L'INCONSCIENT EST IDIOT
VLADIMIR MARINOV
Aline Petitier
LE ROMAN GUERMANTES
roman. Non seulement les deux routes principales mènent à elle, mais aussi tous
les chemins de traverse; elle détient la circulation des innombrables réseaux de
l'oeuvre. Toute l'histoire paraît ainsi s'agencer dans un espace euclidien, et dans
une logique compréhensive. À partir de là, l'héroïne accomplie aurait dû épouser
un prince de sang royal, couronnant l'œuvre ascendante de Swann et de sa femme.
Cependant, l'histoire ne se déroula pas ainsi. Par un renversement des choses,
la jeune fille fit un mariage obscur qui l'éclipsa de la scène mondaine. Mais
l'anecdote ne ressort pas du « petit savoir » si prisé de Saint-Simon, concernant les
généalogies et les raisons des alliances. Il s'agit là d'un changement de registre de
pensée. Car ce mariage avec un « homme de lettres » a un pouvoir résurrectionnel.
Il fait bien disparaître dans l'obscurité la haute origine de la jeune fille mais c'est
pour ressusciter dans l'esprit des gens les noms d'Odette et de Swann qui paraissaient
disjoints à jamais; et ce, dans le milieu même des Guermantes où cette union était
impensable. Ce n'est pas là seulement la révélation d'un autre rassemblement de
forces, ou le renvoi à un autre couple plus essentiel. La force même du travail est
liée à ce double mouvement la perte dans l'oubli et l'obscurité, le retour sous
une autre forme, voire dans une autre filiation.
Ce travail, le narrateur savait bien qu'il était en cours, mais il se représentait
son déroulement comme ayant lieu en deux temps, en deux lieux, et concernant
deux objets différents; ce qui allait être brutalement démenti. Sa décision d'aller
à cette matinée chez les Guermantes prend effet à la suite d'un long retrait de la
vie sociale et d'un séjour en maison de santé. Mais surtout, le choix de la vie
mondaine découle, pense-t-il, de son découragement devant sa stérilité et de son
renoncement au travail. Il va donc aller dans « le grand monde », et il va y avoir
effectivement deux épisodes l'« adoration perpétuelle », puis « le bal de têtes ».
C'est ainsi que, seul dans la bibliothèque, il attend de retrouver tous les
personnages qui sont intervenus dans sa vie de façon si variée et fréquente, et qui
maintenant au salon, écoutent Parsifal. Or, pendant cet intermède, cette attente,
il se produit le miracle auquel il avait définitivement renoncé. Le monde extérieur
qui n'avait plus rien à lui dire recommence à lui envoyer des signes, à profusion.
Ils apparaissent et se multiplient, chaque sensation anodine se chargeant brusque-
ment d'un pouvoir évocatoire. Les barrières sont tombées le monde s'est mis à
parler. Quant à l'interprétation de ce phénomène, elle oscille entre deux pôles.
Tantôt, il considère qu'il s'agit du passé restitué, le « temps retrouvé », seul paradis
possible; et il faut alors purifier l'impression retrouvée de toutes les scories du
présent qui n'ont été que l'occasion contingente du miracle. Tantôt, il y a
reconnaissance de la nature composite des choses, du fait que cela se joue entre le
passé et le présent, dans la connexion qui s'établit ainsi; c'est reconnaître aussi
qu'il fallait être aux écoutes pour déchiffrer ces indices. Mais, dans ce cas, le lien
entre passé et présent qui dévoilerait « l'essence des choses » se trouve idéalisé en
tant qu'objet de travail intérieur, se passant en autarcie et lui appartenant.
LE ROMAN GUERMANTES
sens du mot anglais actual. Il s'agit d'un acte qui transforme le monde, porté par
la nécessité de créer des passerelles sur l'abîme. Et ce sont alors des images de
violences entre passé et présent qui sont évoquées corps à corps, accouplements
de lutteurs. Toutes les cohérences sont ainsi disloquées. Et puis les alliances vont
pouvoir succéder à la lutte, soit par contrainte directe, soit parce qu'un déterminisme
assure ce déroulement. Un amalgame se crée ainsi, assujetti sans cesse à de
nouveaux remaniements par le présent qui rend l'équilibre précédent caduc. Et
l'image des Guermantes grandit démesurément pour englober le tout.
Voici donc rassemblés par un raz de marée tous les personnages, dans le salon
des Guermantes et dans la vision du narrateur qui s'organise de façon concomitante.
Tout est intensifié, dramatisé, concentré, accéléré. Cela pourrait être figuré par
aller dans la rue, aller à la guerre, aller voir une femme, aller où les choses
pourront se passer. aller chez les Guermantes. La tension est extrême; le théâtre
a pris feu. C'est à cette crise que l'affronte la vision du bal de têtes. Par contraste
avec l'enchantement où il était, c'est un spectacle de la plus grande violence qui
lui saute au visage, lui faisant perdre tous ses repères.
On a dit du bal de têtes qu'il constituait une galerie de portraits. Mais ce sont
des portraits de monstres, datant, dit Proust dans sa correspondance, « du temps où
on ne savait pas dessiner ». Cela constitue un tableau très étrange, et le récit lui-
même est à ce moment-là à la limite d'un récit. Les descriptions sont répétitives,
incompréhensibles parfois, sans liens entre elles. Cela illustre bien l'horreur et le
déplaisir devant un univers où l'on ne peut reconnaître son semblable, et qui perd
sa cohérence. Quant au vieillissement des êtres, auquel le narrateur n'a pu se
familiariser du fait de sa longue absence, il accentue le travail de destruction, mais
ne le justifie pas car, dit-il, le vieillissement est chose humaine.
Car l'humain est menacé là de disparaître. Pour définir les ressemblances, il
est fait appel à tous les règnes, animal, végétal, minéral; à la géologie, aux modes
de vie, aux quartiers. Certains ont conduit leur corps à l'extrême limite de le
crever. L'unité est mise en péril un personnage composite voit les différentes
parties de son corps prendre une vie autonome. Ce qui fait effet si violent, c'est
qu'il ne s'agit pas là d'analogies (ou alors elles sont en train de se constituer). On
voudrait que le fossé qui sépare l'humain du reste du monde soit plus assuré; cela
paraît pouvoir basculer du côté de l'élément de comparaison. Certains sont, à
proprement parler, redevenus singes. Tout se désenchaîne, tout se déchaîne. Il y
a menace de déshumanisation, de sauvagerie, d'animalité, de mort. Et sans cesse
les personnages lui renvoient de lui la même image de monstre méconnaissable
lui rappelant qu'il est sur scène, que le travail en cours s'applique aussi à lui.
On perçoit là qu'il va falloir une nouvelle opération de l'esprit pour saisir
cette nouvelle réalité en train de se constituer. C'est au chaos, à la « démétapho-
risation » que ce travail va arracher pour reconstituer une histoire humaine. Le
travail de l'inconscient apparaît là, dans une perspective de visionnaire, disloquant
LE ROMAN GUERMANTES
toutes les cohérences, constituant de nouveaux types de liens avec l'univers. Tout
le chemin est à parcourir depuis le temps « où on ne savait pas dessiner », jusqu'à
la constitution d'une fiction.
Car, peu à peu, cet épisode se transforme, avec des oscillations. Certains
personnages nouent des relations entre eux, évoquent un passé, une histoire.
L'intrigue progresse; cela s'humanise, devient un roman centré sur le couple. Et
ce couple, démesuré, puissant, illustre la violence, la passion à l'oeuvre dans la
constitution de cette fiction. Couple de fauves qui s'affrontent et se domptent;
bataille des sexes. Mais peut-être sont-ils eux-mêmes assujettis à une force extérieure
qui les domine; un déterminisme qui vient les libérer pour un nouvel accomplis-
sement.
des mères. Et le sacrifice est consommé par la férocité des enfants, de leur légèreté,
de leur irrépressible désir de vivre, comme il est dit des enfants de la Berma.
Le fonctionnement est ainsi absolument bouleversé, la fin étant transformée
en moyen. L'objet sera utilisé à tous usages; il «fera l'affairepour obtenir ce qui
est tellement moins précieux que lui, mais dont la touche de mérite est d'être
l'objet du désir présent. C'est une façon d'en faire un entremetteur. Car le désir
seul est impuissant; demander l'aide d'entremetteurs, comme on le voit fréquemment
dans la Recherche, est un premier pas, actif, vers un amalgame entre des forces
différentes. On choisit alors des entremetteurs qui ont accès à la scène prestigieuse;
ils y feront des brèches pour qu'on s'y introduise. Mais aussi empressés et serviles
qu'ils soient, un mauvais sort s'oppose à leur efficacité; et la scène prestigieuse
reste inentamable.
Seul le sacrifice de l'objet d'amour lui-même, sa transformation en moyen, en
entremetteur, va rendre le monde souple et docile. Plus les permutations de valeurs
sont importantes, insolites, plus le sacrifice est décisif, plus cela assure de pouvoir.
Ainsi les passerelles sur l'abîme se constituent avec la substance même de ce qui
a créé l'abîme. Il ne reste des pauvres morts oubliés, dit le narrateur, qu'une infime
poussière mais elle va rentrer dans tous les alliages, en assurer la justesse. On ne
renonce pas là au désir; on le déplace, on lui fait prendre des détours; les choses
se décentrent. On renonce d'autant moins qu'il en découle une prime de plaisir,
du fait que l'on a arraché les choses à leur destination convenue et attendue.
Mais le jeu va également s'opposer à la cohérence brutalement affirmative du
monde extérieur. Il s'agit de bouleverser de toutes les façons possibles la vision du
monde, de façon à le rendre au plus haut point malléable, mais sans le déformer,
sans tricher; en changeant la pensée de façon concomitante.
Ainsi la vision du salon des Guermantes est-elle soumise (ou bien, est-ce elle
qui soumet.?) à des revirements de mises au point inouïs. Vue à la loupe, ou
même au microscope, des constituants de la joue composite d'Oriane (mais c'est
plutôt une vision fantastique que méticuleuse). Minutie maniaque du « petit savoir »
sur les généalogies et les alliances. Vue au télescope découvrant là de nouvelles
étoiles. Vue à vol d'oiseau soudainement dépaysante. Mais aussi on n'a pas affaire
à un monde immobile. Il est sujet à ses propres changements mutations sociales,
nouvelles alliances, vieillissement; changements qui vont devoir s'intégrer à l'évo-
lution de la perspective. Tout ce qui multiplie les virtualités, donne mobilité et
densité au travail. Les erreurs elles-mêmes sont fertiles si elles ne sont pas trop
rigides ou déterminées par le seul égoïsme. Elles indiquent les « possibles », font
partie de l'imagination. Elles pourront devenir vraies « tout est affaire de chro-
nologie ». Et c'est bien l'imagination qui constitue la vision de la nouvelle réalité
elle transcende, lie et délie de toutes les façons possibles, répond aux exigences
contradictoires. On est sorti de la psychologie plane.
Il s'agit là de déployer des possibilités de pensée qui saisissent les images
LE ROMAN GUERMANTES
il avait été laissé seul devant l'œuvre du peintre. Il avait alors été saisi d'une
émotion esthétique si puissante qu'il en avait oublié qu'on l'attendait pour le
dîner. De même que lors de « l'adoration perpétuelle », il va entrer au salon,
totalement absorbé par son travail mental, mais cette fois, en le mettant au service
d'une illusion. Il est dans une telle griserie que le monde lui apparaît comme
s'inclinant docilement devant son désir. Ainsi le duc, malgré son retard, l'accueille
avec un empressement attentif, une affection qui font de lui le centre d'intérêt de
tous; et les femmes glissent vers lui de longs regards si caressants qu'il se croit
être devenu Parsifal parmi les filles-fleurs. Il est littéralement devenu le petit héros
qui a conquis les Guermantes, qui est aimé d'eux, adopté par eux. Mais l'illusion
créée par l'ivresse esthétique est aussi fugace qu'elle. Il n'est pas devenu un
Guermantes; et l'explication du phénomène s'avère particulièrement dégrisante,
même si, en prime, il a la satisfaction de comprendre. La courtoisie excessive, très
Ancien Régime, du duc, est faite de morgue et de dédain de grand seigneur pour
celui qui n'est pas des leurs. Quant aux femmes, question de mœurs. Il est
brusquement redevenu « le misérable à qui rien de grand ne peut arriver ». Celui
qui est exilé de la vraie scène et ne connaîtra jamais que l'attente douloureuse.
On ne peut transposer dans le monde réaliste la possibilité d'un autre destin,
d'une autre filiation que l'on a déchiffrés dans le domaine de la fiction; ils ne
pourront, impérativement, que se jouer là. Il faudra contraindre le milieu Guer-
mantes à entrer dans le domaine intermédiaire du jeu, afin d'accomplir la conversion
nécessaire. Et cela en sera fait de l'intégrité du beau salon aristocratique.
du bassin de Combray qui sont entrés dans le grand monde; Combray engendrant
ainsi le côté Guermantes.
Ainsi à l'infini. Aucune de ces images n'est exhaustive; elles sont sources
d'autres images, liées à tous les réseaux de l'œuvre, remis en circulation. Et elles
construisent une fiction de plus en plus dense, convaincante, riche d'évocations.
Et contrastant avec ces visions mobiles et variées, la construction qui en émerge
répond à un déterminisme rigoureux. Cela constitue un processus irréversible, car
les fonctionnements propres à la fiction ne permettent pas la saisie de ce qui n'est
pas leur objet, à savoir la chose elle-même. Aussi l'apparition de la fiction barre-
t-elle irrémédiablement la route à celle-ci. Il est plus impensable d'imaginer
traverser une rue de Combray que d'imaginer deviser avec Geneviève de Brabant
et Golo, les personnages de lanterne magique, puissamment liés aux Guermantes
de la fiction.
Ainsi la fiction assure-t-elle la séparation avec l'objet originaire. Quand la
duchesse de Guermantes commet un « formidable anachronisme» en traitant le
narrateur de « mon plus vieil ami », et en le croyant mêlé à toute sa vie sans
distinction, le travail est là pour rendre visibles les différentes étapes, les différents
états aussi, bien différenciés comme des couches séparatrices; peut-être celles du
transfert, entre l'écorce et l'arbre. Ce sont autant de coupes transversales de l'œuvre
qui ont rendu le temps visible. Ainsi Le Temps retrouvé ne représenterait en rien
un passé restitué, mais l'inscription de la métamorphose du monde dans le domaine
de l'analogie; seule matérialisation possible de cette nouvelle réalité.
Séparation irréversible avec l'objet originaire? Le jeu n'est pas terminé; les
permutations ne peuvent cesser. Les conversations du narrateur avec sa mère sont
fréquentes au cours de l'œuvre. Conversations portant sur les médiateurs littéraires
mais aussi sur ce qui dans la vie a pu être cause de souffrance, de séparation entre
eux donc ce qui concerne Swann, les différentes facettes de sa vie dans les
différents milieux. Ce qui a été douloureux peut ainsi devenir source de jouissance
dans des conversations légères et aimables. Si cela constituait un état, les places
seraient à jamais distribuées; lui et sa mère dominant la scène, riant ensemble du
jeu d'enfants qui s'y donne. La tension dramatique de la situation évoquée se
transformerait en légèreté dans cet échange, sans qu'il y ait permutation possible.
Mais l'équilibre peut être rompu. Le mariage « inconvenant» de Swann a bien
interrompu les conversations brûlantes qu'il avait avec la duchesse au sujet des
mariages extraordinaires des plantes. (« Mais on n'avait jamais le temps d'aller bien
loin », dit-elle de ces promenades botaniques.)
Pour le narrateur, ce n'est pas l'amour qui va rompre l'équilibre des forces,
mais le déterminisme propre à son œuvre, celui du Temps retrouvé. La « conversation
LE ROMAN GUERMANTES
avec maman » qui devait terminer l'oeuvre a disparu, et a été remplacée par « le
bal de têtes ». Et, dans cette fiction, il n'y a plus de relations de face-à-face. Les
massifs de fleurs ne sont pas placés en vis-à-vis; les horloges ne sont pas réglées à
la même heure. Les repères sont sans cesse à recréer. Si « maman» est toujours le
destinataire, c'est en tant que partie constituante du roman. Et ceci encore à la
différence de Swann qui n'avait pu introduire sa fille chez les Guermantes, de son
vivant. C'était là son échec le plus douloureux. Et c'est une étrange jubilation qui
saisit le narrateur au cours du bal de têtes quand il réalise qu'il peut introduire là
quelqu'un, tout naturellement. Ce sera sa mère, mais à l'intérieur même de la
fiction.
C'est sa mère elle-même qui avait fourni le modèle de cette fonction du
roman par la lecture émouvante et douloureuse de François le Champi, la nuit de
l'attente du baiser. Lecture permettant d'établir les premières passerelles sur l'abîme,
mais aussi catalyseur du fonctionnement de l'illusion créatrice. Car cette histoire
d'enfant adopté, vivant un amour partagé avec sa mère adoptive, avait été transmise
à travers, et en dépit de toutes les particularités de la lecture maternelle. Lecture
pleine d'hésitations, de gêne, d'arrêts, devant l'expression de l'éclosion amoureuse
mais la révélant du même coup. En même temps que « lecture admirable », qui
par l'intensité dramatique, et l'émotion, faisait accéder au travail divinatoire de
l'illusion créatrice. Situation mettant ainsi en abyme le contenu du livre, et donnant
une intensité indépassable à ce qui allait constituer pour lui « l'essence du roman »,
à savoir François le Champi.
Plus les voies de la transformation se différencient, plus le contenu est réfracté,
multiplié, mis en perspective. L'objet de l'imagination est la transformation elle-
même elle contraint à représenter les forces qui sont à l'œuvre, la genèse
permanente qui rend l'état des choses caduc, le mouvement qui entraîne la
construction vers plusieurs points aveugles. Elle n'a d'objet qu'au cours du travail
et dans son champ.
Pour ce qui est de l'origine des Guermantes, elle est connue de tout temps
les Guermantes, ces êtres incomparables, sont issus de la fécondation de l'air aigre
et ventueux de la sombre ville de Combray, et du passé qu'on y percevait dans la
petite rue à la hauteur du vitrail.
ALINE PETITIER
Guy Rosolato
1. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasmes originaires, Fantasmes des origines, Origines du fantasme,
(1964), Hachette, 1985.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
l'environnement, qui justement charrient des mythes eux-mêmes issus des fantasmes
initiaux, agissant en retour sur l'organisation de ceux-ci chez l'enfant, dans une
interaction continuelle et qu'il importe de considérer dans le particulier de chaque
individu, avec ses variations et ses altérations pathologiques. On comprend que
j'adopte pour l'étude de cette genèse du fantasme une perspective interrelationnelle
se pliant au développement ontogénique personnalisé de l'enfant.
Origine et causalité
1. Celui-ci s'exprime par ses pleurs et ses cris, par la détente et le sourire. Il
apprend aussi à trouver une cause au déplaisir, au passage du plaisir à la souffrance
et vice versa. La recherche hallucinatoire du plaisir se transforme en fantasme
dans la mesure où progressivement le sens de la réalité s'établit, c'est-à-dire où le
fantasme est reconnu à la place d'une cause réelle perçue à partir des premiers
signifiants énigmatiques de démarcation relatifs à la mère. Les satisfactions substi-
tutives de l'auto-érotisme mettent en jeu dans le fantasme ces signifiants, ce qui
suppose que ceux-ci aient pu s'établir. En d'autres termes une attente confiante doit
être déjà possible pour anticiper une intervention bénéfique à condition d'être
reconnue extérieure. Nous sommes donc ici à la constitution d'une causalité sur
laquelle interfère le fantasme. En même temps une communication par les signifiants
analogiques existe, et l'enfant peut en prendre conscience.
2. Mais, pour que ce progrès, plus complexe que ne le dit ce bref résumé,
s'engage, il faut que la déréliction première ait été surmontée. Cela implique que
les signifiants se soient établis par une sélection ordonnée en fonction du plaisir,
permettant de laisser de côté, en dehors, un fonds de perceptions, suffisamment
inoffensives pour être retirées de toute excitation et pour assurer un « refoulement
originaire ». Parallèlement l'absence, ou le vide, ou le négatif, prennent consistance
de telle sorte qu'ils sont enregistrés par les signifiants eux-mêmes (donc renvoyant
au référent hors de portée perceptuelle), lesquels signifiants peuvent assurer une
communication « universelle» impliquant également un tiers quant à la mère, à
LES FANTASMES ORIGINAIRES
savoir, le père. Tout ceci exige donc que l'inconnu soit reçu dans une valeur
positive d'expectative et de découverte, le fantasme étant alors une prospection du
désir.
Ce contrôle possible de la déréliction première appartient à l'activité fantas-
matique. On n'a pas assez attiré l'attention sur ce versant de l'auto-érotisme ainsi
dans la succion du pouce on insiste le plus souvent sur la recherche d'un plaisir de
remplacement en oubliant qu'il y a également la maîtrise du manque, ainsi
reproduit, répété et prolongé dans la rencontre entre l'absence d'aliment, de sein,
et le trou de la bouche. Ce pouvoir masochiste s'attache donc aux deux versants,
de présence et d'absence, de plaisir et de déplaisir, qui se maintiennent dans le
fantasme.
Or l'impossibilité de surmonter la déréliction et la menace de l'inconnu donne
lieu à deux types d'arrêt grave dans le développement. Dans le premier, ni l'arrimage
aux signifiants ni le refoulement originaire servant de fond ne peuvent se construire
il en résulte une reviviscence de la déréliction qui se manifeste par des absences
mentales, des zones de vide ou d'obtusion qui chez l'enfant n'arrivent pas toujours
jusqu'à des crises de panique, et font les psychoses autistiques. Dans le second type,
la déréliction est prise en charge par les signifiants qui ne peuvent pas cependant
se composer entre eux et qui du fait de ce morcellement, ou de ce démantèlement,
restent énigmatiques et inquiétants, étranges d'expression pour l'observateur, fixés
et répétitifs, aussi bien dans leur potentiel de violence fondamentale, avec tendance
à l'acte par des courts-circuits de la pensée, que par leurs figures insolites parce
qu'isolées dans une dominance spatiale abstraite (sans doute à partir des signifiants
formels décrits par Didier Anzieu 1). On y verrait les caractères de la pensée
schizophrénique, des hallucinations et des délires.
3. Pour que les fantasmes puissent s'organiser, dans leur teneur destructive
aussi bien que dans leur force d'union, il faut donc que les signifiants puissent se
combiner entre eux comme potentiel inconscient tant métonymique que métaphorique,
ce potentiel étant propre effectivement à l'inconscient2 et au fantasme qui a pu
se constituer comme un scénario virtuel porteur du désir. Ici les signifiants sont à
la disposition de la pensée fantasmatique leur mise à l'écart par le refoulement
produit alors l'angoisse. En outre ils permettent dans l'après-coup une prise de sens
où les stratifications mémorielles des différentes expériences vécues dans le temps
surmontent le blocage énigmatique des premiers signifiants.
Mais la question qui se présente alors est celle des figures que l'on retrouve
avec les fantasmes originaires, c'est-à-dire des raisons qui font que, parmi la grande
1. Cf. D. Anzieu « Les signifiants formels et le Moi-Peau », dans Les enveloppes psychiques, Dunod,
1987, p. 1-22.
2. Cf. mon texte « La double potentialité de l'inconscient dans Psychanalyse à l'Université, 1990,
n°59, p. 3-12.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. Voir à ce sujet le numéro 155 de Diogène (1991), « Des étoiles à la pensée », pour les mêmes
aboutissements à propos de l'origine dans les sciences.
LES FANTASMES ORIGINAIRES
1. Ainsi pour J.-P. Valabrega, « Le sens du sujet, sa vérité, se trouvent dans le mythe et nulle part
ailleurs »; cf. Phantasme, mythe, corps et sens. Une théorie psychanalytique de la connaissance, Payot,
1980, p. 42 et 52.
LES FANTASMES ORIGINAIRES
1. S. Freud, « Le roman familial des névrosés dans Névrose, psychose et perversion, P.U.F., 1973.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
du champ culturel. Ici les lois symboliques structurent la généalogie, réglée par la
métaphore du Nom du Père, dans les sociétés qui sont toujours patrilinéaires. Ce
que la scène originaire relance continûment est plus que l'acte sexuel en général,
mais celui des parents, dans cette procréation de soi-même, et qu'elle rassemble
dans sa représentation.
Or dans l'analyse le travail sur le fantasme inconscient, en le faisant passer à
la conscience, en révélant son illusion, s'appuie sur les chaînes métonymiques dont
la cohérence assure la permanence de la réalité, les butées de l'inconnu, mais aussi
dégage les repères métaphoriques que portent les mythes toujours actifs, mais aussi
les lois et les idéaux collectifs.
Il ne suffit pas pour cela de simplement mettre en évidence la scène originaire,
parfois d'une manière toute systématique, pour s'imaginer, comme certains, que
cette élaboration métonymique et métaphorique s'est accomplie. Il y aurait là une
participation au fantasme même de l'analysant, où la copulation serait psychana-
lytique, soutenue par quelque fantasme de pénétration et de fécondation'. La
perlaboration, au contraire, devrait permettre de se défaire de ces illusions qui
marquent le transfert et montrer les fils métonymiques qui relient le fantasme à
des créations concrètes, spécialement dans les arts et la culture, qui animent la
pensée non seulement de ceux qui les réalisent mais de ceux qui les reçoivent. La
métaphore virtuelle, inconsciente, de la scène originaire, créative, peut alors se
déployer, dans le sens d'une jubilation de réunion mentale, aussi bien que dans les
idéaux partagés.
Il ne faut pas oublier cependant que cette scène, par le fait même qu'elle se
heurte à l'impossibilité de l'observation, voire à l'inanité de toute identification
projective, contient aussi la virtualité d'un effacement des représentations, voire
d'un anéantissement qui peut entrer en résonance avec la déréliction première.
J'avais décrit jadis 2, à partir de l'observation de Freud sur un cas de paranoïa
allant à l'encontre de la théorie psychanalytique 3, le rôle de la scène primitive
dans les « moments féconds » de la paranoïa, par une activation de la violence
qu'elle met en cause, résultant d'un blocage des identifications positives, et par une
prolifération des métaphores délirantes comme pente inventive.
Et c'est dans la même orientation de la « créativité » de la scène originaire
que j'ai pu suivre, dans un texte ultérieur 4, les formes génératives de la paranoïa
concernant la croyance à des successions délirantes, dans les cas typiques de délire
Mais il y a lieu de défaire l'inflation des théories qui portent aux nues la
« créativité » en exploitant l'illusion, même chez les thérapeutes, d'un espoir
fantasmatique en mal de création. Plutôt qu'une mégalomanie réactive on devrait
y voir une solution de facilité qui ne se libère pas, même dans la cure, de ce
fantasme, hors de la réalité et des structures symboliques où sont mises à l'épreuve
les expériences.
Castration. Sacrifice
Mais c'est sur le plan du mythe que se dévoilent encore mieux les enchaînements
fantasmatiques qui ont pris forme dans l'enfance. Le mythe est particulièrement
précieux dans ce champ pour éclairer ce rapport fondamental entre la mort et la
castration. Je rappellerai quelques points développés ailleurs 2.
Une des orientations les plus fondamentales données par Freud et par Reik,
1. Cf. mon texte « La castration quant au père », dans Journal de la Psychanalyse de l'enfant La
fonction paternelle, 1992, n° 11, p. 159-202.
2. Cf. mon livre Le sacrifice. Repères psychanalytiques, P.U.F., 1987.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
et sans laquelle cette question reste sans cesse obscure, est qu'à la base de ces
constructions se trouve le désir de vaincre, de faire disparaître, de tuer le père. Il
faut ici percevoir les enchaînements successifs, mais dans les deux sens entre le
père et le fils. D'une manière générale ils caractérisent l'exercice d'un pouvoir
autocrate et la soumission qu'il exige.
Le schéma est du côté du fils le souhait de mort à l'égard du père; la
culpabilité consécutive; le sacrifice castrateur; la soumission et le respect dans la
mémoire d'une tradition à continuer. Mais initialement, je le répète, une violence
première de l'enfant contre ce qui s'oppose à son plaisir, se retourne sur lui-même,
comme toute-puissance de la pensée et pouvoir sur le mal, et sacrifice sexuel, avec
en même temps une demande d'amour s'adressant à la mère.
Du côté du père le profil comporte une autorité qui tue et qui demande tous
les sacrifices en échange de son appui et de sa protection, celui de la vie jusque
dans la descendance, preuve que l'on admet la rigueur du pouvoir; l'écart des
générations se manifeste par l'interdit de l'inceste sa transgression implique, ainsi
que tout souhait de mort pour le père, la mort du fils; mais par une grâce de
l'autorité, systématiquement accordée pour être cependant une menace permanente
et un rappel à l'ordre contre toute révolte, cette mort est commuée en une
castration.
Cette cascade de sévices qui nourrit les fantasmes de castration s'organise dans
le mythe pour venir étayer toute autorité, serait-elle celle du symbolique et de la
Loi qui ordonnent la marche du désir face à l'inconnu, c'est-à-dire face à l'état de
fait, à admettre sans pourquoi, de la différence sexuelle et des générations.
La Bible illustre ce déploiement mythique de la castration. Qu'il y ait une
menace de l'homme que Dieu lui-même redoute, on l'a vu, quand Adam et Ève
sont chassés du paradis (Gen. 3,22). On la retrouve au moment de la tour de Babel
(Gen. 11,6-7).
Mais ce sont les deux temps de l'Alliance qui ont fondé les trois monothéismes
abrahamiques. Le premier est l'instauration de la circoncision Dieu s'engage à
protéger, perpétuer et multiplier la descendance d'Abraham (ainsi nommé alors
comme père de la multitude), donc à ne pas la détruire dans la mesure où elle
accepte l'Alliance, sa loi morale, et ce que Dieu exige alors, la circoncision
(Gen. 17,1-14).
Freud a, parmi toutes les interprétations, y compris celles des psychanalystes
qui l'ont suivi, montré, depuis Totem et tabou, et jusqu'à Y Abrégé de psychanalyse
le sens profond de ce rituel il vient en place d'une castration réelle que Dieu
aurait pu accomplir, venant remplacer une mise à mort humaine, même de l'enfant
innocent, mais porteur d'un souhait de mort originel. Il s'agit bien, sans abus de
mots, d'une castration symbolique.
Le deuxième temps de l'Alliance est le sacrifice d'Isaac (Gen. 22,1-24). Dieu
demande en « holocauste » (« en montée ») à Abraham le fils unique qu'il lui avait
LES FANTASMES ORIGINAIRES
donné par Sara. C'était exiger l'effacement de sa descendance. Abraham obéit mais
Dieu fait arrêter son bras, satisfait de cette soumission confiante l'Alliance est
alors redoublée par la promesse d'une postérité innombrable, et d'un pouvoir sur
les ennemis.
Mais dans ce sacrifice, qui d'ailleurs n'est pas accompli, le répondant du
meurtre du père ne figure en aucune manière, il reste virtuel, et maintenu
inconscient du fait même qu'il y a soumission d'Abraham mais surtout que la mise
à mort est arrêtée au dernier instant.
L'Alliance est donc bâtie sur le sacrifice qui donne par après coup son sens à
la circoncision.
Avec le christianisme le sacrifice réalisé devient la figure centrale la mise à
mort de Dieu fait homme. Du coup se révèle le véritable centre du mythe le
meurtre du Père Idéalisé. Cependant si c'est indéniablement Dieu qui est tué, de
par l'incidence de la Trinité, le Christ, deuxième Personne en tant que Fils, souffre
seul la crucifixion. Et il ressuscite dans la gloire au troisième jour.
Cette mise au jour du sacrifice accompli ne nécessite plus les déplacements
de la castration et de la circoncision. À nouveau la sagacité de Freud, dans L'homme
Moise et la religion monothéiste, ne s'y est point trompée elle a reconnu dans le
mythe chrétien le rapprochement du centre fantasmatique essentiel qu'accomplit
la représentation sans restriction, sans le refoulement mythique antérieur, du
meurtre portant effectivement sur la personne du fils, qui est toutefois, dans l'unité
trinitaire, Dieu. Et l'opération est définitivement prise en charge par Dieu lui-
même qui offre son fils, libérant ainsi, comme d'ailleurs dans le judaïsme, la cellule
sacrificielle d'une culpabilité accablante, uniquement humaine. Mais on ne négligera
pas le fait que l'abolition de la circoncision a abouti, du moins dans le catholicisme,
aux plus strictes restrictions sexuelles, comme par une sorte de compensation,
accrue par l'aura du sacrifice vital, et toutefois, il faut le souligner, comme choix
délibéré, nullement imposé, réservé au clergé.
Je ne reprendrai pas ici les fonctions du sacrifice selon les trois monothéismes.
Je retiendrai seulement que l'alliance que scellent ces mythes comporte un traitement
de la culpabilité d'une grande subtilité par des conduites sacrificielles sur le modèle
de la victime émissaire (le Christ notamment), une régulation de la violence à
l'intérieur de la communauté mais défléchie vers l'extérieur, et le sens du combat
et de la conquête militaire par le sacrifice même de la vie. En outre on reconnaîtra
dans les dogmes révélés une acceptation qui, par le sacrifice de la raison, peut être
comprise comme une paranoïa collective. Enfin la relation père/fils soude la
généalogie par une victoire sur la mort, acceptée et surmontée dans le sacrifice.
L'Islam qui reprend la circoncision, mais sans une valeur fondatrice de
l'alliance, et à un âge qui en fait un rite de passage initiatique imposé et
douloureusement éprouvé avec courage, venant après le judaïsme et le christianisme,
exalte le sacrifice tant dans la fête annuelle du mouton (kurban) que lors du
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Séduction. Révélation
Parmi les fantasmes originaires que nous examinons, la séduction a une place
à part. On pressent qu'elle dirige l'activité de l'enfant dès la naissance, effectivement
parce que l'on ne peut l'imaginer sans une interdépendance continuelle par où se
conforte et s'anime le développement. Mais de plus elle touche la pensée et les
modes de communication et par là elle est au fondement de toute exploration y
compris celle que nous poursuivons sur l'activité psychique.
À la suite des travaux de Laplanche on peut distinguer trois ordres de faits'.
C'est d'abord le fantasme lui-même de séduction dont on connaît la fréquence,
dans le cadre du complexe d'Œdipe. La relation transférentielle en montre les
ressorts chez la femme sous la forme du désir et du fantasme de viol ou d'une
violence infligée, sexuelle ou non, à partir du père, et chez l'homme comme une
initiation parfois recherchée auprès d'une femme « expérimentée », telle la prosti-
tuée, image inversée de la mère. D'une manière générale, toutes les manœuvres
de séductions, actives ou passives, peuvent renvoyer à l'un ou l'autre des parents.
Les souvenirs de l'enfance, dans ce qu'ils ramènent de signifiants analogiques qui
font énigme, sont fréquemment interprétés après coup comme des preuves de cette
séduction venant de l'enfant il ne reste le plus souvent que des attitudes ambiguës
ou qu'un vague reflet d'intentions imprécises et qui ne trouvent pas de répondant;
venant de l'adulte, l'enfant reçoit un message énigmatique quant à ses repères,
passion contre tendresse comme disait Ferenczi, mais aussi invitation à plus de
découverte.
Deuxième point, il y a certes des séductions réelles, nécessairement interactives,
entre enfants le plus souvent, parfois entre adultes et enfants, à des degrés divers
allant d'une potentialité psychologique à des actes interdits. Cette réalité, incon-
testable, mordance les constructions fantasmatiques par le court-circuit qu'elle crée.
Or chez l'adulte pervers la transgression réactive ses fantasmes d'enfant qu'il peut
alors mettre en acte dans un jeu spéculaire.
Mais c'est sous un troisième angle que la séduction révèle son originaire
fondamental. La longue maturation de l'enfant le met dans un état de dépendance
où s'intriquent trois champs en attente de satisfaction et de progrès où la réalité
et les interdits servent de frein
L'immaturité physique accuse le caractère impérieux des besoins et partant
l'appel à la mère. L'enfant est à la merci de l'adulte, de sa force, de ses traits
psychologiques, de sa pathologie les messages relatifs au plaisir/déplaisir qui
peuvent être émis en double entrave accroissent le caractère énigmatique des
signifiants en voie de constitution.
-L'immaturité mentale est progressivement dépassée par la prise en compte
du principe de réalité, ce qui suppose différentes activités psychiques (attention,
concentration, mémoire) et surtout l'acquisition de la langue, permettant la
communication, tant sur le plan analogique que digital, selon les codes des parents,
avec les vérifications de cohérence métonymique et la dynamique métaphorique.
Là encore la dépendance est grande.
Enfin l'immaturité sexuelle rend par elle-même difficilement compréhensible
ce qui, pressenti chez l'adulte, n'est vraiment expérimenté, dans le corps, sa
physiologie, qu'avec un retard certain par rapport aux deux développements
précédents, d'autant qu'ils sont moins rigoureusement interdits. De plus les défenses
de la mère, ses propres incertitudes sexuelles venant de ses refoulements rendent
ses messages spécialement énigmatiques Laplanche l'a spécialement relevé comme
une détermination originelle et influent sur les signifiants en voie d'organisation
de l'enfant et les prolongent dans leur inertie ambiguë.
La séduction dès lors est à comprendre comme cet appel au(x) sens par le
désir et la quête de l'Autre dans l'éros, ou plutôt dans l'amour. L'inconnu, si la
déréliction et la haine n'en brouillent pas l'accès, est celui d'une connaissance (que
Bion a mis en relief comme catégorie fonctionnelle) prise dans le corps et l'esprit,
dans la relation à l'autre.
Nous placerons donc la demande d'amour comme l'intermédiaire indispensable
entre le besoin et le désir. Elle engage dans la relation de progression avec la mère
et avec l'adulte, où la découverte, la compréhension, voire la révélation, deviennent
plaisir répondant chez ces derniers au plaisir de l'éducation, pour une transmission
des idéaux.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. Cf. mon texte, « Idoles matérielles. Idoles de mots », dans L'idolâtrie. Rencontres de l'École du
Louvre, La documentation française, 1990, p. 251-265.
LES FANTASMES ORIGINAIRES
ces rencontres divines dont la portée métaphorique n'épuise pas le mystère Jacob
en lutte avec l'ange; les pèlerins d'Emmaüs; la conversion de saint Paul. Le
dessillement est le produit de cette séduction d'amour qui culmine dans la surprise
de la révélation. Ce n'est pas un hasard si ces moments ont été représentés par
des chefs-d'œuvre Rembrandt pour le premier; lui encore, ou Véronèse, Maurice
Denis, pour l'admirable renversement de l'émotion reconnaissante à Emmaüs;
Signorelli, le Caravage pour le troisième. C'est vraiment de cet écart premier, de
cette fragilité des signifiants énigmatiques que, grâce à cette séduction qui fait
l'amour, advient l'inspiration, avec son emprise métaphorique. L'art est la commu-
nication de cette sensibilité dans la pensée et les sens. Mais toute découverte suit
de tels cheminements.
Ces mythes de révélation s'ils sont certes la charpente de toute tradition qui
se transmet, n'écartent pas chez le fidèle un travail intérieur de compréhension et
d'invention; ils y contribuent puissamment.
Bien sûr, on devine les aspects négatifs telles les dépendances surmoïques,
les proliférations paranoïaques, ou plus simplement les séductions spirituelles des
meneurs idéalisés.
Pour clore les confrontations de ce troisième système, je dirai que le mythe
se donne ici par la révélation comme une solution au travail de connaissance, long
et laborieux, mais pouvant être dans ses plus heureuses occurrences une compré-
hension inspirée. L'inconnu irréductible est celui-là même que le réel ne livre
jamais mais l'inconnu connaissable est une limite du savoir, dont la conquête,
comme l'enfant l'expérimente, passe par les signifiants et le langage qui assurent
la relation, la communication avec l'autre, dans une mutuelle reconnaissance autour
de la séduction et de l'amour. L'originaire est cet inconnu abordé par l'expérience
où la sexualité non seulement concrétise la trajectoire du désir, mais sert aussi aux
conjonctions métaphoriques pour la sublimation des idéaux.
L'inconnu se révèle comme moteur de l'inspiration, de la découverte, de la
connaissance. Le fantasme originaire de séduction en remet toute l'incitation
première à la puissance de la mère ou de l'autre.
nostalgie. De même les lieux propices et les demeures familières, le lit accueillant,
les milieux amicaux sont des contenants bénéfiques. Mais le retour au sein
maternel ? On le présente comme un accès à la plus parfaite béatitude le fœtus
y est bien venu à terme, certes sans soucis, sans problèmes. Cette passivité absolue,
cette absence de conscience, même s'il y a une faible perception auditive et
proprioceptive, est très loin des plaisirs de l'existence avec son dynamisme, ses
relations et ses explorations. Elle fait plutôt penser au sommeil sans rêves, dans
l'assurance d'un réveil. Et le bonheur dans le ventre maternel n'est tant prisé que
parce qu'il correspond à ce qui prime alors, c'est-à-dire à une abolition des
vicissitudes de l'existence par un retour, c'est-à-dire par un repli au passé. Or, il
est indissociable cependant d'une première délivrance, pour la mère, mais aussi
pour l'enfant si l'on en croit Donald Meltzer qui décrit la naissance comme un
envahissement perceptuel merveilleux. Par ailleurs les fantasmes répertoriés par
les kleiniens sont chargés d'une grande agressivité à l'égard des autres contenus,
pénis du père ou fratrie ennemie, comme d'un réduit infernal.
Le retour au sein maternel fait donc abstraction de ces considérations pour
ne se souvenir que des peines de la vie, et pour s'en débarrasser dans une paix
totale sans conflits, sans s'arrêter toutefois à la fadeur et à l'ennui d'un tel état.
Mais c'est aussi l'attente possible d'une nouvelle naissance.
On en rapprochera les aspirations à une profondeur, un enfouissement, vers
l'obscurité, le silence et le calme, vers les tréfonds, représentés par la descente
dans des souterrains ou des labyrinthes, et dans les matières chtoniennes. La terre
est un contenu maternel définitif. Sa poussière est l'aboutissement à une commune
pérennité.
On voit donc que les découragements, les déceptions et les regrets mobilisent
ces fantasmes de retour au sein maternel, comme une protection absolue qui porte
en elle, cependant, dans cet attrait pour l'originel, une attente de naissance nouvelle.
Or la réversibilité du temps, le renversement du bruit et de la fureur en repos
total, laissent entendre un même virage entre la vie et la mort dans les deux sens.
L'inconnu ici est la mort que l'on peut dire originaire, d'avant la vie comme d'un
néant, de la vie en potentiel, et de sa fin. Se révèle ainsi une figure dominante du
narcissisme, celle de la mort et de la résurrection.
l'âme et son maintien pour tous jusque dans l'au-delà. La naissance, la vie, la mort
et la résurrection au troisième jour du Christ, après son passage en enfer pour
délivrer les défunts en attente, puis son Ascension céleste, en sont le modèle
d'espérance.
Cette immortalité de l'âme (individuelle 5e Concile de Latran, 1516-1517)
ne souffre pas d'exception elle se complétera d'une résurrection des corps, glorifiés
pour les justes, et seulement incorruptibles pour les impies'. Elle conduit au ciel,
auprès de Dieu, les humains ayant respecté la loi, en enfer, pour l'éternité, les
pécheurs non repentis, au purgatoire ceux dont les fautes vénielles doivent être
encore expiées, et aux limbes les enfants non baptisés des chrétiens.
L'Islam reprend cette valorisation de la vie future pour les justes qui sont
reçus dans une éternité de délices.
La Grèce antique avait aussi personnalisé la vie d'après la mort jusque dans
un voyage, un passage fluvial par l'Achéron.
Donc comme pour le fantasme de retour au sein maternel, l'homme retrouve
le paradis, ce contenant maternel où trône Dieu le Père. Mais j'insisterai sur
l'importance de la transition dont la vertu principale est d'acclimater la mort la
seconde naissance, la résurrection, après un temps de paix se calque sur l'expérience
bénéfique que tout le monde a du sommeil et sur cette assurance narcissique de
mort et de résurrection.
Même si l'on ne se réfère pas à une vie éternelle enseignée par les monothéismes,
le retour au sein maternel met en place de la mort un accès au Nirvâna des
bouddhistes, où l'anéantissement de l'individualité, reçue dans l'âme collective, est
une bienheureuse quiétude. L'équilibre est ramené à zéro par l'abolition de toute
excitation. Freud en invoquant un principe de Nirvâna (Au-delà du principe de
plaisir, 1920) postule un plaisir d'anéantissement de toute excitation, œuvre de la
pulsion de mort (Le problème économique du masochisme, 1924) sans doute faut-il
admettre qu'il y compose son mythe pour familiariser la mort par une intériorisation.
Nous en venons donc tant pour le mythe paradisiaque que pour le fantasme
de retour au sein maternel à concevoir des voies communes pour surmonter
l'inconnu de la mort.
Pratiquement ces croyances et ces fantasmes comportent le risque de se perdre
dans une régression narcissique, ou dans un isolement qui confine à la schizophrénie,
quand la mort se rabat sur la déréliction originelle, ou encore dans l'ascétisme qui
est aussi une préparation interminable au trépas.
Mais, à l'inverse, une sagesse se conforte du narcissisme positif, trophique, et
sait trouver dans ces thèmes de retour et de renversement une sérénité et un
bonheur, dans la vie même, en regardant en face l'inconnu de la mort.
1. Cette « résurrection de la chairest inscrite dans le Symbole des apôtres. Elle est affirmée par
saint Paul (1 Co. 15,12-57) et annoncée dans l'Ancien Testament (Ez. 37,1-14; Dan. 12,1 sq.).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Convergences. Interactions
GUY ROSOLATO
Wombat et Kangourou
Jadis Wombat et Kangourou étaient amis. Un jour, Wombat entreprit de se faire
une « maison (l'espèce est terricole), et Kangourou se moqua de lui et le houspilla.
Mais quand, pour la première fois, la pluie se mit à tomber, et que Wombat s'abrita
dans sa « maison », il en refusa l'entrée à Kangourou, alléguant qu'elle était trop
petite pour deux. Kangourou furieux frappa Wombat à la tête d'un coup de pierre,
et lui aplatit le crâne; et Wombat riposta, plantant une lance dans l'arrière-train
de Kangourou. Ainsi, depuis, vont les choses le wombat a la tête plate et vit dans
un terrier; le kangourou a une queue, et il vit à découvert.
Les deux traductions sont très proches, mais plus métonymiques qu'alternatives,
elles ne se substituent pas, elles s'additionnent, se complètent, chacune mettant en
évidence une dimension particulière du mythe tatuyo, selon que bukëna entre dans
la construction du vocable comme adjectif ou substantif. (ka) bukëna (singulier, ka
&M~c), le substantif, désigne à un bout de la chaîne un membre de la famille que,
lorsqu'il traversait silencieusement l'espace intérieur de la grande maison indigène,
l'on me montrait d'un mouvement de la lippe en avant ka bukë, le vieux. À
l'autre bout de la chaîne, sous sa forme pluriel, il désigne les premiers ancêtres de
la tribu, les anciens, qui, paradoxalement, sont aussi appelés les « gens neufs », eu
égard à leur jeunesse sur terre et à cause des couleurs sur leurs corps, qui brillaient
comme les couleurs sur les écailles d'un anaconda au sortir de sa mue. Le mythe,
en incorporant ainsi dans sa construction sémantique le passé primordial et le
présent le plus vieux, abolit la temporalité et rend en permanence, à chaque
génération, avec la même fraîcheur primeraine, l'originaire contemporain du
présent. Sur son versant adjectif maintenant, bukëna lie de façon indissociable les
notions de vieux, de grand et de fort. Ou, pour dire les choses autrement, comme
les Tatuyo les disent tout ce qui est ancien, vieux, originaire, est grand et fort.
De son côté Freud écrit « Tout ce qui est grand, abondant, démesuré, excessif,
peut être considéré comme d'origine infantile dans le rêve » Ce sont presque les
mêmes mots, les mêmes liaisons, les mêmes associations d'idées. Dans deux
domaines où la figurabilité est fondamentale, la rencontre ne saurait être fortuite;
aussi, de là à faire du mythe une théorie infantile de l'origine, il n'y a qu'un pas,
que, pour ma part, dans le cadre de ce travail, je me risque à franchir. Ainsi les
mythes un originaire, à l'instar d'un infantile, qui ne saurait être confondu avec
la vie des gens, ou avec lequel les gens ne sauraient confondre leur vie, mais qui
serait là, constamment présent, extra-temporellement actif tous les jours dans la
vie des gens.
Poursuivant dans la direction indiquée, je rapporterai un autre usage du
vocable bukëna. Les Tatuyo disent qu'ils sont nés de l'eau, et les poissons qui
représentent la forme la plus primitive d'existence sont appelés wai, tandis que les
animaux terrestres, forme la plus tardive et la plus avancée de la création, sont
appelés waibukëna (wai-bukëna), c'est-à-dire, les « vieux-grand-fort-poissons ». Les
animaux terrestres sont forts, et, pour dire les choses grossièrement, plus ils sont
grands, plus ils sont forts, parce qu'ils sont la forme animale la plus proche de
l'homme; aussi occupent-ils le devant de la scène dans les mythes. Mais aussi, à
cause de cette proximité même, ils sont la forme animale avec laquelle, en fin de
course, au point de chute du mythe ou en clôture du rituel, il est le plus difficile
d'établir une coupure et de la maintenir. Aussi sont-ils les plus dangereux, non
comme dévorateurs des corps, qu'il s'agisse de l'anaconda ou du jaguar chez les
1. En réalité je ne fais que reprendre ici de façon abrégée une des définitions du mythe que donne
Lévi-Strauss dans De près et de loin, Paris, éd. Odile Jacob, p. 193.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. Cette association entre le mythe et le rêve et l'identification a été l'objet de discussions avec
G. Gillison à qui j'emprunte ici librement des idées.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
personnages qui n'existaient que dans l'histoire que lui racontait son grand-père et
que le temps était venu pour lui d'en sortir.
Il a encore devant les yeux la façon dont son grand-père qui était un homme
de savoir avait mis fin à cette affaire. Le vieux s'était levé, comme lui-même depuis
a pris l'habitude de le faire quand il raconte l'histoire à son petit-fils, en faisant
usage des mêmes mots et en refaisant les mêmes gestes, comme si les uns et les
autres avec le temps avaient atteint une sorte de perfection proche du sacré. Le
vieux s'était donc levé, et avec une pierre apparue magiquement dans sa main, il
avait frappé Wombat à la tête, lui aplatissant le crâne. Puis, se tournant de l'autre
côté, il avait planté sa lance dans l'arrière-train de Kangourou. Ainsi, d'un seul
coup, dans le mouvement même où, au point terminal du mythe, les deux
marsupiaux étaient lâchés dans la nature, le wombat avec sa tête plate et sa façon
de vivre dans un terrier, le kangourou avec sa longue queue et tout le désert pour
courir et sauter, il était lui-même sorti du mythe.
Après ce jour il n'avait plus demandé à son grand-père de lui raconter Wombat
et Kangourou, il s'en était désintéressé. Ce n'est que plus tard, quand il était
devenu père, puis grand-père, qu'il avait retrouvé de l'intérêt pour cette histoire,
comme narrateur cette fois. Et maintenant qu'il était devenu vieux, que sa vie se
confondait chaque jour davantage avec celle de l'espèce, il aimait à raconter à son
petit-fils quand Wombat et Kangourou étaient amis, même si son jeune auditeur
ne comprendrait que plus tard, qu'à travers cette petite histoire de rien du tout,
qui l'amuse et l'intrigue à la fois, il lui parle en réalité de la naissance de l'homme
sur terre.
la façon de sa mère, ce qui veut dire être castré comme elle, ce qui provoque une
contre-attaque contre la castration qu'il ne peut admettre. La thèse que je soutiens
est donc celle-ci qu'à l'instar des loups dans le rêve, les animaux dans les mythes
sont un substitut du vagin de la mère à l'intérieur duquel le pénis du père a
disparu, et que l'imparfait de leur constitution et/ou de leurs mœurs est le substitut
de l'imparfait du désir homosexuel et de l'acceptation de la castration que ce désir
implique. Ce graphe des substitutions, en imaginant d'y faire figurer le mythe de
Wombat et Kangourou sur le même plan que le rêve de l'Homme aux loups,
mettrait clairement en évidence les positions diamétralement opposées des animaux
et du pénis du père. Toutes les flèches « substitut departent des animaux, aucune
n'y aboutit, ils sont les substituts derniers de la chaîne des substitutions. Derrière
eux il n'y a plus que les mots pour les dire, ils constituent le lexique du rêve et
des mythes. Toutes les flèches, quel que soit le trajet emprunté, aboutissent au
pénis du père, aucune n'en part, sinon une, qui de façon réflexive vient se boucler
sur son point de départ. Tous les éléments des mythes, du rêve de l'Homme aux
loups, de la scène primitive et de la clinique de la névrose infantile dont Freud
nous rapporte l'histoire, quels que soient les détours et la distance à parcourir, sont
des substituts du pénis du père. Le pénis du père n'est le substitut que de lui-
même. Mais les loups sont à l'articulation du rêve et de la scène primitive. Et si,
dans le premier plan, ils représentent le père, dans le second ils se substituent au
pénis du père disparu dans le vagin de la mère. Les loups, mais aussi bien les
animaux du mythe si l'on accepte la superposition des graphes de substitutions.
Quand Freud nous dit que le désir du petit garçon est d'être dans le vagin de sa
mère afin d'y rencontrer dans le coït son père et d'obtenir de lui la satisfaction
sexuelle, c'est-à-dire exactement dans la position que nous venons de voir être celle
des animaux, il nous donne sans doute ici la clé de l'identification si forte des
enfants avec les animaux des contes et des mythes. Et quand on regarde ensuite
ce dessin fascinant de l'arbre avec les loups qui vient en appui au rêve, on ne peut
s'empêcher de penser qu'il ne s'agit pas là de la réactivation de la vision que le
petit garçon a eue dans la scène primitive, de la disparition du pénis de son père
dans le vagin de sa mère, mais qu'il est dedans, assis sur le pénis de son père
pendant le coït.
Le pénis du père est la clé de voûte de tout l'édifice, le signifiant dont tous
les autres signifiants sont des substituts. Des substituts imparfaits. C'est fondamen-
talement le message que vient délivrer l'étude de la pensée mythique jadis le
pénis du père. Jadis Wombat et Kangourou étaient amis. Reparlons un peu de
cette amitié, « sentiment réciproque d'affection ou de sympathie qui ne se fonde
ni sur les liens du sang, ni sur l'attrait sexuel ». Sur quel lien, quel attrait pourrait-
elle se fonder, puisqu'à l'origine le père et le pénis du père régnaient sans partage
entre les sexes, sinon sur le lien et l'attrait homosexuels? Remarquons que jadis,
avant que Wombat n'ait le crâne aplati et Kangourou gagné sa queue, les deux
DES ANIMAUX IMPARFAITS
« animaux », il faudrait dire les deux chimères, étaient absolument identiques, tous
les deux avec le crâne allongé d'un kangourou et sans queue comme un wombat.
Jadis l'amitié est une amitié en miroir. Une amitié réflexive. Et quand le mythe
nous dit que cette amitié fut brisée le jour où Wombat entreprit de se faire une
« maison », ce n'est guère forcer l'interprétation que d'en conclure que jadis le
pénis régnait en indivis entre Wombat et Kangourou. L'amitié mythique ici
celle de Wombat et Kangourou, là celle qui règne en ouverture d'un mythe Tatuyo
« Le matin dans la grande maison avant le lever du jour Anaconda Yurupari dit
secrètement à son fils.» l'amitié initiatique, c'est un sentiment d'affection et de
sympathie du porteur de pénis pour le porteur de pénis. Jadis le pénis, jadis le
soleil était immobile dans le ciel, jadis Wombat et Kangourou étaient amis c'est
l'état mythique à l'état pur. C'est la première et la plus fondamentale des théories
sexuelles infantiles découvertes par Freud. En ouverture du mythe, il n'y a qu'un
seul sexe; à son point de chute dans le monde, il n'y a que des substituts de ce
sexe; et les relations sociales, dont les relations entre les substituts forment la
matrice métaphorique, sont des relations fondamentalement homosexuelles
Un jour Wombat entreprit de se faire une maison est absolument le substitut
modifié par son transfert dans le désert australien du jour où le vagin de la mère
se substitua au pénis du père dans le récit freudien de la scène primitive. Le
mythe, du point de rupture de son tableau initial à son point terminal, est le vagin
de la mère à l'intérieur duquel le pénis du père a disparu. L'imparfait des animaux
mythiques est la marque de l'inachevé de la disparition et le garant de son évolution
régressive. Le pénis mythique du père doit commencer par disparaître pour
réapparaître fractionné dans la totalité de ses substituts terrestres. À chaque fois
qu'un animal, par greffe ou amputation, acquiert sa forme terrestre et sort du
mythe, c'est une fraction du vagin de la mère qui tombe et autant du pénis du
père qui réapparaît sur terre. Et ainsi avance le mythe, de la marche claudicante
des loups d'angoisse, trod'queue, pad'queue, trod'queue, pad'queue, coupant,
greffant, coupant, greffant, s'auto-détruisant à mesure, jusqu'à son point d'abolition
final qui est la naissance de l'homme sur terre.
L'angoisse, nous dit Freud, provient du refoulement de l'attitude homosexuelle
au sens génital parce que cela coûterait à l'enfant son pénis. L'angoisse de castration
est le moteur du mythe, comme il est celui de l'évolution régressive de la névrose,
et les animaux en supportent toute la charge. Un jour Wombat entreprit de se faire
une maison, et Kangourou se moqua de lui et le houspilla. Il est aventureux à partir
d'un seul mythe d'interpréter les moqueries et les railleries de Kangourou comme
des marques de l'angoisse de castration. Mais quand moqueries et railleries
1. C'est la thèse démontrée par G. Gillison dans son livre sur les Gimi en utilisant un modèle
d'analyse freudien Gillison « Between Culture and Fantasy. A New Guinea Highlands Mythology », The
University of Chicago Press (à paraître, 1993).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
Mythe amazonien les Adyawaloa ouvrent le pot qui contenait la nuit <
disparition du soleil la pluie qui tombe -> incapacité de s'abriter vive
réaction après coup des Adyawaloa, Buko devient le fourmilier.
Mythe australien Kangourou découvre la « maison » de Wombat < disparition
de l'amitié sans ombre entre Wombat et Kangourou la pluie qui tombe
incapacité de s'abriter vive réaction de Kangourou, Wombat devient le wombat
et Kangourou le kangourou, fin du mythe.
Scène primitive (rêve d'angoisse) le petit garçon découvre le vagin de sa mère
< disparition du pénis du père désir d'être satisfait sexuellement par le père
incapacité de maîtriser le désir homosexuel, refoulement, angoisse protestation
virile les loups « trop de queue, pas de queuedeviennent des loups et le père
le père; vers la sortie de la névrose.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
La position de la pluie qui tombe dans les mythes correspond donc exactement
à la position occupée par le désir homosexuel dans le récit freudien de la scène
primitive et dans le rêve d'angoisse. Confirmer cette découverte, ou infirmer une
spéculation aventureuse, demanderait d'introduire d'autres mythes où la pluie
tombe avec la même intensité (je pense en particulier à un mythe tatuyo racontant
l'initiation des jeunes garçons). Je préciserai seulement ceci, à savoir que les Tatuyo
disent que la pluie qui tombe est l'urine de Romi-Kumu, la Femme-chamane,
celle qui voulut « se mettre au-dessus des hommeset dans le vagin de laquelle
jadis logeait un poisson piranha.
Spéculation pour spéculation, il faut la conduire jusqu'à son terme en se
demandant pourquoi la pluie qui tombe signifierait à des distances aussi considérables
le désir homosexuel? Peut-être, comme l'indique le mythe tatuyo, à cause de
l'extrême contiguïté naturelle de la pluie qui tombe et de la disparition du soleil.
Si une telle explication était vraie, il ne s'agirait pas tant d'en chercher la
confirmation en multipliant la production de cas favorables, mais bien d'expliquer
les cas où la pluie est absente. Et je pense aussitôt à L'Homme aux loups, où il
n'est question que de cela, de l'attitude homosexuelle du petit garçon; et pas une
goutte de pluie ne tombe. Le récit freudien est un peu comme ces dessins où l'on
vous dit qu'un loup y est caché et où, en le tournant dans tous les sens, en le
regardant de près, de loin, de travers, on découvre enfin le loup qui, après coup,
crève les yeux. La pluie qui tombe, on la cherche vainement dans le récit du rêve
d'angoisse. Mais, comme si une idée du rêve n'avait pu se frayer un chemin avec
le concours des mots, le rêveur fit don à Freud d'un dessin dans lequel on peut
voir, à condition de procéder comme pour les autres éléments du rêve à une
« totale inversiondu fond et de la forme, tomber des hallebardes, non sur le
paysage, mais dans les hachures qui noircissent le tronc et les branches de l'arbre
où les loups sont assis comme de grosses gouttes d'eau.
Le Fourmilier
PATRICE BIDOU
Daniel Arasse
1. H. Janson, « The Right Arm of Michelangelo's Moses n, dans Sixteenth Studies, New York, 1967,
p.291-300.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
doute d'exister au fait que c'est avec le Maniérisme (dont Parmigianino est un des
représentants exemptai res) que « se trouve posé, pour la première fois, le problème
de la possibilité de la représentation artistique en tant que telle1 ». Mais il reste un
« cas » car, si la théorie et la pratique maniéristes de l'art ont rendu possible sa
réalisation, elles ne l'expliquent pas. Son écart résiste, et c'est la force de cette
singularité qui, après avoir suscité l'image, lui donne aujourd'hui son actualité.
3. Jean Mignon, Mars, Vénus et /MOMr. Paris, Bibliothèque Nationale, Cabinet des Estampes. Ph. @ Bibl. nat.
4. Raphaël, Les Loges: Isaac et Rébecca épiés par Abimélek (ve Loge). Rome, Palais du Vatican. Ph. @ Alinari
Anderson-Giraudon.
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND
1. Id., p. 65-68.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
mais c'est aussi déjà interpréter ce qui est donné à voir et user de cette violence
qui, selon Panofsky, est le fait de toute description d'oeuvre figurée Pré-
iconographiquement, ce « filet )> représente une pièce de tissu (qu'il s'agisse d'un
drap, d'une toile ou d'un voile, éventuellement même d'un filet). Mais, sur la
surface du papier et à un registre « purement formel ce tissu se présente comme
une configuration complexe de lignes courbes qui constitue, dans tous les sens du
terme, le lieu de définition des figures. Remplaçant tous leurs autres attributs, c'est
lui seul qui permet de donner leurs noms aux personnages représentés. Il fait plus
encore il délimite et fixe le lieu de leur constitution en tant que figures, de leur
émergence ébauchée à la surface de la représentation. C'est dans ce « voileet
contre lui que les figures se dessinent, incomplètement visibles et inachevées, non
finite.
C'est aussi à travers ce « voile », le regard pivoté à 90° par rapport au nôtre,
que Vulcain voit le couple vision entraperçue qui suscite chez lui à la fois divine
surprise (la main serrant la barbe) et excitation sexuelle. Ce qui s'inscrit dans ce
voile au regard de Vulcain, c'est bien le double corps des amants coupables, saisis
sur le vif et retenus par son art. Mais c'est aussi, son érection le montre, l'objet de
son propre désir sexuel. À la différence du geste traditionnel de l'index qui nous
montre Vulcain montrant aux Dieux de l'Olympe Mars et Vénus prisonniers, et
que Parmigianino utilise dans son autre version de la scène (Londres, British
Muséum) le sexe en érection, tout en étant tendu vers le voile, ne nous le
désigne pas. Il nous montre l'excitation de Vulcain et, s'il est une sorte d'« index »,
il l'est de la pulsion sexuelle de Vulcain envers ce qu'il regarde se dessiner,
incomplètement fixé, dans le voile. Ce dernier fonctionne ainsi comme un écran,
écran à travers lequel quelque chose est vu (incomplètement et confusément,
comme le sont pour nous les parties voilées des corps de Mars et de Vénus), écran
vers lequel se projette le désir sexuel de celui qui regarde.
On comprend dès lors que le Primatice ait pu voir en Vulcain une figure du
peintre face à sa toile. D'un point de vue strictement historique, que ce n'est pas
sans de précises raisons que Parmigianino a pu s'approprier de la sorte le mythe
de Vulcain. Il vaut la peine de suivre ces raisons; on y identifie comment, en
manipulant le matériau textuel et figuré du sujet homérique, Parmigianino a pu
construire un dispositif qui met en scène l'origine et la genèse de la création
artistique au double registre du mythe (celui de Vulcain) et de son expérience
propre de peintre.
D'abord, la figure mythique de Vulcain était bien adaptée au rôle que lui
attribue Parmigianino. Après les Hymnes homériques (pour lesquels le Dieu du feu
1. E. Kris et 0. Kurz, Legend, Myth and Magic in the Image of the Artist. A Historical Experiment,
New Haven-Londres, Yale University Press, 1979 (1934), p. 68 et suiv. Sur l'actualité du thème à la
Renaissance, cf. E. Panofsky, « Un cycle ».
2. G. Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Paris, Berger-Levrault, VI,
1984, p. 249.
3. Sur cette iconographie, cf. R. Wittkower, « Chance, Time and Virtue », dans Journal of the
Warburg and Courtauld Institutes, I, 1937, p. 313 et suiv., et E. Panofsky, « Le Vieillard Temps dans
Essais d'Iconologie. Thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1967, p. 187 et
suiv.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
1. Cf. H. Damisch, Z.~yM~~e~f de Pâris. Iconologie analytique I, Paris, Flammarion, 1992, p. 15.
2. G. Vasari, op. cit., p. 245.
3. Sur cette expression et les difficultés que peut poser aux iconographes « polis le cas de l'artiste
« mal élevé cf. les brèves remarques de J. Wirth, L'Image médiévale, Paris, Klincksieck, 1989, p. 18-
20.
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND
1. M. Leiris, « Le peintre et son modèle », dans Au verso des images, s.l., 1986, p. 57 et suiv.
2. En latin, « Penus » ou « pene » désignait le gros pinceau des peintres en bâtiment, « penecillum »
le pinceau fin utilisé par les artistes pour peindre à la détrempe, cf. A. Reinach, Textes grecs et latins
relatifs à l'histoire de la peinture ancienne (Recueil Millet), Paris, Macula, 1985 (1921), p. 15, qui cite
Cicéron (Ep. fam, IX, 22). Le rapprochement entre le pénis et le pinceau (« petit pénis ») a donc pour
lui, au xv~ siècle, le prestige et l'autorité de la tradition classique.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES
de distiller avec son cerveau de belles inventions pour ses pinceaux et ses mélanges »
ait passé « ses journées à manipuler du charbon, du bois, des cornues et autres
semblables inepties »; à ses yeux, c'est « vouloir tricher et atteindre un point
inaccessible », c'est faire partie de ces « artistes prétentieux qui conçoivent des
pensées trop hautes pour être réalisables [et qui] devraient essayer de se contenter
de manifester dans leurs œuvres, sans prendre de risque, leur savoir et leur génie 1 ».
Il se pourrait que le dessin de Parme donne figure à l'enjeu profond du
« risque » pris par Parmigianino, dans son désir d'atteindre l'« inaccessible » être
comme Vulcain, ou à tout le moins l'imiter et tenter de lui ressembler, Vulcain
non plus le faiseur d'images acheiropoïètes, mais l'Alchimiste. Le rébus et le jeu
de mots pennellolpetit pénis ferait alors entendre une plus profonde résonance
et on concevrait que l'obscénité de ce détail était nécessaire dans l'érection divine
mise à nu, ce qui se montre, c'est le désir de voir le (petit) pennello devenir grand
(pénis de Vulcain). Autrement dit, à l'origine de la pulsion créatrice de Parmigianino,
la mise en scène du dessin montrerait le désir non plus de peindre, et d'imiter par
l'art les processus de la nature, mais d'agir sur les choses mêmes de la nature, le
désir de se déposséder du pinceau pour s'approprier la puissance créatrice
primordiale de Vulcain.
Les spécialistes s'accordent en général aujourd'hui pour faire crédit à Vasari
quand il déclare que, dans ses dernières années, Parmigianino « délaissait la peinture
pour se livrer à l'étude de l'alchimie ». Le catalogue de son œuvre est éloquent
alors que, de 1521 à 1531 environ, de dix-huit à vingt-huit ans, il réalise une
cinquantaine d'oeuvres (fresques, tableaux d'autel, panneaux privés et portraits), il
n'en peint plus, entre 1531 et 1540, qu'une dizaine, certaines inachevées. Son
ultime peinture est un autoportrait peint à l'huile sur papier (Parme, Pinacothèque
nationale). L'image fait écho à la description vasarienne de la décrépitude physique
du peintre « épris d'alchimie » devenu « mélancolique et étrange il « prit un
aspect sauvage et misérable; lui si délicat et élégant laissa pousser une barbe hirsute
et une longue chevelure en désordre. Il devint méconnaissable Pourtant, en ce
qui concerne l'analyse présente, l'image est frappante à un double titre elle est
réalisée sur une feuille de papier de très petites dimensions (21 x 15,5 cm), un peu
plus petites que celles du dessin de « Vulcain, Mars et Vénus » (20 x 19,2 cm) et,
surtout, le peintre s'est représenté avec sa « barbe hirsute », dont une longue mèche
est emportée vers la droite du papier, par un improbable coup de vent comme
si, finalement, le peintre avait réussi à se conformer et à ressembler à son modèle
(physiquement, tout au moins) ce Dieu puissant dont, vers 1530, le dessin avait
dressé la figure tutélaire.
Il ne s'agit certainement pas, pour autant, de considérer ce dessin comme une
image alchimique Point n'est besoin non plus de supposer chez Parmigianino
une conscience claire de cet enjeu. Au contraire, ce serait fausser la nature du
dessin et en appauvrir la portée et la fonction pour son auteur.
Si on le replace en effet au sein de l'ensemble de la production de l'artiste,
on constate qu'à un moment charnière de son évolution, ce dessin construit comme
l'épure d'une disposition qui, dans les dix premières années, a fait régulièrement
retour dans les compositions de Parmigianino et disparaît ensuite dans l'image
même, latéralement, un homme barbu observait, à l'écart, le groupe principal des
figures et la relation amoureuse qui s'y joue 2. Tout se passe donc comme si, en
dehors de toutes circonstances extérieures de type narratif, le dispositif du dessin
donnait figure à un schéma qui travaillait en sous-main et qui organisait subrep-
ticement un certain type de ses représentations comme si le dessin constituait,
après coup, la mise au jour d'une image originelle, matrice de peintures passées.
Le Primatice a donc eu d'excellentes raisons pour voir dans le dessin de
Parmigianino la mise en scène du peintre inspiré au travail et d'en corriger
l'obscénité intime en déplaçant publiquement le désir de l'artiste vers son modèle
et sa beauté, inaugurant ainsi, par l'allégorisation, un thème central de l'esthétique
classique. Mais, chez Parmigianino, en deçà de cette rationalisation esthétique, le
dispositif du dessin mettait au jour un fantasme personnel, le scénario d'un désir
originel, ce désir qui a fait de lui un peintre, le fantasme d'un « moi, peintre ». La
place du dessin dans son œuvre suggère cependant qu'en le dessinant, Parmigianino
mettait en lumière une pulsion plus ancienne et plus archaïque ne pas recourir
à la médiation du pinceau et de ses représentations mais, participant immédiatement
de l'Éros cosmique, posséder la puissance sexuelle, proprement démiurgique, du
divin Artisan, cet hirsute Vulcain auquel, désormais, il s'attachera passionnément
à ressembler.
DANIEL ARASSE
1. C'est l'erreur (méthodologique) de M. Fagiolo Dell'Arco, cf. mes remarques dans « II Parmigianino
et le pinceau de Vulcain op. cit. (à paraître).
2. Cf. saint Jean-Baptiste dans Les Noces mystiques de sainte Catherine (1524, Bardi), saint Joseph
dans Les Noces mystiques de sainte Catherine (1525-1526, Londres, National Gallery), saint Jérôme dans
La Vierge à l'Enfant avec sainte Marguerite (1528-1529, Bologne, Pinacoteca Nazionale), saint Zacharie
dans La Vierge à l'Enfant avec saint Jean-Baptiste et Marie-Madeleine (1530, Florence, Uffizi).
VARIA
LE THÉ SANS THÉ. La parole est derrière une table, sur une estrade.
Vous êtes assis avec les autres sur les gradins de l'amphithéâtre et la parole
monte vers vous, le parfum de la parole savante, les volutes de la parole
grise. Cinq cents adultes, beaucoup de femmes, beaucoup qui écrivent pliées
en deux sur leur pupitre, qui prennent des notes qu'elles ne reliront pas, et
tellement de sérieux sur les visages, le sérieux de qui s'applique à bien
entendre comme on s'efforce de bien manger, sans rien renverser à côté de
l'assiette, le sérieux de l'enfance obéissante, préoccupée de bien apprendre
afin d'avoir une bonne note et de gagner l'amour du maître. Cinq cents
enfants de trente à cinquante ans, dans l'infirmité de celui qui ne sait rien,
à qui on va tout révéler. Vous avez déjà assisté à ce genre de réunion, avec
une parole derrière la table. Dans les milieux les plus divers, dans ceux de
l'industrie ou de l'université. Et toujours une même réjouissance sur la plupart
des visages, et toujours l'ennui sur le vôtre, la parole savante qui se change
en migraine dès qu'elle vous atteint, dès les premiers mots d'ouverture du
colloque, de la leçon ou du séminaire. Longtemps vous n'avez pu fuir ce
genre de punition, car elle faisait partie de votre travail. Ce travail a duré
dix ans et plusieurs fois par année vous aviez rendez-vous avec la parole
migraineuse. Deux, trois jours autour d'une table ronde, à regarder le ciel
par les vitres un ciel jamais si beau que dans ces heures de pénitence. Une
seule fois vous aviez pu déserter. Vous aviez inventé un prétexte et vous
aviez passé deux jours délicieux, loin, si loin des mots savants, des voix
analphabètes. Ce jour-là des enfants vous avaient convié à un jeu, un repas
de poupées. Tout au fond du jardin, ils vous invitaient à partager, à l'étroit
dans une cabane de tôle ondulée, un thé sans eau, un thé sans thé,un thé
absent versé dans des tasses en plastique sales. Vous aviez répondu à leur
invitation et goûté lentement le thé invisible, accompagnant votre dégustation
de commentaires, dans le temps où, à quelques centaines de mètres de là, le
colloque s'enfonçait dans l'ennui et la mort un repas d'ombres autour d'une
VARIA
table d'ombre. Votre travail vous donnait l'ennui avec l'argent. En s'arrêtant
au bout de dix ans il vous enlevait l'argent et l'ennui. Depuis vous n'avez
plus assisté à aucun colloque. Parfois on vous dit quel dommage. Autour
de vous on trouve ça bien intéressant, de passer autant d'heures dans le noir
d'une parole, sans bouger de sa place. On a toujours trouvé très intéressant,
très instructif ce qui vous donnait des maux de tête incroyables. Ingénieur
en séminaire, enseignant en formation, sociologue en colloque on est
heureux d'être là. On y est pour deux, trois jours. On ne rentre pas chez soi,
on écoute des choses intéressantes et puis ça change de l'ordinaire. C'est
peut-être ça qui vous accable. Ce n'est que ça changer d'ordinaire. Car vous
ne savez rien de mieux que l'ordinaire de la vie où vous êtes, car vous ne
goûtez rien de mieux que cette solitude ordinaire dans la vie silencieuse, loin
du marbre des paroles, du tombeau des visages. La vie en société c'est quand
tout le monde est là et qu'il n'y a personne. La vie en société c'est quand
tous obéissent à ce que personne ne veut. L'écriture c'est une façon d'échapper
à cette misère, une variation de la solitude au même titre que l'amour ou le
jeu un principe d'insoumission, une vertu d'enfance. Alors pourquoi vous
êtes là, aujourd'hui. Vous êtes dans cet amphithéâtre un peu pour l'argent,
un peu pour l'amitié. On vous a invité à lire de vos textes, en fin de soirée.
Cette lecture sera payée. Celui qui vous a invité est un psychiatre. Il préside
à ce colloque mais vous ne le voyez pas comme une autorité, plutôt comme
un enfant. Un enfant malicieux de cinquante ans, soucieux de ce qu'il voit,
riant de ce qu'il pense. Et comment refuser l'invitation d'un enfant. Mais
l'argent ni l'amitié n'auraient suffi. La curiosité a emporté votre décision,
vous a mené là, dans un amphithéâtre de l'école de médecine. Des enseignants,
des industriels ou des écrivains, vous connaissez un peu. Vous savez ce qu'ils
font chacun dans leur coin, et ce qu'ils deviennent quand on les rassemble
dans une salle. Mais des psychiatres vous ne connaissez rien, sinon qu'ils
touchent par une main à la mort et par une autre main à la vie, et vous
êtes curieux de voir comment on peut s'arranger d'un tel mélange, une main
glacée, une main brûlante. Le thème des rencontres c'est psychothérapie
familiale. Psycho ça veut dire esprit. Un esprit souterrain dans le sang, une
pensée emmaillotée de chair. Thérapie ça veut dire soin, soigner, guérir.
Familiale, vous ne savez trop. Le mot, laissé à l'aventure dans votre songe,
ramène ceux de chaleur, de fusion, de cocon d'étouffement. Ainsi entendez-
vous le thème de ces journées soigner les esprits qui s'étouffent. Guérir les
âmes qui s'étranglent. La matinée commence et avec elle le bourdonnement
de la parole derrière la table. Ce n'est pas indifférent qu'entre vous et la
parole il y ait cette table. La parole est une denrée périssable, éphémère.
Elle se teinte de toutes les circonstances de son apparition. Les mêmes mots,
prononcés dans des lieux différents, ne sont pas les mêmes mots. La parole
VARIA
CH. B.
J. A.
j'ai écrit pléthore. cela sonne curieusement. Est-ce le bon mot? pléthore.
Qu'est-ce que c'est que ce mot?
Et plus j'y réfléchis, plus je doute, et plus le sens s'échappe du mot. Il
se vide. Il ne fallait pas commencer à l'interroger, il fallait l'avaler tout de
suite; comme ces bouchées de viande qu'on mâche un peu trop longtemps:
il y a un point de non-retour, on ne les avalera plus. Pléthore est maintenant
tout vide mais il n'en est pas moins là, il est même de plus en plus là. Ça
ne devrait pas exister, un mot vide, un mot est fait pour contenir quelque
chose, il y a de la chair dans un mot, même le plus abstrait. Là, rien. Le
mot, rien que le mot.
C'est curieux comme parfois tout tend à se contracter. Plus de référent,
plus de signifié. Et moi qui examine ce mot, où suis-je ? Pléthore est en train
de vivre pour lui-même et je ne peux pas le quitter. C'est lui qui ne veut
pas me quitter, plutôt. Il m'absorbe, je pléthore, je suis pléthore, pléthore,
est je. Help!
Comme pour la bouchée de viande, pas d'autre solution que de la
cracher. Outre que c'est gênant en compagnie, cela laisse un goût de défaite.
Comme le cube. Alors, pour masquer sa gêne on parle, on dit un peu
n'importe quoi. Mais quand même ce n'est pas cela, les mots; ils sont pauvres,
jamais exacts. Jamais achevés. Je peine comme un malheureux pour les
remuer. Ce n'est pas comme. Ah! Pléthore.
F. G.
tard. Les portes sont refermées et le métro repart. Elle s'est trompée de
direction.
M. B.
L. T.
« stades », et dans ce qui a fait passer l'ersatz de son allure d'intrus à son
pouvoir d'objet psychique, seul capable, comme le fétiche, de donner son
congé au manque, et donc d'affirmer après coup que l'objet manquant a bien
dû exister. C'est une fonction de croyance. Plus tard l'ersatz acquerra un
statut métapsychologique explicite, un statut d'objet théorique unitaire qui,
par la manière dont il se forme dans ses rapports au refoulement, permettra
de décrire nos maladies.
Dans Le Créateur littéraire et sa fantaisie, Freud écrit ces lignes bien
connues « À vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien nous ne faisons
que remplacer une chose par une autre. Ce qui paraît être un renoncement
est en réalité une formation d'ersatz. » Nous ne lâchons donc jamais la proie
pour l'ombre, car l'ombre, qui suppose un objet et une lumière, est la vraie
proie. C'est rutabaga for ever, dirait (peut-être), en se trompant, un Joffre
moderne.
M. G.
SELON LES SAISONS, SELON LES JOURS. Une saison d'errements amoureux
je me suis reconnu dans ce fou de Platonov.
À onze ans, Planchet était mon ami, Athos mon héros; à quatorze,
Augustin Meaulnes.
À seize ans j'ai été Jacques Thibault puis j'ai rêvé d'être Antoine (à
cause de sa rencontre avec Rachel).
Un peu plus tard, j'ai été le John Marcher de La Bête dans la jungle,
timoré, aveugle, laissant filer le temps.
L'homme à l'oreille cassée, pour son titre, m'a fasciné. L'Homme invisible
plus encore; il était enveloppé de bandelettes des pieds à la tête, quand il
redevenait visible.
Quand mon humeur est mieux que bonne, je suis Fred Astaire avec
Cyd Charisse ou Gene Kelly sous la pluie.
Que j'aie toujours été un piètre joueur de tennis ne m'a jamais empêché
d'être convaincu, quand, par chance, je réussis une volée, qu'entre McEnroe
et moi la différence est infime.
À vingt ans j'ai souhaité être le prince Mychkine aussi bien que l'étrange
« homme des foules » d'Edgar Poe.
Au même âge j'aurais donné n'importe quoi pour être follement aimé
par Marthe dans Le Diable au corps ou par Cat l'infirmière de L'Adieu aux
armes.
J'ai passé quelque temps à la place de Jonas dans le ventre d'une baleine.
J'y suis retourné avec M. Cryptogamme du dessinateur genevois Topffer. Il
y tuait le temps en jouant aux palets et devait grimper bien vite au sommet
d'une côte du monstre accueillant, à l'heure où celui-ci, prenant son repas,
risquait de l'engloutir.
J.-B. P.
Le dix-septième cahier de varia a réuni les contributions de
Jacques André
Marcel Battu
Christian Bobin
François Gantheret
Michel Gribinski
J.-B. Pontalis
et de Liudvika Tamulionytè,
dont le texte est traduit du lituanien
par Mirolanda Trakumaitè.
Composé et achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch
à Mayenne, le 5 novembre 1992.
Dépôt légal novembre 1992.
Numéro d'imprimeur 33003.
ISBN 2-07-072859-6 Imprimé en France
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