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La scène primitive

et

quelques autres

NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE

Numéro 46, automne 1992


© Éditions Gallimard, 1992.
TABLE

Argument 5

Jules Michelet Sous les mers 9


Jean-Claude Lavie Excellence paradigmatique de la scène primitive 111
Robert Pujol La scène primitive à revoir 25
Danielle Margueritat Quand Freud écoute aux portes. 41
Michel Gribinski A l'italienne 61

Philippe Lacoue-Labarthe
et Jean-Luc Nancy Scène 73
Jean-Loup Rivière Le chameau, l'ours et la belette 99
Edmundo Gômez Mango Le retable des merveilles 107
Guy Fihman Sur les scènes animées des ciné-rêves de Grandville 121

Joyce McDougall Scènes de la vie primitive 139


Dominique Suchet Les choses dernières 1511
Catherine Chabert Scènes de coups 161

Jacqueline Carroy Immaculées conceptions 175S


Vladimir Marinov L'inconscient est idiot 191
Aline Petitier Le roman Guermantes 211

Guy Rosolato Les fantasmes originaires et leurs mythes corres-


pondants 223
Patrice Bidou Des animaux imparfaits une théorie infantile de
l'origine 247
Daniel Arasse Petit pinceau deviendra grand 261

VARIA
ARGUMENT

1. Qu'est-ce qu'une scène? Le mot évoque d'abord le théâtre où son sens déjà
n'est pas univoque. Il désigne un lieu et un lieu visible celui où les acteurs
paraissent et jouent devant un public; on entre en scène et on en sort. Il désigne aussi
et c'est là une acception plus tardive le découpage d'un acte (scène I, scène IL..).).
Par extension on parlera de scènes aussi bien en peinture (scènes de bataille, de
chasse, de genre, etc.) que dans le roman quand celui-ci cesse d'être descriptif ou
purement narratif pour « mettre en scèneune confrontation de personnages. Dans
une extension plus large, le mot scène peut être accolé au monde tout entier et ce sera
« la grande scène du monde ».

2. Il n'est pas sûr pourtant que ces emplois divers comportent tous une référence,
même implicite, au théâtre. Présente sans doute dans le trivial « faire une scène » (et
alors suit généralement le qualificatif d'hystérique.), sous-jacente dans la « scène de
ménage » (motif d'ailleurs de tant de comédies), cette référence paraît absente dans
l'évocation de la plupart de nos rêves ou de nos souvenirs que spontanément nous
appelons des scènes « Dans la prairie jouent trois enfants. Je suis l'un d'eux. Nous
cueillons des fleurs jaunes. »
Avant, après la scène, il peut bien y avoir une histoire qui se déploie, un
enchaînement d'actions. Mais, comme émergeant du récit, subsistent des tableaux où
nous retrouvons les deux composantes indiquées plus haut lieu visible, parfois même
suréclairé, et découpage dans la continuité temporelle.

3. Curieusement, le mot scène ne figure pas dans l'index de la Standard Edition


sauf, bien sûr, à Primai scene. Curieusement, à un double titre. Parce que l'investigation
de Freud l'amène tout au long à découvrir des scènes à les découvrir d'abord, à les
rechercher obstinément ensuite. Et parce que Urszene, avant d'être confiné dans la
définition canonique que l'on sait (« observation réelle ou fantasmée du coït parental »)
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

a longtemps désigné des scènes infantiles tenues pour traumatisantes. Exemple à


propos de l'hystérie, Freud écrit dès 1897 « Le but semble être de revenir aux scènes
primitives (Urszene).» Et il ajoute qu'à ces scènes il arrive qu'on parvienne directement
mais, plus souvent, par fantasmes interposés, fantasmes qui « combinent les incidents
vécus, les récits de faits passés concernant l'histoire des parents et des aïeux, et les
choses vues par le sujet lui-même ». Ces fantasmes, précise-t-il encore, « se rapportent
aux choses entendues comme les rêves se rapportent aux choses vues ».
On peut rapprocher cette indication de ce que nous savons avoir été le dispositif
du théâtre antique: ce que nous appelons aujourd'hui scène, l'espace limité où se donne
à voir la représentation, était le proscenium, ce qui est placé devant; skenè désignait
ce que nous appellerions les coulisses, plus précisément le lieu caché aux spectateurs où
les acteurs changeaient de masques, de rôles, donc d'identité ou de sexe. À ce lieu-là
le spectateur n'a pas accès. Si la représentation se joue sur le proscenium (le rêve, le
souvenir), l'Urszene n'aurait-elle pas lieu dans la skenè (dont le premier sens est « la
tenteet son ombre.)??
Qu'on pense ici à la protestation de l« Homme aux loups » « Freud ramène
tout à la scène primitive qu'il déduit du rêve. Mais dans le rêve elle n'a pas lieu. »
Dans la mémoire pas davantage « J'ai toujours pensé que le souvenir viendrait. Mais
il n'est pas venu! »

4. Un assez long temps s'écoule entre le repérage fort précis des théories sexuelles
infantiles (1908), celui du roman familial (1909), et la désignation comme telle, avec
L'homme aux loups, de la scène primitive. Or tous les éléments constituant cette
scène avaient été mis au jour bien auparavant l'agression sadique du père, l'excitation
sexuelle de l'enfant, l'angoisse de castration, etc. Il semble donc que ces éléments se
trouvent réinterprétés et condensés par Freud après coup, avec la « promotion » du
fantasme de la scène primitive, tout comme ils le sont dans le psychisme. La scène
primitive est un organisateur tardif d'éléments disjoints. Elle tente de mettre en scène
ce qui est hors scène, de donner figure et lumière à ce qui doit sa violence à l'ombre
de l'informe.

5. Mais on peut penser qu'après avoir été ainsi nommée et être entrée dans notre
vocabulaire, la scène dite primitive s'est quelque peu « domestiquée ». Combien
d'analystes ne considèrent-ils pas qu'ils ont affaire à elle quand le patient, bien souvent
sans crainte ni tremblement, évoque la chambre des parents et quelques bruits insolites
entendus entre chien et loup!
Une des questions que nous nous proposons ici d'examiner pourrait être la suivante
comment l'irreprésentable de nos origines, de notre conception, en vient-il à se figurer?
ARGUMENT

et par quels déplacements? par quelles représentations indirectes? Quand, cliniquement


parlant, et à quels signes la scène primitive se présentifie-t-elle en séance? Ou, autre
question n'est-elle pas une « invention » qui ne peut trouver son actualité que dans
le transfert qui n'est pas mise en scène mais mise en acte, ce qui « met le feu au
théâtre » (Freud) ?

6. Sans faire, bien entendu, la recension des différentes conceptions que les
religions, les mythes, la science au fil du temps ont pu énoncer de l'origine du monde
chacune offrant à sa manière sa représentation du « Big Bang ». il nous reviendra
d'analyser telle ou telle d'entre elles qui, mettant en jeu conjonction et séparation
sexuelles, présente des affinités avec l'inatteignable, l'intemporelle scène primitive.

Pourquoi la scène primitive est-elle si souvent représentée comme un coïtus a


tergo more ferarum comme l'indique Freud en la voilant légèrement de latin? Est-
ce seulement parce que les impressions précoces de l'enfant sont issues de la perception,
par exemple, d'un coït de chiens? Ou bien y a-t-il une référence à l'animalité humaine,
à la violence sans pensée du rut que le sexuel humain devine être son terrifiant point
d'origine et d'abîme?

N.R.P.
Jules Michelet

SOUS LES MERS

Coïtus ininterruptus

On est triste quand on songe que les milliards et milliards des habitants de la
mer n'ont que l'amour vague encore, élémentaire, impersonnel. Ces peuples qui,
chacun à son tour, montent et viennent en pèlerinage vers le bonheur et la lumière,
donnent à flots le meilleur d'eux-mêmes, leur vie, à la chance inconnue. Ils aiment,
et ils ne connaîtront jamais l'être aimé où leur rêve, leur désir se fût incarné. Ils
enfantent, sans avoir jamais cette félicité de renaissance qu'on trouve en sa postérité.
Peu, très peu, des plus vivants, des plus guerriers, des plus cruels, ont l'amour
à notre manière. Ces monstres si dangereux, le requin et sa requine, sont forcés
de s'approcher. La nature leur a imposé le péril de s'embrasser. Baiser terrible et
suspect. Habitués à dévorer, engloutir tout à l'aveugle (animaux, bois, pierre,
n'importe), cette fois, chose admirable! ils s'abstiennent. Quelque appétissants qu'ils
puissent être l'un pour l'autre, impunément, ils s'approchent de leur scie, de leurs
dents mortelles. La femelle, intrépidement, se laisse accrocher, maîtriser, par les
terribles grappins qu'il lui jette. Et, en effet, elle n'est pas dévorée. C'est elle qui
l'absorbe et l'emporte. Mêlés, les monstres furieux roulent ainsi des semaines
entières, ne pouvant, quoique affamés, se résigner au divorce, ni s'arracher l'un de
l'autre, et, même en pleine tempête, invincibles, invariables dans leur farouche
embrassement.
On prétend que, séparés même, ils se poursuivent encore d'amour, que le
fidèle requin, attaché à ce doux objet, la suit jusqu'à sa délivrance, aime son héritier
présomptif, unique fruit de ce mariage, et jamais, jamais ne le mange. Il le suit et
veille sur lui. Enfin, s'il vient un péril, cet excellent père le ravale et l'abrite dans
sa vaste gueule, mais non pas pour le digérer.
Si la vie des mers a un rêve, un vœu, un désir confus, c'est celui de la fixité.
Le moyen violent, tyrannique, du requin, ces prises d'acier, ce grappin sur la
femelle, la fureur de leur union, donnent l'idée d'un amour de désespérés.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Un renard bleu observe

La baleine n'aime qu'au désert. Le rendez-vous est vers les pôles, aux anses
solitaires du Groenland, aux brouillards de Béring, sans doute aussi dans la mer
tiède qu'on a trouvée près du pôle même. La retrouvera-t-on? On n'y va qu'à
travers les défilés horribles que la glace ouvre, ferme et change à chaque hiver,
comme pour empêcher le retour. Pour eux, on croit qu'ils passent sous les glaces,
d'une mer à l'autre, par la voie ténébreuse. Voyage téméraire. Forcés de venir
respirer de quart d'heure en quart d'heure, quoiqu'ils aient des réserves d'air qui
peuvent leur suffire un peu plus, ils s'exposent beaucoup sous cette énorme croûte
percée à peine de quelques soupiraux. S'ils ne les trouvent à temps, elle est si dure
et si épaisse, que nulle force, nul coup de tête ne la briserait. Là on peut se noyer
aussi bien que Léandre dans l'Hellespont. Ne sachant cette histoire, ils s'engagent
hardiment et passent.
La solitude est grande. C'est un théâtre étrange de mort et de silence pour
cette fête de l'ardente vie. Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être,
témoins respectueux, prudents, observent à distance. Les lustres et girandoles, les
miroirs fantastiques, ne manquent pas. Cristaux bleuâtres, pics, aigrettes de glace
éblouissante, neiges vierges, ce sont les témoins qui siègent tout autour et regardent.
Ce qui rend cet hymen touchant et grave, c'est qu'il y faut l'expresse volonté.
Ils n'ont pas l'arme tyrannique du requin, ces attaches qui maîtrisent le plus faible.
Au contraire, leurs fourreaux glissants les séparent, les éloignent. Ils se fuient
malgré eux, échappent, par ce désespérant obstacle. Dans un si grand accord, on
dirait un combat. Des baleiniers prétendent avoir vu ce spectacle unique. Les
amants, d'un brûlant transport, par instant, dressés et debout, comme les deux
tours de Notre-Dame, gémissant de leurs bras trop courts, entreprenaient de
s'embrasser. Ils retombaient d'un poids immense. L'ours et l'homme fuyaient
épouvantés de leurs soupirs.

JULES MICHELET

Ces pages sont extraites de La Mer (1861). Le titre et les intertitres sont de la
Rédaction.
Jean-Claude Lavie

EXCELLENCE PARADIGMATIQUE

DE LA SCÈNE PRIMITIVE

Une petite fille est tout heureuse d'annoncer à ses camarades que, pour Noël,
ses parents vont lui acheter un petit frère. « Tu as de la chance, lui répond un
petit garçon, nous, on est trop pauvres, on les fait nous-mêmes. »
Si l'anecdote semble drôle, c'est par notre singulière aptitude à muer en
cocasse ce que certains mots d'enfants réveillent de nos angoisses. Il nous plaît
qu'un propos innocent dérange un instant le savoir réaliste qui n'a guère réussi à
nous rendre plaisante la nature de nos origines. Le simple « nous-mêmes» rend la
procréation banalement familiale. L'idée de participer à cette mystérieuse activité
nous gêne et nous porte à rire. « Mes parents sont trop pauvres, ils les font eux-
mêmes », nous aurait encore fait rire, bien à l'aise cette fois, pour le sérieux de
l'argument qui élude le plaisir des parents, plaisir que, dans cette affaire, nous
préférons ignorer.
Nous avons tous l'art d'entourer d'un certain flou ce qu'à la fois nous sommes
sans ignorer et sans savoir. Chacun accommode à sa manière l'obscure séquence
de sa conception. Ainsi, loin de notre fictif petit garçon, un patient pouvait-il
affirmer qu'entre ses parents, toujours opposés (!), le sexe n'avait aucune place,
jusqu'à soutenir que sa mère n'avait jamais eu de rapport sexuel avec son père. Un
jour, à propos d'une photo du mariage de ses parents, il précise « Là, ils étaient
unis, pour le coup.» Formule, à la fois banale et pas banale. « Pour quel coup ? »,
ai-je donc risqué, provoquant, après un temps d'hésitation « Si vous voulez parler
de ma naissance, ma mère n'a fait ça que pour m'avoir. » Mon sous-entendu, un
brin graveleux, avait été reçu 5/5. Graveleux, il vaut de le savoir, a signifié (selon
Dauzat) « pénible pour la conscience comme la gravelle pour le corps ». Mon
allusion était risquée, non pour son incongruité, mais parce que la connivence qui
m'était prêtée à ce moment allait vers le plein rejet d'un père, que je réintroduisais
gaillardement au cœur de la mère, si l'on me permet cet euphémisme. Pour ce
qui était du sens trivial, je savais qu'il serait entendu, car la vie sexuelle de cet
homme, c'était toujours « tirer des coups ». Mon intervention voulait faire ressortir
le jeu de la névrose, qui manque rarement de se trahir à force de démentir ce à
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

quoi elle craint de consentir. Ce qui ne peut se dire est souvent un désir, un
plaisir. Ici, c'est la nature féminine de la mère qu'il fallait proscrire. Il n'est pas
rare de voir le maternel obscurcir le charnel, comme si le temps de l'enfantement
pouvait bannir celui de la conception.

À vouloir y regarder de près, la scène primitive comporte tout ce qu'il faut


pour provoquer quelque confusion. Amené à s'y intéresser comme théoricien, on
a tout lieu d'être sans méfiance tant la notion est rebattue se référer à la scène
primitive, c'est évoquer une évidence dont la simple mention notifierait les effets.
On en parle, depuis sa bien lointaine conceptualisation par Freud, comme d'un
traumatisme sexuel, à peine particularisé par le fait qu'il serait parental. Pourtant,
à préparer ce texte, je me suis perçu plus disposé à en entendre parler qu'à en
traiter moi-même. Passant du mythe à l'abstraction, mon esprit ne sortait guère
des lieux communs, comme s'il rencontrait une obligation de réserve! Plus
défensive qu'incisive, mon entreprise s'attardait, lorsqu'un patient me fit l'étonnante
déclaration que voici « Ce matin, je n'ai pas pensé à la mort. D'ailleurs, je ne
pense jamais à la mort. Je préfère penser que, par exemple, quelqu'un est en bonne
santé.»
De rapports avec la scène primitive, je n'en vis pas plus que je n'en cherchais.
Ce patient me disant ne pas penser à la mort. il y avait fort à parier que ce soit
à la mienne. Mais, sans l'aveu de sa substitution, je ne crois pas que « la seule
bonne santé de quelqu'un» m'aurait évoqué ma propre mort. Pourtant les sous-
entendus de la parole sont monnaie courante et à ce que les mots cachent pour le
dire s'ajoute ce qu'ils disent pour le cacher. Ainsi, quand nous mentionnons notre
naissance, par exemple, nous ne parlons guère que d'un repère chronologique de
notre existence, sans plus. Nos parents, pour leur part, n'y sont présents que si
nous nous employons clairement à les convoquer. Quant à leur rôle dans l'affaire,
pour implicite qu'il soit, il est bien escamoté.
Ramené au temps de la conception par le biais des formes de son évocation,
j'ai présumé qu'elles pouvaient dérouter l'analyste davantage que celles de la mort,
somme toute, plus banales. Il reste que, la plupart du temps, la scène primitive est
aisément repérable, même dans son inversion ou sa dénégation, comme dans le
cas, toujours surprenant, du patient qui en vient à regretter de ne pas être le père
de son père, ou même son propre père. Ces fantasmes sont des modes d'évacuation
pure et simple de la scène primitive, qui demeure néanmoins perceptible jusque
dans son éclipse. « Briller par son absence» répond, d'ailleurs, à un mode d'expression
convenu, puisque, assez tôt dans l'enfance, on apprend qu'il y a des choses dont
on ne parle jamais à quelqu'un de sa mort, assurément, mais pas plus, à ses
parents de leur sexualité. Pour revenir à ces fantasmes, ils ne sont qu'une forme
EXCELLENCE PARADIGMATIQUEDE LA SCÈNE PRIMITIVE

de roman familial, comme dans ce bref récit de rêve d'une patiente « Je rêvais
que je faisais l'amour, quand je me suis dit Mais, c'est ça la scène primitive (sic).
C'était, curieusement, ma propre conception, et j'étais. ma mère. Vraiment très
sympa! » Ce que j'ai juste agrémenté d'un « Très sympapa.»

À côté de mentions plus ou moins manifestes, la scène primitive est présente


sous nombre de tournures assez peu évidentes. Elle est active derrière tout un jeu
de substitutions paradigmatiques, d'où mon titre un peu apprêté, qui voulait
également signifier que la saisie de ces formes latentes est particulièrement
exemplaire de la procédure analytique.
Nous sommes tellement familiarisés avec la fonction du déplacement que nous
restons sans voix devant ceux qu'elle ne convainc nullement. Il est vrai que si ceci
peut signifier cela, ou même son contraire, qu'est-ce qui serait garant du sens
analytique d'un discours? Quiconque aborde le registre clinique est affronté à ce
problème. En l'absence d'un glossaire des productions de l'inconscient, comment
authentifier la légitimité d'une « problématique» analytique ? Le discours manifeste
qui la révèle la désavouerait tout autant. L'analyste doit transposer un processus
singulièrement irrationnel en une dynamique collectivement rationnelle celle qu'a
instaurée la métapsychologie freudienne. Mais ces transcriptions (peut-on dire
traductions?) restent toujours contestables. S'il est, en psychanalyse comme ailleurs,
des façons de voir pleinement reconnues, elles apparaissent toujours sous forme de
variantes, variations, vicissitudes, vacillations, virtualités qui, communiquées, doivent
conquérir la conviction de ceux qui n'ont rien à en faire, sinon à en prendre
connaissance par procuration et bien à l'écart de la situation. On imagine ce qu'il
en est, quand ce qui est en jeu brille par son absence.

Une patiente, à la parole d'ordinaire aisée, se trouva un jour annoncer avec


difficulté qu'elle se désintéressait de l'homme qu'elle venait d'amener à quitter sa
femme pour l'épouser. Ce n'était pas la première fois. L'hypothèse que cette
patiente évitait l'angoisse de prendre la place symbolique d'une mère redoutée
offrait une explication œdipienne consacrée. Cette femme avait curieusement
précisé « J'en éprouve bien moins de désagrément que je ne ressens de découra-
gement à vous le dire.» Ce détail (mais, y a-t-il des détails en analyse?) pouvait
évoquer la scène primitive, dont il n'avait encore jamais été question. Il était facile
de supposer que, sur le point d'être épousée par celui qu'elle arrachait à sa rivale,
cette femme n'y retrouvait plus ce qu'elle en espérait. Je présumais que sa victoire,
n'annulant pas la scène qui lui avait donné naissance, ne réformerait pas la pénible
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

prééminence sur elle d'une mère détestée. La défaite œdipienne était discrètement
présente dans le transfert, sous la forme du découragement à en faire l'aveu. Le
fantasme sous-jacent fut, comme bien des fantasmes, difficilement communicable,
notamment par sa naïveté enfantine « Quand j'étais petite, je croyais que si mon
père se mariait avec moi, ma mère ne serait plus ma mère.»

La rivalité œdipienne et la scène primitive ont fatalement partie liée. Saisir


la rivalité œdipienne sans la part qu'y joue la scène primitive néglige beaucoup de
ce qui l'anime. Cependant, la rivalité œdipienne et la scène primitive, aussi
intriquées soient-elles, gardent chacune leur dynamique propre jusque dans une
symptomatologie confondue. Considérer la scène primitive comme un traumatisme
sexuel, c'est lui attribuer la cause d'excitations que l'enfant n'est pas à même de
maîtriser en les comprenant, pour reprendre les termes de la Traumdeutung. Mais,
au-delà, par sa fonction génératrice, la scène primitive a tout pour constituer un
véritable « traumatisme métaphysique ». Ne s'offre-t-elle pas comme un fait indé-
niable et, malgré cela, inassimilable? L'adulte, qui ne peut rationnellement éviter
de consentir au processus de son origine, n'est pas pour autant disposé à l'intégrer
dans son histoire « Alors, comme ça, mon père s'est trouvé, un beau jour, avoir
envie de caresser le ventre de ma mère, ce qui déjà me dérange, mais en plus, à
cause de ça, j'en suis encore, des années plus tard, sur ce divan, à tenter d'assimiler
le lien entre ça et ce que je suis, et pire, entre ça et cela même que je suis en
train de vous dire. » Là, on sent que c'est UN patient qui s'exclame. Mais, ne serais-
je pas incité à privilégier son dire, pour la bonne raison qu'il parlerait tout autant
pour moi?
Je dois avouer que la scène primitive, celle qui me concerne personnellement,
n'est pas de ces choses auxquelles il m'arrive d'être spontanément tenté de penser.
Au-delà de sa composante scabreuse plus ou moins facilement domesticable, cette
scène, soulignant tout l'aléatoire qui a présidé à ma conception, heurte vivement
le sentiment, quelque peu orthopédique, de ma continuité temporelle.
Récemment, un homme politique américain, pour soutenir son opposition à
l'avortement, proclamait publiquement « En tant qu'ancien fœtus, je suis présen-
tement heureux de voir le soleil.» Cela n'avait rien pour déranger quiconque. À
l'opposé, voici une courte scène stupéfiante, au sens où, après quelques décennies,
la stupeur dans laquelle elle m'a laissé ne s'est pas encore totalement dissipée.
J'étais au lycée Louis-le-Grand. En seconde. Ma classe était diversement chahuteuse,
selon les professeurs. L'un d'eux qui, pourtant, n'était guère importuné, l'était sans
doute encore trop à son gré. Un jour, pour faire cesser de furtifs bavardages, il
prononça, sans élever la voix, une petite phrase, qui lui valut, dans l'instant, notre
définitive et plus plate soumission. Ces quelques mots, j'hésite encore à les rapporter,
tant ils convoquent ce que personne ne peut trouver d'agrément à se représenter
« Faites donc attention à ce que je vous dis, espèces de résidus de bidet! » Cette
EXCELLENCE PARADIGMATIQUEDE LA SCÈNE PRIMITIVE

courte phrase ne peut qu'interpeller quiconque avec violence, mais, si, à la lire,
on peut passer dessus vite fait, c'est autre chose, à quinze ans, d'être ainsi apostrophé.
De façon imparable, mes camarades et moi étions inopinément affrontés à la réalité
la plus sordide de la scène primitive d'où notre vie avait germé. Notre égarement
fut tel que nous sommes restés des mois avant d'oser en parler entre nous.
Il n'en demeure pas moins que, sordide ou non, notre conception, comme
notre mort, nous ne pouvons l'imaginer qu'en la niant, puisque l'évoquer nous
suppose déjà là comme observateur, de même qu'encore là pour quand nous n'y
serons plus. De ce coït parental voué à rester imaginaire, il doit résulter une
grossesse bien réelle. Penser à la scène primitive, à son déroulement et non au
concept, c'est apercevoir, au-delà de l'engrenage infini de hasards qu'a nécessité ce
corps à corps aventureux de nos parents, toute l'incertitude de sa portée si, là
encore, on me passe ce terme. Évoquer la scène, c'est se trouver au moment où
son fruit était encore bien problématique. Aussi, on serait tenté de les inciter à
bien faire ce qu'ils font, ces futurs parents, si, à les imaginer ainsi occupés, on ne
se trouvait accablé par l'évidence de ne pas avoir, dans cette affaire, la moindre
place. Pour pouvoir se croire là, non encore advenu mais présent quand même, il
faut se supposer désiré, et comme au centre de toute cette machinerie. Mais, se
présumer là comme un souhait (ou comme un risque, d'ailleurs) serait pur délire,
parce que ce qui pouvait être espéré (ou craint) n'avait vraiment rien, à ce moment,
de notre belle consistance narcissique. Il n'empêche qu'on peut entendre ceci
« Fallait-il que ma mère m'aime pour accepter de subir le désir de mon père» ou
« Ma mère ne s'est laissé faire que pour m'avoir!»

La scène primitive, en plus de l'angoisse née de l'excitation qu'elle aura pu


susciter, a tout pour provoquer un choc métaphysique par l'évocation du fortuit
qui préside à toute conception. Si nos vies sont exposées à nombre de circonstances
hasardeuses, ce n'est jamais dans un tel tout ou rien, sauf. Quand on a vu la mort
de près, on peut louer Dieu, la chance, etc. Mais, là, va donc encenser ce qui
poussait notre père vers notre mère! Il est plus habituel de récuser, mine de rien,
le poids exorbitant de cette scène décisive. Rêver tout bonnement qu'on aurait pu
naître à une autre époque ou dans un autre milieu, imaginer qu'on aurait pu être
d'une autre race, si ce n'est même d'une autre espèce (« J'aurais aimé être un
chat »), c'est voir notre naissance comme une loterie qui aurait pu nous attribuer
un autre lot de singularités. Eh bien, non! Il faut bien apercevoir que, sans cette
rencontre très précise, celui ou celle qui serait en train de penser cela n'existerait
tout simplement pas. Dans l'immensité de l'Univers, une copulation éminemment
contingente nous a créés comme prolongement bien déterminé d'un processus
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

irréversible. Oui, tout le monde sait ça. N'empêche que j'aurais aimé être ma sœur,
ou naître américain, bien que je ne parle pas l'anglais.

Si je me permets de telles réflexions, dont certaines restent, il faut bien le


reconnaître, assez malvenues à quelque occasion que ce soit, c'est parce que
l'immanquable pivot de notre pratique qu'est la rivalité œdipienne voit souvent ses
effets entremêlés avec ceux de la non moins immanquable scène primitive. Et il
n'est pas toujours évident de penser à l'appui interprétatif qu'offre la scène primitive
entendue comme modalité de notre origine. Faits comme nous le sommes je
devrais dire faits comme nous l'avons été nous nous trouvons peu enclins à
évoquer l'incommensurable et intangible emprise de ce moment sur ce que nous
sommes. Ce, à quelque place qu'on soit de la situation qui nous occupe.
Nous savons que la sexualité à l'œuvre dans la cure analytique ne se réduit
pas aux singularités sexuelles des protagonistes de ladite situation. Que non! La
sexualité à laquelle nous avons affaire est bien plus redoutable, parce qu'elle opère
à travers le jeu difficilement accessible des fantasmes qui, en séance, sous-tend
l'écoute autant que la parole. Cette insaisissable dynamique constitue une des lignes
de force qui régissent ce qui se joue. Elle porte, en plus de la marque de
l'homosexualité latente, celle du petit pervers polymorphe qui n'est jamais bien
loin et celle du rapport de chacun à la sexualité de ses parents, via l'acte de sa
conception. La scène primitive est exemplaire de la pérennité du refoulement,
dont la constance apparaît bien dès qu'il s'agit de la sexualité des parents, de celle
de la mère, tout particulièrement. Ce qu'a d'insoutenable la sexualité de la mère
tient peut-être à ce qu'y réside le dessous de notre venue au monde dans le plus
cru de sa procédure. Ce qui se joue là n'est pas directement maîtrisable par
l'analyse, dont l'emprise s'exerce sur ce qui est lié au conflit œdipien. Or, avec la
scène primitive, pour du pré-œdipien, on est servi! Ce sera donc le poids de la
scène primitive dans ce qui structure la tension œdipienne à l'œuvre dans le
transfert qui en rendra les effets mobilisables.

La scène primitive a la singulière propriété de nous faire accéder à ce qui


institue notre rapport à la réalité. Elle dénonce autant l'aléatoire que l'immuable
de cette réalité, par le poids qu'elle a pris à sa constitution non seulement on ne
nous a pas demandé notre avis avant de nous mettre au monde, mais on ne nous
a pas non plus demandé dans quel monde. Or la nature de ce monde restera, à
fort peu de chose près, celle de nos géniteurs. Naître sumérien, new-yorkais ou
tibétain ne donne évidemment pas accès au même univers. Mais, dans le même
EXCELLENCE PARADIGMATIQUEDE LA SCÈNE PRIMITIVE

quartier, au même étage et dans la même famille, naître l'aîné ou la dernière


n'offrira pas non plus semblable univers, ni les mêmes parents. La nature de ce
qui aura eu pouvoir constituant, même soumise aux infinies flexibilités du discours,
n'en restera pas moins assez peu mobilisable. La scène primitive d'où chaque
homme aura surgi lui aura imposé avec l'existence une texture du monde et. de
lui-même, à travers les représentations ayant droit de cité. Que la loi reconnue du
pater familias ait pu laisser place à l'instauration des droits de l'enfant suggère
toutes les variations des rôles imposés, dans la saisie des identifications possibles.
Qu'elles comblent ou qu'elles insupportent, des servitudes composeront l'essentiel
de ce à quoi chacun aura affaire du fait de son origine. Est-ce ce que croit cerner
l'astrologie, qui concentre son intérêt sur le moment et le lieu de notre surgissement
en laissant dans l'ombre une infinité d'autres facteurs aussi décisifs qu'immuables?
De la couleur de nos yeux à l'appartenance à tel sexe, notre destin, c'est bien sûr
l'anatomie. Mais, le monde culturel qui a instauré notre pensée, la société qui a
institué nos valeurs, la famille qui nous a appris ses mots, tout cela s'imposera bien
au-delà de la conscience qu'on en pourra jamais avoir, puisque cette conscience
même sera faite de ce qui lui aura été inculqué.
Il y a plus d'immuable que de flexible dans ce qu'impliquent nos origines.
Parvenir à prendre quelque distance avec notre milieu n'aura pas prise sur notre
ethnie. Réussir à compenser, voire à effacer, une faiblesse congénitale ou, poussé
par une force intérieure, aller même jusqu'à changer de sexe (!), n'aura, comme
de se teindre les cheveux, que la vertu de nous faire accepter tout le reste. Parfois,
non. Les particularités que chacun devra soutenir pourront avoir son agrément ou
susciter son refus être fier de ses ancêtres, ou avoir honte de ses parents, accepter
sa lignée ou la récuser n'est que façon de l'intégrer. Ainsi, le rapport à ce qui peut
apparaître de plus irréductible dans la réalité, c'est, en tout premier, la scène
primitive qui en est le fondement, d'où l'importance de sa saisie à travers les mille
formes de son emprise.

En tant que praticiens, nous savons tous quelque chose dont nous ne nous
préoccupons pourtant guère. Ce fait essentiel, dont l'évidence émousse l'importance,
est que ce qui est en jeu dans une analyse se trouve strictement équivaloir à ce
qu'en élabore l'analyste dans ses constructions. On sait que celui-ci n'a pas à
entendre le sens exprès de ce qui est dit. Ce qui lui importe est la relation
imaginaire que le discours s'emploie à établir. C'est l'analyste qui donne un sens
au surgissement de la parole par son accueil de sa valeur transférentielle. L'analyste,
et non la psychanalyse, car, l'inspiration de l'analyste, même supposée en corrélation
avec les processus inconscients de son patient, n'entraîne pas ipso facto l'acquies-
cement des autres analystes. Chaque analyste a sa gamme de sensibilité, qui induit
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

sa façon de voir et de déterminer ce qui se joue. Le refus d'accorder un statut


scientifique à la psychanalyse tient justement à ce que chaque analyste joue à sa
manière, avec l'extraordinaire jeu de substitutions inventé par Freud. Là, il faut
bien convenir que c'est d'abord et surtout sa propre analyse qui, séance après
séance, aura inculqué au futur analyste ce qui constitue la réalité psychique, selon
ce à quoi aura été réceptif son propre analyste, au moment de leur parcours
commun. Le futur analyste surgira de la façon, pour dire vite, dont il aura été
répondu à son transfert. De plus, la spécificité du divan qui l'aura engendré lui
imposera une famille d'origine. Cette famille ne sera pas plus annulable que celle
de la scène primitive, même si elle peut, comme celle-ci, toujours être quittée pour
une autre, plus ou moins adoptive. Cela ne saurait changer la structure de la
langue analytique maternelle avec laquelle, quels que soient ses tournants, l'analyste
incorporera, tant sa famille d'accueil que le monde de l'analyse. À moins, peut-
être, de reprendre son cheminement! Certes, avant de s'engager dans un parcours
analytique, on peut choisir son « géniteur », comme si, cette fois, on pouvait donner
son avis avant de se faire engendrer. La belle affaire! C'est en plein aveuglement
qu'on le donne!

Freud a, sans la moindre ambiguïté, édifié sa doctrine sur les effets névrotisants
de la rencontre de l'enfant avec la sexualité. La sexualité de l'enfant, c'est, pour
une grande part, celle de ses parents, ressentie à travers ce qu'elle aura suscité en
lui. La survenue dans le transfert d'archaïques excitations, au contenu plus ou
moins pervers, peut provoquer plus d'angoisse chez l'analyste que la saisie de
« l'objet a » lacanien, pour aborder la suite de façon un peu abrupte.
Depuis un siècle, des modulations de toutes sortes sont venues agrémenter la
théorie freudienne. Indépendamment de tout ce qu'elles apportent de positif et
d'original, et sans doute, par cela même, elles semblent avoir le pouvoir imprévu
de dénaturer ce qui, pour Freud, a suscité chez le névrosé le fond du refoulement,
à savoir, le sexuel. On voit mal au service de quoi pourraient oeuvrer ces nouvelles
perspectives, si ce n'est à rendre plus accessible, parce que sous une forme plus
tolérable, la violence de la thèse freudienne. Quelle autre raison pourrait inciter à
mettre tant d'idées non freudiennes entre Freud et nous, avec le sentiment que
cela devrait faciliter l'accès à Freud? Ainsi, par leur lot de surenchères métapho-
riques, ces ajouts nous offrent un registre de concepts à distance de l'insupportable,
insupportable dont le paradigme pourrait bien être la scène primitive. Parmi
nombre d'exemples, les « nœuds borroméens» offrent le modèle de ces métaphores
post-freudiennes. Ces noeuds veulent faire saisir de façon particulièrement exem-
plaire, grâce à la complexité de leur combinatoire, la complexité de l'inexorable
qui compose nos destins. Ils nous présentent un abord intellectualisé de l'inexorable
EXCELLENCE PARADIGMATIQUEDE LA SCÈNE PRIMITIVE

complexité de la combinatoire à laquelle asservit plus naturellement la scène


primitive. De ces deux figures de l'inexorable, la représentation désincarnée nous
est moins insupportable que sa réalité charnelle. La corrélation que la scène
primitive nous oblige à faire entre l'érotisme à l'œuvre chez nos parents et notre
conception reste absente dans la métaphore des nœuds lacaniens. Que l'inexorable
de nos destins, présent dans les deux cas, soit le contrecoup d'une incitation érotique
n'est pourtant pas négligeable. L'ignorer peut ouvrir la voie à une complicité
refoulante entre analyste et analysé, dans la distance prise vis-à-vis de la vie sexuelle
de la mère. Le succès mondain qui accompagne certains modes d'abord de la
psychanalyse dénote une subtile récupération par l'Establishment de la peste
freudienne. En l'occurrence, ce qu'a d'irremplaçable la scène primitive, c'est de
rester dans notre histoire à chacun le rappel obligé et insistant de l'intolérable
sexualité de nos parents « Ils ont bien dû le faire trois fois, puisque nous sommes
trois enfants.» Qui n'a pas, un jour ou l'autre, entendu cela?
Les ajouts faits à la théorie freudienne proposent le retour à Freud par le
détour. Ils peuvent avoir la vertu de renouveler le choc de la découverte et
d'atténuer l'usure des mots. Leur risque ne réside pas dans le fait que la sexualité
y soit déniée, non, ni même annulée, mais de s'y trouver parfois complaisamment
enrobée. Ainsi, pour ce qui est du père, voir dans son nom le symbole de sa loi
est moins effarant à considérer que le pouvoir de son sexe à nous avoir engendrés,
au cours de cette scène primitive aussi rebattue que méconnue. Si la loi du père
est représentable par son nom, si le nom du père est la marque de notre filiation,
donc de l'ineffaçable scène primitive, pourquoi lui préférer une représentation
désexualisée? La loi du père n'est pas celle de son autorité, c'est celle, inflexible,
de notre engendrement à tel moment, dans telle lignée, avec tel lot de singularités.
Cette loi, à laquelle aucun humain ne saurait échapper, peut sembler inhumaine,
parce que apparemment injuste. Elle est peut-être compensable, elle n'est, en tout
cas, pas amendable. Ce pouvoir exorbitant qu'ont ainsi exercé nos parents sur nous,
n'a rien à voir avec leur férule, forcément dérisoire en comparaison de ce qu'ils
nous ont, malgré eux, imposé. Pourtant, il est des analystes pour qui ce n'est
franchement plus de bon ton d'évoquer « papa-maman» dans les interprétations,
que cela aplatirait par trop de banalité. On devrait leur préférer. mais, vous savez
comme moi tout ce qu'aujourd'hui, il serait plus smart de préférer à ces parents,
qui, pour être banalisés, n'en demeurent pas moins indélogeables.

Revenir sur la scène primitive fait mesurer son emprise derrière toute évocation
parentale, et à l'extrême, derrière toute parole prononcée, puisque la parole ne
saurait échapper à l'incarnation génétique qui a établi la base de son surgissement.
Si les hommes remettent rarement en question le fait qu'ils soient des « garçons »,
les femmes interrogent souvent ce qui a fait d'elles des « filles ». Bien des fantasmes
féminins trouvent là leur source. Avoir dû se situer par rapport à ce que la destinée
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

féminine peut sembler avoir d'inexorable, et parfois d'injuste, aura pu davantage


sensibiliser les analystes femmes aux effets du rapport à la scène primitive, dont
elles seront moins portées à négliger le rôle déterminant au regard des enjeux de
l'analyse.

Le conflit œdipien possède une particularité si évidente qu'on ose à peine


la rappeler il concerne des personnages dont les rapports se trouvent organisés
par la scène primitive. Ces deux moments clés du parcours enfantin, malgré
cette étroite corrélation, n'ont cependant pas des destins solidaires. L'enfant, de
quelque manière qu'il le fasse, ne peut manquer d'établir une modalité de
dépassement de son conflit œdipien, modalité qui, après le déclin de ce conflit,
sera sous l'emprise d'une répétition névrotique. Pour ce qui est de la scène
primitive, l'enfant ne peut l'intégrer que par la voie du refoulement et du
fantasme. Et, là, va opérer ce qui représente un des plus saisissants aspects de
la sagacité de Freud, à savoir, que ce qui ne peut être remémoré réapparaît
comme réalité, notamment transférentielle. Ainsi, il incombe à la scène primitive
de resurgir dans des symptômes ou des vécus, qui ne sont pas de son registre
apparent. Malheureusement, les effets de ces résurgences ne sont accessibles que
pour autant que leur saisie concède de conviction.
Voici un homme, mû des plus consciemment par une forte rivalité avec
son père, d'où il tire son énergie pour réussir. Presque au sommet de sa carrière,
il commence à se déprimer et à perdre de son punch professionnel, précisément
au moment où il pensait affirmer sa supériorité sur son père. On pourrait
évoquer une névrose d'échec qui s'opposerait à ce que ce fils rivalise avec son
père, si tant d'exceptions ne venaient infirmer cette règle. Il est plus convaincant
de rapporter ce fiasco à la scène primitive, puisque rien ne saurait annuler le
lien qui soumet au père à cet égard. L'interprétation ne fut pas proposée, car
on sait que toucher directement au symptôme peut le renforcer. La simple
appréciation, à un moment opportun, d'une certaine vanité dans cette rivalité
avec le père, rivalité jusque-là perçue comme stimulante, suscita en réponse
« J'ai toujours voulu faire tout ce que mon père avait pu faire. Plus j'y arrive,
plus je suis poussé à le faire. Mais, je me sens un peu écrasé par mes efforts.
À vous faire vous-même?» Discrètement susurrée, parce que estimée un peu
abrupte, cette interprétation fut payée de retour ainsi « Oui, mon idéal a toujours
été d'être un self-made-man mais. il est bien évident que je ne pourrai
jamais m'être fait moi-même, mon père lui-même ne l'a pas fait. D'ailleurs, j'ai
lu quelque part que les parents ne donnent pas la vie, ils ne font que la
transmettre. Il n'y a là, pour mon père, aucune supériorité. Sans doute, mais
une antériorité, qu'il vous faut bien lui concéder.» Cette remarque ne tombait
EXCELLENCE PARADIGMATIQUEDE LA SCÈNE PRIMITIVE

pas du ciel, elle se fondait sur le fait que ce patient vivait mal sa position dans
la cure, jusqu'à récuser l'analyste ainsi « Je ne supporte d'être ici que parce
que je ne peux aller voir Freud ( !). » L'inévitable antériorité sur lui de son
analyste dans la succession des analyses ressemblait fort à celle du père dans la
suite des générations. N'était-ce pas l'actualisation discrète d'une scène primitive,
qui n'avait jamais été envisagée comme rivalité impossible avec le père? En tout
cas, c'était l'occasion transférentielle de s'y référer. Est-ce la cause de ce qui
suivit (qui en déciderait?), mais le tenace refus de tirer avantage de l'analyse
en vint à s'atténuer, en même temps que ce patient cessa de vilipender son
père.
Il est possible de se situer par rapport à son père sans aborder directement la
scène primitive, car celle-ci est active bien ailleurs, si même elle n'est pas toujours
présente, en filigrane. Il n'en reste pas moins que pour rendre palpable la rivalité
avec le père à un homme fait qui s'emploie à la dénier, ou à un homme qui ne
l'a jamais vécue, le détour exprès par la scène primitive concède un effet choc.

La scène primitive, en tant qu'élément du conflit œdipien, incarne le noyau


dur de ce conflit. Pour tout homme, la forme sous laquelle il aura intégré la scène
de sa conception deviendra comme le paradigme de sa relation au monde. Ce
qu'en toute ignorance de cause chacun aura fait de sa lointaine origine commandera
l'accès à tout ce qui lui aura préexisté et, notamment, pèsera sur l'acquisition des
connaissances et le rapport au savoir. La scène primitive, à travers le sort qui lui
est fait, a tout pour organiser jusqu'à la faculté même de penser. L'enfant qui
forge tant bien que mal des théories sur sa venue au monde ne peut imaginer
qu'il est en train d'établir fermement le cadre et les limites de son fonctionnement
psychique. Le Denkverbot, cet interdit de penser, dont Michel Gribinski a souligné
l'importance il y a quelques années', concerne aussi bien les difficultés scolaires,
symptômes apparents s'il en est, que la somme de nos. désintérêts, symptômes
inapparents s'il en est.

Bien des hommes accordent la plus grande attention à l'originalité de leur


pensée, sans doute en réaction à ce qui leur a été imposé par leurs parents. La
recherche de la nouveauté de leurs façons de voir peut tenir chez eux une place
capitale. Là, ne craignons pas de porter le regard vers le père de la psychanalyse,
pour qui c'était une affaire importante. Freud semble avoir réussi la gageure d'être
l'origine, sans antériorité flagrante, du cœur de sa doctrine. Le lien à Freud est,
de ce fait, implicitement à l'oeuvre dans toute activité analytique, même si ce lien

1. M. Gribinski, « Le guéri, le sacré et l'impur », in N.R.P., n° 18, Automne 1978, Gallimard.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

est loin d'être présent à l'esprit de qui l'incarne, il est fait du rapport à la doctrine
freudienne. Il va de la reconnaissance sans réserve à la reconnaissance sous réserves,
en passant par la reconnaissance avec réserves. Pour l'analyste, il ne s'agit pas de
montrer sa solidarité avec un aïeul engagé, mais, dans la suite de sa propre analyse,
du maniement même de ce que cet aïeul a légué. Depuis un siècle, malgré leurs
particularités, les analystes ont tous été des enfants de Freud, « fatigués» ou non.
Leurs dispositions d'esprit envers ce (re)père spirituel, nées de leur transfert, se
maintiendront par nécessité intrapsychique dans le déclin de leur analyse. C'est à
travers la nature de ce lien à Freud que tout analyste optera, pour ce qui est de
la doctrine analytique, entre une soumission intangible et comme telle rassurante,
une critique avisée et comme telle narcissisante, ou une coopération bienheureuse
à l'élaboration d'une œuvre commune avec Freud, et comme telle euphorisante.
Freud a nécessairement concouru à l'élaboration de tous les travaux psychanalytiques
depuis les origines d'une manière ou d'une autre, il était dedans. C'est par rapport
à ce père fondateur, si ce n'est pour lui, que s'est édifiée l'immense richesse de la
littérature analytique.

Depuis quelques années, on assiste à une stupéfiante prolifération d'ouvrages


qui visent le public non analyste, avec le risque de faire disparaître l'essentiel de
la découverte freudienne. Nombre de ces écrits sont, en effet, les porte-voix d'une
insidieuse dénégation implicite celle de. la scène primitive. En effet, ce qui se
propose comme accès à la psychanalyse par la lecture ou l'enseignement présente
la psychanalyse comme un savoir qui pourrait se concevoir en dehors du champ
de la scène. de sa transmission. Il n'est pas arbitraire que la doctrine implique de
façon formelle que ce soit la mise en oeuvre des liens de filiation, à travers le
transfert, qui constitue la seule voie d'accès à la réalité métapsychologique.
L'expérience qui donne sa cohérence à toute spéculation analytique n'est pas
remplaçable par une élaboration logique satisfaisante pour l'esprit, qui ne pourrait
se référer au vécu de la situation. Proposer un abord textuel de l'analyse qui ne
passerait pas par ce lien équivaut à « offrir de simples menus à des affamés », pour
reprendre une des plus belles paraboles de Freud.

Quelques analystes se souviendront avoir entendu Jacques Lacan, au cours


d'un de ses séminaires des années 50, relire pour son auditoire quelques lignes de
Freud, avant de s'exclamer « Ma parole, on dirait que Freud est venu au séminaire!»
Cette transparente antiphrase se voulait bien sûr la claire reconnaissance, à travers
son inversion dénégatrice, de ce qui rendait éminemment présent dans ledit
séminaire le père-concepteur de la psychanalyse. L'étonnement feint de l'y retrouver
EXCELLENCE PARADIGMATIQUE DE LA SCÈNE PRIMITIVE

rappelle ce jeune homme qui pouvait dire, avec un plaisir ravi « Hier, je suis
tombé sur une photo de mon grand-père, c'est fou ce qu'il me ressemblait! » Que
la substance de nos parents élabore notre propre substance est dissimulé par le
besoin narcissique de nous affirmer. Mais la scène d'où chaque être a germé reste
le parfait paradigme de ce qui constitue le corps de son destin et l'essence de sa
pensée.

JEAN-CLAUDE LAVIE
Robert Pujol

LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR

La thèse centrale du texte de Freud', sur l'histoire de la névrose infantile de


l'« Homme aux loups », à savoir, cette déduction, progressivement dégagée, que le
célèbre patient a observé, très jeune, les rapports sexuels de ses parents, n'a pas
cessé d'occuper l'esprit et le travail des analystes.
La reconstruction de ce moment privilégié de sa pathographie a abouti au
statut conceptuel de la scène primitive, en tant qu'événement factuel et réellement
vécu dans sa toute première enfance.
L'articulation, méticuleuse dans leur mise au jour de la conscience, des
éléments interprétés, insérés, supposés, ou déduits, conduit Freud à une construction,
achevée dans tous ses détails l'attitude des parents, le lieu, l'époque, et même
l'heure de la scène, vue par l'Homme aux loups à l'âge de dix-huit mois.
Dans cette longue observation du patient, maintenant le plus connu de l'histoire
de la psychanalyse, le seul dont la vie a toujours accompagné, jusqu'à sa mort en
1979, le monde analytique, soit par des reprises d'analyse, soit par des entretiens,
entrevues, amitiés même, et aussi souvenirs, et jusqu'à cette échéance lointaine
cinquante ans encore nous dit-on 2 pour que des documents sonores, de la voix
même de l'Homme aux loups, entrent dans le domaine public. C'est dans cette
longue histoire que je prélèverai quelques fragments en essayant de les organiser.

Un des motifs principaux qui ont entraîné Freud à rédiger cette observation
de clinique analytique, outre la promotion théorique de la scène primitive comme
réalité historique dans cette névrose infantile, c'est la nécessité de désarticuler la
montée contemporaine et parallèle du révisionnisme jungien, et de son symbolisme,
qui, par une lecture directe de l'inconscient, promeut la série, pratiquement
illimitée, d'archétypes dans l'imagerie de l'humanité, qui sont autant d'aspirations

1. S. Freud, «Extrait de l'histoire d'une névrose infantile»(l'Homme aux loups), in Cinq


Psychanalyses, Paris, Denoël et Steele, 1935, p. 371-477.
2. K. Obholzer, Entretiens avec l'Homme aux loups, Paris, Gallimard, 1981, p. 145.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

à des buts nobles, clairs et aériens, et qui déporte d'autant et annule le patient
travail analytique, en le soulageant de la sexualité des scènes infantiles.
Je rassemblerai les temps forts de cette observation, avant d'en détailler
quelques étapes.
Notons d'abord que Freud n'a jamais renoncé à sa ténacité première sur la
réalité de la scène primitive ténacité sur le fait que l'enfant a réellement vu le
coït a tergo de ses géniteurs, perception d'une attitude, d'une position de sa mère,
dans cette scène première, relayée plus tard, pour cause de reproduction de cette
même attitude chez une jeune bonne qui s'appelait Grouscha, puis, enfin, dernière
transposition dans le rêve d'angoisse fait à quatre ans, grâce auquel l'enfant se met,
dans le rêve, à la fois à comprendre quelque chose et à le répudier.
À cette historicité de la névrose infantile de son patient, Freud ne renoncera
pas, même s'il devait, quelques années plus tard, la compléter par ce qui a pu
apparaître, d'une part comme une concession à l'incrédulité aussi bien, dit-il, ce
ne sont pas ses parents que l'enfant a vu coïter, mais des chiens, et c'est cette
perception qu'il aurait très bien pu projeter sur ses parents; d'autre part, Freud va
transporter sur un autre terrain son argumentation, terrain complémentaire qu'il
vient récemment d'investir lorsque les lacunes de l'expérience de la vie, de la vie
d'un enfant, ne lui donnent pas l'occasion de rencontrer, de traverser et d'élaborer
les quelques fantasmes indispensables à la constitution de l'Œdipe, il a la ressource
de se rabattre sur ceux, originaires dès lors, mais les mêmes, qui lui viennent du
passé préhistorique de l'humanité, où ces événements sont réellement arrivés et se
sont transmis génétiquement à chaque génération, et dont il faut postuler cette
existence lointaine, puisqu'ils se rencontrent dans le matériel de toute analyse.

Je reviens à l'histoire de la névrose infantile que ce patient ait toujours eu,


dans son enfance, une peur effroyable d'une certaine image de loup, c'est une
donnée de l'anamnèse, et une mémorisation qui précède l'interprétation de ce rêve
d'angoisse, dont je ne reproduirai pas le texte complet, car les éléments que je vais
utiliser le réinstalleront dans les mémoires, rêve raconté dès le début de la cure,
et dont le déchiffrage occupe les quatre années que durera l'analyse. Image
terrifiante, donc, d'un loup debout, les pattes en avant, les oreilles dressées, et tirée,
dit le patient, de l'histoire du petit Chaperon Rouge.
Non, lui répond Freud, qui se souvient du conte ce n'est pas possible, car
dans cette histoire il n'y a que deux images, celle de la rencontre dans la forêt et
celle du loup avec le bonnet de la grand-mère; le patient, débusqué de ses certitudes,
pense alors au conte du Loup et des sept chevreaux. C'est la première réponse,
dès lors, à la question pourquoi six ou sept loups sur l'arbre ?
Freud, là, fait un rassemblement non associatif par rapport au contenu
manifeste d'une part, la constante phobie des animaux dans l'enfance, et d'autre
part la peur du père, qui a été le caractère principal de la névrose ultérieure, et il
LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR

conclut le loup n'était donc que le premier substitut du père. Les questions sur
le rêve se succèdent pourquoi les loups du rêve sont-ils blancs ? à cause du
blanc des moutons appartenant à son père; pourquoi les loups sont-ils sur l'arbre?
à cause d'une fable racontée par son grand-père, peu avant le rêve l'histoire
d'un tailleur qui se réfugie dans un arbre, suite à des démêlés avec un vieux loup
dont il avait tiré et arraché la queue, indubitable référence au complexe de
castration, constate Freud.
À côté de ces associations directement liées au contenu manifeste, Freud met
en avant la considération la plus importante de toute sa démonstration le sentiment
durable de réalité qui, au réveil, avait impressionné le patient « Il m'avait fallu
un bon moment, raconte l'Homme aux loups, pour être convaincu que ce n'avait
été qu'un rêve, tant m'avait semblé vivant et clair le tableau de la fenêtre qui
s'ouvrait et des loups assis sur l'arbre; je me calmais enfin, me sentis comme délivré
d'un danger, et me rendormis. » Ce sentiment si vivace de réalité témoigne, dit
Freud, d'un événement réellement arrivé, et non pas imaginé ou fantasmé, et
surtout de quelque chose de toujours inconnu au moment du rêve, puisque la
conviction, par exemple, que le grand-père a vraiment raconté l'histoire du tailleur,
n'aurait jamais pu être remplacée par ce sentiment durable de réalité qui a survécu
au réveil. Le rêve fait donc, enchaîne Freud, allusion à un événement dont la
réalité, ainsi soulignée, était opposée à l'irréalité du conte du grand-père. On est
conduit, poursuit logiquement Freud, à admettre qu'il y a, derrière le contenu du
rêve, une scène inconnue, et déjà oubliée à quatre ans, âge du rêve.
Freud récapitule ce qu'il a déjà déduit et insère deux éléments supposés de
l'anamnèse d'une part, l'investigation sexuelle, inévitable lors des visites au troupeau
de moutons, d'autre part, une fascination pour le thème de la castration dans
l'histoire du loup sans queue, et il écrit, sans liaisons syntaxiques, une première
construction « un événement réel une époque très lointaine l'attention soutenue
des loups immobilité problèmes sexuels castration le père quelque chose
de terrible ».
Un jour, le patient, poursuivant l'interprétation déclare la fenêtre qui s'ouvre,
ce sont mes yeux qui s'ouvrent; inversion donc, qui fait passer le voir de l'objet
sur le sujet. Et si, propose Freud, on appliquait ce mécanisme à l'autre élément
du contenu manifeste, l'immobilité, ça voudrait donc dire, en inversant le
mouvement le plus violent. Une autre fois, une idée subite du patient révèle que
l'arbre du rêve, c'est l'arbre de Noël, que Noël, c'est aussi son anniversaire, et que
ce rêve a été fait la veille de Noël. Freud insère dès lors dans l'interprétation ce
qu'il sait par ailleurs du développement sexuel de l'enfant et donne le début de
l'élucidation du rêve l'attente des cadeaux de Noël, c'est l'attente de la satisfaction
sexuelle par le père. Ce désir ranima les traces du souvenir oublié d'une scène qui
pouvait lui montrer à quoi ça ressemblait, justement, cette satisfaction; mais le
résultat du retour de cette scène, ce fut épouvante et terreur du cauchemar. Mais
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

quelle est cette image, interroge Freud, dont le retour transforme ainsi la satisfaction
désirée en une angoisse aussi intense? Il faut que cette image remplisse une
condition qu'elle fournisse la certitude de l'existence de la castration, dont seule
la peur peut transformer son désir en angoisse. La réponse qu'apporte Freud, et
qui lui fait craindre, qu'à partir de là, le lecteur ne lui retire sa foi, est celle-ci
ce qui émergea, cette nuit-là, c'est l'image d'un coït a tergo entre ses parents. Et
il put voir, précise Freud, l'organe de sa mère comme le membre de son père, et
comprit, seulement dans le rêve et par après-coup, tout le processus ainsi que son
sens.

Cette attitude sexuelle des parents est, en fait, déduite par Freud, à partir de
l'idée que c'est la position il le redira deux fois qui est la plus favorable à
l'observation. Mais, contrairement à ce que croit Freud, et ici je fais référence à
Serge Viderman, dont la cohérence de l'argumentation critique va le plus loin
dans la récusation de la réalité de la scène primitive, cette position a tergo est la
moins favorable pour voir les organes génitaux des partenaires, à moins d'accorder
à l'enfant, précise Viderman avec acidité, la position stratégique la mieux choisie
pour l'observation. En d'autres termes, continue-t-il x, il faudrait apporter la preuve,
après tant de preuves non apportées de la position réelle des parents, de la position
de l'enfant au moment psychologique, ni devant, ni derrière les protagonistes, où
il n'y verrait goutte, mais exactement à la jonction des deux, d'où son regard
baliserait utilement ce qui est en jeu. Viderman écarte la réalité événementielle de
cette scène dont l'hypothèse aurait, selon lui, obligé Freud à choisir et à organiser
le matériel de l'analyse dans le seul but d'en fabriquer la construction, lucidité dès
lors uniquement rétrospective, ajoute-t-il; la scène ne se découvrirait, par un jeu
subtil d'équivalences, de travestissements, de postulats et d'hypothèses, que parce
que Freud projette en arrière des événements déjà arrivés, pour les tenir pour
inscrits dans un traumatisme initial 2. Viderman, écartant la scène réelle, considère
le fantasme du coït des parents comme le point virtuel3 de convergence du sujet,
et qui ne devient scène qu'une fois mis en scène par la parole analytique, qui lui
donne, seulement à ce moment, sa structure. La construction, par l'analyste, de la
scène primitive, procède, dès lors, d'une invention à partir d'éléments sélectionnés
dans l'ensemble du matériel, et le modèle ainsi construit se verra valider par le
résultat; construire ainsi cet événement, revécu et actualisé dans la situation de
l'analyse, fait de la scène primitive un fantasme virtuel. Cette conception de
Viderman s'organise autour d'une récusation du réalisme des premières inscriptions
et de leur transfert mnésique dans les après-coups successifs de leur compréhension,
toujours à déployer et à retracer; elle témoigne d'une réticence sur le retour le

1. S. Viderman, Le céleste et le sublunaire, Paris, P.U.F., 1977, p. 306.


2. S. Viderman, op. cit., p. 305.
3. S. Viderman, op. cit., p. 453.
LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR

wiederkehr, insiste Freud le retour d'un quelque chose de déjà là, en partie déjà
bâti, inconscient, et dont la conservation est la règle plutôt que l'exception, a-t-il
toujours rappelé et à quoi correspond la description de la mémoire dans la lettre 52',
avec ses transcriptions, consécutives à des perceptions initiales, comme une sorte
de stockage topique des traces, conception maintenant écartée au profit d'une
circulation permanente de réseaux fonctionnels, théorie parente, en un sens, de la
seconde hypothèse fonctionnelle du Freud de 1915, d'un changement d'état portant
sur le même matériel, dans un même lieu. La thèse de Viderman fait, en partie,
litière, me semble-t-il, d'une théorie des inscriptions et du retour2 du refoulé en
tant que modalité d'une certaine transcription du passé.
Mais un élément complémentaire permet d'élargir cette question. Dans les
premières pages des souvenirs que l'Homme aux loups, vers qui nous revenons,
commence à écrire en 1958, il raconte une scène, dont le récit n'est pas dans
l'observation de Freud « Ce qui me plaisait le plus, écrit-il, c'était que mon père
me mette, devant lui, sur la selle, quand il partait trotter à cheval 3.»
Il y a là un souvenir, rapporté avec une satisfaction naturelle, mais où la
fameuse position a tergo est évidente, et d'autant plus frappante si on rapproche
cette scène probablement non racontée au cours de l'analyse, ou alors égarée
dans la mémoire, pendant la rédaction de l'observation d'un rêve, qui, lui, est
rapporté par Freud, et qui est remémoré pendant l'analyse, dans lequel il se voyait
à cheval, poursuivi par une gigantesque chenille. La chenille, c'est un homme,
avait déclaré le patient énorme phallus du père, donc, et encore derrière lui.
N'y a-t-il pas là, avec ces éléments, motif à réorganiser, à recompléter le transport,
la surimpression après coup, voire l'origine transposée, de cette position a tergo, et
aussi argument pour qui considère comme irréaliste la première version de la scène
primitive, ou pour qui récuse l'innéisme de la mise en scène.

Je reprends nouvel aller et retour le texte original l'impression visuelle


de la scène primitive reconstruite par Freud, en particulier l'attitude de la mère,
courbée comme un animal, se retrouvera plus tard, dans la vie érotique de l'Homme
aux loups des désirs sexuels, impérieux et obsessionnels, surgissaient et disparais-
saient dans la succession la plus énigmatique, décrit Freud à chaque impulsion
sexuelle, la femme devait avoir pris l'attitude qui a été attribuée à la mère dans la
scène primitive. Mais une seconde condition, en plus de ce transfert d'attitude,

1. S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1956, p. 153.


2. Difficile sublimation que cette suggestion de Patrick Lacoste (Contraintes de pensée, contrainte à
penser. La magie lente, Paris, P.U.F., p. 153.) d'écrire «le nom inconscient d'un sujet sans le désigner
nommément dans son histoire. en le laissant deviner ». On se bornera ici à cette visée onomastique
le recouvrement phonético-sémantique pousse à constater que Viderman, en tant que nom, est contre
(wider) le retour (wieder).
3. L'Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, Paris, 1981, p. 23.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

s'avéra nécessaire à ses choix c'était que la femme qui l'intéressait soit de condition
inférieure, servante ou paysanne. Cette nouvelle exigence érotique provient, elle,
d'une autre scène, vécue à deux ans et demi, et qui complète et supporte le transit
de la scène primitive. La reconstitution de cette seconde scène part d'un souvenir
d'enfance dans lequel il avait été saisi d'une angoisse épouvantable à la vue d'un
grand papillon rayé de jaune. Souvenir-écran, décide Freud, car un tel détail n'avait
pu, par lui-même, se graver dans la mémoire il représentait donc, en tant
qu'écran, quelque chose à quoi il était rattaché d'une certaine manière; papillon
se dit en russe Babouschka, ce qui veut dire aussi petite grand-mère, premier lien
avec une femme et puis, deux souvenirs réapparaissent les rayures jaunes du
papillon recouvrent les rayures jaunes d'une poire qu'on appelle Grouscha, et
Grouscha c'était aussi le nom d'une jeune bonne de son enfance. Mais pourquoi
l'angoisse devant Grouscha? Le souvenir de la scène se complète dans la mémoire
du patient Grouscha est à genoux par terre, à côté d'un baquet et d'un balai de
brindilles, et le gronde, lui, le jeune voyeur. Freud rassemble et interprète les
brindilles ce sont celles qui ont servi à mettre le feu au bûcher d'un héros admiré
du patient, et comme cette fascination pour le feu se rencontre chez ceux qui ont
été incontinents urinaires, Freud ajoute que dans cette scène avec Grouscha, son
patient a fait pipi par terre, c'est pour ça que Grouscha l'a grondé, et en plaisantant,
elle l'aurait menacé, en plus, de « la» lui couper. Cet épisode, reprend Freud, est
le trait d'union entre la scène primitive et sa passion amoureuse définitive pour
les femmes à genoux et aux fesses proéminentes en voyant Grouscha ainsi courbée,
l'enfant revoit sa mère dans la même position, et sent une excitation sexuelle, qui
se traduit par le pipi par terre. Mais c'est cette seconde scène qui apporte cette
seconde condition nécessaire à la sexualité de l'adulte, le désir impérieux pour les
femmes de condition modeste. L'achèvement de son analyse fut contemporain du
retour du souvenir-écran du papillon et ce fut le premier événement de sa vie
vraiment remémorisé, alors que la construction de la scène primitive n'avait ramené,
elle, aucun souvenir Freud, par souci critique, dit-il, mais surtout en pensant à
Jung et à ses réinterprétations, propose au patient une autre conception, rationaliste,
de son histoire et lui dit que la scène avec Grouscha n'avait eu, en elle-même,
aucune importance, et qu'elle aurait été resexualisée ensuite par régression, à partir
de ses désirs futurs, et il lui dit aussi que l'observation du coït n'aurait été qu'un
fantasme de ses années ultérieures le patient, rapporte Freud, le regarda sans
comprendre, avec un certain air de mépris et n'y réagit plus jamais'.
Cette dernière remarque est d'importance. Elle est vraie pour ce qui est des
moments dont elle est contemporaine rédaction de l'observation et aussi lors de
la reprise de l'analyse avec Freud, quelques mois en 1920 pour liquider, précisera-
t-il, une partie du transfert qui n'avait pas été maîtrisé. L'incrédulité du patient,

1. S. Freud, « Extrait de l'histoire d'une névrose infantile », op. cit., p. 453.


LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR

et son air méprisant, projection probable du propre mépris que Freud commençait
à ressentir pour Jung et ses idées, sont le signe de la foi portée par l'Homme aux
loups en Freud et en ses paroles, et aussi le signe de la conviction, qui ne l'a
jamais quitté, lui, le patient, que la scène primitive avait réellement eu lieu; il
dira, bien plus tard, à la fin de sa vie « J'ai toujours pensé que le souvenir viendrait,
mais il n'est pas venu 1.»

Cette prégnance permanente de la construction de la scène primitive, est


entièrement à mettre, donc, au compte de la puissance du transfert et des sentiments
d'avidité passive qui liaient l'Homme aux loups à son analyste. Mais en 1926,
Freud, sans le savoir, va mettre son ancien patient dans une situation difficile.
Rank, quelques mois après sa rupture avec Freud, soutenait la thèse que le
fameux rêve d'angoisse de l'Homme aux loups avait, en réalité, été rêvé beaucoup
plus tardivement dans le cours de l'analyse, et que le patient aurait simplement
mystifié Freud les six ou sept loups perchés sur l'arbre du rêve proviendraient en
réalité des photographies des membres du Comité, accrochées au mur du cabinet
de consultation de Freud; celui-ci, consciencieux, écrit à l'Homme aux loups et
lui pose quelques questions relatives à ce rêve, et en particulier lui demande de
lui confirmer qu'il l'a bien fait à l'âge indiqué dans le compte rendu de son cas 2.
Celui-ci lui répond « Je crois être tout à fait sûr d'avoir rêvé le rêve des loups
exactement comme je l'ai raconté à l'époque 3. » Les jours qui suivirent cet échange
de lettres, le patient régressa dans une crise paranoïde qui fut déterminante dans
la reprise de l'analyse avec Ruth Mac Brunswick.
L'Homme aux loups, mentalement tenu par son transfert, et qui avait fortement
investi la publication de sa propre histoire, tenait pour réel l'événement de la scène
primitive. Par ce questionnement sur cette scène, l'image de Freud se voit atteinte
dans ce pouvoir, nécessaire à ce malade permanent, d'être le garant, le dépositaire
et le référent de son existence; la foi qu'il avait en lui s'en trouve défaillir; si
Freud a besoin de recevoir, en retour, ce que lui, le patient, recevait soutien et
confirmation, il l'en prive d'autant. L'imago paternelle de Freud s'endommage
dans le psychisme de l'Homme aux loups et quelque chose réapparaît dans le réel,
qui remplace, pour un temps, la scène déjà reconstruite un quasi-délire sur un
dommage fait à son nez, suite à un traitement électrique, et dont le responsable
est nommément désigné.
La solidité et l'efficace de la construction de la scène primitive se greffaient,
chez l'Homme aux loups, sur l'intensité et la puissance du transfert; dès que la
lettre de Freud arrive, le système protecteur est ébranlé si Freud a besoin de

1. K. Obholzer, op. cit., p. 71.


2. E. Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, Paris, P.U.F., 1969, III, p. 85-86.
3. L'homme aux loups par ses psychanalystes, op. cit., p. 282, note 1.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

preuves sur la scène, qu'en est-il alors de sa réalité? Freud était, jusque-là, le tiers
oedipien obligatoire qui avait réorganisé et historisé l'amour, identificatoire et
incestueux, pour sa mère; si ce tiers s'affaiblit, le rapport duel avec la mère se
réinstalle, favorisé par un double indice sa mère avait une verrue sur le nez, et
sa sœur avait toujours eu peur d'avoir le nez rouge. C'était lui, à l'époque, le
miroir de sa sœur à qui il répondait invariablement « Non, tu n'as rien, tout est
en ordre » Dans cet épisode paranoïde de 1926, c'est au miroir, miroir portatif
ou miroir du cabinet de Ruth Mac Brunswick, qu'il ne cesse, affolé, de poser la
même et torturante question y a-t-il réellement quelque chose sur mon nez ? Ces
vérifications continuelles, jamais rassurantes, même un moment, signifient qu'il ne
peut pas organiser, psychiquement, un souvenir immédiat de sa perception, une
trace, quelque peu persistante, de ce qu'il vient, l'instant d'avant, de regarder.
Dans ces moments, il ne savait plus ce qu'il voyait, alors que, jusque-là, il ne
revoyait pas ce qu'il savait ce qu'il savait de cette scène primitive que Freud lui
avait demandé d'entendre, et qu'il échange, dans son trouble, contre celle qu'il
savait lui-même avoir vécue.
Après l'avoir une fois de plus quittée, je reprends ici, en arrière, l'observation
de Freud sur l'Homme aux loups.
Cette construction, progressive vers la réalité de la scène primitive, délimitée
comme l'événement, vraiment vécu par l'Homme aux loups, de l'observation du
coït de ses parents, Freud va en gérer l'usure, à la mesure de l'influence qu'il
acceptera de subir de la part de la contestation jungienne.
Il complétera son texte avec deux modifications auxquelles j'ai déjà fait allusion.
La première porte sur le lieu où se situe le réel de l'observation l'enfant aurait
pu aussi bien voir un coït d'animaux, et reporter, après coup, cette observation sur
ses parents, habillant par cette perception une scène parentale dès lors innocente;
d'autre part, Freud introduit la notion des fantasmes originaires héréditaires, y
incluant scène primitive, retour au ventre maternel, fantasmes de castration et de
séduction. Le contraste entre le fait qu'on rencontre ces fantasmes dans) presque
toutes les analyses, et la variabilité des expériences individuelles, s'expliquerait par
le fait qu'ils constituent un patrimoine atavique, transmis héréditairement ainsi,
la réalité retrouve ses droits ce qui a été, dans la préhistoire, réalité de fait,
devient, dans l'histoire individuelle, réalité psychique.

La transmission héréditaire de ces quelques scénarios apparaît comme une


ligne théorique, et peut-être sans grande portée pratique, de partage des analystes.
Freud y revient à la fin de « L'Homme aux loups », en y rassemblant sa pensée
sur l'articulation de l'histoire individuelle et de l'histoire préhistorique. Ces fantasmes
originaires ne sont admissibles, prévient-il, que lorsque la psychanalyse respecte

1. K. Obholzer, op. cit., p. 116.


LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR

l'ordre des instances; « ce n'est qu'après avoir traversé les strates successives de ce
qui a été individuellement acquis, qu'elle rencontre, enfin, les vestiges de ce dont
l'homme a hérité ». « Ce patrimoine instinctif constituerait le noyau de l'incons-
cient, une sorte d'activité mentale primitive2 », un savoir, une prescience, difficile
à définir, dont on ne sait rien, ni sur la consistance ni sur la nature de sa
transmission. On nous dit qu'il faut choisir 3 accepter les fantasmes originaires,
c'est à la fois vivre une nouvelle blessure narcissique non encore assumée mais
choisir, c'est aussi soit tolérer les énigmes de la vie psychique, soit faire une
coupure dans l'œuvre freudienne, en récusant fermement l'hérédité biologique des
scénarios. Oui à l'énigme de la transmission mais on doit se demander si toute
interrogation et toute énigmatisation de ces questions, et leur rabattement vers le
biologique, n'est pas le retour de cette ignorance, durable dans la vie de chacun,
du rôle du sperme dans la transmission des générations. Cette ignorance participe,
peu ou prou, du désir de penser l'origine, d'être le premier, désir tenace chez
Freud, le premier avant soi-même, justement comme déchiffrer le passé pour être
cause de soi-même? Est-ce sa quête qui le crée, pour que la tête ne reste pas vide,
ou bien est-ce le passé comme tel qui ne cesse pas, resté en souffrance, de vouloir
se faire traduire? Être le premier, c'est ne plus être seul; être premier, pour autant
qu'il y ait série, oblige à la transmission; c'est le partage de la scène psychique,
pourvu qu'on y demeure le favori, comme Freud l'était de sa mère. C'est la
question de la possession mentale de la mère, qui s'insère et vient nourrir ce désir
d'antériorité; avec la transmission, un tiers se reconstitue qui n'empiète plus sur
la priorité. La nécessité de partager ses découvertes témoigne ainsi que l'interdiction
de l'inceste ne reçoit pas de solution définitive. Par contre, être le seul croit-on
à savoir, c'est l'affrontement délabrant avec la mère, et le travail de l'esprit,
trahissant ses sources, reste frangé par l'imaginaire d'une manducation solitaire.

C'est le lieu de rappeler que dans les commentaires extérieurs portés sur son
auto-analyse, et avant tout sur les interprétations de ses propres rêves, on a souligné
que Freud s'était pratiquement toujours tu, explicitement d'ailleurs pour cause de
discrétion, sur les associations sexuelles qui le concernaient personnellement. Il
s'est arrêté, pour ainsi dire, à la porte de la chambre de ses parents. Freud n'a
élaboré que de façon allusive, l'intrication de ses désirs incestueux avec la fabrication
de ses fantasmes; ce sont surtout les restes diurnes qu'il utilise, souvent relayés par
des souvenirs plus anciens, les deux ne trahissant presque rien des sources issues
du domaine réservé qu'il s'était imposé. Ce faisant, par cette retenue même, Freud
n'autorise personne à s'identifier à lui sur l'élucidation de sa propre approche, au

1. S. Freud, op. cit., p. 477.


2. S. Freud, op. cit., p. 476; on notera le conditionnel.
3. M. Moscovici, L'ombre de l'objet, Éd. du Seuil, Paris, 1990, p. 128.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

sens analytique, du désir pour sa mère et transpose une part de cette réserve sur
la série, compréhensive et organisée, des textes sur la doctrine. L'essentiel de ce
que l'analyse ramène dans ses filets, la sexualité infantile incestueuse et ses conflits,
ne marquent pas les livraisons de Freud sur ses rêves, travail dont la révolution
mentale est en relation directe avec la mort de son père.
Il ne nous livrera pas sa mère, même en latin, au moment où la disparition
du gardien de la porte n'en protégeait plus l'accès. C'est lui, dès lors, qui prend
en charge cette protection, cependant qu'en tant que fils, il jouit en secret des
perspectives. La veille de l'enterrement de son père, il rêve « qu'on est prié de
fermer les yeux » les fermer, peut-être, sur l'ancienne nudité de sa mère, mais
aussi, après la préparation religieuse rituelle du corps du mort, sans doute a-t-il
pensé au commandement mosaïque « Tu ne découvriras pas la nudité de la femme
de ton père, car c'est la nudité de ton père. 1»
Aux autres donc, collègues, lecteurs, héritiers frustrés, de refaire ce chemin,
comme s'il disait ce chemin, je vais vous l'apprendre, mais vous ne saurez pas ce
que moi, fils, j'y ai découvert. « Ce que tu as hérité de ton père, si tu veux le
posséder, conquiers-le », noble conseil qu'il a si souvent répété; il est hors de son
esprit de montrer le chemin de la conquête de sa mère; c'est cette clef-là que
Freud, le Conquistador, n'a pas lâchée, et il a laissé, sur ce point, les pages vierges
de son écriture.

Y a-t-il un destin de cette mise à l'écart, un retour, non pas du refoulé, mais
du réservé, du non-élaboré, du non-écrit?
On a pu dire que sa main avait tremblé2 lorsque, des années plus tard, à
l'époque de l'Homme aux loups, de la 23e Conférence, et d'autres textes proches,
il s'est agi, justement de tracer, à la plume, l'originaire infantile. Mais à ce moment,
dans la délimitation de la mémoire infantile arrive, comme un détournement, un
déplacement, emprunt d'après coup à l'ancien mutisme sur ses rêves arrive donc,
et s'implante, le recours à l'héritage génétique des scènes, comme le retour, venant
de la préhistoire, de ce que lui-même avait soustrait à sa propre histoire. Est-il
justifié d'alléger l'importance du rapport d'un homme à son œuvre, dont est tissée
toute la psychanalyse, pour ne pas rapprocher ce silence « ce que tu sais le mieux
tu ne peux pas le dire à ces garçons », une autre de ses citations favorites
rapprocher ce silence, de la trouvaille ou de la découverte des fantasmes originaires.

1. Lévitique, 18, 8.
2. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1987, p. 39.
LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR

La causalité psychique dont on fait ici état organise une autre relation dans
le remaniement progressif dont l'oeuvre porte les signes en écartant les fils, de
son savoir analytique sur l'accès à sa mère car il n'y a pas d'autre accès que par
le discours analytique il confirme son identification au père de la horde primitive,
qui interdisait, par la castration, réelle ou menaçante, la réalisation de l'inceste.
C'est au moment où la rivalité contestataire, voire dénégatrice, de la horde
analytique (une bande, disait-il) accapare et dénature sa découverte, que survient
la nécessité de l'inscription biologique et héréditaire de la série des fantasmes qui
s'organisent dans l'Œdipe. C'est en tant que cette horde contemporaine était déjà
privée de cette identification à ce savoir localisé du père en ce sens fils déjà
châtrés que Jung, qui était parmi les plus investis, organisait lui aussi son chemin
vers l'originaire, mais en oubliant sur sa route le trafic sexuel inconscient de
l'infantile. Freud se défausse d'une partie de l'originaire de l'enfant, événement
réel ou fantasme, pour prendre la carte du biologique, privant ses adversaires,
passés ou présents, de l'accusation qui lui était formulée, de fabriquer des scènes
infantiles, comme le produit d'une subtile illusion de lui-même 1.
Autre résurgence du mutisme toujours maintenu depuis l'époque de la
découverte du sens des rêves ce conseil inopiné, contemporain de la période de
l'Homme aux loups, et qui vient à un détour du texte de 1912 sur les « Contributions
à la Psychologie de la Vie amoureuse », conseil annoncé comme déplaisant mais
qu'il se sent pourtant forcé de donner « Pour être, écrit-il, dans la vie amoureuse,
vraiment libre et heureux, il faut s'être familiarisé avec la représentation de l'inceste
avec la mère exigence, complète-t-il, qui oblige à se soumettre à un sérieux
examen de conscience 2. » Il n'y a qu'un névrosé, ou un psychanalyste, qui puisse
entendre une pareille directive, et surveiller l'apparition de ces auto-suggestions,
scènes dont il est superflu de décrire les variables. Peut-être pense-t-il à Jung,
choqué par le sexuel, et à son florilège d'archétypes, en cette année 1912 qui a
été celle de la cassure entre les deux hommes.

On fera ici, deux détours le premier, anecdotique.


À la Pentecôte 1912, Freud écrit, le même jour, à Binswanger qu'il irait le
voir à Kreuzlingen, près de Constance, et à Jung pour l'informer de cette visite
il ne lui demande pas de venir le retrouver, mais il le souhaite et il lui écrira plus
tard « qu'il aurait été beau qu'il le rejoigne à Kreuzlingen 3 »; Kreuzlingen, c'est
Kreuz, la Croix, signe des Chrétiens, et porteur, comme Jung l'a écrit, « du charme
magique de l'union et de la fécondité4 ». Beau moment de géographisme, ce qui
veut dire que les noms de lieux ne se déplacent pas, et que si quelque chose dans
le fantasme s'y noue il oblige au déplacement, terrestre et réel, vers le signifiant
1. S. Freud, op. cit., p. 413.
2. S. Freud, La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1969, p. 61.
3. S. Freud, C.G. Jung, Correspondance, Paris, Gallimard, 1975, t. II, p. 181.
4. C.G. Jung, Métamorphoses de l'âme et ses symboles, Genève, Édition Georg, 1978, p. 445.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

concerné. C'est à Kreuz/Kreuzlingen, que tout se dénoue rendez-vous souhaité


par l'un, espérant peut-être savoir insu du signifiant que l'autre allait y venir,
comme un pénitent qui change de père. Et l'autre en face, Jung, qui se met à
mentir, disant qu'il n'a pas reçu la lettre à temps, puis se remémorant qu'il s'était
absenté, mais que de toute façon Freud avait envoyé la lettre trop tard, et celui-ci
lui rétorquant que s'il avait regardé le cachet de la poste, etc. l, Il leur fallut six
mois pour s'expliquer sur ce qu'ils nommèrent le geste de Kreuzlingen, et ce fut
le commencement de la fin.
Second détour sur les deux hommes, et qui repasse par le mépris dont j'ai
déjà parlé et que Freud, je crois, commençait à ressentir pour Jung, et qu'il avait
pensé lire sur le visage de l'Homme aux loups, lorsqu'il a cru qu'il devait lui parler
en rationaliste, comme il imaginait que Jung aurait parlé à ce patient. Freud avait
longtemps repoussé les avertissements d'Abraham sur son collègue, arguant qu'en
tant que « chrétien et fils de pasteur2 », il aurait à faire un chemin plus long que
les autres. La religion, celle qui est du côté du haut et qui peuple le ciel, Freud
sait ce que c'est; il en a entendu parler dès son enfance, quand sa bonne l'emmenait
à la messe et lui parlait du Ciel et de l'Enfer, première forme culturelle, pour lui
de la dualité du conflit; il a voulu vider le Ciel de ses habitants et en déloger
Jung, signe tangible de victoire. L'épigraphe de L'Interprétation des rêves a nourri
l'esprit du programme « Si je ne peux pas fléchir le Ciel, je remuerai l'Enfer »,
chemin sans cesse labouré, depuis altus et sacer, le haut et le bas, le sacré et le
maudit, avec la halte désarticulante de Signorelli et de son tableau du Jugement
Dernier. Et c'est précisément de cela dont il s'agit dans la citation, mise en tête
de ce 3e chapitre de l'Histoire du Mouvement psychanalytique, dans lequel il procède
à l'exécution sans appel de Jung, dernier jugement argumenté et dernier règlement
de compte. Ce nouvel épigraphe est une phrase mise par Goethe dans la bouche
de Dieu le père qui parle à Satan, et dans ce qu'il lui dit, il est question du
Jugement Dernier, qui se dit jüngsten Tag, et dans ce mot jüngsten, il y a Jung,
écrit en toutes lettres.
Et ce mot, ce nom, dans cette citation par laquelle Freud patronne son texte,
voici ce qu'elle dit « Sois bref, au Jour du Jugement Dernier tout cela ne sera
qu'un pet 3.»
Freud y exprime, sans le savoir (?) son souhait de voir cet homme se volatiliser,
et le lieu même de son expulsion.
Le monde connaît la suite de l'histoire le rayonnement de l'un et l'oubli de
l'autre.

1. E. Jones, op. cit., t. II, p. 153-155.


2. S. Freud, K. Abraham, Correspondance, Paris, Gallimard, 1969, p. 42.
3. Mach es kurz! Am Jüngsten Tag ist's nur ein Furz!, G.W., 10, p. 84.
LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR

Un complément peut ici s'insérer, s'ajouter à ce qu'ont été les deux versants
primitifs essentiels et constitutifs de la maturité sexuelle de l'Homme aux loups;
d'une part, un transfert de l'attitude de la femme, issue de la scène primitive,
condition érotique que l'Homme aux loups contestera quelque peu au cours des
entretiens de la fin de sa vie 1; et d'autre part, un transfert de sens issu, lui, de la
scène avec Grouscha, complément indispensable qui voulait que les femmes désirées
soient de condition inférieure, et ce dernier point sera, par contre, confirmé par
le patient 2.
Mais transfert de nom aussi, qui complète et signe l'origine incestueuse et
identitaire du désir. Freud s'y réfère en deux occasions; d'abord, lorsqu'à la puberté
l'Homme aux loups, repoussé par sa sœur alors qu'il essayait d'avoir une relation
intime avec elle, reporte ses envies sur une jeune bonne qui avait le même prénom
qu'elle; et ensuite, à un tournant de l'analyse où il avait reculé un moment devant
la honte d'avoir à dire le nom d'une fille dont il était tombé amoureux, et qui
s'appelait Matrona il n'avait rougi que du nom, de consonance maternelle, ajoute
Freud3 sans autres commentaires, alors que c'est là le seul moment de l'analyse
où la conviction d'une envie incestueuse hors construction et due uniquement
à la nomination dans la cure, fait rougir la conscience. C'est le nom qui assure et
permet, à l'instant même où il est redit, le convoyage du rebroussement et du
retour de tout le fantasme vers celle pour qui tout a été inconsciemment organisé
sa mère. Le rapprochement des noms lui avait été jusque-là impossible, voire
interdit seule la règle de l'analyse et l'insistance de Freud à la lui faire respecter,
l'a obligé à en passer par là. Découverte difficile donc, hors de l'analyse s'occuper
des noms, est-ce l'envers du Totémisme, où l'on interdisait de prononcer le nom
de la personne prohibée par l'inceste; éviter le nom, c'était maintenir l'inceste à
distance mais en trafiquer, sans le savoir, les syllabes, c'est en retrouver les
signes ce en quoi, si un désir est toujours satisfait, ce qui n'est pas satisfait, c'est
sa reconnaissance. C'est par un de ses fragments que le patronyme de l'un nom
ou prénom se replace dans le patronyme de l'autre, objet du désir.
Les syllabes parentales ont vocation à se recruter elles-mêmes c'est là le gîte
du transfert incestueux, qui ne peut se véhiculer que sous la forme de son
représentant. La compulsion de répétition jouit donc, si on peut dire, de la structure
fractionnée et sécable de la parole c'est une sonorité qui est retenue et retrouvée,
telle quelle ou inversée, pour s'insinuer ainsi méconnue, dans un nouveau nom,
dès lors promu à recueillir le fantasme érotique.

Que se passe-t-il lorsque Freud, à seize ans, tombe brusquement amoureux de


Gisela, amie d'enfance, qu'il n'avait pas revue depuis qu'il avait trois ans? L'exemple
1. K. Obholzer, op. cit., p. 171.
2. Ibid., p. 100 et 146.
3. S. Freud, Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 449.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

a une certaine usure, mais il est toujours fructueux; Freud venait de mutiler son
prénom Sigismund que, par désir de germanité, il transforme en Sigmund.
L'ancienne forme du début, SIGIS, est lisible dans les deux sens c'est le même
signifiant de droite à gauche, et inversement. Un amour immédiat, narcissique et
pubertaire, l'attache un moment au « Gis» de Gisela, destinataire ainsi attitrée, et
retrouvée, du message qui lui fait dès lors vivre les efflorescences fantasmatiques
si bien racontées dans le texte sur le Souvenir écran. Cette constatation, évidente,
est-elle néanmoins une preuve que souvent le patronyme et ses environs servent à
retenir les rencontres offertes par le hasard de la vie? Désagréable constatation,
qui tend à faire penser que l'amour, et aussi l'amitié, peuvent être causés par une
syllabe puisée à la source œdipienne de la demi-douzaine de sonorités marquant
les acteurs de la scène primitive. Les surprises, nées de l'inversion syllabique,
renforcent une envie de recherche qui en découvre la fréquence; comme si une
dyslexie silencieuse avait accompagné, comme un écho, les marques primitives de
l'entendu.
Inverser les noms et les mots c'est, paraît-il, ce à quoi ne jouent que les
enfants, comme l'Homme aux loups et sa sœur, d'ailleurs, laquelle, lorsque
l'angoisse la saisissait de la présence d'une rougeur sur son nez, dans ces mêmes
scènes avec son frère dont j'ai déjà parlé, et où, au lieu de lui demander, en
allemand rote Nase, c'est-à-dire « nez rouge », et pour que la question ne soit pas
comprise par d'autres, elle inversait la phrase et lui demandait Esanetor, ce qui
est rote Nase à l'envers'.

Une analyse correctement menée, dit Freud, doit convaincre le patient de la


vérité d'une construction, puisque le souvenir de la scène primitive réelle ou
fantasmée est rarement retrouvé. Bien que la cure se développe tout entière, par
et dans l'analyse transférentielle du contenu du fantasme, cette conviction nécessaire
se renforce, quand la structure du cas le permet, du repérage des reports érotiques
des marques de l'inceste, report précis, dans lequel l'analyste est lui aussi impliqué.
Mais ici l'obligation de l'anonymat se transforme en mutisme, sauf à faire une
indiscrétion sur soi-même.

Un jour, j'ai compris que là où j'étais, là où je vivais (car il y a longtemps que


je n'y habite plus), dans cette avenue marseillaise qui s'appelle
LA CANEBIÈRE, je n'y étais que pour que
LACAN y soit encore avec moi.

1. K. Obholzer, op. cit., p. 116.


LA SCÈNE PRIMITIVE À REVOIR

Je viens de dire j'ai compris c'est trop dire, parce que je n'ai compris, saisi
par la vue, que lorsque, justement, un certain sens s'est épuisé le sens de ce que
la conscience acceptait, jusque-là, de filtrer et d'accueillir comme reste du transfert,
comme on dit. Ce reste vivait dans le sens, mais gisait dans ce signifiant, et la
syllabe se dénude quand l'affect du fantasme s'épuise et se reporte ou est-ce
peut-être l'inverse?
Et est-ce la surprise de cette collusion signifiante, qui n'a plus besoin du sens
dès lors qu'elle obtient la satisfaction d'être reconnue, troquant l'identité de penser
contre l'identité de perception? Ou bien est-ce l'auto-analyse du fantasme qui fait
qu'il ne lui devient plus nécessaire, désormais, d'être représenté par ce représentant?

Une autre fois j'ai compris autre chose.


Dans le nom de MARSEILLE, évidence phonétique, il y a MARS qui est
écrit banalité, dirions-nous; mais le MARS du calendrier, c'est le nom du mois
de naissance de ma mère, forme signifiante et permise de l'attachement incestueux,
et accessoire latéral du contenu, forme qui inscrivait la permanence d'une sonorité
ancienne qui, toujours là, avantage du géographisme ne pouvait plus être perdue.
Ce repérage vient tout seul, si je puis dire, dans le flottement de la conscience
inutile donc de se forcer à la vigilance.
Le nom du mois de naissance, c'est donc aussi la marque d'une scène primitive,
générative de génération.

ROBERT PUJOL

1. J'ai trouvé le mot et l'idée du géographisme à la fin des années 60, et Wladimir Granoff, à qui
j'en avais fait part durant l'été 1971, en a parlé dans certains de ses séminaires des années 1973-1974;
il en a ainsi, assurément, favorisé la diffusion. (W. Granoff, Filiations, Paris, Éd. de Minuit, 1975.) J'ai,
par la suite, utilisé l'idée du géographisme dans deux exposés inédits, l'un au IV- Groupe le 4 décembre
1975, intitulé « Reconnaissance de Freud »; l'autre à l'Association psychanalytique de France le 23 février
1976, intitulé « Les marques de l'inceste ». J'y distinguais le géographisme d'itinéraire (du type Kreuz/
Kreuzlingen) du géographisme d'installation, d'occupation au sens du concept freudien de Besetzung
(du type Lacan/La Canebière, ou Mars/Marseille).
Danielle Margueritat

QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

« L'histoire d'une formation est d'abord le transfert


d'une histoire qui deviendra l'histoire d'un transfert. »
Henri Normand

Parler de scène originaire à propos de l'analyse soulève un certain nombre de


problèmes du fait même de l'ambiguïté de ce que cette notion recouvre. Dans la
théorie, l'Urszene se réfère au coït parental et elle se distingue formellement de
ce qui concerne l'engendrement. Cependant, dans d'autres textes, l'originaire
concerne l'histoire de l'humanité et sa préhistoire; meurtre du père par les fils
succédant à l'inceste avec les filles et déterminé par lui, le clan des frères inaugurant
la civilisation. Aussi, pour simplifier les choses et puisque après tout nous sommes
dans la métaphore mais, le sommes-nous tant que cela ? je vais prendre quelques
licences avec les mots, et nommer « scène » l'histoire entre Joseph Breuer et Anna 0
ainsi que toutes celles qui lui font suite, « scène primitive de l'analyse », la même
dans l'oreille de Freud, pour réserver le terme de « scène originaire » à ce qui, par
le biais de la collusion avec les fantasmes originaires et les fantasmes des origines,
a trait à l'engendrement non pas d'un enfant, mais de la succession des analystes.

Il est en effet devenu classique d'utiliser, pour désigner la succession des


générations d'analystes, le terme de deuxième généalogie en référence à la première,
familiale. Qui dit générations se place d'emblée dans le cadre de l'analyse dite de
formation, c'est-à-dire celle dont l'issue sera un nouvel analyste, que le projet soit
ou non inscrit dans la demande initiale. Tel sera donc l'axe de ce travail. Encore
faut-il justifier ce terme de généalogie, lourd de sens et d'implications, le légitimer
ou l'invalider. Pourquoi en effet faire intervenir une notion de famille, de succession

1. «Modes de formation à l'A.P.F. Bilan et interrogations », Documents et Débats, n° 38, 1992


(Bulletin intérieur de l'Association psychanalytique de France).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

de générations, et ne pas parler tout simplement d'école théorique avec transmission


d'une pratique, ou encore d'élèves devenant à leur tour des maîtres, même si ces
notions peuvent éventuellement être incluses dans la première ? La réponse à cette
question a l'air de tomber sous le sens c'est, justement, à cause du mode très
particulier de transmission qui, par l'intermédiaire du dispositif, du processus
analytique et de la répétition qui s'y joue, remet en circulation, par acte de pensée,
toute la configuration familiale. Pourtant nul ne niera qu'un maître à penser puisse
être le support d'un transfert paternel voire maternel de la part de ses élèves, que
des relations compliquées faisant intervenir les complexes familiaux de chacun
n'aient lieu entre eux, et que les élèves puissent à leur tour devenir des maîtres,
et ainsi de suite. Cela n'entraîne pas pour autant la suite des élèves et des maîtres
dans une généalogie. Faudrait-il alors s'en tenir à une science et une pratique
reposant sur un seul homme, dénommé de ce fait fondateur ? En d'autres termes
serions-nous une descendance d'origine parthénogénétique?
On pourrait le soutenir, ne faisant alors jouer au récit qu'a fait Breuer à Freud
de son aventure thérapeutique avec Bertha Pappenheim qu'un rôle de révélateur,
permettant ensuite à Freud d'inventer la psychanalyse par une réflexion théorique
et une tentative de mise en pratique et de systématisation du dispositif breuerien.
Même lorsque à propos de cette scène on parle d'originaire, c'est en général pour
la situer comme la première dans le temps, originaire alors pour Freud également.
Or une scène ne peut devenir originaire, au sens de l'engendrement, que si elle
commence par être primitive pour et par quelqu'un, soumis lui-même à la répétition
dans le fantasme, voire dans la réalité, et dans un temps où se conjuguent le passé,
le présent et le futur.

Ce que je soutiendrai ici est que l'oreille de Freud a transformé l'histoire


Breuer-Bertha en scène primitive, au sens fort, pour lui, la différence entre lui et
nous tenant en ceci que ce qui fut scène primitive pour et par lui est devenu pour
nous scène originaire, c'est-à-dire lieu à engendrement, non pas du fait de la scène
elle-même, en tant que telle, dans son accomplissement, mais du fait de sa reprise par
le fantasme freudien, et, parce que les conditions étaient là pour cela. Si à l'horizon
de la généalogie se profile l'originaire incluant dans son statut même une scène
primitive pour chacun des descendants, il n'y a pour le fondateur pas d'originaire,
car il est celui qui, par sa propre participation en tant que tiers, a transformé une
scène, quelconque avant son arrivée, en scène primitive pour lui-même.
Nous, analystes de 1992, et en tant que tels, avons à repérer pour chacun de
nous ce qui a pu faire fonction de scène primitive de notre être analyste, avec à
l'horizon une scène originaire qui est obligatoirement de la même espèce, catégorie,
ou structure, que celle que nous pouvons fantasmer maintenant comme scène
primitive pour nous, faute de quoi la première ne saurait relever de l'originaire.
Prenant les choses à rebours, on pourrait poser ainsi la question en quoi
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

sommes-nous profondément marqués par la structure d'origine de la psychanalyse


un siècle après sa découverte et quelle qu'ait pu être par ailleurs l'évolution de sa
technique et de sa théorie? Autrement dit, de quoi fut saisi Freud, peut-être à son
insu, alors qu'il écoutait Breuer lui parler de Bertha Pappenheim, pour qu'il ait
transformé ce récit, entendu, fantasmé puis oublié, en scène à toujours renouveler,
inaugurant ainsi la chaîne des répétitions dans le fantasme et même pour lui peut-
être dans la réalité, lui donnant de ce seul fait le statut de scène primitive pour
lui analyste.

Revenons donc à cette fameuse scène étalée sur deux ans entre Breuer et
Bertha Pappenheim.
Nous avons tous lu et relu ce cas, justement appelé princeps, et je ne reprendrai
pas ici les péripéties de l'élucidation des symptômes ni ne m'attarderai sur la
technique de l'hypnose. Ce qui m'intéresse est ceci il s'agissait d'une femme, déjà
sur un divan, parlant à un homme, déjà sur un fauteuil, de son père et pratiquement
de rien d'autre que de lui. En même temps que ses évocations la ramenaient
invariablement vers son père, et qu'ainsi se disait son amour pour lui, elle était
saisie envers son thérapeute de toutes les émotions imaginables, allant de la plus
grande tendresse à l'agressivité la plus forte, pour finir, on le sait maintenant, par
fantasmer être enceinte de lui et pouvoir lui donner un enfant. Et Breuer, bien
souvent débordé par ces excès d'affects, entendait et recevait cet amour comme s'il
était à lui-même adressé, de la part de cette jeune femme, dont le prénom était le
même que celui de sa propre fille! Une Bertha disait à Breuer, père lui-même d'une
Bertha, l'amour d'une fille pour son père et pour lui-même. Lorsqu'en juin 1882
il finit par l'adresser à la clinique Bellevue, comment, dans le compte rendu, décrit-
il Bertha dès la première page « Vie très monotone centrée entièrement sur sa
famille; un substitut (Ersatz) est cherché dans un amour passionné pour le père, qui
la choyait, et, dans l'abandon au talent poétique et imaginatif très développé 1.»
Dans cette phrase, le mot de « substitut» témoigne que la notion de déplacement
ne lui était pas inconnue, même si le chemin du père vers le thérapeute restait à
faire, mais elle comporte aussi l'amour du père pour la fille. Plus loin « L'élément
sexuel est étonnamment peu développé; pas une fois je ne l'ai trouvé représenté
dans la masse des hallucinations. En tout cas elle n'a jamais été amoureuse dans
la mesure où sa relation au père n'a pas remplacé l'amour ou plutôt n'a pas été
remplacée par lui.» La structure de cette phrase mérite qu'on s'y arrête Breuer
affirme à la fois que Bertha n'a jamais été amoureuse en mettant en parallèle le
père et le dehors, l'amour pour le père pouvant éventuellement venir en remplacer
un autre, le sens de la flèche est ici peu banal; et en même temps, qu'aucun
amour externe n'est venu prendre la suite de l'amour pour le père. L'amour

1. Albrecht Hirschmüller, Joseph Breuer, Paris, P.U.F., 1991, p. 359.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

œdipien, non encore nommé comme tel, est, dans la confusion, à la fois reconnu
et méconnu. Tel était le langage médical de Breuer lorsqu'il écrivait ce qu'on
appelle une observation, destinée à un confrère. Dans le texte des Études publiées
treize ans plus tard, quand les enjeux n'étaient plus aussi innocents, ces deux
phrases sont totalement modifiées, bien que Breuer ait disposé du double de son
rapport à Binswanger et que d'autres phrases soient restées absolument identiques.
L'amour pour le père est alors banalisé, plus question ni de substitut ni d'amour
du père pour elle. « Son père, qu'elle aimait passionnément, fut atteint d'un abcès
de la plèvre qui ne put guérir et dont il mourut'.» Entre-temps Freud construisait
sa théorie de la séduction et du rôle dévolu au père. Si cela fit peur à Breuer n'est
pas notre question, car ce que Freud a entendu et probablement même lu fut la
première version, agrémentée de confidences sur certaines complications inavouables
par écrit.
Parmi celles-ci, la plus importante la grossesse nerveuse de Bertha. « C'est
l'enfant que j'ai du docteur Breuer qui arrive» serait l'expression employée par la
patiente souffrant de confusion mentale et de crampes abdominales, d'après la
lettre où Freud rapporte à Stefan Zweig en 1932 une confidence de Breuer à la
fin du traitement 2. La réalité de cette grossesse nerveuse a été mise en doute par
un certain nombre d'auteurs et en particulier par Hirschmüller 3, le biographe de
Breuer, d'une part, du fait qu'on n'en retrouve la mention dans aucun des
documents publiés par Breuer et en particulier pas dans son rapport à la clinique
de Bellevue; et, du fait, d'autre part, que la présentation de Jones4 est incompatible
avec la réalité. En effet les dates s'opposent formellement à la version que celui-
ci donne du départ affolé de Breuer à Venise avec sa femme, où ils auraient conçu
leur dernière fille celle-ci est née en mars 1882 alors que le traitement de Bertha
s'est, lui, terminé en juin 1882, deux mois plus tard et un mois avant qu'elle ne
soit transférée en Suisse. S'il est clair en effet que la fin de l'histoire ne peut s'être
déroulée telle que Jones la raconte, les arguments de Hirschmüller ne me semblent
cependant pas suffire face à l'assertion de Jones qui affirme avoir lu le récit de la
grossesse nerveuse dans une lettre à Martha, non publiée, certes, mais à la disposition
des chercheurs; et face également à la révélation de Freud à Zweig. Ce que l'on
trouve en revanche en lisant attentivement les différents rapports de Breuer est
que, précisément au moment de l'accouchement de Mathilde Breuer, en mars 1882,
s'est déclarée chez Bertha une névralgie du trijumeau accompagnée de crampes et
de convulsions de tout le corps nécessitant pour la première fois l'emploi de
morphine. Cette simultanéité entre l'apparition des convulsions, la démission de
Breuer exprimée par la morphine, et la naissance de la fille de Breuer, me semble

1. Sigmund Freud et Joseph Breuer, Études sur l'hystérie, P.U.F., 1967, p. 15.
2. Sigmund Freud, Correspondance 1873-1939, Paris, Gallimard, 1966, p. 448.
3. Joseph Breuer, op. cit., p. 178-179.
4. Ernest Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, Paris, P.U.F., 1958, p. 248.
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

de nature à confirmer, si besoin en était, la grossesse nerveuse et le souvenir de


Freud quant à la phrase rapportée « c'est l'enfant que j'ai du docteur Breuer qui
arrive ». D'autres lettres à Martha de 1883, dont une publiée attestent suffisamment
des confidences sur le transfert amoureux et témoignent déjà de la relation
inconsciente que Freud établit avec l'amour oedipien. Last but not least, Bertha,
prénom de la patiente et de la fille aînée de Breuer, était également, selon l'usage,
le prénom de la mère de Breuer, morte alors que lui n'avait que trois ou quatre
ans. Elle avait donc alors le même âge que Bertha Pappenheim, au moment du début
de son traitement.
Tout ceci ne serait qu'une histoire parmi d'autres, aussi singulière soit-elle, si
Breuer ne l'avait racontée à quelqu'un. Et à qui va-t-il la raconter, lui qui était
entouré d'amis de tous âges et de toutes qualités? Hasard ou nécessité psychique?
À un homme qui ne portait alors aucun intérêt aux choses psychiques, mais avec
qui il était dans un rapport de familière paternité, et dont le prénom était identique
à celui du père de Bertha Siegmund.

Là s'arrête pour nous l'histoire de Breuer et commence la nôtre. Elle commence


dans l'oreille de Sigmund Freud écoutant un homme lui parler d'une femme
amoureuse de son père, dont il porte lui-même le prénom, et amoureuse de son
thérapeute dont elle porte le prénom de la fille et de la mère, histoire d'amour où
l'inceste est inscrit dans chaque parole et dans chaque nom, et qui comporte, dans
le fantasme, un enfantement.
Que fait Freud de ce récit? C'est là un autre des éléments remarquables de
toute cette conjoncture il l'oublie. Il l'oublie au point d'appeler Breuer à la
rescousse un jour où il est lui-même convoqué par la famille d'une jeune femme
dont un des symptômes est une grossesse nerveuse; on connaît la suite Breuer se
saisit de son chapeau et de sa canne et prend la fuite; il l'oublie quand une de ses
patientes lui saute un jour au cou en pleine consultation. Écoutons-le en 1914 à
propos de la transmission de la théorie sexuelle de l'hystérie « Ces trois hommes
(Charcot, Chorbach, et surtout Breuer) m'avaient transmis une conception qu'à
proprement parler ils ne possédaient pas. Mais ces transmissions identiques, que
je m'étais assimilées sans les comprendre, avaient sommeillé en moi pendant des
années, pour se révéler un jour comme une conception originale, m'appartenant en
propre 2. » Il s'agissait ici de revendiquer la création de la théorie sexuelle, et le
refoulement tient la première place. Encore en 1925, à propos de la découverte de
la théorie sexuelle et plus précisément du cas rapporté par Breuer, il reconnaît
n'avoir identifié le caractère sexuel du transfert que longtemps après, et par un
travail d'interprétation, alors que Breuer lui avait fait des confidences très précoces,

1. Correspondance, op. cit., p. 50.


2. S. Freud, Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, Paris, Payot, 1966, p. 77.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

qu'il avait oubliées1. Ou encore dans la lettre à Zweig de 1932 « Ce qui arriva
réellement à la patiente de Breuer, j'ai été en mesure de le deviner plus tard,
longtemps après la rupture de notre collaboration, quand je me suis soudain souvenu
d'une chose que Breuer m'avait dite un jour, avant que nous ne collaborions, dans
une tout autre circonstance, et qu'il n'avait jamais plus répétée.» On ne saurait
être plus clair pour désigner ce qui a fait fonction de trace mnésique. L'amnésie
ou le refoulement étaient à l'œuvre chez Freud dans son écoute de la scène, tout
comme peut jouer le refoulement infantile en face de ce pour quoi la pensée
manque encore de mots. L'amnésie est au rendez-vous, mais aussi la reconstruction
tout comme dans une analyse. Après l'avoir laissée tomber, il a, lui, ramassé « la
clef qui ouvre les portes des Mères» 2.
Avant de s'installer, Freud va à Paris dans le service d'un des plus grands
neurologues (« aucun autre homme n'a jamais eu autant d'influence sur moi3 »)
qu'il essaie d'intéresser à l'observation de Breuer, c'est-à-dire à la psychogenèse des
symptômes et non à la théorie sexuelle des névroses qui est toujours alors dans
l'oubli de la chose, mais Charcot n'en a cure. Comment faut-il interpréter le fait
qu'alors il remette sine die son propre intérêt pour ce cas? Qu'allait-il chercher
chez Charcot pour nourrir un investissement qui sans cela ne valait plus la peine
qu'on s'y attarde? Était-ce le spécialiste de l'hystérie, ou bien le père d'une jeune
fille qui, parce qu'elle portait en elle des traits de son père, ne lui fut pas
indifférente, ou bien tout simplement un homme? Il revient de Paris à la fois
admiratif et déçu. Il a trouvé le sexuel actuel ou issu de la dégénérescence mais
il n'a pas trouvé le sexuel lié à l'amour. Sait-il que c'est cela qu'il cherche, qu'il
a trouvé chez Bertha et tout aussitôt oublié?
Des années passent, il s'essaie à l'hypnose avec des hystériques, et il va à
Nancy voir Bernheim avec une de ses patientes préférées qu'il tente vainement
d'hypnotiser et à laquelle il est très attaché Cecilie M. C'est un échec, Bernheim
ne peut l'hypnotiser, elle sera une de celles avec qui la technique évoluera; il
publie avec Breuer la « Communication préliminaire » puis enfin le grand livre des
Études sur l'hystérie. Saurons-nous jamais qui, de Breuer ou de Freud, choisit le
prénom d'Anna pour cacher celui de Bertha? Toujours est-il que la même année
que la publication des Études, en 1895, naît sa dernière fille, dont on connaît le
destin, et comment l'appelle-t-il ? Du pseudonyme de Bertha Anna. Il est vrai
qu'il donne de ce choix une explication c'est le prénom de la fille de son
professeur d'hébreu Paul Hammerschlag (dont, parenthèse, le frère se trouve être
le gendre de Breuer!). Mais, elle est aussi une de ses patientes, même une de ses
favorites. Si l'enfant avait été un garçon il l'aurait prénommé Wilhelm, écrit-il à

1. Sigmund Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard, 1984.


2. Correspondance, op. cit., p. 448.
3. Ibid., p. 197.
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

Fliess en hommage à celui-ci; oui, mais c'est aussi le prénom d'un des fils de
Breuer, et c'est celui du frère de Bertha! Fille ou garçon, et en ce qui concerne
les prénoms, Freud endossait la paternité de Anna-Bertha. Et quel est le nom de
Cecilie M., celle que, comme Breuer avec Anna-Bertha, il promène en voiture
jusqu'à Nancy? Anna Von Lieben, Anna des Amours ou Anna Aimer. Écoutons
enfin ce qu'écrit Freud du prénom de Breuer dans L'Interprétation des rêves « Il
est à remarquer que le nom de Joseph joue un très grand rôle dans mes rêves.
Mon propre moi trouve très facile de se cacher derrière des gens qui portent ce
prénom, étant donné que Joseph était le nom de ce personnage de la Bible illustre
par ses interprétations des rêves » De la Bible, mais aussi de celui qui avait vécu
une histoire d'amour avec Anna-Bertha, ce qu'il ne mentionne pas. Pourquoi ici
ce silence alors que Freud n'a jamais caché ce qu'il devait à Breuer? En 1895,
donc, arrivent sur la scène deux couples père-fille, Si(e)gmund et Anna, du fait de
Freud, le fondateur de la psychanalyse. Psych-analyse, autre baptême, contemporain
des deux autres, le mot apparaissant pour la première fois en mars 1896 dans un
article écrit en décembre 1895-janvier 1896, quelques jours seulement après la
naissance d'Anna 2. Ce que Freud ne nous dit pas, ou plutôt ne dit pas à Fliess
lorsqu'il prénomme sa fille du pseudonyme de Bertha et de celui de toutes celles
avec qui il vit déjà une histoire d'amour, est que c'est aussi celui de sa sœur
cadette, celle qui ayant épousé le frère de Martha s'appelle maintenant Anna
Bernays et dont l'anniversaire tombe justement quelques jours à peine après celui
de la naissance de sa fille. C'est cette sœur Anna qui fut le premier amour de son
grand ami de jeunesse Eduard Silberstein, dont la mère se nommait, on l'aura
deviné, Anna. Anna Silberstein, amie d'Amalia, rencontrée pour la première fois
à Freiberg, lieu de naissance de Freud devenu ensuite un lieu de villégiature. À
son ami Eduard, fils d'une Anna et amoureux d'une autre, Freud donnait des
conseils Prends une femme au pays des pères, de chez nous, est-ce le mot heim
qui est employé? Pappen-heim? Ceci est ma fantaisie, et je me promets de
l'éclaircir. Encore plus étrange c'est dans cette correspondance, où il est souvent
question du prénom Bertha, puisque c'est celui d'une des jolies nièces de Freud,
fille d'Emmanuel et sœur de la fameuse Pauline donc déjà marquée d'Éros (ainsi
que celui d'une autre nièce non identifiée), qu'apparaît pour la première fois
l'association entre les prénoms de Bertha et d'Anna sous la plume de Freud « Si
tu viens à Vienne, écrit-il à Eduard, ne manque pas de faire connaissance de
Bertha Speier. C'est une femme douée d'un vigoureux génie. Je ne la connais
moi-même qu'au travers des récits de ma sœur Anna jamais lassée de la louer.

1. S. Freud, The Interpretations of Dreams, S.E. II, p. 484.


2. L'expression employée jusque-là était analyse psychologique. Ce que je souligne ici n'est pas
tant l'arrivée du terme, désormais définitif, de psychanalyse, venant renforcer le prénom de sa fille,
mais plutôt la simultanéité entre ce baptême et le choix du prénom d'Anna pour sa fille.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

ou de la critiquer»Suit une description de cette femme qui répond point par


point au devenir de Bertha Pappenheim tel qu'il s'ébauchait déjà au moment de
la rédaction des Études.
Voici donc le prénom Anna conjuguant en lui sœur, fille, mère, patientes,
sous le signe de l'amour et paradigme de l'analyse, Anna qui restera comme le
nom secret de la psychanalyse pour Freud, dont un des noms secrets sera Joseph.
S'il est clair qu'en ce qui concerne les prénoms, l'analyse est pour lui une histoire
de famille et qui se joue plutôt avec les filles et les mères qu'avec les fils, histoire
incestueuse de tous les côtés, cette histoire a un nom Anna 2.
Il y a quelque chose de saisissant dans la similitude des destins des deux
Anna 3, auteurs l'une et l'autre de poèmes et d'histoires pour les enfants, toutes
deux qualifiées par leur altruisme c'est le mot des biographes pour Anna 0 et
celui qu'Anna Freud emploie pour elle-même toutes deux devenant de grandes
demoiselles d'une cause ayant trait au social et aux enfants, toutes deux entièrement
dévouées à leur père dont elles furent l'infirmière pendant une grave maladie.
Mais surtout, quelle similitude entre les liens de Anna-Bertha à son père tels que
les rapportent Breuer et la lettre qu'Anna Freud envoie à Lou Andréas-Salomé
pour la remercier de comprendre qu'elle n'a aucune envie de quitter la maison
(elle a alors vingt-cinq ans). « J'ai tellement ici, bien plus que n'auront jamais bien
des gens au cours d'une vie entière 4.» Anna-Pappenheim cette fois, papa-maison,
heim et unheim, on connaît le sort fait par Freud à ce signifiant. Et, comme nous
le savons maintenant, Freud ne fit-il pas usage de l'analyse de sa fille, en tant que
cas clinique comme il le fit de celle d'Anna 0 avec Breuer ? Dans quelle répétition,
dans quel fantasme étaient-ils pris l'une et l'autre, elle ayant tout lu des oeuvres
de son père avant d'entreprendre son analyse avec lui, lui ayant toujours dans
l'oreille le récit de Breuer? Et ne continuèrent-ils pas ensemble la création de la
psychanalyse ? Anna pour intéresser son père a-t-elle dû s'identifier au cas princeps,
ou Freud au fil des temps, et ce bien avant la naissance d'Anna, s'est-il arrangé
pour vivre les mêmes émois que Breuer avec Bertha? Nous ne le saurons jamais,
sans doute la collusion des désirs du père et de la fille engendra-t-elle cette
répétition. Anna n'avait que quatorze ou quinze ans au moment de la rédaction
du thème des « Trois coffrets », écrit en pensant à eux deux, comme Freud en fit
la confidence à Ferenczi.

1. S. Freud, Lettres de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990, p. 155.


2. Il me semble intéressant de remarquer ici que Dora, nom du grand cas d'hystérie des Cinq
psychanalyses, et sur le choix duquel Freud s'est longuement interrogé (voir à ce propos Psychopathologie
de la vie quotidienne, chap. xn), est également le prénom de la fille de Breuer née pendant l'analyse de
Anna O. Autre témoignage de l'emprise sur Freud de la relation transférentielle entre Anna 0 et
Breuer?
3. Élisabeth Young-Bruehl, Anna Freud a biography, New York, Summits books, 1990.
4. Ibid., p. 113.
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

Mars 1909: Jung écrit à Freud au sujet de l'amour de transfert de Sabina


Spielrein 1, du désir qu'elle a d'avoir un enfant de lui, et avoue ne pas en être
innocent; le même mois il va à Vienne et ils en parlent. Juin de la même année
Sabina écrit à Freud et nous apprenons que Jung, pour se disculper, a prétendu,
lors de son voyage à Vienne, avoir transféré sur Sabina son amour caché pour
Anna Freud 2! Voilà encore Anna, fille, paradigme et signifiant, au centre d'un
amour de transfert. C'est dans la toute première lettre qui suit la rencontre
viennoise que Freud écrit à Jung « Je vous ai formellement adopté comme fils
aîné, successeur et prince héritier. » Était-ce la répétition de la scène primitive qui
lui donnait secrètement ce titre?
La même année, automne 1909, Freud s'intéresse de nouveau à Léonard de
Vinci, lit plusieurs ouvrages le concernant, et écrit son livre3 qu'il met sous le
signe du passage de la curiosité sexuelle, et de la passion, au désir de savoir, et à
la construction des théories d'abord sexuelles puis scientifiques. La passion est celle
de Léonard pour sa mère et nous savons que Freud, pour plaire à Fliess, cherchait
en lui-même des traits de gaucher tout en lui amenant Léonard comme cas
clinique, initiant ainsi un lien inconscient entre Léonard et lui-même 4. Deux
tableaux sont objets de travail d'abord la Joconde 5. Derrière celle dont Freud dit
qu'elle représente la mère de Léonard, la Joconde, la joueuse cette fois, de jocare
jouer, to joke en anglais, spielerei en allemand, c'est Sabina Spielrein que l'on
retrouve, Sabina dont le nom secret est Anna. C'est-à-dire qu'au plus fort de l'histoire
de Sabina qui, pendant la rédaction du Léonard, est en rapport étroit avec Freud
pour lui parler de son amour pour Jung, amour à la clé duquel il y a un enfant,
il vient à Freud d'écrire sur l'amour d'un homme pour sa mère qui précisément
est en relation inconsciente par italien interposé avec toujours ce même prénom.
Ce n'est pas tout car quel est l'autre tableau? La trilogie sainte Anne, Anna, la
Vierge et l'Enfant. Sainte Anne dont Freud remarque l'identité caractéristique
entre son âge, beaucoup trop jeune eu égard à celui de la Vierge, et l'âge de cette
dernière. Elles ont le même âge, comme Bertha-Anna pour Breuer par rapport à
sa mère. La jeune mère du fantasme de Léonard est décrite presque dans les

1. The Freud-Jung letters, London, Hogarth Press, lettres 133 à 139.


2. Sabina Spielrein entre Freud et Jung, Paris, Aubier-Montaigne, p. 132-133.
3. S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987.
4. S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1979, p. 214-215 et 238.
5. Voir sur ce sujet l'article de Robert Pujol, « Un nom à l'œuvre », in Les fins de l'homme, Colloque
de Cerisy, Galilée, 1980, dans lequel il met en rapport le nom de Freud, celui de la Joconde dans son
sens de joie, et le jeu, le spielerei avec le nom, dont Freud eut à souffrir pendant son enfance, ceci en
liaison avec le « vaincre de Vinci. Mais c'est une autre voie qui m'y a conduite, ou plutôt qui m'a
saisie.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

mêmes termes que ceux employés par Freud parlant de sa propre mère et la
représentation en est toujours Anna.
Anna, nom à la fois secret et ultra-clair de l'ana-lyse, mais aussi de l'amour,
de l'inceste et du sexuel, porte en lui à tout jamais l'impossible séparation de tous
ses éléments. Son parcours de chair et de sang débute à Freiberg pour se terminer
avec la double naissance d'Anna et de la psychanalyse; il se cache ensuite derrière
les mots. La représentation conjugue bien en elle le passé, le présent, et le futur.

Du passage de l'hypnose et de la suggestion à l'enquête psychanalytique Freud


écrit « Il satisfait aussi le désir de savoir du médecin, qui avait tout de même le
droit d'apprendre quelque chose de l'origine du phénomène qu'il s'efforçait de
supprimer par la monotone procédure suggestive1.» Il ne s'agissait pas seulement
pour lui d'avancer dans une démarche thérapeutique, il s'agissait de se satisfaire
lui-même dans son désir de savoir, avec même une revendication du type de celles
que l'on entend sur le divan: « j'ai tout de même le droit de savoir. »; savoir
quoi? Cette question formulée ainsi est toujours en dernier ressort celle qui
concerne les origines, nous le savons, de l'enseignement même de Freud. Que
savait-il de ce qui s'était passé entre Breuer et Bertha? Tout, mais aussi bien rien,
malgré le récit détaillé qu'il avait entendu, ceci au double titre de l'ignorance dans
laquelle nous sommes toujours de ce qui a pu se passer entre deux personnes, mais
aussi de ce que ce récit avait pu produire et rejoindre en lui qui inévitablement le
transformait, en fonction de ses propres représentations. Anna est le nom d'un de
ces trajets.
Cette scène, écoutée par Freud, présente absolument tous les ingrédients de
la scène primitive telle qu'il l'a décrite. Je ne m'attarderai pas sur la figure de
Breuer, de quatorze ans son aîné, et occupant une place unique dans son histoire
appelé le plus souvent ami, une fois maître, il est surtout marqué par le rôle de
père, je dirais charnel, qu'il a joué pour Freud. Voici, par exemple, ce qu'il en dit
dans l'analyse d'un rêve intitulé « autre rêve absurde de père mort » « Les premières
phrases du rêve indiquent sous un voile transparent, que ce confrère avait pendant
un temps pris à sa charge les obligations que mon père ne pouvait plus remplir
(frais, hospitalisation); et, lorsque nos relations amicales commencèrent à se défaire,
je tombai dans le même conflit de sentiments que celui qui est imposé par le rôle
et les mérites passés du père lorsqu'il se produit une brouille entre père et fils 2.»
Il y a tout l'amour, l'ami, le père, la mort, la brouille et non la haine, le respect
et les devoirs rendus. Qu'il ne s'agisse pas du père réel ne fait que favoriser l'accès

1. Freud présenté par lui-même, op. cit., p. 33.


2. L'Interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1980, p. 373-374.
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

direct aux fantasmes originaires. On retrouve donc dans la scène le coït parental,
avec l'ignorance de ce dont il est question, la dimension sadique (le rapport de
Breuer nous renseigne d'abondance sur les périodes d'agressivité de Bertha et ses
moments de révolte, laissant plus qu'entrevoir ce qu'elle a pu ressentir de pression
exercée sur elle), l'inceste, là encore rejoignant les fantasmes originaires par voie
directe, le tout recouvert par l'amnésie et le refoulement, pour resurgir sous forme
interprétative lorsque les mots étaient là pour le penser. Enfin, ce qui nous concerne
plus particulièrement, entraînant une compulsion de répétition (dont on sait qu'elle
fut mise par Freud au compte des inscriptions phylogénétiques), dans la tentative
de reproduire le même et dans l'ignorance de la nature de la chose qui serait à
répéter. Ur, l'originaire mais aussi l'intemporel, commence à laisser sa trace, pour
inscrire la scène entendue par Freud, non seulement dans l'histoire, mais dans la
préhistoire, rejoignant ainsi l'originaire pour et par lui, et par voie de conséquence
pour nous aussi. « Au début était l'acte nous dit Freud dans Totem et tabou, se
référant au meurtre du père, et dans la lignée des hommes; mais ce qui a déterminé
et précédé cet acte fut l'inceste avec les filles, premier acte de la préhistoire au
même titre que la méthode cathartique qualifiée par Freud de « préhistoire de la
psychanalyse» dans la Selbsdarstellung. À l'aide de l'hypnose puis de la suggestion,
suivies de la libre association, commence une multiplication de situations semblables
un homme, une femme qui, sous couvert de la recherche d'une cause première
aux névroses et d'une cure thérapeutique, reproduisent ce pourquoi ils sont là sans
le savoir une histoire d'amour dont le sexuel entre eux, de ne pas être dit comme
tel, n'en est pas moins là. L'objet de la recherche non seulement se confond avec
l'outil mais le dissimule. Au point où nous en sommes, disons la publication des
Études et la naissance d'Anna, Freud est l'objet d'une scène primitive entendue,
fantasmée puis oubliée, et soumise à la répétition, alors que ce qu'il vit c'est
l'amour de ses patientes pour lui, cet amour dont il dira jusqu'à la fin de sa vie
qu'il constitue l'objet même de la psychanalyse. Mais c'est aussi le temps de la
théorie de la séduction, et le questionnement sur le rôle du thérapeute dans
l'émergence de cet amour est à l'horizon. Dans la nécrologie de Breuer que relève-
t-il de novateur? le temps et la libido; les heures passées avec la malade du
« célèbre premier cascomme il l'appelle et « l'intérêt personnel », « la libido
médicale ». On ne saurait mieux dire.
Breuer fut pris dans un réseau de signifiants et dans un amour de transfert
dont la genèse lui échappa et qui le remplit d'effroi. Freud, lui, était prévenu
même s'il avait tout oublié. C'est en connaissance inconsciente de cause si on peut
dire qu'il a décidé de tout recommencer. C'est en tant qu'inaugurant la répétition
et parce que cette répétition concernait la scène primitive avec à la clé la naissance
d'un enfant qu'on peut parler de descendance sinon encore de généalogie (je fais

1. S. Freud, Totem et tabou, Paris, Payot, 1967, p. 185.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

ici une différence). C'est à ce titre, qu'aussi loin que l'on puisse pousser l'étude des
textes, l'inconscient, structuré comme et avec la scène primitive, du fait de ses origines,
ne saurait être connu en dehors de cette remise en scène. L'amour, effet et attente de
la mise en acte analytique, ne saurait manquer au rendez-vous.

Au regard de cette première configuration qui représente notre histoire et


notre préhistoire clinique, et sur laquelle l'analyse freudienne continue de fonc-
tionner, quatre questions se posent
La première est celle-ci dans quelle mesure l'effet est-il le résultat de l'attente ?
Une réponse, qui rendrait les deux indissociables, soumettrait toute notre pratique
à un fantasme, celui de Freud alors qu'il entendait Breuer parler de Bertha
Pappenheim. Si de son propre aveu, l'objet de la psychanalyse est l'amour de
transfert et que nous ne puissions travailler qu'en fonction de notre attente croyante
par quel artifice ne le trouverions-nous pas, ne surgirait-il pas? Dans la lettre à
Martha de 1883, en réponse aux inquiétudes de celle-ci devant les confidences de
Breuer sur l'amour de Bertha, comment Freud la rassure-t-il ? « Il faut être un
Breuer pour que cela arrive », sous-entendu pour que les patientes tombent
amoureuses. Toute l'attente n'est-elle pas contenue dans cette assertion?
Deuxième question en étroite relation avec la première dans quelle mesure
la structure du dispositif et celle du processus analytique sont-elles inter-dépendantes
d'une part, et, d'autre part en étroite dépendance de l'origine de la découverte?
En d'autres termes, est-il si sûr que les femmes soient à leur place sur le fauteuil
et les hommes sur le divan pour procéder à une analyse freudienne? Il y a une
particulière adéquation entre premièrement, le fantasme originaire de la scène
primitive pour chacun d'entre nous, que nous soyons analystes ou non; deuxiè-
mement la structure de la scène originaire de la psychanalyse; et enfin troisièmement
le dispositif analytique structuré dans le rapport hystérique à l'autre, quels que
soient la névrose d'origine de l'analysant ou son sexe, c'est-à-dire dans un féminin
qui se cherche et qui s'affole d'autant plus que se dérobe la réponse à sa question
sur la nature du désir de l'autre. Est-il si sûr que le phallus imaginaire attribué au
sujet supposé savoir puisse être du côté du fauteuil pareillement investi chez une
femme et chez un homme, elle s'identifiant au désir du patient d'également l'avoir
et lui ayant à s'arranger de ses pulsions libidinales pour en faire bon usage dans
l'analyse? Comment joue le rapport à Freud pour l'une ou pour l'autre, à la fois
dans la lignée des générations et dans l'identification sexuée?
Troisième question l'inceste est partie prenante de la première scène, Breuer
est pris entre mère et fille, et nous savons comment un autre couple Sigmund-
Anna s'est substitué au premier de la cure et du fantasme. Quel est le poids de
cette première configuration dans notre attente du repérage de ce volet du complexe
d'Œdipe? Là encore, dans ce moment de rencontre entre l'ontogenèse et la
phylogenèse non seulement de l'individu mais aussi de la psychanalyse, il y a
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

particulière adéquation entre le dispositif, favorisant l'émergence de l'infantile et


du féminin et l'objet de la découverte et/ou de la recherche. Ne faut-il pas
s'interroger dans ce cadre de réflexion sur la trouvaille par Freud chez toutes ses
patientes d'une scène de séduction réelle par le père avant l'abandon de sa neurotica,
avant donc la reconnaissance de la part de fantasme dans ces révélations? Mais,
fantasme de qui ? S'agit-il seulement de celui des patientes ? Qu'attendait-il et nous
après lui pour à chaque fois le retrouver? Avait-il le fantasme inconscient de la
réalité de la grossesse de Bertha? Si le transfert n'est pas encore nommé dans les
Études, la représentation du thérapeute substituée à la représentation d'origine
existe déjà sous forme descriptive. Or que théorise Freud au même moment la
théorie de la séduction faisant du sujet la victime passive de la sexualité adulte.
Quatrième question, enfin, quelle est la représentation-but inconsciente de
l'attente croyante? Une des différences entre l'analyse thérapeutique et celle de
formation, si on admet qu'il puisse y en avoir une, ne se nicherait-elle pas là, entre
le pur coït et l'engendrement? Car enfin, si deux personnes se rencontrent pendant
tant d'heures et avec tant de libido de part et d'autre comme le dit Freud à propos
de l'innovation de Breuer, il faut bien opter entre l'un ou l'autre ou passer de l'un
à l'autre.

Pendant ce temps-là.
Pendant ce temps-là une autre scène se joue, avec Fliess. Je ne relèverai que
quelques signes, et avant tout qu'il s'agit là d'une relation entre hommes et entre
hommes qui s'aiment d'amour, en tout cas pour l'un d'entre eux qui n'hésitera
pas, plus tard, à en reconnaître les fondements sexuels. Mais c'est sous couvert de
l'amour que deux événements vont advenir, et d'abord la construction de la théorie
sexuelle des névroses, c'est-à-dire la transformation du champ d'amour en champ
scientifique, opération inverse de la précédente. Que celle-ci n'ait pu se construire
avec Breuer, récalcitrant, n'est pas pour nous surprendre il y a des choses, en
particulier matrem nudam ou les émois avec les filles, dont on peut parler avec un
ami, voire un maître, mais pas avec un homme dont la représentation consciente
est un équivalent paternel. Qui pourrait affirmer que la réticence de Breuer ne fut
pas inconsciemment induite par Freud lui-même devant l'enjeu en question?
Toutefois Breuer, ami et médecin de la famille Fliess, est omniprésent tout au
long de la relation entre Fliess et Freud, ce que la sélection des lettres publiées
en français ne laisse pas soupçonner. Il est tout à fait clair à la lecture de
l'intégralité de la correspondance que les mouvements transférentiels de Freud
envers Fliess, et sa relation avec Breuer sont en permanence en très étroite
corrélation. Pour ne donner qu'un exemple, au plus fort de la brouille avec Fliess,
alors que Freud fait état du relâchement entre eux, voici ce qu'il lui écrit « Je
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

ne méprise plus Breuer et ce depuis un certain temps déjà; j'ai senti sa force. Si
son inclination pour les hommes n'était pas si timide, si contradictoire, elle
montrerait un bon exemple de ce en quoi le courant androphilique pourrait se
sublimer La relation Fliess Freud n'est pas seulement duelle, un homme, qui
fait fonction de père et de rival, est à l'horizon. Toujours est-il que le sexuel, dans
sa théorie, devient le langage au travers duquel se dit l'amour entre hommes, alors
que dans la scène de la cure c'est l'amour qui venait recouvrir le sexuel incestueux.

Cette relation inaugure une deuxième série parallèle à la première elle est
marquée par l'auto-analyse de Freud dans l'adresse à un homme, avec comme
points pivots la mort du père, la découverte du deuxième versant du complexe
d'Œdipe, c'est-à-dire l'entrée dans le champ analytique de la question du meurtre,
entraînant avec elle la disparition de la théorie de la séduction, préhistoire théorique.
La relation libidinale permet chez Freud, dans cette adresse, l'émergence du
féminin, pendant que se travaillent dans les rêves le meurtre et l'inceste. Ainsi est
faite une place aux hommes sur le divan, en étroite relation avec la création de la
théorie. La théorie se construit donc dans la mise en jeu de la bisexualité chez le
même, alors que la technique fut inventée par des femmes parlant à un homme.
Si la scène hétérosexuelle se répète du fait même de son estampille par l'originaire,
l'autre scène restera unique. Désormais pour Freud aucun homme n'occupera
d'autre place que celle de fils, malgré le désir de chacun des plus proches successeurs
d'occuper la place de Fliess, celle d'avant la rupture déclenchée précisément par
une question de paternité pour pouvoir réparer la blessure d'amour que ce
dernier provoqua, s'en sentant responsable comme s'il en était l'auteur, pour bien
souvent finir par prendre un chemin analogue, authentifiant, après coup, le bien-
fondé de la culpabilité. C'est Freud qui occupera désormais le lieu de réception
de la parole des hommes, c'est-à-dire le féminin et le désir de meurtre; assumant,
revendiquant même la place de père, mais toujours dans des relations où l'amour
de transfert entre hommes, avec toutes ses complications, sera le lieu de la création
et de l'avancée théorique. C'est ainsi que la science, objet de ces couples homosexuels,
deux hommes, puis un père et des fils, viendra, dans une reprise symbolique,
sexuer l'enfant de la cure, et lui donner le statut de fils, inaugurant cette fois, et
quel que soit le sexe des futurs analysants, à condition qu'ils deviennent eux-
mêmes des analystes, c'est-à-dire des transmetteurs et des créateurs de théorie,
inaugurant donc l'arrivée non plus seulement des enfants de l'amour mais d'une
descendance, d'une généalogie, la lignée des générations venant relayer et étayer
la différence des sexes. Par ce chemin, la scène primitive de l'analyse, Freud
écoutant Breuer lui parler d'Anna 0 avec un enfant à l'horizon préhistoire de
la clinique, et en étroite relation avec les fantasmes originaires va se conclure

1. The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess, 1985, p. 447.


QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

après l'avoir précédée par la préhistoire de la civilisation analytique, celle du père


de la horde et de la succession des analystes, pour former l'originaire de l'analyse.

Nous voici donc en présence de deux séries toutes deux marquées par l'amour,
ses avatars, et le sexuel; toutes deux à l'origine de la psychanalyse, l'une concernant
la cure et les avancées techniques, l'autre la création théorique et la transmission
du savoir. Ces deux séries sont, au moment où s'invente la psychanalyse, aussi
interpénétrables et inséparables que l'est la transformation de l'amour en science.
La figure du père préside aux deux. Le transfert, pour les deux, en est le véhicule
et la nécessité.

En quoi tout ceci nous concerne-t-il aujourd'hui?


Lorsqu'un analysant se demande d'où vient son analyste, il faut, c'est le moins
qu'on puisse faire, rapporter cette question à sa problématique individuelle.
Cependant cette interrogation est-elle tout à fait la même dans son sens et dans
ses implications si l'analysant est un futur candidat analyste? Autrement dit n'est-
elle à considérer que comme l'expression de sa curiosité quant à ses origines
personnelles dans la relation transférentielle ou bien peut-on soutenir que son être-
analyste même dépende de la réponse à cette question, que la réponse soit formulée
ou non? De la position que chacun de nous prendra par rapport à cela dépendra
ni plus ni moins que l'essence de notre idée de la formation. La question du
candidat peut prendre deux formes par qui l'analyste fut-il analysé ? À quelle
société appartient-il? Il n'est pas indifférent qu'à ses deux dernières questions la
réponse soit qu'il appartienne ou non à la même société que celle de l'analyste
qui l'a lui-même formé (troisième génération donc). Il n'est pas indifférent qu'il
transmette quelque chose qui provienne d'une réunion ou d'une séparation.
L'analyste n'est pas porteur des mêmes signifiants analytiques s'il se trouve dans
la même position que Freud joignant en lui, en tant qu'analyste, la scène analytique
et la scène scientifique, ou s'il y a clivage entre les deux quant aux origines, c'est-
à-dire en lui-même, quelles que soient les raisons qui ont procédé à cette séparation
(où, bien sûr, la géographie n'a rien à voir). De la même façon il n'est pas
indifférent pour une société analytique que les analystes en formation viennent de
la maison, heim, ou de l'étranger, scindant là encore l'amour du scientifique, celui-
ci étant alors débarrassé de toute la charge libidinale et meurtrière qui fut
indispensable à Freud et à ses successeurs, immédiats pour théoriser l'analyse.
L'auto-analyse, moteur de l'avancée théorique de chacun d'entre nous, et qui, on
le sait, se poursuit avec chacun de nos patients, mais qui n'a d'« autoque le nom,
toujours dans une adresse au premier du transfert, celle qui permet en dernier
ressort que l'analyste de sa propre cure devienne un jour un autre, au sens fort,
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

travail qui ne peut se faire que bien après la fin matérielle de l'analyse, cette auto-
analyse-là, donc, risque d'être amputée d'une partie de ses potentialités si l'analyste
est congédié, dans la réalité, du champ analytique. La transformation de l'amour
en science, cela s'apprend-il ou cela se vit-il, là est la question.
En revanche, qu'il y ait « tropde transfert, ou que ce travail ne se fasse pas,
ou qu'il ne se fasse qu'avec l'analyste et non dans un rapport aux transferts latéraux,
tout cela peut entraîner les analystes dans des mouvements de haine et d'exclusion
réciproque qui deviennent rapidement incontrôlables, avec le risque de retentir
aussi bien sur le travail théorique que sur celui avec les patients, et la question de
scissions, ou de départs individuels peut alors se poser. Mais n'est-il pas étrange
que l'Association Psychanalytique de France issue justement d'une séparation, celle
d'avec Lacan, ait inscrit plutôt d'ailleurs dans sa philosophie que dans ses statuts,
la séparation non seulement théorique mais d'appartenance entre la cure, lieu de
la scène primitive au sens où il y a à en rendre compte, et la transmission
théorique ?

Le paysage analytique français, toutes Sociétés confondues, est actuellement


occupé par trois courants se réclamant de Freud, mais dont deux ont en fait adjoint
un autre nom, je dirais plus à la place qu'à côté de celui de Freud, bien que leurs
initiateurs se réclament, eux, de lui. Comment joue pour chacun d'entre eux la
question de l'originaire de l'analyse freudienne telle que j'ai essayé de la dégager?
Ceux qui se réclament de Melanie Klein ont dans leur horizon une femme
sur le fauteuil. On remarque quatre différences qui me paraissent importantes
Prévalence de la haine sur l'amour, objet de la psychanalyse freudienne.
Prévalence des processus centrés sur l'intérieur du corps et moindre impor-
tance accordée aux mots en tant que tels.
Orientation essentiellement an-historique de l'analyse.
Enfin le fantasme des « parents combinés o, présent certes chez Freud mais
comme étape précocissime, prend ici une place de premier plan.
Au regard de ce qui a pu être repéré comme originaire de la psychanalyse,
ne pourrions-nous lier l'éclipse de l'amour au profit de la haine, d'une part, au
fait que deux féminins se trouvent ainsi aux prises l'un avec l'autre, celui de
l'analyste et celui inévitablement engendré par la situation du divan, et alors en
effet les objets internes de l'un comme de l'autre deviennent les objets d'investigation,
au détriment du dehors, c'est-à-dire du phallus et de toutes ses métaphores, mais
aussi au fait que la relation, devenant homosexuelle dans sa structure même, livre
l'autre du couple à l'incorporation. À défaut d'objet tiers, il devient urgent de
combler tous ces vides par la profusion de la seule monnaie d'échange valide dans
cette situation des interprétations à profusion.
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

Mais alors n'en serait-il pas de même pour toutes les femmes analystes, y
compris les freudiennes? Précisément non, à cause de la représentation de la scène
hétérosexuelle dont elles sont porteuses. Si Melanie Klein, elle, se réclamait de
Freud, clamait même sa légitimité, ses successeurs se réclament d'elle, et cela fait
la différence. Cela donne deux types d'analyse, et sans porter de jugement de valeur
sur l'incidence plus ou moins curative de l'une ou de l'autre, il reste que lorsqu'un
courant écoute l'autre, il est saisi d'un sentiment de non familière étrangeté.
Une confusion risque de se produire entre identification à une figure de
référence, et fantasme de scène primitive à l'œuvre dans une cure. Je ne souhaite
pas mettre l'accent sur la différence qu'il peut y avoir à s'identifier à une femme
ou à un homme, ni sur les incidences du sexe anatomique de chacun des participants
de la scène, mais sur les retombées du couple dans sa constitution fantasmatique,
en ce qui concerne la descendance analytique, si ce couple homosexuel devient
un couple pouvant fonctionner comme originaire et non comme relais, étant
entendu encore une fois que quel que soit le sexe de l'analysant, c'est du féminin
qu'il s'agit sur le divan dans la structure de la cure, et dans le fantasme la
concernant quant à la descendance.

En ce qui concerne les lacaniens, et toujours au regard de cet axe de travail,


par quelle alchimie Lacan s'est-il posé comme objet d'amour non seulement de
ses patients, mais de tous ses élèves, auditeurs, supervisés, et même lecteurs?
D'une certaine façon cela retire l'amour de la cure comme lieu de son déploiement
non pas chez l'analysant mais chez l'analyste qui, sûr de le trouver partout, peut
se permettre d'avoir une foule de patients dans sa salle d'attente et ne pas se
donner le temps d'en jouir. L'amour devient anonyme. Anonyme et déplacé.
Nous avons vu comment entre mère et fille, à partir donc de l'analyste, le
transfert amoureux venait recouvrir le sexuel, alors que la création théorique, la
théorie du sexuel, et la transmission se faisaient ailleurs, entre hommes, mais en
relation d'impossible séparation d'avec la scène. Si le temps et la libido médicale
sont retirés de la cure, il ne reste que la scansion du sexuel, c'est-à-dire la scène
primitive au sens du pur coït, donc de la multiplication des partenaires mais dans
l'anonymat de l'adresse. De son propre aveu Lacan s'est situé comme père hordique
d'un nouveau clan, et, le père de la horde, les femmes et les hommes aussi d'une
certaine façon, il les baisait! Il y a ici particulière adéquation entre le fameux « La
femme n'existe pas, il n'y a que des femmeset la multiplication de la salle
d'attente. Lorsqu'on a depuis toujours dans l'oreille qu'un symptôme est un
compromis, il n'est pas indifférent d'annoncer que « la femme est un symptôme x.
Il ne reste plus en effet que le sexuel dénué de tout rapport, qui n'existe pas plus
que la femme. Tout se retrouve. L'inconscient de la théorie de la cure se parle
dans la science. Le sabotage de la cure d'amour entraîne la libido sexualisée sur
la structure du discours qui, devenant le seul lieu de jouissance de celui qui
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

l'énonce, dans un rapport donc masturbatoire à son propre dit, ne se souciera


guère de se faire entendre de l'auditeur. Le scientifique, débarrassé de l'amour de
la cure, retrouve en lui toutes les caractéristiques des pulsions sexuelles. C'est sur
lui que s'effectuera le découpage de cheveux en quatre, que s'exercera le parcellaire,
le démonique.

Se poser comme fondateur annule aussi la généalogie analytique en amont.


Cela suppose l'auto-engendrement et une des conséquences, qui fait également
fonction de preuve, de témoignage, fut le désintérêt des élèves de Lacan pour
l'oeuvre freudienne. Cet acte le mit du côté du père d'une nouvelle horde et non
du côté des fils, comme le reste de la communauté analytique. Là encore, cela se
retrouve dans la théorie, car, fut-il un nom du père plus forclos que celui de
Freud chez ceux qui se réclament exclusivement de Lacan? Enfin l'auto-engen-
drement évoque aussi tout ce qui tourne autour de la parthénogenèse, c'est-à-dire
de la mère toute-puissante, toujours sans scène primitive, et cela aussi peut laisser
des traces. Une des suites institutionnelles de cela sont que la mort, sous la forme
du meurtre du père dans la descendance comme dans la théorie, mais également
(voir la question du « désêtre »), celle du suicide comme seul acte réussi, prend le
pas sur la question de l'amour, et on ne parlera plus que de « l'horreur» de l'acte
analytique.
Cependant, pour la descendance, le meurtre du père n'est pas sans gain, ce
meurtre qui pour nous et par rapport à Freud n'a pu se faire que sur le texte, et
encore! Qui pourtant se fait tous les jours et ne peut se juger qu'à l'aune des
compromissions de chacun de nous, dans notre pratique ou dans notre théorisation.
Mais toujours en alléguant une certaine légitimité. Ceux qui véritablement ont tué
Freud, de son temps, ne firent plus partie de ses fils, formant des scissions, des
écoles parallèles ne se référant plus ni à Freud, ni à son nom, ne se réclamant
plus de lui. Pour Lacan, au contraire, parmi ceux qui l'ont quitté, de son vivant,
nombreux sont ceux qui continuent de se réclamer de lui, de son nom et de son
enseignement, plus particulièrement ceux de son école, mais pas seulement eux.
À défaut de scène ils ont un Père Mort qui fonctionne peut-être, à ce titre et pour
eux, autrement et bien mieux que ne le ferait Freud.
J'ai eu l'occasion d'exposer que, pour moi, la question du meurtre n'est pas
l'affaire des femmes', qu'elles n'en sont pas les héritières, sinon par une figure
d'emprunt, hérédité croisée, dit Freud. Il est possible que pour les femmes, la
rupture avec Lacan ne joue pas le même rôle, sinon par le biais de la bisexualité
et des identifications secondaires, que pour la descendance masculine. Ni en ce

1. Danielle Margueritat, « Le deuxième non », Documents et Débats, n° 39, 1992 (Bulletin intérieur
de l'Association psychanalytique de France).
QUAND FREUD ÉCOUTE AUX PORTES.

qui concerne le gain, ni en ce qui concerne la culpabilité. Mais, pouvons-nous


pardonner à Lacan d'avoir saccagé la scène primitive de l'analyse, la scène d'amour ?

Si la question « qui suis-je ? » ne peut s'inscrire que dans une référence aux
lignées parentales, il peut paraître tout à fait fou de penser qu'il pourrait en être
autrement pour l'être analyste, qu'il pense ainsi se conformer à sa filiation d'origine
ou la récuser. La folie serait celle à la fois d'un rapport direct à Freud, d'un auto-
engendrement de l'analyste et d'une conception parthénogénétique de la filiation.
Elle rejoindrait celle d'une vérité indépendante de celui qui la transmet, dans la
négation de l'inconscient de l'autre et de son historicité familiale et sociale. À
moins que, pire, le sujet ne nie toute transmission, et ne se prenne lui-même pour
l'inventeur de la psychanalyse, donnant lieu alors, chez ceux qui le suivraient, à
l'obligation de défendre ses idées jusqu'à ce que mort freudienne s'ensuive.
L'originaire occupe cette position très particulière de tenir sa légitimité de sa
descendance qui, à son tour, lui imprime sa marque. Chaque futur analyste devrait
ainsi pouvoir conjoindre en lui-même la scène d'amour et la science, comme ce
fut le cas pour Freud et pour les pionniers après lui, non sur le mode de la
juxtaposition ou de l'addition d'éléments hétérogènes, mais sur celui de l'impossible
séparation des éléments de la bisexualité psychique. Cette nécessité pourrait servir
de base à toute théorie de la formation. Cependant, et quelles que soient par
ailleurs nos convictions, n'oublions jamais que cette théorie comme et peut-être
plus que toute autre repose sur nos fantasmes concernant l'originaire. Alors,
battons-nous pour nos fantasmes, mais ne prétendons pas détenir la vérité.

DANIELLE MARGUERITAT
Michel Gribinski

À L'ITALIENNE

J'ai mis longtemps avant de me décider à travailler. J'avais trouvé mon titre,
« À l'italienne », depuis plusieurs semaines, et j'attendais de lui qu'il écrivît cette
étude à ma place. Ce titre qualifiait dans mon esprit un dispositif scénique, dit « à
l'italienne », dont la structure baroque a depuis quatre siècles organisé le théâtre
autour de l'illusion représentée. Cela désignait l'ordonnance de l'illusion, ou un
état logique de l'éphémère et du changeant, ou encore des lois du sens dessus
dessous, quand c'est l'envers des choses qui est la perspective du discours parce
qu'on échoue à comprendre la réalité, et que le discours qui en dévoile la machinerie
s'entend du même coup depuis ses propres coulisses. D'un autre côté, ce titre
évoquait ces comédies un peu lourdes, un peu farces, Mariage à l'italienne, Divorce
à l'italienne, qui étaient construites presque à l'inverse de l'illusion théâtrale car
leur ressort est la fidélité aux lois du genre. Ces comédies de l'absence de surprise
reposaient sur l'union définitive du couple, comédies de la forme fixée par la loi
et rigidifiée par les conventions mêmes de ce qu'il est, à tort, convenu d'appeler
marivaudage.
Mais mon titre ne voulait toujours pas travailler à ma place, alors un jour je
me suis décidé. Faire du thé, c'est-à-dire d'abord détartrer la bouilloire, puis réparer
les dégâts, et expédier ensuite quelques tâches devenues urgentes, ne suffisant pas
à remettre à demain, il est apparu indispensable d'envoyer à un camarade pas vu
depuis longtemps un mot pour me plaindre un peu de ma difficulté à travailler.
J'ai attrapé plus que choisi une carte postale représentant une scène nuptiale que
le voyageur de Toscane connaît bien. C'est, dans un cycle d'histoires profanes, une
fresque qui se trouve dans la salle de la Podestà, Palazzo del Popolo, à San
Gimignano. Souvent et faussement attribuée à Niccolô di Segna, elle a été peinte
au début du xiv*' siècle par Memmo di Filippuccio. C'est une nuit de noces. À
gauche, au premier plan, une servante va fermer le rideau du grand lit, et semble
le retenir un moment encore. Dans le fond, à droite c'est-à-dire à la tête du lit, le
marié, une tunique jetée en travers de l'épaule, s'apprête à entrer dans les draps
dont l'un est rabattu sur une extraordinaire couverture à grands carreaux verts et
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

ocre. La mariée est déjà couchée très au bord du lit, très éloignée de l'homme qui
entre, et elle lui tourne le dos. Elle a ramené sous sa tête un des deux coussins
de soie sombre posés sur le traversin blanc. Allongée sur le côté, face au spectateur,
un bras au repos sur le drap qui dégage des seins très ronds, très hauts et très
présentés, la mariée a les yeux fermés et sur le visage un air de rien elle fait
semblant de dormir. Dans un instant elle fera semblant de se réveiller, ou peut-
être même continuera-t-elle à faire mine de dormir. C'est cela, il fera le travail à
sa place. Avant de signer ma carte postale et après avoir écrit à l'ami que j'allais
sans doute renoncer, j'ai impulsivement rajouté la dormeuse, c'est moi (!). Mon
titre est donc aussi pour saluer cette Italienne à qui je dois de m'être retrouvé là
où je ne m'attendais pas.
Pour rester un moment encore dans cette chambre nuptiale, une autre fresque,
oubliée par les guides, montre un homme âgé à quatre pattes. Une jeune femme
entièrement vêtue le chevauche et le fouette avec une sorte de martinet. Je laisse
jusqu'à tout à l'heure qui ne la connaîtrait pas deviner l'identité de cet homme.
Dans un angle, la même femme montre cette même scène à un homme plus
jeune. Symétriquement par rapport à une fenêtre, une autre scène encore montre
un couple en train de lire lui est penché sur le livre, elle suit, sagement, par-
dessus son épaule. On s'accorde à reconnaître dans ce livre L'Art d'aimer, d'Ovide.
Ces scènes sont génitales. Dans un de ses propres rêves où il chevauche un
cheval en s'y trouvant comme chez lui, rêve qui se termine en terre étrangère,
Freud emploie la réflexion d'une patiente on pourrait dire la patiente, c'est lui!
qui remarquait l'homophonie entre « vers l'Italie » gen Italien, en deux mots, et
« parties génitales Genitalien, en un seul mot 1. Comme l'indique précisément
ce jeu de mots, le statut géographique, qui est toujours et aussi un statut mental
ou métapsychologique, le statut géographique de la génitalité est particulier la
génitalité est toujours au centre, et toujours au loin, toujours chez soi et toujours
en terre étrangère. Et elle établit des relations fixes avec ces deux pôles imprécis,
avec le milieu proche et la distance éloignée, avec le chez-soi et le chez les autres,
des relations suffisamment fixes et stables pour être traitées par l'inconscient et
autoriser par exemple les mots d'esprit ou les représentations dans les rêves, ou
encore le refoulement actif d'une attente et sa méconnaissance. Mais ces relations
sont aussi suffisamment chargées d'énergie, et dans un déplacement suffisant (et
suffisamment permanent) pour, en retour, décrire l'inconscient et le traiter pour
lui servir de modèle. Ainsi, dans une autre fresque de cette chambre nuptiale, les
mariés se lavent, assis dans un grand baquet. Leurs yeux aussi sont lavés, et ils se
regardent avec leurs clairs visages et une intensité qui frappe dans ces figures de
peu d'expression peintes vers 1310. Elle a posé la main sur son bras, à lui, tendu
vers son sexe, à elle, touché derrière les parois de bois cerclé du baquet. Que l'on

1. S. Freud, L'Interprétation des rêves, P.U.F., 1967, p. 204 (gen, forme poétique de gegen).
À L'ITALIENNE

s'introduise dans l'ordonnancement paisible ou extravagant de ces scènes génitales


moi, à mon insu, dans le grand lit, un autre, à son insu peut-être, dans le baquet,
et nous tous dans les deux scènes qui opposent la chevauchée criante à l'intelligence
encore immobile et silencieuse du livre et du ménage, qui opposent la folie
amoureuse à ce que l'Arioste appelait il gran senno, le grand sens (c'est aussi une
chevauchée extravagante qui figure la folie d'amour d'Orlando furioso); que l'on
s'introduise dans ces scènes, et il n'en faut pas plus pour qu'elles changent de
scène. La description devient alors problématique, quelque chose s'est mis à se
défaire, une défaillance s'est inscrite dans l'enjeu qui en devient immaîtrisable. En
psychanalyse où l'on ne peut décrire que ce qu'on ne voit pas, la description de
ces scènes qui ont changé de scène n'aboutit qu'à des représentations fuyantes et
insaisissables, et porteuses de déplaisir. Ces scènes ne sont chez elles ni dans
l'intimité ni dans le hors de soi, et elles ne sont pas non plus chez elles chez nous,
je veux dire en psychanalyse, là où, à tous, il nous est arrivé de croire que nous
étions chez nous. Mais la description analytique de ces scènes n'aboutit pas (on
sait que Freud conclut sa recherche dans l'Homme aux loups par un non liquet,
un « ce n'est pas clairqui suspend le jugement). Avec leurs perspectives déréglées
par l'impossibilité où nous sommes de nous y situer autrement que par un
mouvement subreptice, quelque chose de d'autant plus furtif que le point d'iden-
tification qui l'appelle est imperceptible avec leurs perspectives rendues clandes-
tines parce que nous n'avons rien à y faire, que nous y sommes des spectateurs
clandestins mais que nous n'avons soudain plus d'autre place; avec ces perspectives
non euclidiennes qui mélangent si bien l'intérieur et l'extérieur, le devant et le
derrière, l'homme et la femme, et où bientôt on serait à sa place à elle plutôt qu'à
lui, les scènes primitives réclament des essais de formalisation elles réclament
qu'on leur donne un sens, pour que elles, ce soit nous, pour que nous nous
retrouvions dans ce méli-mélo qui s'est passé totalement de nous. Ah, on peut le
dire sans nous, ces scènes seraient incompréhensibles. Elles nous ont dérangés,
mais nous le leur avons bien rendu. Ce couple de parents qui ne songeaient qu'à
eux ainsi qu'à n'importe qui d'autre, et même à n'importe quoi d'autre si toutefois
même ils songeaient-, nous l'avons mis au service de la pure théorie, et nous en
avons fait un élément de la structure de notre pensée de l'originaire. N'est-ce pas
une singulière revanche? En souhaitant donner à l'accouplement de nos parents
un lieu à part aux limites de la métapsychologie, il est bien possible que nous
l'ayons installé bien au centre de la terra fort peu incognita de l'objectivation et de
la compréhension. Mais si l'on revient à une des origines du signifiant lacanien,
c'est-à-dire à la mise en place saussurienne du signe, les scènes primitives sont des

1. Je trouve très significatif de ce point de vue le titre d'un article de Bertram D. Lewin, « A Detail
in the Primat Scène (mes italiques), in The Image and the Past, International University Press, New
York, 1968, p. 26.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

référents, des désignés. Face au signifiant et au signifié, elles occupent pleinement,


comme de plein droit, la chose et le statut de désignation de la chose, à la fois
avant que le fantasme ne s'en empare et avant que le signifiant lacanien ne tente
de les (« chose » et désignation) fixer. En disant « signifiant lacanien », j'entends
l'usage du signifiant que nous faisons désormais en psychanalyse, quel que soit le
nom que nous donnions à ce signifiant. Mon propos est donc de revenir au désigné,
à ce statut impossible de la chose, qui évolue entre la sélection la plus aiguë d'un
détail que le geste déictique du doigt tendu semble encore trop vaste pour piquer 1,
et le trouble immédiatement introduit par la désignation car que va-t-on désigner
qui n'ait pris la place d'une pensée, et surtout pour qui va-t-on désigner ? On sait
que celui qui désigne se détourne de ce qu'il montre, puis revient à l'objet en se
détournant de celui à qui il a montré. La description, là, suit le mouvement même
du détournement, elle en épouse les contours, et elle les reproduira dans l'analyse.
La description de la scène primitive ne peut se faire que de façon détournée, plutôt
que déplacée, en quoi elle répond au mouvement par où les scènes primitives, qui
nous impliquent en nous refoulant, échappent à notre prise. Les usages du signifiant
sont à cet égard secrètement défensifs, tandis que la référence au désigné fait appel
à des défenses plus déclarées et comme à ciel ouvert, puisque leur rapport à
l'interdit est encore perceptible, et que là commencent à la fois la fiction et le
plaisir l'usage que l'on fait du désigné participe du récit. Autrement dit, c'est un
divertissement (« la seule chose qui nous console de nos misères ».) que proposent
les scènes. Divertissement ou détournement, et non déplacement,'car on entend
aussi dans le divertissement la question du plaisir et du déplaisir, et dans le
détournement, quelque chose qui ramasse dans un même mouvement le trajet des
pensées face au couple des parents accouplés non que seulement la pensée se
détourne de cet objet qu'elle ne peut appeler son objet, mais aussi que cette
représentation ne devient scène primitive que dans le mouvement de détournement
de son sens, et ce mouvement n'est pas différent de celui qui empêche d'y faire
face (que ce soit lors d'une scène effective ou dans sa représentation). Divertissement
divertimento est aussi un terme de théâtre, et nous allons bientôt voir Freud,
au théâtre, se détourner d'une scène qui n'a pas répondu aux règles du divertissement
théâtral.

La formule du dispositif théâtral dit « à l'italienne place le public devant le


spectacle, qui se déroule à distance, derrière une paroi fictive, une sorte de quatrième
mur imaginaire les acteurs ne sont pas supposés savoir qu'ils sont regardés et

1. Evelio Cabrejo-Parra, « Deixis et opération symbolique », in Deixis, colloque en Sorbonne, 8 et


9 juin 1990, P.U.F., 1992.
À L'ITALIENNE

écoutés quand ils jouent. Scène et salle sont donc séparées. Entre la scène et la
salle l'illusion théâtrale, autorisée précisément par cette séparation. Cette formule
est responsable du théâtre tel qu'en général nous nous le représentons, qu'il s'agisse
de l'architecture intérieure de l'édifice (dont le premier exemple et le plus parfait
se trouve à Vicence, au Théâtre Olympique construit par Palladio en 1580, d'où
dérivent toutes les salles dites « à l'italienne »), ou qu'il s'agisse de la structure
même de la pièce de théâtre ainsi que des ressorts de son effet sur nous, c'est-à-
dire de l'identification. La séparation fondamentale entre eux qui jouent et moi qui
regarde installe une illusion qui rend possible que je me glisse ici ou là, entre eux,
en elle, en lui. Pour qu'il y ait identification, il faut que salle et scène soient
séparées, que l'idée même de l'unicité soit rompue, et c'est ce que réalise le théâtre
à l'italienne.
Ce dispositif dont l'élaboration est la plus achevée au xvi~ siècle n'a pas
toujours été en vigueur. Les tréteaux médiévaux disposaient par exemple les
spectateurs autour du spectacle. Le théâtre antique également, lorsque la cité se
faisait théâtre et qu'elle se prenait elle-même, ainsi que l'écrit Vernant, comme
objet de représentation, qu'elle se jouait elle-même devant le public et que le mythe
instruisait non tant le spectateur que le citoyen 1 et peut-être est-ce pour cette
raison, à cause d'un dispositif scénique où la scène, prise dans une visée pédagogique,
est dépourvue de ce mur imaginaire, que la tragédie d'ŒJ:~ roi et sa représentation
sont plutôt ennuyeuses (lequel d'entre nous en a eu envie d'en retenir un seul
vers?), et qu'il y faut tout le savoir-faire de voyeur du spectateur pour que soit
reconnue, surtout par l'intellect, l'identification tant attendue. D'ailleurs n'est-il
pas amusant, et singulier, que Palladio ait conçu son théâtre pour une unique
représentation d'Œ roi de Sophocle la commande qu'on lui avait faite avait
cette seule raison en inventant une scène où règnent pour la première fois
l'illusion parfaite de la perspective, et la séparation absolue des acteurs et des
spectateurs? S'agit-il comme on le dit d'un contresens de Palladio, ou est-ce une
interprétation qu'il fit pour tenter de pousser Œ roi dans l'énigme de la vie
affective et de l'émotion théâtrale?
Nos auteurs contemporains souhaitaient détruire l'illusion théâtrale. Ils ont
donc détruit le dispositif à l'italienne, et ont inventé un théâtre sans cloisonnement
imaginaire, un lieu unique pour l'acteur et les spectateurs enveloppés et traversés
par l'action un lieu de déplaisir construit sur la reconstitution forcée et supposée
de l'unité. Le spectateur, en réalité radicalement exclu de ce dans quoi on
l'enveloppe, est mis dans des conditions assez voisines de celles qui président à
une « scène primitive » il ne peut ni participer, ni évacuer la question de la
participation. On est au plus loin de l'enchantement, ou de ce que Jean Rousset

1. J.-P. Vernant et P.Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, 1972.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

appelle le rêve éveillé au sens fort du mot Et c'est cela même qui déplaît si fort
à Brecht et à Artaud dans le théâtre à l'italienne, ce rêve éveillé. Cela déplaît à
Brecht de voir dans la salle « des silhouettes immobiles dans un état étrange ». On
dirait « une assemblée de dormeurs, ils sont comme envoûtés2 », ils ne communi-
quent pas entre eux. Pauvres spectateurs vus de la scène, pauvres rêveurs si légers
et si lourds, « victimes heureuses des sortilèges » comme on disait au xvii~ siècle,
pauvres illusionnés, le xxe siècle, le siècle de l'analyse, se chargera de leur apprendre
ce que c'est que la réalité de la scène.

Vers la fin du mois de novembre 1905, Freud sort d'un théâtre à l'italienne
en compagnie de son ami intime l'écrivain et éminent musicologue Max Graf,
pour qui il écrira quelques jours plus tard un petit article, six ou sept pages qui
ne seront jamais publiées de son vivant « Personnages psychopathiques à la
scène"
La scène n'était pas Szene, ni Schauplatz, mais die Bühne, c'est-à-dire exactement
la scène du théâtre à l'italienne, et on peut assez simplement reconstituer le
bavardage de ce soir d'hiver où les deux amis se retrouvent dehors, d'assez mauvaise
humeur Max Graf, qui est le père du petit Hans et fait partie de la Société
psychanalytique de Vienne, se passionne pour la jeune science, il est très animé et
c'est à peine si on a le temps d'allumer un cigare, de noter que quelqu'un vient
encore de détourner ostensiblement le regard et d'entrevoir une vérité nouvelle
que voilà Max qui demande si la psychanalyse pourrait expliquer pourquoi ils se
sont si fort ennuyés et même endormis toi aussi n'est-ce pas? pendant la
représentation. Pourquoi tant de déplaisir? Le titre était pourtant engageant, et,
plus, il avait quelque chose d'excitant pour ainsi dire en soi puisque cette pièce
s'appelle Die Andere, L'Autre, au féminin. L'autre elle, son double, l'autre femme
dans la femme, une autre femme que la femme. Et aussi l'auteur à succès c'est
Hermann Bahr promettait! Autrichien, jeune et talentueux, c'est lui qui a ranimé
le mouvement littéraire viennois. Écrivain naturaliste, ou vériste comme on dit
alors, il est depuis l'adolescence de tous les nouveaux mouvements, toujours prêt
à combattre pour les nouvelles tendances. Devenu rédacteur en chef de Tribune
libre, il a la gloire et les femmes, ce qui n'est rien, mais on le croise au bras
d'Hofmannsthal, et même et surtout au bras de Schnitzler, ce qui est tout! Et il a
complètement raté sa pièce, s'étonne Graf qui cherche des excuses et une explication,

1. Jean Rousset (de qui proviennent mes principales notions de dramaturgie), La Littérature de
l'âge baroque en France, José Corti, 1953, et L'Intérieur et l'extérieur, Essai sur la poésie et le théâtre au
~M~ José Corti, 1968.
2. Bertolt Brecht cité par Rousset, Petit Organon n° 26 et Antonin Artaud cité par Rousset, Le
Théâtre et son double, ŒM~rM, t. IV, Gallimard, 1964.
3. S. Freud, Résultats, idées, problèmes, P.U.F., 1984.
À L'ITALIENNE

et s'amuse Freud qui entrevoit une deuxième vérité nouvelle. Si seulement Max
voulait bien se taire un instant au lieu d'invoquer les célèbres comédies d'Hermann
Bahr! Car justement, une comédie ce n'est pas du théâtre grave, une comédie est
une chose de l'esprit, une jouissance de l'intelligence. Tandis que la tragédie, c'est
autre chose, cela a une autre source, une source affective prise dans la vie, et on
pourrait dire c'est sexuel, point, c'est tout! Quoi donc, Aristote? Voilà que Max
récite à présent les grands principes du Traité de Poétique, pour essayer de faire la
lumière sur ce ratage. D'accord, Aristote, puisqu'il y tient, oui, mais à condition
de le compléter, Aristote oui, mais qu'on mette dans ses grands principes un peu
de déchaînement sexuel! À la Tribune libre, si on était un peu moins libre et un
peu plus déchaîné, ou même seulement un peu malade, on réussirait mieux ses
tragédies, on les écrirait pour le plus grand plaisir du spectateur. Freud, qui vient
tout juste de terminer un très gros, très baroque et très assommant livre sur le
plaisir et sa machinerie, sur la nature et l'origine du plaisir du langage, pense qu'il
pourrait bien se dédommager du déplaisir de ce soir et assassiner un peu Hermann
Bahr, et répondre à Max qui le presse de questions, avec un article ayant pour
titre un mot d'esprit par exemple, « Personnages aliénés à la Tribune libre », ou
bien Personnages psychopathiques auf der Bühne, à la scène, mais aussi à la tribune.
Scène et tribune, c'est le même mot Bühne. La Tribune libre, Freie Bühne.
Cet article, Freud le commencera donc avec Aristote, et il le terminera avec
Hermann Bahr. Il le commencera avec Aristote, mais pour dire que ce qu'on
suppose depuis Aristote, c'est-à-dire que la tragédie a pour but d'éveiller crainte et
pitié et d'entraîner une purification des affects peut être décrit plus en détail. Cette
référence critique à Aristote n'est pas neuve. Corneille, par exemple, ne commence
pas autrement son Discours de la tragédie pitié, crainte et purge des passions. Il
est simplement plus direct que Freud, quand il écrit « J'ai bien peur que le
raisonnement d'Aristote sur ce point ne soit qu'une belle idée qui n'ait jamais son
effet dans la vérité. »
Il n'aurait été ni trop long ni mal venu de faire une étude d'ensemble de
« Personnages psychopathiques. », mais quelque chose dans le texte s'y oppose; à
un moment, Freud écrit que dans certaines tragédies, en particulier les tragédies
grecques, le rideau se lève pour ainsi dire toujours au milieu de la pièce, et, bien
que l'article « Personnages psychopathiques » commence par le commencement
c'est-à-dire par Aristote chaque lecture de cet article voit le rideau se lever aussi
au milieu du texte, et bien sûr jamais au même endroit'. Cette image saisissante

1. C'est peut-être pourquoi je me suis efforcé d'inventer un lever de rideau encore plus « vrai »
avec la petite scène entre Max Graf et Freud. Dans « Réminiscences of Professor Sigmund Freud
l'article du Psychoanalytical Quarterly (vol. 11, 1942), Max Graf présente au public «Personnages
psychopathiques. » dont il possède et publie le manuscrit, mais n'évoque rien des circonstances de sa
rédaction. On apprend cependant que Freud avait espéré qu'Hermann Bahr ferait partie de la Société
psychanalytique de Vienne. (« Réminiscences.contient par ailleurs, on le sait, ce souvenir savoureux
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

du lever de rideau au milieu de la pièce, qui nous rappelle nos patients et leur
plainte organisée par le fantasme de scène primitive (cela a commencé avant et
sans eux), s'applique donc aussi à cette étude. D'ailleurs une contamination du
texte de Freud par la question de la scène primitive s'est fait sentir également en
ce que je n'ai pu éviter des allées et venues caractéristiques entre l'obnubilation
par le plus petit détail textuel et une vision d'ensemble où se perdait l'objet.
Exemple de petit détail l'introduction par Freud d'un tiret. Le drame est pour
l'adulte ce que le jeu est pour l'enfant, écrit-il en orthographiant drame, ou tragédie,
ou théâtre grave, en deux mots Schau-Spiel, un jeu par le regard, jeu de regard,
c'est-à-dire ce qui se produit pour que le regard permette l'identification à celui
qui joue, cette identification héroïque que rend possible la scène à l'italienne. Le
spectateur avant le lever du rideau est en effet, dit Freud, « comme un misérable
à qui rien de grand ne peut arriver ». Cette phrase entre guillemets dans le texte
semble une citation, mais sans renvoi de bas de page. « Misérable », dans Strachey,
c'est poor wretch, pauvre diable. Mais dans le texte allemand on lit autre chose~ on
lit que le spectateur est « comme Misero à qui rien de grand ne peut arriver ». A la
fois petit détail et objet introuvable, ce Misero est demeuré un inconnu. Il semblait
sorti en même temps d'un conte d'Hoffmann, d'une interpellation de Don Giovanni,
et d'un Prospero shakespearien inverse, et il est finalement resté comme le retour,
italien, du « refoulé » de la chambre nuptiale.
Mais contrairement au petit Misero dans la chambre des parents, si celui dans
son fauteuil de théâtre peut habiter sa rêverie héroïque, et rêver dans les sortilèges
de son rêve éveillé, c'est que tout danger lui est épargné. Dès lors, transformant
dans un détournement radical le drame à son profit, le voilà als Ich, en tant que
moi, im Mittelpunkt des Weltgetriebes, au centre des rouages du monde. Cette
traduction convient bien du fait qu'elle évoque machines et transformations
rouages de la scène baroque, mais on pourrait aussi bien chercher une traduction
qui laisserait entendre la pulsion, Trieb, dans Weltgetrieb, et que les rouages du
monde, c'en est le centre pulsionnel, où se retrouve alors, par l'enchantement du
théâtre, le moi du spectateur. Le théâtre et la vie changent de place, et, de part
et d'autre du quatrième mur imaginaire du théâtre à l'italienne, on ne sait plus
dire qui est Prospero et qui Misero. L'illusion est au théâtre, l'illusion est dans la
vie, elle est le grand mot du monde et le grand mot du monde est lâché sur la
scène de « Personnages psychopathiques. » die Illusion, l'illusion qui nous permet
de jouir de nous-mêmes als grossen, c'est-à-dire comme des adultes ou comme des
grands de ce monde. Ce mot d'illusion, ainsi que son contexte, évoquent là encore
la raison baroque, et les stances du héros de la raison baroque, qui se nomme.

de Graf « À l'occasion du troisième anniversaire de mon fils [c'est-à-dire avant l'éclosion de la phobie
des chevaux du petit Hans], Freud lui offrit un cheval à bascule qu'il monta lui-même au long des
quatre étages de mon appartement ».)
À L'ITALIENNE

Sigismond, dans La vie est un songe. Or la rencontre ne s'arrête pas là Sigismond


est fils de roi (un roi inventé de Pologne), les étoiles ont prédit à son père qu'après
avoir coûté la vie à sa mère et après l'avoir lui-même chassé, l'enfant prendrait sa
place. À la fin de la deuxième journée de la pièce, Sigismond se dit les vers que
l'on sait ~Më la vida? Un /r6M~ Qu'est-ce que la vie? Une illusion, une
ombre, une fiction et le plus grand bien est petit car toute la vie est un songe
et les songes sont du sommeil
Quelle scène est donc, Misero, la vraie scène du monde?

Un autre sommet de la pensée baroque Corneille, qui ne lâche pas prise si


aisément et poursuit

« Aristote dit qu'il faut que l'auteur traite son sujet selon le vraisemblable et le
nécessaire, et tous ses interprètes répètent les mêmes mots, qui leur semblent si
clairs et si intelligibles qu'aucun d'eux n'a daigné non plus que lui nous dire ce
que c'est que ce vraisemblable et ce nécessaire 2. »

Mais Œdipe (pour ne pas parler d'Oreste, de Médée ni de Clytemnestre!) sent plus
la fable que l'histoire, trouve Corneille qui appuie « Les grands sujets qui remuent
fortement les passions, en opposant l'impétuosité [nous dirions peut-être en
opposant les pulsions] aux lois du devoir et aux tendresses du sang, doivent toujours
aller au-delà du vraisemblable.» Mettre de la vraisemblance dans de telles fictions
irait contre le plaisir du spectateur, et même « Le sujet d'une belle tragédie doit
n'être pas vraisemblable 3. »
Corneille dit donc modifier de telles fictions ôterait du plaisir. Et c'est à
présent Freud qui est plus direct que Corneille, et qui parle en effet de la
jouissance, la mauvaise jouissance de l'homme. Car nous avons pris « avec le jeu
des fantasmes, la mauvaise habitude de puiser de la jouissance dans nos
souffrances On pourrait dire que nous avons une pratique sacrificielle de la
jouissance et du fantasme, et nous retrouvons par là la genèse même du drame
théâtral le drame vient des pratiques sacrificielles qui apaisent la révolte

1. Que Ma'a la vida es sueno Y los M~oï suenos Mn. Je reproduis la traduction de Micheline
Sauvage, auteur du Calderon aux éditions de l'Arche. La traduction du troisième sueno(s) par« sommeil »,
contestée, se justifie d'abord par le premier sens de sueno en langue castillane l'action ou l'envie de
dormir; ensuite par le fait que le conceptiste Calderon joue avec les mots, et qu'il est peu pensable
que, sur deux vers, il ait employé trois fois le mot en un seul de ses sens; enfin, dans la pensée
chrétienne de l'époque, sommeil s'oppose au réveil futur la réalité est la vie éternelle.
2. Pierre Corneille, « Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique ŒM~rM complètes,
Le Seuil.
3. Ibid. (mes italiques).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

naissante, et les héros du drame, écrit Freud, sont des rebelles envers Dieu la
détresse d'un plus faible face à la violence de Dieu est la source de la jouissance,
la jouissance est masochiste. Sentiment de déréliction, révolte, sacrifice, jouissance
masochiste font de Prométhée le premier de tous les personnages psychopathiques
à la scène ainsi que le porteur d'un étrange modèle pour tous les autres. Car
qui sont les autres? Dira-t-on que ce sont les parents? Qui n'a eu en effet le
sentiment que la scène de l'accouplement des parents était une sorte de pure
mise en acte de leur névrose, ou plutôt la mise en acte d'une névrose pure,
c'est-à-dire à l'allure absolument étrangère? Ou dira-t-on que c'est l'enfant des
parents, ayant appris de la leçon prométhéenne que la puissance sexuelle se
prend, se vole, ainsi que son objet? Mais est-ce cela, la psychopathie? Freud
remarque qu'à la grande disposition prométhéenne de l'homme se mêle un peu
de la petite complaisance à se laisser momentanément apaiser par une satisfaction
provisoire la psychopathie est-elle alors dans ce mélange de la grande disposition
et de la petite complaisance, est-elle dans la mauvaise jouissance du héros, ou
dans le renoncement incompréhensible du rebelle? Il y a encore autre chose,
sur quoi se lève toujours puis s'abaisse toujours un même coin du rideau c'est
la relation du plus faible et de la plus faible. La plus faible est soumise à la
violence d'un Dieu n'est-ce pas elle, la psychopathe, de se prêter, que dis-je,
de s'offrir à pareil sadisme? Prométhée: est-ce elle? Le rideau tombe.
Et se relève, sur les différents lieux de la rébellion. Distinguant les drames
selon leur lieu, par exemple religieux, ou bien social, ou individuel au sens du
drame des êtres d'exception, Freud pousse sa classification du dehors vers le dedans,
vers le combat intérieur et générateur de souffrance, celui qui doit se résoudre non
par la perte du héros mais par celle d'une des motions en présence, c'est-à-dire
par un renoncement. Si les motions antagonistes sont conscientes, le lieu sera celui
de la psychologie. Si l'une est à peu près consciente, et l'autre est refoulée, nous
tiendrons enfin notre psychopathologie dramatique, ces drames procureront une
jouissance aux névrosés, Hamlet en sera le modèle absolu.
Freud définit trois conditions du succès de ces drames modernes, dont Hamlet
est l'exemple. La première condition que le héros ne soit pas psychopathe avant
le lever du rideau, mais qu'il le devienne au cours de l'action, c'est-à-dire que nous
puissions perdre notre raison avec lui. (Et Freud cite là une Italienne, Emilia
Galotti, héroïne éponyme de la pièce de Lessing où elle dit « Celui qui ne perd
pas sa raison dans certaines circonstances n'en a pas à perdre '*). La deuxième
condition est que la motion refoulée soit refoulée de façon identique chez tous,
c'est-à-dire que son refoulement soit un des fondements de notre refoulement
personnel. La troisième condition est formelle, nous l'avons déjà rencontrée, c'est
la belle et invraisemblable condition dont dépend la profondeur de la tragédie,
c'est la condition de la nomination indistincte (« la motion au combat (.) ne doit
jamais recevoir un deutlicher Namen », un nom distinct) ou selon une autre
À L'ITALIENNE

désignation de Freud, c'est la condition de l'attention détournée (Die Bedingung der


abgelenkten Aufmerksamkeit) cela doit ne pas pouvoir se dire directement, ne pas
pouvoir s'entendre nettement, ou si c'est le regard qui est intéressé, avoir les
qualités de l'objet dans le songe, « objet visuel que l'œil ne peut voir1 ». La motion
inconsciente au combat doit être saisie dans un détournement de l'attention on
n'est pas très loin d'un flottement de l'attention à ceci près que c'est la forme
détournée de l'attention qui donne son sens après coup à la scène, à l'attention que
chacun s'y porte, et à l'attention que chacun y porte.
Lorsqu'une de ces conditions n'est pas respectée, le psychopathe est aussi peu
utilisable à la scène qu'il l'est à la ville on l'abandonne sans regret au médecin.
Et Hermann Bahr n'a rien fait de moins que de tomber dans les trois erreurs à la
fois. Sa pièce, L'Autre, traitait (paraît-il) de la double personnalité de l'héroïne qui,
à cause de l'attirance physique qu'il exerce sur elle, ne peut se libérer de l'esclavage
où la tient le pouvoir d'un homme. Première erreur, le rideau se lève sur un
refoulement tout constitué chez cette femme. Deuxième erreur je cite Freud in
extenso pour donner à ces mots étonnants le plus de portée possible deuxième
erreur « II ne nous est pas possible d'acquérir une conviction tangible qu'un
individu a le privilège de satisfaire pleinement la jeune femme! » Déduction de
Freud « son cas ne peut donc devenir le nôtre » son cas à elle! Ihr Fall kann also
nicht der unsere werden, autrement dit le ratage, là, c'est que elle, ce n'est pas moi!
La troisième erreur est bien sûr que l'attention n'a pas été détournée, tout est
clairement nommé, il ne nous reste plus rien à deviner.
J'ai donc pensé, que ces trois conditions étaient également manquées au
spectacle si parfaitement déplaisant des scènes primitives, qu'elles soient vues ou
imaginées, et que c'est sous la condition de l'attention détournée, ici, par la question
et par le spectacle du théâtre, qu'une description de quelque chose concernant le
désigné des scènes primitives avait été rendu possible.

C'est terminé (rideau) ou presque, car j'avais laissé au moins une chose à
deviner l'identité de l'homme à quatre pattes dans la chambre nuptiale. En termes
de roman, on dirait « Aristote, car c'était lui.» La représentation est fréquente
au xiv" siècle, elle doit sa notoriété au Lai d'Aristote, joli conte écrit par Henri
d'Andeli dans la première moitié du XIIIe siècle, qui emprunte des éléments à
Anacréon, et à Horace 2. Aristote a reproché à son élève, l'empereur Alexandre, sa
fréquentation d'une servante, et elle se venge en séduisant le « maître de ceux qui
saventet en montrant la scène où elle le chevauche au jeune Alexandre. Dans

1. Adam Phillips, «Jouer les mères", N.R.P. n° 45, Les Mères.


2. Poètes et romanciers du Moyen Âge, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

la Florence des xiv*' et xve siècles, la scène de la Folie d'Aristote est sculptée sur
les parois des coffres de mariage que l'on promène en procession'. Mais je suis là
en train de terminer avec des plaisirs préliminaires, comme fait d'ailleurs parfois
Freud, cet auteur baroque, avec la question du plaisir préliminaire. Cette sorte de
fin m'a évoqué une expression souvent employée par Corneille, celle de « tragédie
à fin heureuse ». C'est une expression « à l'italienne », puisque, courante en Italie
(tragedia a lieto fine), elle ne fut jamais admise en France. Et c'est là, avec celui
qui écrivit dans son ultime tragédie
Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir
c'est là que les scènes se séparent. Le 25 août 1660, Corneille écrivait

« Je suis à la fin d'un travail fort pénible sur une matière fort délicate. J'y ai fait
quelques explications nouvelles d'Aristote et avancé quelques propositions et
quelques maximes inconnues à nos Anciens. J'oubliais à vous dire que je ne prends
d'exemples modernes que chez moi. Quand cela paraîtra, je ne doute point que
cela donne matière aux critiques. Les jugements sont libres et les goûts divers. J'ai
vu des personnes de fort bon sens admirer des endroits sur qui j'aurais passé
l'éponge. Et j'en connais dont les travaux réussissent avec éclat et qui pour
principaux ornements y emploient des choses que j'évite dans les miens. Ils pensent
avoir raison. Moi aussi. »

Fin de la citation Fin de l'étude.

MICHEL GRIBINSKI

1. Elle apparaît aussi dans l'Éloge de la folie. Je remercie vivement Daniel Arasse de la confirmation
et des précisions qu'il m'a données sur Aristote à quatre pattes, et que je n'ai pas toutes rapportées.
2. Et, surtout, fin des très forts Entretiens avec Pierre Corneille (parus dans le supplément au n° 2
du yoMnM/ de Pandora), texte composé par Brigitte Jaques et Jacqueline Lichtenstein, pièce créée par
François Regnault et Emmanuel Demarcy au Théâtre de la Commune Pandora le 5 février 1992, dans
une mise en scène de Brigitte Jaques. J'ai recomposé à mon propre usage la citation finale, qui était
déjà un assemblage de plusieurs écrits de Corneille, dont une lettre à l'abbé de Pure.
Philippe Lacoue-Labarthe et y~M-Z.Mc Nancy

SCÈNE

UN ÉCHANGE DE LETTRES

Cher Philippe,
Puisqu'il nous est demandé de contribuer à un travail sur « la scène », j'aimerais
saisir l'occasion de reprendre un débat que nous avons entamé plusieurs fois, il y
a déjà longtemps. J'en résumais alors le thème dans le mot grec opsis, qui désigne
chez Aristote, à peu près, ce que nous appelons « mise en scène ». (« À peu près
c'est déjà un problème de traduction, et par conséquent de sens et d'enjeu. On
traduit aussi par « spectacle ». Nous pourrons y revenir.)
L'opsis est une des six « parties » de la tragédie, selon la Poétique (50 a) et elle
« implique tout », à savoir les cinq autres parties. Passage d'interprétation délicate,
et qui peut simplement signifier que lorsqu'il y a spectacle, il y a tout le reste,
l'histoire, le texte, etc. (cf. la note de R. Dupont-Roc et J. Lallot; je désignerai leur
édition par un simple P). Un peu plus loin, lorsque Aristote détaille la nature de
ces parties, il déclare que l'opsis est d'une part « séduisante » (« psychagogique »,
50 b 17), mais d'autre part étrangère à l'art (atekhnotaton), et pas du tout à sa place
dans la poétique. S'il y a, dans son cas, tekhné, c'est celle du faiseur d'accessoires
(skeuopoios), non celle du poiétés. Car « la tragédie réalise sa finalité même sans
concours et sans acteurs(50 b 18). Par conséquent, tout son effet se réalise à la
seule lecture. (Je te rappelle, au passage, que cela signifie, pour un Grec, la lecture
à haute voix, ce qui implique autre chose que notre lecture silencieuse.)
Dans la suite de la Poétique, l'opsis paraît tantôt valorisée, tantôt, comme ici,
dévalorisée. Peut-être pourrons-nous revenir sur le détail des textes. Pour le
moment, je voudrais te demander ceci
1) Dans notre débat, je prends toujours le parti de l'opsis, et toi celui de la
« seule lecture », sans que nous ayons jamais vraiment élucidé les raisons ou les
mobiles plus ou moins clairs de ces préférences, ni analysé jusqu'au bout leurs
enjeux. Du reste, le paradoxe veut que c'est toi qui as tenu à pratiquer de la « mise
en scène », tandis que pour ma part je suis en général assez peu réceptif au
spectacle du théâtre (comme tu le sais, c'est du côté du comédien, sur la scène,
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

que j'aurais voulu être). Pour le moment, avant de chercher ces explications, je te
demande simplement si tu gardes le même « parti », et comment.
2) La question de l'opsis, ou de la « scène me semble communiquer de
manière précise et décisive avec une question plus générale de la « figure », qui
nous préoccupe l'un et l'autre. Elle provient chez toi du soupçon porté sur ce que
tu as nommé l'« onto-typologie c'est-à-dire sur une assignation figurale et
fictionnelle de la présentation de l'être et/ou de la vérité. C'est dans le prolongement,
au fond, de cette problématique que j'avais parlé de l'« interruption du mythe x
comme d'un élément ou d'un événement décisif pour une pensée actuelle de l'être-
en-commun. Or il me semble que notre divergence sur l'opsis se rejoue ici tu
tends toujours, pour le dire très vite, vers un effacement de la « figure(tu parles
volontiers de « dé-figuration encore dans « Il faut », in fig. 6, 1991, où tu invoques
aussi une « défaillance » de la figure comme une sorte d'outre-figure), tandis que
je me sens toujours reconduit à l'exigence d'une certaine figuration, parce que
l'« interruptiondu mythe m'a paru ne pas être une simple cessation, mais un
mouvement de coupe qui, en coupant, trace un autre lieu d'énonciation.
Peut-être, du reste, l'amorce de l'affaire est-elle là entre une « figure )' pensée
d'abord comme (re)présentation, et une « figure » pensée d'abord comme espace
d'émission et comme présence énonciatrice (inséparable alors d'une voix).
On pourrait dire aussi, en resserrant à l'extrême les traits d'une identité
versus l'ouverture d'une ipséité. Presque la même chose, donc, et comme de juste,
un écart irréductible.
Qu'est-ce donc qu'une « scène M, si c'est toujours un lieu pour des figures, et
s'il n'y a figure que sur une scène. Que s'y passe-t-il de ces deux modes de la
figure ? (« Figureest-il le bon mot, c'est une autre affaire encore. Il faudrait aussi
parler des images, et des rapports différents que nous avons, toi et moi, avec elles,
et puis encore des schèmes mais ce sera pour plus tard.)
Ou bien encore, faut-il penser deux modes de la scène? Et serait-ce à partir
de cette dualité qu'il faut aborder la question de la scène de la scène théâtrale,
de la scène politique, de la scène analytique?

Mon cher Jean-Luc,

Reprenons donc la discussion, c'est une bonne idée. Mais cela ne nous rajeunit
guère c'est une discussion que nous avions il y a une vingtaine d'années, entre
70 et 72, me semble-t-il. Et, dans mon souvenir tout au moins, elle ne concernait
pas spécifiquement le théâtre mais l'opéra, dont nous étions grands « consomma-
teursàl'époque (nous ne cessions d'en écouter) déçu par toutes les « mises en
scène que j'avais pu voir y compris par celles de Wieland Wagner à Bayreuth,
SCÈNE

en 69 (Tristan, la Tétralogie, Parsifal), malgré des « moments » inoubliables je


défendais la « forme oratorio » ou « version de concert » je pensais que toute
l'intensité proprement dramatique se condensait dans l'agôn des voix et que, pour
peu qu'on vît les chanteurs, c'est-à-dire qu'on assistât au spectacle de la contrainte
technique (musicale), la représentation au sens aristotélicien de la mimèsis
pouvait être pour ainsi dire parfaite. Rien ne me touchait plus alors rien ne me
touche plus encore que la distorsion, si ce n'est la contradiction, qui apparaît
parfois si violemment entre tel ou tel énoncé, âpre ou suave, et les mimiques,
disproportionnées, auxquelles force le chant. Qu'un mot d'amour, le plus doux,
obligeât à tant de contorsions du visage ou de la bouche, ou qu'en revanche une
déclaration de haine voix soudain blanche pût s'accommoder, au comble de la
brutalité, d'une face impassible, j'en étais ému jusqu'aux larmes. Le reste décors,
costumes, même les éclairages, sans parler du « jeu », souvent piteux ou grotesque,
des acteurs-chanteurs me paraissait accessoire. J'ai du reste retrouvé la même
impression en me mêlant de théâtre et en devenant, par là, de plus en plus attentif
au travail (du corps, si l'on y tient, et pour faire très vite) que nécessite la
profération d'un sens une profération publique, amplifiée, forcée. Je ne suis pas
loin de penser que c'est là que se décide la « mise en scène », mais il faudra revenir
sur ce terme.

Tu défendais donc, contre cette (vague) intuition, l'opsis, dont tu reprenais le


mot, sinon le concept, à la Poétique d'Aristote, comme tu le rappelles dans ta lettre.
Et dont tu dis qu'elle «désigne chez Aristote, à peu près, ce que nous appelons
mise en scène" », ajoutant entre parenthèses « (" À peu près c'est déjà un
problème de traduction, et par conséquent de sens et d'enjeu. On traduit aussi par
spectacle Nous pourrons y revenir.)Du coup, je me suis mis à relire la
Poétique, et j'en suis resté, je dois te l'avouer, tout à fait perplexe.
Nous n'allons évidemment pas nous embarquer dans un commentaire de la
Poétique ni redoubler les notes, minutieuses et éclairantes, de l'édition Dupont-Roc
et Lallot. Je me contente donc de quelques notations discontinues.
La première est pour dire que « mise en scène », au sens tout au moins où
nous l'entendons aujourd'hui, ne me semble pas pouvoir traduire opsis. Dans le
passage du chapitre 6 auquel tu te réfères (50 a-b), opsis ne signifie probablement
guère plus que « spectacle », c'est-à-dire simplement le fait de voir ou, pour une
chose, de s'offrir à la vue (la seconde nuance est d'ailleurs largement attestée
dans le vocabulaire tragique). C'est la « représentation », au sens le plus banal du
terme, ce à quoi l'on assiste au théâtre. Puisque la tragédie est du genre dramatique,
la représentation est nécessairement comprise dans sa définition et il est normal,
à ce titre, qu'elle « implique tout c'est-à-dire les cinq autres parties constitutives
de la tragédie telle que la décrit Aristote histoire, caractères, expression, pensée,
chant. Mais puisque d'autre part la finalité propre de la tragédie, son telos véritable,
est la katharsis de la terreur et de la pitié, et que la lecture (à haute voix, bien
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

sûr, c'est très important) y suffit, la représentation du point de vue, qui est
exclusivement celui d'Aristote, d'une poétique n'est pas du tout nécessaire. C'est
ce que dit Aristote de la manière la plus explicite, et la plus cohérente, qui soit
« Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement étranger
à l'art et n'a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même
sans concours et sans acteurs. » Et ce n'est pas moins cohérent lorsqu'il ajoute
aussitôt (je modifie un peu la traduction) « De plus, pour la finition (apergasia)
du spectacle, l'art du fabricant d'accessoires est plus décisif que celui des poètes.»
L'allusion à notre rubrique « décors et costumes » est parfaitement claire, et il y
en a du reste d'autres occurrences par exemple au chapitre 4 où il est rappelé
que Sophocle a introduit un troisième acteur et des décors peints (49 a). Tout
cela relève de ce qu'Aristote nomme l'organisation ou l'agencement du spectacle
(ho tès opseôs kosmos), ce que, me semble-t-il, confirme un passage du chapitre 18
où Aristote, qui distingue entre quatre types de tragédie (la tragédie complexe,
« tout entière constituée du coup de théâtre et de la reconnaissance », la tragédie
à effets violents, la tragédie de caractère), réserve le mot opsis pour désigner le
quatrième type, « par exemple les Phorcides, Prométhée et tout ce qui se déroule
dans l'HadèsM(56 b, 32 sq.): autrement dit la tragédie «àgrand spectacleou à
« effets spéciaux ».
Je crois qu'il faut tenir fermement la distinction entre « spectacle» et « mise
en scène ». Comme nous l'a appris toute une histoire récente, le théâtre n'est pas
dans le spectacle, encore moins dans le spectaculaire on a pu assister à des
spectacles étonnants (du point de vue de l'image scénique, de l'éclairage, de
l'illusion ou de l'« effet de réel »), surtout dans la dernière décennie où la concurrence
avec le cinéma s'est considérablement aggravée, sans pour autant voir apparaître
la moindre esquisse de mise en scène. Tu sais du reste à quel point ce genre de
« théâtre » est ennuyeux une fois passée la surprise du spectaculaire (on en a
« plein la vue », en effet), et malgré quelques « coupsdestinés, de temps à autre,
à relancer l'intérêt, on reste là à écouter un texte qu'on n'entend pas parce qu'on
est en présence d'acteurs qui, visiblement, ne savent pas quoi en faire; et c'est
mortel (toi, en général, tu es parti avant la fin.). Or si je tiens à tant à cette
distinction, c'est parce que j'ai l'impression peut-être fausse, il faut en discuter
que c'est précisément sur elle que se règle Aristote, en particulier dans les
fameux passages où il semble se contredire, tantôt, comme tu le remarques,
valorisant l'opsis, tantôt la dévalorisant un peu au gré, dirait-on, de ce qui
l'arrange au fil de sa démonstration. Le texte de la Poétique n'est sans doute pas
très sûr mais j'ai beau faire, je ne vois sur ce point ni contradictions, ni incohérence,
ni même ce qu'on appelle d'ordinaire une « hésitation ». Je vais essayer de
m'expliquer le plus brièvement possible.
Aristote, c'est manifeste, n'aime pas ce que je nomme ici par commodité
mais, j'espère, sans trop forcer le spectaculaire. On en a le meilleur exemple au
SCÈNE

chapitre 26 lorsque Aristote condamne de manière très sévère les acteurs (mais du
reste aussi les chanteurs, les musiciens et les rhapsodes) qui « en font trop qui
« surjouent », comme nous disons; et il est clair, là, que le spectaculaire c'est la
redondance, ce qu'Aristote appelle la « surcharge des signes » ou, en un sens
probablement archaïsant du terme ta, la « pantomime ». Mais cette condamnation
n'est pas celle du « mouvement» en général (du fait d'« agir» un texte) ni du
recours à la « figuration corporelle» (la skhèmata). Ce n'est pas une condamnation
de l'opsis le mot est de nouveau prononcé pas plus d'ailleurs que de la musique
la tragédie, dit Aristote, « a tout ce qu'a l'épopée (.), avec en plus, et ce n'est pas
un élément négligeable, la musique et ce qui relève du spectacle, d'où naissent les
plaisirs les plus vifs(62 a, 14-16). Et il ajoute « Et puis elle a toute sa vivacité
(to enarges) à la fois à la lecture et à la scène. » Ce que Dupont-Roc et Lallot
rendent par « à la scène », c'est le grec epi tôn ergôn, plus fidèlement restitué en
note par « mise en acte ». Et là, on a bel et bien affaire à la mise en scène telle
que nous la comprenons, c'est-à-dire à la « représentation (~M) d'une action
et à l'actualisation d'une forme dramatique. À du spectacle, évidemment, mais où
l'essentiel c'est le jeu. Or si le jeu consiste à agir un texte et si le texte tragique,
pour Aristote, c'est d'abord du sens ce qui est décisif dans la représentation ou
dans la mise en scène (ta theatra, lit-on au chapitre 4, 49 a, 8), c'est l'énonciation
ou la profération, à quoi tout le reste est subordonné. Tout le reste tout ce qui
soutient visiblement la mise en acte gestes, déplacements, mimique et figuration
corporelle et accessoirement les accessoires (je n'oublie pas la musique, mais
parce qu'elle est plutôt liée à l'orchestique, elle pose un problème légèrement
différent). Aristote ne condamne pas, ou ne dévalorise pas, la mise en scène il
énonce un principe de sobriété en art je reprends à dessein ce mot venu de
Holderlin, et passé par Brecht.
C'est ce qui explique à mon sens deux choses d'une part l'insistance mise
par Aristote sur l'art, tekhnè ou poièsis. La question qui sous-tend toute la Poétique
est qu'est-ce qui dans la tragédie, dans l'art dramatique, relève ou ne relève pas
de l'art ? Et la réponse, sur ce point, me semble tout à fait nette la mise en scène
sobre relève de l'art. C'est si vrai qu'au chapitre 17, lorsqu'il se place du point de
vue de la composition, Aristote dit qu'« il faut [à l'auteur tragique] se mettre au
maximum la scène sous les yeux » ou, plus littéralement, se mettre (les choses)
devant les yeux (pro ommatôn) ajoutant même un peu plus bas (55 a, 32) qu'il
lui faut « autant que possible donner du fini en recourant aux gestes (tois skhèmasin) ».
Comme l'analysent bien Dupont-Roc et Lallot dans une longue note (P, p.281-
284), on voit là se condenser dans le terme skhèma, associé dans tout ce passage à
la lexis, à l'expression, le sens linguistique (rhétorique) et le sens corporel (oratoire)
de la figure. Le geste et la parole. (Il faudrait lire de très près tout ce premier
paragraphe du chapitre 17 qui semble contredire mais ne le fait pas, du moins
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

je crois le principe de sobriété que j'ai évoqué plus haut. Peut-être y reviendrons-
nous.)
D'autre part, il y a la fameuse concurrence entre la simple lecture et la
représentation, ou plutôt le spectacle (l'opsis). Que dit exactement Aristote? Ceci,
qu'on peut lire au début du chapitre 14

La frayeur et la pitié peuvent assurément naître du spectacle (opsis), mais elles


peuvent naître aussi du système des faits lui-même [la fameuse sustasis tôn
~M~Mto~].' c'est là le procédé qui tient le premier rang et révèle le meilleur
poète. Il faut en effet qu'indépendamment du spectacle l'histoire soit ainsi constituée
qu'en apprenant les faits qui se produisent on frissonne et on soit pris de pitié
devant ce qui se passe c'est ce qu'on ressentirait en écoutant [c'est moi qui souligne]
l'histoire d'Œ~&

C'est toujours le même principe primauté au texte (à la parole), c'est-à-dire à


l'écoute. C'est pourquoi la lecture à haute voix, ce qui n'exclut nullement pour
un ancien le gestus qui est une première mise en scène au sens où j'essaie de
l'entendre, suffit à accomplir la tragédie dans son effet propre. Et tenter de
provoquer la katharsis par d'autres moyens, c'est-à-dire par le recours exclusif aux
moyens du spectacle, ne répond pas à l'essence de la tragédie. Je cite encore, en
modifiant sur un point la traduction

Produire cet effet par les moyens du spectacle ne relève guère de l'art; c'est
affaire de régie [je risque ce mot pour khorègia]. Ceux qui, par les moyens du
spectacle, produisent non l'effrayant, mais seulement le monstrueux, n'ont rien à
voir avec la tragédie.

Il me semble qu'il y a là, non seulement une très grande cohérence, mais une
appréhension extrêmement juste du théâtre, encore vraie aujourd'hui. On pourrait
dire le théâtre implique une « scène mais cette scène la mise en acte,
l'énonciation est toujours antérieure à la mise en spectacle. Cela définit une sorte
d'archi-théâtre. Et au fond, l'un de ceux qui l'ont le mieux compris, c'est, comme
tu le sais bien, Mallarmé le Livre, pourvu qu'il soit proféré, supplée à tous les
théâtres.
Tu vas sans doute m'objecter que cette interprétation, assurément beaucoup
trop rapide, revient à un truisme du genre on ne fait pas du bon théâtre avec un
mauvais texte, et tu trouveras dans la Poétique quantité de propositions qui vont
dans ce sens, à commencer par toutes celles où Aristote distingue entre théâtre
« cultivé (ou « élevé ~) et théâtre « vulgaire c'est-à-dire en fait entre public
« cultivé et public « vulgaire ». Tu te souviens que Pautrat avait remarqué, du
temps où nous travaillions ensemble sur la mimèsis, que le public auquel pensait
Aristote était celui des philosophes, de ceux qui comprennent et qui prennent du
SCÈNE

plaisir à comprendre. Et il opposait à cet « élitisme» le parti de Brecht, qui ne me


semble pourtant pas si différent, sauf à poser que la vocation du théâtre authentique
est de faire que tout public puisse être un public « philosophe ». Ou bien tu
m'objecteras que mon « archi-théâtre » que je tire d'Aristote, non parce que je
suis « aristotélicien », mais parce que je devine dans Aristote une intuition profonde
du théâtre est une sorte de vœu pieux, une idéalité condamnée sans cesse à se
heurter à la dure réalité de la scène (de l'espace, des acteurs et de la publication).
Objection accordée. Mais je tiens cependant qu'il n'est aucun théâtre digne qui ne
s'efforce vers cet « archi-théâtre » et en tout cas, si je me suis risqué à la dramaturgie
et à la mise en scène quel qu'en ait été le résultat-, c'était avec cette idée. Ou
cette question comment casser le spectacle ?
Il faudrait, à partir de là, que je passe à ta deuxième question laquelle,
j'imagine, est pour toi la plus importante. Au point où j'en suis, je serais tenté de
couper court et de dire de même qu'il faut casser le spectacle, il faut casser
j'allais écrire: la figure (quel programme!). Disons donc plutôt: il faut tenter
d'enrayer le processus fictionnel. Il y a des jours où je me dis dans ces grands
moments de simplification que nous connaissons tous, par colère ou par lassitude
que la figuration est en effet le mauvais destin de l'Occident, voire du « monde
humain » en général (mais l'Occident, seul, en a fait la théorie plus ou moins
complaisante et l'on peut appeler cela, sous un certain jour, la philosophie). Tu as
raison de référer cette hostilité à la figure, non à mon vieux passé calviniste (encore
que.), mais au soupçon que j'ai porté sur ce que j'ai nommé l'ontotypologie,
« c'est-à-dire sur une assignation figurale et fictionnelle de la présentation de l'être
et/ou de la vérité ». C'est une des rares intuitions philosophiques qu'il m'ait été
donné d'avoir (tu sais que je ne me revendique pas comme philosophe) et c'est
elle qui m'a permis de manière complexe parce que c'est Heidegger qui m'a mis
sur la voie d'entrer dans le différend avec Heidegger lui-même et, derrière lui,
toute une tradition philosophique (qui n'est pas forcément, j'en conviens aujourd'hui,
la philosophie, mais qui tout de même a largement dominé l'Europe ces trois ou
quatre derniers siècles). Tu dis que c'est de ce biais que tu as parlé de l'« interruption
du mythe ». À la même époque, à propos de Celan, je parlais de l'interruption de
l'art, ou de la poésie (et un peu auparavant j'avais essayé d'utiliser, dans une
intention analogue, le mot holderlinien de « césure »). Et nous n'en avons pas fini
avec cette affaire. En tout cas j'essaie de continuer sur l'interprétation heideggérienne
de la poésie, qui me paraît être une tentative forcenée et nullement innocente,
politiquement, éthiquement, etc. de (re)mythologisation ou de (re)fictionnement.
Mais tu dis « (.) je me sens toujours reconduit à l'exigence d'une certaine
figuration, parce que l'" interruption du mythe m'a paru ne pas être une simple
cessation, mais un mouvement de coupe qui, en coupant, trace un autre lieu
d'énonciation. Je sais qu'en disant cela tu as présentes à l'esprit toutes les
implications politiques, éthiques, pédagogiques, voire religieuses de cette
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

affirmation; et il me semble qu'en gros je ne parle donc pas des divergences de


détail, parfois sévères nous sommes d'accord là-dessus. Je souscris en tout cas à
la logique de ta proposition et au fond, je m'en aperçois maintenant, c'est bien
cette logique qui me fait défendre, à propos d'Aristote, un archi-théâtre quand tu
écris que « l'amorce de l'affaire est (là) » « entre une figure pensée d'abord
comme (re)présentation, et une figure pensée d'abord comme espace d'émission
et comme présence énonciatrice (inséparable alors d'une voix) », je ne peux que
me dire voilà! Toutefois toutefois. j'ai ou je crois avoir quelques réserves,
peut-être parce que je ne t'ai pas très bien compris. Au moins deux
1. Quand je parle de « dé-figuration» (le mot est sans doute maladroit), je le
fais en référence explicite aux concepts adorniens d'Entmythologiesierung et
d'Entkunstung, mais derrière j'entends toujours l'expression utilisée par Benjamin,
en 1915, à propos de la poésie tardive de Hôlderlin Verlagerung des Mythologischen,
déposition du mythologique. Une telle déposition, Benjamin y insiste beaucoup,
n'est pas une destruction du mythe lui-même ou de l'élément mythique, c'est-à-
dire de ce mode de la « paroleoù peut s'énoncer une vérité de l'expérience ou
de l'existence et qui commande en tant, pour l'essentiel, que posture énonciative
la grande profération lyrique. La déposition du mythologique est la déposition,
à même l'énoncé, de la pétrification figurale de la possibilité énonciatrice dans le
cas examiné par Benjamin, c'est la déposition de la figure du poète comme
médiateur entre les dieux et les hommes (le peuple) très exactement, donc, ce
qu'exaltera vingt ans plus tard Heidegger. Cela donne bien lieu, de nouveau, à
une figure Benjamin appelle Gestalt la « teneur ((?6/ du poème, qu'il considère
du reste très rigoureusement comme le schème transcendantal, la condition de
possibilité figurale du poème. Mais cette figuralité nécessaire ne peut pas ou
plutôt ne doit pas s'épaissir en figuration. La liberté d'une énonciation nouvelle
suppose la déconstruction d'une figure antérieure qui est, chaque fois, un inducteur
figé de conduite en l'occurrence de pratique poétique. Mais pas seulement, c'est
l'évidence l'enjeu de cette affaire n'est rien d'autre que l'athéisme, jusques et y
compris dans la politique où, de nos jours, se réimpose la figuration et une
figuration mortelle.
2. Mon hostilité à la figure l'est donc à la figuration comme, dans l'ordre
du strict langage, elle l'est à la nomination (« Ils font défaut les noms sacrés », etc.).
Pour le dire un peu autrement quelque chose de la figure, du moment où celle-
ci tend à se fixer en excès de la pure fonction figurale (du schématisme?) nécessaire
à toute production, quelle qu'elle soit, prête inévitablement à la sacralisation ou à
la mythologisation. Je crois, tu le sais bien, à une sorte d'ascèse figurative, même
si j'ai d'autre part une passion pour les « images taillées en tout genre (à condition,
bien entendu, qu'elles ne soient plus « agissantes» ou ne prétendent plus l'être).
Et par conséquent j'ai plus tendance que toi à accentuer la coupe la césure la
« suspension antirythmique » organise bien un vers, une phrase, voire une œuvre
SCÈNE

ou une histoire. Il n'empêche qu'après, ce n'est plus pareil. Est-ce ce que tu


appelles un « écart irréductible » ? Est-ce là que tu fais passer la différence, que je
ne saisis pas toujours très bien, entre identité et ipséité (je pense d'ordinaire
spontanément que c'est, justement, du pareil au même, tant l'effet d'assignation et
de désignation me paraît puissant dans l'ipse latin)? Je ne sais pas. Tout ce que je
peux dire, pour relancer ta dernière question et clore ce premier échange, c'est
que oui, il y a bien deux scènes, dont l'une est assurément la scène de l'exhibition
des figures et l'autre, que j'ignore comment nommer, est en retrait de l'exhibition.
Mais cela ne fait pas forcément une objection à ce que tu avances.

Cher Philippe,

En effet, ce que tu me réponds ne fait pas exactement objection à ce que je


cherchais à indiquer, du reste moins comme une thèse à poser que comme une
question à examiner. Au contraire sans vouloir jouer un unanimisme facile, et
qui ne manquerait pas d'être jugé suspect tu me donnes des éclaircissements sur
les enjeux exacts de cette question. Je discerne de mieux en mieux combien il
s'agit, non pas d'opposer de la « figure » à de la « non-figure », ou de la « scène » à
de la « non-scène » (ou à de l'« ob-scène "), mais de raffiner et de compliquer
chacun de ces concepts. Non pas pour le plaisir (douteux) de la complication, mais
parce que, de fait, il y a dans notre actualité, et d'une manière sans doute plus
insistante et plus urgente qu'il n'y paraît, une question de la « figure ». Cette
question est à la fois philosophique, politique, esthétique et psychanalytique. Cela
fait beaucoup, et je ne chercherai pas, pour le moment du moins, à détailler. Mais
notre propos sur la « scèneme semble particulièrement bien venu pour tenter
d'indiquer le principe général, ou synthétique, de toute l'affaire.
J'essaierai, pour rejoindre ce propos en te répondant, de formuler les choses
ainsi une nécessité historique (que je ne cherche pas plus, ici, à qualifier ni à
expliquer) nous a fait entrer dans une époque de l'imprésentation généralisée. De
l'« être », ou de la « chose même », ou du « sens », ou encore de la « vérité » peu
importe, à cet égard, de distinguer ces termes il n'y a pas de présentation possible,
ou pas de présentation soutenable sans des risques considérables captation
identificatoire, leurre spectaculaire, illusion représentative, engluement imaginaire.
Rien, du coup, ne nous est devenu plus étranger que la tranquille affirmation
d'Aristote, presque inaugurale de la Poétique, selon laquelle « les hommes ont,
inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter (.) et une tendance
à trouver du plaisir aux représentations » (48 h, 5-10). Ou du moins, cette affirmation
ne saurait aller pour nous sans s'accompagner du soupçon que ces « tendances»
sont dangereuses, sinon malsaines. Nous y verrions en somme quelque chose
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

comme le Trieb kantien de la raison, cette pulsion incorrigible, mais éminemment


critiquable, à vouloir se donner l'inconditionné comme objet (c'est-à-dire, à le
représenter).
(Là derrière, en outre, une longue et complexe tradition de l'interdit de la
représentation, de l'iconoclastie ou de la misiconie, avec laquelle il faudra un jour
s'expliquer.)
L'étrangeté, pour nous, de l'affirmation d'Aristote, ne va pas sans de sérieuses
difficultés toute mimèsis nous est suspecte, soit pour raison d'indigence (s'il s'agit
de mimeisthai, disons, quelque transcendance), soit pour raison de superfluité (on
reste dans l'accessoire, comme tu le dis du « spectacle » et en usant d'un mot du
vieux lexique théâtral, un mot l'allemand Requisit auquel Benjamin réserve un
traitement dans le Trauerspiel je te le rappelle non sans malice, puisque tu renvoies
à Benjamin, et que je voudrais alors savoir quel est pour toi l'enjeu du « Trauerspiel »,
le concept et non le livre, si précisément il comporte un lien essentiel avec le
« spectaculaire ». Mais je vais trop vite, tout se bouscule il est vrai que nous
sommes pris par le temps pour remettre ce texte tant pis, jouons le jeu, la scène,
de l'improvisation). Du coup, tout se passe, dans cette tardive tradition platonicienne
et précisément pas aristotélicienne comme si nous restions en face d'un
imprésentable pur, par conséquent privé de « face », nous privant nous-mêmes de
« face-à-face », délogeant le spectateur avec le spectacle. À se délivrer du « sujet de
la représentation », on n'aurait gagné que le pur et simple rejet de toute présentation
en un sens extrême, accompli, le « nihilismemême.
Comme tu peux le penser, je ne vais pas plaider pour un de ces lourdauds
« retour au/du sujet» que certains s'évertuaient à prôner il y a quelque temps. Je
suis au contraire tout à fait persuadé que nous sommes dans la fin de la subjectivité
entendue comme la présence-à-soi qui soutient les représentations et qui se les
rapporte comme siennes étant elle-même, précisément, irreprésentable. Mais je
dirais plutôt que l'irreprésentable n'est peut-être ainsi lui-même qu'un effet
programmé par le système de la subjectivité. Et je me demande, par conséquent,
si la place de ce sujet ne reste pas à occuper à nouveaux frais, ou bien, pour peut-
être le dire moins mal, si cette place, en tant que lieu du « face-à-face» avec le
monde, du « vis-à-vis » de la manifestation en général, ne reste pas à ouvrir et à
disposer d'une autre manière.
Vis-à-vis on pourrait s'arrêter là-dessus, à savoir sur ce qui fait qu'à la
différence du sujet, pour lequel il y a du spectacle, du phénomène, mais qui n'est
pas regardé, visé par le phénomène, lui-même neutralisé dans l'objectivité, à la
différence, donc, du sujet, celui que j'appellerais volontiers pour l'occasion le
spectateur n'est ce qu'il est que parce qu'il est aussi regardé, visé par ce qu'il
regarde ou contemple, et ainsi pris pris et partagé dans un jeu, dans un
échange, dans une circulation, et dans une communauté qui relèvent d'une tout
autre économie que celle de la représentation subjective. Dans l'« archi-théâtre»
SCÈNE

dont tu parles, je crois qu'il faudrait savoir analyser comment l'archi-spectateur est
regardé depuis l'archi-scène, tout autant qu'il la regarde. C'est-à-dire, au fond,
comment viennent à lui et le mythe (quitte à revenir sur ce terme), et la
communauté qui le récite.
Je serais donc tenté de comprendre que le « plaisir(c/M! se réjouir de
ce qui plaît, de ce qui est beau, favorable, bienveillant, de ce qui rend reconnaissant.)
dont parle Aristote indique que l'« homme » à la « natureduquel il appartient
n'est pas un « sujet de la représentation », mais bien plutôt un existant défini par
un certain être-hors-de-soi, par une participation à, ou par un partage de, la
manifestation comme telle, c'est-à-dire de ce qui met quelque chose, en général,
hors de soi identique et différente, ou bien, ni simplement identique, ni simplement
différente (c'est ainsi qu'à cet endroit même Aristote décrit la mimèsis qui nous
« réjouit »). Ce qui arrache la chose à l'immanence de l'être et l'expose dans le
paraître. Le spectateur aristotélicien y est, à son tour, exposé, ou plutôt, les deux
expositions sont prises l'une dans l'autre, indissociables et irréductibles à un rapport
de sujet à objet.

(J'ajoute ici, après avoir relu ta lettre c'est ce que je voulais indiquer, tant bien
que mal, par une distinction entre l'identité et l'ipséité, plus ou moins reprise de
Bataille, qui n'est sans doute pas très solide sur le plan des mots, en effet. Il s'agit,
une fois de plus, de la question quel nom pour le quelqu'un qui n'est pas sujet,
et n'en est pas moins, singulièrement, un?)

C'est là que je verrais la première couche archéologique de ce que tu nommes


« archi-théâtre ». Quelque chose, en effet, qui ne doit rien au « spectacleentendu
comme extériorité représentative, comme décoration et poudre aux yeux. Mais
pour autant, quelque chose qui a à faire, de manière essentielle, avec une extériorité,
avec un paraître avec le paraître de l'être, voire comme être. Et cela implique de
la figure. Ou plutôt la figure et la scène sont inscrites dans cette archi-nécessité
de l'être, ou si tu veux dans cette mimétique ontologique qui doit bien être, d'une
manière ou d'une autre, à l'arrière-plan de la Poétique. Arrière-plan tout opposé
au platonisme que j'évoquais tout à l'heure (auquel, sans doute, Platon ne se réduit
pas, comme le montrent ses propres complications avec la mimèsis, dans lesquelles
tu es expert).
Ce n'est certes pas un hasard si le théâtre connaît aujourd'hui moins une
« crise » qu'une sorte de suspens généralisé. Il est atteint de plein fouet par
l'accomplissement de ce platonisme. C'est pourquoi il est partagé, ou plutôt déchiré,
entre le spectaculaire et l'effacement. Le « plein la vue », comme tu dis, et le « rien
à voir» (suivi de « Circulez! il n'y a plus de lieu de rassemblement de la cité! »).
Le pur paraître en son acception la plus banale, ou bien l'être refoulé dans une
pure immanence à soi.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Par-delà le suspens entre spectaculaire et effacement (ce fut sans doute, à sa


manière, toute la question de Beckett), rouvrir une scène, ou bien ouvrir une
nouvelle scène, suppose de rouvrir ou d'ouvrir l'espace d'une figuralité ontologique
(à laquelle je suppose Aristote sensible, de même que tu lui supposes une « intuition
profonde du théâtre » tel que tu l'entends peu importe que nous projetions sur
lui ou non.). Il me semble que c'est l'essentiel de notre affaire. Cette figuralité
ontologique ne serait pas prise dans ce que tu as baptisé comme « onto-typologie ».
Ça y ressemblerait, si on veut, mais comme son revers exact et comme la déposition
de ce que le type impose.
Mais alors, espace ne peut pas être un vain mot, ni une clause de style. Ce
dont il est question la « scène » même exige l'ouverture de l'extériorité comme
telle, du « dehorsen tant que tel c'est-à-dire, pour moi, de ce qui fait qu'un
« sens » est ou plutôt fait « sens », son articulation, sa profération. Très simplement,
et toujours au plus près, je crois, de ce que tu m'écris, une énonciation plutôt
qu'un énoncé. Que c'est proféré (énoncé, dit, phrasé), et comment ça l'est. Ou plus
précisément que, c'est-à-dire comment. Le fait de l'énonciation est indiscernable
de sa modalité de sa pragmatique, dirait-on aujourd'hui. Cette modalité forme la
condition, non pas accessoire, mais si je peux dire transcendantale de l'émission
d'un sens en tant que sens. À la fois sa condition « publiqueou « communicative »,
et sa condition de reconnaissance (par où il touche à la mimèsis). Comme en toute
circonstance, y compris la plus humble, ce qui compte, c'est comment c'est dit.
Et comme tu l'indiques toi-même, sans que je t'aie sollicité de ce côté (si je
me souviens bien de ma première lettre), c'est une affaire de « corps ». Je n'insisterai
pas beaucoup sur ce mot, à l'égard duquel je connais tes réticences ou tes résistances.
(Il y a là sans doute, entre le calvinisme que tu évoques et le catholicisme
que je pourrais évoquer, de même sans doute qu'entre un hellénisme et un autre
disons, par dispositif signalétique, « Platon »/« Aristote » ou entre un judaïsme
et un autre « Torah w/« Kabbale » une ligne de partage extrêmement complexe
sur laquelle se fracture et se suture toute notre tradition la ligne du « corps », le
tracé de la « figure », la délimitation, aussi bien, de la « scène ». On pourrait fort
bien montrer comment une telle ligne organise partout une division et une synthèse
intimes de toutes nos identités ou ipséités par exemple, pour aller aux figures les
plus visibles, celles dénotées « Dante », « Montaigne », « Rousseau », « Hegel »,
« Mozart », « Picasso », et pour revenir au théâtre, toute cette histoire du théâtre
qui depuis les années 20 s'est partagée selon la double polarité d'un retrait sur le
texte, de type « oratoriensi je puis dire, et d'une exhibition ou exaltation corporelle
allant jusqu'à la gesticulation et à la vocifération. Artaud, bien sûr, est au carrefour,
ou sur la croix, avec, là encore, Beckett. Mais il faudrait aussi se retourner sur
Shakespeare.)
Je peux, donc, t'accorder beaucoup sur l'épaisseur du « signifiant» corps (et de
tous les « corps signifiants »), sur sa lourdeur d'opposition à une « âme non moins
SCÈNE

poisseuse. Reste que, de fait, pour moi, « corps » est encore le moins inapte à
désigner cette extension figurale de l'être sans laquelle, tout simplement, l'être ne
serait pas (et sans doute, il n'est pas, comme le dit Heidegger; mais je veux dire,
tu l'as compris sans laquelle il ne ferait pas être l'étant).
« Corps », c'est-à-dire déjà scène. L'archi-théâtre que tu vises me paraît avoir
nécessairement affaire avec ce minimum d'« Inszenierungou de « Darstellung»
qu'est l'énonciation d'un texte ou peut-être mieux dit, qu'est le texte en tant
qu'il s'énonce ou qu'il est énoncé. Minimum qui du reste est peut-être d'emblée
un maximum qui, en tout cas, constitue peut-être le transcendantal ou l'axio-
matique de toute « mise en scène et par là de tout « spectacle ». Selon un motif
un peu obsédant pour moi, cette extension se figure (.) de manière privilégiée
dans l'ouverture d'une bouche qui parle, chante ou crie (ou rit). Bien sûr, il peut
tout de suite y avoir là quelque chose de grandiloquent (c'est le cas ou jamais de
le dire!). C'est un risque, me semble-t-il, inévitable, avec lequel on ne peut sans
doute pas cesser de se mesurer et de négocier. Reste qu'on ne peut pas se passer
de la bouche qui profère car elle profère déjà à même l'écriture du texte (et voilà,
peut-être, où il n'y a pas de contradiction entre deux aspects ou versants des
déclarations d'Aristote).
À ce point, je dois ajouter que le motif de l'opsis recule, en effet, dans une
certaine secondarité, ou plutôt qu'il se transforme lui-même en un motif du toucher
(qui m'obsède aussi quelque peu). Si tu veux, et pour contracter la chose à l'aide
de l'assonance, la bouche touche voilà, pour moi, la « scène primitive(autre nom
pour l'archi-théâtre). Ou ce qui, d'un texte, peut toucher, c'est forcément la
bouche qui le profère, par où il se profère. Mais il faudrait même dire la bouche
qu'il est, lui, le texte.
(Se poserait ici toute la question du texte de théâtre comme tel, de son éclipse
aujourd'hui, du sens des mises en scène de textes non écrits pour le théâtre
enfin, de ce qui fait qu'un texte est « théâtral ou non, c'est-à-dire à coup sûr de
ce qui fait qu'il s'est déjà mis en scène lui-même dans sa « textualité », et que c'est
seulement pour cela qu'il peut être joué, et que même il exige de l'être.)
Or, voici le point ça ne peut pas toucher sans extension réelle. D'où la
bouche comme une bouche effective d'acteur, au besoin per-sonans dans un masque.
Autrement dit, que le texte touche (émeuve), ça ne peut pas rester de part en part
métaphorique. De même que le plaisir est toujours physique, ainsi que Kant aime
à le répéter avec Épicure, de même le plaisir charismatique que nous prenons à la
mimèsis ne peut pas aller sans un plaisir hédonistique, même si Aristote ne mélange
pas les deux, et réserve le second au « spectacle(Dupont-Roc et Lallot le
soulignent; mais à mon sens, c'est précisément l'impossibilité de ne pas lier les
deux qu'il faut introduire dans Aristote).
Il n'est pas métaphorique de parler de toucher, de corps, ici, parce que, en
effet, s'il s'agit de transport de méta-phore c'est du transport réel du sens qu'il
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

s'agit. Le sens ne se communique pas sans que ça touche effectivement, même si


ce toucher reste à distance, et même si, je l'accorde aussitôt, « toucherreste en
même temps une métaphore. L'important est qu'en même temps il cesse de l'être,
en un point précis. (C'est du reste par une logique analogue, mais en sens inverse,
qu'il n'est pas possible, comme j'ai essayé de le dire ailleurs, de parler du « corps»
sans adopter une posture particulière d'énonciation, ou d'écriture.)
La scène serait le lieu de ce transport du sens, en tant que lieu figurai et non
figurai à la fois (et en prenant aussi à la fois la figure au sens du tracé extensif,
et la figure au sens du sens non propre). Je ne méconnais pas le risque on pourrait
laisser se glisser ici, insidieusement, une nouvelle revendication « métaphysique »
(au sens nietzschéo-heideggérien) de la propriété et de l'appropriation. De même,
je ne méconnais pas que le toucher peut se charger des propriétés les plus
« métaphysiques » de la vue. « Toucher » se dit en grec haplo. L'haptique peut
toujours se confondre avec l'optique (Descartes en donne un bon exemple). Mais
l'enjeu est peut-être précisément de tirer l'optique vers l'haptique, si ce dernier lui-
même est compris selon la conjonction (peut-être indécidable?) du propre et de
l'impropre, de l'immédiat et du médiat, de la présence et de la distance et n'est-
ce pas là l'enjeu du théâtre?

À ce point, je n'ajouterai qu'une chose, pour en finir aujourd'hui du moins


(mais je ne sais pas si nous aurons le temps d'un autre échange).
Autant, comme je l'évoquais à l'instant, le texte de théâtre doit être, en tant
que texte, déjà dans le jeu, déjà sur une scène (on voit bien que c'est le principe
même du dispositif d'écriture d'une pièce de théâtre, avec les noms des personnages
situés hors de la syntaxe du texte; mais au-delà, il s'agit de bien d'autres traits
d'écriture, que je serais incapable de formuler) autant, me semble-t-il, à l'autre
extrémité, celle de l'exécution théâtrale publique, il n'est sans doute jamais tout à
fait simple de séparer le « spectacle» du « jeu » aux sens où tu les poses. Je veux
dire qu'il y a aussi forcément déjà du spectaculaire dans le jeu d'énonciation, et
qu'il peut rester de l'énonciation jusque dans le spectaculaire le plus « accessoire »
ou le plus « brillant ». On pourrait nommer cela, pour charger, la « question du
strass » le strass, le « toc », n'a pas seulement son emploi au cabaret (et du reste,
le cabaret lui-même. ?). Il y a du « tocpeut-être dans tout théâtre. Les Grecs,
s'il faut encore s'y référer, devaient beaucoup mieux que nous s'accommoder de
toutes sortes d'artifices grossiers (encore que « s'accommodern'est pas le mot
juste). Aristote tout le premier ce qui ne l'empêchait pas d'avoir du théâtre la
pensée que tu dis.
C'est pourquoi je ne suis pas sûr de pouvoir me contenter des démarcations
que tu traces entre une « figuration » restant fidèle à l'énonciation et au jeu, et une
« pétrification » ou un « épaississement » de la figure. Ce genre d'opposition laisse
SCÈNE

toujours dans l'ombre la ligne de démarcation où est-ce que ça se « pétrifie » ? Je


pense que tu me répondrais par des exemples précis. Tu aurais raison mais cela
montrerait aussi qu'il n'y a pas de juridiction a priori pour cela. Il faudra peut-
être dire que c'est affaire de goût mais en un sens aussi peu subjectiviste et
relativiste que possible. Il y aurait là tout un nouveau chapitre à ouvrir.

Cela me conduit à un dernier mot, à propos du principe de sobriété que tu


invoques. J'aimerais essayer de lui donner un contenu plus défini. Pour le moment,
je proposerais ceci la sobriété ne s'opposerait pas d'abord, de façon simplement
extérieure et formelle (car, précisément, où commence la « forme "?), à la surcharge
ou à l'ivresse. Elle signifierait d'abord qu'il ne s'agit pas de croire à un alcool des
mots et des formes, dont les vapeurs donneraient accès à quelque révélation. L'art
sobre s'opposerait à l'art mystagogue finalement mystifiant. Exemples d'art
mystagogue, peut-être (choisis sans trop de réflexion) la peinture de Gustave
Moreau (que j'aime bien, pourtant), la musique de Wagner (dont j'aime aussi
quelque chose mais tu connais cela mieux que moi), la poésie de Char, le théâtre
de Claudel. Mais on se rend vite compte qu'il est difficile de ne pas en repérer
quelque chose aussi bien chez Mallarmé, par exemple, bien que de toute autre
façon. Une fois de plus, comment tracer une démarcation?
De manière générale, l'opposition en question concerne deux postures ou deux
allures de la « poésie ». Dans le « poétique », c'est le plus souvent le « mystagogique »
qu'on veut désigner je sais que cela rencontre ton travail actuel sur Heidegger,
et sur ce qu'il va chercher dans la Dichtung, à savoir, dans les termes, le « mythème»
et non le « poème ». Je souscris à ton propos, d'autant plus que j'ai une fois essayé
de démonter le système de lecture qui fonctionne dans Dichterisch wohnt der
Mensch. Mais cela me fait ajouter ceci, quant à notre échange d'aujourd'hui ce
que Heidegger (ce que, sans doute, le philosophe comme tel) défalque du poème,
lorsqu'il le fait parler dans la « pensée », c'est précisément ce qui, tout d'abord au
moins, se présente comme l'ornement ou comme la mise en scène poétique (je
sais que je simplifie outrageusement les gestes et intentions de Heidegger mais
je passe outre, pour l'instant). Ainsi, c'est le philosophe qui pourrait, à la limite,
passer pour celui qui met l'art dans la sobriété. Laquelle, du coup, viendrait à se
confondre avec la grisaille hégélienne, que Hegel ne nomme pas seulement dans
la page de la Philosophie du droit sur l'oiseau de Minerve, mais bel et bien aussi
dans l'Esthétique, au titre du contraste entre l'époque « passéede l'art et celle,
présente, du concept.
Cela pour dire qu'il faut encore s'entendre sur « sobriété ce ne peut pas
être simplement « prosaïsme Ou encore je ne crois pas qu'il faille renoncer à
l'ivresse, pas simplement ni forcément, en tout cas. Mais il ne faut pas croire
qu'elle mène à quelque vision mystérique. Ce que j'appelle « ivressen'est pas non
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

plus nécessairement orgiaque, encore moins grandiloquent. Mais c'est au moins un


certain emportement, voire déportement, peut-être indissociable du « jeuet de la
« scène » tels que, me semble-t-il, nous serions d'accord pour les situer. Il arrive
qu'on doive crier, comme acteur et/ou comme spectateur bien que je déteste une
certaine pratique vociférante qu'on rencontre parfois au théâtre. Parfois, la
profération doit être « excessive » lorsque tu critiques, à la suite de la « pétrification »
et de l'« épaississement », ce qui « de la figure, tend à se fixer en excès de la pure
fonction figurale (du schématisme ?) », je suis d'accord et je me demande où,
comment, assigner cet « excès (où et comment, du coup, repérer la pureté qui
s'en tiendrait indemne).
Autrement dit le schématisme ? oui mais c'est précisément parce que l'« art
caché ?du schématisme de la raison pure reste « à jamais » hors de portée que
Kant aura conduit le schème jusqu'aux avatars qu'il connaît dans la troisième
Critique, et à une certaine « sublimité » dont la « scène », si elle peut en avoir une,
serait pour Kant « oratorio, tragédie en vers, poème didactique ». Va pour l'oratorio,
que tu élis au début de ta lettre comme une forme « sobre », « purementfigurale
mais les deux autres, surtout dans l'esprit de Kant, sont-ils bien sobres? Il ne
suffit pas de dire que Kant n'a pas bon goût, même si, par ailleurs, c'est vrai.
Mais comme dit Hypérion en voilà assez pour aujourd'hui. Nous parlerons
plus une autre fois.

Cher Jean-Luc,

Allons-nous être capables d'un différend ? Il m'arrive d'en rêver, je l'avoue


ce serait au moins un signe de santé, une manière de ne pas offusquer notre
différence indéniable d'activer les choses, de recommencer la discussion. Et
par les temps qui courent, ce ne serait pas un luxe. Mais voilà je lis ta réponse
et je ne vois pas trop, spontanément, ce que j'aurais à y redire. Je suis du reste
plutôt embarrassé, comme c'est assez souvent le cas lorsqu'il faudrait intervenir,
répliquer, objecter (supplice des colloques, dont l'unique règle, terrifiante, est
d'avoir « quelque chose à dire »). À première lecture je n'objecte donc rien. Ou
plutôt, la nuance n'est pas inutile, je n'ai rien à objecter. À seconde lecture toutefois,
dans l'après-coup, c'est différent cela prend un certain temps mais vient le moment
où je me dis « Ah, non! », façon de signifier, sans l'articuler, un désaccord ou une
protestation. Mais, naturellement, je me méfie ce pourrait être un mouvement
purement réactif, comparable j'aggrave à un geste de colère ou d'énervement;
on serait dans une économie étouffante de la rivalité; il s'agirait d'une scène.
Et le risque serait, dans l'emportement, le « n'importe quoi », comme dans les
disputes « enfantines» qui ne sont telles au fond qu'à durer très longtemps ou
SCÈNE

très tard. (Je n'ignore pas que nos premiers lecteurs seront des psychanalystes, je
leur offre ladite scène, ils en ont vu bien d'autres et sauront de toute façon de quoi
il retourne entre nous.)
Je choisis tout de même une fois n'est pas coutume la « réaction ». C'est
le dernier état des choses. Et par conséquent j'objecte.
À quoi est-ce que je dis non? À deux thèses, essentiellement, ou à deux
propositions. (Je mets entre parenthèses, provisoirement, tout ce qui, d'un point de
vue idiosyncrasique si l'on veut me reste tout à fait étranger alors que, je le
sais très bien, tu y tiens beaucoup la thématique de la bouche, de la bouche qui
touche, de la bouche comme texte ou l'inverse, etc. Je crois saisir ce que tu
cherches à penser de cette manière pour faire vite, une sorte de spatialité
absolument originaire l'être comme espacement et distinction des étants; ou
l'existence comme singularité. Mais je ne parviens pas à m'y faire ou, plus
exactement, je ne vois pas l'intérêt d'« emphatiser si cela peut se dire, telle ou
telle partie « noble », natürlich du corps. Sourire entendu, et plus qu'entendu,
des psychanalystes. Mais il est vrai que ça me révulse un peu, et je ne peux pas
penser un instant que la bouche puisse faire concept, ni quoi que ce soit du corps,
sauf à abuser des catachrèses (du genre « la bouche de la vérité »). Sujet ou objet
d'un tableau, d'un plan de cinéma, d'un poème, oui. D'une « interrogation» aussi
bien. Et d'un fantasme, évidemment. J'en suis, comme tout un chacun, le premier
averti, à tous les sens du terme. Je suis également très sensible au motif de la
« touche », dans son acception réputée « mystique » ça arrive. Mais n'en faisons
pas un philosophème, ou alors c'est la dégoulinade. Crainte qu'une effusion,
une complaisance vis-à-vis d'un vécu quelconque, une faiblesse expressionniste
(c'est peut-être après tout une question de style) fasse pièce au travail de la
pensée. Ne versons pas dans le sentiment et la bouche, j'ai cette impression, est
un concept sentimental. Par différence avec l'énonciation ou la profération, ou
tout autre chose abstraite du même ordre. Tenons le pas gagné l'abstraction,
c'est-à-dire la concrétude même, le réel, si la res n'est pas un mot vain. Comment
le dire? Il faut une sobriété impeccable, irréprochable on disait il y a trente
ans rigoureuse dans la philosophie comme ailleurs. Ce n'est (surtout) pas une
leçon de morale comment pourrais-je en donner? Mais il y a de la véhémence,
je ne le cache pas. Tu n'as pas relevé ce point la dernière fois mais notre tâche,
j'en suis persuadé, est d'être résolument athées, jusque ou d'abord dans notre
écriture, c'est-à-dire notre manière de dire.
Je reviens à mes deux objections, puisque je me dis que j'en ai.
La première touche à l'interprétation et par conséquent à la traduction
(du concept) de mimèsis. C'est une question qui me « travaille » depuis très
longtemps. Depuis, en réalité, que j'ai découvert grâce au livre de Kohler que c'est
Schlegel qui a proposé de rendre mimèsis par Darstellung pour arracher le mot au
contexte de son interprétation latine (imitatio, Nachahmung). On voit tout l'intérêt
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

de l'opération et l'on devine, en tout cas, ce que Schlegel cherchait à solliciter la


valeur négative ou péjorative qui s'attache au nach ou au « refrançais, pour
autant du moins qu'il indique ou signifie la duplication et l'après-coup (comme
dans « reproduction» par exemple). Ce qui, je le note au passage, n'est pas le cas
dans notre « représentation » ou le « re garde normalement, même si plus personne
ne s'en souvient ou ne s'en avise, son ancienne valeur active « re-présenter » ce
n'est pas « présenter une deuxième fois », c'est « rendre présent ». C'est du reste
pourquoi on n'a pas tort de traduire Darstellung par « présentation ». Je dirai d'un
trait mimer un vocable tout droit venu de la prétendue onomatopée grecque
n'est pas copier (refaire). C'est faire que ce soit présent. Mais quoi? Là est tout
le problème, et l'origine de ma réticence. Que j'énonce, tant qu'à faire je ne vois
pas pourquoi nous serions entrés « dans une époque de l'imprésentation généralisée »
ni pourquoi, du même coup, la méfiance qui est la nôtre vis-à-vis d'une certaine
scène ou d'un certain type de figuralité ne s'autoriserait que d'une confuse mystique
de l'imprésentable, elle-même référée à un platonisme (ou à un antiplatonisme)
tardif ou pensée comme une trahison d'Aristote.
Pour simplifier, et c'est sans doute abusif ou bien l'on dit, lorsqu'on parle de
présentation c'est ce que Heidegger cherche à dire dans les années 30 pour
revenir sur la « remarquable fatalité » qui domine « toute théorie de l'art et toute
esthétique depuis les Grecs (Platon) jusqu'à nos jours (Hegel et sa suite) l'art ne
présente rien, au sens d'une « présentation de quelque chose de suprasensible dans
une matière sensible soumise à une forme < ou s'il présente, il ne présente jamais
qu'il y a de la présence. Je cite l'une des versions de L'origine de /'ŒMW6 d'art
« L'oeuvre d'art ne présente jamais rien, et cela pour cette simple raison qu'elle
n'a rien à présenter, étant elle-même ce qui crée tout d'abord ce qui entre pour
la première fois grâce à elle dans l'ouvert. » Autrement dit, l'art est la présentation
de la seule Dassheit, une présentation absolument paradoxale (la possibilité de
l'impossible, pense Schelling), puisque la Dassheit, qui n'est pas un imprésentable
logé on ne sait où, ne se présente pas autrement que comme la présence de ce
qui est présent, ce qui n'en fait évidemment pas quelque chose. (Sur ce point,
j'imagine, nous sommes d'accord.) C'est là l'interprétation de la mimèsis que je
qualifierai de « maximaliste ». Elle peut sans doute s'autoriser de tel ou tel énoncé
très général d'Aristote, dans le livre B de la Physique, sur le rapport entre physis
et tekhnè, mais certainement pas de la Poétique. Et du reste elle ne permet pas de
dire grand-chose sur l'art sur les œuvres, sur ce que font ou tentent de faire les
artistes (le Van Gogh de Heidegger est tout de même consternant et je ne dis rien,
restons dans notre sujet, de son mépris du théâtre). Ce qu'elle permet juste d'avancer,
c'est que si nous n'avions pas l'art (la tekhnè), si cette grâce (kharis) ne nous était
pas donnée, nous n'aurions rien de présent autour de nous et nous ne serions
même pas présents à ou plutôt pour nous-mêmes, avec toute l'immense distance
(et l'immense proximité) que cela suppose. C'est déjà beaucoup. Mais pour autant
SCÈNE

cela ne signifie pas que l'« être ou la « chose même », ou le « sens ou la « vérité »,
sont des imprésentables. Ils ne peuvent pas se présenter, par définition ils demeurent
imprésentés. Mais qu'il y ait des étants ou des choses, le langage ou la pensée,
c'est patent et constamment présenté Heidegger appelle cela un « monde », et
même si je conteste la connotation historico-politique qu'il attribue à ce mot (qu'il
utilise volontiers au pluriel, selon les langues, les mythes, les dieux, les peuples, etc.),
je ne peux pas me dire en désaccord fondamental il y a bel et bien un monde
j'entends un monde et l'art, si je puis dire, la présentation, n'y est certainement
pas pour rien. D'un mot l'homme est un existant qui présente. Et qui par
conséquent fait être. Salut l'artiste!
Ou bien, je reprends le fil, on entend par mimèsis (présentation, toujours) la
simple simulation le registre du semblant, du « comme si », tu connais tout cela
par cœur. Le théâtre en somme, et franchement je crois que c'est ce dont parle
Aristote dans la Poétique. Pour désigner la chose, et donc pour traduire, Genette
suggère « fiction ». Le mot me gêne un peu pour une raison que j'essaierai de dire.
Mais il est juste si l'on entend par lui ce qu'on sait ne pas être présentement
réel l'histoire d'Œdipe ou de Julien Sorel, le corps d'Olympia ou le « torse
archaïque d'Apollon ». Voire le Christ crucifié. C'est présent, ça ne réfère à aucun
imprésentable (sauf peut-être, réservons le cas, pour le Christ, crucifié ou non),
mais on ne peut pas confondre d'où le plaisir qu'on y prend la scène ou le
livre (la narration), la toile peinte ou la « pierre taillée irréalisent ce qu'ils
présentent, c'est-à-dire soustraient à la présence ce dont ils font présentation. On
revient à la même notion de présentation (absolument) paradoxale, et d'autant plus
paradoxale qu'elle ne suppose rien d'imprésentable. (Sauf, j'en ai peur, dans la
théologie chrétienne, où la « finitisation» de Dieu, pensé comme l'in-fini, est
comme un désir forcené de présentation de l'imprésentable.) La tradition pense la
tekhnè comme un « surcroît » on « ajoute » à la nature, comme dit et refuse de
dire Mallarmé. J'ai le soupçon que c'est l'inverse, et que cela change tout. C'est
en particulier d'une conséquence incalculable en ce qui concerne la distinction
que nous faisons tous spontanément, mais sans trop savoir qu'en faire, justement
entre art et technique. Tout ce que j'ai essayé de dire la dernière fois au titre
de l'archi-théâtre, du non-spectaculaire, de la sobriété, etc. relèverait de cette théorie
de la soustraction, ou plutôt de la réserve. L'art réserve la nature, ce qui est,
l'ensemble de l'étant présent et présente ainsi la présentation.
Bien entendu, qui dit présentation dit ou est immédiatement tenté de dire
que la présentation en question est celle de quelque chose qui ne s'est pas encore
(ou déjà) présenté. Ou qui est présent, ici ou là, mais qu'on présente une seconde
fois. D'où l'immense confusion sur la mimèsis. Mais ce n'est pas du tout cela
toute l'aventure de l'art moderne le montre constamment. L'art ne présente aucune
sorte de présenté ou de présentable, effectif ou potentiel il fait de la présentation,
en échancrant tout ce qui est de l'ordre du présent ou supposé tel. C'est pourquoi,
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

voici ma deuxième objection, je ne suis pas d'accord avec toi sur la nécessité de la
figure. Mais il faut procéder par ordre.
D'abord je ne suis pas du tout persuadé que la scène produise inévitablement
de la figure, ni qu'à l'inverse toute figure soit la conséquence d'un « effet de scène ».
Il faudrait quand même s'entendre sur l'extension de ces concepts et tenter, ne
serait-ce que par discipline, de départager l'usage (et trop souvent l'abus) méta-
phorique. Je veux bien qu'il n'y ait pas de scène qu'au théâtre et que tout dispositif
où se distinguent des agents et des spectateurs, ou plus largement des récepteurs,
puisse être appelé scène. Je veux bien aussi qu'on puisse appeler scène tout lieu
où se produit une action feinte (ou vaine), et perçue comme telle on a dit par
exemple « le théâtre du monde ». Mais alors les choses vont très vite. Si nous
voulons, nous, garder quelque rigueur dans ces graves questions (je parle très
sérieusement), je crois qu'il faut nous contraindre à nommer scène un lieu réservé
pour une production feinte, ce qui est une quasi-redondance. Il peut y avoir, en
ce sens, une « scène politiqueou une « scène du politique(encore que, pour les
raisons que j'avançais précédemment, je préfère parler de « spectacle »); mais
certainement pas, par exemple, une « scène analytique », comme cela s'est beaucoup
dit il y a quelques années. Ou si tu veux tout espace « déréalisé c'était le mot
de Lyotard, ne constitue pas forcément une scène; il faut encore qu'il accueille
ou puisse accueillir une action (feinte). Un musée n'est pas une scène, sauf si l'on
y autorise la tenue de performances.
De même pour la figure, bien que le problème soit pour ainsi dire inverse.
On peut nommer figure, du moins dans ce contexte, tout être de fiction. Or
manifestement, l'usage philosophique du terme est beaucoup plus restreint, qu'on
fasse résonner les harmoniques sémantiques du français (du latin) ou de l'allemand
(mais Gestalt a toujours été pensé comme un équivalent de figura); on appelle
certes figure un être de fiction, en un sens cette fois-ci très large ou très abstrait
(j'allais dire ce n'est pas forcément toujours un « personnage mais si ça ne l'est
pas ou ne semble pas l'être, comme dans Hegel mettons la conscience
malheureuse c'est en fait un quasi-personnage), mais tel 1) qu'en lui se condense,
voire s'incarne, en mode symbolique, un sens (le sens d'une époque par exemple);
2) que par la vertu de cette condensation symbolique du sens il soit reconnu
comme ayant une vocation rectrice ou directrice eu égard à la conduite des
hommes. Est figure par excellence, en ce sens, le héros mythique, en tant qu'il
incarne une qualité (le courage guerrier pour Achille, la fidélité pour Pénélope)
et fait à ce titre exemple. En ce sens encore, le Christ est la figure absolue, c'est-
à-dire Dieu comme figure. Et tu vois où je veux en venir comment, dans ces
conditions, départager mon grand souci à l'intérieur de la figure, comme tu le
proposes? Comment éviter, si l'on affirme comme tu le fais la nécessité de la
figure, de retenir encore tout l'élément mythologique, c'est-à-dire parce que pour
moi c'est la même chose la religion? Aucun des modernes qui se sont risqués,
SCÈNE

ou qui ont été contraints, à la production figurale même sous la revendication


d'un athéisme, comme c'est, différemment, le cas de Nietzsche (Zarathoustra), de
Freud (Œdipe), de Marx (le prolétaire) ou de Jünger (le travailleur), voire de
Bataille (Acéphale) n'a su ou n'a pu éviter cet écueil, pour lui-même ou pour
ses successeurs ce qui a pu faire, ici ou là, beaucoup de monde(s).
Encore une fois, ce n'est pas une leçon de morale, et surtout pas de « morale
athée ». Mais il faut poser la question que fait-on, lorsqu'on essaie de penser un
peu l'éthique et la politique, avec (de) la religion? Tu sais que ma tendance la
plus spontanée, comme on dit, est celle du refus. Mais je n'ignore pas pour autant
que cette attitude est probablement « dictée » il n'y a rien comme la littérature
pour sécréter du religieux et je sais trop bien d'autre part qu'on ne règle pas les
problèmes en les niant. La question que j'aimerais que nous posions, mais il y
faudrait tout un livre ou en tout cas bien plus d'espace, est une vraie question
même si je la place sous l'horizon d'une hantise qui m'est propre sommes-nous
capables d'une pratique qui ne soit pas ou plus religieuse?
Si je m'en suis tenu à ces deux objections, et à cette question, c'est parce que,
pour le reste, je souscris en général à ce que tu poses ou suggères dans ta réponse.
Y compris, cela va peut-être te surprendre, sur la sobriété. Mais c'est aussi parce
que je ne voulais pas prolonger inutilement cet échange ni le rendre lassant. J'ai
l'impression que nous avons avancé une problématique en tout cas s'est installée,
ce qui n'est déjà pas si mal. Je te fais confiance pour en trouver la formulation la
plus exactement concentrée. A piu tarde.

Cher Philippe,
Bien sûr, il y a différend, et qui n'est pas mince. Mais il n'est pas, non plus,
nouveau je crois bien que c'est lui qui de toujours a organisé toutes les scènes, en
effet, qui ont pu se jouer entre nous, par prédilection, comme tu le sais, sur les
terrains des jugements littéraires et politiques. Et c'est bien lui qui trouvait depuis
longtemps un point de fixation ou de cristallisation privilégié dans la question de
l'opsis aristotélicienne. Cependant, il est remarquable que lorsque nous venons à le
développer un peu plus pour lui-même, nous mettons au jour une dissociation,
dont témoigne ta dernière lettre, et qui n'est pas non plus nouvelle, entre deux
plans celui d'un accord philosophique assez large, et celui de ce différend, que je
dirai pour le moment esthétique, avant d'y revenir plus tard, et que d'ailleurs pour
cette raison je nommerai plutôt un dissentiment (entendu en un sens fort si tu
veux, une antinomie des perceptions et des affections).
Ce qui m'impose une remarquable préalable s'il peut y avoir accord dans le
jugement théorique et désaccord des jugements de goût, cela implique, si on va
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

jusqu'au bout et si on ne se contente pas d'accepter à l'étourdie une pure et simple


hétérogénéité des deux plans, que quelque chose manque encore aux termes de l'accord
théorique. Il n'est pas invalidé, bien loin de là, il a du sens et de la portée et je
vais à l'instant revenir à la problématique qui se dégage, en effet, et qui circule
de l'un à l'autre. Mais son énoncé manque encore, sans doute, d'une frappe, ou
d'une touche, pour être pour être quoi ? non pas « complet » (en un sens, sur le
plan du concept, il l'est peut-être), mais pour être énoncé, justement. Autrement
dit, il manque de sa mise en scène, ou de sa « dramatisation » dans un « styleet
par un « pathos » lesquels je me garderai bien de confondre avec une simple
« idiosyncrasie comme celle que tu dis n'invoquer qu'entre parenthèses, à moins
qu'il ne faille précisément intégrer à la problématique les questions de l'« idio- »,
en général, parce qu'elles y sont prises, et de manière essentielle, comme le prouve
le fait que ta parenthèse de 25 lignes recèle en fait le nerf de ta réponse.
Si je cherchais la formule la plus abrégée de l'enjeu, je dirais il s'agit de
l'idiopsis. D'une affaire de « voir en propreet de « proprement voir » (étant
entendu que « voir » peut être « toucher », ou « être touché et que « propremet
en jeu une complexité redoutable, épuisante même, dont le Heidegger de l'Er-
Enteignis a donné le coup d'envoi). Ou encore « présenter », en effet, mais
comment? c'est-à-dire d'abord, comment le présentant ne serait-il pas lui-même
dans la présentation ? et serait-il, quelque part, « lui-même » s'il n'y avait pas
présentation ?
La masse des questions à enchaîner ici serait telle que je romps pour dire
ceci, plus simple mais non moins décisif: notre dissentiment, et le fait qu'il
s'énonce, comme par hasard, aujourd'hui et non pas il y a quinze ans (il était là,
il est même lisible, tangible dans des travaux communs et non communs de
l'époque, mais nous tendions plutôt à le secondariser, à le traiter comme « simple»
dispute des goûts et des couleurs ce qu'il est aussi, je l'ajoute quand même, car
cela fait partie de l'infinie complexité et délicatesse du problème) témoignent,
parmi bien d'autres traits de l'époque, de l'insistance aiguë, aujourd'hui, d'une
question du style. Je dis style pour aller vite, mais sous le signe impératif de l'ironie
mordante de Borgès contre « le style dans l'acception acoustico-décorative du
terme », une formule si bien incrustée en moi que j'en ai oublié la référence. D'un
mot, « style » voudrait dire le « comment » d'une présentation lui est « consubstan-
tiel ». Nous en sommes, me semble-t-il, d'accord. Mais précisément, nous avons un
dissentiment sur le « comment », et par conséquent sûrement aussi sur le mode de
la « consubstantialité » et donc, en fin de compte, de la « substance » en question,
ou de la « chose même ou de l'« affaire » en jeu. Et pourtant, il n'est pas douteux
non plus que nous sommes bien d'accord sur la même chose. Et qu'il y a donc à
scruter la mêmeté de cette chose, son mode de mêmeté. Et que le dissentiment
en fait partie sans que pour autant je glisse ici quelque sournoise résolution
dialectique.
SCÈNE

S'il manque aujourd'hui de la discussion, comme tu le dis, c'est autour du


« styleainsi abordé qu'elle manque. Ou bien, elle se limite aux affrontements
crispés dont l'art contemporain, ou ce qu'on baptise à la va-vite la « culture », font
en ce moment les frais. Mais il suffit de parcourir la critique littéraire et artistique
peu ou pas d'enjeux de style, ou bien en position mineure.
Or il s'agit de cela aussi dans la philosophie, et là aussi l'actualité la plus
visible en a oublié l'essentiel. « Oublié car enfin c'est de cela, en particulier, qu'il
s'agissait très clairement dans l'invention philosophique, disons de l'après-Sartre
(sans aucune espèce de péjoration il s'agit d'un mouvement d'histoire; mais ce
n'est pas un hasard si Sartre fut fasciné par une « littérature » qu'obstinément il
assujettissait à autre chose qu'à ce que nous nommons pour le moment « présen-
tation », ou « scène »; le théâtre de Sartre, le fait même qu'il y ait théâtre de Sartre,
serait à lui seul un programme de travail pour une partie du livre que nous
devrions, comme tu le dis, consacrer à tout ça). Simple ponctuation de noms
Blanchot, Barthes, Derrida, Deleuze, Lacan. Il s'agit plus que jamais de cela.
Toutes les laborieuses restaurations (in ~~M~ca~M politico) philosophiques n'y peuvent
rien.

Je coupe à nouveau. Avant de revenir au dissentiment, je reprends un moment


les termes de l'accord, pour quelques précisions.
Oui, il s'agit de la présentation, et de la présentation de l'être, ou plutôt de
l'être comme présentation c'est-à-dire de l'existence en tant que son sens est dans
la présentation. Je me suis mal fait comprendre de toi au sujet de « l'époque de
l'imprésentation généralisée je voulais dire qu'un discours de cette « imprésen-
tationaura caractérisé un moment (se désignant lui-même comme « post-
moderne ») qui, en gros, sera resté par là même, en position inversée, dans
l'obédience de la « présentation de quelque chose(n'en témoignant pas moins,
ainsi, d'un mouvement, d'un déplacement historique, celui que désigne plus ou
moins bien le philosophème de « fin de la philosophie », si on se donne la peine
de l'entendre). Or il n'y a pas « présentation de Il y a c'est justement ça, l'il y
a ce que je préfère de plus en plus appeler « venue en présence », réservant ainsi
une sorte d'inchoatif permanent, d'initialité répétée, et une différance de ladite
« présence (ce « ni-mot-ni-concept » de Derrida s'impose ici non comme une
solution, mais comme un programme de travail plus ouvert que jamais).
Il ne s'agit au fond de rien d'autre que de ce que tu évoquais en parlant
d'arc/n-théâtre de ceci que l'« archien général, l'origine ou le fondement, n'a
lieu, n'arrive, que dans, et de, sa propre répétition. Ou de son Ur-teil, de sa division
et décision qui ne survient à rien, qui ne survient pas à l'Un primoridal (ici peut-
être tout notre écart, absolu, à l'idéalisme, à la « philosophie » en ce sens), la
décision qui se survient et qui se surprend. (Du coup, et pour anticiper sur ce
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

motif, aucune religion possible ici ce que tu nommes « athéisme » est là in nuce,
et à cet égard je ne comprends pas pourquoi tu éprouves le besoin de prêcher (!)
le converti (!!) que je suis beaucoup plus que tu ne le crois (!).)
Je dirais cela encore autrement s'il n'y a peut-être pas, jusqu'ici, d'autre
définition disponible pour l'art que celle de la « présentation sensible de l'Idée »,
elle ne vaut qu'à la condition absolue d'ajouter aussitôt que dans sa présentation
l'Idée disparaît comme Idée. C'est ce que Hegel ne peut pas reconnaître, bien que
le premier il fasse tout pour cela (dont Kant, malgré tout, reste assez loin). Et ce
retrait de l'Idée lui est essentiel. Il y a ainsi une « esthétique » qui est la dé-
limitation interne de l'« idéalisme » lui-même, ou son « espacement » originaire.
Corps, donc, si tu (ne) veux (pas). Ou « scène », « archi o-scène.

Ici, je relève un autre point de ta lettre ta méfiance envers l'emploi généralisé


de « scène ». Tu as raison, mais il ne faut pas non plus te mettre en contradiction
avec toi-même. S'il convient de nommer mimèsis la « présentation » elle-même (et
tu ne dis pas pourquoi, une fois dépassée la question de l'« imitation », garder ce
mot, où se réserve, à mon sens, le doublement/espacement de l'origine), c'est qu'il
y a de la scène, de la scénographie ou de la « scènerie » originaire. Mais il n'y a
pas pour autant un étalement uniforme du scénique sur toutes les déterminations
de l'existence. Il faut au contraire que « lascène se divise et se distribue en
scènes (la politique, par exemple, dont je ne vois pas pourquoi la circonscrire
comme « spectacle », ou l'analytique, dont je vois mal pourquoi lui refuser ta propre
définition de la scène) parmi lesquelles un lieu, au moins, d'exhibition spécifique
du « scénique » comme tel. Le théâtre, donc.
Une fois rejointe, de cette manière, la nécessité propre du théâtre, j'en
demanderais encore beaucoup plus que tu ne fais dans ta lettre je voudrais mais
nous ne pourrons pas le faire ici que nous analysions le dispositif propre du
texte théâtral, depuis son (a)syntaxe la plus visible je veux dire, ce qui fait que
le texte se présente ainsi
PHILIPPE

Arrêtons un moment, cette présentation


Je le vois bien, Jean-Luc, manque de précision.

Je ne sache pas qu'on ait beaucoup écrit sur la position du nom de personnage,
qui complique, à mon sens, le schéma platonicien, car la mimèsis au sens de Platon
ne commence qu'après ce nom. Or cette position « asyntaxique » des noms des
énonciateurs est ce qui s'efface à la scène, où l'énonciateur vient en présence.
Derechef, espace et corps, corps non mimique du mime. De là, je voudrais aller
beaucoup plus avant dans l'écriture théâtrale, dans ce qui fait une écriture
« théâtrale » au sens le plus précis du mot. Disons que ce sera pour une autre fois.
SCÈNE

Et revenons au dissentiment. Son premier article est la figure. Ce mot est


gênant, parce qu'il retient peut-être inévitablement ce dont tu parles Dieu, le
héros ou le mythe. Je pensais t'avoir fait entendre que je gardais, malgré tout, ce
mot parce que je n'en ai pas d'autre pour ce qui se découpe sur une scène, et d'une
scène. Et parce qu'un refus de la figure (tu oscilles sans cesse de ce refus à une
différenciation entre figure et figure.) revient, à mes yeux, très exactement à
l'acceptation de ce que tu soupçonnes se dissimuler ou se trahir chez moi, donc à
la religion de l'imprésentable, et à une sorte d'extase qui pour se formuler dans
les mots d'une morale (malgré tout) de l'austérité et de la rigueur n'en résonne
pas moins d'harmoniques que je dirais suaves ou exquises, en tout cas traversées
d'un frisson d'imprononçable ascension. Peut-être est-il très révélateur (serait-ce le
cas de le dire?) que chacun trouve chez l'autre trop de religion. Pour le moment,
je dis ceci la religion, c'est l'intropathie (mélancolique ou triomphale) de la figure,
sa consommation identificatoire et par laquelle toute figure peut devenir la Figure,
où s'abolit l'espacement de l'origine. Ce que tu nommes « athéisme » (le mot me
semble inutilement réactif nous n'en sommes plus là, malgré les menaces politiques
des fondamentalismes, que je ne prends pas à la légère des dieux, il ne reste en
fait que les lieux et ce n'est pas un reste d'eux, c'est eux qui sont restés quelque
part, nulle part rien à craindre)~ c'est le libre tracement des figures (phrases,
schèmes, dessins, allures, styles). A ce point, c'est « libreet « tracement» qu'il
faudrait remettre sur le chantier.
Ici, je tiens à ajouter quelque chose qui me tient à cœur l'art n'a jamais été
religieux. Il fut toujours, dans les religions qui en ont usé, la part secrètement
soustraite au religieux comme tel. Mais je ne peux pas, ici, en dire plus.
Second article du dissentiment c'est l'article proprement esthétique. C'est ton
aversion (ton dé-goût) pour un certain goût. C'est ici qu'il faudrait reprendre toute
la question de l'idiopsis. Et du même coup, celle d'une nécessaire diversité, bien
plus, d'une nécessaire disparité et d'un nécessaire dissentiment des goûts et des
styles. Sans le penser à l'enseigne du subjectivisme, sans non plus ouvrir à l'espèce
de normativité que tu sembles frôler, mais en considérant plutôt ceci que
l'espacement scénique et figurai emporte avec lui l'espacement des genres, des
styles (et aussi des arts, selon un espacement des sens sensibles). Cet espacement
lui-même a ses moments, ses configurations variables, ses occasions, ses sauts et
ses ruptures. À une époque où s'est remis à ronronner un certain discours morne
et sérieux, je ne crois pas inutile de broncher (protester, grogner, « mettre le pied
à faux »). Non sans risques je vois bien ceux du mot « bouche », par exemple.
Mais n'aie crainte, je n'en fais pas un concept je le prends plutôt comme un
obstacle ou comme une gêne que la langue me met. dans la bouche dans la
phrase, comme une résistance à ce que j'appellerais la figuration signifiante, et
comme un appel à la non-signifiance, à la figure comme ouverture et tracé. Je
vais beaucoup trop vite, mais enfin l'enjeu du « corps », ce n'est rien d'autre que
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

celui du sens comme limite de la signification, comme ce qui passe outre la


signification. Pas question, en ce sens, de faire de « boucheun concept, ni de
donner dans l'« expressionnisme » et dans la « dégoulinade Mais c'est alors à la
fois affaire de style d'écriture et de style ou de disposition de lecture. De goût,
dont il va falloir un de ces jours reprendre « radicalement » la question.
Il est beaucoup trop tard pour le faire aujourd'hui. Le FAX attend d'avaler ces
lettres pour l'imprimeur. A Dieu vat! (ciel! qu'a-t-il dit).
Pour finir, et par pure malice, j'ouvre un livre dont je sais bien qu'il n'est pas
de ton goût, Finnegans wake, et le « sort virgilien me fait tomber sur ceci « Front,
parle maintenant; œil, feins la tristesse. Bouche, chante mime.»
À toi.

PHILIPPE LACOUE-LABARTHE et JEAN-LUC NANCY


Jean-Loup Rivière

LE CHAMEAU, L'OURS ET LA BELETTE


NOTE SUR L'INVENTION DE LA MISE EN SCÈNE

Une question poétique

Il est ordinairement admis que c'est à la fin du xixe siècle qu'apparaît,


prépondérante, la figure du metteur en scène. Il y avait bien auparavant quelqu'un
qui lui ressemblait, le didascale grec, le sûtradhâra indien, le conductor ou le
dominus-gregis latin, le maître des recors, le conduiseur ou le meneur médiéval, et,
pour la période plus récente, s'il s'agissait de conduire les acteurs et de disposer
le lieu de leur évolution, il s'est, selon les époques, toujours trouvé un régisseur,
un acteur, un chef de troupe, un auteur ou un directeur de théâtre pour le faire.
Alors, historiens et théoriciens s'opposent les uns pour dire que la mise en scène
et le metteur en scène sont aussi anciens que l'art du théâtre, les autres pour
soutenir qu'une mutation se produit à la fin du xix~ siècle Chacun, à son gré,
pourra être évolutionniste, réformiste ou révolutionnaire. Le fait est que quelque
chose a lieu dans l'art du théâtre à la fin du xixe, que son exercice s'en trouve
bouleversé, et que nous vivons toujours dans son ère 2. Il suffit alors d'appeler cet
événement « invention de la mise en scène », sachant qu'inventer, ce peut être
trouver (ce qui existe déjà) ou créer (ce qui n'existe pas encore). Cela dit sans
légèreté en effet, la question intéressante n'est peut-être pas de savoir s'il y a
invention ou non, c'est un problème historique dont la solution est vraisemblablement
au bout de la piste ouverte par Jean-Marie Piemme « En ouvrant une ère nouvelle,
l'invention de la mise en scène concrétise la force agissante qui était implicitement
ou explicitement requise depuis longtemps par le projet dramaturgique 3.C'est

1. Les pièces de ce dossier sont examinées avec une rare minutie par André Veinstein dans La
mise en scène théâtrale et sa condition esthétique, Flammarion, 1955.
2. Voir par exemple Jean-Jacques Roubine, Théâtre et mise en scène, P.U.F., 1980; Denis Bablet,
La mise en scène contemporaine 1, 1887-1914, La Renaissance du livre, 1968; Bernard Dort,«Condition
sociologique de la mise en scène théâtrale » (1967) in Théâtres, Éd. du Seuil, 1986.
3. L'invention de la mise en scène, dix textes sur la représentation théâtrale, 1750-1930, réunis et
présentés par Jean-Marie Piemme, Bruxelles, Éd. Labor, 1989. Il ne faudrait pas déduire de cette
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

plutôt de savoir ce que les protagonistes et leurs spectateurs ont eu le sentiment


d'inventer. Plus qu'une question d'histoire, c'est une énigme poétique. Qu'est-ce qui
a été inventé et a requis ce nom de mise en scène. Il y a là un événement qui est
d'autant plus intéressant à interroger que cette « invention» au sein d'un art
ancestral où les hommes se réunissent, se figurent et se parlent à la fois, est
contemporaine de deux autres, la psychanalyse et le cinéma, où le lieu, l'image et
la parole jouent à leur manière

L'hétéroclite

La question n'est donc pas « invente-t-on quelque chose de nouveau ? », mais


plutôt « si l'on dit que quelque chose de nouveau est inventé, quelle est cette chose ? ».
André Antoine, crédité en France de la primauté de l'invention avec la création du
Théâtre-Libre en 1887, en donne le cadre « Quand pour la première fois, j'ai eu à
mettre un ouvrage en scène, j'ai clairement perçu que la besogne se divisait en deux
parties distinctes l'une, toute matérielle, c'est-à-dire la constitution du décor servant
de milieu à l'action, le dessin et le groupement des personnages; l'autre immatérielle,
c'est-à-dire l'interprétation et le mouvement du dialogue Antoine avait le senti-
ment de créer un art nouveau. Le trouve-t-on dans une nouvelle conception de la
fonction du décor? Sans doute, et Antoine réagit ici aux excès d'une décoration
abusive et, à la lettre, insignifiante, qui dominait le théâtre au xixe siècle. Mais il
poursuit aussi le mouvement de réforme engagé au xvm" siècle par Voltaire et Lekain
notamment. Mettre en scène ne serait-il alors que reconnaître qu'on ne peut pas jouer
avec des banquettes de spectateurs privilégiés sur le plateau et dans des costumes et
des décors qui n'ont rien à voir avec les situations et les personnages ? Oui, mais il y
a un peu plus que cela. Et on en trouve, par exemple, la notion dans un texte d'Émile
Perrin, administrateur de la Comédie-Française, quelques années avant la fondation
du Théâtre-Libre. Cette Étude sur la mise en scène est une lettre à Francisque Sarcey,
le puissant critique de l'époque et du Temps, qui reprochait à Émile Perrin de donner
une importance excessive à la mise en scène où ce qui est accessoire, le décor et
l'éclairage, devient essentiel 3. Selon Émile Perrin, il faut « que tous les arts accessoires

proposition que la mise en scène a toujours existé et qu'il y a simplement une époque monsieur-
jourdaine où l'on en fait sans le savoir. En faire en le sachant, c'est faire autre chose.
1. Spectateur considérable, François Regnault le note en passant dans Le Spectateur, Beba, 1986,
p. 81. Peut-être faudra-t-il faire un jour une histoire comparée de ces trois naissances.
2. « Causerie sur la mise en scène », Revue de Paris, 1" avril 1903. Quelques pages en sont citées
dans Esthétique théâtrale, textes de Platon à Brecht, par J. Scherer, M. Borie et M. de Rougemont, Paris,
C.D.U. & SEDES, 1982.
3. En général, celui qui proteste contre les abus de la mise en scène considère que c'est un excès
récent. Mais non, les mêmes arguments ignorants traînent depuis plus d'un siècle. Cela ne veut pas
dire qu'il n'y ait pas de mises en scène déplorables ni de triangles auteur-acteur-spectacle bizarrement
construits. Il faudrait simplement déplacer un peu les termes du débat.
LE CHAMEAU, L'OURS ET LA BELETTE

qui doivent concourir à l'illusion théâtrale se fassent des serviteurs dociles dans la
mesure que l'auteur juge à propos de leur assigner. Il faut que ces éléments divers
d'un même tout, convergeant vers un même but, se coordonnent et se prêtent un
mutuel appui1 ». On peut lire ici une version faible de la pensée de Wagner, premier
grand rêveur et théoricien de la mise en scène moderne (L'Œuvre d'art de l'avenir
date de 1850). On peut aussi considérer qu'Émile Perrin ne va pas jusqu'au bout de
son exigence en n'apercevant pas que pour la mise en scène, il faut un metteur en
scène, qu'au poète et à l'acteur il faut ajouter un tiers. L'employé du gaz, André
Antoine, prend cette place quatre ans après. Quelques-uns avaient eu l'intuition de
ce tiers, notamment Mercier, très exactement un siècle auparavant « Je ne veux ne
considérer les comédiens que comme personnages représentant, et à ce titre je ne
veux pas qu'ils soient subordonnés aux poètes, parce que tout talent subordonné perd
de son essor et de sa vigueur, mais il faut encore moins que le poète soit subordonné
à l'acteur. Si celui-ci s'établit juge, il sera à la fois juge ignorant, hautain et ridicule
(.) Il faut donc qu'il se trouve une puissance intermédiaire qui n'ayant ni les intérêts
du poète ni ceux du comédien, sache dire à l'un l'amour-propre vous a aveuglé et
à l'autre voilà ce qui est digne d'être représenté devant le public 2. » L'invention de
la mise en scène, au sens moderne du terme, est donc plutôt l'invention du metteur
en scène. Il y avait de la mise en scène avant cette « puissance intermédiaire» souhaitée
par un dramaturge visionnaire, et l'apparition du metteur en scène prend la forme
paradoxale d'un père engendré par son enfant. Ce qui nous intéresse est alors la
métamorphose de l'enfant une fois le père né.
S'il y a une intuition qui manque dans l'étude d'Émile Perrin, il y a cependant
une conscience aiguë et têtue de ce qui sera le point d'achoppement entre les
tenants de la mise en scène et leurs adversaires. Sarcey a mis le doigt dessus que
l'accessoire devienne essentiel. Certes, Perrin défendra « l'accessoire » au nom d'une
unité supérieure, mais le point reste celui-ci le théâtre manipule le divers, le
complexe, l'hétérogène. La scène qui doit être « mise » est un lieu mixte où
« l'accessoire» peut devenir « essentiel », où ce qui est « de côté » peut devenir
« central », et inversement. Tous les grands metteurs en scène se sont toujours
voulus au service des textes, mais si la pièce est bien leur « sujet », la matière qu'ils
ont à traiter, comme le musicien les sons, le peintre la substance colorée, est
l'hétéroclite. Ce qui arrive à la fin du xixe, c'est la conscience qu'il faut un artiste
spécifique pour composer cet hétéroclite. Cette conscience est corrélative d'un
autre fait la modification de la composition du public, autre hétérogénéité. Cela
s'accorde avec la remarque de Bernard Dort « Telle est donc l'hypothèse que je
propose ici chercher à l'avènement de la mise en scène non seulement des

1. Étude sur la mise en scène, lettre à M. Francisque Sarcey, Paris, Typographie de A. Quentin, 1883,
p. 13.
2. Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre ou nouvel Essai sur l'Art dramatique, Amsterdam, E. Van
Harrevelt, 1773, p. 363.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

explications d'ordre technologique, mais bel et bien un fondement sociologique.


Voir dans cet événement le résultat moins d'une différenciation progressive des
tâches techniques (qui est une conséquence plus qu'une cause) que d'une modifi-
cation à la fois quantitative et qualitative du public de théâtre modification de
son nombre et de sa composition, modification également de son attitude face au
théâtre 1.»

Les dessous et le commentaire

Après la partie matérielle de « constitution du décor », Antoine parle de


« l'immatérielle, c'est-à-dire l'interprétation et le mouvement du dialogue ». La
direction d'acteurs est-elle également soumise à une « invention » ? La mise en
scène moderne la bouleverse-t-elle? Le travail d'Antoine s'élève contre le jeu des
acteurs qui « ignorent la complication, la variété, les nuances, la vie du dialogue
moderne, ses tours de phrases, ses intonations indirectes, ses dessous, ses silences
éloquents2 ».
On pourrait dire qu'avec la mise en scène moderne, on passe d'un régime de
l'exécution juste à une problématique de l'interprétation créatrice. Sous la conduite
de l'auteur, du régisseur, etc., l'exécution consiste à reproduire les codes qu'une
époque ou un genre attribuent à la manifestation de la vérité. Sous la conduite du
metteur en scène, l'interprétation consiste à faire surgir un jeu à partir des « dessous »
et des blancs du dialogue. Au xxe siècle, les voies de l'interprétation seront multiples
et dominées par le paradigme Stanislavski/Meyerhold, c'est-à-dire grossièrement jeu
psychologique/jeu de la convention, mais c'est bien d'interprétation qu'il s'agit,
même si Stanislavski récusait ce terme. Rémond de Sainte-Albine, le premier grand
théoricien de l'art de l'acteur avait, au xvme siècle, entrevu cette voie. Il distingue
deux sortes de spectateurs celui qui « n'examine pas si ce qu'il voit est tout ce
qu'il avait droit d'attendre. Chez les autres, une imagination vive et féconde
accompagne une raison droite et lumineuse, et ceux-ci, ne se contentant pas que
ce qui leur est offert soit bon, se plaignent si on ne leur donne pas tout ce qu'ils
espéraient (.) Ils veulent non seulement que le Comédien soit copiste fidèle, mais
encore qu'il soit créateur. Quelque esprit qu'ait un Auteur, quelque application
qu'il apporte à la perfection de son Ouvrage, il ne pense pas à tout3 ». Le jeu du
grand acteur se précipite dans les trous de la pensée de l'auteur. Et ce n'est pas
sa perfection qui est en cause, un trou n'est pas un défaut, c'est une maille
constitutive de son œuvre que l'acteur retricote. « Au lieu que les acteurs médiocres

1. Bernard Dort, op. cit., p. 151.


2. Op. cit.
3. Rémond de Sainte-Albine, Le Comédien, Paris, 1747, IIe partie, chap. xit, Des finesses de l'art des
Comédiens prises en général.
LE CHAMEAU, L'OURS ET LA BELETTE

ne voient que par les yeux de l'Auteur; au lieu qu'ils ne soupçonnent point qu'il
ait pu rien ajouter à ce qu'il dit, les remarques, qui lui ont échappé, sont saisies
par les acteurs supérieurs, et ce qui manque dans le dialogue se retrouve dans leur
jeu. Avec eux, on peut sans risque omettre ou sous-entendre. On est toujours sûr
du supplément ou du commentaire l.»» Il a existé des acteurs supérieurs avant
l'avènement de la « mise en scène », mais ce qu'elle introduit est un style de jeu
fondé sur la caractéristique que Rémond de Sainte-Albine relève. « L'acteur
supérieur» n'est plus un hasard, c'est un projet. Ce n'est plus seulement un texte
qui est mis en scène, ce sont aussi des omissions et des sous-entendus. Il suit de
cela que l'exécution juste est, par principe, unique, et que l'interprétation créatrice
est, par principe, multiple. Rémond de Sainte-Albine a été très commenté au
XVIIIe siècle et très oublié ensuite, sauf peut-être par Jouvet « À chaque époque,
pour chaque pièce, les amateurs de théâtre recommencent la conversation d'Hamlet
et d'Horatio devant le nuage qui passe C'est un chameau! Non, c'est un
ours! Non, c'est une belette. Comme les mains font des figures ou des
silhouettes d'ombre sur un mur suivant la façon dont on les place devant la
lumière cygne, chèvre, âne, cheval ou éléphant, de même une pièce de théâtre
prend des significations différentes suivant la façon dont on l'éclaire, dont on la
projette sur une scène. La mise en scène la fait barrir, hennir, bêler, miauler ou
chanter. Ces continuelles métamorphoses, cet héritage qui passe de main en main
à tout instant, cette perpétuelle dépossession et repossession d'un ouvrage de
théâtre, c'est la mise en scène. La mise en scène est un commentaire 2.» Il peut être
amusant de remarquer que cet éloge de la métamorphose en est une application,
car Jouvet, citant vraisemblablement de mémoire, se trompe la conversation n'est
pas avec Horatio, mais avec Polonius; Shakespeare n'a jamais parlé d'ours, mais
de baleine. Et qui voudra poursuivre l'enquête sur ces bévues, verra que la
conversation sur les nuages intervient à la fin de la scène où Hamlet « met en
scène » sa mère et son beau-père. Quant à la baleine, peut-être un esprit français
n'aime-t-il pas les animaux qui ne sont pas dans La Fontaine. On y trouve par
contre un ours « amateur de jardins » qui tue son ami par mégarde. Si je résume
le mouvement de cette histoire, sommaire mais représentative, de l'invention de la
mise en scène, je vois qu'au xvme siècle, un esprit solitaire appelle de ses vœux
une « puissance intermédiaire» entre l'acteur et l'auteur, qu'un autre situe le jeu
du grand acteur dans les « omissions» et les « sous-entendus» de l'auteur, qu'à la
fin du xixe siècle un « amateur» prend cette place pour accomplir cette fonction,
et qu'au xxe siècle un praticien tire de son expérience la remarque que la mise en
scène est un « commentaire ». Mille autres exemples pourraient être donnés, ils

1. Ibid.
2. Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Flammarion, 1952, p. 150.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

permettraient de soutenir que quelque chose a bien été « inventé » à la fin du xixe
et que l'on est passé d'un âge de l'exécution à un âge de l'interprétation.

De dos, bas et dans l'ombre

Il peut être intéressant d'examiner l'invention d'un peu plus près, en lisant,
par exemple, les souvenirs d'Antoine sur ses premières années d'activité l.
Il parle très peu de mise en scène. Argent et choix littéraires sont, dans ses
souvenirs, les préoccupations essentielles. Dans une lettre à Sarcey encore
reproduite au 23 juillet 1888, il fait part de son éblouissement devant les représen-
tations données à Bruxelles par la troupe des Meininger, troupe avec laquelle on
date en Allemagne l'arrivée de la mise en scène moderne. Antoine a été frappé
il commence par cela par le traitement de la figuration. Les figurants ne sont
plus des exécutants plantés dans le décor, mais des acteurs de la troupe qui jouent
et miment leur personnage. Antoine rappelle qu'il a lui-même été figurant à la
Comédie-Française « pour voir de plus près » et il décrit une scène qui l'a
particulièrement impressionné « II y avait dans ce Guillaume Tell une autre chose
superbe le meurtre de Gessler, arrêté sur un praticable étroit, formant chemin
creux, à huit mètres au moins de la rampe, par une mendiante et ses deux enfants
qui jouaient de dos une longue scène de supplication, barrant la route de leur
corps pendant que Tell visait Gessler. Vous auriez convenu là qu'un dos montré
à propos donne bien au public la sensation qu'on ne s'occupe pas de lui et que
c'est arrivé 2.» Le jeu de dos est un des éléments qui a fait scandale chez Antoine
et ce détail est sans doute essentiel. Dans sa lettre, il associe le problème de la
figuration et le jeu de dos. Or, que voit un figurant dans le jeu traditionnel face
au public? Il voit un acteur de dos. Ira-t-on jusqu'à dire que la mise en scène
moderne est une invention de figurant ? qu'Antoine, et les autres, ont fait tourner
la scène pour mettre le spectateur en position de figurant? et qu'il s'agit d'un
nouveau type de rapport entre la scène et la salle? Dans l'esprit d'Antoine, la
justification du jeu de dos sort de ses principes naturalistes, les personnages doivent
agir comme s'ils étaient chez eux sans s'occuper du quatrième mur absent. Mais
le fait de structure est de grande conséquence l'acteur ne parle plus ni à moi ni
à un autre derrière moi, il parle à un autre acteur et introduit ainsi un personnage
qui écoute. L'adresse devient indirecte et j'entends autrement (autre chose?) si
quelqu'un écoute pour moi. Le jeu de dos bouleverse l'interlocution, change le
statut de la parole et la perception du discours.
« 25 avril 1889 En achevant sa lecture de l'Ancien, Léon Cladel m'avait dit

1. Antoine, « Mes souvenirs»sur le Théâtre-Libre (1887-1894), Paris, Arthème-Fayard, 1921.


2. Op. cit., p. 110.
LE CHAMEAU, L'OURS ET LA BELETTE

« Voyez-vous, au Théâtre-Libre, vous parlez toujours un peu bas. Ces vers-là, il


faut que ce soit gueulé à pleins poumons 1.» En décembre 1888, une Mort du duc
d'Enghien fait sensation en raison d'un éclairage dont le système est repris pour
une Patrie en danger de Goncourt « Dans un décor assez petit, j'ai fait couler,
par une seule porte, près de cinq cents figurants, qui filtraient lentement, comme
une marée sournoise, finissant par tout submerger, depuis les meubles jusqu'aux
personnages, et dans cette pénombre, avec les lueurs tombant de place en place
sur une foule grouillante, l'effet était extraordinaire 2.» Le jeu de dos, le parler-
bas et la pénombre, les trois bêtes noires des adversaires de la mise en scène depuis
un siècle, forment certainement un tout au-delà de leur origine dans une esthétique
naturaliste. C'est un système qui engendre un double mouvement d'éloignement
et de rapprochement. Le jeu de dos dévie la trajectoire de l'adresse, « on ne s'occupe
plus de [moi] »; le parler-bas accentue la barrière de la rampe; la pénombre limite
la visibilité. Et en même temps, le jeu de dos m'identifie à celui qui écoute; le
parler-bas est le fait d'un personnage comme vous et moi; la pénombre fait glisser
la scène vers la salle obscure. Il faut d'ailleurs remarquer à ce propos que c'est
l'invention de l'éclairage électrique (1880) qui, bouleversant les possibilités de mises
en scène, a permis l'introduction de l'obscurité, selon le même mouvement par
lequel, comme le remarque Robert Bresson, c'est le cinéma parlant qui a permis
l'introduction du silence. Cette dynamique paradoxale d'éloignement et de rappro-
chement simultanés elle nourrit le grand débat brechtien cinquante ans plus tard
est la marque de la mise en scène moderne qui invente du même coup une
morale c'est quand moi s'éloigne de moi que j'y entends quelque chose.

JEAN-LOUP RIVIÈRE

1. Ibid., p. 142.
2. Ibid., p. 139.
Edmundo Gômez Mango

LE RETABLE DES MERVEILLES

.Elle s'anime sous le récit, c'est comme une ombre


qu'on ressuscite en lui racontant ce qu'elle a fait et
qui, peu à peu, de souvenir devient présence. Ce n'est
pas un acteur qui parle, c'est une parole qui agit.
Paul Claudel.

Les marionnettes et l'enfance de mimésis

D'où vient cette armée étrange et joyeuse ? En Espagne, on a cru qu'elle était
originaire de France. En France, on pensait qu'elle arrivait de l'Italie. À Rome,
on supposait qu'elle était partie de la Grèce et de l'Égypte, et peut-être, au tout
début, de l'Inde. Elle arrive toujours d'ailleurs. Elle est une armée de migrants qui
traverse les frontières pour amuser les hommes et les enfants. Dans le bruit, le
rire et la joie qui l'accompagnent, les traces de son origine ont été oubliées.
Marionnettes, mariolles, marottes, bamboches et guignols;fantoccini, burattini,
puppi et pupazzi; puppets, puppens, marionetas y tfteres cette troupe de petits
acteurs, de figurines de bois, d'os, d'ivoire, de terre cuite, de carton, de linge, aux
articulations flexibles, qui obéissent à l'impulsion des ficelles ou des ressorts dirigés
par la main habile du « montreurqui se cache, elle surgit de partout, elle se
confond avec les jouets des enfants, les statuettes religieuses, les idoles magiques,
les masques, les premiers acteurs et les formes primitives du théâtre du monde.
« Marionnette» dérive de « mariole », « mariolette» ou petite Marie, figurine
représentant la Vierge; fantoccino, fantoccio, de fante, enfant; puppet, Puppen, puppi,
comme « poupée », du latin papa, petite fille; le vocable espagnol titere, est un mot
marionnette il imite le son aigu, strident et sifflant de la voix du titiritero, le
montreur, qui faisait parler ses acteurs à l'aide du « sifflet-pratique» ou pito de la
plâtica; les sons « ti-ti» et « t-r» l'apparente à tiritar, trembler, titilante ou titilar,
proches du français « titillation » léger chatouillement et titubear, tituber. Titere
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

met d'emblée en avant une des caractéristiques essentielles de cette forme de la


représentation humaine elle n'existe qu'en tant qu'animation et tremblement.
On les rencontre partout et de tout temps elles sont une manifestation du
grand art de l'animation, de ce désir humain d'insuffler de l'âme aux objets inertes
pour les donner en spectacle. En Egypte, elles sont des sœurs des statues mobiles,
des petites momies, des statuettes en bois articulées; on les utilisait dans les
cérémonies du culte, elles étaient des jouets pour les jeunes filles elles les
amusaient, vivantes; elles les accompagnaient, mortes, dans leurs tombeaux. Au
temps de Platon, elles étaient des hôtes récréatifs des demeures athéniennes on
devait attacher les « dédaliennes », ces statuettes à ressort qui, dit-on, étaient capables
de se mettre d'elles-mêmes en mouvement, et d'échapper vers on ne sait quel
labyrinthe.
Cette vie factice, « dédalique », simulée des petites machines vivantes, a fasciné
les enfants et les hommes, le peuple et les rois Antiochus de Cyzique s'entoura
de mimes, de bouffons, d'automates, et passionné par l'art de la manipulation des
mannequins, oublia le sort de son armée et de son royaume. Elles ont été dès le
début l'objet de la pensée philosophique qui saisissait en elles une parodie de la
condition humaine, tiraillée sans cesse par la passion et la raison, les vices et les
vertus, le désir et la loi. L'Étranger athénien dit à Climas

« Considérons chacun de nous, êtres animés, comme une marionnette fabriquée


par les Dieux soit que la composition en ait été pour ceux-ci un objet d'amusement
ou qu'ils y aient mis un certain sérieux; car c'est une chose en vérité dont nous
ne connaissons rien! Mais ce que nous savons fort bien, c'est que les états dont j'ai
parlé (le plaisir, l'attente, la crainte, l'espoir confiant, la délibération raisonnée) sont
en nous comme des cordons ou fils intérieurs qui nous tirent et qui, étant
mutuellement opposés, nous entraînent en sens contraire vers des actions opposées.
Il n'y a. qu'une seule de ces tractions à laquelle chacun doit toujours obéir. celle
que conduit le fil d'or et sacré de cette délibération raisonnée à laquelle on donne
le nom de loi collective de la Cité'»

On les a découvertes dans presque toutes les civilisations chez les Indiens
Hopi de l'Arizona, elles figuraient des filles de Maïs sur un champ en miniature;
à l'équinoxe du printemps elles invoquaient les forces de la fécondation; de l'Inde
à l'Indonésie, et depuis le ixe siècle avant Jésus-Christ, elles ne cessèrent d'improviser
sur les thèmes des grandes épopées, le Bala-Ramayana, le Maha-Bharata; en Inde,
le directeur du théâtre est nommé Sutrad-hara, celui qui tient les fils.

1. Platon, Les lois, Œuvres complètes, Pléiade, 1950, t. II, p. 663-664. Dans la scène de la caverne,
entre les prisonniers et le feu d'où venait la lumière, derrière eux et au-dehors, il y avait une route,
barrée par un petit mur « pareil à la cloison que les montreurs de marionnettes placent devant les
hommes qui manœuvrent celles-ci et au-dessus de laquelle ils les présentent au regard du public ».
Platon, La République, ibid., p. 1101 et suiv.
LE RETABLE DES MERVEILLES

Les églises chrétiennes les accueillirent à l'intérieur des temples vers la fin du
viie siècle. Le concile quinnisexte ordonna de représenter Jésus-Christ non plus
sous des figures symboliques l'agneau ou le bon pasteur mais sous ses traits
humains. Les croix reçurent les images du Christ en relief. Et parfois, étrangement,
celles-ci commencèrent à s'animer. À Limpias, dans la province espagnole de
Santander, le Crucifié remuait les lèvres, les paupières et les yeux; l'expression de
son visage changeait. L'effet d'angoisse Unheimlich ressenti par les fidèles, parvenait
ici à son comble. La sainte Anne de Séville, devant l'extase admirative des croyants,
bougeait lentement ses mains, ses yeux, sa tête. À Dieppe, la fête de l'Assomption
les « mitouries de la mi-août » dans le dialecte anglo-normand était célébrée
avec un formidable éclat dramatique la statue de la Vierge, toute en argent pur,
reposait sur son lit mortuaire; en haut d'une tribune qui touchait la voûte de
l'église, apparaissait le Père éternel sous les traits d'un vieillard; autour de lui
voltigeaient des « anges-marionnettes », capables de véritables prodiges acrobatiques;
ils embouchaient la trompette et les sons de l'orgue semblaient sortir de leurs
instruments; ils descendaient jusqu'à la Vierge, et la portaient très lentement vers
le ciel, où elle parvenait au moment de l'adoration; les gens poussaient des cris de
joie et trépignaient d'admiration.
Au-dehors des temples, les marionnettes étaient les fidèles camarades des
jongleurs, ces artistes primitifs des scènes premières, du spectacle à ses origines; le
ménestrel nomade était musicien, chanteur, comédien, marchand d'herbes et
d'onguents, arracheur de dents, montreur de monstres et d'animaux dressés; il était
maître dans les tours d'adresse, de passe-passe, de birlique birloque; il jauglait (en
provençal bavardait) avec les mains, il jonglait avec les mots.
Peu à peu, les marionnettes abandonnèrent les églises pour se rencontrer dans
les foires des places publiques la « mariotte» vénérée au Moyen Âge se transforme
en fantoche sarcastique qui fait rire le public de la foire Saint-Germain. Elles
imitèrent les grands acteurs comiques contemporains, figures souvent boiteuses,
aveugles, ventrues, comme Jean des Vignes, Tabary et Franc-à-tripes, les ancêtres
des célèbres starts de la petite scène Arlequin, Pantalon, Polichinelle et dame
Gigogne. En Espagne, elles parcouraient les routes, portées dans les retables. Le
mot retable, qui désignait tout d'abord la planche peinte ou en relief qu'on mettait
sur un autel, fut utilisé plus tard pour nommer un petit théâtre mécanique des
images en bois, actionnées par un procédé d'horlogerie, représentaient des scènes
de la vie de Jésus ou des saints. Mondinovi, mundinuevo, totilimondi, tutilimundi,
ou titirimundi ces expressions d'origine italienne vinrent se substituer au mot
retable, qui ne s'appliqua par la suite qu'au théâtre de marionnettes ambulatoire.
En Allemagne, les Haupt-und Staatsaktionen étaient des spectacles baroques,
joués par des acteurs et par des marionnettes, pleins d'événements extraordinaires,
tirés de la mythologie, de la Bible, de la chevalerie, de l'histoire, de la féerie; ils
étaient accompagnés par des musiciens, et par Hanswurst (Jean Saucisse ou Jean
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Boudin) le bouffon indispensable pour égayer les spectateurs. Parmi ces mélodrames,
surgit l'admirable Puppenspiel du docteur Faustus, qui s'imposa comme le véritable
chef-d'œuvre de la petite scène allemande. On la jouait encore au temps de
Goethe à Strasbourg, celui-ci cachait à Herder, avec le plus grand soin, son intérêt
pour Goetz de Berlichingen et pour Faust, dont le souvenir de la pièce des
marionnettes « résonnait et bourdonnait» dans sa tête « sur tous les tons»
Pulcinella est né à Naples, et son succès international fut incomparable. Il
descendait de Maccus, personnage grotesque, bossu ithyphallique. Mais le Napolitain
n'était pas difforme grand garçon droit, bruyant, alerte, sensuel, au long nez
crochu, vêtu d'une souquenille blanche et d'un haut bonnet gris, son nom signifie
poussin, le petit d'un oiseau, le jeune poulet, quoique les figurines antiques
conservées ressemblent plutôt à un vrai coq. (Ce Pulcinella des origines, serait-ce
une version anticipée du « Petit Homme-Coq », cet enfant évoqué par Ferenczi
qui, après avoir reçu un coup de bec d'un coq sur la verge, s'identifia à l'animal
dangereux, jouait exclusivement avec des poules imaginaires, caquetait et faisait
cocorico 2?) Il devint vite le roi des burattini, les petits imitateurs du grand acteur
Burattino. Il parvint à Paris Polichinelle récupère les anciennes bosses de ses
ancêtres dans sa double gibbosité, et malgré son nom napolitain et son allure de
matamore espagnol, il incarna la fantaisie et l'humour français.

D'en haut et d'en bas

Comme l'animation des rêves, celle des marionnettes peut venir d'en haut ou
d'en bas 3. Les marionnettes animées d'en haut ont un tronc solide, auquel se
relient, par des articulations souples, la tête et les membres; elles sont suspendues
soit par une tringle fixée au sommet de la tête, soit par des fils attachés aux
épaules, les coudes, les mains, le dos, les genoux, les pieds. Ces fils se réunissent
sur un ou plusieurs bâtonnets que le joueur tient à la main. Ces marionnettes,
qu'on manœuvre bras en bas, comme les fantoccini, les marionnettes siciliennes et
liégeoises, peuvent atteindre un haut degré de perfection. Leur magie provient de
la suspension elles effleurent le sol sans s'y appuyer, elles dansent, non pas dans
l'air, mais dans la gravitation elle-même; spectrales, elles ne se tiennent que sur
ce qui les suspend leurs corps sont des pendules qui semblent avoir conquis leur

1. Goethe, Poésie et vérité, Aubier, 1941, p. 265. Parmi ses premiers souvenirs, Goethe évoque celui
d'une veillée de Noël, quand la grand-mère donna aux enfants un théâtre de marionnettes qui fit sur
le petit garçon qu'il était « une impression très forte, un grand et durable retentissement » (ibid., p. 16).
2. S. Ferenczi, « Un Petit Homme-Coq », Psychanalyse 2, Payot, 1981, et S. Freud, S. Ferenczi,
Correspondance, Calmann-Lévy, 1992, p. 349 et suiv.
3. S. Freud, « Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation du rêve », Résultats, idées,
problèmes, P.U.F., 1985, p. 81.
LE RETABLE DES MERVEILLES

propre rythme. Mais leur grâce ne leur appartient pas, elle vient de l'extérieur,
elle descend de celui qui tient les fils; elle se dessine dans leur titubation, dans
laquelle elles oscillent et se retiennent, menacées d'écroulement. Elles évoluent
pour l'oublier, et dans leur intime vacillation dans le dehors, retrouvent leur
innocence.
Ce danseur de l'Opéra de Vienne admire la pantomime des poupées; il est
séduit par leur énigme 1. Le machiniste commande, se dit-il, non pas chaque partie
des membres du mannequin, mais le centre de gravité de chacun de ses mouvements;
quand ce dernier se déplace en ligne droite, les membres-pendules décrivent des
courbes; quand il le fait, rarement, en ligne courbe, il provoque des ellipses. Le
déplacement du centre de gravité de chaque mouvement, dit le personnage de
Kleist, est « le chemin de l'âme» du danseur, et le montreur ne peut l'atteindre
qu'en dansant lui-même. Les gestes des marionnettes sont comme les logarithmes
ou l'asymptote des mouvements des doigts du montreur. L'harmonie, la légèreté,
la mobilité, l'exécution de toute action dans la souplesse, leur grâce purement
mécanique, qui semble surgir du centre même de la gravitation, sont libérés de
toute « affectation ». L'âme habite la gravité du geste; les membres, pendules morts,
s'animent en obéissant à la seule loi de la pesanteur par elle, ils deviennent légers.
Cette qualité exquise, avoue, perplexe, le personnage de Kleist, on la chercherait
en vain chez les danseurs, comme lui, en chair et en os. L'âme de la marionnette,
toute la gravité de son centre, peut se retrouver dans les vertèbres de ses reins,
quand, légère, elle se retourne au cours d'une fuite; quand ce Pâris de bois, debout
entre les trois déesses, tend la pomme à Vénus, son âme tient tout entière dans
son coude. La force qui les soulève est plus puissante que celle qui les attire vers
le sol elles ne le touchent que par délicatesse. Leur pure danse n'a plus besoin
de repos.
Les marionnettes à fils cherchèrent les beaux théâtres et les cercles d'amateurs
cultivés. Haydn composa pour elles, à la demande du prince Eszterhazy, cinq
opérettes. George Sand et son fils Maurice fondèrent, pour les accueillir, le Théâtre
des amis, qui connut un brillant succès. En Sicile, moins aristocratiques et porteuses
des tringles, elles jouent encore l'opera dei puppi, adaptation des chansons de geste
du Moyen Âge.

Les marionnettes animées d'en bas, bras en l'air, sont les plus connues et les
plus populaires. À tige, comme la marotte, mais surtout à gaine, elles n'ont pas de
corps la tête et les bras montés directement sur l'habit de tissu, c'est la main du
montreur qui les anime. Ce sont elles qui ont conquis le plus d'adeptes Pulcinella
et ses descendants, Polichinelle, Punch et sa compère Judith en Angleterre,
Cristobal Polichinela en Espagne, et Karagoz, né de l'autre côté de la Méditerranée,

1. H. Kleist, Sur le théâtre des marionnettes, éd. Traversière, 1981.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

puissant conquérant de la Grèce, de l'Algérie et du Maroc (chauve et ventru, il


portait un grand phallus dont il se servait comme d'une toute-puissante matraque);
enfin Guignol, qui s'impose à Lyon, héritier de l'anarchie des enfants et du peuple,
incarne le canut, l'ouvrier de la soie; comme Girolamo, le petit paysan milanais,
ou Karspel l'allemand, il devient le porte-parole humoristique et sarcastique des
revendications populaires et enfantines des petits, de ceux d'en bas.
Leur mouvement est d'emblée sexuel la main invisible qui les prend et les
tient, les anime; le guignol se penche et se dresse, court et s'arrête, s'agite et
s'écroule; il avance et recule, il tourne, il ouvre les bras et les ferme, il applaudit,
il se secoue, il frappe. Il est le constant passage d'un acte, le fantasme d'une baffe
inépuisable. Petit comme l'enfant qui le regarde, il crie, il saute, il cogne; il jouit
du mouvement qui l'emporte. Sa grâce provient de sa brusquerie et de sa franchise.
Encadré dans l'espace du castelet, avec le visage peint et impassible, effigie à peine
réelle et toute conventionnelle, il fascine entre la scène et la salle il n'y a plus
de limites; dans son théâtre libidinal, le feu est partout. Tout est imitation le
guignol devient enfant, et l'enfant se croit guignol. C'est le triomphe de l'enfance
de la mimésis 1.
Les marionnettes ont aussi fasciné les psychothérapeutes d'enfants et de
psychotiques. Guignol a été interprété comme le signifiant du Grand Phallus de
l'Autre, mais aussi comme la « petite chose» pénienne (das Kleine), réminiscence
rouge du bout de chiffon du pansement génital, détachée d'un corps pour devenir
fétiche. Dans la main du montreur-manipulateur caché dans l'arrière interdit du
castelet, il exhibe sans pudeur et sans honte son grand jeu masturbatoire et joyeux.
Paradigme de l'objet transitionnel, il a été considéré particulièrement adapté pour
mobiliser la dynamique des projections et des introjections, pour rejouer les scénarios
du fantasme de l'angoisse de castration; figure insaisissable de l'espace de l'illusion,
il devint l'objet de toutes les pertes du deuil interminable de l'enfance 2.

Maître Pierre et le désastre du petit théâtre

Maese Pedro est un titiritero ambulant, qui parcourt les routes d'Espagne avec
son retable et son singe devin. Il porte le petit théâtre sur une charrette. Le maître

1. Pour cette évocation de l'histoire des marionnettes, j'ai suivi Ch. Magnin, Histoire des marionnettes
en Europe, Slatkine, Genève-Paris, 1981 (réimpression de l'édition de Paris, 1862). J.E. Varey, Historia
de los titres en Espafia, Madrid, Revista de Occidente, 1957. A Recoing, « Les marionnettes », Histoire
des spectacles. Encyclopédie de la Pléiade, 1965; G. Baty, R. Chavance, Histoire des marionnettes, col.
«Que sais-je? », P.U.F., 1972.
2. A. Gilles, Le jeu de la marionnette, Publications Université Nancy-II, et S. Lebovici, « À propos
de la technique des marionnettes en psychothérapie infantile. Introduction à l'étude exhaustive du
transfert analytique », Revue Française de Psychanalyse, 1950, n° 1.
LE RETABLE DES MERVEILLES

manipule les figures de l'artificio ou de la « mécanique », et un jeune garçon, son


valet, est l'interprète, le truchement, le « declarador » celui qui explique, qui
déclare les mystères de la représentation; il désigne avec une baguette les figures
qui apparaissent sur la scène du castelet 1.
Don Quichotte et Sancho les rencontrent dans une venta, une hôtellerie au
bord de la route. La route et la venta, deux espaces majeurs du roman de Cervantès;
le premier, ouvert et diurne, est celui de l'aventure, de « ce qui advient », du hasard
et de l'inattendu; le second, clos et nocturne, et celui de la halte, de la conversation,
du récit des histoires, et des quelques scènes d'alcôve.
Maître Pierre est très bien reçu par l'hôtelier, qui est assuré avec sa présence
de la tenue d'une bonne soirée. Le « petit théâtre» est facilement monté, sur des
tréteaux, dans un coin de l'écurie; il est garni d'une infinité de petits cierges
allumés qui le rendent resplendissant. Maître Pierre disparaît derrière les tréteaux,
les spectateurs don Quichotte, Sancho, un page, un conteur d'histoires, l'hôtelier
et ses hôtes prennent place, ils sont « pendus à la bouche» du truchement. Tout
à coup, derrière la scène, on entend le son des timbales, des trompettes et le bruit
de l'artillerie. Alors l'interprète, de sa voix grêle et aiguë, annonce le spectacle, la
représentation de l'histoire véritable, tirée des chroniques françaises et des romances
espagnols, la délivrance de Mélisandre, captive des Mores à Sansueria (Saragosse),
par son mari le seigneur don Gaïferos.
Le lecteur de ce chapitre (XXII, IIe partie) 2, situé, pourrait-on dire, derrière
les spectateurs, dans l'arrière-scène de la lecture, écoute le truchement, qui, placé
où la salle finit et où le théâtre commence, montre les figures avec sa baguette
presque magique, et raconte, explique ou déclare l'action qui se déroule sur les
planches. On est dans l'entrecroisement des choses vues et des choses entendues,
dans l'écart qui sépare l'action de la parole; le jeu des marionnettes est ainsi
suspendu entre le récit du declarador des mystères, visible, et le montreur qui les
agit, caché.
Don Gaïferos, à Paris, joue au trictrac. « Au trictrac joue don Gaïferos/
oubliant déjà Mélisandre. », s'écrie le truchement, rappelant l'ancien romance.
L'empereur Charlemagne, père putatif de la captive, sa couronne sur la tête et le
sceptre à la main, est indigné par la négligence de son gendre. « Remarquez,
commente l'interprète, avec quelle véhémence et quelle vivacité il le gronde.»
Don Gaïferos réagit, et la deuxième scène se passe à Saragosse. « Maintenant, dit
et montre l'interprète, que Vos Grâces tournent les yeux du côté de cette tour qui

1. J.E. Varey (op. cit.) pense que les tt'teres de Maître Pierre sont très proches des puppi, les
marionnettes siciliennes, animées d'en haut, par des fils ou des cordes; mais il signale que Cervantès
recrée cette scène avec beaucoup de liberté et d'imagination.
2. L'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, traduction de L. Viardot, Garnier-Flammarion,
1969, 2 vol. El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, ediciôn y notas de L.A. Murillo, Madrid,
Castalia, 1987, 2 vol.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

paraît là-bas.» Mélisandre est au balcon, elle regarde nostalgique le chemin de


France. Un More, silencieux, le doigt sur la bouche, s'avance à pas de loup derrière
elle. Il la prend dans ses bras et lui donne un baiser sur les lèvres. Elle crache et
s'essuie avec la manche de sa blanche chemise. Elle se lamente et arrache ses
beaux cheveux.
Comme le narrateur-interprète s'attarde en commentant ces péripéties, don
Quichotte, impatient, s'écrie « Enfant, enfant, suivez votre histoire en ligne droite
et ne vous égarez point dans les courbes et dans les transversales.» À cette voix
qui vient du côté de la salle, répond une autre qui vient de la skenê, de l'intérieur
du petit théâtre le montreur caché approuve les propos du chevalier. Les
personnages, spectateur et metteur en scène, en modifiant le texte dit par le
truchement, deviennent ainsi des coauteurs du drame représenté.
Don Gaïferos, couvert et à cheval, arrive au pied de la tour; Mélisandre lui
parle en croyant s'adresser à un inconnu; elle répète les vers du romance:
« Chevalier, si vous allez en France/informez-vous de Gaïferos.» Le chevalier se
découvre, sa femme le reconnaît, elle glisse du balcon mais un pan de sa jupe s'y
accroche, et elle reste suspendue en l'air sans pouvoir atteindre le sol Don
Gaïferos parvient à la délivrer derrière lui, en croupe sur le cheval, elle se tient
fortement; ils fuient. L'interprète les salue « Allez en paix, ô paire sans pair de
véritables amants! » Le roi Marsilio ordonne de battre la générale. « .la ville semble
s'écrouler sous le bruit des cloches qui sonnent dans toutes les tours de nos
mosquées », s'exclame l'enfant interprète, ce qui provoque une nouvelle intervention
de don Quichotte « Oh! pour cela non. quant aux cloches maître Pierre se
trompe lourdement, car chez les Mores on ne fait pas usage de cloches, mais de
timbales et d'une espèce de dulzaïna qui ressemble beaucoup à nos clairons. Faire
sonner les cloches à Sansuena, c'est à coup sûr une grande étourderie. » Maître
Pierre, toujours caché, lui répond une deuxième fois, en lui priant de ne pas faire
attention à ces petits enfantillages, et de ne pas demander « qu'on mène les choses
si bien par le bout du fil qu'on ne puisse le trouver » les comédies aimées du
public sont pleines de sottises et d'extravagances de ce genre.
Don Quichotte est encore un spectateur critique; il n'aime pas les inexactitudes
parce qu'elles troublent le fonctionnement de l'illusion même s'il n'a pas fait
des remarques à propos de cette autre invraisemblance l'artillerie au temps de
Charlemagne; cette courte discussion entre le spectateur et le metteur en scène
attire à son tour l'attention du lecteur du roman sur le thème majeur de l'illusion
et de la vraisemblance.
On connaît la suite une nombreuse cavalerie sort de la ville, à la poursuite
des deux amants chrétiens; les trompettes sonnent, les dulzaïnas frappent l'air, les

1. Scène qui rappelle celle des cheveux de Pelléas et Mélisande, de M. Maeterlinck, qui servit de
livret à l'opéra de même nom de C. Debussy.
LE RETABLE DES MERVEILLES

timbales et les tambours retentissent. Cette fois-ci, pas de cloches à Sansuena don
Quichotte ne tient plus. Il se lève, et d'une voix de tonnerre s'exclame « Je ne
permettrai jamais que, de ma vie et en ma présence, on joue un mauvais tour à
un aussi fameux chevalier, à un aussi hardi amoureux que don Gaïferos. Arrêtez
canaille, gens de rien, ne le suivez ni le poursuivez, ou sinon je vous livre bataille. »
Sans plus attendre il dégaine son épée, et avec « une fureur inouïe » attaque l'armée
moresque, renverse les uns, pourfend les autres, coupe une tête ou emporte une
jambe. Maître Pierre, qui a failli succomber sous la décharge d'un formidable
fendant, blotti sous ses planches, supplie don Quichotte d'arrêter.
Le chevalier est hors de soi, en extase guerrière, et Sancho est saisi d'« une
affreuse terreur ». Don Quichotte, comme Roland, est devenu « furieux ». Il est
monté en colère et en scène, non pas pour jouer, mais pour délirer. Le castelet
est devenu le théâtre de sa folie.
Tout s'est écroulé le retable est par terre, ses décors mis en pièces, Charlemagne
fendu, Marsiglio gravement blessé; le singe devin s'est enfui sur le toit.

Quel signe, quelle image, quel mot a pu éveiller chez don Quichotte sa pulsion
d'agir, de passer à l'acte théâtral? Pourquoi a-t-il basculé, et avec tout le poids de
la réalité de son corps et de ses armes, du côté des marionnettes? Quelle pensée,
quelle représentation insoutenable lui a fait mettre le feu au théâtre, s'inclure dans
l'espace de la fiction pour le détruire? Don Quichotte lui-même avance une
première réponse; il récupère très vite son calme et sa faculté de jugement et
devant le désespoir de Maître Pierre parmi ses figures défaites, il reconnaît son
erreur et admet de l'indemniser. Il croit, encore une fois, qu'il a été piégé par les
enchanteurs qui le poursuivent, qui n'arrêtent pas de lui mettre devant les yeux
« les figures telles qu'elles sont» pour les changer et les transformer ensuite en
celles qu'il leur plaît. Les enchanteurs, véritables deus ex machina de l'interprétation
quichottesque de son propre roman, viennent ici nommer l'impulsion, le « raptus »,
le ravissement, qui ont déterminé le changement décisif de cette séquence le
spectateur, attentif et critique, assis au premier rang, tout près du truchement,
devient subitement un acteur du drame. On retrouve ici la folie originaire du
Quichotte le lecteur passionné de romans, ce véritable héros des lecteurs, celui
qui lisait comme tout écrivain aimerait être lu, devient, par la magie, l'enchantement
de la lecture elle-même, un héros de roman. Le spectateur de théâtre, fasciné par
le jeu de la représentation, devient acteur. Il ne s'agissait pas, cette fois, d'imposer
à une réalité prosaïque ses idéaux chevaleresques, de transformer les objets du
monde (moulins à vent, troupeaux, auberges) en objets irréels et hallucinés (géants,
armées, châteaux); il est dès le début devant des objets qui tendent à l'irréalité de
la fiction, les marionnettes qu'il a reconnues et perçues en tant que telles. C'est
son désir de l'aventure, de participer réellement à l'action du drame, qui change
subitement les masques en visages Mélisandre est Mélisandre, Gaïferos Gaïferos.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Mais surtout et avant tout, don Quichotte est don Quichotte, le héros de la
chevalerie errante. La conviction, la certitude inébranlable et folle de son identité
s'était exprimée déjà, dès les premiers chapitres, par son exclamation « Je sais qui
je suis MLe héros épique et burlesque n'est pas un autre, l'autre, comme le
diront plus tard, exprimant leur détresse et leur folie poétique, Nerval et Rimbaud.
Il est lui-même, et il ne peut l'être que dans l'aventure de ses idéaux.
Le cheval de don Gaïferos, signale Ortega y Gasset, dans son galop vertigineux,
ouvre derrière sa queue « un sillage de vide2. C'est ce vide, ce creux, ce néant,
que laissent derrière eux les amants fugitifs, qui aspirent, comme dans un « courant
d'air halluciné» la chevalerie moresque et don Quichotte lui-même. Le point de
fuite, hors scène et obscène, vers lequel semble se diriger le tourbillon furieux du
chevalier, est une scène sexuelle. Quand Maître Pierre met à prix Mélisandre
défigurée, borgne et sans nez, don Quichotte refuse de la reconnaître. La véritable
Mélisandre « est maintenant en France », holgdndose con su esposo a pierna tendida »,
« à se divertir avec son mari sous les draps» (ou jambes en l'air) signale le chaste
chevalier (il est rare d'écouter de ses lèvres une si claire évocation du coït
chevaleresque).
Tout s'est passé dans l'écurie de l'auberge, cet espace modeste, sale, rustique,
purement réel, éloigné de toute représentation poétique. Dans sa pénombre, la
petite scène du retable resplendissait, entourée par le feu des bougies. Comme un
œil brillant dans la nuit elle attire et fascine les yeux multiples des spectateurs;
comme un trou-bouche, elle avale et dévore l'attention et la curiosité du public.
La petite scène du tutilimundi n'est pas seulement l'écran sur lequel on projette,
mais le lieu de la fente, de la brèche, de la déhiscence, d'un creux vide qui aspire,
emporte et enlève la réalité des hommes et des bêtes de l'écurie, vers l'aventure
de l'imaginaire.

Une manière qui pense

La folie imitative du chevalier, son mimétisme furieux, ont été savamment


préparés. Le thème de la mimésis organise les épisodes qui précèdent immédiatement
celui du retable. L'homme imite la bête dans l'histoire du braiment, que l'homme
aux hallebardes vient de raconter, deux régidors, à la recherche d'un âne égaré,
imitent si bien le braiment de l'animal qu'ils n'arrivent qu'à se tromper l'un l'autre.
La bête imite l'homme le singe parlant écoute attentivement la question, saute
sur l'épaule de son maître, et dans un bref cliquetis de dents tout près de son

1. Chapitre V, lre partie; c'est la réponse de don Quichotte à Pedro Alonso, son voisin qui, l'ayant
ramassé du sol après son combat avec les marchands de Tolède, l'avait identifié comme le seigneur
Quijana.
2. J. Ortega y Gasset, Meditaciones del Quijote, Madrid, Espasa-Calpe, 1922.
LE RETABLE DES MERVEILLES

oreille, donne sa réponse; Maître Pierre la répète tout haut. C'est le singe qui a
identifié don Quichotte; celui-ci lui avait demandé «Dites-moi, seigneur devin,
quel peje pigliamo, qu'arrivera-t-il de nous l ?»Maître Pierre, après avoir écouté les
réponses de son serviteur, se jette aux pieds de don Quichotte, « le ressusciteur
insigne de l'oubliée chevalerie errante ».
On apprendra dans le chapitre suivant que Maître Pierre n'est autre que Ginés
de Pasamonte (Passemont) un des galériens, forçats du roi, que don Quichotte
avait libéré de ses chaînes. Ginesillo de Parapilla ainsi l'appelle, courroucé, le
chevalier est le paradigme du picaro, la figure romanesque qui s'oppose point
par point, dans une asymétrie parfaite, à celle du chevalier; plutôt qu'un anti-
héros, notait José Bergamin, le pfcaro est un anti-chevalier 2. Mais encore Ginés
est un écrivain; lors de leur première rencontre, il avait avoué être l'auteur de
« La vie de Ginés de Pasamonte », livre qui n'est pas fini parce que sa vie ne l'est
pas, et qui allait faire la barbe au Lazarillo de Tormes, le meilleur des romans
picaresques espagnols. Il l'avait rédigé aux galères, comme Cervantès avait écrit
une grande partie du premier Don Quichotte dans la prison de Séville. L'un vit
pour écrire les mémoires de sa vie, l'autre l'oublie pour habiter le récit de ses
aventures. Le chevalier de la Triste Figure, « s'il n'eût été requis par d'autres plus
grandes et continuelles pensées », n'eût rien aimé tant que de devenir à son tour
romancier 3. Tout au long du roman, il parle comme un livre l'homme armé est
un homme de lettres, et son éloquence magique, inoubliable, qui oblige presque
le lecteur à lire ses discours à voix haute, est la meilleure de ses armes.
La mimésis de la bête et de l'homme, des marionnettes et des acteurs, du
théâtre et du roman, le chevalier et le picaro, son reflet inversé, du lecteur qui
devient personnage, des personnages qui sont des romanciers ce labyrinthe
romanesque de miroirs suppose la présence ironique de l'auteur. Il réapparaît juste
au début du chapitre qui suit l'épisode du retable, où se dévoile l'identité de Maître
Pierre. « Cid Hamet Ben-Engeli, le chroniqueur de cette grande histoire, entre en
matière dans le présent chapitre.» Celui qui commente les entrées ou les sorties
du chroniqueur étranger de la scène de l'écriture, est un autre chroniqueur.

1. Les italianismes, fréquents au cours de ce chapitre, montreraient que l'épisode des marionnettes
est très marqué par les souvenirs du séjour de Cervantès en Italie; cf. G. Diaz-Plaja, Cuestiôn de limites,
Madrid, Revista de Occidente, 1965, p. 107 et suiv. Cette aura mimétique généralisée entre les langues,
les hommes et les bêtes annonce le risque inhérent, et peut-être démoniaque, de l'imitation; Platon
déconseillait aux « gardiens » d'imiter les femmes, les esclaves, les animaux et les bruits de la nature.
Sur le rôle de la mimésis dans l'éducation grecque, cf. W. Jaeger, Paideia, México, F.C.E., 1957, p. 617
et suiv. (version espagnole).
2. J. Bergamfn, Fronteras infernales de la poesfa, Madrid, Taurus, 1959, p. 99 et suiv. Le véritable
anti-héros est un bachelier, Sansôn Carrasco, le vainqueur du chevalier, celui qui le fera renoncer à
ses illusions. Don Quichotte le désignait comme le perpétuel trastulo, le bouffon des farces italiennes.
3. M. Robert, Roman des origines, origines du roman, Grasset, 1972, p. 186.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Georges Haleyaa bien montré, à l'intérieur même du grand récit romanesque,


l'existence d'un récit du récit, l'histoire de comment s'est établie l'histoire racontée,
de comment les aventures de don Quichotte ont pu être connues et ont pu se
transmettre. Cervantès mettait ainsi en évidence que ce qui intéresse dans l'écoute-
lecture du récit d'un scénario fantasmatique ce n'est pas seulement son contenu,
mais encore l'histoire de son engendrement. Ce deuxième récit, nécessairement
métaphorique, inclus et voilé dans le premier, est un trait structurel de toute
narration fantasmatique elle porte en elle les traces de sa propre genèse.
Parmi le récit des innombrables aventures du chevalier, il y a l'aventure du
récit lui-même. Le premier narrateur raconte, utilisant parfois la première personne,
les huit premiers chapitres du roman. Il s'arrête court à un moment précis et
surprenant don Quichotte est en train de se battre avec le Biscayen; il avance,
après avoir invoqué Dulcinée, couvert avec son écu, l'épée haute; son adversaire
l'attend, l'épée en l'air. Entre ces deux bras levés, l'histoire s'interrompt. Le premier
auteur ne connaît pas la suite. Un deuxième narrateur prend sa relève, et découvre,
dans un marché de Tolède, et par hasard, le manuscrit, en arabe de Cid Hamet,
qu'il donne à traduire à un « interprète morisque espagnolisé ». La notion de
l'auteur unique éclate dans une longue série de chroniqueurs, interprètes, traduc-
teurs, auteurs premiers et seconds. Cervantès qui s'était déclaré le père putatif
le padrastro du Quichotte, joue avec son rôle de créateur. Il reprend, pour les
parodier, des motifs et des topoi littéraires fréquents à son époque. Mais comme
toujours chez lui, la démystification est à la fois une critique de ces procédés
conventionnels et une révélation de leur part de vérité. L'auteur de la fiction est
nécessairement fictif. Contrairement à sa créature, il ne sait pas qui il est. L'oeuvre
est déjà écrite, elle ne peut être qu'objet retrouvé; l'originaire est étranger, il est un
« à traduireradical le récit doit nécessairement passer d'une langue à l'autre,
de l'arabe à l'espagnol, du grec au latin, de l'hébreu à l'arabe. L'oeuvre est un
moment émergeant de ce vaste brassage des langues et des cultures. Le premier
grand roman de la langue espagnole, de la culture européenne et de la modernité,
celui qui porte la prose au plus haut degré poétique de sa puissance narrative,
s'affirme et s'enracine dans le métissage culturel avoué et consenti.
Cid Hamet, l'auteur fictif, est un personnage de son propre roman. Don
Quichotte et Sancho, dans la deuxième partie, sont reconnus comme des figures
littéraires échappées de la première, comme des revenants romanesques. Thomas
Mann admirait ce procédé nouveau et original, unique, croyait-il, dans la littérature
universelle le duc les admet à sa cour, parce que, les ayant déjà lus, il est ravi de
pouvoir les connaître en « chair et en os »; le héros « vit pour ainsi dire de la gloire

1. G. Haley, « El narrador en "Don Quijote el retablo de Maese Pedro», El Quijote, Madrid,


Taurus, 1980, p. 269.
LE RETABLE DES MERVEILLES

de sa gloire, de sa célébrité ». Ils deviennent des contemporains de leur propre


renommée.
Don Quichotte est le roman du roman, l'exploration joyeuse de l'illusion de
l'aventure du livre. L'épisode du retable de Maître Pierre est encore une tentative
d'élucidation, de vérification poétique. Il est une mise en scène de la machinerie
de l'illusion romanesque, une mise à plat des instances fantasmatiques d'une scène
et de son récit 2. L'œuvre, la délivrance de Mélisandre, qui vient de la mémoire
parlante du Romancero, modifiée, « réécrite », interrompue, recommencée, et enfin
détruite, par l'action convergente du joueur invisible, du truchement qui parle, du
spectateur successivement critique et fasciné; le petit théâtre des puppi, si fragile,
aussi facile à construire qu'à détruire; les auteurs, anonymes, apocryphes, cachés,
publics; le récit de la scène, le roman, l'écriture: tout ne serait-ce qu'« illusion
comique » ? Ce Quichotte iconoclaste, en perpétrant le meurtre des marionnettes
et la destruction du retable, voulait-il tuer la figure de l'illusion elle-même ? Maître
Pierre, Ginés, les marionnettes, Sancho, don Quichotte, Cid Hamet des enchanteurs
qui montrent les figures « telles qu'elles sont », au service de la redoutable
enchanteresse, la déesse trompeuse de tous les simulacres, le Sphinx, la Sirène, la
Chimère, l'Illusion?
Cervantès tient les fils de cet immense retable des merveilles. Il est l'Enchanteur
mélancolique; il sait, comme le moi freudien, « qu'il n'est pas le maître de sa
propre maison », ni de son jeu ni de son théâtre. Il ne peut démystifier que par
l'action d'une autre mystification. Il voulait détruire les marionnettes des romans
de chevalerie, détourner les lecteurs de ce genre menteur et le faire oublier; il n'a
fait que créer le plus beau roman de chevalerie, inoubliable, celui qui nourrit et
fait vivre les autres de sa propre gloire et de sa renommée. Il a introduit mais
dans la littérature « l'expérience du monde désenchanté 3 » il nous enchante
encore par son désenchantement. Don Quichotte est à la fois le roman de la
désillusion et l'illusion en fête du romanesque. La burla, son comique burlesque,
mélange le style élevé et le style populaire, la représentation des idéaux gothiques
de la chevalerie chrétienne et la représentation objective, réaliste, du monde ébranlé
et en crise de la fin de la Renaissance. Elle est une nouvelle version du Laus
stultitiae, de l'éloge de la folie de faire et de lire des romans, d'une gaieté
déraisonnable qui répand sur l'énigme du monde la clarté de son ironie. Don
1. T. Mann, « Traversée avec Don Quichotte », Noblesse de l'esprit, Albin Michel, 1960, p. 272.
2. Il s'agirait d'un trait différentiel entre l'illusion religieuse, telle qu'elle a été critiquée par Freud,
et l'illusion « humaine » cette dernière, scientifique ou artistique, dévoile et met en avant sa propre
structuration, ses procédés d'autoformation. Ce mouvement de réflexion sur son activité propre caractérise
l'investissement libidinal intense qu'elle déclenche: elle plaît, elle passionne, elle enchante; dans les
époques heureuses, telle la Renaissance, la libido sciendi des inventions et des découvertes, des aventures
et des voyages, est analogue à l'amour de la cosa mentale que les visages peints de Léonard semblent
admirer.
3. M. Blanchot, L'entretien infini, Gallimard, 1969, p. 559.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Quichotte et Sancho rejoignent leurs frères contemporains Hamlet et Yorick, le


roi Lear et son bouffon. Un fou rire fait trembler « l'humanité des géants» de la
haute Renaissance, les apôtres, les guerriers, les martyrs, les saints, ces figures
idéales et libres, dignes et graves de l'art du Cinquecento 1. Ils annoncent, mais sans
s'y égarer encore, le tourbillon vertigineux du baroque.
La maniera une affaire de la main regardée par la pensée. Uingenio
l'intelligence la plus claire au service de l'imagination la plus folle. Cervantès
l'ingénieux, l'inventeur du labyrinthe du roman moderne, qui tient les fils de la
fiction dans sa manière intelligente et lumineuse, redécouvre cette intime étrangeté
l'illusion est constitutive de la réalité humaine. Son si peu de réalité peut s'écrouler,
comme le retable des merveilles, sous le poids d'un trop de réalité envahissante.
On ne peut l'approcher que légèrement. Elle n'est pas une erreur à corriger, un
défaut à combler. Dans l'œuvre de l'illusion Éros travaille. Un avenir sans illusion
ne serait qu'un désoeuvrement mortel. La pensée freudienne a saisi l'inconciliable
conflit la connaissance de l'amour serait impossible sans l'amour de la connaissance.
Le désenchantement des chevaliers errants ne peut se faire que par l'enchantement
de don Quichotte et Sancho. Le désenchantement de la religion ne peut avoir lieu
que par d'autres enchantements, trop humains, de la pensée. Un transfert ne peut
se résoudre que dans un autre transfert, une déconstruction s'achève dans une
autre construction la traduction du désir de fiction est interminable, infinie,
inachevée; un monde humain désenchanté? Encore une illusion.
La scène originaire du novelar, de l'activité qui fait du roman, anime sans
cesse la manière de Cervantès. Elle est son surgissement perpétuel et se confond
chez lui, avec l'humour, avec le rire inépuisable, qui provient de la liberté aimable
de son jeu, de l'ironie labyrinthique de sa composition. La forme jouit d'elle-même,
de son auto-enchantement son déploiement, sa croissance arborescente, le vaste
travail de la fable, de la déraison de sa prose, ne connaît que la vérité poétique de
son propre mouvement, qui est son seul sens.
Dans la scène originaire de l'écriture, qui est celle d'une fin et d'un
recommencement, la plume et l'écrivain se disent

« .solo los dos somos para en uno. »


« .il n'y a que nous seuls que nous fassions qu'un 2.»

EDMUNDO GÔMEZ MANGO

1. A. Hauser, Historia social de la literatura y el arte, Madrid, Guadarrama, 1964, t. II, p. 388.
2. Ce sont presque les derniers mots que Cid Hamet adresse à sa plume, avant de l'abandonner,
IIe partie, chap. LXXIV, p. 504.
Guy Fihman

SUR LES SCÈNES ANIMÉES

DES CINÉ-RÊVES DE GRANDVILLE

« Dans la scène originaire c'est l'origine du sujet qui se voit figurée.» Cette
célèbre définition, que l'on doit à Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, dit plus que
celle de Freud. La scène originaire (Urszene ou « proto-scène ») n'est pas seulement
l'observation réelle ou fantasmée du (d'un) coït parental, mais la scène de la propre
conception du sujet. Hors lieu, hors temps, cette scène-là ne peut qu'être construite.
La scène primitive tient son statut de la rencontre, dans un temps non assignable,
de deux énigmes, celle de la sexualité et celle de l'origine du sujet. En tant que
scène figurée, la scène originaire naît alors de la conjonction entre la cogitation
du sujet sur son origine et l'agitation tumultueuse du coït parental ou de l'un de
ses substituts, quelque chose comme « ils coïtent, d'où j'existe ». Toujours est-il que,
brûlante, explosive, tumultueuse, agitée, la scène de l'origine est toujours une scène
animée. Et c'est par ce caractère formel nécessaire d'animation que la scène
originaire est liée à l'autre scène, celle du rêve.
Mais comment une scène s'anime-t-elle? Cette question qui commande la
problématique des origines du cinéma, est aussi celle qui introduit à la matérialité
insaisissable du déroulement imagé du rêve (et non à son récit langagier qui
donnera matière à interprétation), évoqué déjà par Lucrèce

« Au surplus il n'est pas étonnant que les simulacres se meuvent, agitent en


cadence leurs bras et les autres membres ce sont en effet là des gestes que le
sommeil prête aux apparitions. Car à peine une image s'est-elle évanouie qu'une
autre est déjà née dans une autre attitude, mais semble n'être que la première avec
un geste modifié. Cette substitution, tu le penses bien, se fait avec rapidité »

Bergson, dont le premier ouvrage publié est justement une édition critique du
poème de Lucrèce 2, écrit dans l'étude qu'il consacre au rêve « Les images peuvent

1. Lucrèce, De la nature, trad. Henri Clouard, Paris, Garnier, s.d. 1954, p. 249.
2. Henri Bergson, Extraits de Lucrèce, avec commentaire, études et notes, Paris, Delagrave, 1883.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

dès lors se précipiter, s'il leur plaît, avec une rapidité vertigineuse comme le
feraient celles du film cinématographique si l'on n'en réglait pas le déroulement 1. »
La parenté visuelle entre rêve et film (ou cinéma) a été depuis longtemps déjà
surabondamment relevée, sur les deux versants psychanalytique et cinématogra-
phique2 de cette relation réversible. Dire film pour rêve est devenu un lapsus si
banal qu'Henri Langlois pour sa part avait décidé que ce « lapsus» n'en était pas
un « le film de mon rêve », c'est par cette formule qu'il évoquait le récit de ses
songes ou cauchemars, dont sa correspondance est émaillée 3. Dès le début des
années 30, Ilya Ehrenbourg pouvait intituler son essai critique sur le cinéma Usine
de rêves 4. Au-delà des commentaires, la ressemblance entre film et rêve a favorisé
dans les années 20 une production filmique spécifique, soit pour porter la psycha-
nalyse à l'écran 5, soit pour réaliser « de véritables productions surréalistes6 ».
Cependant dès 1897-1898, on trouve au catalogue de la Star-Film de Georges
Méliès les titres suivants Un rêve d'artiste, Un rêve d'ivrogne, Le rêve de l'astronome.
En fait le premier rêve présenté à l'écran est même antérieur au Cinématographe,
qui commence sa carrière publique le 28 décembre 1895. Or, depuis janvier 1895,
au musée Grévin où est installé son Théâtre Optique, Émile Reynaud présente
dans son nouveau programme de Pantomimes lumineuses Un rêve au coin du feu.
Cette bande (aujourd'hui détruite) faite d'images peintes et dont la projection durait
une douzaine de minutes, présentait à l'écran le rêve d'un fêtard, endormi devant
un feu de cheminée, dont les flammes forment un écran sur lequel sa vie passée
va défiler tout petit dans un berceau auprès duquel sa mère est assise et le berce;
plus grand, filant à bicyclette; dansant dans un bal; agenouillé aux pieds d'une
femme; recevant d'un rival un soufflet sur la joue, dont le bruit le réveille 7.
Avant Freud et avant Lumière, la relation rêve/film, déjà présente, s'énonce

1. Henri Bergson, « Le rêve », L'énergie spirituelle, Paris, P.U.F., 1919, p. 106; Œuvres, Paris,
P.U.F., 1970, p. 895. Dans la communication sur « Le rêve » faite par Bergson en 1901, la métaphore
cinématographique reste implicite.
2. Voir Le travail du film, « Psychanalyse et cinéma », Paris, n° 1, 1970. « Il semble que les images
mouvantes aient été spécialement inventées pour nous permettre de visualiser nos rêves », Jean Tedesco,
« Cinéma-expression », Les cahiers du mois, « Cinéma », n° 16/17, Émile-Paul Frères, 1925, p. 25. « Le
cinéma ressemble sous beaucoup de rapports au rêve », Otto Rank, Don Juan, Une étude sur le double,
texte écrit en 1914, trad. fr. S. Lautman, Paris, Denoël et Steele, 1932, p. 11.
3. Henri Langlois et Maria Adriana Prolo, Le dragon et l'alouette, correspondance 1948-1979, Museo
Nazionale del Cinema, Turin, 1992, voir les années 1953-1957.
4. Ilya Ehrenbourg, Usine de rêves, Paris, Gallimard, 1939.
5. Voir Le travail du film, « Psychanalyse et cinéma », Paris, n° 1, 1970; et Patrick Lacoste, L'étrange
cas du Professeur M., Paris, Gallimard, 1990.
6. René Allendy, « La valeur psychologique de l'image », L'art cinématographique, n° 1, Paris, Alcan,
1926, p. 103.
7. Description reprise de Maurice Noverre, Émile Reynaud, sa vie et ses travaux, Brest, imprimé
pour l'auteur, 1926.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES

dans le langage des appareils du « pré-cinéma », c'est-à-dire des formes pré-


photographiques de cinéma.
Ainsi Alfred Maury, dans Le sommeil et les rêves, décrit-il l'enchaînement des
images dans le rêve comme s'effectuant « à la manière de ce que l'on nomme
fantascope, ou en anglais dissolving views1 ». Il s'agit du fondu-enchaîné produit
par l'appareil de fantasmagorie, une lanterne magique double « Les dissolving
views font succéder à une vue un tableau qui en diffère essentiellement, ainsi
une forêt à un temple, une ville à une prairie, etc. Il résulte de cette bizarre
confusion des effets inattendus toujours fort piquants et quelquefois fort beaux 2. »
Quant à Hervey de Saint-Denys, qui s'oppose aux théories « matérialistes»
(c'est-à-dire organiques) du rêve en proclamant « Le mouvement de l'esprit lui-
même, voilà ce qui nous intéresse, et non pas le mécanisme fibro-cérébral dont il
peut être accompagné3 », il a recours, pour décrire le phénomène qui nous permet
« de rêver l'accomplissement de nos désirs4 », à l'arsenal presque complet des
machines optiques du xixe siècle images fantasmagoriques, diorama, panorama,
kaléidoscope, photographie et lanterne magique. Ce sont ces deux dernières qui,
évoquées avec précision jusque dans leurs détails opératoires, prédominent dans les
métaphores optiques. De la photographie, Hervey de Saint-Denys tire la notion de
cliché-souvenir, dont les transformations sont expliquées par analogie au processus
du tirage des positifs à partir des négatifs photographiques 5. Tandis que la lanterne
magique est mobilisée pour expliquer le principe de l'association des idées « L'image
du rêve est donc exactement à l'idée qui l'appelle, ce que l'image de la lanterne
magique est au verre éclairé qui la produit6 », et aussi le principe de « l'enchaînement
des scènes et des tableaux du rêve », en évoquant « la substitution simple » ou « la
superposition des images » par référence aux effets de la lanterne magique qui
peuvent advenir lorsqu'on s'avise « de faire passer un second verre dans la lanterne
avant que le premier soit retiré7 ».
Mais le rêve présente « le panorama mouvant de nos visions correspondant au
défilé des idées sensibles8 ». Pour évoquer cet « enchaînement des images qui
viendront successivement se peindre aux yeux de notre esprit9 », Hervey de Saint-
Denys change de registre métaphorique lorsque, juste après avoir observé que
« l'évocation successive des réminiscences s'enchaîne uniquement par des similitudes

1. Alfred Maury, Le sommeil et les rêves, Paris, Didier (1™ éd. 1861), 4° éd. 1878, p. 169.
2. Lerebours et Secretan, Catalogue des instruments, Paris, 1853, p. 27.
3. Hervey de Saint-Denys, Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867; rééd. Paris,
Tchou, 1964, p. 187.
4. Ibid., p. 372.
5. Ibid., p. 176.
6. Ibid., p. 85.
7. Ibid., p. 89.
8. Ibid., p. 85.
9. Ibid., p. 85.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

de formes sensibles [.]capables d'enfanter les composés les plus étranges », il note
que « Grandville avait eu le sentiment de ces mutations capricieuses, quand son
crayon nous montrait une série graduée de silhouettes ».
Ce qu'Hervey de Saint-Denys, qui évoque par ailleurs « les nombreux dessins
coloriés du journal de (ses propres rêves) », va chercher chez un illustrateur tel que
Grandville (qu'il cite à trois reprises), c'est la présentation imagée du déroulement
de tout un rêve, ce que la machinerie optique d'images de son temps n'offre pas
encore, et dont les plus beaux exemples sont donnés par les deux compositions de
Grandville reproduites ici.

Ces « deux dessins étranges, les derniers que Grandville ait mis sur bois2 »,
ont fasciné depuis leur parution en 1847, par « la nouveauté et la difficulté de cette
succession de transitions harmonieuses de lignes et de formes », mais aussi par
l'objet même de ces compositions « Quel sera notre titre? s'interroge Grandville
Métamorphoses dans le sommeil? Transformations, déformations, reformations des
songes? Chaîne des idées dans les songes, cauchemars, rêves, extases, etc. ?Ou bien
Transformations harmoniques dans le sommeil? Mais voici le vrai titre, je crois
Visions et transformations nocturnes 3.» C'est donc autant le rêve que son déroulement
imagé qui sont visés « Jusqu'ici jamais, je crois, dans aucun ouvrage d'art le rêve
n'a été ainsi compris et exprimé (excepté dans Un autre monde, oeuvre récente peu
connue de votre serviteur) », ajoute Grandville, qui n'a jamais été démenti 4.
D'emblée, l'innovation formelle est reconnue comme singulière, étrange,
mystérieuse. Pourtant le jugement des contemporains est sévère. Car la visée même
de ces compositions, vouloir non seulement exprimer, mais aussi comprendre les
rêves, et, plus encore, les expliquer par le dessin, est tenue pour un projet
proprement insensé, qui sera même l'argument décisif pour accréditer la folie dans
laquelle Grandville aurait sombré avant de mourir « Une sorte de vertige s'empara
de son esprit égaré, écrit Charles Blanc. Déjà il avait imaginé de trouver une logique
à ses rêves. Il essaya dans le Magasin pittoresque de montrer la filiation des idées les
plus disparates, les plus monstrueuses; il voulait ressaisir le fil de la raison dans le

1. Ibid., p. 90 et p. 333; Hervey de Saint-Denys évoque deux fois la composition de Grandville:


« Apocalypse du Ballet », la première en disant « Sans l'appliquer aux songes, Grandville. », la deuxième
fois « Il semble que ce soit la réminiscence de quelque rêve. »
2. Édouard Charton, Magasin pittoresque, Paris, 1847, p. 210. Les lettres et les compositions de
Grandville se trouvent p. 210-214; les citations sans appel de note renvoient à ces pages.
3. Grandville, ibid., p. 210.
4. Ibid., p. 211; Grandville connaissait notamment « Le cauchemar », de Füssli, et «Le sommeil
de la raison enfante des monstres », de Goya, à partir desquels il a composé des variations.
Le Chêne et le Roseau. En haut, dessin
original de Grandville (Nancy, Biblio-
thèque municipale). En bas, gravure par
Sears (Paris, collection particulière).
Premier rêve: Crime et expiation.
Second rêve Une promenade dans le ciel.
Le Pot de terre et le Pot de fer. En haut, dessin original de Grandville (Nancy, Bibliothèque
municipale). En bas, gravure par Godard (Paris, collection particulière).
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES

labyrinthe du sommeil 1 » Baudelaire qui, à propos d'Un autre monde, déclarait


« Quand j'entre dans l'oeuvre de Grandville, j'éprouve un certain malaise2 [.]»,
caractérise ainsi « les tendances que l'artiste français a manifestées dans les dernières
années de sa vie visions d'un cerveau malade, hallucinations de la fièvre, changements
à vue du rêve, associations bizarres d'idées, combinaisons de formes fortuites et
hétéroclites3 ». Et encore au sujet des Rêves « C'est par le côté fou de son talent que
Grandville est important. Avant de mourir, il appliquait sa volonté, toujours opiniâtre,
à noter sous une forme plastique, la succession des rêves et des cauchemars, avec la
précision d'un sténographe qui écrit le discours d'un orateur. Grandville voulait, oui,
il voulait que le crayon expliquât la loi d'association des idées 4.» Une opinion que
rejoint Théophile Gautier qui écrit de Grandville « Il a voulu faire parler au crayon
la langage de la plume, et il n'a offert que des rébus difficiles à déchiffrer 5.» C'est
en forme de diagnostic psychiatrique que Champfleury commente le premier rêve
« Crime et expiation, sujet funèbre comme un cauchemar indique un esprit malade.
Fontaine de sang, croix, glaive, grands yeux qui tombent dans la mer pour se
transformer en poissons, tel est l'aspect sinistre de cette chose qui peut être comparée
à des croquis d'aliénés 6. »

Au xxe siècle, dans le contexte du surréalisme, c'est ce même dessin du premier


rêve que Georges Bataille qualifie d'« inouï » et « probablement la plus belle des
compositions de Grandville7 ». Tandis qu'à la même époque, Robert Desnos, qui
voit dans Grandville la préfiguration de « la peinture de désir8 », se réfère à ses
« dessins de rêve le croissant de lune devenant successivement champignon,
ombrelle, hibou, soufflet à feu, deux cœurs réunis par une flèche, bobine traversée
par une aiguille avec une implacable logique picturale », en décrivant l'enchaînement
du second rêve Promenade dans le ciel, comme exemple de « l'identité des formes
qui, sur notre planète, rend parents tant d'objets dissemblables9 ». S'il ne s'agit là
que de brèves remarques faites au fil d'articles, qui ont en commun de mentionner
tous deux le film alors récent de Luis Bunuel et Salvador Dali Un chien andalou,

1. Charles Blanc, « Grandville », Les artistes de mon temps, Paris, Firmin-Didot, 1876, p. 310 (texte
paru en 1854 en préface à la réédition des Métamorphoses du jour).
2. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français(1857), Œuvres, Paris, Seuil, 1968, p. 384.
3. Op. cit., p. 390.
4. Op. cit., p. 384.
5. Théophile Gautier, cité dans « Grandville », préface anonyme, Les étoiles, Paris, Gonet, s.d.
(1849), p. v.
6. Jules Champfleury, La caricature moderne, Paris, 1865, p. 292.
7. Georges Bataille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, vol. 1, p. 188 (texte paru en
septembre 1929).
8. Robert Desnos, Écrits sur les peintres, Paris, Flammarion, 1984, p. 188.
9. Ibid., p. 118 (texte de 1929).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

il n'est pas indifférent que ce soit par ces Deux rêves que l'intérêt pour Grandville
resurgisse.
Pour Germaine Decaris qui, sous l'intitulé « Un précurseur », consacre en
1931 une de ses chroniques cinématographiques à Grandville, c'est « le cinéma
[qui] a répandu un jour subit sur [ses dessins et] plus précisément ces visions et
transformations qui contiennent en un raccourci alors inévitable tout ce que
l'écran exprime lorsqu'il se laisse entraîner vers le fantastique1 ». Avec Pierre Mac
Orlan, Grandville devient « le précurseur », selon le titre même de l'étude qu'il lui
consacre en 1934, dans laquelle il observe que « Grandville fut peut-être le premier
de tous les dessinateurs à donner à la vie larvaire des songes une forme raisonnable2 ».
Pierre Mac Orlan s'insurge contre les jugements lapidaires portés sur l'œuvre de
Grandville, souligne son génie d'invention que « l'art cinématographique vient
naturellement prolonger» en pensant « aux premiers films de Méliès et aux plus
récents de Walt Disney ». Car il y a dans l'œuvre de Grandville « tous les éléments
d'un film cinématographique [.]sujet qui est peut-être la raison essentielle de cet
essai3 ». Grandville et notamment ses Rêves vont ainsi apparaître comme les
précurseurs du surréalisme, du cinéma d'animation et de l'interprétation des rêves,
et de là deviennent matière à psychanalyse.

Après un siècle de fascination ambivalente et silencieuse, les compositions


oniriques de Grandville suscitent une approche interprétative. C'est d'abord Laure
Garcin qui, dans le début du premier rêve, dit « trouver sous le symbolisme de
l'arbre coupé et du meurtre, l'accouplement des parents, qui serait à l'origine du
grand traumatisme de la petite enfance de Grandville 4 », et dans le second rêve
« une libération de l'ambiance hostile dans laquelle Grandville a vécu, qui est
suggérée par le ciel orageux et menaçant, les nuages amoncelés », qui conduira à
« une communion avec le cosmique, cette autre forme d'un retour au prénatal5 »,
rien de moins. Cette attitude assertive du commentateur est maintenue jusque dans
la formulation de la seule réserve de précaution « Il est certain que l'interprétation
analytique de ces compositions ne porte que sur ce que nous soupçonnons être

1. Germaine Decaris, « Un précurseur», Le Soir, Paris, 14 février 1931.


2. Pierre Mac Orlan, « Grandville le précurseur », Arts et métiers graphiques, n° 44, Paris, 1934,
p. 21.
3. Ibid., p. 21 et 24.
4. Laure Garcin, J.-J. Grandville, révolutionnaire et précurseur de l'art du mouvement, Paris, Losfeld,
1970, p. 40 (ce texte reprend une partie de sa thèse de 1948 intitulée L'influence du phénomène du rêve
dans les arts plastiques).
5. Ibid., p. 41.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES

leur contenu latent qui était ignoré de Grandville puisqu'il s'agissait de sentiments
refoulés »

C'est aussi une approche interprétative qui sous-tend les deux articles récents
consacrés aux Rêves de Grandville, l'un de Philippe Kaenel 2, l'autre de Gérard
Bonnet 3, qui adoptent des démarches symétriques. Le premier, historien d'art et
spécialiste de Grandville, prend appui sur des lectures psychanalytiques pour
interpréter ces rêves, tandis que le second, psychanalyste (qui ne considère que la
première composition qui devient le rêve de Grandville), invoque pour son analyse
les rangs de figure de Lyotard. Tous les deux aboutissent à un résultat comparable.
Les dessins de Grandville sont tenus par l'un pour des « rêves illustrés », et par
l'autre pour un rêve « mis en oeuvre » rêves réels ou réélaborés, ou même
hypothétiques, dont l'interprétation doit en tous les cas mettre à jour un sens ignoré
de Grandville.
Dès lors ce sens va être cherché, au-delà des dessins de Grandville et du texte
qui les accompagne, dans les événements dramatiques de sa biographie, notamment
la mort accidentelle peu de temps auparavant du dernier fils de son premier
mariage, alors que Grandville était lui-même appelé par les siens du prénom du
frère né et mort avant sa propre naissance 4. Ainsi, pour Philippe Kaenel « Le
décès du petit Georges, le dernier enfant de sa première femme Henriette, qui a
provoqué la mort de celle-ci, constitue l'élément clef de l'interprétation. [.]Le
meurtre qui illustre le premier rêve fusionne plusieurs événements de la vie de
Grandville », à la fois meurtrier et victime, en suscitant « ces angoisses morbides
que Grandville subit sans pouvoir remonter à leur source (la mort du frère et
double, Adolphe 5) ». Quant à Gérard Bonnet, c'est « dans le drame de la mort du
frère né avant lui et dont il a usurpé le prénom, bien plus que dans celui de la
mort de sa femme et de ses enfants », que s'enracine le sentiment de culpabilité
de Grandville, car « tout se passe comme s'il les avait désirées, provoquées, méritées
du fait qu'il a bravé l'interdit, l'interdit de l'inceste en particulier6 ».
Outre les complexes d'Œdipe, de culpabilité et de castration (maternelle,
paternelle, et aussi du sujet), Grandville serait ainsi victime d'un « complexe de
Caïn7 », et ces deux critiques se rangent à l'hypothèse émise précédemment par

1. Ibid., p. 42.
2. Philippe Kaenel, « Les rêves illustrés de J.-J. Grandville (1803-1847) », Revue de l'art, 2e trim. 1991.
3. Gérard Bonnet, « Comment analyser un rêve mis en oeuvre ? À propos du célèbre rêve de
Grandville », Psychanalyseà l'université, n° 63, P.U.F., 1991.
4. Ces détails ont été donnés par l'un des premiers biographes de Grandville Clogenson,
L'Athenaeum français, nos 11 et 12, Paris, 1853, p. 250; le rapprochement avec le premier rêve est dû à
Annie Renonciat (cf. note 1, p. 266).
5. Philippe Kaenel, op. cit., p. 58-59.
6. Gérard Bonnet, op. cit., p. 103.
7. Philippe Kaenel attribue cette expression à Werner Spiess, op. cit., p. 57.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Annie Renonciat, selon laquelle le premier rêve fonctionne comme « exorcisme


pour le débarrasser d'un frère qu'il avait pour mission de faire exister1 », Grandville
succombant alors à un désir d'anéantissement dont ce cauchemar serait porteur.
« Grandville est mort de douleur 2» disaient plus sobrement ses premiers biographes.
De nombreuses raisons empêchent de souscrire à de telles interprétations dont
le sens, tiré de la biographie de Grandville, est seulement plaqué sur le rêve et
plus précisément sur un seul des Deux rêves, postulé plus que déduit d'une analyse
des compositions graphiques et de leurs commentaires. L'oeuvre d'art n'est plus
qu'un symptôme à analyser et l'interprétation ne retient que ce qui semble confirmer
le climat mortifère de la fin de la vie de l'artiste. Mais ce faisant, l'attitude
interprétative constitue une nouvelle forme de déni de l'ambition de Grandville,
qui était d'avoir compris et exprimé les rêves comme nul autre avant lui. Au
xixe siècle l'entreprise était jugée insensée; aujourd'hui elle ne peut même plus
être considérée. On a parfois l'impression que la critique se trouve dans la situation
dans laquelle Grandville l'a caricaturée dans Un autre monde celle d'une taupe
qui, visitant une exposition, est aveuglée par une toile présentant l'éclat d'un Soleil
levant, devant une œuvre dont les objets hétéroclites jaillissant effectivement du
cadre crèvent littéralement les yeux 3.

« Je dis de l'esprit car c'est de là que procèdent les compositions de Grandville.


Elles sont pensées plutôt que senties 4 », écrit en y insistant Charles Blanc. De
même Edouard Charton qui parle pour le regretter de « cette obsession théorique5 »,
ou encore de « cette tension trop abstraite de la pensée 6 », qui se seraient développées
jusqu'à être fatales. Walter Benjamin, qui fait le plus grand cas de Grandville, note
pour sa part « Comparaison entre la Phénoménologie de Hegel et les œuvres de
Grandville » En effet, Le concert à la vapeur, sur lequel s'ouvre Un autre monde,
a pour programme une symphonie philosophique en ut majeur « Le moi et le
non-moi8 », c'est-à-dire pour Grandville, sa topique.
Les Deux rêves forment un ensemble et se rattachent au même contexte de
pensée. N'en considérer qu'un isolément, soit le premier, porteur de sens moral,
comme dans la tradition analytique, soit le second, marqué par l'enchaînement

1. Annie Renonciat, La vie et l'oeuvre de J.-J. Grandville, Paris, ARC-Vilo, 1985, p. 285.
2. Édouard Charton, « J.-J. Grandville », L'Illustration, n°213, Paris, 1847, p. 49.
3. Grandville, Un autre monde, Paris, Fournier, 1844, p. 86.
4. Op. cit., p. 293 (souligné dans le texte).
5. Édouard Charton, « J.-J. Grandville », Magasin pittoresque, Paris, 1855, p. 358.
6. Op. cit., note 2, p. 50.
7. Walter Benjamin, Paris, capitale du x/x' siècle, le livre des passages, Paris, Cerf, 1989, p. 850.
8. Op. cit., pl. h.-t. entre p. 8-9 et p. 22.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES

formel, comme dans la tradition cinématographique, est de toutes les façons une
amputation, une méprise qui empêche d'en saisir la portée. En outre l'oeuvre, que
forment ensemble ces Deux rêves, est un projet déjà ancien, puisque selon la
correspondance échangée entre Grandville et l'éditeur du Magasin pittoresque, il
remonte au moins à 1840, c'est-à-dire sept ans avant leur publication, et qu'il y est
toujours fait référence aux « rêves » au pluriel'. Grandville voulait réserver ses
meilleurs dessins à son Autre monde « Croyez-vous que l'on rêve toujours à de
semblables rêves?» écrit-il, plaisantant à demi, en 1841 à Édouard Charton, en
mentionnant les rêves parmi « tous les croquis qu'il lui a fait voir dans le temps,
et que l'ouvrage nouveau exigera2 ». L'interruption de la publication des livraisons
d'Un autre monde, laissera de la matière pour ces rêves qui sont comme une suite
de cet ouvrage, auquel d'ailleurs Grandville se réfère explicitement dans le
commentaire des Deux rêves. L'ancienneté du projet et des premiers croquis des
Rêves montre donc qu'on ne peut les interpréter simplement à la lumière des
derniers événements de la vie de Grandville.
Au contraire, le thème du rêve, qui comporte aussi bien la série rêve, rêverie,
cauchemar, songe, extase, etc., traverse toute l'oeuvre de Grandville comme objet,
mais aussi comme processus même de son mode de création 3. Et c'est donc plus
à son œuvre qu'à sa vie, que ces dessins de rêves doivent renvoyer, si l'on accorde
à Grandville d'avoir voulu confier à son crayon le soin d'exprimer et d'expliquer
la chaîne des idées dans le songe.

Les Deux rêves de Grandville se présentent alors comme une contrepartie


visuelle au manuscrit célèbre, considéré à juste titre depuis ses premiers biographes
comme son testament artistique. Cette lettre, préface autographe, est adressée « Au
propriétaire possesseur présent ou futur de cet album4 », qui comporte tous les
dessins originaux pour l'illustration des Fables de La Fontaine. Grandville avait
pris le soin tout à fait inhabituel de faire relier l'ensemble en deux albums à
l'italienne, maroquin rouge, décor doré, filets et entrelacs, monogramme de l'artiste
sur les plats, reliure signée (Capé) et datée (1845). Avec la préface autographe,
c'est donc au summun de la bibliophilie, que Grandville a eu recours pour confier

1. J.-J. Grandville et Édouard Charton, « Correspondance », publiée par Philippe Kaenel, Gazette
des Beaux-Arts, Paris, février 1990.
2. Op. cit., p. 91.
3. Voir notamment le récit de l'épisode de la rêverie à la guitare et « le rêve dont la peinture fait
rêver » Charles Blanc, op. cit., p. 281; Clogenson, op. cit., p. 252; Édouard Charton, Magasin pittoresque,
1857, p. 112.
4. L'original est conservé à la Bibliothèque municipale de Nancy; le texte en a été publié dans
Grandville, dessins originaux, Catalogue de l'exposition, Nancy, 1986; c'est cette transcription (à la seule
exception du titre) que nous suivons et donc l'orthographe de Grandville.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

son legs à la postérité « quelques vicissitudes qu'éprouvent ces deux volumes


contenant tous les dessins originaux du Lafontaine 1 ».
Ce n'est certes pas un hasard que ce soit à propos de cet ouvrage, « considéré
alors généralement comme son chef-d'œuvre », que Grandville éprouve le besoin
et la grande satisfaction de s'expliquer, de se justifier « Ce sera pour moi un grand
soulagement que de pouvoir protester ou expliquer enfin ici contre tant de fautes
de dessins ou d'effets qui ne sont pas de mon fait et que j'ai eu le chagrin dépit
de voir reproduites à vingt-cinq mille 2.» S'adressant à ce destinataire singulier
la postérité Grandville entend faire connaître par un court précis historique
la genèse de l'ouvrage et « la filière de pensée par laquelle chaque dessin a passé ».
Il invite son lecteur, en premier lieu, à confronter ces dessins avec les gravures
« pour y découvrir trouver les modifications apportées» et aussi pour « constater
quelle détérioration le report sur bois et la gravure ont pu faire subir, artistiquement
parlant, à la plupart de ces compositions3 ».

C'est à ce contexte de pensée que renvoie le premier rêve, intitulé Crime et


expiation par Édouard Charton et que Grandville désignait simplement comme le
rêve du Coupable ou du Criminel, qui pourrait de ce point de vue s'appeler « Justice
pour Lafontaine ». Car c'est bien autour de la fontaine obsédante que se structurent
les deux phases du rêve le crime et sa vengeance.
Mais quel est, selon notre analyse, ce fameux crime, dont on a vu qu'il avait
déjà fait couler plus d'encre qu'un banal fait divers? Commis selon l'expression
argotique « faire suer un chêne », « ce n'est pas un homme, c'est un tronc d'arbre»
humanisé, qui s'agite et se débat sous l'arme meurtrière. La victime est le chêne
que Grandville a dessiné pour la fable Le chêne et le roseau. Le coupable est le
graveur Sears, auteur et fauteur de la gravure, le seul, parmi les graveurs du
« Lafontaine » sur lesquels Grandville jette l'anathème, qu'il nomme en toutes
lettres, et même surnomme « le Bourreau des Bois 4 ». Quel est son crime, « commis
dans un bois sombre », celui de la gravure ? Une amputation très particulière
infligée par le graveur au dessin du pudique Grandville, qui pour une fois, la seule
peut-être de toute son œuvre, avait poussé son humanisation de l'arbre jusqu'à
faire surgir une petite branche en lieu et place du sexe du mâle chêne humain.
Le graveur a coupé cette branche, et l'on imagine sans peine la fureur de Grandville
devant cette castration réelle de son œuvre

1. Cette précaution n'était pas inutile puisque de très nombreux dessins originaux de Grandville
ont été détruits par un héritier; op. cit., p. 1; par « Lafontaine », Grandville désigne l'édition des Fables
qu'il a illustrée.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 6.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES

« Combien de fois le sang me monta au visage à la vue de tant d'atroces cruautés,


de mutilations opérées par ce que ces messieurs appelaient tranquillement du
métier, Je me rappelle à ce propos, qu'à la vue du premier dessin qui fut gravé
celui qui représente la cigale je sautai en l'air, je courus chez le graveur, tout le
travail avait été changé, deux pattes de l'animal avait été supprimées, etc., mais on
me donna tant d'excellentes et bonnes raisons que je baissai la tête et me résignai.
et il me restait à en voir bien d'autres1.»

Si Grandville en veut particulièrement à Sears (dont le nom dit qu'il flétrit et


dessèche), c'est que, outre certains problèmes financiers qui restent à l'arrière-plan
(ce graveur est aussi appelé « l'anglais spéculateur »), ce Bourreau des Bois est
l'auteur de nombreuses distorsions ainsi pour la fable L'animal dans la lune, s'il
a conservé l'habile mise en scène de Grandville pour cette plaisante erreur (l'animal
est dans la lunette), le graveur anglais a supprimé la référence au contexte
britannique de cet épisode que conte philosophiquement La Fontaine, et que
Grandville avait indiqué par les armes de la couronne britannique 2. Mais ce triste
Sears n'est pas le seul censeur.
Ainsi ce crime commis dans un bois sombre (expression qui est dans le texte
mais qui justement ne figure pas dans le dessin, puisque c'est celui de la gravure
sur bois 3), se produit près d'une croix indiquant, nous dit Grandville, « qu'un autre
crime a été commis en ce lieu ». Cette croix et cet autre crime ont posé bien des
problèmes aux critiques de Grandville, athée ou tout au plus panthéiste. Mais si
ce lieu est bien, selon notre hypothèse, le « Lafontaine », cet autre crime est alors
la censure de la croix qui figure dans le dessin original sur un chemin désert, et
à l'ombre de laquelle se déroule, en forme de satire sociale des rapports de classes,
le double humain de la lutte entre Le pot de fer et le pot de terre de la fable. Dans
le dessin féroce de Grandville, l'église en la personne du Christ cautionne l'inégalité
sociale, mais dans la gravure publiée, la croix a disparu 4. S'il fallait une confirmation
du fait que la croix indique bien le crime de cette autre censure, on la trouverait
dans une étude de suites analogues contemporaines des Rêves, dans laquelle la
forme caractéristique du pot devient ciseaux puis visage hideux de la censure 5.
Après les censures, viennent les détériorations que spn œuvre a subies. Le
déroulement du rêve et de son récit se poursuit avec la fontaine qui « verse du
sang ou de l'eau?» pour rappeler le travail inlassable de Grandville, que lui-même
et ses contemporains ont décrit, particulièrement pour ses illustrations du « Lafon-
taine» qui l'ont fait suer « sang et eau ». Il n'est pas étonnant que cela « rappelle

1. Ibid., p. 3; dessin et gravure sont reproduits sans commentaire à propos des différences dans le
texte d'Annie Renonciat, op. cit., p. 168.
2. Ibid., p. 170.
3. Voir Ambroise Firmin Didot, Essai sur l'histoire de la gravure sur bois, Paris, 1863, p. 277-283.
4. Op. cit., note n° 60, p. 169.
5. Catalogue Nancy, op. cit., p. 390.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

et multiplie des mains suppliantes », puisque la peine prise au travail est en fait
« le moindre des maux » pour Grandville, car dit-il « C'est alors qu'il me restait
à subir la plus cruelle horrible des tortures », à savoir passer entre toutes les
mains qui interviennent, au propre et au figuré, entre le dessin et la gravure telle
que finalement imprimée
Ces crimes que sont les distorsions et les détériorations appellent réparation
et la fontaine se transforme en attributs de la justice, glaive puis balance, dont un
plateau devient un œil. Cette « bizarrerie inexplicable », selon le texte de Grandville,
renvoie à un autre aspect important de la carrière du dessinateur, sa période de
caricaturiste politique auquel Charles Blanc rend à juste titre hommage, en rappelant
notamment Les faux dieux de l'Olympe, assemblée dans laquelle le ministre de la
Justice est représenté sous l'aspect de « la déesse Thémis n'étant que borgne là où
il convient d'être aveugle2 ». Cet œil unique, associé à la main de la justice, fait
aussi écho à l'expression « l'œil et la main du maître », que Grandville adoptait
pour caractériser sa propre vigilance, au cours des opérations de transformation de
ses dessins en illustrations. Que l'œil qui « s'agrandit épouvantablement» provienne
aussi de l'abcès à la paupière qui affecte Grandville à cette époque est vraisemblable,
mais l'œil scrutateur évoque tout autant celui de l'oracle de la fable, qui observe
impitoyablement l'impie qui ne peut lui échapper.
La deuxième phase de ce premier rêve est celle de la vengeance « humaine
ou divine », dont « l'instrument est la mâchoire armée avec des dents en forme de
couteau » l'outil du graveur se retourne contre le coupable pour lui faire subir
une amputation à l'image de son crime, sous le regard de « mille yeux de la foule
attirée par le spectacle du supplice », et qui sont comme le ressort du rêve. L'œuvre
à succès de Grandville, tenue même pour son chef-d'œuvre, n'est connue que sous
une forme censurée et détériorée.
Mais le rêve ne s'arrête pas là, « à son plus haut degré d'horreur », car ce
singulier cauchemar est un rêve qui finit bien. En effet, la fontaine apparaît encore,
mais verse cette fois « les larmes du repentir » consolation promise par les albums
des dessins originaux du « Lafontaine» qui comportent tous « ces repentirs, ces
variations de la plume et la pensée de l'auteur ». Cette deuxième phase du rêve
contient elle aussi toute une série de renvois à l'œuvre de Grandville, à commencer
par « la fontaine des larmes» des Petites misères de la vie humaine, dans laquelle
une fontaine à visage humain est munie de deux robinets plantés à la place des
yeux par lesquels les larmes coulent à jets continus; la colonne brisée rappelle
celle du frontispice du « Lafontaine », gravé par Sears, qui y a mis son nom en
trop bonne place, etc. Quant au « dernier trait » qui provoque le réveil heureux, la
croix lumineuse, c'est l'espoir d'une gravure parfaite pour « cette nouvelle édition

1. Grandville, op. cit., p. 3.


2. Charles Blanc, op. cit., p. 290.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES

du Lafontaine illustré », que Grandville espère « un jour, après ma vie », et qui lui
rendrait justice 1. Le mouvement ambigu, ascendant ou descendant, de cette croix
qui termine en clair la composition comme elle avait commencé en sombre, étant
aussi une incitation à reparcourir cette forme inédite de présentation d'un rêve.

« Il m'est arrivé souvent, écrit Grandville, de me complaire à examiner amou-


reusement mes dessins, un de mes livres illustrés ou mes croquis, de m'y complaire
de leur sourire, de sentir la vanité me monter au cœur à la tête. Mais d'autres
fois aussi en revanche je fermais avec dégoût le livre que j'avais ouvert et qui
renfermait mes tristes mes pauvres Chefs-d'œuvre 2.»

Cette forte ambivalence à l'égard de son propre travail se nourrit du conflit


entre son très profond désir de reconnaissance comme artiste, et la voie qu'il a
choisie, celle de dessinateur illustrateur, genre qui au xixe siècle est considéré
comme mineur et ne facilite pas cette reconnaissance. De plus, si Grandville a
connu notamment avec le « Lafontaine » un très grand succès public, il en a
ressenti une vive insatisfaction, un fort dépit de le devoir à une version inauthentique;
conflit s'il en est entre « le moi et le non-moi » de l'artiste. De plus, la partie la
plus originale de son oeuvre, particulièrement Un autre monde, est restée méconnue
et incomprise de son vivant. Devant le succès du « Lafontaine », l'éditeur avait
réclamé une suite, et l'ouvrage fut plusieurs fois réédité. Tandis que la publication
en livraisons d'Un autre monde fut interrompue.
C'est à cet autre aspect de son œuvre que le deuxième rêve renvoie. Ils ont
en commun de ne pas permettre « une explication facile, par suite du peu de
liaison qu'il y a entre ces objets de nature si diverse, et aussi par suite de l'absence
d'une idée morale soutenue du commencement à la fin, comme dans le premier
dessin1» et ajoutons comme dans La Fontaine. Ici plus de sens moral manifeste,
mais un enchaînement porté à sa plus haute expression graphique de formes, qui
sont reprises de cette autre partie de l'œuvre de Grandville, telle que l'ombrelle
ombellifère de Robinson Crusoé, mais surtout d'Un autre monde, à commencer par
la lune qui est l'une des plus sobres de toutes celles que Grandville a dessinées, la
bobine d'Apocalypse du ballet et des Métamorphoses du sommeil, les cœurs enflammés
et transpercés de Bataille de cartes et aussi de Nuits et jours, il rêvait, le char étoilé
de Pérégrination d'une comète, etc., pour finir dans Les étoiles, « ses chères étoiles»
que Grandville est précisément en train d'animer, et qui seront sa dernière œuvre
posthume.

1. Avis aux éditeurs.


2. Op. cit., p. 5.
3. Grandville, « Lettres sur Deux rêves », Magasin pittoresque, p. 211.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

« À mon avis, écrit Grandville, on ne rêve aucun objet dont on ait eu la vue ou
la pensée lorsque l'on était éveillé, et c'est l'amalgame de ces objets divers entrevus
ou pensés, à des distances de temps souvent considérables, qui forme ces ensembles
si étranges, si hétéroclites des songes »

Cette théorie des réminiscences atemporelles, s'applique ici à des éléments


emblématiques de la partie de son oeuvre, qui est à la fois la moins connue et la
moins reconnue. Avec l'espoir que Les étoiles et Les rêves, qui sont de la même veine
qu'Un autre monde, lui apportent enfin cette authentique reconnaissance tant désirée.
À l'idée morale soutenue du commencement à la fin du premier rêve, s'oppose
une liaison formelle continue du second rêve, qui est dominé par une transition
harmonieuse de lignes et de formes successives et pourtant disparates, qui
s'enchaînent avec une perfection inégalée. À tel point que les transformations
opèrent dans l'esprit du regardeur, sans même le secours d'images intermédiaires,
la sérialisation formelle finissant par donner une logique aux hybrides, tel que « le
mélange du volatil et du prosaïque soufflet ».
De cette composition d'une grande harmonie, se dégage un climat d'une parfaite
sérénité. Tandis que l'ensemble lune-nuages-étoiles du bord gauche du dessin consti-
tue d'emblée un ciel unifié, l'évolution se déroule selon une courbe qui reprend
globalement la forme locale du croissant de lune initial. Et cette promenade en douze
images et onze transitions, implique un étonnant mouvement spatial de venue du
ciel et de retour au ciel (qu'aucun appareil de cinéma ne pourrait enregistrer) dont
le point d'inflexion, situé au plus proche, suit la métamorphose de l'ombrelle se
détachant par un effet d'irradiation, classiquement imputée à la lune, qui donne corps
aux ailes de l'oiseau. Tout se passe comme si la perfection formelle (« pour l'œil et
l'esprit ») du deuxième rêve s'opposait à la narration moralisante du premier rêve,
tout comme Un autre monde aux Fables de La Fontaine.
Les appréciations contemporaines semblent parfois répéter ce partage et
l'incompréhension qui le sous-tend. Clive F. Getty, commissaire de l'exposition
« Grandville, Dessins originaux », écrit par exemple

« Alors qu'il arrive à expliquer l'histoire racontée dans Crime et expiation,


Grandville avoue que celle d'Une promenade dans le ciel lui semble moins
transparente. Réussi en tant que succession poétique de formes analogues, ce
deuxième rêve l'est beaucoup moins en tant que support d'un récit cohérent 2. »

Dans le champ du cinéma, la différence formelle entre les deux rêves a été,
sinon analysée, du moins pressentie, notamment par Marcel Lapierre, dans la
mesure où le premier rêve est tenu pour un scénario tandis que le second

1. Ibid., le passage souligné par nous est omis par Annie Renonciat, op. cit., p. 282.
2. Clive F. Getty, Catalogue d'exposition, op. cit., p. 388.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES

présenterait une succession de fondus-enchaînés 1. Proposition qui, malgré l'ina-


déquation des termes, cherche à donner un contenu plus précis au fait de voir en
Grandville un précurseur du cinéma. Aspect qui est le plus souvent réduit à
l'influence iconographique que son œuvre a par ailleurs incontestablement exercée
Méliès reprenant Les étoiles personnifiées, les costumes de Ziegfeld Folies inspirés
des Fleurs animées, jusqu'aux premiers dessins animés de Walt Disney dont la
technique s'inspire de l'animation selon Grandville 2.

À la même époque que les Deux rêves, Grandville compose son épitaphe
« Il anima tout, et, après Dieu, fit tout vivre, parler ou marcher;
Seul, il ne sut pas faire son chemin 3.»
Grandville est contemporain des premières synthèses graphiques du mouve-
ment le Fantascope ou Phénakitiscope de Plateau, le Stroboscope de Stampfer et
le Zootrope d'Horner apparaissent en 1833-1834. Mais ce n'est pas cette forme
appareillée de mouvement qui l'intéresse. On connaît son goût pour les spectacles
d'ombres (dites chinoises), dont son œuvre porte des évocations multiples et des
variations ingénieuses, alors qu'on y chercherait en vain une quelconque trace des
premiers dessins animés par les nouveaux jouets scientifiques. D'ailleurs il y insiste
dans sa lettre-préface « Quant à l'expression à la justesse du mouvement et c'est
là ma prétention, je n'ai jamais suivi personne et peu de peintres, peu d'artistes
m'ont satisfait sur cette partie capitale de toute œuvre d'art 4.» Le mouvement
recherché est cette attitude saisie au vol mais figée, ce dynamisme immobilisé, que
peintres et sculpteurs chercheront à rendre tout au long du xixe siècle jusqu'à
Rodin pour qui le mouvement vrai est dans la peinture ou la sculpture 5. Tandis
que, parallèlement, la photographie instantanée s'efforcera de saisir le mouvement,
et la concrétisation du cinéma apparaissant alors comme le passage de la photo-
graphie du mouvement à la photographie en mouvement.
Grandville, grand animateur après Dieu « Cherchant, creusant, descendant
toujours, comme un mineur intellectuel, il ne tendait à rien moins, de toutes les
forces de sa pensée, qu'à faire jaillir la vie de toute chose, à tirer de toute surface
l'intelligence cachée qui meut la matière, à animer, à humaniser, pour ainsi dire,
tous les objets de la création et de l'univers visible 6.» Ainsi anime-t-il tout,
1. Marcel Lapierre, Les cent visages du cinéma, Paris, Grasset, 1948, p. 310.
2. Paul Gilson, Merveilleux, Paris, Calmann-Lévy, 1945, p. 1-8; Pierre Boursaus, «Un film de
Granville?(sic), St. Cinéma des Prés, n° 1, Paris, 1949; Jean-Christophe Averty et Michel Laclos,
« Grandville et le cinéma », Bizarre, n° 2, Paris, 1953, etc.
3. Clogenson, op. cit., p. 275.
4. Op. cit., p. 5.
5. Auguste Rodin, L'Art, Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911, p. 69-101.
6. Édouard Charton, op. cit., note n° 50, p. 50.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

animaux, plantes, objets les plus divers, jusqu'aux notes de musique qui, sans perdre
leur valeur musicale, deviennent des personnages évoluant dans et entre les lignes
de la portée, « se courbant en ré, se levant en si, et jouant par leurs gestes une
sorte de mélodie en action1 ». Animer l'inanimé, humaniser les animaux, mais
aussi animaliser les humains « Grandville a rendu l'homme inséparable de l'animal,
il les a soudés l'un à l'autre 2 », observe Charles Blanc. Pour ce faire, Grandville
va puiser du matériel dans les travaux de Cuvier, Gall, Camper et Lavater.
Un exemple mérite une attention toute particulière, celui, élaboré à partir de
La Physiognomonie de Lavater, dont une nouvelle édition est donnée en 1841, qui
se termine « Sur les lignes d'animalité », passage illustré par 24 figures réparties en
« trois planches qui contiennent la preuve, écrit Lavater, de ma théorie d'évolution.
La simple transition d'une tête de grenouille à celle de l'Apollon, qui, lorsqu'on
ne compare que la figure n° 1 et la figure n° 24, semble presque impossible, du
moins sans un effort extrême, sans un véritable salto mortale, se montre et se
développe, en quelque sorte, ici d'elle-même, et d'une manière si évidente, que
notre étonnement provient moins du caractère extraordinaire que du caractère
naturel (de) notre propre sentiment3 ».

Grandville va utiliser ce matériel, en le combinant avec celui de l'angle facial


de Camper auquel Lavater fait référence, réduisant le nombre d'étapes de 24 à 7,
inversant le sens d'évolution, pour rendre évidente la transformation impossible de
l'Apollon en grenouille; et surtout au lieu de juxtaposer les figures successives sur
trois planches séparées, il va imbriquer en une seule figure les sept profils dans la
disposition même que Marey (qui a alors quatorze ans) adoptera, quelque quarante
ans plus tard, pour ses chronophotographies, et à sa suite Duchamp dans son Nu
descendant l'escalier.

1. Charles Blanc, op. cit., p. 299.


2. Ibid., p. 283.
3. Jean-Gaspard Lavater, La Physiognomonie, Lausanne, L'Âge d'homme, réédition 1979, p. 319 et
pl. 118-120.
SUR LES SCÈNES ANIMÉES DES CINÉ-RÊVES

Cette « fantaisie » est publiée sans titre en 1844 dans le Magasin pittoresque,
signée de Grandville et sans nom de graveur. Cette composition est accompagnée
d'un court texte non signé, mais tiré d'une lettre de Grandville par Édouard
Charton, dans lequel il est dit que l'auteur « prétend qu'à l'aide du même procédé
il ferait subir avec autant de facilité la même transformation aux plus belles de
nos lectrices, en variant toutefois les résultats »; et aussi que l'auteur croit devoir
« ses succès à ce secret qu'il nous livre aujourd'hui1 ».
Comment nommer ce secret de la représentation par étapes de tout mouvement
métamorphique ? Chronographie évolutive ? « Cinéma inanimé », selon l'expression
proposée par René Clair pour désigner les bandes dessinées dont les cadres successifs
évoquent les images arrêtées du film 2 ? Mais ici le mouvement est induit et se
produit en suscitant même l'étonnement qu'il se produise et rende naturel
l'extraordinaire. Il faudrait alors dire cinéma pré-animé ou cinéma presque animé,
ou simplement ciné-graphie.
Le moment où Grandville livre ce premier secret du procédé ciné-graphique
des transitions métamorphiques, est celui de la parution d'Un autre monde, dans
lequel cette méthode sérielle des évolutions va commencer de se déployer en
planches synoptiques Apocalypse du ballet et Métamorphoses du sommeil, procédé
qui culminera dans les compositions des ciné-rêves.
Ce sont des rêves pour servir à la description du rêve. Habillés en rêves types de
meurtre ou de vol, ils renferment les plus profonds désirs de l'artiste Grandville.
Pour lui, la série continue songe-rêve-cauchemard-rêverie-extase-hallucination- cons-
titue la source de son imagination. C'est là le secret de son art qu'il veut montrer en
démontrant visuellement la communauté de procédures entre rêve et imagination,
en forme de ciné-graphie. « J'ai imaginé des monstruosités gracieuses, confie-t-il à la
même époque à Clogenson, mais je n'invente pas, je ne fais qu'associer des éléments dis-
parates, et enter les unes sur les autres des formes antipathiques ou hétérogènes 3. »
Grandville a insisté sur le fait que ses dessins de rêves sont une succession,
non pas d'images, mais de transitions de formes la scène originaire commune de
la présentation visuelle des processus oniriques et de la ciné-graphie et peut-être
aussi le ressort de cette autre monstruosité gracieuse qu'est la scène primitive,
action imaginante faite de formes antipathiques et hétérogènes, naturellement
extraordinaire.
GUY FIHMAN

1. (Édouard Charton, J.-J. Grandville), Magasin pittoresque, Paris, 1844, p. 272.


2. René Clair, Cinéma d'hier, cinéma d'aujourd'hui, Paris, Gallimard, 1970, p. 351-361.
3. Clogenson, op. cit., p. 275. « On veut toujours, écrit Bachelard, que l'imagination soit la faculté
de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception »,
Gaston Bachelard, L'air et les songes, Paris, Corti, 1943, p. 7.
Joyce McDougall

SCÈNES DE LA VIE PRIMITIVE

L'amour étranglant

« Une fois j'ai mis une araignée dans sa toile avec un perce-oreille. Ensemble
ils se battaient jusqu'à la mort. C'était atroce. J'aimais aussi voir les araignées
étrangler les mouches avec leurs fils. »
Il évoque ensuite d'autres luttes entomologiques dont il avait été le metteur
en scène dans son enfance, scènes primitives à l'échelle d'insecte, où l'écrasement,
l'étranglement, la piqûre mortelle jouaient leur rôle inexorable. Excité et angoissé
à la fois, l'enfant maîtrisait de son mieux son fantasme, imprégné d'une inexprimable
épouvante, de ce qu'était pour lui l'amour entre ses parents.
L'importance de l'étranglement comme mode de relation sexuelle surgissait
dans le discours associatif de Paul de diverses façons. Adolescent, il « étranglait»
sa verge pour se masturber. De temps à autre, il faisait référence à un roman qui
l'avait fort impressionné, dans lequel le personnage principal étranglait des femmes
« L'étranglement, c'est presque une caresse.» Derrière la relation étrangleur-
étranglé qui excitait son imagination érotique se dessinait, comme une ombre
chinoise, celle de l'étrangleuse, source cachée d'une angoisse profonde s'infiltrant
dans la psyché de Paul pendant tout acte sexuel, mais ne venant à la surface du
conscient que cinq ans après le début de notre voyage analytique. La terreur du
« vagin étrangleur » a été déplacée, parmi d'autres constructions défensives, sur une
phobie des araignées, tandis que le désir de faire l'amour qui n'induisait aucun
recul, aucun symptôme sexuel, se révélait être étroitement lié à des éclosions
psychosomatiques.
Le fantasme insoupçonné de la scène primitive, dans sa version la plus
archaïque, d'un corps à corps fusionnel et mortifère, se traduisait par des allergies
de la peau et par des poussées d'ulcération gastrique. L'espace de l'altérité tout
comme l'espace transitionnel semblaient n'avoir jamais pu se constituer. À la place,
il y avait « un corps pour deux », scène primitive des parents combinés, amalgame
dans lequel l'un étranglait l'autre. Mais dans l'organisation somatopsychique de
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Paul, tout se passait comme si la peau enragée et l'aire gastrique faisaient fonction
d'objet transitionnel mettant ainsi une barrière contre le danger d'un double inceste,
contre la colère clastique et corporelle du psychisme infantile. Ainsi s'ouvrait une
voie de décharge de tensions cruelles, offrant une sortie somatique de l'impasse
affective devant chaque événement apte à le renvoyer à son désir d'enfant pour sa
mère.
Dans la suite de la séance, Paul délaissa subitement ses souvenirs de jeux
d'insectes pour évoquer sa vie sexuelle.
« Je constate depuis quelque temps que lorsque j'ai envie de faire l'amour et
que ma femme me refuse, ça me donne de l'urticaire autour des parties génitales. »
« Comme si vous faisiez de l'urticaire à la place de faire l'amour ?»
Il enchaîne en disant que cet urticaire peut venir aussi à la place d'un désir
de se masturber. Cette association était lourde de sens en ce que son père, durant
son enfance et son adolescence, l'avait continuellement menacé si jamais il cédait
au désir de toucher son sexe pour le plaisir. Il était probable que les fantasmes
érotiques du petit garçon autour du sexe et du corps maternels étaient liés à ses
éclosions dermatologiques, mais Paul ne m'avait jamais donné des associations dans
ce sens.

Je lui ai demandé alors à quoi lui faisait penser l'urticaire.


« Euh. à des fourmis, des pattes d'araignée, des vers grouillant partout. aïe.
même d'en parler me donne des démangeaisons. Quand ma femme ne veut pas,
ça me démange partout, même aux endroits où je n'ai pas d'urticaire. Mes cheveux
deviennent gras. je me sens sale. »
La parole de mon patient était, pour ainsi dire, collée à sa peau comme si
la relation amoureuse était une affaire de peau. Quand sa femme le refuse l'image
corporelle se fécalise. « De quelle peau s'agit-il? », me suis-je demandé.
« Qu'est-ce que c'est que ce langage de peau, à votre avis?»
« Je pense à ma mère. Elle avait une maladie de peau. des pustules. ça
me chatouillait les mains de la voir.»
Ce disant, Paul gratte puis frotte ses mains comme si elles étaient couvertes
de fourmis dont il fallait se débarrasser. S'arrachait-il une peau qu'il vivait comme
étant celle de sa mère? Une peau pour deux?
« Vous vous mettez dans la peau de votre mère?»
« Cela ne m'avance pas de devenir ma mère! L'idée est horrible! J'ai toujours
trouvé ma mère sexuellement attirante, d'ailleurs je ne peux pas imaginer comment
mes parents ont jamais pu faire l'amour avec tous leurs problèmes. Mais ce qui
me ronge, c'est l'idée d'être dans sa peau! »
Le désir sexuel à l'endroit de sa mère n'a subi aucun refoulement. Par contre,
ce fantasme de désir en cachait d'autres plus prégénitaux, aux visées dévorantes-
étranglantes, qui à leur tour le protégeaient contre le désir de se fusionner avec
elle. J'eus subitement l'intuition que ses maladies de peau s'interposaient entre lui
SCÈNES DE LA VIE PRIMITIVE

et sa mère comme une instance tierce, lui permettant de se dégager de ce corps à


corps érotique, tout en gardant, en guise d'objet transitionnel, la peau maternelle,
incorporée imaginairement à sa peau à lui. Mais la lutte des insectes continuait à
lui « ronger » la peau et l'esprit. Le prix à payer (tout comme pour Dora qui, en
voulant s'identifier à l'objet du désir, ne réussit qu'à reproduire la toux) était sans
doute de souffrir comme sa mère, dans une identification somatique primitive.
Cette problématique justifie, peut-être, le terme d'hystérie archaïque.

L'amour cannibale

Georgette ne pouvait manger ni fraises ni framboises, pas davantage de


poissons ou de fruits de mer, sans des éclosions cutanées et œdémateuses
« monstres ». Nous en sommes venues à appeler ces mets, tant désirés et tant
interdits, les « fruits défendus ». Depuis sept ans, le discours de Georgette, prenant
le pas sur d'autres thèmes inquiétants, tournait autour de ses angoisses corporelles,
et de la' crainte qu'une odeur naturelle émanant d'elle-même ne devienne
perceptible. Ses rêves, ses associations et ses lapsus dévoilaient un lien privilégié
entre les odeurs et la sexualité. À la suite de cette élaboration elle décida un
soir, à un dîner entre amis, de manger une huître, car elle trouvait pour la
première fois que l'odeur était alléchante; elle ne voulait plus se sentir exclue
d'un plaisir partagé par tous les autres. La nuit suivante, elle rêva d'un sexe de
femme qui avait la forme d'une moule pour se réveiller le lendemain avec une
réaction œdémateuse sévère. Dans les séances qui suivirent, la moule devint un
objet de réflexion important. Parmi d'autres associations elle se souvint que dans
sa ville natale le mot vulgaire employé par les garçons pour désigner le sexe
féminin était la « moule ». L'analyse de ce signifiant s'accompagna d'une nouvelle
appréciation de son propre corps de femme, ainsi que d'un plaisir plus grand à
faire l'amour avec son mari. Mais aucun changement ne se produisait dans ses
réactions allergiques chaque fois qu'elle s'aventurait à déguster un des fruits
défendus, et elle déclara que cela avait peu de chances de disparaître car, depuis
sa plus tendre enfance, elle souffrait d'urticaire, d'eczéma et d'oedèmes quand
elle mangeait ces aliments-là. « D'ailleurs, ajouta-t-elle, ma mère souffrait des
mêmes allergies que moi.» Devant la difficulté de saisir une image paternelle
précise j'en suis venue à me demander si cette façon de « devenir sa mère » par
ces métamorphoses corporelles n'était pas en même temps une tentative d'attirer
vers elle un père ressenti comme non aimé de la mère, objet donc d'un amour
interdit pour Georgette aussi. De l'amour entre les parents il n'était pas question.
« Ils occupaient des coins de maison éloignés l'un de l'autre depuis toujours.
Jamais je ne les ai vus ensemble; qu'ils aient eu des enfants tient du miracle.»
Georgette est parvenue vers cette époque à se remémorer ses rites de respiration
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

étant enfant, et sa façon de retenir son souffle quand elle passait dans certains
lieux de la maison, comportement qui, me semblait-il, pouvait être lié à ses crises
d'asthme. Il y avait aussi des odeurs spécifiques qu'il ne fallait pas sentir sous peine
de déclencher des réactions allergiques. Constamment attirée par l'odeur des
crustacés, elle essayait d'en déguster de temps à autre mais toujours au prix d'une
explosion cutanée catastrophique.
En réfléchissant à ces éléments, à l'importance extrême qu'avait pour Georgette
l'odorat, j'en suis venue à me rappeler que tous les nourrissons cherchent le sein
maternel tout d'abord à travers leur sens olfactif. Chacun reconnaît sûrement très
tôt l'odeur du sexe maternel et sans doute distingue également ses deux parents
par leur odeur. Vu la relation apparemment très perturbée que Georgette entretenait
avec sa mère dès sa plus petite enfance, je faisais l'hypothèse d'une vulnérabilité
alimentaire (liée à l'odorat parmi tous les autres points de repère signifiants attachés
au corps maternel) et qui avait dû s'organiser précocement. Mes observations
cliniques avec d'autres analysants allergiques m'ont aussi amenée à constater que
les allergènes se révélaient souvent être des odeurs, des goûts et des sensations
tactiles qui étaient avidement recherchés dans l'enfance avant d'être contre-investis
plus tard car liés à la relation précoce perturbée.
Pour revenir à Georgette, quelques semaines avant les vacances d'été, époque
toujours propice à ses éclosions dermatologiques, nous suivions la piste de l'angoisse
ressentie par elle après le rêve de la moule. J'ai essayé par des interventions diverses
de reconstruire les désirs de la petite fille en elle qui avait peut-être voulu sentir,
toucher, goûter le sexe maternel, comme moyen incorporatif de devenir elle, de
posséder son sexe, ses secrets féminins et le contenu imaginé de son corps, surtout
l'accès au père et à son pénis. Sur ces hypothèses flottantes nous nous sommes
quittées pour les six semaines des vacances d'été.
À son retour Georgette se jeta sur le divan pour m'annoncer d'une voix
triomphante « J'ai quelque chose d'important à vous dire. Je n'ai plus d'allergies!
Pendant les vacances j'ai mangé de tout. tout ce que contient la mer. des huîtres,
des moules, des praires, des langoustes. quel festin!! Et j'ai même mangé des
fraises et des framboises. j'ai pensé aux fruits défendus les fruits de ma mère,
ses seins, son sexe, ses bébés, qu'une petite fille en moi avait envie de dévorer. je
ne sais pas pourquoi l'idée m'a tellement effrayée pendant tant d'années.»
Après un long silence elle enchaîne « Un jour je parlais avec mon mari de
tout ça avec l'intention de lui dire combien j'aimais maintenant les fruits de mer,
mais la phrase qui m'a échappé était Comme j'aime les fruits du père! » J'ai
invité Georgette à explorer davantage l'idée que les fruits défendus appartenaient
autant au père qu'à la mère. Ma remarque eut pour effet de faire surgir un souvenir
subitement retrouvé.
« Incroyable que j'aie pu oublier combien mon père adorait les poissons et les
crustacés. Tiens, cela me rappelle quelque chose. J'avais peut-être trois ans. Je
SCÈNES DE LA VIE PRIMITIVE

regardais mon père, fascinée parce qu'il mangeait des moules. Je le vois encore,
en train de séparer les deux. heu. les deux petites parties. J'ai failli dire les
deux petites lèvres Et après les avoir séparées il a mis une goutte de citron
dedans. Et puis il m'a offert la moule. Je l'ai avalée avec délice! Comment ai-je
pu oublier que les fruits de mer, c'était la grande passion de mon père? C'était
son territoire spécial! »
J'ai écouté, fascinée à mon tour par ce père qui ouvre les lèvres de la moule
afin de déposer sa goutte de citron, tandis que Georgette parlait de sa « passion»
et de son « territoire spécial ». J'ai décidé d'interpréter la scène primitive qu'elle
venait de me dessiner avec la vision d'un petit enfant.
« Les petites lèvres de la moule et la goutte de citron. est-ce une image de
vos deux parents ensemble? »
« Je me sens confuse. Tout se mélange dans ma tête.»
« Père et mère ? »
« Oui! Et cette odeur spéciale! Mon père avait une odeur qui me faisait
peur. Ça aussi, j'avais oublié.»
Après un long silence je lui demande ce qui l'arrête. Avec difficulté et embarras
elle dit avoir pensé que son père qui aimait tant les poissons sentait le sexe féminin;
et encore plus difficile était la notion que la semence de l'homme « sentait la
crevette ». Les fruits interdits se sont transformés enfin en mots et en pensées
défendus.
J'ai rappelé alors à Georgette combien les odeurs l'ont persécutée toute sa vie.
Peut-être ne pouvait-elle pas « sentir» les odeurs sexuelles et ce à quoi elles
renvoyaient à ses deux parents en train de faire l'amour. Est-ce dans les fruits
de mer que se mélangent les deux sexes?
« Oui, oui! C'était l'odeur de mes deux parents toujours au lit ensemble,
l'odeur de leur chambre qu'il fallait éviter!»
Ainsi, pour la première fois en sept ans d'analyse, Georgette en était venue à
reconnaître que ses parents, pendant des années, dormaient ensemble. Les fantasmes
jusqu'ici irreprésentables pour sa psyché étaient signifiés par le goût des framboises
et des fraises (associé éventuellement au corps maternel), tandis que l'odeur des
poissons et des fruits de mer (liée par métonymie au corps et à la chambre des
parents) était imprégnée pour elle de perceptions primitives dont seul le corps
portait la mémoire.
Autrement dit, les signifiants préverbaux de la relation première, n'étant pas
symbolisables, gardaient un statut originaire de « pictogramme »ou, pour recourir
à un tout autre concept, d'« éléments bêta » 2, les deux théories éclairant une
pathologie semblable. Il s'ensuivit que chaque transgression orale de l'amour

1. Piera Aulagnier, La violence de l'interprétation, Paris, P.U.F., 1975.


2. Wilfred Bion, Elements of Psycho-Analysis, Londres, Heinemann, 1962. Trad. fr., P.U.F., 1979.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

s'exprima par une explosion somatique et sadique contre son propre corps afin de
maintenir hors conscient les pulsions érotiques archaïques d'un nourrisson en quête
d'une impossible fusion, ainsi que la rage destructrice qui ne se distinguait pas
encore de l'amour cannibale.
Les signifiants infraverbaux de cette époque lointaine ne renvoyaient pas aux
signifiants langagiers tels que ceux qui étaient contenus dans les « fruits défendus ».
Ils se rapprochaient plutôt de ce que Hanna Segalanommé des « équivalents
symboliques» dans lesquels le mot et la chose se confondent. Les « fruits de mer »
n'ont acquis que secondairement leur signification génitale et œdipienne. En
l'absence du substrat archaïque, les éléments liés aux fantasmes et aux signes de
la scène primitive auraient pu trouver une solution à travers des symptômes hystéro-
phobiques et phobo-obsessionnels, sans que la psyché envoie un message de détresse
qui ne pouvait que court-circuiter la pensée verbale. Le souvenir du père offrant
à sa petite fille une moule à déguster, malgré toute la signification que représentait
cette scène pour elle, n'aurait pas été, à lui seul, suffisant pour expliquer la
régression psychosomatique grave dont souffrait Georgette depuis sa tendre enfance.
Quand la Mère-Univers dans la reconstruction du passé infantile émerge
comme celle qui a voulu posséder son enfant corps et âme, qui a voulu respirer
et digérer pour deux, bien qu'une partie de l'enfant trouve gratification dans cet
amour narcissique et fusionnel, une autre partie de lui vit l'emprise maternelle
dans la haine, l'interprétant comme un refus radical qu'il existe en tant qu'individu.
Il se peut que, par la suite, le discours et les gestes paternels jouent un rôle
« normalisant» mais ils sont greffés sur un fantasme primitif d'amour mortifère. À
ce moment, la scène primitive régresse à son niveau le plus mythique et archaïque;
la psyché en détresse ne peut s'exprimer que de façon non symbolique, et le soma
répond avec des dysfonctionnements multiples.

L'amour respiratoire

Luiza, une jolie petite Espagnole, arrive dans mon cabinet de consultation
avec un air de santé superbe. « J'ai un problème avec ma vie sexuelle. J'aime
profondément mon mari mais je n'ai pas de plaisir à faire l'amour.» Comme si
les deux soucis étaient liés, elle enchaîne « Et avec ma mère il y a aussi un
problème. Chaque fois que je lui rends visite mes crises d'asthme recommencent.
Même elles deviennent de plus en plus fortes au fur et à mesure que je m'approche
de ma ville natale. »
Luiza m'apprend par la suite que sa relation à sa mère a toujours été troublée.
Au cours de l'analyse, l'image de la mère s'étale comme celle d'une présence

1. Hanna Segal, « Notes on symbol formation », Int. J. Psychoanal., 38, p. 391-397.


SCÈNES DE LA VIE PRIMITIVE

étouffante, lui interdisant toute activité physique normale sports, gymnastique,


promenades, natation à cause de sa condition physique délicate. De plus la mère
inquiète éloignait le père de sa petite fille, ceci pour deux raisons le père était
supposé boire à l'excès et, s'il rentrait alcoolisé, tout accès à Luiza était interdit,
sous le prétexte que l'excitation de Luiza d'être dans les bras de son père risquait
de déclencher chez elle une crise asthmatique.
Or Luiza montait une rébellion secrète contre les exigences maternelles.
Quelques scènes peuvent suffire pour transmettre un aperçu de la lutte pour la
survie psychique menée par la fillette en révolte. Parmi d'autres sombres avertis-
sements, sa mère insistait lourdement sur les dangers de la masturbation, autant
pour son âme que pour sa santé. En réponse, Luiza avait appris, avant sa puberté,
à retenir ses urines de façon à reproduire une sensation orgastique. Elle pratiquait
cet autoérotisme uniquement en présence de sa mère, tout en ayant l'air d'être
absorbée par la lecture, ce qui lui procurait toujours une impression de triomphe.
La rébellion de Luiza cherchait encore d'autres transgressions. A l'insu de sa
mère elle s'inscrivit avec d'autres adolescentes à une école de flamenco. Cette
tricherie fut découverte à la fin de l'année et la mère fit scandale auprès du
professeur de danse. Pourtant celle-ci lui dit que Luiza faisait montre d'un talent
particulier et qu'elle était favorable au projet de la jeune fille de devenir un jour
une danseuse professionnelle. Le médecin de famille, lui aussi consulté d'urgence,
déclara que la respiration de Luiza était plutôt améliorée depuis un an.
Nous en sommes venues à comprendre, au cours de notre travail analytique,
que cette « transgression» reflétait le fait que Luiza avait pu, pour la première fois
de sa vie, investir son corps d'une valeur libidinale et narcissique, au lieu de le
vivre, à l'instar de sa mère, comme un réceptacle frêle et maladif. Malgré les
prédictions de la mère, Luiza a réalisé son désir et, au moment où elle est venue
en analyse, elle était déjà une danseuse de flamenco renommée et travaillait dans
un cabaret de nuit bien connu.
Malgré ses vitupérations contre sa mère, je notais que Luiza parlait bien plus
d'elle que des autres personnes qui comptaient dans sa vie. Elle s'arrangeait pour
rendre visite à sa mère avec assiduité, en dépit des crises d'asthme qui se
déclenchaient inéluctablement avant chaque visite à la maison familiale.
Mais le sommet de sa défiance envers la puissance maternelle fut de tomber
enceinte à vingt ans et de déclarer fièrement à sa mère l'heureux événement. La
mère désespérée envoya une lettre à toutes les amies de sa fille pour annoncer que
celle-ci allait être « damnée pour l'éternité ». L'amant de Luiza (qui allait devenir
son mari) n'échappa pas non plus à l'attaque corrosive de la mère amère, et se
trouva accusé d'avoir mis la petite Luiza en danger de mort et de damnation.
Malgré ses plaintes à l'endroit de sa mère, il était évident que Luiza avait
besoin de la voir le plus souvent possible. En essayant de mieux saisir le lien
d'amour-haine qui unissait mère et fille j'en vins à me demander si la clef
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

énigmatique de cet attachement ambigu ne résidait pas dans la réapparition


constante des crises asthmatiques qui précédaient chaque nouvelle rencontre. Ainsi
j'étais à l'écoute du « discours respiratoire » de ma patiente dans l'espoir de décoder
ce « langage» du corps.
Avec la poursuite de l'analyse il est devenu clair que les éclosions d'asthme
étaient étroitement liées aux fantasmes sexuels archaïques, de contenu oral et fécal,
et imprégnées d'affects érotiques et sadiques. (Cette couche importante de fantasmes
prégénitaux se préfigurait déjà dans la découverte de Luiza que la rétention de ses
urines lui procurait une gratification érotique.) L'urine représentait inconsciemment,
pour une part, un substitut de pénis que Luiza insérait entre elle et sa mère et
avec lequel elle jouissait secrètement, mais par ailleurs elle a pu reconnaître qu'elle
partageait ce plaisir sexuel avec sa mère comme seule partenaire. Derrière les
fantasmes urétraux-érotiques nous avons décelé une dimension d'agressivité fécale.
« Quand je suis fâchée avec ma mère et que nous échangeons des paroles coléreuses,
je ne peux plus la toucher comme si elle était couverte de saleté.» Au fur et à
mesure que nous avons pu analyser, au travers du transfert et à la faveur des
souvenirs d'enfance, un contenu homosexuel occulté, tant positif que négatif, sa
frigidité a disparu et ses crises d'asthme devinrent de plus en plus rares. Luiza en
est venue à rappeler les paroles d'une tante qui lui avait dit que ses parents étaient
très amoureux l'un de l'autre dans les premières années de leur mariage. Ainsi a-
t-elle pu trouver sa place d'enfant devant des parents amoureux et, dans le même
mouvement, établir avec son mari une entente nouvelle.

L'amour urophiliaque

Nancy, une jolie petite femme anglaise, qui était constamment malade pendant
son enfance, dormait dès ses dix-huit mois avec sa maman à la place de son père
qui était alors prisonnier de guerre. « J'ai inondé ma mère toutes les nuits avec
mes urines, et elle ne semblait pas être offusquée. Mon grand-père, qui vivait à
cette époque avec nous, venait tous les matins pour me féliciter si le lit était sec
mais comme, la plupart du temps, il était mouillé, il me chantait une petite
chanson pour dire que je n'aurais jamais de fiancé si je n'arrêtais pas de faire pipi
au lit. Chaque jour j'espérais qu'il n'allait pas chanter la chanson, mais en même
temps c'était très rassurant pour moi qu'il s'intéresse tant à moi.»
Je lui ai proposé, à la suite d'un long travail sur la relation quasi fusionnelle
qu'elle vivait inconsciemment avec sa mère, qu'elle avait peut-être interprété
l'intérêt de son grand-père pour ce qu'elle faisait au lit comme une interdiction
de faire l'amour de cette façon tous les soirs avec sa mère. Cette intervention a eu
pour effet d'ouvrir d'autres associations. « Mais oui, et peut-être la chanson était
dirigée vers ma mère aussi. C'était comme si nous étions seules au monde l'une
SCÈNES DE LA VIE PRIMITIVE

pour l'autre. Quand elle parlait de mon père, ce qui était rare, c'était toujours en
des termes méprisants. J'avais six ans quand mon père est revenu et je me rappelle
avoir demandé à ma mère de pouvoir continuer à dormir dans sa chambre. Elle
m'a installée dans un petit lit à côté du leur et je lui tenais la main. Étrangement
je n'avais plus d'asthme et je ne suis plus tombée malade tout le temps, après le
retour de mon père. Mais j'ai continué à faire pipi au lit.»
J'ai appris plus tard que son énurésie ne s'est arrêtée qu'à l'âge de neuf ans,
avec l'arrivée-au monde d'un petit frère. Cette naissance mettait la fillette devant
la preuve absolue de la relation sexuelle entre ses parents. Elle a mis fin en même
temps à l'expression prégénitale de son illusion amoureuse avec sa mère. Elle a
revécu dans l'analyse une souffrance jusqu'alors indicible de sa déception d'avoir
perdu sa place de l'enfant inféodé à jamais à sa mère. « Je sais maintenant que
toute ma vie j'ai été dans l'attente de parents qui s'aimeraient et qui m'aimeraient
aussi, comme leur fille, qui aurait droit, elle aussi, à l'amour et au plaisir sexuel. »

Comme disait Winnicott' « Quand un individu a atteint un bon degré


d'intégration personnelle, il garde tout le conflit à l'intérieur de lui, et c'est cela
qui lui permet d'acquérir un point de vue, qui lui est propre, sur les situations
extérieures. Le désaveu du couple parental en tant que couple englobe aussi
l'inconscient biparental ainsi que la relation de la mère à son propre père comme
la relation du père à sa mère à lui, le tout représentant des scènes primitives
occultées qui sont transmises à l'enfant.
Tant qu'il n'existe qu'un corps pour deux dans le monde intérieur, voire
même un corps pour trois, composé de l'enfant et des représentations des parents
indifférenciés, l'angoisse de séparation ne laisse pas de place pour contempler la
scène de l'amour parental, sans que le sujet risque de basculer dans le vide de son
inexistence. Dès lors, la représentation de la scène primitive régressera à son niveau
le plus archaïque, le plus mythique. À partir de là, l'évacuation de l'expérience
affective propre à une issue psychosomatique est l'un des risques encourus.
Autrement dit, la scène primitive risque de s'inscrire dans l'image du corps ou
bien dans le fonctionnement du soma.
Les premiers écrits traitant de la psychosomatique sont ceux que Freud a
consacrés aux « névroses actuelles ». Quant à leur économie, il proposait que ces
manifestations (décrites en grande partie dans leurs aspects somatiques) étaient des
réactions physiologiques aux perturbations dans le fonctionnement sexuel; il a
suggéré que celles-ci pouvaient renvoyer soit à un « excès sexuel », soit à une
stimulation constante avec blocage dans l'expression sexuelle. Nous retrouvons

1. Donald Winnicott, in Home is where we start from, New York, Norton. 1986. Trad. fr. sous le
titre Conversations ordinaires, Gallimard, 1988.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

également dans les écrits des psychosomaticiens d'enfants invoqués un excès ou


une privation de soins maternels. Mes propres observations m'amènent à constater
que ce déséquilibre dans la première relation risque de favoriser la persistance des
angoisses de type psychotique (comme cela apparaît dans les fragments d'analyse
précités) avec confusion entre soi et l'autre, entre le corps de l'un et le corps de
l'autre, et avec inclusion par l'enfant de la pathologie maternelle, ce qui peut
donner l'impression au sujet de ne pas avoir droit à son corps ni à l'investissement
positif de ses fonctions somatiques. (Peut-être pourrait-on désigner ces états
psychosomatiques comme des « psychoses actuelles » ?)
L'autre facteur marquant dans l'érotisme de ces enfants devenus adultes est
la prédominance, en filigrane, de la sexualité primitive, voire archaïque, avec tous
les fantasmes y attenant. Il me semble donc loisible de conceptualiser une régression
à l'érotisme de la toute petite enfance comme étant l'issue d'une perturbation
(désavouée) dans la relation érotique actuelle.
Est à noter également l'importance des pulsions agressives dans les états
psychosomatiques, cette agressivité faisant partie en effet de la sexualité primitive
avant que les pulsions libidinales et agressives ne se différencient.
Un bébé qui ne reçoit pas certaines satisfactions érotiques essentielles à son
bien-être risque de créer, parmi d'autres, une distorsion dans la relation à l'autre,
dans le noyau du « self », et dans la possibilité, plus tard, d'imaginer ou de tolérer
la moindre représentation de la scène primitive parentale. Aucun des analysants
que j'ai cités ne pouvait admettre une telle relation; qui plus est, tous gardaient
en mémoire une représentation de la mère voulant à tout prix écarter l'image du
père comme ayant une place, réelle ou symbolique, dans leur vie. Si fantasme il
y avait, il s'agissait d'une vision marquée de prégénitalité ou, pire, d'une lutte
mortifère entre des êtres signifiés uniquement par des objets partiels, s'entre-
détruisant et avec lesquels il aurait été impensable de s'identifier. Ainsi la scène
primitive était, non seulement désavouée, mais portait la menace de castration à
tous les niveaux phallique, prégénital, narcissique; il était non seulement interdit
d'y penser, ou dangereux de fantasmer; la scène était à exclure totalement des
représentations des imagos parentales. D'où souvent l'exigence pour l'enfant de
devenir le complément de la mère la petite fille présente dans la mère adulte se
vit comme n'ayant pas de représentation structurante des parents dans son monde
interne pas plus que de mari ayant une place symbolique pour elle. Il devient alors
nécessaire d'être la mère pour la mère, sous peine de tout perdre, d'être femme et
mère et d'avoir accès au père.
Quand la relation entre les parents devient pensable, la sexualité s'éloigne d'un
désir mortifère pour s'intégrer dans les pulsions de vie. La crainte de se perdre
dans la relation sexuelle, et de ne garder intacts ni son corps ni son identité,
s'évanouit également. Avec la reconnaissance que les parents ont eu des relations
sexuelles, voire même qu'ils s'aimaient, l'analysant se trouve certes face à sa jalousie,
SCÈNES DE LA VIE PRIMITIVE

mais la scène primitive vivante intériorisée devient alors un des chemins (parmi
d'autres qui s'entrecroisent dans cette recherche) qui donnent à l'enfant dans
l'adulte le droit à sa place, à son corps et à sa sexualité. Ainsi la régression
somatique en circuit fermé, avec l'inclusion de la pathologie biparentale, scène qui
représente la relation amoureuse écartelée entre Éros et Thanatos pour être
incorporée dans la mémoire du corps, a moins besoin d'être maintenue.

Les chemins de l'amour

Au fur et à mesure que les signifiants préverbaux et infraverbaux trouvent


leur expression à travers des signifiants langagiers, le corps « pensantdevient un
corps « pensé », séparé et sexué. Les pulsions de vie et les pulsions de mort se
séparent également, l'amour n'est plus infiltré de mort et les partenaires de la
scène primitive sont enfin reconnus dans leur individuation, leur identité sexuée
et leur complémentarité génitale. Ainsi les métamorphoses de l'amour érotique
permettent que l'étranglement cède la place à l'étreinte amoureuse, que les érotiques
urinaire et fécale prêtent leur mystère et leur intensité aux odeurs et aux sécrétions
de la fusion génitale, que l'amour cannibale et alimentaire rende savoureux les
baisers des jeux amoureux.
Quand l'archaïque du sexuel est pleinement intégré dans la jouissance
amoureuse, et que les parents y ont droit, à son tour l'enfant aura la potentialité
d'y accéder, et de découvrir que la « petite mort » est une re-naissance.

JOYCE MCDOUGALL
Dominique Suchet

LES CHOSES DERNIÈRES

L'âge n'a pas mis fin à la curiosité de Louise ni à celle de Madeleine. Mais
il arrive que l'âge reprenne ses droits, quand, par exemple, encore une fois, Louise
laisse tomber « On ne m'a pas appris à lire, comment vous dire?. ce n'est plus la
peine », ou que Madeleine comble le silence avec son éternel « Mignonne allons
voir si la rose. ». Puis suivent des souvenirs récités, identiques à eux-mêmes.
Louise et Madeleine sont des vieilles dames; pour chacune d'elles la mémoire,
comme une trame usée et trouée, laisse une chaîne de souvenirs se perdre,
s'éparpiller, et revenir, radotés, sans former d'histoire.

Madeleine, d'abord. Tout en annonçant coquettement ses quatre-vingt-deux


ans elle se plaint des trous de mémoire qui la poussent à être toujours accompagnée,
et aujourd'hui à se soigner. Nos rencontres seront pour elle l'occasion de réciter
ses souvenirs. Elle le fait méthodiquement comme une élève appliquée. Ce qui
importe c'est de se souvenir ou de ne pas se souvenir; le souvenir lui-même, ni
bon ni mauvais, l'affecte peu sa seule qualité est d'être, d'éloigner le trou de la
mémoire que le silence, le mien ou le sien préfigure. Quand il survient,
Madeleine s'en éloigne en affirmant qu'elle avait une bonne mémoire elle récite
le début d'un poème pour preuve du souvenir qui suit

Mignonne allons voir si la rose. Mon père tous les jours me donnait des
leçons et m'interrogeait. Ma surveillante était jalouse et dépitée. Mignonne
allons voir si la rose.

Le statut de ce souvenir est particulier. Il reste figé, adhérent à une perception


immédiate. Il ne donne pas lieu aux jeux d'identifications que sa réactualisation
dans le champ transférentiel laisserait supposer. Il ne se prend pas dans un récit,
et s'il peut passer pour un souvenir d'enfance, il n'est que le souvenir d'avoir été
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

enfant un souvenir inaltérable, fermé sur lui-même, un souvenir-carapace1


qu'aucun récit ne délie ni ne relie dans son mouvement.
Madeleine poursuit sans beaucoup d'émotion, sans silence et sans liens, la
succession des évocations qui brossent les tableaux d'aujourd'hui comme des jours
d'enfance. Elle m'adresse ce récit de séquence de vie, aujourd'hui, de même
qu'autrefois il fallait réciter par cœur des leçons à un père silencieux, exigeant et
intolérant à toute pensée ou sentiment. Il fallait retenir puis restituer, ni plus ni
moins, et ainsi les mots la traversaient-ils sans s'altérer ni l'altérer. Sa mémoire se
formait loin du cœur. Aujourd'hui comme autrefois son récit s'adresse aussi à sa
mère, tôt quittée, pour qui elle écrivait des lettres quotidiennes.
On sait comme le récit des souvenirs s'organise selon un ou plusieurs fantasmes.
Derrière la diachronie apparente des récits de l'enfance, on entend, dans l'adresse
qui en est faite, l'écho de la sexualité infantile dans la sexualité de l'adulte. Mais
quelquefois, plus que par les contenus, c'est par une manière de ne pas faire des
histoires aux souvenirs que la mémoire réactualise désir et culpabilité. Dans
l'amnésie démentielle, la mémoire, figée, est une manière extrême d'actualiser un
fantasme de non-fonctionnement psychique.

Il m'est arrivé avec Madeleine (et avec Louise) de penser à ces souvenirs en
les liant dans le mouvement de leur histoire infantile réactualisée. Ce qui est
convoqué alors est l'origine du traitement, la première rencontre, le jour où ça a
commencé la première fois quand tout n'a pas été dit et que tout n'a pas été
entendu. Dans les premiers moments, je ne saurais dire avec certitude pourquoi je
décide d'accompagner le cheminement de ces vieilles dames. Sans doute est-ce par
une proximité avec un désir et la curiosité qu'il anime. Un désir qui s'affirme hors
du temps aussi vif (et aussi vain) pour constituer ce qui sera, comme ce qui a été,
en souvenir. Pour elles, un désir de savoir, tendu entre sa manifestation la plus
aiguë des interrogations sur l'inconnu de la mort et sa forme la plus secrètement
énigmatique du souvenir-carapace. La force des premières images fut alors telle
qu'elle imposa un décor pour le déroulement ultérieur des représentations. Les
premières paroles témoignent par la vigueur et la charge fantasmatiques déjà là,
de l'urgence interne du temps dans laquelle sont ces vieilles dames. La fin s'annonce,
la vie alors se prend au sérieux. Dans cette mise en mouvement que le désir
impose, l'empreinte d'une fantasmatisation originale, et aussi originaire, se marque
dans l'organisation même des représentations inaugurales proposées. Et lorsque le

1. Georges Perec, écrivain à la recherche d'une enfance disparue, pendant longtemps a rédigé ses
rêves. H souhaitait qu'ils le racontent, l'expliquent, le transforment. Trop clairs et énigmatiques, ils
étaient écrits méthodiquement. « S'ils furent un jour déchiffrables, c'est lorsqu'ils purent devenir
balbutiants, mots longtemps cherchés, hésitations, sensations oppressantes et non plus phrases trop
léchées, textes trop bien ponctués où ne manquaient jamais le titre ni la chute.» Ce sont, disait-il, des
« rêves-carapaces ». Je lui ai emprunté le mot. Georges Perec, suis né, Éd. du Seuil, 1990, p. 76.
LES CHOSES DERNIÈRES

lien associatif avec le souvenir-carapace se fait, c'est moins par les contenus
fantasmatiques que par cette empreinte.
En référence au souvenir-écran on repère l'existence psychique d'images-écran'.
Ces images présentent le bonheur d'une satisfaction œdipienne associé à celui de la
complétude narcissique. Elles masquent une blessure à laquelle elles se substituent.
L'image ferme la blessure, elle ne doit pas bouger au risque de réveiller la douleur.
La blessure narcissique est double car non seulement l'objet est absent mais le
fonctionnement mental intériorisation même de la blessure ne permettra jamais
de créer l'objet en soi totalement. Mieux vaudrait le retour à l'état antérieur et son
absence supposée de pensée. Un désir de non-fonctionnement psychique dont l'in-
vestissement d'images-écran laisse miroiter la réalisation. Le contenu de l'évocation
de Madeleine « Mignonne allons voir si la rose.» pourrait être une telle image où
de flatteurs voiles œdipiens sont le garant d'un fantasme inconscient de complétude
narcissique une rengaine répétée pour séduire le père et combler la mère sans (y)
penser. Pourtant on ne peut réduire cette évocation à son contenu et négliger sa
fonction. On ne peut oublier que depuis le premier jour ce texte est adressé, tel quel,
avec sa double tâche de dire en montrant, c'est-à-dire d'être au-delà des mots une
forme, d'être depuis sa première énonciation souvenir et répétition. Ce souvenir-
carapace comble le silence tout en effaçant les liens et reste pris entre fonction et
contenu. Il fait ce qu'il dit et organise la situation transférentielle de la même façon
que ce dont il parle, à savoir les réponses autrefois données aux énigmes de la curiosité
sexuelle infantile. Il est un souvenir déposé par Madeleine sur le trou de la mémoire,
il est lui-même la fleur dont il parle souvenir-séduction. L'histoire est la vie des
souvenirs et celui-ci est fané, coupé d'une histoire comme Madeleine, le disant, est
coupée de la petite fille, comme la petite fille est coupée de la curiosité par un
dérisoire savoir par cœur contrôlé par son père sous le regard de la surveillante. Un
souvenir coupant court à toute fantaisie on est là tenté d'agglutiner les mots, comme
le font certaines langues, pour rattacher à quelque chose les souvenirs coupés et de
dire par exemple souvenir-castration. Ou bien aussi souvenir de rencontre qui
cependant ne permet pas d'associations, qui n'ouvre pas sur un fantasme, sorte de
non-souvenir, comme le sont les souvenirs qui tentent de dire l'origine. Madeleine
commence cette récitation quand elle désinvestit le mouvement de sa curiosité. Alors,
comme esseulée, elle s'arrête au bord d'un souvenir, croyant que je sais.
Je me souviens comment elle s'était présentée en compagnie avec sa
mémoire qui, infaillible jusque-là, lui jouait de mauvais tours, n'était plus fidèle;
elle ne pouvait plus compter sur elle. Madeleine et sa mémoire toutes deux
inquiètes d'être séparées par l'oubli. Vieillies, changées, trébuchantes, troublées
l'une par l'autre (« Je ne me reconnais plus »), leur compagnonnage devenait
incertain; elles se lâchaient, se perdaient. Madeleine perdue, mémoire perdue. Le

1. Olivier Flournoy, « L'image-écran », N.R.P., n" 15, Gallimard, 1977.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

nôtre, de compagnonnage, s'était engagé dans ce jeu de « comme siet de mystère


où l'on ne sait jamais vraiment de quoi, de quand, de qui ou à qui l'on parle.
J'avais été celui à qui on récite des choses sues, puis celle à qui on raconte la vie,
et maintenant j'étais la mémoire elle-même.
Dans un lapsus angoissant, elle a nommé ce jour-là une de ses petites-filles à
la place de sa mère. Puis, par ce renversement de l'ordre des générations, se sont
mélangés les prénoms, les dates de naissance ou de mort, de ses enfants et de ses
frères et sœurs échappés d'un récité-dans-l'ordre qui en assurait une connaissance
de façade. Survint le souvenir du prénom d'une sœur première née, de deux ans
son aînée, morte à sept ans et qui laissa une maman sans cesse en pleurs. Madeleine,
petite fille intelligente, qui pour plaire fait silence et garde l'enfant en mémoire,
lie par ce silence deux raisons d'oublier.
Sa curiosité a été relancée quand nous avons été renvoyées à ce lien silencieux
dans un mythe de l'origine du processus transférentiel. La pensée « du jour où ça
a commencé est une fantaisie à valeur de mythe en ce sens qu'elle repère dans
une discontinuité événementielle la continuité du désir. Son texte reprend et fixe
en lui la double contrainte du désir transformé par la censure, on y retrouve, le
désir de savoir, les fantasmes et aussi leur structure originaire que la mise en
mouvement processuelle a laissé émerger. On sait « comment ça commence ». La
curiosité infantile, excitée par les énigmes de l'origine de l'individu, de l'avènement
de la sexualité et de l'origine de la différence des sexes, serait apaisée par la
réponse que les fantasmes originaires apportent ils ordonnent le chaos des bribes
éparses de traces et de théories déliées. Puis dans leur ombre toutes les productions
psychiques prennent un sens c'est la fonction organisatrice et liante des fantasmes
originaires. On sait qu'ils sont aussi processus défensifs par leur capacité explicative
face à l'angoisse survenant quand l'objet de la satisfaction se dérobe au désir.
Fantaisies, souvenirs et scénarios originaires sont des créations psychiques de
statuts et d'époques différents et elles se commandent les unes les autres, tels
« passé, présent et avenir, comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse1 ».
Le mouvement transférentiel permet leurs liaisons. Le souvenir-carapace
s'associe avec des souvenirs d'enfance et avec des scénarios originaires. Mais cela
suppose un mouvement dont l'image de pensées juxtaposées comme des perles sur
un cordeau, fût-ce celui du désir, ne rend pas compte. Ces créations psychiques
sont dans un lien dynamique dont pourrait rendre compte, par exemple, un rapport
d'homothétie. On peut avoir la fantaisie que ces pensées d'époques différentes
centrées par le transfert sont ainsi transformées. Sous son effet et en gardant la
même structure d'origine « l'estampille d'époque » elles changent leur texte et
articulent une forme et un contenu fantasmatiques, de la même façon.

1. S. Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie in L'Inquiétante étrangeté, Gallimard, traductions


nouvelles, 1990.
LES CHOSES DERNIÈRES

Lorsque le souvenir de récitation à la dérive, enfermé dans sa carapace, se lie avec


la fantaisie d'un originaire de sa constitution (« le jour où ça a commencé ») il s'anime.
Plus qu'un rappel d'un autrefois, d'un déjà dit repéré par la facilité d'un futur
antérieur, il se produit l'historicisation de cette pensée a-temporelle. Si la mise en
rapport d'une représentation psychique avec une autre représentation psychique qui
lui donne jour les inscrit dans un fantasme, ce n'est pas que la seconde explique la
première, mais c'est au contraire qu'elle la rend énigmatique. (De même toute pensée
s'étaye-t-elle sur la structure d'un fantasme originaire qui n'épuise ni la question de
l'origine ni celle de la fin, mais n'est qu'occasion de sens, entée sur la sexualité.)

L'énigme de la fin de la vie, une des deux « choses dernières » et en cela liée
à l'énigme de la sexualité a relancé le désir de savoir de Madeleine. La curiosité
pour la fin de la vie et la trop grande excitation de la curiosité sexuelle avaient
contraint l'organisation des fantasmes originaires, la curiosité d'un début de
traitement donne lieu à l'engagement dans un processus qui se soutient du fantasme
qui l'exprime. Dans la dynamique transférentielle le « décryptement fantomatique
du palimpseste 1» du monde interne déchiffre la scène d'origine qui s'y dissimule.

L'histoire de Louise aussi parle de cela, et à l'ombre de l'originaire nous


conduit du souvenir-carapace au fantasme.
Louise, comme Madeleine, est une vieille dame. Elle est tout en contrastes.
Habillée de vêtements ternes et timides, elle s'installe agilement avec détermination.
Et si, serrant son sac sur ses genoux, elle s'excuse d'être là, son regard affirme sa
présence indiscutable.
Souvent au cours des séances elle guette les bruits du dehors. Les enfants
allaient bientôt sortir de l'école voisine et courir le long du bâtiment; elle allait
une fois de plus redouter les cris, les espérer et supposer qu'un élève trébuche. De
temps en temps elle soulignerait le bruit d'une voiture qui passe, ou le vent dans
les feuilles, ou bien encore les voix derrière la cloison. Puis elle allait se taire,
laisser retomber le silence entre nous. Et pour conclure elle énoncerait la chute
de son évocation silencieuse « On ne m'a pas appris à lire. Comment vous dire ?
Ce n'est pas la peine. » Chaque bruit est une aspérité où s'accroche un souvenir.
Elle le récite, s'assurant que le texte en est inchangé.
Louise rappelle plus qu'elle ne se souvient. Un de ces épisodes revient plus
inlassable que les autres, toujours annoncé ou conclu par le même découragement

1. La formule est de Julien Gracq qui écrit à propos de son vieillissement: «La surimpression
envahissante de ce qui a été sur ce qui est constitue le don mélancolique et pulpeux de la vieillesse,
qui est, autant qu'une décrépitude physiologique, un décryptement fantomatique du palimpseste que
devient avec l'âge le monde familier », Lettrines 2, Paris, José Corti, 1974.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

car sa transcription est impossible (« .comment vous dire? ») Louise me rappelle


que sa fille pleurait en rentrant de l'école. Louise récite Sa fille criait, c'était
l'époque où elle apprenait à lire. Ce jour-là elle avait été retenue un peu plus
longtemps par la maîtresse, elle avait couru pour rentrer au plus vite et sans doute
était-elle tombée. Elle criait, mais comment Louise pouvait-elle la croire? Louise
était la mère, elle était sûre de savoir ce qu'il en était de ses cris. Mais quelques
heures plus tard l'enfant mourait de cette chute. Et Louise conclut « On ne m'a
pas appris à lire, comment vous dire ? ce n'est pas la peine.»
Elle répète cette évocation d'un événement ancien qui n'est plus un souvenir à
force d'être trop bien ponctué. Ou bien, d'autres fois, elle se met en quête des bruits
du dehors où elle cherche à me faire entendre les bruits de malentendu à défaut de
pouvoir les dire. Que ce soit dans la réalité d'un événement passé ou dans la réalité
actuelle, elle s'assure que nous sommes, indifféremment, dans une même perception.
Son silence est le creuset de ces réalités, et le silence la fascine tout autant que
fascinent les bruits. Bruits et silence, de maintenant et d'autrefois, se succèdent sans
résonner les uns avec les autres. Si chacun à lui seul est l'occasion d'une image lourde
de charge fantasmatique, « le cordeau du désir qui les traverse », trop ténu, se dissipe.
La curiosité de Louise est présente depuis le début, dès sa première consultation
où elle voulait savoir quelque chose de son chagrin. Elle venait de perdre son ami
et elle pleurait, dans une peine sans cris et sans éclats; elle n'avait pas vraiment
perdu le goût de vivre, juste le sens de la vie. Les temps et les lieux se confondaient,
les visages aussi, elle était désorientée par ses larmes et elle paraissait chercher sa
peine. « Il n'était pas mon mari, précisait-elle, mais mon compagnon.» Il avait été
malade, elle l'avait soigné, il était mort, elle était seule. Elle n'en disait pas
beaucoup plus, une même litanie pour son mari, sa mère, sa fille.
Mais ce jour-là elle plante le décor qui a retenu son émotion. C'est le lieu de
leur rencontre, la première fois, ils se sont trouvés dans un cimetière et se sont
reconnus chacun dans la peine de l'autre. Elle allait sur la tombe de son mari et
de sa fille réunis par le destin. Et lui sur la tombe de sa femme et de son fils.
Maintenant ce compagnon est mort lui aussi et la voilà ramenée après quelques
années de distraction dans les mêmes allées du même cimetière, son désir et son
impuissance simplement déplacés sur une autre tombe dont elle est également
exclue, car « il est avec sa femme ».
En cette veille de vacances je rappelle l'annonce déjà faite, cette « prochaine
absence pour Toussaint ». Alors elle se ranime. Nous ne sommes plus dehors ou
dans un passé hors de l'histoire mais dans le retour du fantasme qui travaille à
lier. Lentement, étayée sur des paroles qui prennent en compte l'investissement
des représentations de la réalité externe et aussi s'en dégagent, Louise dépasse sa
fascination par un trop de perception des réalités ou pour un temps figé (qu'il soit
d'aujourd'hui ou d'hier) et se laisse aller au mouvement de la pensée, mouvement
de va-et-vient entre présent et passé, entre réalité externe et réalité interne.
LES CHOSES DERNIÈRES

Transformer l'événement en le reconnaissant dans un fantasme. Au fond quitter


la réalité sans l'abandonner, et ainsi l'inventer.

Le mouvement d'un fantasme qui invente la réalité, cela résonne comme un


souvenir d'enfance de la pensée analytique.
Une autre « première fois » en 1897, Freud, lorsqu'il écrit qu'il ne croit plus
à sa neurotica, invente la psychanalyse; il quitte le sol stable de la réalité de
l'événement pour le fantasme qui la lie à l'inconnu tout en tenant l'un et l'autre
ensemble, comme le mot contient la chose. Jusque-là il avait déjà dit l'essentiel
à l'origine de la névrose sont des scènes primitives dont les éléments vus ou
entendus sont repris dans des fantasmes qui les rendent moins dangereuses et leur
donnent accès. Avec le nouveau statut du fantasme, en renonçant à la neurotica
sans renoncer jamais à la séduction ou à l'observation du coït des parents, ou
encore au fait de la castration, il propose de penser le rapport de l'événement à
sa représentation. Dès lors le fantasme, dans sa forme, contient le mouvement
même dont il est issu.
La scène se passe dans un autre cimetière à Vienne en juillet 1897. Freud a
interrompu ses vacances et s'occupe de la pierre tombale de son père. Jacob Freud
est mort en octobre l'année précédente, c'est « l'événement le plus important, la
perte la plus déchirante dans la vie d'un homme ». « Du fait de la mort tout le
passé ressurgitet Freud se trouve désemparé. « Est-on jamais sûr de bien faire
son devoir envers les morts? » se demande-t-il en commentant pour Fliess le « joli
rêve~(!) On est prié de fermer les yeux fait le jour même de l'enterrement.
L'ambivalence des sentiments s'impose à lui. Un an plus tard, devant la même
tombe, ses sentiments ambivalents sont maintenant dirigés envers Fliess à qui il
vient d'écrire « Je continue à ne pas savoir ce qui m'est arrivé. Quelque chose
venu des profondeurs abyssales de ma propre névrose s'est opposé à ce que j'avance
dans la compréhension des névroses et tu y étais, j'ignore pourquoi, impliqué. »
« La peur de ces catastrophes (de chemin de fer) m'a quitté il y a une demi-heure
quand je me suis dit que Wilhelm et Ida (Fliess) étaient en route 1.»
En ce mois de juillet, devant cette tombe, ses sentiments et ses pensées en
redisent d'autres de l'année précédente ni tout à fait les mêmes ni tout à fait
différents, des pensées d'origine en quelque sorte. Est-ce l'écart nécessaire pour
que, selon Jones, Freud commence une auto-analyse? Il abandonne la certitude
d'une peine événementielle due à la mort de son père, il abandonne la certitude
de souffrir d'une névrose actuelle et il s'engage dans l'inconnu.

1. S. Freud, lettre 66 du 7 juillet 1897 et lettre 68 du 18 août 1897, La naissance de la psychanalyse,


P.U.F., 1956.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Ou bien, autre scène première, ou la même, c'est dans un autre cimetière à


Orvieto en août 1897. Freud est devant une tombe étrusque ouverte. Il y voit deux
squelettes, deux hommes face à face (ce qu'il écrit) ou un homme et une femme
réunis (ce qu'il ne peut pas ignorer). Il revient de l'autre bout de la ville où il a
été arrêté par la fresque « la plus remarquable qu'(il) ait jamais vueoù se mêlent
mort et sexualité le jugement dernier de Luca Signorelli
Selon la proposition de Didier Anzieu « ~mund s'est identifié à Signorelli ».
On peut imaginer que ces représentations du châtiment infernal et de la jouissance
sexuelle relancent sa curiosité, et qu'en descendant dans une tombe ouverte occupée,
afin de se dégager d'une autre « très forte impression » Freud débute « une auto-
analyse qui l'a fait descendre (lui-même) aux enfers2 ».
Que ce soit à Vienne ou à Orvieto (ou dans une troisième scène mais nulle
part vraiment) le mouvement d'origine de la psychanalyse est un mouvement de
dégagement d'une fascination par les choses premières, un mouvement qui crée
l'écart nécessaire pour le fantasme. Le fantasme dit ce mouvement.
Dès le lendemain de son retour d'Italie, Freud écrit la lettre de rétractation
« je ne crois plus à ma neuroticapuis pour finir « Rebecca ôte ta robe, tu n'es
plus la fiancée », et c'est une lettre de renoncement. La réalité de la séduction,
traquée, datée, observée, cède le pas au fantasme qui l'invente après coup. La
réalité psychique est redéfinie par cette temporalité, dans le paradoxe qu'elle est
irréductible à la réalité matérielle et à l'imaginaire. Elle est tension. Elle est
mouvement de va-et-vient entre les deux. Et le fantasme, parce qu'il est inséré
entre deux mondes, porte en lui la trace de ces deux mondes et la marque du
mouvement de l'un à l'autre qui lui donne naissance.

Il est un texte écrit dans ce même mouvement c'est l'Homme aux loups. Dans
ce récit de cure le fantasme de l'originaire met en tension deux moments mythiques,
celui de son origine et celui de sa fin.
La fin, c'est lorsque Freud décide que le traitement de Sergueï K.P. « doit
nécessairement être conclu pour une certaine échéance, à quelque étape qu'il fût
parvenu »; il note alors que « sous la pression impitoyable de l'assignation de cette
échéance. l'analyse fournit dans un temps incroyablement court. dans une lucidité

1. « Le thème (de la mort et de la jouissance sexuelle) est en liaison intime avec des suites d'idées,
qui se trouvent chez moi en l'état de refoulement, c'est-à-dire qui, malgré l'intensité de l'intérêt qui lui
est attribué, rencontre une résistance qui les tient à distance de l'élaboration par une certaine instance
psychique et par conséquent du devenir conscient; qu'il en ait été effectivement ainsi chez moi à cette
époque (.),j'en ai des preuves multiples fournies par mon investigation sur moi-même. » « Le mécanisme
psychique de la tendance à l'oubli(1898), Résultats, Idées, Problèmes, t. 1, P.U.F., 1984.
2. Didier Anzieu, « La découverte de l'angoisse de castration et la seconde version du livre sur les
rêves », L'auto-analyse de Freud, P.U.F., 1988.
LES CHOSES DERNIÈRES

comme sous hypnose 1tout ce qui lui permit de comprendre la névrose infantile
de l'Homme aux loups.
L'origine la première séance de la cure a lieu en janvier 1910. Son récit est
absent du texte des Cinq psychanalyses mais Freud le rapporte sur le vif dans ses
lettres à Ferenczi. Dans un premier courrier enthousiaste il annonce qu'il se sent
plus efficace que jamais pour recevoir ce nouveau patient, un jeune homme riche
d'Odessa; quelques jours plus tard 2, il confie à Ferenczi l'intensité d'une rencontre
où la violence immédiate des fantasmes laisse, après coup, entendre tout le dérou-
lement d'une cure à venir, ordonnée en quelque sorte par les fantasmes originaires
déposés du fait de l'émotion transférentielle au sein même de cette première séance.
Ce récit à la recherche « d'une réalité effective de quelque chose d'inconnu3 »,
de scène en scène, cerne une origine. Elle est approchée dans un mouvement de va-
et-vient entre, d'une part, la conception d'une scène originaire traquée, datée, dont la
réalité historique est soumise à une observation minutieuse « pour combler toutes les
lacunes », et, d'autre part, la conception d'une fantaisie originaire inscrite dans les
précipités de l'histoire culturelle des hommes que sont les schèmes phylogénétiques.
C'est dans la référence œdipienne que les représentations de la fin et de
l'origine de la vie et de la sexualité un temps se mêlent. Freud dit que son patient
accomplit les schèmes phylogénétiques et rapporte un souvenir et un rêve de
l'Homme aux loups. Celui-ci s'était souvenu avoir cherché au ciel, près de Dieu,
un père infirme devenu mort, et avoir rêvé à la scène du coït comme à un processus
entre les corps célestes.
Ce que doit révéler ce texte selon Freud4 est incroyable. « Mais il y a entre ciel
et terre plus de choses que notre raison n'en peut rêver.» Entre deux mondes entre
ciel et terre, dit Freud (zwischen Himmel und Erde), et non au ciel et sur la terre,
comme le dit Hamlet « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre in heaven and
earth Horatio, que n'en rêve ta philosophie. » Dans ce chemin entre ciel et terre
survient le fantasme en ce qu'il est incroyable. Au premier temps Freud s'était résigné
à aller chercher en enfer ce que les dieux du ciel refusent (l'épigraphe de l'Interpré-

1. S. Freud, «Remarques préliminaires », À partir de l'histoire d'une névrose infantile. LWo~Me


aux loups, Quadrige, P.U.F., 1990.
2. S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance, Paris, Calmann-Lévy, 1992. Notamment les lettres de
Freud du 8 et du 13 février 1910 où il écrit: «Je ne suis qu'une machine à gagner de l'argent et je
m'épuise au travail ces dernières semaines. Un jeune Russe riche que j'ai pris à cause d'une passion
amoureuse compulsive m'a fait l'aveu après la première séance des transferts suivants juif escroc, il
aimerait me prendre par-derrière et me chier sur la tête. À l'âge de six ans le premier symptôme
manifeste consistait en injures blasphématoires contre Dieu porc, chien, etc. Quand il voyait trois tas
de merde dans la rue il se sentait mal à l'aise et il en cherchait anxieusement un quatrième pour
détruire l'évocation. [.Ne prenez pas mal cette lettre de méchante humeur, mais résistez-y; parfois,
cela ne va pas autrement et demain cela ira peut-être déjà mieux.»
3. S. Freud, « Le rêve et la scène originaire », À partir de l'histoire d'une névrose infantile, op. cit.
4. S. Freud, « Remarques préliminaires », op. cit.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

tation des rêves est un extrait de l'Énéide Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo,
si je ne puis fléchir les dieux d'en haut, je mettrai les enfers en mouvement). Mais
la mort et la sexualité ne sont pas plus de la terre que du ciel. Elles se trouvent en
travers du chemin. « Von Himmel durch die Welt zür Holle, Du ciel à travers le monde
jusqu'à l'enfer.» Elles disent un monde où « les choses les plus élevées et les plus
viles sont partout liées les unes aux autres de la façon la plus intime
N'étant ni d'un monde ni de l'autre, le fantasme est le chemin, il est la liaison
et aussi le mouvement de la liaison. Le mouvement était d'abord selon Freud. Et
d'abord, le mouvement entre terre et soleil, car « ce qui laisse en dernière analyse
sa marque sur le développement des organismes devrait être l'histoire du dévelop-
pement de la terre et de sa relation au soleil2 ».

Louise est enfant. Les hommes sont partis (à l'étranger?). Les femmes et les
enfants sont ensemble dans les champs. Le fruit est jeté du haut de l'arbre où
Louise est montée très vite. D'habitude ce sont les garçons qui montent aux arbres,
mais elle croit qu'il en est ainsi depuis que les hommes ne sont plus là les enfants
font ce qui n'est pas pour eux. Le fruit tombe lentement en plein soleil. Louise
raconte qu'au pied de l'arbre les femmes attendent le fruit qu'elle leur lance; les
femmes attendent leurs hommes éloignés; leurs ventres sont ronds. Une mère (sa
mère) attend un enfant. Elle redira souvent cette scène un peu changeante.
Certaines fois les hommes font la sieste ou bien les femmes sont dans les maisons.
Elle dira qu'en ce temps-là sa curiosité était vive. Elle montait aux arbres comme
les garçons, elle regardait les hommes et les femmes dans les champs. En ce temps-
là Louise apprenait à lire puis tout s'est arrêté; ce fut l'exil et l'arrivée dans un
pays nouveau, une nouvelle langue à (mal) apprendre.
Mais toujours la chute du fruit lancé par Louise anime la scène où toujours
figurent des absences. Absence des pères ou des mères, absence de leurs liens,
absence de Louise-enfant-dans-l'arbre, absence pour Louise du sexe des garçons
qu'elle n'a pas.
Par l'absence et la chute ces scénarios se trouvaient aussi dans le souvenir-
carapace, emprisonnés sans liens et sans élaboration. Ils se trouvaient aussi dans la
fantaisie du début du traitement. Leur mise en rapport par la déception due à
mon absence annoncée les anime en faisant apparaître dans le mouvement de la
chute leur point de résonance. La chute, autre nom des choses dernières, est
devenue une métaphore du lien.

DOMINIQUE SUCHET

1. S. Freud, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987.


2. Ibid. (mes italiques).
Catherine Chabert

SCÈNES DE COUPS

Elle était venue me voir parce qu'elle avait perdu les mots. D'abord ceux dont
elle avait besoin pour travailler, les mots écrits, les siens. Désormais, elle ne
s'occupait plus que de ceux des autres elle les mettait en ordre, en place, elle les
séparait, elle les reliait, elle les organisait. Elle les accordait. Des mots des autres
elle pouvait faire ce qu'elle voulait, elle en était comme affamée, de ces mots-là,
depuis que les siens l'avaient désertée.
Puis elle avait perdu les autres mots, ceux qui se parlent, pour dire. Ils avaient
été brutalement emportés dans les flots de larmes qu'elle avait infiniment versées
lorsque le plus jeune de ses deux amants l'avait quittée pour une autre. Une
telle situation était incongrue jusqu'ici, c'était elle qui partait, elle qui congédiait.
Elle avait cru que, des autres, elle pouvait faire ce qu'elle voulait.
Quand elle arriva chez moi, elle avait tout perdu ou presque tout s'était
tari, les mots, les larmes. Tout avait disparu, la peine, le chagrin, la tristesse. Il lui
restait seulement l'angoisse, insoutenable, et mon adresse, retrouvée au fond d'un
tiroir. Violette pensait donc, en désespoir, que le recours ultime, c'était une cure
des mots, une cure de parole on soignait les mots avec du silence, sans impatience,
on les laissait dormir, on les laissait venir, prendre forme, prendre vie. Peut-être
que les siens pourraient s'échapper, traverser l'écorce dure de son corps tendu,
débordé par les tremblements de ses crises de tétanie, peut-être que les mots
pourraient enfin trouer l'enveloppe de ses migraines meurtrissantes, apaiser l'agi-
tation des palpitations incessantes de son cœur.
Elle ne voulait pas chercher ses souvenirs. Elle en avait trop. Ils étaient là,
implacablement présents, comme s'ils l'avaient marquée au fer, dans sa chair.
C'étaient des souvenirs de menace, de danger. Ce que Violette ne comprenait pas,
c'est que la menace, le danger avaient depuis longtemps disparu. Mais que l'angoisse,
elle, était revenue. Au début donc, entre elle et moi, l'angoisse occupait la place.
Violette souhaitait que j'en sois le témoin elle me montrait ses plaies ouvertes,
ses revendications violentes, étouffées. Elle évoquait un monde dur, logiquement
cruel, irrémédiablement fixé dans une diffamation injuste pourquoi elle ?
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Violette décrivait une réalité dont elle se déclarait la victime sans appel, forte
de cette dénonciation, de cette déchirure inéluctable ses illusions d'amour perdues,
les miroirs éphémères qu'elles lui avaient offerts devenaient dérisoires, puisque
leurs reflets ne renvoyaient plus que les images multipliées de l'impuissance.
L'angoisse, elle, demeurait, sans cause, comme une masse étrangère, dans l'intimité
douloureuse de son corps.
Violette parle difficilement, péniblement. Elle est comme à l'agonie, nouée,
enroulée sur elle-même, recroquevillée autour de ces mots qu'elle semble arracher
à leurs racines profondes. Ils viennent pourtant, ces mots, couper la brume de ses
silences. Violette dit des choses brutes, tranchantes et ses mots impriment en moi
des images immobiles, totalement fixes.
Violette a rassemblé toutes les affaires de son amant perdu, elle les a enfermées
dans un sac-poubelle, elle est descendue à la cave et elle y a déposé le sac. Elle
est restée un long moment près du sac.
Arrêt sur image Je vois la cave, son ombre bleutée, Violette seule, accroupie
près du sac-poubelle plein, gris et morne.
Précision photographique de l'évocation, excès de sensorialité qui vient lui
conférer la fixité d'un tableau, intensité de l'image soulignant la force du visuel
ce surinvestissement de la sensation visuelle, si intense qu'elle en devient presque
tactile, vient là pour masquer, certes, les représentations. Mais par la dérive
périphérique qu'elle entraîne, par la focalisation sur les surfaces de contact,
l'hypersensorialité tente aussi d'échapper à ce qui s'éprouve à l'intérieur, à ce qui
bouge dans les profondeurs du corps pulsionnel, à l'effraction du dedans, organisant
en quelque sorte une stratégie de protection du front interne.
En deçà du visuel se découvre la polysensorialité d'images dont le saisissement
s'enlise portées par des mots qui en préservent l'énigme, elles donnent trop à voir
et éveillent des sensations dont l'opacité reste indéfinissable; le mot ne transmet
plus d'images signifiantes, la communication visuelle et représentationnelle est
comme rompue. Les mots sont là pour masquer l'infigurable, barrer la voie d'accès
à celui qui écoute, parce qu'il ne peut plus voir. L'image porteuse de sens, l'image
mise en mots, ouvre parfois un champ associatif apparemment infini, une liberté
visuelle et sensorielle surprenante, soutenue par les immenses étendues de l'illusion.
Mais parfois l'image est arrêtée, close en elle-même, enfermée dans un discours
appelé par l'angoisse du vide et de l'absence.

Quand Violette a eu douze ou treize ans, son père s'est mis à la frapper
régulièrement, au visage, pour sa turbulence. Sans un mot, il la giflait devant la
famille rassemblée autour d'eux, « jusqu'à ce que le sang m'arrive », dit Violette.
Arrêt sur image la composition de la scène, comme je me la représente, est
SCÈNES DE COUPS

celle de L'Enterrement du comte d'Orgaz, le tableau de Greco. Symétrique Violette


et son père, et de part et d'autre, mutiques et figés, la lignée de ses frères d'un
côté et de l'autre, celle des femmes, sa mère, sa tante, sa grand-mère.
L'Enterrement du comte d'Orgaz condense cette scène et la précédente,
l'enterrement des dépouilles de l'amant perdu, et l'arrêt sur image vient éterniser
la scène, avec le risque de gel et de mortification que le procédé implique. Voilà
que je suis prise par l'instantané, par l'anesthésie mauvaise qui me rend froide et
neutre mais je connais ce malaise qui vient d'abord immobiliser ce qui va bouger,
se mouvoir, s'émouvoir, justement parce que j'ai été touchée. Le mouvement en
moi va être, d'abord, de langage. Je transforme « jusqu'à ce que le sang m'arrive »
je pense « depuis que le sang m'arrive ». Depuis que le sang est apparu, régulièrement,
Violette a été mise (s'est mise?) à la place de sa mère battue. Son père la frappe
au visage jusqu'à ce que, depuis que le sang arrive. Je bouge les mots, le scénario
s'anime, s'instaure. Une enfant est battue par son père. Un enfant est battu.
Si l'image s'anime, si elle est mise en scène, le mouvement inhérent à la
dramatisation désamorce ma paralysie associative. On bat un enfant. Comment
n'avais-je pas pensé à Freud? Violette se confondait en moi dans la sidération des
images qu'elle m'imposait. Je ne devais pas la perdre de vue, telle était son exigence
majeure. Elle se faisait donc voir sans cesse et d'abord dans la pérennité de la
scène où elle occupait la place de l'enfant battue. Elle l'offrait comme scène et
non comme fantasme, et cet écart par rapport aux constantes décrites par Freud
me prit au jeu des correspondances, Violette d'un côté, Freud de l'autre, une autre
figure de père entre elle et moi.
Bien sûr, les classiques sentiments de plaisirs associés au fantasme sont absents
chez Violette, encore que l'extrême déplaisir et l'horreur puissent les recouvrir par
le renversement en leur contraire. Et puis, Freud insiste sur le fait remarquable
que « les personnes qui ont fourni la matière de ces analyses étaient rarement
battues dans leur enfance et en tout cas, elles n'avaient pas été élevées à coups de
trique 1 ».
Enfin c'est l'ordonnance et la qualité des trois phases qui diffèrent la première
phase, « le père bat l'enfant », généralement un garçon pour les filles, est absente
puisque Violette apparaît d'emblée dans la scène au contraire des patients de Freud
qui ne sont pas battus, et qui d'ailleurs ne battent pas davantage. C'est moi qui
occupe la place habituelle de l'auteur du fantasme, je suis celle qui regarde. La
seconde phase, « la plus importante de toutes et la plus lourde de conséquences
(.), dit Freud, n'a jamais eu d'existence réelle2 ». Elle n'est en aucun cas remémorée,
elle n'a jamais porté son contenu jusqu'au devenir conscient. Elle est une construction
de l'analyse mais n'en est pas moins une nécessité. La seconde phase, la phase

1. « Un enfant est battu » (1919), trad. fr. in Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F., 1973, p. 224.
2. Ibid., p. 225.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

incestueuse, celle qui généralement dévoile le retournement du châtiment sur


l'auteur du fantasme, apparaît chez Violette comme première scène, scène « réelle »,
scène du souvenir.
C'est donc là la différence entre souvenir et fantasme ? Le « je suis battue par
mon père n'est pas une construction de l'analyse, il ne relève même pas d'une
remémoration, il se donne comme temps premier, non soumis au refoulement, en
apparence. La troisième phase est absente chez Violette. La scène fixée dans
l'horreur de la répétition se constitue comme une enclave, un souvenir de couverture
peut-être, saturé en sensations de déplaisir qui finissent par se muer en douleur, à
force de ne pouvoir ni se penser ni se rêver.
Pourtant, entre l'angoisse et la scène, une première connexion s'établit, la
cause possible est découverte, transformant l'angoisse en peur. « Effroi, peur,
angoisse sont des termes qu'on a tort d'utiliser comme synonymes, écrit Freud,
leur rapport au danger permet bien de les différencier. Le terme d'angoisse désigne
un état caractérisé par l'attente du danger et la préparation à celui-ci, même s'il
est inconnu; le terme de peur suppose un objet défini dont on a peur; quant au
terme d'effroi, il désigne l'état qui survient quand on tombe dans une situation
dangereuse sans y être préparé; il met l'accent sur le facteur surprise 1.» La peur
était maintenant liée au père, au père silencieux, au père privé de mots, au père
interdicteur de parole et qui châtiait l'insolence par les coups portés au visage.
Violette restait fière et muette, elle ne pleurait pas.
Sur le divan non plus, elle ne pleurait pas. Il fallait que je sois le témoin de
l'univers blanc de sa solitude, de son arrogance et de sa faiblesse, de sa honte et
de sa misère. Violette avait pris la place de sa mère, dans la scène. Elle se souvenait
des gémissements de sa mère dans la chambre à côté et de son étonnement quand
un nouvel enfant arrivait. Elle s'était donc sacrifiée pour épargner sa mère. Elles
avaient changé de place. La mère était devenue une spectatrice immobile et
silencieuse ni gestes, ni mots pour arrêter les déchaînements du père.
J'éprouvais un malaise pénible en écoutant Violette. Je me sentais impuissante
et écrasée par les faits, incapable de penser, seulement accrochée pourtant à la
conviction qu'entre Violette et son père, il y avait, il y aurait quand même une
histoire d'amour. J'en voulais pour preuve sa totale amnésie de sa petite enfance.
Comme au théâtre, les souvenirs commençaient avec les premiers coups. Violette
dit un jour que, peut-être, son père n'avait pas supporté qu'elle grandisse. Elle
avait vu une photo d'elle à quatre ans, riant dans ses bras. Elle portait une jolie
robe et un ruban dans ses cheveux.

1. «Au-delà du principe de plaisir..(1920), in Essais de psychanalyse, trad. fr. Paris, Payot, 1981,
p. 50.
SCÈNES DE COUPS

Elle avait treize ans. Une fois, dans la grande maison déserte, son père était
entré dans sa chambre, juste dans l'encadrement de la porte, précise-t-elle. Il était
nu. Il avait dit « Regarde bien, maintenant tu sais ce qu'est un homme.» Réalité
de la séduction? Voilà le revenant, le père pervers d'avant 1897. Le séducteur actif
de l'enfant innocente et passive. Le traumatisme, l'effraction, l'impuissance désignée.
L'angoisse et la peur laissent la place à l'effroi. L'effroi devant l'émoi, le trouble,
la surprise, l'inconnu, l'effroi devant le désir?
Pour moi, à nouveau, encore, l'image était fixe. Prise toujours dans les mailles
serrées d'une réalité intransigeante à laquelle je refusais d'adhérer, pour circonscrire
le même effroi qui emportait Violette. Je résistais. Et pourtant, dans le tableau de
la scène qui s'imposait à moi, dans la représentation de la chambre de Violette
que je me donnais, je devinais confusément des détails étrangement familiers
l'impression du papier peint, peut-être, l'emplacement de la porte et des fenêtres.
Je sus assez vite que cette chambre ressemblait à la mienne, celle de mon enfance.
Voilà que Violette et moi nous partagions un espace, en pensée.
Viviane Abel-Prot a bien soulevé la question à quelles réalités l'analyste
fait-il appel s'il veut se représenter l'univers de son patient, de quelles réalités, de
quels mensonges est-il preneur? L'événement transférentiel se distingue d'un
souvenir dans la mesure où les deux protagonistes participent de la même actualité
en l'occurrence, dans la cure évoquée par Viviane Abel-Prot, le chien inventé
venait bien marquer le partage d'une conviction, l'adhésion commune de l'analyste
et de l'analysant à une fiction produite par le transfert.
Le partage avec Violette s'établit dans cet espace défini par une topographie
qui était la mienne. La chambre de Violette, comme je me la représentais, n'était
plus le lieu de surgissement d'une scène traumatique qui me sidérait, elle s'offrait
comme ouverture à mes souvenirs d'enfance. L'emprise des faits se desserra. La
nostalgie, la douceur de la remémoration s'immisçaient subrepticement. Violette
rêva d'une femme sur un balcon, en été. La femme se penchait et son appareil
photographique, dont l'objectif était sorti, tombait du haut de la maison. Elle
entendait le bruit sec du choc sur le macadam. Au-delà des associations de Violette,
au-delà du sens de ce rêve, je me trouvais enfin débarrassée des arrêts sur images,
des photographies précises, des tableaux muets, des scènes plates et lisses, d'un
espace privé de sa troisième dimension.

Violette avait choisi un nouvel amant dont elle disait qu'il ressemblait
étonnamment à son père aussi fou que lui, dit-elle. L'extrême plaisir qu'elle
prenait avec lui et la rage et le désespoir que lui inspiraient la jalousie et le silence
de cet homme l'animaient considérablement. Voilà qu'elle avait une vie, très

1. « Cave canem », N.R.P., 1990, n° 42, p. 5S-65.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

insatisfaisante, bien sûr, mais une vie avec des scènes, des histoires, des mouvements.
Et voilà que dans le même temps elle se mit à rêver et à parler d'abondance.
Plusieurs années s'étaient écoulées depuis le début de l'analyse. J'eus le
sentiment de sortir d'un tunnel, d'être portée par une eau fraîche et scintillante,
de sentir le frémissement de jeunes feuilles, et encore de respirer le grand air des
hauteurs Violette ne parlait plus de mourir. Les mots lui venaient avec une
étonnante fluidité et avec eux se développa une grande passion pour les séances,
pour l'analyse. Je devenais vivante pour elle. Elle pouvait me penser. Une femme
de livres, une femme avec enfants. pas encore la femme d'un homme.
Cependant, le processus analytique était toujours, régulièrement, ponctuelle-
ment, troué par le retour des scènes. Violette redevenait triste, désespérée,
désemparée. Elle disait qu'elle ne pourrait jamais se défaire de son passé, qu'il lui
collait à la peau comme un manteau sale et dégoûtant. La scène dans la chambre
se modifia. Le père ne restait plus sur le pas de la porte, il s'approchait d'elle, il
la touchait, il la caressait, elle était dans l'horreur je pensais à l'horreur du plaisir
interdit. Le front interne, celui de l'excitation sexuelle et du désir, se découvrait.
Le danger n'était pas seulement du côté de l'Autre, agent actif de la transgression,
mais basculait subrepticement de son côté à elle.
« Il [le moi], écrit Freud, utilise contre ses deux adversaires [le monde extérieur
et le monde intérieur] les mêmes méthodes de défense, mais celles-ci s'avèrent
particulièrement inefficaces contre l'ennemi du dedans 1.Ainsi les défenses
adoptées par l'enfant, et notamment les refoulements, se révèlent inadéquats « au
moment où une réactivation de la sexualité vient renforcer les exigences pulsion-
nelles antérieurement repoussées ».
Violette rappela donc impérativement les scènes de coups, celles où elle
maintenait sa position de victime innocente. Elle s'effondra devant le regard fasciné
de sa mère, elle répandit enfin ses larmes sur le sang qui coulait de son nez, ce
sang si rouge, une petite flaque rouge sur l'assiette, les gouttes rouges qui tombent
sur la nappe blanche.
L'insistance sur le détail rouge, les gouttes de sang, me toucha au vif.
Brusquement me revint, pendant la séance, un souvenir dont la couverture se défit
dans le même mouvement. J'ai onze ans. Je suis au lit avec une forte fièvre et une
angine douloureuse qui m'empêche de parler. C'est le premier jour de l'année. Il
est midi. Le soleil entre à flots dans ma chambre. Mon père arrive, il s'arrête dans
l'encadrement de la porte, il a l'air très heureux, soulagé. Il m'annonce une bonne
nouvelle. Il porte un bouquet de roses rouges. Je n'avais jamais douté du souvenir,
jamais douté non plus du détail essentiel le bouquet de roses rouges. Mon père
en offrait souvent à ma mère. Cette fois, pour la naissance de cette nouvelle année,
le bouquet était donc pour moi?

1. Abrégé de psychanalyse (1938), trad. fr. Paris, P.U.F., p. 75.


SCÈNES DE COUPS

Voilà que Violette a soulevé la couverture. Des roses rouges pour moi? Peut-
être oui, sans doute non. Voilà que je soulève la couverture les gouttes de sang dans
l'assiette, les gouttes de sang sur la nappe blanche. Sans doute oui, peut-être non.
Quel est le statut du détail dans le souvenir régulièrement énoncé, les scènes
de coups? Je ne retrouve pas la qualité générale des souvenirs de couverture telle
que la souligne Freud, je ne retrouve pas le caractère anodin du détail. Par contre,
il apparaît avec évidence que dans le matériau rapporté par Violette, ont été
choisies « les impressions qui ont provoqué un affect puissant ou qui ont été vite
reconnues comme significatives d'après leurs conséquences
Le paradoxe des deux forces psychiques qui prennent part à la production du
souvenir, leur mobilisation contraire ne s'impose pas, et pourtant se découvre
l'opération psychique dénouée par Freud. « Au lieu de l'image mnésique originai-
rement justifiée, une autre image mnésique survient qui est partiellement échangée
contre la première par déplacement dans l'association »
Chez Violette, la scène des coups vient se substituer à celle de la séduction
paternelle. Sa valeur est bien celle du souvenir de couverture puisque son contenu
est rattaché au contenu propre par des relations symboliques et c'est bien un
fantasme inconscient qui est transformé en souvenirs d'enfance. Mais surtout, le
souvenir de couverture et c'est le point essentiel qui détermine celui de Violette
est là pour défendre la cause de l'innocence. C'est bien parce que, dans la scène
des coups, Violette conserve sa position d'innocence que le souvenir en est d'emblée
conscient, et de surcroît avancé itérativement chaque fois qu'une autre version de
l'histoire est susceptible de se dévoiler.
Enfin, si Freud affirme que c'est l'expression verbale qui sans doute établit la liai-
son entre le souvenir de couverture et celui qui est recouvert, le discours de Violette
illustre tout à fait cette médiation langagière les coups, le sang, la mise en mots
traduisent la liaison entre le contenu de la scène montrée et l'autre contenu, réprimé.
Quant à la question de la réalité et de l'authenticité du souvenir, la réponse
est claire « rien de ce qui appartient à une reproduction de l'impression imaginaire
n'est jamais parvenu à notre conscience3 ». Les scènes sont falsifiées et l'infidélité
du souvenir ne joue aucun rôle essentiel ce qui compte, souligne Freud, c'est la
grande intensité sensorielle des images et les capacités de la fonction mnésique
dans la jeunesse. En fait, nos souvenirs conscients ne sont pas des souvenirs
d'enfance, ce sont des souvenirs sur notre enfance; ces souvenirs n'ont pas « émergé »
à ces époques d'évocation, ils ont été formés alors et, conclut Freud, « toute une
série de motifs, dont la vérité historique est le dernier des soucis, ont influencé
cette formation aussi bien que le choix des souvenirs?.

1. « Sur les souvenirs-écrans(1899), trad. fr. in Névrose, Psychose et Perversion, op. cit., p. 115.
2. Ibid., p. 117.
3. Ibid., p. 131.
4. Ibid., p. 132.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

La force de l'investissement sensoriel permet d'articuler l'utilisation singulière


du souvenir, chez Violette, dans sa condensation avec le fantasme de l'enfant battu.
Les affects associés, l'effroi, l'horreur, le déplaisir extrême, intense, sont à l'inverse
de ceux qui déterminent et accompagnent habituellement l'évocation du fantasme;
ils constituent pourtant le pivot qui oriente le mouvement vers une réalité vécue,
une expérience éprouvée.

Violette rêva de son père la scène se passait en Laponie, elle faisait l'amour
avec lui. Elle est heureuse, soulagée, elle laisse venir le plaisir, l'idée d'un père
aimant et jaloux. Elle peut dire que son père l'aime, elle peut parler avec lui de
son enfance. Le plaisir associé au rêve d'amour, était-ce l'affect retrouvé? Freud
écrit à propos des affects dans le rêve « l'analyse nous apprend (.) que les contenus
représentatifs ont subi des déplacements et des substitutions et que les affects n'ont
pas changé et, plus loin, « dans un complexe psychique qui a subi l'influence de
la censure imposée par la résistance, les affects forment la partie résistante (.)
l'affect a toujours raison, au moins pour ce qui est de sa qualité' ».
Le rêve de Violette, pris dans son contenu manifeste, trouve son sens
essentiellement, d'abord, dans l'adéquation de l'affect et de la représentation, à
travers l'énonciation du désir et sa satisfaction. Il trouve sa fonction dans la
transformation de qualité du contenu, la réalité traumatique basculant dans la
fiction, dans l'abri du rêve. Nouveau renversement dans le mouvement de la cure
le souvenir à la place du fantasme, le rêve dans l'élaboration du traumatisme. Les
affects, eux, demeurent, mais lient autrement les mêmes enchaînements. De scène
en scène, la séduction jusqu'à l'origine, jamais touchée, jamais atteinte. Je pense à
l'inconnu, à l'originaire, à l'émergence des messages maternels. Je dis qu'il fait
froid en Laponie.
Elle dit « Oui, il me manque un fragment du rêve, je le sais. » La pièce
manquante revient: dans le rêve, sa mère est là, elle lui donne un manteau en
peau, déformé. Le manteau déformé, la peau déformée. La peur de grossir, la
peur de la grossesse. Le ventre de la mère déformé. La trahison répétée. Chaque
naissance après Violette, chaque nouvel enfant, le dernier quand elle a douze ans,
celui-là elle ne le compte jamais.
Elle se sent seule et abandonnée. Dans cet état, elle a l'impression pénible de
sentir mauvais comme Peau d'Âne. Pour nier l'amour du père, ses avances
incestueuses? Elle retourne au conte de Perrault, elle y découvre un élément dont
elle n'avait aucun souvenir c'est le testament énigmatique de la Reine qui pousse

1. L'interprétation des rêves (1900), tr. fr., Paris, P.U.F., 1967, p. 392.
SCÈNES DE COUPS

le Roi vers sa fille, si belle, plus belle encore, la plus belle. Une mère perfide en
vérité, et dénoncée comme telle par Charles Perrault

Arrivée à sa dernière heure


Elle dit au Roi son époux
« Trouvez bon qu'avant que jemeure
J' une chose de vous;
C'est que s'il vous prenait envie
De vous remarier quand je n'y serai plus
(.) ye veux avoir votre serment
(.) que si vous rencontrez une femme plus belle
Mieux faite et plus sage que WO!,
Vous pourrez franchement lui donner votre foi
Et vous marier avec elle.
»
Sa confiance en ses attraits
Lui faisait regarder une telle promesse
Comme un serment, surpris avec adresse,
De ne se marier jamais.

Et pourtant:

L'Infante seule était plus belle


Et possédait certains tendres appâts
Que la défunte n'avait pas.
Le Roi le remarqua lui-même
Et brûlant d'un amour extrême
Alla follement s'aviser
Que par cette raison il devait l'épouser.

Violette pense à l'amour de son père et au silence de sa mère et au mien.


Elle dit la neige de ses rêves, le froid dehors, elle dit les menaces de mort
permanentes traversant les plaintes maternelles. Elle dit le froid dedans, l'emprise
des paroles de la mère si tu pars, je me tue. Comme Peau d'Âne, Violette a cru
fuir devant un père impétueux, comme Peau d'Âne elle a dû s'éloigner, se cacher
sous le manteau terne de son inhibition et de son repli. Mais peut-elle accepter
déjà la polysémie des messages maternels et à travers elle, le « terrorisme de la
souffrancedécrit par Ferenczi? Pour Peau d'Âne, Violette reconnaît ce lien
paradoxal, l'impasse dans laquelle il entraîne l'héroïne, déchirée entre sa fidélité
sacrificielle à une mère idéalisée et un père négligeant les tabous fondamentaux
de l'inceste.
Violette rêve qu'une femme l'accuse d'avoir voulu tuer son père, de l'avoir
blessé. Elle se révolte; c'est lui qui, toujours, a voulu la tuer. Un homme arrive,
un collègue de travail. Elle brûle son visage avec la pointe incandescente d'un
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

mégot. Il prend feu. Elle s'enflamme. Mais elle ne s'inquiète pas elle sait qu'elle
porte une perruque et des oripeaux. Ce sont eux qui se calcinent. Elle, reste
intacte.
Ainsi elle découvre son rôle actif dans le scénario de la séduction, c'est elle
qui allume le feu, mais pour qui ? La voilà prise au piège, engagée à affronter une
impuissance essentielle, non plus seulement celle de l'enfant battue, muette et
haineuse, triomphante; mais l'impuissance qui s'aiguise dans la reconnaissance du
lien qui unit ses parents et dont elle est exclue. La liaison complice du père et de
la mère qui lui assigne la place de l'enfant trahie et abandonnée, celle de la fille
sacrifiée.

La confrontation à l'originaire, à l'inconnaissable, détermine la production de


fantasmes chez l'individu et de mythes dans la communauté, comme l'a montré
Guy Rosolato 1. Pour les deux sexes, il y a nécessité de s'éloigner de la mère pour
trouver d'autres objets plus adéquats, et maintenir la loi portée par la parole du
père. Mais c'est pour maîtriser ce qui s'éprouve, la souffrance, la douleur que
le recours à la toute-puissance de la pensée place le fantasme en position originaire.
Guy Rosolato établit des liaisons entre les fantasmes originaires et les mythes
correspondants et notamment entre la scène primitive et la Genèse, la castration
et le sacrifice d'Abraham, la séduction et la révélation, le retour au sein maternel
et le Paradis. On peut reconnaître l'élaboration primordiale et irréductible de
fantasmes originaires chez l'individu à partir des relations originaires de l'enfant
qui s'inscrivent dans l'axe de la sexualité. Mais la construction du mythe constitue
le passage aux mots grâce aux articulations métonymiques d'où se dégage la
métaphore l'énigme est l'originaire.

Le drame d'Iphigénie pourrait bien constituer une figuration mythique du


féminin, référence « originairedont la structure se redécouvre dans les fantasmes
de filles. La tragédie des Atrides met en scène le sacrifice de l'enfant-fille, de la
jeune vierge dont le Père-Roi doit faire couler le sang, prix à payer pour parachever
sa victoire. Que Clytemnestre se venge d'Agamemnon, qu'elle soit assassinée par
Oreste, autant de chaînes se déroulent qui font passer du meurtre de la fille au
meurtre du père et enfin à celui de la mère. Pour des attentats dont la séduction
reste la cause majeure, séduction inéluctable exigeant un châtiment fatal.
Peut-on, dans cette perspective, se permettre une dérive, passer du mythe au
conte de fées, autre transcription d'un héritage communautaire ? La place des filles

1. Cf. dans ce même numéro, Guy Rosolato, « Les fantasmes originaires et leurs mythes
correspondants ».
SCÈNES DE COUPS

y est particulièrement intéressante dans la répétition d'un scénario inlassablement


retrouvé en dépit de ses variantes. Une place de fille à laquelle les femmes, certes,
s'identifient, mais qui pourrait bien, au demeurant, figurer, voire même symboliser
le féminin pour les deux sexes, dans les représentations qui en sont offertes de la
castration et du masochisme d'une part, de la toute-puissance et du triomphe
d'autre part. Les contes de fées édulcorent considérablement la tragédie en
transformant la punition le bannissement, la réclusion misérable ou l'endormis-
sement sont autant de substituts ou de subterfuges pour assurer le sacrifice tout en
maintenant sa dimension réparatrice et réversible.
Pour Violette, Peau d'Âne devenait la figure idéale et mythique de la princesse
exilée, certes, mais son génie finissait par être reconnu. Le rôle du père tenait une
fonction essentielle dans cette reconnaissance, et cela, dès l'évocation du souvenir
traumatique en deçà de la violence des scènes racontées, en deçà de leurs réalités
et des fictions qui les avaient rendues pensables, se révélaient les secrets de Violette,
les affects tendres associés à la présence de son père, animés par tous les mouvements
libidinaux qui lui étaient attachés.
L'analyse offrit à Violette l'occasion de se saisir des marques positives de la
séduction paternelle ce qu'elle n'avait pas trouvé auprès d'une mère désemparée,
elle l'avait cherché auprès d'un père jaloux et fier de son enfant. Plus tard, l'édifice
avait basculé dans les excès de l'érotisation, dans les débordements des actes.
Violette avait cru tout perdre renoncer à son père, s'exclure de son toit, ne lui
avait pas pour autant permis de garder l'amour de sa mère. Tous les malheurs du
monde s'étaient donc abattus sur cette fille qui avait d'abord voulu se convaincre
qu'ils ne l'atteindraient pas.
Mais les coups continuaient de tomber, ouvrant à nouveau les plaies anciennes,
ravivant les sensations douloureuses. C'est bien la pérennité des traces mnésiques
assurée par le maintien des sensations et des affects qui avait permis que, dans
l'analyse, se nouent les fils d'une histoire dont elle devenait l'auteur, et la propriétaire,
pour reprendre les mots de Piera Aulagnier 1.

Que la figurabilité, que l'activité représentationnelle, que la pensée, que les


rêves enfin offrent une contenance aux émois, voilà qui est entendu. Mais à quelles
conditions, dans la situation analytique, ce travail advient-il? Dans quels systèmes
d'actions et de réactions le transfert et le contre-transfert prennent-ils vie?
L'essentiel en fait revient d'abord à la scène, comme figuration, comme
représentation d'éprouvés. Dans le rêve, dans le mythe, dans le conte ou le fantasme,

1. «Se construire un passé", in yoMfMa/ de la psychanalyse de l'enfant, n°7, Paris, Payot, 1989,
p. 191-221.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

comme dans le souvenir et même dans la construction, la scène occupe une place
primordiale parce qu'elle montre et cache en même temps, parce qu'elle organise
et déroule dans l'espace et le temps, parce qu'elle traite d'affects et de représentations
grâce à la dramatisation et la contenance d'émois en quête de formes.
La scène est tout à la fois l'espace et l'histoire et, en tant que telle, se plie
aux déformations qui constituent les conditions nécessaires à sa production et à
son déploiement. La représentation peut prendre alors sens, dégagée partiellement
des contraintes de la reproduction littérale et de son rapport à une illusoire
véridicité. La réalité, dans sa face objective, perd une grande part de son intérêt.
L'interprétation subjective de l'histoire, l'interprétation de l'événement remémoré,
sa saisie psychique s'organisent certes autour d'une construction du fantasme, mais
aussi à partir de sa matière première la sensation, le ressenti qui en tant que
perception interne de l'éprouvé fondamental la sensation de plaisir/déplaisir en
constitue la source.
Si j'en viens maintenant à l'événement dans la cure, c'est-à-dire à la rencontre
des deux partenaires qui l'actualisent, je retrouve encore l'état d'affect dans le sein
même du transfert. Freud explique en 1912 que, parmi les émois qui déterminent
la vie amoureuse, une partie seulement parvient à son plein développement. « Une
autre partie de ces émois libidinaux a subi un arrêt de développement, se trouve
maintenue éloignée de la personnalité consciente comme de la réalité et peut soit
s'épanouir en fantasmes, soit rester tout à fait enfouie dans l'inconscient'.Ce
sont donc ces émois arrêtés dans leur développement, enfouis dans l'inconscient
qui vont fournir la matière même du transfert car « il est tout à fait normal et
compréhensible de voir l'investissement libidinal en état d'attente et tout prêt (.)
à se porter sur la personne du médecin2 ».
Qu'il s'agisse du positif ou du négatif, le transfert relève d'abord de composantes
affectives, condition essentielle pour qu'il puisse se constituer comme moteur du
processus, notamment dans sa fonction de résistance les rêves, les souvenirs, les
fantasmes adressés à l'analyste sont autant de figurations, de représentations qui
viennent donner forme et corps à ces composantes. La scène vient alors se saisir
de la situation analytique parce que le « théâtre privé » s'offre comme l'une des
métaphores originaires de l'espace psychique. L'épanouissement de l'amour de
transfert conforte transitoirement l'analogie « la scène a entièrement changé, écrit
Freud, tout se passe comme si quelque comédie eût été soudainement interrompue
par un événement réel, par exemple lorsque le feu éclate pendant une représentation
théâtrale 3 ». Le poids de l'amour de transfert occupe la place primordiale, agent
provocateur réel qui sous-tend la résistance, agent provocateur à respecter, puisque
1. «La dynamique du transfert(1912), in La technique psychanalytique, tr. fr. Paris, P.U.F., 1977,
p. 51.
2. Ibid.
3. « Observations sur l'amour de transfert », in La technique psychanalytique, ibid., p. 119.
SCÈNES DE COUPS

aussi bien Freud refuse les différents moyens qui permettraient d'en annuler les
effets ni discours sublimes, ni partage de sentiments tendres (les limites pourraient
si aisément en être débordées). Il faut laisser vivre ces désirs et ces émois, parce
que ce sont eux qui constituent la force même du travail et du changement.
Chaque moment du processus découvre sa trace dans les états d'affects de l'analysant
et de l'analyste.
Dans la cure de Violette, l'angoisse inaugurale, sans objet, en apparence, et
sans mots, envahit l'espace analytique mais se contient dans le cadre et dans la
place que j'y occupe. La première scène, d'emblée avancée, tenait bien son objectif
traumatique c'était à moi qu'elle s'adressait dans la répétition de l'effraction, pour
me mettre à l'épreuve de la passivité, de la passivation et que j'en ressente la
faiblesse radicale. Le défi se situait là l'analyse pouvait-elle affronter et circonvenir
une réalité si dure et si compacte? Le transfert d'affects, au sens littéral de
déplacement, découvre sa fonction économique et dynamique la position que
m'assigne Violette, dans la scène de l'enfant battu, est celle du témoin, auteur du
fantasme, certes, mais en deçà, celle de l'enfant confronté à l'impuissance
fondamentale ordonnée par l'organisation du fantasme de la scène primitive.
La seconde scène, celle de la séduction manifeste, développait encore un
fantasme originaire sa réalité affirmée comme telle me maintenait dans la même
position de désarmement et assurait à Violette le triomphe d'avoir évincé la mère,
au cœur du transfert. Le rêve d'amour enfin avait condensé la réalisation de désirs
incestueux et la menace maternelle. Mais l'assurance de l'amour du père, pris dans
les chaînes du transfert positif, permit l'affrontement au châtiment et à la vengeance
de la mère. La déformation, la folie invoquée, la mort admise purent, secondai-
rement, se développer dans le transfert négatif, dénonçant les promesses illusoires
de l'analyse, convoquée d'abord pour éloigner les effets répétitifs de la mortification.
Pourtant, en deçà des mots qui tracent la représentation, la matière première,
les états d'affects, se prennent dans le corps du transfert, premiers messages,
premiers partages innombrables, parce que inconnus, dégagés progressivement par
chacun des partenaires, l'analysant et l'analyste, au gré des images, des souvenirs
et des fantasmes, au fil de la levée des refoulements pour l'un et pour l'autre.
Autant de formes et de substances pour des essences sensorielles primordiales, pour
des sensations, pour des mouvements pulsionnels, pour des sentiments enfin, dans
l'emboîtement de messages énigmatiques conservant chaque fois la part de mystère
et d'inconnu nécessaire à la vie.
C'est ainsi que l'événement transférentiel prend « acte » dans l'association, ici/
maintenant, du corps et de la pensée, dans la construction de versions nouvelles
d'une histoire portée par des scènes qui en assurent la traduction dans l'espace du
rêve et de la parole.

CATHERINE CHABERT
Jacqueline Carroy

IMMACULÉES CONCEPTIONS

Si tant est que chaque société et chaque culture offrent à leurs membres une
palette de scénarios de conceptions extraordinaires, qui leur permettront de rêver
leur origine et l'origine, comment le siècle dernier a-t-il tenté de susciter, de
réaliser et de comprendre des scènes idéales ou monstrueuses dans lesquelles un
enfant serait conçu inconsciemment, ou hors rapports sexuels, ou encore par les
seules vertus de l'imagination?
À travers la littérature médico-psychologique, mais aussi la vulgarisation et le
roman, évoquons quelques scénarios insistants et repérons les inflexions et les
évolutions d'un imaginaire collectif, qui a en partie rendu possibles une psychologie
pathologique ainsi que des désirs ou des recherches de fécondations artificielles.
Au travers d'un corpus presque exclusivement français, s'esquissera de surcroît une
généalogie indirecte de la psychanalyse.

Conceptions immaculées, conceptions inconscientes

Le christianisme surtout catholique donne paradoxalement à imiter aux fidèles


une mère qui ne peut être que seule entre toutes les femmes, puisque vierge
concevant du Saint-Esprit. Ainsi promeut-il au fondement de toute croyance au
Christ deux scènes d'annonciation et de nativité qui contreviennent radicalement
à ce qu'il est convenu d'appeler les lois naturelles des conceptions et des naissances
ordinaires.
Le xixe siècle est dominé par le culte marial. L'Immaculée Conception, qui
n'était jusque-là qu'objet de croyances disparates dans la Chrétienté, devient un
thème de piété dominant. L'imaginaire religieux anticipe et conforte ce que l'Église
finit par établir comme dogme pensons à l'apparition de l'Immaculée en 1831
rue du Bac, puis à la mystérieuse dame qui dévoile peu à peu son identité à
Bernadette de Lourdes jusqu'à lui révéler qu'elle est l'Immaculée Conception en
1858, à l'Immaculée qui apparaît encore à Pontmain en 1871 et à Fatima en 1917.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Le dogme est défini ainsi par la bulle « Ineffabilis Deus » du 8 décembre 1854
« Dès le premier instant de sa conception, par grâce et privilège unique du Dieu
Tout-Puissant, la Bienheureuse Vierge Marie a été, en considération des mérites
du Christ Jésus, Sauveur du genre humain, préservée pure de toute souillure du
péché originel1.» L'Immaculée Conception ne peut donc être, Mn'cM ~MM,
confondue avec la Maternité virginale de Marie. On verra néanmoins que bien des
savants et des romanciers amalgament les deux dogmes.
Leur erreur théologique rejoint une tradition vivace, relayée par la piété
populaire du xixe siècle, pour laquelle « Immaculée » veut dire non issue de
rapports de copulation, comme si le péché originel était d'abord, à l'encontre des
textes bibliques, un péché sexuel. Il semble qu'un déplacement se soit très tôt
instauré du fait de concevoir à celui d'être conçue, en sorte que la conception de
la mère ne puisse être qu'extraordinaire, comme celle du Fils. En effet, une
légende, contée par l'Évangile du Pseudo Mathieu, veut que Joachim et Anne, les
parents vieux et stériles, se rencontrant et s'embrassant à la Porte dorée de
Jérusalem, aient conçu la Vierge à partir de ce chaste baiser. De toute manière,
« l'opinion commune des théologiens conclut de l'Immaculée Conception à l'exemp-
tion de la concupiscence2 ». Ainsi, selon l'esprit sinon selon la lettre, Immaculée
Conception et Maternité virginale sont liées. Il est question, dans les deux cas, de
la possibilité d'être conçu(e) et de concevoir sans concupiscence.
Trois récits, l'un grec, les autres bibliques, ont probablement fait rêver à des
conceptions hors normes d'une autre manière. Dans Le banquet de Platon, Pauvreté
la mendiante se couche aux côtés d'Expédient ivre qui engendre ainsi Éros sans
le savoir. Dans la Genèse, les filles de Loth se sont retirées avec lui dans une
caverne de la montagne, après la destruction de Sodome et la métamorphose de
leur mère en statue de sel. Elles enivrent le vieillard pour pouvoir perpétuer « la
race de leur père ». Loth engendre ainsi incestueusement, dans son sommeil, Moab
et Ammon, « pères » des Moabites et des Ammonites. C'est un autre récit biblique,
situé à des époques moins anciennes, que magnifie La Légende des siècles. Dans
« le livre de Ruth », une glaneuse veuve se couche aux pieds de Booz endormi, et
en obtient, non plus un enfant, mais une promesse d'épousailles et d'enfantement.
La scène hugolienne évoque un temps des origines où il y aurait eu des générations
et des paternités innocentes et pures moins troublantes et moins monstrueuses que
celles de la Genèse. Victor Hugo a omis la fin du texte, où Booz se dépossède de
sa paternité, puisque Obed, l'enfant qu'il a de Ruth, est donné à Noémi, la belle-
mère, qui fait comme si elle l'avait enfanté, si l'on suit la traduction de la Bible
de Port-Royal, qui était celle des gens du siècle dernier. Au lecteur contemporain

1. Dictionnaire de théologie catholique, p. 1274.


2. Ibid., p. 1276.
IMMACULÉES CONCEPTIONS

ignorant de la loi du lévirat, Ruth peut apparaître comme une sorte de « mère
porteuse » avant la lettre.
L'exégèse assez couramment adoptée actuellement enseigne que la subversion
du récit biblique, daté de l'époque post-exilique, se situe ailleurs. Elle donne à
cette apparente idylle pastorale le sens d'une parabole subversive dirigée contre les
hiérophantes au pouvoir à Jérusalem qui durcissent la loi en exigeant la dissolution
des mariages avec des femmes étrangères et l'exclusion des étrangers de la
communauté d'Israël. Contre les hiérocrates, l'auteur du « Livre de Ruth », proche
du parti eschatologique des sans-pouvoir, donne en exemple une Moabite, issue
d'un peuple réputé débauché, et montre qu'une étrangère peut en remontrer en
piété et en fidélité à la Loi oubliée aux légalistes au pouvoir'. Nous sommes
évidemment loin de La légende des ~c/M. La lecture hugolienne de cette histoire
biblique a en tous les cas pu faire rêver nos ancêtres sur une version édulcorée de
la scène de la conception masculine assoupie et par surprise.
Mais ce qui valait pour des temps mythiques d'origine s'inverse pour des temps
plus récents. L'endormi change de sexe. À quelques exceptions près, le xixe siècle
ne se lasse pas de décliner la scène au féminin. Depuis Montaigne, circulent des
histoires de femmes endormies, enivrées, ou données comme mortes concevant à
leur insu et ne comprenant rien à la grossesse extraordinaire qui leur advient. Ces
contes sont à la source d'une célèbre nouvelle de Kleist publiée en 1808, La
marquise ef'O.
Cette fiction énigmatique oscille, selon le genre germanique de la nouvelle,
entre l'invraisemblable et le réel. Le texte raconte, à la manière d'une chronique
objective, sans proposer d'interprétation, ni s'adresser au lecteur, une histoire vraie
sans être vraisemblable. Tout le récit tourne autour d'une scène manquante, élidée
par un tiret fameux et jamais explicitée, où l'héroïne « évanouie » concevrait du
beau comte, « l'angequi l'a sauvée du viol de la soldatesque. Enceinte à son insu,
Julietta, la marquise d'O., s'engage d'abord dans la quête d'une annonciation par
un médecin puis par une sage-femme à propos d'un état qu'elle ressent dans
son corps mais ne peut nommer. La sage-femme qu'elle interroge en évoquant la
possibilité de concevoir inconsciemment, n'accepte pas de lui annoncer qu'elle a
pu déroger à la loi naturelle et lui signifie que, seule entre toutes les femmes, la
Vierge a pu faire exception.
Le génie de Kleist est de n'avoir donné aucune explication finale à l'incroyable
histoire pour inciter d'autant plus peut-être son lecteur à combler un tiret. Gageons
que, si nous aurions tendance actuellement à attribuer des désirs amoureux

1. A. Lacoque, « Date et milieu du livre de Ruth », in Revue d'histoire et de philosophie religieuse.


Mélanges Edmond Jacob, 1979, n°' 3-4.
2. Sur le « vieux thème littéraire internationalqui a servi de source à Kleist, voir R. Thieberger,
36 et sequ., in Kleist, La marquise d'0. Paris, Aubier-Flammarion, 1970, et T. Laqueur, La Fabrique
du sexe, Paris, N.R.F., 1992, p. 15.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

inconscients à l'évanouie de ce récit, bien des lecteurs du siècle dernier le


comblèrent par une culture magnétique qu'ils partageaient du reste avec Kleist et
qui n'est plus tout à fait la nôtre. Il est significatif que dans le film « La marquise
d'O. pourtant ostensiblement fidèle à la nouvelle, Eric Rohmer ajoute à l'intrigue
l'ingestion par Julietta d'une potion opiacée au chapitre des vraisemblances
d'époque qui font admettre qu'on puisse concevoir inconsciemment, les somnifères
ont supplanté le somnambulisme.
En guise de tiret, le film offre au spectateur un plan de l'actrice Edith Clever
dans la posture et le costume de la dormeuse du célèbre tableau de Füssli, « Le
cauchemar Mais l'incube et le cheval diaboliques ne sont plus figurés au-dessus
de l'actrice, comme s'il fallait, par cette absence, signifier que l'ellipse du récit
original est reculée pour mieux être réinstaurée. Tout se passe en effet comme si
le spectateur était invité à contempler la marquise abandonnée avec les yeux du
comte, juste avant une scène dont il doit être exclu. Ainsi Rohmer, en lui donnant
une place de voyeur insatisfait, aurait trouvé là un équivalent filmique à l'élision
narrative qui donne sens et séduction à la nouvelle.
Kleist narre ensuite les épreuves de la marquise après que l'annonciation
s'avère impossible, elle assume le rejet de sa famille et l'arrivée de l'enfant auquel
elle veut donner un père. Sa mère puis le colonel, son père, finissent par demander
pardon avant la révélation finale. En contrepoint du tiret, la nouvelle s'attarde sur
une scène d'amour dans la chambre de Julietta, en donnant au lecteur les yeux
de la colonnelle qui aperçoit d'abord par le trou de la serrure « la fille sur les
genoux de son père puis ouvre la porte

« .le cœur tout débordant de joie, elle vit la marquise silencieuse, la nuque
ployée en arrière, les yeux tout à fait clos, affaissée dans les bras de son père. Et
lui, assis dans le fauteuil, ouvrant de grands yeux brillants de larmes, posait sur sa
bouche de longs baisers brûlants et avides comme un véritable amoureux »

Ainsi s'inverse et s'édulcore la scène de la Genèse. C'est la fille qui s'abandonne


au père tandis que l'inceste est innocenté par le regard attendri et amusé de la
mère. Il peut apparaître aux lecteurs modernes comme une clef de l'histoire, à
moins que l'abandon filial et les baisers paternels ne servent aussi de litote à une
conception qui n'a pu décemment se détailler, comme s'il y avait, là encore, un
irrésistible lien entre concevoir et être conçu(e). Il semble de plus que le pardon
des et aux parents surtout celui du et au père soit comme un prélude ou un
préalable nécessaires au pardon amoureux final qui clôt le roman d'apprentissage
de la marquise. La scène de réconciliation montrée est de toute manière ambiguë
et demeure énigmatique au moins autant que celle élidée par le tiret.

1. Kleist, op. cit., p. 163.


IMMACULÉES CONCEPTIONS

Conceptions magnétiques et hypnotiques

Une femme pourrait-elle, grâce aux découvertes modernes et à la science,


concevoir sans péché, c'est-à-dire sans sexualité, si tant est que l'on soutienne
toujours l'amalgame entre péché et sexualité? Deux réponses vont être données à
cette question. Le magnétisme animal, qui prend la forme plus respectable de
l'hypnotisme au tournant du siècle, permet de réaliser les récits religieux et
mythiques. Durant tout le siècle, on dit et redit à satiété, sous forme de romans,
de cas ou d'observations médico-légales, qu'une femme endormie artificiellement
peut concevoir à son insu, brodant autour de scénarios qui évoquent Kleist pour
le lecteur actuel. Aux alentours de 1870, les fécondations artificielles fournissent
une autre possibilité de laïciser les mystères religieux. L'imaginaire scientifique ou
parascientifique tente de ces deux manières de séculariser le thème marial. S'il est
vrai que, comme le dit Michelet, la femme au xix*' siècle est sous l'empire du
prêtre et de la religion, on pourrait aussi dire que les médecins reprennent en
langage masculin à visées scientifiques et à sous-entendus parfois grivois, le langage
des patientes. Le médecin prend donc, ou tente de prendre, le relais du prêtre.
Un roman populaire, publié pour la première fois en 1834 puis republié en
1857, Le magnétiseur de Frédéric Soulié, narre une intrigue qui mêle les thèmes
du somnambulisme, de la conception inconsciente et de l'inceste.
L'héroïne, Henriette, est le fruit du mariage entre le docteur De Lussay,
adepte du magnétisme, et sa somnambule Louise. Lorsque se présente chez eux
un jeune magnétiseur inconnu qui se fait appeler Prémitz, Henriette croit d'abord
que le trouble qu'elle éprouve à le voir est de l'amour, puis, baignée qu'elle est
familialement dans un milieu magnétique, elle s'interroge

« Elle se consulta avec effroi sur l'impression que lui produisait Prémitz, et
comme il s'y mêlait un sentiment de crainte, elle se refusa à croire que ce fût de
l'amour dès que son imagination put y voir autre chose. À partir de ce moment,
Prémitz devint l'homme qui devait agir sur sa volonté, comme elle avait vu son
père agir sur celle de sa mère; ce fut le maître qui devait la rendre esclave, la
fatalité qui devait dominer sa vie1.»

En 1815, à la nouvelle du retour de l'Empereur, laissée seule à la maison avec


sa mère mise en somnambulisme, elle tombe en convulsions puis entend dans une
demi-inconscience une voix « sombre, mais irrésistible » lui disant « Dormez. » Elle
dort et se retrouve, comme Julietta, enceinte sans se l'expliquer. Interrogée par

1. F. Soulié, Le magnétiseur, Paris, Libr. nouv., 1857, p. 123.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

le vieux général d'Empire d'Aspert, elle dit soupçonner son magnétiseur de père,
puis se récuse:

« Oui, monsieur, il y a des pères infâmes qui séduisent leurs filles; il y en a, j'en
connais. je me les suis fait nommer; et ceux-là n'avaient pas ce pouvoir fatal qui
pourrait expliquer mon crime et mon innocence. Enfin.
À ce mot elle s'arrêta, et, tombant à genoux devant d'Aspert, elle reprit en
laissant échapper ses larmes Ah! général! général! pardonnez-moi! Non je ne
crois pas ce que je vous dis. 1»

Ayant réparé en épousant d'Aspert, elle croit commettre un autre inceste en


tombant, comme Phèdre, amoureuse de celui qu'elle suppose être son beau-fils et
auquel elle s'abandonne une seule fois, en s'écriant comme en écho de la scène
éludée de 1815 «Je suis morte.» Puis, après bien des péripéties, l'énigme d'une
paternité et d'une filiation inconnues se révèle au dénouement, lorsque De Lussay
prend pouvoir magnétique sur Prémitz qui lui avoue, endormi, être le violeur
magnétique d'Henriette et le vrai fils d'Aspert. Le père-magnétiseur outragé le tue
alors. Ainsi Henriette est-elle bien coupable d'un inceste, mais d'un inceste inattendu
et en toute innocence.
Est-on du reste bien sûr de cette innocence? Le narrateur, plutôt critique par
rapport au magnétisme, oscille entre explication psychologique et recours à un
invraisemblable vrai somnambulique, en jouant d'une ambiguïté maintenue. Car
si, contrairement à Kleist, Frédéric Soulié en donne à son lecteur pour son argent
de leçons à bon marché sur les merveilles et les horreurs du magnétisme dans
certains chapitres qui se présentent comme de véritables cours et comptes rendus,
il indique parfois qu'une ou des explications plus ordinaires sont possibles à ses
histoires extraordinaires. En même temps, le roman capte et fixe des thématiques
qui demeureront insistantes dans la littérature romanesque et savante ultérieure.
C'est à ce double titre que ce texte, qui fut certainement très lu, est exemplaire.
Une autre histoire, cette fois-ci présentée comme un cas mais racontée comme
un roman par le docteur Bellanger en 1854, conte les amours somnambuliques du
jeune docteur X. et de Madame de B. Lorsque celle-ci se retrouve dans un état
auquel elle refuse de croire dans sa vie éveillée, elle interroge, avant de sombrer
dans une aliénation passagère, un prêtre auquel Bellanger fait confondre sans
ambages maternité virginale et immaculée conception

« Ne trouvant aucun éclaircissement satisfaisant ni chez le docteur X. ni chez


d'autres médecins, elle voulut consulter un prêtre, et s'adressa à un vénérable
ecclésiastique qui ne pensa pas que les lois de la nature puissent être interverties.
Il supposa que Madame de B. n'était pas sincère dans ses affirmations, ou qu'elle

1. Ibid., p. 147-148.
IMMACULÉ ES CONCEPTIONS

avait quelque dérangement d'esprit; il croyait bien, sans doute, à l'immaculation


de la Vierge Marie, mais il ne voyait pas de raison pour qu'un tel miracle se fût
renouvelé en faveur de Madame de B. 1
»

La fiction se révèle avoir été réalité, lorsque le docteur Azam révèle en 1876
un cas est-il d'amnésie périodique ou de doublement de la vie? appelé à
devenir célèbre. Comme Madame de B. dans son somnambulisme artificiel, Félida,
dans sa condition dite « seconde », est engrossée en 1859 environ par son fiancé.
Elle s'obstine, dans son état amnésique et triste qu'Azam qualifie de « prime », à
ne pas savoir ce qu'elle a fait dans son autre vie. Mariée, elle accouche d'un enfant
qui ne peut être que « nerveux ». Cette grossesse inconsciente constitue pour Azam
la preuve par excellence de la réalité et de la consistance de la double personnalité
de Félida.
La possibilité d'une conception inconsciente magnétique alimente deux affaires
médico-légales qui seront réexhumées et réactivées lors des controverses d'écoles
de la fin du siècle. Une jeune paysanne provençale aurait été envoûtée et violée
en 1865 par le « magnétiseur » Castellan. Dans l'affaire Lévy en 1878, une jeune
fille aurait été magnétisée puis engrossée par un dentiste charlatan en présence de
sa mère. Brouardel, l'expert consulté à propos de la plainte de la mère, reconstitue
minutieusement le dispositif spatial et psychologique qui rend plausibles ce qu'il
nomme « les opérations une pièce très longue, une mère sotte et crédule
« tournant presque le dos à sa fille », un fauteuil pouvant basculer en position
allongée, une jeune fille nerveuse et hypnotisable et un « fort bel homme », à «.la
vie de débauche crapuleuse ». La scène toujours élidée des récits est traquée dans
ses moindres détails par l'expertise médico-légale que publient en 1879 Les annales
d'hygiène et de médecine légale, non d'ailleurs sans que Brouardel n'énonce ou ne
laisse subsister des perplexités. L'hypnotisme triomphant à la fin du siècle finit par
faire de la conception sous hypnose un lieu commun brocardé par un dessin de
Forain dans La comédie parisienne en 1892. Une mère console un père effondré
dont la fille au ventre arrondi pleure au second plan, en lui disant « On voulait
te l'cacher. Eh ben, c'est l'hypnotisme!»
Ainsi, à partir de ce que l'on ne pourrait entièrement décrire ni voir, une
femme ne voudrait pas croire, évoquerait parfois la Vierge, s'obstinerait à ne pas
savoir, demanderait réparation à un absent, amant et père de son enfant (et en
coulisses le sien?), ou à la justice. Un lecteur et (ou) un savant imagineraient
quelque invraisemblable vrai qui puisse enfin expliquer scientifiquement, quitte à
s'immiscer dans la scène, comme l'expert Brouardel ou le spectateur du film d'Eric
Rohmer. En dernier recours, le Mystère de la maternité-immaculation de la Vierge

1. A. Bellanger, Le magnétisme, Paris, Guilhermet, 1854, p. 279. Pour une analyse plus détaillée
de ce texte, voir mon article « Dédoublements. L'énigmatique récit d'un docteur inconnu », in Nouvelle
Revue de psychanalyse, automne 1990, n° 42.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

devrait être évoqué comme la première, ou la seconde proposition, d'un « je sais


bien mais quand même o. Telles pourraient être les séquences insistantes d'une
histoire qui se répète et s'infléchit au cours du siècle.
L'absence de résistance et l'inconscience de la violée sont-elles imputables,
version Charcot, à l'état léthargique du sujet, ou, version Bernheim, à la suggestion
du violeur? La question médico-légale des crimes hypnotiques et singulièrement
celle du viol soulèvent d'interminables querelles entre Paris et Nancy, qui finissent
par jeter le doute sur la plausibilité scientifique du viol inconscient. Car les débats
changent de registre dès lors que la neurologie hypnotique de la Salpêtrière et que
la toute-puissance de la suggestion nancéenne sont remises en question. On
s'interroge sur l'inconscience peut-on s'en tenir, pour la comprendre, à une
physiologie des phénomènes inconscients et au thème de la « cérébration incons-
ciente » ? On en vient aussi à se demander, en infléchissant les débats initiaux, de
qui vient la séduction, en quoi elle consiste, quelle est sa réalité. Durant la dernière
décennie du siècle, à l'ère de la magie suggestive et (ou) neurologique tempérée
de psychologie succède, dans le monde savant, celle des désillusions sur l'hypnose,
des démystifications et des analyses résolument psychologiques.

.FecoM~o?M artificielles
En a-t-on pour autant fini avec les immaculées conceptions? Voici qu'il se
publie, aux alentours de 1870, qu'il peut y avoir d'autres grossesses virginales que
magnétiques ou hypnotiques. Lisons, sous la signature de « X. docteur-médecin à
Angoulême », ce préambule de 1867 à un compte rendu qui apparaîtra rétrospec-
tivement comme l'un des premiers cas authentiques de ce que l'on appelle
généralement alors « fécondation artificiellede la femme, et parfois encore
« génération artificielle »

« Je dois attirer l'attention des médecins sur les considérations suivantes


1) Il est possible de rendre et de faire des vierges mères;
2) Il est possible que les produits ainsi obtenus diffèrent de ceux de la procréation
ordinaire, conçus généralement dans une sorte de délire passager;
3) II est probable, d'après la loi de l'hérédité, que chez les êtres conçus dans
une sorte de délire passager, le système sensorial prédomine trop sur le système
proprement intellectuel ou réfléchi;
4) Il est probable, d'après la même loi et les effets de l'éducation antérieure, que
dans le cas des vierges mères, l'inverse aurait lieu;
5) Si ces faits étaient reconnus vrais, la femme reprendrait une importance
sociale et un caractère sacré qu'elle perd de plus en plus sous le régime actuel, et
qu'il est de l'intérêt de l'homme de lui restituer »

1. Réforme médicale, 29 septembre 1867, n° 37, p. 293.


IMMACULÉES CONCEPTIONS

Étonnantes déclarations qui visent à avancer que, de la pratique généralisée


de la fécondation artificielle par ces Saints-Esprits laïcs que sont les médecins,
pourraient naître de petits Christ enfantés par des femmes régénérées en Vierges.
Ce texte ne fait certes pas l'unanimité chez les confrères du médecin d'Angoulême,
mais il reprend largement la thématique, insistante et commune durant tout le
siècle, de l'influence des circonstances de la conception sur le devenir de l'enfant.
Dans l'ouvrage de Prosper Lucas, point de référence constant et obligé des travaux
ultérieurs sur la dégénérescence et l'hérédité, Traité philosophique et physiologique
de l'hérédité naturelle (1847-1850), « l'instant où le plaisir féconde l'extasefixe, à
la manière d'un portrait instantané de Daguerre, l'image future de l'enfant. Dès
lors que deviendront ceux qui sont issus d'un cliché originaire artificiel?
Cette question obsède les médecins qui n'interdisent pas aux époux qu'ils
soignent d'avoir des rapports sexuels, et ne manquent jamais de souligner dans
leurs observations que l'enfant issu de leurs pratiques est sain, premier de sa classe,
fait une carrière d'avocat, etc. Dans sa préface au roman Le faiseur d'homme, en
1884, l'élève de Claude Bernard Georges Barrai s'inquiète prudemment du devenir
d'enfants qui ne seront pas issus de l'amour. Le médecin d'Angoulême, en accord
avec son préambule et contrairement à ses confrères, recommande d'être chaste
au couple dont il traite la stérilité. Nous verrons d'ailleurs que son prosélytisme
n'est peut-être en partie que de façade par rapport à une culpabilité.
Les premières expériences d'insémination artificielle sur des chiennes isolées
de tout mâle sont pratiquées à la fin du xvm~ siècle, et l'ovulation est découverte
dans la première moitié du suivant. La fécondation artificielle sur la femme mariée
dans un couple stérile semble avoir été pratiquée dès 1799, si l'on en croit une
brève anecdote rapportée avec prudence en 1809 à propos du conseil que le
médecin anglais Hunter aurait donné à un époux hypospade dont l'ouverture du
canal de l'urètre était en dessous du gland'.
En 1866, la traduction d'un livre du médecin américain J. Marion Sims détaille
une expérience de fécondation artificielle infructueuse, présentée comme la première
publication médicale sur le sujet 2 En 1867, le docteur Lesueur de Vimoutiers
adresse une lettre à la revue dont il est un abonné à propos d'un exemple de
« fécondation postérieure à l'éjaculation de quelques minutes3 ». Ce texte suscite
dans la même publication, un mois plus tard, le compte rendu du signataire
anonyme d'Angoulême dont on vient de citer le préambule. Pour ne pas être en
reste, L'abeille médicale de 1868 publie en feuilleton, précédé d'un avertissement
prudent de la rédaction, une « Etude sur la génération artificielle dans l'espèce
humainelue par le docteur Girault à la Société médicale du Panthéon 4. Girault

1. Journal général de médecine, de chirurgie et de pharmacie, 1809, t. 36, p. 330.


2. J. Marion Sims, Notes cliniques sur la chirurgie utérine, Paris, Masson, 1866, p. 440-448.
3. Réforme médicale, 25 août 1867, n° 32.
4. Abeille médicale, 12 novembre 1868, n°46; 23 novembre 1868, n° 47; 30 novembre 1868, n° 48.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

cite Lesueur et restitue au signataire anonyme de 1867 le patronyme de « Gigon ».


Il fait état de dix cas, dont le premier date de 1838, ce qui met la science française
en posture de pionnière, ainsi que le rappelleront certains avec insistance.
Pierre-Fabien Gigon, « ancien élève du service de santé militaire de Strasbourg »,
dédie sa thèse de médecine de 1871, « Essai sur la fécondation artificielle chez la
femme dans certains cas de stérilité », à son père, « médecin des hôpitaux et du
lycée d'Angoulême et à son frère Stéphane, à la mémoire de sa mère et de son
frère Xavier. Ainsi, sous la direction du professeur Pajot, qui vient de se convertir
à la fécondation artificielle, le fils reprend-il, quatre ans après, le flambeau
scientifique de son géniteur. Il se contente de justifier ainsi, au début de son travail,
son intérêt pour la question « Je fus étonné et attiré par la nouveauté du sujet 1.»
S'il cite le « docteur Gigon » en bonne place, il ne dit pas que celui-ci est son père
(alors que tous les travaux ultérieurs donneront comme référence « Gigon père et
fils »). Il se racontera, quelques années plus tard dans Paris, qu'un jeune médecin
fut l'objet de risées, parce qu'il aurait été le fruit d'une fécondation artificielle. Il
est évidemment tentant et totalement hasardeux d'avancer que ce qui a probablement
été une transmission d'intérêt ou de passion scientifiques d'un père à un fils renvoie
à cette anecdote. Attardons-nous sur cette thèse qui donna droit de cité académique
à la fécondation artificielle et devint un travail de référence cité, par exemple, par
le physiologiste Charles Robin dans l'article « Fécondation du classique Dictionnaire
encyclopédique des sciences médicales édité par Dechambre quelques années plus
tard.
Contrairement à son père, dont il se garde de reproduire le préambule, c'est
la science et non la Vierge Marie qu'invoque Pierre-Fabien Gigon thèse oblige.
D'entrée de jeu, il souligne que les découvertes contemporaines ont montré que
« ni les phénomènes nerveux qui accompagnent la copulation, ni l'acte même du
coi»t, ne sont indispensables à la fécondation2 ». Désormais apparaît donc obsolète
l'idée d'une « sensation voluptueuseou d'un sperme féminin nécessaires ou utiles
à la fécondation. Même si Gigon fils continue de se demander s'il n'y a pas « une
sorte de succionpar la matrice, il paraît plutôt pencher, comme Girault, pour le
fait que la fécondation n'est pas nécessairement simultanée au coït et que les
spermatozoïdes peuvent se déplacer par eux-mêmes, et du coup être déplacés
artificiellement, sans aucun spasme féminin de quelque sorte.
Qu'en est-il des « procédés opératoires » ? Gigon fait le point sur les instruments
dont il donne les schémas sonde, seringue, vase pour recueillir éventuellement le
sperme et le tenir chaud. Le procédé préférable celui de Girault et de Gigon
père consiste à l'injecter directement dans l'utérus de la femme couchée, par
1. P.-F. Gigon, Essai sur la fécondation artificielle chez la femme dans certains cas de stérilité. Thèse
présentée et soutenue le 28 novembre 1871 à la Faculté de médecine de Paris, Paris, 1871, V, n° 162,
p. 5.
2. Ibid., p. 16, en italiques dans le texte original.
IMMACULÉ ES CONCEPTIONS

insufflation dans une sonde. Il distingue deux méthodes pour se procurer le sperme,
l'une liée à « une manœuvre que chacun comprend facilement », l'autre qui consiste
à se servir du produit d'une éjaculation intravaginale et à le réinjecter dans le col.
Ce dernier procédé est préférable « parce qu'on évite ainsi le transport du sperme
d'un vase à un autre et ensuite parce qu'on n'a pas besoin de recourir à l'artifice
désagréable que l'on sait'1 ».
Depuis le docteur Tissot, la masturbation, même si elle est pratiquée pour la
bonne cause, reste décidément peu recommandable. Si les médecins plaignent les
maris masturbateurs malgré eux, ils ne se soucient guère explicitement des
désagréments causés aux femmes par les pratiques médicales, ni de leur culpabilité
qu'ils ne manquent pourtant pas de noter. Dans l'observation princeps de Girault,
l'enfant meurt du croup et la mère dit que Dieu l'a punie « d'avoir fait un enfant
avec une seringue ».
À travers le texte de Gigon, on saisit que la découverte de la dissociation entre
sexualité et procréation chez la femme autorise à traiter son sexe comme un « vase «
passif analogue à celui dans lequel on recueille « la liqueur » issue de la masturbation.
Le docteur Girault avait cité à l'appui de son exposé des exemples de fécondations
sous léthargie ou mort apparente de la femme 2. Les nouveaux savoirs donnent de
la plausibilité aux multiples « histoires d'O. » qui se racontent, en même temps
que celles-ci les confortent et, peut-être, les inspirent subrepticement. Sous couvert
de science et de mise en place de procédés d'utilité publique permettant de
combattre la stérilité, s'agirait-il toujours de réaliser une scène de conception à
travers des scénarios dont on entrevoit quelques donnes étrangères à la stricte
anatomie au travers des récits médicaux?
Car même si Pierre-Fabien Gigon extrait des observations qu'il cite des
indications en bonne et due forme anatomique, telles que la longueur exagérée du
col chez la femme, ou l'hypospadias chez l'homme par exemple, on se rend compte,
à la lecture des textes originaux, que celles-ci restent vagues et souvent équivoques,
et que les cas demeurent peu probants. L'observation la plus frappante est celle
du docteur Lesueur, que Gigon écarte prudemment de sa liste parce que, comme
celle de Hunter, elle n'est que d'ouï-dire. Il s'agit d'un mari qui ne peut éjaculer
qu'après « s'être retiré en pratiquant des manœuvres dont il avait pris l'habitude
longtemps avant son mariage ». Loin apparemment de le blâmer, le médecin de
Vimoutiers lui conseille de faire une réinjection s'il veut un enfant « de son sang ».
La femme vient ensuite lui annoncer qu'elle est enceinte, rougissant que le docteur
puisse la soupçonner d'avoir pris un amant. Ainsi la fécondation artificielle renforce
et pallie une perversion sexuelle maritale jugée de toute manière plus anodine
qu'un adultère. Girault parle à un moment sans s'y attarder d'un mari « libertin ».

1. Ibid., p. 43.
2. Girault, op. cit., 23 novembre 1868, p. 409 et 410.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

On entrevoit que sous couvert de stérilité généralement féminine, ont pu se


pratiquer, avec la complicité du médecin, certaines fraudes par rapport à la morale
sexuelle convenue.
Girault laisse apercevoir en passant quelques drames conjugaux d'un autre
registre. En 1839 la fille d'un comte « avait une envie démesurée d'avoir un enfant
et menaçait de se livrer au premier venu, afin, disait-elle, d'avoir le bonheur d'être
mère ». Dans un couple où la femme était « chlorotique ». « le mari surtout, qui
craignait que sa femme mourût et que la dot ne partît avec elle, désirait un
héritier Ainsi le médecin rétablit-il la paix et l'ordre bourgeois des ménages en
leur « faisant un enfant », expression qui revient à plusieurs reprises sous la plume
de Girault.
Alors que les pratiques de fécondation artificielle ont acquis un début de
respectabilité et de reconnaissance scientifique, un franc-tireur autodidacte vient
faire scandale. Joseph Gérard, ancien « Cent-Garde » sous l'Empire, s'est illustré
comme un magnétiseur célèbre à Paris. Il entame sur le tard des études de
médecine, devient officier de santé en 1874, puis acquiert un diplôme de médecin
aux États-Unis en 1875. Il publie en 1877 un Traité pratique des maladies de
l'appareil génital de la femme, avec une notice sur la stérilité et le moyen d'y remédier
par la fécondation artificielle où il fait état de soixante-douze observations personnelles
depuis cinq ans, couronnées par quarante et un succès complets. Puis, après avoir
passé son baccalauréat, il soutient à Paris à plus de cinquante ans, en 1885, une
thèse de médecine intitulée « Contribution à l'histoire de la fécondation artificielle ».
Mais sa « Contribution », contrairement à « L'essai » de Gigon, est refusée. On
lui a, semble-t-il, reproché le caractère hâtif et infondé de ses statistiques (il allègue
195 succès sur 518 ménages stériles!). Ainsi qu'il le dit lui-même dans une interview,
on lui en aurait voulu aussi de n'être qu'un vulgaire officier de santé. Trois mois
plus tard, Gérard devient finalement docteur sur un sujet de thèse moins litigieux.
Certains alors prennent fait et cause pour lui Georges Barrai publie le texte
scandaleux dans le journal de vulgarisation scientifique auquel il a donné son nom.
Désormais celui qui est devenu le « docteur Gérard » réactive une identité de
magnétiseur critique à l'égard de l'hypnotisme médical, et se lance sans vergogne
dans la vulgarisation scientifique sensationnelle à la limite de l'obscène. Il publie
ainsi en 1888 un livre illustré de façon plutôt graveleuse par José Roy, Nouvelle
cause de stérilité dans les deux sexes, fécondation artificielle comme moyen ultime de
traitement.
Étonnante carrière que celle de ce magnétiseur qui, après avoir comparé, à la
suite de son maître Du Potet, magnétisation et puissance sexuelle masculine, se
veut inséminateur en série de couples stériles, au nom du droit des femmes à être
mères à tout prix sous peine de folie. Il y a, dans les multiples identités attribuées

1. Girault, op. cit., 30 novembre 1868, p. 418 et 419.


IMMACULÉES CONCEPTIONS

à Gérard et endossées par lui, de l'homme d'affaires à l'affût d'argent, du


bonimenteur qui se soûle de mots, de l'inventeur fou, du fils du peuple qui envie
et nargue les savants prudes et cultive sa vulgarité, du soudard jouant les hommes
à femmes. Son histoire est exemplaire du climat dans lequel commence à se
développer un marché médical et éditorial de la fécondation artificielle étayé sur
un imaginaire social. Pour parler de « ce moyen ultime de traitement en 1888,
Gérard brasse pêle-mêle évocations moralisantes et grivoises des misères et des
perversions sexuelles fin de siècle, et théories sur la fécondation plus ou moins
contradictoires et surannées à l'époque tout paraît bon pour faire mouche. Son
œuvre peut apparaître comme paradigmatique d'un lien, que nous avons déjà
entrevu, entre hypnotisme et fécondation artificielle, en même temps qu'elle exhibe
jusqu'à la caricature une obscénité cachée et une tentation de toute-puissance qui
hante les médecins. Essayons de développer ces trois points.
Dans son Traité pratique de 1877, Gérard narre une anecdote qu'il tiendrait
d'un médecin qui lui aurait demandé de ne la divulguer qu'à sa mort. Une jeune
fille se serait retrouvée, comme la marquise d'O. enceinte à son insu. La fille
aurait été rendue mère en se lavant avec l'eau du bidet utilisée par sa propre mère
après un rapport sexuel. Dans sa quête du père inconnu, le médecin découvrirait
une fécondation artificielle involontaire et incestueuse. Même s'il l'assortit de
doutes, l'histoire est trop tentante, aux yeux de Gérard, pour ne pas être contée.
Une nouvelle de 1895, parue sous le pseudonyme d'Abaur masquant le nom
de Beaunis, un membre célèbre de l'école de Nancy, réinterprète le scénario de la
conception inconsciente sous le signe des nouvelles pratiques d'insémination. Dans
« Madame Mazurel », un narrateur âgé se rappelle son passé de jeune étudiant en
médecine adepte du magnétisme et sa recherche du secret de la conception
mystérieuse d'un enfant par Hélène Mazurel. Celle-ci a accouché, dix mois après
la mort de son mari, d'un enfant qui ressemble au défunt et dont elle ne sait
l'origine. Le jeune homme, amoureux d'elle depuis l'enfance, croit qu'elle n'est
« ni hystérique, ni névrosée, ni sensuelleet qu'elle a pu être forcée pendant le
sommeil magnétique. Il endort Hélène, mais ne lui fait rappeler aucun viol oublié.
Le seul souvenir qu'elle retrouve est celui d'une intervention gynécologique faite,
un mois après la mort de Mazurel, par un médecin et son assistant, Frapol, homme
grossier et génial. Frapol introduit le narrateur dans son laboratoire et lui montre,
sous son microscope, un « fourmillement d'animalculesvivant depuis deux mois.
Il a donc découvert le secret de conserver vivantes les cellules prélevées sur un
mort et a fait l'expérience de féconder Madame Mazurel avec les animalcules
prélevés sur le mari mort. Ainsi Hélène s'avère être « la plus pure et la plus
malheureuse des femmes ».
Qu'est-ce que « faire un enfant avec une seringue » ?Une gêne infiltre comme
malgré eux textes scientifiques et romanesques, comme si une distance devait être
toujours restaurée, sans pouvoir être entièrement tenue, entre le fait de faire un
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

enfant et celui de détenir professionnellement une seringue. Car, là où l'expert


médico-légal s'immisçait en récit dans une scène, le praticien s'immisce en réalité
au plus près d'une conception qu'il a le sentiment de produire. Il voit et ordonnance
l'intimité la plus secrète d'un couple. Les récits médicaux, malgré leur discrétion,
ne peuvent s'empêcher de le montrer attendant à la porte de la chambre conjugale
ou à celle du cabinet de toilette, puis sondant, injectant, insufflant, dans une
proximité spatiale et temporelle extrême visions quelque peu obscènes, comme
les gros plans d'un film classé X. Au théâtre érotique magnétique de l'élision du
regard se substitue le théâtre pornographique des images sautant aux yeux. Au
centre, le point aveugle d'une scène traquée par les médecins sous le thème de
l'influence des circonstances de la conception, à travers une anatomie et une
physiologie infiltrées de fantasmes.
L'inséminateur se présente irrésistiblement comme un véritable géniteur, plus
ou moins faussement modeste, plus ou moins fier, plus ou moins coupable de
transgresser, sous le double signe d'une idéalité revendiquée et d'une monstruosité
conjurée. Il est significatif que Gigon père, commentant son observation datant de
1846, avoue tout à la fois son « émotion de bonheuràl'annonce qu'il a rendu
une femme enceinte, et une « certaine pudeur à raconter ce fait », comme si la
honte de sa patiente s'était transmise à lui. De même que le préambule messianique,
le passage sur la pudeur est caviardé dans la thèse du fils, comme s'il fallait donner
de la fécondation artificielle une vision optimiste, aseptisée de toute référence à
des espérances ou à des culpabilités s'exprimant en termes religieux.
« Faire un enfant », l'expression employée avec fierté par Girault, et avec
culpabilité par sa patiente, fournit son titre à un roman à succès de 1884. Le
docteur Knauss, le « faiseur d'homme », un savant germanique dont on prend bien
soin de dire qu'il s'est mis à l'école de la science française, féconde Hélène, la
femme stérile de son ami le comte Rodolphe, un châtelain du Tyrol bavarois. Les
villageois ignorants, avec plus d'excuses pour cette méprise théologique que le
« vénérable ecclésiastique » de Bellanger, interprètent ainsi l'annonce de l'enfant à
naître « La comtesse était touchée par la grâce elle enfanterait comme la Vierge
Marie. C'était là une nouvelle Immaculée Conception 1.»
Mais le docteur devient amoureux de celle qu'il a fécondée, et il est lanciné
de doutes

« Le docteur Knauss se disait que cet enfant qui allait venir, c'était son enfant
à lui, et à chaque heure il luttait avec lui-même.
La science est au-dessus de l'amour.
Les sentiments n'existent pas; notre organisation ne comporte que des sensations.

1. Y. Rambaud et Dubut de Laforest, Le faiseur d'homme, Paris, Marpon et Flammarion, 1884,


p.270.
IMMACULÉES CONCEPTIONS

Est-ce qu'un mathématicien peut devenir amoureux d'une formule, un physicien


d'un appareil, un géomètre de sa chaîne, un architecte de ses plans?. Non.
L'expérimentateur, dans ce cas de génération artificielle, doit considérer la
femme qui a subi l'expérience comme un instrument scientifique.
On n'est pas amoureux d'un instrument de science »

Le savant finit par mourir de s'être cru « l'égal de Dieu ». Il se suicide,


scientifiquement, comme le fera de Clérambault, devant un miroir.

Procréation médicalement assistée et scène psychique

La procréation médicalement assistée contemporaine n'est pas aussi troublante


et obscène quant à ses procédés opératoires que la fécondation artificielle de
naguère. Cependant certains scénarios semblent avoir perduré, voire être devenus
réels. Tout se passe comme si parfois la science-fiction passée était la science
réalisée, ou en passe de l'être, de notre présent. « Hélène Mazurel » rappelle un
procès contemporain où le tribunal de Créteil autorisa une jeune femme à concevoir
de son époux défunt.
Escalade des performances, on nous a fait récemment l'annonce d'une vierge
mère en Angleterre. Des envies mariales continueraient-elles quelquefois de nous
revenir? Une image de Martin Veyron, parue dans le numéro de Libération du
26 avril 1984, montre un couple contemporain, romantiquement installé près d'un
lac au clair de lune. La femme déclare « Je jouirai quand me pénétrera la froide
aiguille de l'inséminateur, car je saurai notre amour pur de toute bestialité, et
intact notre désir.» Ce à quoi l'homme agenouillé lui répond « C'est à ça que je
penserai face à l'éprouvette.C'est ainsi qu'un humoriste contemporain nous
rappelle que certains étranges textes de naguère, qui divulguent pour la première
fois le thème de la fécondation et de la génération artificielles chez les humains,
pourraient bien faire partie de nos inquiétantes étrangetés. Il apparaît en tous les
cas que des scènes et des débats anciens pourraient donner une résonance historique
intéressante, voire faire figure de scènes primitives au « dispositif de sexualité »
actuel analysé tout récemment par Michel Tort
Revenons au siècle dernier pour une autre suite et une autre conclusion.
L'iconographie de l'Immaculée suscita des controverses fallait-il la représenter ou
non accompagnée de l'enfant? La seconde version l'emporta, dans les visions de
Bernadette, comme dans les images de piété répétées à satiété. L'enfant n'existe
pas ou pas encore; il n'est que préfiguré dans l'immaculation de « la dame ». À cet
enfant absent correspondrait, dans la thématique laïque, l'enfant de ces hystériques

1. Ibid., p. 224.
2. Le Désir froid. Procréation artificielle et crise des repères symboliques, Paris, La Découverte, 1992.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

qui, quoique souvent chastes, disent et croient qu'elles seront mères. Mais dans ce
cas, immaculation physique et immaculation morale s'inversent aux figures de la
femme qui conçoit inconsciemment ou sans rapports sexuels, pure moralement,
mais fécondée, s'opposent celles de la femme concupiscente mais intacte physi-
quement.
Aux conceptions magnétiques succèdent à la Salpêtrière les grossesses nerveuses
hystériques. Les spectateurs des leçons de Charcot découvrent à n'en plus finir des
extatiques et des démoniaques grosses d'enfants pour la plupart rêvés. Geneviève,
image de piété vivante, a les yeux levés au ciel, comme l'Immaculée. Célina, la
cynique, mime des coïts bestiaux more ferarum.
Tandis que certains savants quêtent ailleurs des conceptions immaculées réelles,
d'autres se font psychologues. Ils sont alors confrontés au paradoxe d'un théâtre
psychique dont la réalité serait hallucinatoire, pour reprendre Taine, ou encore
d'imagination sans être imaginaire pour reprendre Charcot. C'est dans ce contexte
que se sont édifiées la psychologie pathologique française puis la psychanalyse.

JACQUELINE CARROY
Vladimir Marinov

L'INCONSCIENT EST IDIOT

Les nuits blanches de Saint-Pétersbourg sont à leur déclin. Le prince Mychkine


est accouru de Pavlovsk, une résidence d'été près de la capitale, sur les traces de
Nastassia Philippovna qui s'est sauvée avec Rogogine devant l'autel même où l'on
devait célébrer son mariage avec le prince. Il rôde autour de la maison sombre
aux fenêtres fermées de son frère de croix et rival inflexible; la gardienne dit que
tout le monde est parti.
C'est ainsi que commence la dernière scène de Z/7J:ot, une des scènes les
plus poignantes et les plus énigmatiques de tout l'univers dostoïevskien.
Le prince retourne à l'hôtel où, quelques semaines auparavant, il a failli être
assassiné par Rogogine fou de jalousie devant le soupçon que la femme qu'il désire
posséder à tout prix préfère son rival. Son pressentiment s'accomplit Rogogine
l'attendait et lui commande de le suivre, mais en marchant de l'autre côté de la
rue, comme s'il fallait qu'ils ne soient pas vus ensemble. Le prince commence à
trembler et, en l'appelant, ne peut plus étouffer sa question « Nastassia Philippovna
est-elle chez toi ?
»
Comme deux voleurs les deux compagnons pénètrent dans cette inoubliable
maison de la mort qu'est la maison des Rogogine, véritable labyrinthe traversé par
un fil d'Ariane invisible.

On avait introduit certains changements dans le cabinet de Rogogine depuis


la dernière visite du prince. Un rideau de brocart partageait la pièce en deux et
séparait, en ménageant deux passages aux extrémités, le cabinet proprement dit de
l'alcôve où se trouvait le lit. Rogogine s'arrête un instant devant le rideau, comme
pour ménager les efforts du prince (dont les tremblements et les battements de
cœur ont doublé en intensité) devant une épreuve capitale et évoque des détails
secondaires qui éludent la question principale. Enfin il invite le prince à pénétrer
de l'autre côté du rideau où il fait encore plus sombre que dans le reste de
l'appartement « N'eût été la pleine lune, on aurait eu du mal à distinguer quoi
que ce fût. Lorsque les yeux du prince se sont accoutumés à l'obscurité ils
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

aperçoivent les contours d'un corps humain entouré d'un drap blanc le recouvrant
de la tête aux pieds. « Sur le pied du lit, sur les fauteuils et même par terre étaient
jetés en désordre des vêtements, une belle robe de soie blanche, des fleurs, des
rubans. » « Au bout du lit, un fouillis de dentelles blanches laissait passer l'extrémité
d'un pied nu qui semblait sculpté dans le marbre et gardait une immobilité
effrayante'.Y a-t-il eu avant le meurtre ébat amoureux, lutte, opposition, ou
simple empoignade consentie? Nastassia Philippovna s'est-elle donnée à son
soupirant avant de se laisser poignarder? S'est-elle déshabillée elle-même avant le
meurtre ou l'a-t-elle été par Rogogine pour qu'il puisse mieux embaumer son
corps? Mais alors pourquoi les vêtements sont-ils jetés dans un tel désordre?
Et après le meurtre ne s'est-il passé plus rien, même pas en pensée ? Rogogine
s'est-il contenté de contempler son visage? Nastassia Philippovna n'est-elle pas
enfin devenue ce qu'elle craignait depuis le début du roman, « la chose » de
Rogogine ?
Sur le déroulement des faits, Rogogine est plutôt avare, comme s'il voulait
ménager la pudeur bien connue du prince « Tout s'est passé entre trois et quatre
heures[un meurtre dure moins d'une heure.]; «Et. et. voilà encore une
chose qui m'a étonné le couteau a pénétré sous le sein gauche, à un vertchok et
demi de profondeur. et c'est à peine si le sang a jailli une demi-cuillère à soupe
pas davantage. » Et le prince d'ajouter, après avoir vaincu son émotion terrible
« C'est ce qu'on appelle une hémorragie interne.c'est quand le coup est droit
au cœur 2.
Après l'acte commis sans préméditation, Rogogine semble retrouver une
certaine maîtrise de ses gestes et de ses pensées en devenant le metteur en scène
méticuleux de la scène finale où le prince va à son tour faire son apparition « il
couvre le cadavre d'une bonne toile cirée américaine et l'entoure de quatre flacons
débouchés de liquide Jdanovo. Manifestement pour éviter l'émanation de l'odeur,
plus souterrainement comme s'il voulait immortaliser la beauté statuaire du cadavre,
éviter sa décomposition, garder son image inchangée. Ensuite il fabrique un lit par
terre, près du rideau, avec les coussins des deux divans, pour inviter le prince à
s'allonger à côté de lui. Dans l'espace de la pièce le lit des deux frères de croix
se trouve dans une sorte de pré-scène qui précède de l'autre côté du rideau l'espace
où se trouve la scène principale, laquelle, dans ce cas, se confond avec l'espace de
l'alcôve. Temporellement, la scène entre les deux amis, où chacun d'entre eux va
prodiguer un effort suprême pour endiguer la folie de l'autre, succède à la scène
principale du meurtre qui, elle, reste définitivement mystérieuse, recouverte d'ombre,
à la fois pour le prince, mais aussi pour le meurtrier lui-même (et bien entendu

1. F.M. Dostoïevski, Z/o[, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 740.


2. Ibid., p. 744.
3. Ibid., p. 743.
L'INCONSCIENT EST IDIOT

aussi pour le lecteur du roman). Si le prince est arrivé pour assister à une scène,
pénétrer son mystère, la comprendre, pour guérir ainsi de son « idiotie », il en sera
définitivement exclu à la fois spatialement et temporellement.
En effet, peu à peu, un sentiment trouble d'insatisfaction et d'incompréhension
par rapport à ce qui leur est arrivé s'empare des deux amis, sentiment se trahissant
à travers leurs propos de plus en plus mystérieux, de plus en plus incompréhensibles
« Attends, je vais faire notre lit et alors tu t'étendras. je m'allongerai auprès
de toi. et nous écouterons. car mon ami, je ne sais pas, mon ami, je ne sais pas
encore tout maintenant, c'est pourquoi je te préviens afin que toi, tu saches
d'avance Étranges, ces propos qui invitent à /~coMf6 devant un rideau derrière
lequel s'étale, littéralement, un silence de mort. Est-ce seulement le mystère du
silence d'outre-tombe qui traverse tout au long le roman? Ou est-ce encore le
mystère d'une étrange conjonction entre l'amour et la mort, entre l'amour et le
meurtre? Car si on ne connaît pas tous les détails du déroulement du meurtre,
une chose néanmoins est certaine le crime vient à la place des noces rendues
impossibles (par deux reprises l'héroïne s'évade aussi devant l'autel où elle devait
célébrer son mariage avec Rogogine).

C'est sur cette scène que tombe le rideau, en final du plus théâtral de tous
les romans dostoïevskiens. Et à vrai dire elle n'est que l'aboutissement, la montée
en surface spectaculaire, d'une même scène qui court sous des masques différents
d'un bout à l'autre du roman, et dont l'issue fatale est annoncée dès les premières
lignes. Quelle est donc la force de la scène pour qu'elle justifie, au moins
artistiquement parlant, sinon cliniquement, la survenue de tels cataclysmes psy-
chiques ? Aurait-elle un rapport quelconque avec ce qu'en psychanalyse on nomme
la scène primitive, ou originaire 2 ?Serait-elle en même temps proche de cette
« autre scène », formulation qui, depuis Freud et Fechner, désigne la scène du rêve
et de l'inconscient? Et alors que vient faire sur cette scène cet « illuminé », cet
« idiotàcôté de cette brute sauvage ? En effet où placer l'idiotie du point de vue
topique? Est-elle seulement du côté de la conscience, de la censure ou du moi,
ou régit-elle aussi la logique de l'inconscient? L'inconscient, dont on n'a cessé de
vanter l'intelligence, serait-il quelque peu idiot 3 ?

1. Ibid., p. 743.
2. On sait que le terme de scène originaire, proposé par J. Laplanche et J.-B. Pontalis dans leur
étude bien connue Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines du fantasme (textes du xx' siècle,
Hachette, 1985), et qui représente la traduction littérale de Urszene, ne s'est pas imposé. Et pourtant, à
notre avis aucun autre fantasme dit originaire ne se rapporte d'une façon plus aiguë et plus dramatique
à la question des origines, s'agissant de l'origine de l'individu lui-même, que le fantasme de la scène
originaire. Cela dit, il est vrai que le plus souvent c'est le cas pour le roman qui nous préoccupe
ces origines se rattachent immanquablement à un acte sauvage, bestial, « primitif ».
3. En russe le mot « idiot » a le même sens et la même origine que le mot français. Rappelons
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Mais retournons à la scène et voyons-la du point de vue de chacun des trois


personnages qui la « jouent », car, de l'un à l'autre, manifestement la lumière
change.

Rogogine

Rogogine est un des personnages les plus primaires, les plus primitifs, les plus
sauvages de toute la galerie des personnages dostoïevskiens. Des trois protagonistes,
il est le seul qui possède véritablement un père. Célèbre pour son avarice, « capable,
raconte-t-on, d'expédier un homme dans l'autre monde pour dix roubles », sym-
pathisant à la fois des Vieux Croyants1 et de la secte des Skoptsi le père élève
son fils d'un bras de fer. Nastassia Philippovna et Mychkine ont la même intuition
le fils serait devenu en tout semblable à son père s'il n'avait pas succombé à sa
passion amoureuse. Comme si l'image de ce père inflexible plongeait le fils dans
un dilemme sans issue devenir en tout son semblable, ou en tout différent. Et en
fin de compte le « tout différent », c'est là le tragique du destin de Rogogine, va
rejoindre le « tout semblable
À peine Rogogine aperçoit-il Nastassia Philippovna que « percé comme d'un
trait de feu )' il en tombe amoureux et s'empresse du même coup de dévaliser son
père. À la passion morbide du père pour l'argent se substitue la passion morbide
du fils pour une femme. Du point de vue fantasmatique cette passion est vécue
comme une insoumission face au père, elle possède comme le pouvoir magique
de déclencher sa mort. En effet, c'est juste après que Rogogine eût osé l'affronter

que par l'intermédiaire du latin idiotes qui signifie ignorant, sot, le mot idiot provient du grec idiôtês
qui signifie « particulier ou « étranger à un métier, ignorant ». Idiosyncrasie provient de Idiosynkrasis
qui signifie en grec « tempérament particulier », idiome de l'idiôma qui signifie « particularité propre à
une langue » et idiotisme de idiôtismos qui signifie « langage particulier ».
« L'inconscient est idiot » devient dans cette perspective l'inconscient est un idiome, un idiotisme,
c'est-à-dire, comme Freud l'a mis en évidence, une langue ou un langage particuliers, peut-être, si on
pense au sens actuel acquis par le mot idiotisme, impossible à traduire dans une autre langue. Du point
de vue topique (et linguistique?) l'idiotie, plus proche de l'inconscient, s'oppose aux instances idéales,
le moi idéal et l'idéal du moi, plus proches du moi. On comprend ainsi pourquoi, à partir du projet de
représenter l'idéal d'un homme parfaitement bon et beau, Dostoïevski est arrivé au personnage de
l'idiot. De l'idéal à l'idiot, de l'universel au particulier, Dostoïevski semble avoir été à l'écoute de
l'idiome particulier de l'inconscient.
1. Les Vieux Croyants ou Raskolniki sont les opposants à la réforme introduite de 1650 à 1660
par le patriarche Nikon, qui consistait dans une modification d'antiques usages grecs sous l'influence
de Byzance, elle-même ayant subi une influence latine. Cette réforme donna naissance au grand schisme
connu sous le nom de Raskol.
2. Skopets (pl. Skoptsi), c'est-à-dire castrat, membre de cette secte religieuse dont les adhérents se
châtrent par fanatisme; ils exerçaient en général la profession de changeurs (d'après L'iof, La Pléiade,
p. 1335).
L'INCONSCIENT EST IDIOT

pour la première fois, en achetant à Nastassia avec l'argent donné par le père pour
un autre usage, une paire de boucles d'oreilles avec deux brillants de la grosseur
d'une noisette, que le père va mourir subitement terrassé par un « coup de sang »
comme s'il avait été pris au dépourvu par l'extraordinaire audace du fils. Quant à
la mère qui, déjà depuis deux ans, ne jouissait plus de toutes ses facultés mentales,
la mort de son mari la fait retomber en enfance. Le sort des parents est entrelacé,
la mort du père, en quelque sorte inutile ne libère pas la mère. Le fils doit assumer
une double culpabilité, un double deuil. Et c'est sur le fond de ce double deuil
que naît la passion de Rogogine pour Nastassia Philippovna et, plus cachée mais
non moins intense, pour le prince lui-même.

Nastassia Philippovna acquiert pour Rogogine la place d'une divinité justicière,


d'une reine capable de décider de la vie ou de la mort de son sujet. Et pourtant
cette énorme idéalisation de la femme aimée, sa mise en position de surmoi
justicier n'empêche en rien, dans le même temps et de façon incongrue, son
traitement mercantile. Elle est un objet qu'on peut acheter « trois mille roubles,
dix-huit mille, quarante mille, cent mille roubles », Rogogine n'hésite pas, à peine
a-t-il hérité de l'argent de son père, à mettre aux enchères la valeur de la femme
adulée. Idéalisation extrême et extrême rabaissement font bon ménage dans sa
passion amoureuse, comme si le passionné, dans sa folie, tombait dans une logique,
proche de celle de l'inconscient, où les contraires les plus radicalement opposés se
condensent. D'ailleurs Rogogine est pendant presque toute l'action du roman dans
un état d'ivresse, d'hypnose (où toute l'intériorité des instances idéales se trouve
projetée à l'extérieur), de manie dionysiaque et de fièvre chaude, qui ne semblent
s'apaiser qu'au moment où l'objet de son désir devient complètement docile,
manipulable, au moment où la reine divinisée et la chose qu'on peut acheter se
confondent dans l'image poignante du cadavre embaumé synthèse impossible entre
l'exécrable absolu (cadavre vient de cadere qui signifie tomber) et l'assimilable
absolu.
Rogogine n'entre pas dans les maisons et n'ouvre pas les portes. Il les défonce.
Les deux premières scènes du roman où il se confronte avec Nastassia Philippovna,
et qui anticipent à certains égards la scène finale du meurtre, sont des scènes de
violation de domicile. Ce rustre, ce sauvage semble projeté avec la violence d'un
bélier vers l'objet de son désir. Il incarne la force pure, pénétrante, irrépressible.
Très vite il renonce à l'impulsion d'égorger la femme qui se dérobe à sa soif de
possession, au profit du choix d'un objet pénétrant, d'un couteau de jardinage,
capable de produire une hémorragie interne. Ne pas pouvoir pénétrer de son
amour (et de son sexe, cela va de soi, car nulle part dans le roman on ne laisse
entendre que l'héroïne aurait cédé à sa passion fougueuse avant la cérémonie du
mariage) l'objet convoité semble plonger Rogogine dans un état de tristesse infinie.
Dès le début seul l'acte de pénétration, à la fois sensuel et sadique, qui s'imbrique
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

parfaitement avec la « perversité de sa partenaire (que le héros perçoit pertinem-


ment) peut suppléer pour un instant au deuil de pouvoir susciter l'amour de la
femme qu'il aime. Cette pénétration vient à la place du pouvoir d'introjecter son
image, vient pallier l'écart entre l'objet idéal recherché et l'objet concret se dérobant
perpétuellement à cette volonté de possession absolue.
À la différence du prince, Rogogine a du mal à s'identifier à la souffrance
infligée à l'autre, comme si le sentiment de pitié lui faisait défaut. S'il suffit à
Mychkine -de voir le portrait de Nastassia Philippovna pour être tout de suite
fasciné, Rogogine, lui, semble tout autant fasciné par des signes plus imperceptibles
le regard, le soufne, le bruissement de la robe, jusqu'aux contours d'un corps
inanimé de la femme aimée. Tout en percevant la complaisance de sa victime
à se suicider par personne interposée, son meurtre le plonge plutôt dans la stupeur
que dans le remords. C'est en quoi il diffère non seulement d'un Mychkine mais
aussi d'un Raskolnikov, qui, dans son premier cauchemar, manifeste, enfant de
sept ans, une pitié déchirante devant le meurtre d'une vieille jument. Comme si,
sous son versant le plus régressif, la scène primitive nous plongeait dans un espace
psychique sans instances, sans sentiment de culpabilité, dans un temps où l'image
de l'autre se réduit à la possession d'une chose. Comme si dans le cas de Rogogine,
qui apparemment n'a pas d'enfance, la scène originaire, à la différence du cas de
Raskolnikov 1, surgissait uniquement hic et nunc, dans l'immédiateté absolue, sous
la forme du pur passage à l'acte dépourvu de la moindre évocation de souvenir.
N'est-ce pas là, dans cette sorte de répétition d'un destin invisible qui cache son
épaisseur temporelle, que réside l'extraordinaire force dramatique? La brièveté du
destin de Rogogine, qui ne vit à proprement parler que pendant huit à neuf mois,
le temps d'une gestation, entre le moment où il aperçoit Nastassia Philippovna et
celui de son meurtre, se superpose au caractère éphémère de la représentation
théâtrale.
Il ne faut pas oublier un fait essentiel la maison des Rogogine est hantée par
le spectre des Skopets, elle a été, nous dit Rogogine, de tout temps habitée par
eux, et son père avait une grande estime pour leur secte. Avec les Skopets 2, on
est en présence d'un étrange mélange entre une logique marchande de comptabilité
et une logique phallique de retranchement retranchement qui pèse, non comme
un danger fantasmatique, mais bel et bien comme un danger réel. Une épée de
Damoclès menace Rogogine et tout ce qui se passe dans cette maison du
marchandage, de l'émasculation et du crime. Ainsi s'éclaire souterrainement la
volonté maniaque du personnage de prouver à tout prix sa force de pénétration
sexuelle. Mais ainsi s'explique aussi l'attraction que Rogogine ressent pour le
personnage du prince. Car n'est-ce pas lui le véritable illuminé, le véritable

1. Voir mon livre Figures du crime chez Do~Mi~M~ Paris, P.U.F., 1990, p. 22-26.
2. Voir supra, note 2, p. 194.
L'INCONSCIENT EST IDIOT

« castrat », incarnation vivante de l'idéal paternel (même si, dans son rapport à
l'argent, le prince est plutôt son opposé absolu), et peut-être aussi, si on pense au
caractère si pieux de la mère, maternel?
« Ce n'est pas moi qui l'aime, lui, 'c'est elle qui l'aime 1.» Ce n'est pas moi,
Rogogine, qui aime le prince, c'est Nastassia Philippovna qui l'aime. La jalousie
de Rogogine, c'est la jalousie délirante que Freud avait analysée dans l'article de
1922, que nous venons de citer. Jalousie qui déclenche en fin de compte un crime
passionnel. La motivation du crime est surdéterminée d'un côté il s'agit d'« une
entreprise de possession totale de la partenaire transformée en chose 2» (c'est ainsi
même que Nastassia se définit, comme la chose de Rogogine). De l'autre côté, une
fois l'idéal féminin converti en chose, l'amour réprimé pour le rival surgit dans
toute sa splendeur.
L'amour pour le rival serait-il plus fort que l'amour pour la partenaire ? Serait-
il plus proche de l'idéal christique, qui prône l'identité entre l'amour du prochain
et l'amour de soi-même? Sur le plan de l'intrigue romanesque cela nous aide-t-il
à mieux comprendre pourquoi le meurtre du rival échoue tandis que le meurtre
de la partenaire réussit? Le rival satisfait-il plus aisément le désir de possession
totale, imaginaire, en miroir, que ne le fait la partenaire? Toujours est-il qu'une
fois celle-ci éliminée, l'amour entre les deux hommes prend une forme non pas
sensuelle, mais tendre. Tendresse issue, sans doute, d'une identification avec l'image
de la mère, le partenaire devenant une image de soi-même qu'il voudrait aimer
comme la mère l'a aimé 3. Rogogine n'emmène-t-il pas le prince vers sa mère
tombée dans l'idiotie, pour en recevoir sa bénédiction ? C'est sur le fond du sacrifice
de la perversité que naissent, d'un côté la folie, de l'autre l'idiotie 4.
Dans la poursuite incessante de son rival, le jaloux épie, imagine, construit de
toutes pièces une scène dans laquelle l'objet de ses désirs est surpris en flagrant
délit. Quelques mois avant son meurtre, Rogogine commence à voir Nastassia
Philippovna chaque nuit dans ses rêves « Elle est avec un autre et se moque de

1. Voir S. Freud, « De quelques mécanismes névrotiques, dans la jalousie, la paranoïa et l'homo-


sexualité », in Sigmund Freud, Œuvres complètes, t. XVI, p. 89.
2. Daniel Lagache, La jalousie amoureuse, Paris, P.U.F., 1981 (1947), p. 425. Le jaloux, écrit-il,
« exige la possession totale d'un objet qui ne peut être qu'idéal et imaginaire, représenté et non présent.
L'obstacle que le jaloux rencontre c'est la vie même de son partenaire, son passé et son avenir ». À son
tour G. Rosolato mettra en évidence l'existence chez le paranoïaque d'une scène primitive à la fois
aplatie et mortifère. Derrière la confrontation avec le meurtre du père la scène primitive trahirait
l'ampleur d'une relation sadique-orale avec l'imago maternelle (voir « Paranoïa et scène primitive », in
Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969, p. 197-241).
3. Voir Sigmund Freud, « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et
l'homosexualité », op. cit., p. 95.
4. Signalons une étude fort intéressante d'André Green, dans laquelle le délire de persécution chez
Dostoïevski est analysé à travers le thème du double (voir « Le double double ceci est cela », in La
déliaison, Paris, éd. Les Belles Lettres, 1992, p. 299-311).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

moi1 », dit-il au prince. C'est pour ne pas être réduit à une position de voyeur
impuissant que Rogogine s'empresse de devenir le metteur en scène actif du
spectacle.
Dans les appartements labyrinthiques de la maison des Rogogini deux tableaux
se font face, et attirent successivement le regard du prince et de Nastassia d'un
côté le tableau du père de Parfione, grandeur nature, la face ridée et jaune, le
regard morose, image sévère et sournoise exprimant son adhésion aux formes à la
fois les plus intransigeantes et les plus occultes de la religion, sa sympathie à la
fois pour les Vieux Croyants et pour la secte des Skopets; de l'autre côté, l'image
du Sauveur après la Descente de Croix dans une copie d'un tableau de Holbein
le jeune, Le Christ mort, où le Christ est corps blessé, torturé, mutilé, au bord de
la décomposition. Image idéalisée, devenue simple chose, sans avenir, sans résur-
rection, simple trace corporelle d'un plaisir sadique. Image d'autant plus terrifiante
que, comme le remarque plus tard Hippolyte, le Christ descendu de la Croix est
le plus souvent représenté, d'une manière sans doute non réaliste, comme indemne
des souffrances physiques qu'il vient de subir. Le père aimait contempler ce tableau,
le frère aimait contempler ce tableau, Parfione lui aussi aime contempler ce tableau.
« Mais sais-tu qu'en le regardant, s'écrie le prince sous le coup d'une subite
inspiration, un croyant peut perdre la foi 2?» Ce regard vide, les yeux renversés,
se place dans L'Idiot dans la continuité du regard du condamné à mort, qui obsède
le prince, mais aussi à certains égards ses autres partenaires de la scène finale qui
nous occupe. Il trahit ce que ce dernier redoute le saut spectaculaire dans
l'inconnu, dans l'inorganique, qui implique le retranchement du corps de l'âme qui
l'habitait, concomitante à la transformation d'une image idéale en image déchue si
ce n'est directement en déchet. La représentation de ce corps châtré de son âme
vient éclairer en miroir le goût du vieux Rogogine pour les croyants châtrés de
leur sexe. Impossible au regard de bourreau de Rogogine de se déculpabiliser en
regardant ce tableau. Ce corps inerte, dont toute réparation ou résurrection sont
exclues, ne peut pardonner.
Mais le regard que Rogogine porte sur ce corps, il est important de le souligner,
est en même temps un regard cauchemardesque c'est celui, moqueur et sadique,
qu'Hippolyte, qui occupe dans le roman, de la façon la plus manifeste, la place
du fils condamné à mort (par la maladie), voit, dans ses cauchemars et ses
hallucinations, se poser sur lui de façon implacable.
D'un côté, l'image du père sévère, à la fois père juge, père diabolique, père
idéalisé et père « mort », de l'autre l'image du fils sacrifié. Et voilà l'esprit sacrilège
de Dostoïevski, déjà suggéré par l'attraction des Rogogine pour des pratiques
hérétiques à l'alliance entre père et fils, où le sacrifice absolu de ce dernier trouve

1. L'Idiot, op. cit., p. 254.


2. Op. cit., p. 266.
L'INCONSCIENT EST IDIOT

sa compensation dans son devenir égal à Dieu, à travers son destin immortel, vient
se substituer l'image de la femme possédée, violentée, tuée. Se dérobant à
l'identification avec ce Christ, passif, résigné, mort, le fils rival affirme, devant le
regard désapprobateur du père sa puissance tragique. Un sacrifice en cache un
autre derrière l'image du Christ sacrifié surgit le corps pénétré, sacrifié et embaumé
de Nastassia Philippovna, l'héroïne la plus vivante de tout l'univers dostoïevskien.
Derrière la scène de la descente de la Croix surgit la scène originaire.

Nastassia Philippovna

Ainsi, pour la mise en scène finale, on a besoin de trois protagonistes; mais


qui est le véritable metteur en scène?. Pour Dostoïevski, une scène requiert certes
qu'un personnage se choisisse deux partenaires sur lesquels il projette ses propres
fantasmes; mais il faut de plus qu'il y ait conjonction entre trois désirs différents,
à la fois conscients et inconscients. Conjonction fondée sur la capacité des trois
partenaires de percevoir à travers des signifiants verbaux et infraverbaux les désirs
inconscients de leurs interlocuteurs.
Ainsi la scène finale se produit uniquement parce que, au-delà de ses motivations
propres, Rogogine devine la présence d'une complicité, d'une certaine complaisance,
chez sa partenaire, à prendre une place de victime à tel point qu'il pourrait
apparaître comme le simple outil qui, mû par une pitié irrépressible, traduit en
acte ce que l'autre attend de lui.
Dans toute la galerie des personnages féminins de Dostoïevski, Nastassia
Philippovna est le personnage le plus complexe, le plus vivant, le plus tragique.
En dépit de ses apparitions épisodiques, elle est le personnage central du roman,
le roman tout entier pouvant être considéré comme un tissu complexe fait de ses
rêves sublimes ou maladifs.
Nous possédons un échantillon important du style littéraire de Nastassia, à
travers les lettres qu'elle écrit à Aglaïa. Ces lettres utilisent la technique propre au
romancier lui-même, celle de l'analogie et de la compétition entre la dramaturgie
du rêve et la dramaturgie de l'écriture « Ces lettres aussi nous dit le narrateur
ressemblaient à un rêve.» Et après avoir longuement discouru sur le caractère
incongru du rêve à la fois logique (le rêveur ne perdait jamais sa raison pendant
le rêve), invraisemblable (car les situations absurdes admises par cette logique
abondent) et énigmatique (car derrière son apparente absurdité le rêve cache une
« énigme non résolue » qui attend son élucidation, « une pensée réelle appartenant
à votre vie actuelle, quelque chose qui existe et a toujours existé dans votre cœur »),
le narrateur ajoute, en commentant ce qui se passe dans l'esprit du prince confronté
aux lettres de Nastassia « Mais, avant même de les ouvrir il avait senti que leur
seule existence, la seule possibilité de cette existence tenait déjà du cauchemar. »
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

« Mais ce rêve était devenu réalité et, ce qui l'étonnait davantage en lisant ces
lettres, c'est que lui-même n'était pas éloigné de croire à la possibilité et même à
la légitimité de ce rêve1.» À travers le personnage de Nastassia, Dostoïevski définit
de façon extrêmement condensée la fonction romanesque du rêve celle d'une
énigme qui attend son décryptage, à travers à la fois sa mise en acte, sa mise en
scène dramatique et sa mise en écriture.
Mais la figure du prince n'apparaît-elle pas comme une incarnation des rêves
de jeune fille de Nastassia et celle de Rogogine comme l'incarnation d'un de ses
cauchemars les plus terrifiants? Ainsi la scène finale du roman est-elle l'issue des
désirs conjoints exprimés dans les cauchemars des trois personnages. En effet pendant
tout le déroulement du roman nous sont décrits des rêves ou des bribes de chacun
des protagonistes se rapportant aux deux autres, sans pour autant que ces rêves
s'ordonnent dans une scène cohérente. Rogogine rêve chaque nuit qu'il assiste aux
ébats amoureux de Nastassia avec des rivaux imaginaires, Mychkine rêve de
Nastassia sous la forme d'une femme portant sur son visage l'expression de repentir
et d'effroi d'une grande criminelle qui vient de commettre un forfait atroce et qui
l'invite à le suivre sans bruit, Nastassia imagine que dans la maison de Rogogine
se cache sous le plancher un cadavre, recouvert de toile cirée. Cette scène finale
qui métaphorise la scène originaire apparaît comme un rêve à la fois agi, mis en
scène, écrit, déchiffré. Elle est mise en acte d'un crime, un acte dramatique et
un acte d'écriture du trop-plein d'énigme dont le rêve est gravide. Elle vient à la
fois lier et délier un mystère ressenti comme intolérable. Pourvu que ce ne soit
pas qu'un rêve, pourvu que le rêveur ne se sente pas simple spectateur, cloué au
pilori, immobile, devant la mise en scène de son rêve, comme les condamnés à
mort ligotés devant leurs bourreaux imaginés par Mychkine, comme le Christ
refroidi du tableau de Holbein contemplé par Rogogine.
Le rapport entre la scène originaire et le rêve est complexe voire contradictoire.
Premièrement, la scène originaire apparaît comme le contenu latent, refoulé du
rêve, comme organisateur caché de son contenu manifeste, influençant son travail
de condensation et de dramatisation 2. Mais, en même temps, l'espace du rêve,
avec le bouleversement du rapport entre les instances psychiques qu'il implique,
avec la façon dont le système préconscient-conscient se laisse plus facilement
pénétrer par les contenus de l'inconscient, représente l'espace idéal de manifestation
de la scène originaire. Entre la « pénétration du rêve »3 et la pénétration de la
scène originaire il y a un véritable chassé-croisé. L'Urszene trouverait sa place

1. L'Idiot, op. cit., p. 551-552.


2. Voir mon article, « L'espace scénique et le cadre pictural, la chambre et la fenêtre », in
Psychanalyse à l'Université, 1987, n° 48, p. 581-603.
3. Pour reprendre une expression de J.-B. Pontalis (voir « La pénétration du rêve », in Entre le rêve
et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 19-38).
L'INCONSCIENT EST IDIOT

élective de déploiement sur la Schauplatz du rêve et plus particulièrement des


rêves d'angoisse et des cauchemars. Mais en même temps sa montée en surface
sur la scène du rêve engendre le réveil et signe l'échec de symbolisation du rêve.
Face aux messages chargés d'excitation et d'énigme se rapportant au coït parental,
le rêve apparaît à la fois comme une tentative d'élucidation qui nourrit les théories
sexuelles infantiles et comme un redoublement de l'énigme.
Orpheline à sept ans de ses deux parents qui meurent l'un après l'autre à peu
d'intervalle (sa mère dans un incendie, son père, incarnation du malchanceux
tragique, de chagrin devant une faillite totale, à la fois financière et sentimentale),
recueillie avec sa sœur par Totski, le voisin plus chanceux que son père, Nastassia
est élevée de sept à douze ans par un intendant allemand de la propriété de son
bienfaiteur, puis, lorsque ce dernier remarque sa beauté naissante, par une
gouvernante suisse. Elle vit ainsi entre douze et seize ans entourée de livres,
d'instruments de musique, de tableaux, et de pinceaux, au milieu d'une atmosphère
de rêve idyllique, dans un village appelé, justement, Otradnoie (agréable, réjouissant).
Véritable création d'un Pygmalion amoureux du sexe faible, et coureur averti,
Nastassia, arrivée au seuil de l'âge mûr, est fabriquée pour devenir une maîtresse
idéale. Mais voilà qu'un beau jour le bienfaiteur, le père adoptif, se transforme en
séducteur sans scrupules, en corrupteur de mineurs. Et, comme toujours chez
Dostoïevski, la victime en vient à se charger de la culpabilité que son agresseur se
refuse. Dès lors, se venger contre lui signifie s'infliger à soi-même un châtiment
exemplaire. Devant le premier accès de folie de l'héroïne qui préfère, à l'offre en
mariage de Gania et du prince, être achetée comme une prostituée par Rogogine,
quelqu'un fait devant Totski la remarque suivante « Savez-vous, Afanassi Ivanovitch,
que cela rappelle une coutume en vigueur, paraît-il, au Japon?. Là-bas, un homme
offensé va trouver son insulteur et lui déclare Tu m'as outragé, c'est pourquoi
je vais m'ouvrir le ventre sous tes yeux 2. »
Nastassia Philippovna est doublement adoptée elle est la « fille» de son
séducteur et la fille du roman. Avant que Totski en fasse sa maîtresse elle a baigné
dans une atmosphère romanesque ineffaçable. Juste après le meurtre de Nastassia,
le prince trouvera, dans un appartement qu'elle a habité dernièrement, un livre
resté ouvert, un roman français, Madame Bovary. Comme un testament littéraire,
comme une signature sur une tombe, Nastassia se suicide en lisant Madame Bovary.

1. Est-ce un hasard si dans le texte où Freud s'attache avec le plus d'obstination à définir la
fonction de la scène originaire il s'agit d'une scène qui, même si elle n'est pas factuelle, structure
souterrainement l'espace d'un rêve, le célèbre cauchemar de l'Homme aux loups? Est-ce un hasard si
les rencontres les plus précoces et les plus importantes de Freud avec la scène primitive (même si à
l'époque elle n'est pas nommée ainsi) ont lieu lors de l'analyse de ses propres rêves (voir D. Anzieu,
L'auto-analyse de Freud, Paris, P.U.F., 1988 (1959), et plus particulièrement le chapitre 4, « La découverte
du fantasme de la scène primitive et la première version du livre sur les rêves», p. 187-299).
2. Op. cit., p. 217.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Pour un moment, peut-être, la jeune fille avait savouré une victoire éphémère.
Les deux parents sont morts, mais voici qu'un monsieur mûr, de l'âge de son père
qui vient de mourir, mais qui a tellement mieux réussi que celui-ci, lui déclare
son amour. La culpabilité dont se charge Nastassia avec tellement d'insistance ne
provient-elle pas aussi d'avoir trop facilement consenti à cette déclaration? Rien
ne nous dit qu'elle ne l'ait pas fait avec une certaine délectation, peut-être dans
l'espoir du mariage. Mais son bienfaiteur la quitte pour un mariage plus conven-
tionnel n'est-ce pas la preuve que leur liaison était « contre nature », comme le
prince va par la suite définir sa fascination masochiste pour Rogogine? N'est-ce
pas une explication possible du fait que Nastassia veut à tout prix assumer sa
culpabilité, au-delà de l'aspect vengeur que son châtiment implique ? Son attraction
pour Rogogine qui, comme Totski, veut la posséder comme une fille légère pour
de l'argent, apparaît dans cette perspective comme un amalgame inextricable entre
une transgression et une punition, qui trouvent leur possibilité de condensation
justement au niveau de la scène finale « Tu as voulu posséder le père, et tu
aimerais le posséder à nouveau, mais cette fois-ci cette possession te tue.» Cette
scène finale dévoile a posteriori les fantasmes cachés qui soutenaient sa relation à
Totski? La scène originaire n'implique-t-elle pas toujours le double deuil des
images idéalisées des parents? Deuil de son séducteur gentilhomme et deuil
simultané du romanesque, deuils tous deux impossibles, car la maladie dont souffre
Nastassia est justement celle d'une « exaspération romanesque » irrémédiable.
C'est au moment où Totski planifie le mariage de complaisance de Nastassia
Philippovna avec Gania, pour acquérir lui-même sa liberté, que le désir de l'héroïne
se brise littéralement en trois morceaux, en trois courants qui prennent la figure
des trois personnages distincts Aglaïa, Rogogine et Mychkine la femme idéale,
l'égorgeur et le prince; la « belle », la « bête » et l'« idiot ». C'est que la scène une
fois activée favorise le clivage de la personnalité, elle semble agir pour son propre
compte, faisant de sa victime le spectateur de son propre destin 1 « Je n'existe déjà
presque plus et je ne l'ignore point; Dieu sait qui a pris en moi la place de ma
personnalité. Je lis mon sort chaque jour dans ses yeux terribles toujours braqués
sur moi2 », écrit Nastassia à Aglaïa en lui parlant de son attraction morbide pour
Rogogine.
Et pourtant à l'amour tendre, à l'idéal pur, au pardon christique du prince,
Nastassia préfère le souvenir du spasme pervers de sa jouissance passée. Comme
une dernière façon, fût-elle paradoxale, de se sentir exister.
C'est là l'un des mystères de la scène originaire. Elle illustre la naissance de

1. Dans leur travail déjà cité sur les fantasmes originaires, J. Laplanche et J.-B. Pontalis avaient
souligné le fait que si au pôle de la rêverie diurne le sujet vit sa rêverie, le pôle opposé du fantasme
originaire « se caractériserait par une absence de subjectivation, allant de pair avec la présence du sujet
dans la scène »; cf. Fantasme originaire, fantasmes des orifices, origines du fantasme, op. cit.
2. L'Idiot, op. cit., p. 554-555.
L'INCONSCIENT EST IDIOT

l'individu, de l'individu comme être sexué. Ou qui tend à le devenir. Elle se place
ainsi au carrefour d'un désir ardent de savoir, qui tend à rompre avec la naïveté
et l'« idiotie» enfantines, mais bute en fin de compte sur la confrontation de
l'enfant avec un savoir qui le dépasse. C'est dans sa volonté d'affronter à tout prix
cette scène que Nastassia est à la fois le personnage le plus courageux et le plus
intelligent du roman, celui qui se place à l'antipode de l'« idiotie » du prince.
En choisissant Rogogine, Nastassia veut une dernière fois se sentir femme,
accepter sa passivité devant l'homme pénétrant. Au prix de sa vie. Ainsi l'être de
la jouissance spécifique gagne sur l'être de la tendresse universelle, secourable,
mais frôlant l'informe. Rogogine en dépit du caractère sombre de sa passion l'a
choisie elle, l'unique femme de sa vie; le prince, lui, hésite entre plusieurs femmes,
sa pitié est mortifiante et son amour tend à se diluer dans un amour indifférencié
du prochain.
Le consentement à cette scène représente enfin une dernière tentative de
monter un spectacle bien à soi, original, une dernière façon de régir sa sortie du
monde.

Et pourtant, plus qu'elle ne régit la scène, Nastassia semble régie par elle.
Car la maladie dont elle souffre, n'est-elle justement sa trop grande proximité avec
la scène? Et n'est-ce pas cette proximité qui jette un pont entre sa passion passée
pour Totski et son attraction présente pour Rogogine? Comme si ayant une fois
goûté à l'ivresse de l'amour incestueux, Nastassia ne pouvait plus être spectatrice
de la scène, mais uniquement sa protagoniste. Et n'est-ce pas son désir de devenir
un véritable metteur en scène, et d'échapper ainsi au rôle de simple acteur, qui la
pousse à vouloir arranger le mariage du prince avec Aglaïa?
Le mariage de Mychkine avec Aglaïa doit en effet avoir lieu le même jour
que son propre mariage avec Rogogine; le même jour, la belle doit épouser le
prince, et Nastassia le satyre. Tout, pour que le conte de fées se prolonge encore
et que l'enfant échappe à une nuit de cauchemar. À elle, le prince, à moi, la bête,
à elle, l'idiot, à moi, la connaissance. À elle, le rêve, à moi, la réalité. Car la bête,
si elle peut être ignominieuse, ne peut être idiote. L'accouplement est aveugle.
Pour faire l'idiot il faut l'infantilisme et l'impuissance de la race humaine. Il faut
la candeur et la curiosité de l'enfant.
Mais, en fin de compte, même devant ce mariage magique, ce mariage blanc,
ce mariage vierge, ce mariage enfantin qu'elle essaye de régir, Nastassia ne peut
supporter de rester simple spectatrice. Il faut qu'elle occupe la place de l'actrice
principale et qu'elle entraîne aussi les innocents dans le gouffre de la scène pour
leur faire subir ce qu'on lui a fait subir.
La beauté sauvera le monde, affirme le prince Mychkine. Quelle beauté? La
beauté virginale, ou la beauté pénétrée par la connaissance de l'homme? Celle de
Nastassia ou celle d'Aglaïa? La beauté est-elle toujours invoquée pour cacher une
fois de plus l'horreur de la scène, l'engendrement de l'homme dans la souffrance
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

et dans la laideur? Marie et sa naissance virginale peuvent-elles nous faire oublier


Ève ? Marie-Madeleine, l'un des prototypes bibliques de Nastassia, perçoit la
première la résurrection de Jésus, alors que l'héroïne romanesque est le témoin et
même l'instrument, non de la résurrection du personnage christique, mais de sa
chute et sa déchéance.
Dans le roman de Dostoïevski il n'y a pas de doute possible Nastassia attire
en fin de compte dans son orbite les deux hommes, et sa figure tragique s'impose
davantage au lecteur que la fraîcheur juvénile, elle aussi inoubliable, mais moins
poignante, de sa rivale.
Trouble comme un gouffre sans fond, cruelle, terrifiante, neuve et comme
déjà vue, la victoire de Nastassia sur Aglaïa est aussi la victoire de la scène qui la
meut. Devant l'héroïne entourée de ses draps, devenue corps inerte, malodorant,
chose malsaine de son bourreau, terrifiant résultat de la scène, comment ne pas
évoquer, ne fût-ce que par contraste, cette beauté en souffrance du portrait, qui
seul peut déclencher l'amour de celui qui le regarde. Ce portrait qui s'oppose à la
scène et impose son inéluctable et si humain face-à-face, et devant lequel le monde
ne peut résister et semble sauvé. Face-à-face qui contraste avec cette prédilection
de la scène pour la position « par-derrière », où toute chose, même la plus interdite,
peut. se prouver pénétrable car devenue sans visage, anonyme. C'est dans son
sommeil, furtivement, comme un voleur, « par-derrière », sans oser affronter son
regard que Rogogine va poignarder sa victime et transformer ses rêves en cauchemar.

Le prince Mychkine

Sans lui, Nastassia Philippovna et Rogogine ne se seraient probablement pas


donnés en spectacle. Sans lui, il n'y aurait peut-être pas eu de meurtre. Son
innocence est tellement grande, son apparence l'éloigne tant de la scène, qu'il
suscite chez les autres un désir irrésistible de la lui montrer, de la lui enseigner,
de la lui faire connaître. C'est de là que provient son apparence naïve, candide,
innocente, lunatique, désincarnée, extra-terrestre de son éloignement de cette
scène bestiale, de sa position à des années-lumière, de son impossibilité d'y participer
non seulement comme protagoniste, mais aussi comme simple spectateur.
Mais si, une fois devinée la possibilité que la scène se produise, tout le trajet
romanesque du prince peut apparaître comme une lutte exténuante pour éviter
qu'elle n'advienne, comment ne pas remarquer aussi l'existence d'une quête, plus
secrète, mais diamétralement opposée, à se rapprocher de cette scène. Comme si
elle pouvait résoudre l'énigme de son existence.
Et de fait la scène ne lui est pas complètement étrangère. Au contraire elle
semble l'habiter de l'intérieur, lui coller à la peau plus que chez les deux autres
protagonistes. Mais si par intermittence elle arrive à posséder entièrement son
L'INCONSCIENT EST IDIOT

corps, son moi en revanche lui reste complètement étranger. Il est perpétuellement
condamné à la perdre de vue. Et, jusque dans la scène finale, le prince ne la verra
pas, c'est Rogogine qui la lui racontera. Ainsi la scène est là lorsqu'il est absent et
se retire lorsqu'il reprend conscience. Elle se manifeste sous la forme des crises
du haut-mal, où le corps de l'épileptique, comme possédé par le démon, donne à
voir un spectacle effroyable. Mais, avant d'agir sur le corps, elle est précédée dans
la conscience par un halo lumineux, une aura éphémère, un sentiment de « beauté
et de prière » et de la « plus haute synthèse de la vie ». Pour quelques secondes,
comme dans les paroles de l'Apocalypse, le temps s'arrête. La jouissance et l'extase
sont si intenses que, nous dit le prince, pour un tel moment on donnerait sa vie
tout entière. Et puis, comme s'il fallait être châtié pour avoir accédé à un tel
moment de bonheur exquis, la crise se déclenche « À ce moment la figure et
surtout le regard du patient s'altèrent d'une manière aussi rapide qu'incroyable.
Des convulsions et des mouvements spasmodiques contractent tout son corps et les
traits de son visage. Des gémissements épouvantables, qu'on ne peut ni s'imaginer
ni comparer à rien, sortent de sa poitrine; ils n'ont rien d'humain et il est difficile
sinon impossible, de se figurer, lorsqu'on les entend, qu'ils sont exhalés par ce
malheureux. On croirait plutôt qu'ils émanent d'un autre être qui se trouverait à
l'intérieur du malade 1.»
Que la crise soit en rapport avec la scène, la preuve en est qu'elle se déclenche,
pour la première fois, au moment où Rogogine, fou de rage et de jalousie, soulève
le poignard contre son rival, comme s'il voulait le faire entrer dans la scène. Pour
un instant la bête du dehors contemple le surgissement de la bête du dedans. Et
la seconde se montre plus terrifiante que la première car la transfiguration du
prince immobilise Rogogine, le remplit de terreur et le fait fuir comme un fou.
Mais l'angoisse du prince est plus profonde que celle d'être exclu, possédé ou
anéanti dans la scène. Il s'agit d'abord d'une angoisse d'être rejeté du monde. Elle
apparaît comme la face sombre de son aura extatique. En faisant l'anamnèse de
l'amélioration de sa maladie le prince se souvient « Ce qui m'oppressait affreu-
sement, c'était la sensation que tout m'était étranger. Je comprenais que l'étranger
me tuait. Je me rappelle être sorti complètement des ténèbres le soir où, arrivant
à Bâle, je mis le pied sur le sol de la Suisse; je m'éveillai en entendant braire un
âne au marché. Cet âne me fit une profonde impression et, je ne sais pourquoi,
un plaisir extrême; dès ce moment une clarté soudaine se produisit dans mon
esprit 2.»
On pourrait déceler dans cette progressive sortie des ténèbres de la maladie
(le prince nous dit avoir été malade jusqu'à vingt-quatre ans, deux ans donc avant
le commencement de l'action romanesque, toute son enfance étant enveloppée

1. L'Idiot, op. cit., p. 286.


2. Ibid., p. 67.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

dans une sorte de brouillard, et jusqu'à cet âge pratiquement inaccessible à la


mémoire), trois « étapes », allant toutes trois dans le sens d'une quête de différen-
ciation du monde ambiant et d'une recherche des origines acquérir un jugement
d'existence (comme cela ressort du passage que nous venons de citer); reconnaître
un visage humain; et, en fin de compte étape où justement le prince échoue de
façon spectaculaire se confronter avec la scène originaire.
Arrêtons-nous un instant sur la deuxième phase. Dès sa première entrée dans
les cercles mondains, le prince se révèle être un extraordinaire physionomiste.
Avec une aisance déconcertante il lit sur les visages des trois filles Épanchine et
de leur mère les traits de leurs caractères. Mais les portraits qu'il brosse sont un
peu trop flatteurs, l'assemblée est composée uniquement de femmes et à la fin de
l'examen, après qu'il eut dit à la Générale (qui semble après l'examen qu'on vient
de lui faire passer, l'adopter promptement) qu'il lit sur son visage les traits d'un
enfant éternel, celle-ci à son tour lui rétorque « Je présume que votre caractère
est en tous points semblable au mien, et je m'en réjouis. Nous nous ressemblons
comme deux gouttes d'eau, sauf que vous êtes un homme et que je suis une
femme; en outre je n'ai pas été en Suisse; voilà toute la différence 1.» Différence,
on le voit, assez mince, et pourtant essentielle, dont en outre on n'est pas sûr que
le prince considéré selon le diagnostic définitif de son médecin comme un éternel
enfant quant au développement de l'âme, du caractère et de l'intelligence ait
compris toute la portée.
D'autre part le prince qui lit à livre ouvert dans le cœur des hommes manifeste
un souci exagéré pour la conservation des traits d'un visage, comme s'il craignait
sa disparition, son évanouissement. Son amour subit pour Nastassia Philippovna,
déclenché par la seule contemplation de son portrait, fait pendant à son angoisse
devant les traits du visage mort et décomposé du Christ peint par Holbein. Quant
au rapport entre sa compassion pour Nastassia Philippovna et celle qu'il ressent
pour Rogogine, il n'y a pas assez de différence entre les deux, pour que son choix
puisse se faire nettement en faveur de l'un ou de l'autre.
De même que son aura extatique de communion avec le monde risque de se
briser sous le poids de la crise, de même le portrait de la femme aimée risque de
se briser dès que le personnage qu'il représente se met en mouvement. Ce portrait,
ce visage qui le défend et le fait comme surgir de l'immensité anonyme du monde,
semble à son tour fragile, incertain, éphémère. L'a-t-il déjà aperçu dans son rêve?
Le prince voudrait l'immobiliser, le rendre éternel, et en même temps il se sent
attiré par sa fragilité, comme s'il ne pouvait aimer que des êtres qui, à son exemple,
se trouvent au bord de l'abîme et risquent à tout moment de disparaître. « Représente-
moi les traits du visage d'un condamné à mort quelques minutes avant son
exécution » voici le sujet de tableau qu'il propose à la deuxième fille de la générale.

1. Ibid., p. 94.
L'INCONSCIENT EST IDIOT

Autant Rogogine est un forcené de la pénétration à tout prix de l'objet aimé,


autant le prince adore les surfaces. Tout pour que les mouvements soient ajournés
et que le rêve éveillé puisse continuer. Tant qu'il regarde seulement le monde et
scrute ses visages divers, le monde demeure transparent, mais dès que les
mouvements agitent le monde, celui-ci devient opaque et imprévisible. Jusqu'où
peut-on pénétrer dans l'âme d'un être humain en contemplant uniquement sa
physionomie ? Le secret de l'échec « thérapeutique » du prince ne provient-il pas
du fait que ses interlocuteurs perçoivent malgré tout l'existence d'une certaine
« platitude» de son psychisme, qui l'empêche d'aller trop loin dans l'analyse de
leur profondeur?
Mais le prince n'aime pas seulement la surface des visages, il aime aussi la
surface des mots. Ainsi à la question du général Épanchine sur ce qu'il sait faire
d'utile pour subvenir à son existence, le prince évoque tout de suite ses dons de
calligraphie. Il prend un plaisir particulier à imiter le style calligraphique des
autres, il est comme fasciné par la beauté formelle des lettres et y recherche l'âme
qui se cache derrière l'écriture.
D'ailleurs le prince semble émerveillé non seulement par la forme des lettres
mais aussi par le son des paroles. Comme s'il ne cessait de s'étonner d'avoir pu,
après tant d'années d'idiotie, garder leur usage correct, et craignait à tout moment
d'en perdre de nouveau la maîtrise. Et pourtant, comme Aglaïa le remarque, seule
l'intelligence secondaire est altérée chez le prince; l'intelligence principale, elle,
est non seulement conservée, elle l'est mieux que chez le commun des mortels,
« à un degré qu'ils n'ont jamais entrevu, même en rêve1 ». Serait-elle plus proche
de l'intelligence du rêve, où les processus primaires qui caractérisent le fonction-
nement de l'inconscient trouvent un cadre privilégié de déploiement? Comme le
remarque Henri Troyat, l'intelligence du prince se place « hors les lois de la
causalité et de la contradiction, et hors les règles de la morale 2 ». Vue sous l'angle
de la pensée logique et des convenances sociales, c'est une intelligence idiote. Plus
le prince semble à l'aise dans l'univers des états oniriques et du monde de l'enfance,
plus il est démuni dans la réalité adulte.
Certes, malgré son apparence extra-terrestre, Mychkine, comme la grande
majorité des personnages dostoïevskiens, n'en est pas moins un personnage de chair
et d'os. Il ne peut, à ce titre, être identifié à aucune instance psychique. À
plusieurs reprises le romancier insiste sur son dédoublement intérieur, sur ses
conflits intra-psychiques qui prennent une amplitude maximale au seuil des crises
d'épilepsie.
Les instances restent ici perméables, transparentes les unes par rapport aux
autres, comme si elles n'étaient pas parvenues à se différencier plus nettement. Et

1. Ibid., p. 521.
2. H. Troyat, Dostoïevski, Paris, Fayard, 1960, p. 309.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

l'intelligence secondaire, celle de la pensée logique et des convenances sociales


reste déficitaire. Tel un enfant en bas âge, le prince dit tout ce qui lui passe par
la tête, et cette sincérité est parfois blessante.
Le prince se débat non seulement avec le jugement d'existence, mais aussi
avec le jugement d'attribution avec l'ensemble de ce qui fonde la négation'. Il
ne sait presque jamais dire non aux autres. Il ne sait pas défendre ses intérêts et
faire des choix. Comme dans le rêve, son désir absorbe et met en scène tous les
personnages qu'il rencontre les bons et les méchants, les beaux et les vilains, les
crapules et les saints, les criminels et les innocents, les princes et les prostituées,
les bouffons et les généraux, tous sur la même scène côte à côte, sans la moindre
contradiction apparente, dans une sorte de vraisemblance de l'invraisemblable et
de réalisme fantastique. Tous là, comme pour éclairer cette affinité de l'Idiot, à la
fois comme roman et comme personnage, avec la scène de l'inconscient qui excelle
dans les rapprochements incongrus, et les associations invraisemblables.
Comme l'inconscient, le prince ne sait que désirer, et, tel Don Quichotte, ses
désirs chevaleresques ne tiennent presque jamais compte de la réalité. Sa détresse
devant la réalité semble toucher à ce point d'inflexion où le fantasme et la sexualité
s'étayent sur l'autoconservation. Sans tutelle, sans médecin, le prince n'aurait pu
survivre jusqu'à vingt-quatre ans. Et, plus tard, lorsqu'il demande sa main à
Nastassia, celle-ci lui fait remarquer qu'il a encore besoin d'une gouvernante. Ses
désirs expurgés de toute note sensuelle semblent mal départagés des besoins. Le
prince se nourrit de rêves, avec l'avidité d'un besoin vital.
Mais devant nulle autre chose le prince ne se sent plus démuni que devant la
« chose sexuelle », avec laquelle la scène finale le confronte d'une façon brutale. À
tel point qu'on pourrait se demander ce prince, dont l'idiotie et la sagesse profonde
rappellent la logique de l'inconscient, ne passe-t-il pas à côté de son noyau essentiel ?
Comme si ce noyau n'avait pas eu le temps de germer dans son esprit, comme si
la configuration de la naissance de l'individu, le départage des instances psychiques
et la façon dont se conjuguent pour un individu les sentiments d'amour et de
haine dépendaient de la configuration de la scène. Comment s'étonner que, pour
cet « avorton », pour cet impuissant, pour ce fol-en-Christ qui n'a pas connu ses
parents, qui ne peut connaître la femme, qui ne connaît le mal que d'une façon
clivée dans la crise, et qui se sent malgré tout un élu de la souffrance, de l'extase
(même dans la maladie) et à la limite de Dieu lui-même, l'acte de l'engendrement
charnel tend à être assimilé à un entre-déchirement où l'amour se confond avec
le meurtre?
Dans cette maison du crime de Rogogine, à la fois bizarrement intime et
atrocement étrangère pour le prince, en tous ses recoins hautement inquiétante,
dans cette maison qui renferme au sens propre « la folle du logis », tuée, embaumée,

1. Voir Sigmund Freud, « La Négation », in Résultats, Idées, Problèmes, II, P.U.F., 1985, p. 44.
L'INCONSCIENT EST IDIOT

sacrifiée, divinisée, âme vivante de cette sinistre demeure, devant l'impossibilité de


comprendre ce qui vient de se passer, devant le refus de faire sienne, d'« introjecter »
une telle scène, le prince va retomber dans l'idiotie. La scène dévoile la racine
première de son mal elle seule pourrait le guérir et elle le rend définitivement
idiot. Si l'amour qui mène à l'engendrement d'un enfant se réduit à cela, à quoi
bon continuer à vivre, comment résister à la mort psychique? Au lieu de pulser,
impalpable, inconsciente mais vivante à l'intérieur de soi, la « chose sexuelle » gît
là extérieure, réellement chosifiée, corps inerte d'une femme, puante, morte. En
paraphrasant Freud (« Le souvenir dégage maintenant la même puanteur qu'un
objet actuelï ») on pourrait dire que l'objet actuel dégage la même puanteur que
celle d'un souvenir fictif qui n'a pas vu le jour 2. Car si, pour Rogogine, cette
scène se passe malgré tout dans sa maison en présence du portrait du père et de
la présence charnelle de la mère, tombée, il est vrai, elle aussi dans l'idiotie, si
pour Nastassia, elle répète la séduction par Totski qui a pris la place de ses deux
parents, pour le prince, elle n'évoque aucun visage, aucun souvenir, elle ne peut
contredire aucun passé et c'est pourquoi elle redouble de réalité. En effet le prince
semble ne posséder aucun souvenir personnel et aucune trace visuelle de ses propres
parents. Toutes ses informations lui viennent par ouï-dire, de son bienfaiteur
Pavlichtchev, ami de son père défunt, et surtout du général Ivolguine 3. Ce qui
soulève la question suivante une scène originaire peut-elle se constituer uniquement
à travers des ouï-dire sans l'apport d'élément visuel se rapportant d'une façon plus
ou moins directe aux personnages parentaux?
L'idiotie apparaît cette fois bel et bien comme idiotie de la conscience,
assombrie, terrassée, envahie par le trop de réalité de la scène et par l'opacité et
l'éclat des personnages qui la jouent. Au moment où se substitue à la transparence
des visages l'opacité des choses, les mots perdent eux aussi leur raison d'être.
Comme dans la crise, le spectacle au lieu d'être perçu de l'intérieur s'incarne dans
la réalité. Ne pouvant surgir de son inconscient la scène apparaît si l'on peut dire,
1. Voir la lettre du 14 novembre 1897 de S. Freud à W. Fliess, in La naissance de la psychanalyse,
Paris, P.U.F., 1973 (1956), p. 206.
2. Et n'est-il pas troublant de constater que ce meurtre qui se place en quelque sorte en marge
du sacrifice christique représente le sacrifice de la chose sexuelle elle-même, qui à son tour est
représentée par le corps inanimé d'une femme? Comme pour éclairer le revers caché de l'accès à une
origine divine, car malgré tout le prince, comme Dostoïevski le note explicitement dans les Carnets,
est une figure du Christ. D'ailleurs, dès leur première entrevue Rogogine met en rapport l'illumination
du prince avec son infirmité sexuelle « Êtes-vous porté sur le sexe féminin, prince? parlez sans
ambages. Moi? euh. non. Il faut vous dire. Vous ne savez peut-être pas qu'en raison de mon mal
congénital, je ne sais rien de la femme. Ah! s'il en est ainsi prince, s'exclama Rogogine, tu es un
véritable illuminé; Dieu aime les gens comme toi» (op. cit., p. 16-17).
3. Ce dernier, mythomane incorrigible, lui affirme avoir été le rival en amour de son père auprès
de sa mère. Si l'on peut tenir les « élucubrationsd'Ivolguine pour équivalentes d'un « roman familial »,
alors le comportement de Mychkine envers Rogogine peut apparaître comme un rachat de la victoire
de son père sur Ivolguine, tombé dans la décrépitude.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

en chair et en os. Les « signifiants énigmatiques », au sens de Jean Laplanche,


véhiculés autour du commerce sexuel des parents et de l'acte de l'engendrement
de l'enfant, sont aplatis, « chosifiés» dans le passage à l'acte du meurtre. Et cette
opacité, ce mutisme, cette chosification, les font redoubler de mystère aux yeux
du lecteur. Au moment où le prince s'approche pour regarder enfin le spectacle
qui le secoue, sa conscience défaille pour de bon, comme si la mort charnelle de
la victime déclenchait la mort de ses facultés mentales. Comme s'il se sentait
définitivement rejeté par ses deux parents adoptifs.
Ainsi, entre l'intelligence principale et l'intelligence secondaire, entre l'in-
conscient et la conscience, entre l'idiotie et la connaissance, entre l'idiot et l'idéal,
entre le rêve et la réalité, entre le visage, le mot et la chose, entre la pénétration
et le retranchement, entre l'amour et la cruauté, entre une origine bestiale et une
origine divine, entre le monde d'ici-bas et le monde de l'au-delà, la scène est là,
rassemblement de morceaux épars (fruit du travail de tout un roman). On frappe
à sa porte comme à la porte de l'oracle qui décide du sort d'un destin car elle
peut engendrer le clivage ou l'unité, l'individuation ou la confusion, la connaissance
ou l'idiotie, la santé ou la folie. Elle possède toujours comme condition minimale
la participation de trois protagonistes un spectateur et deux acteurs. Le premier
doit s'imaginer que l'origine de sa vie, son existence dépend du spectacle prodigué
par les deux autres. Existence nouvelle sans précédent dans le passé et irréduplicable
dans l'avenir. Fruit d'une condensation originale, qui peut porter un nom propre.
Or c'est justement là qu'échoue, tout au moins en partie, le prince. La scène
que lui proposent ses deux « parents adoptifs » reste cruelle, stérile, mortifère. À
cette scène rejetée, il en substitue une autre, celle sur laquelle va tomber le rideau
final, et qui, redoublant l'aspect tragique du roman, échoue elle aussi une mère
caresse son enfant, un homme secourt son frère, son semblable, le Christ se sacrifie
pour l'amour du prochain, qu'il tente d'aimer comme lui-même.
Dans ces refus, faut-il voir un échec ou, malgré tout, une réussite? Ici s'achève
le roman, roman noir, roman tragique, roman sans résurrection, et peut commencer
le mythe. Si le prince échoue, le personnage, lui, demeure inoubliable.

VLADIMIR MARINOV
Aline Petitier

LE ROMAN GUERMANTES

Le Temps retrouvé se termine chez les Guermantes, en un « bal de têtes » si


insolite que toute évocation de matinée mondaine est déroutée. Et l'intrigue, toutes
les intrigues se centrent autour d'une histoire d'amour, la liaison passionnée du
duc de Guermantes et d'Odette.
Cette scène apparaît comme le travail de rassemblement de toutes leurs
apparitions au cours de l'oeuvre, ainsi que de celles des personnages mêlés de
diverses façons à l'histoire des Guermantes. Odette évoque en transparence ses
diverses incarnations, de la « dame en rose » de l'oncle Alfred, bonne et simple,
étonnamment comme il faut, à l'amoureuse de Swann, et à la cocotte sans scrupules
qui ridiculise son amant et le trompe avec tous les hommes. Quant au duc, toujours
évoqué comme homme à femmes, mari brutal et cynique, il incarne la féodalité
des Guermantes pour que s'accomplisse le mariage du prince et de la bergère.
Mésalliance parcourant toute l'oeuvre, maintenant l'écart social et l'écart moral,
car Odette engendre fatalement le déshonneur dans ses amours.
Ainsi toutes les coupes transversales opérées au cours de la Recherche sont-
elles là, ramassées. Cette matinée chez les Guermantes apparaît comme un creuset.
Le travail de rassemblement s'y opère par deux mouvements il accomplit la
réunion du côté de chez Swann et du côté des Guermantes, donc la réunion de
l'oeuvre et il donne à ce mouvement une direction c'est une ascension vers les
Guermantes, en ce point culminant de l'oeuvre. En fait, tout cela avait déjà été
accompli par le mariage de Saint-Loup et de Gilberte. Les enfants s'étaient mariés
avant les parents; ce qui indique bien que la saisie du processus se fait à rebours,
à partir de cette liaison, qui est l'aboutissement du roman et fait écho à son début.
Mais la scène se recentre plus encore. La réunion du côté Swann et du côté
Guermantes aboutit à l'apparition de l'enfant, fille de Gilberte et de Saint-Loup,
petite princesse très idéalisée, incarnant le type absolument pur des Guermantes.
Elle EST une Guermantes; cela se lit au premier regard. Cette jeune fille en fleurs
fait penser le narrateur à sa jeunesse, révélant bien son intense désir d'être issu
des Guermantes. Elle personnifie aussi à la perfection le centre le plus dense du
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

roman. Non seulement les deux routes principales mènent à elle, mais aussi tous
les chemins de traverse; elle détient la circulation des innombrables réseaux de
l'oeuvre. Toute l'histoire paraît ainsi s'agencer dans un espace euclidien, et dans
une logique compréhensive. À partir de là, l'héroïne accomplie aurait dû épouser
un prince de sang royal, couronnant l'œuvre ascendante de Swann et de sa femme.
Cependant, l'histoire ne se déroula pas ainsi. Par un renversement des choses,
la jeune fille fit un mariage obscur qui l'éclipsa de la scène mondaine. Mais
l'anecdote ne ressort pas du « petit savoir » si prisé de Saint-Simon, concernant les
généalogies et les raisons des alliances. Il s'agit là d'un changement de registre de
pensée. Car ce mariage avec un « homme de lettres » a un pouvoir résurrectionnel.
Il fait bien disparaître dans l'obscurité la haute origine de la jeune fille mais c'est
pour ressusciter dans l'esprit des gens les noms d'Odette et de Swann qui paraissaient
disjoints à jamais; et ce, dans le milieu même des Guermantes où cette union était
impensable. Ce n'est pas là seulement la révélation d'un autre rassemblement de
forces, ou le renvoi à un autre couple plus essentiel. La force même du travail est
liée à ce double mouvement la perte dans l'oubli et l'obscurité, le retour sous
une autre forme, voire dans une autre filiation.
Ce travail, le narrateur savait bien qu'il était en cours, mais il se représentait
son déroulement comme ayant lieu en deux temps, en deux lieux, et concernant
deux objets différents; ce qui allait être brutalement démenti. Sa décision d'aller
à cette matinée chez les Guermantes prend effet à la suite d'un long retrait de la
vie sociale et d'un séjour en maison de santé. Mais surtout, le choix de la vie
mondaine découle, pense-t-il, de son découragement devant sa stérilité et de son
renoncement au travail. Il va donc aller dans « le grand monde », et il va y avoir
effectivement deux épisodes l'« adoration perpétuelle », puis « le bal de têtes ».
C'est ainsi que, seul dans la bibliothèque, il attend de retrouver tous les
personnages qui sont intervenus dans sa vie de façon si variée et fréquente, et qui
maintenant au salon, écoutent Parsifal. Or, pendant cet intermède, cette attente,
il se produit le miracle auquel il avait définitivement renoncé. Le monde extérieur
qui n'avait plus rien à lui dire recommence à lui envoyer des signes, à profusion.
Ils apparaissent et se multiplient, chaque sensation anodine se chargeant brusque-
ment d'un pouvoir évocatoire. Les barrières sont tombées le monde s'est mis à
parler. Quant à l'interprétation de ce phénomène, elle oscille entre deux pôles.
Tantôt, il considère qu'il s'agit du passé restitué, le « temps retrouvé », seul paradis
possible; et il faut alors purifier l'impression retrouvée de toutes les scories du
présent qui n'ont été que l'occasion contingente du miracle. Tantôt, il y a
reconnaissance de la nature composite des choses, du fait que cela se joue entre le
passé et le présent, dans la connexion qui s'établit ainsi; c'est reconnaître aussi
qu'il fallait être aux écoutes pour déchiffrer ces indices. Mais, dans ce cas, le lien
entre passé et présent qui dévoilerait « l'essence des choses » se trouve idéalisé en
tant qu'objet de travail intérieur, se passant en autarcie et lui appartenant.
LE ROMAN GUERMANTES

Passé restitué ou travail mental restitué, le moment venu, le narrateur entre


dans le salon, absolument convaincu que le travail qui l'occupe est si souverainement
enraciné qu'il peut tout aussi bien le transporter dans la vie mondaine sans qu'il
soit menacé; et aussi qu'il peut de ce fait s'adonner à la vie frivole. Il n'y a plus
là d'inconciliables exigences. Il entre donc dans le salon et c'est le coup de théâtre.
Le bal de têtes, loin d'être le divertissement mondain attendu, oppose une « objection
majeure » à son travail il s'agit d'un spectacle inouï où il ne peut reconnaître son
semblable et qu'il doit déchiffrer avec le plus grand déplaisir. Cet état de crise
révèle bien la continuité secrète et nécessaire de cette scène avec l'« adoration
perpétuelle ». Ce travail ne peut être une expérience de laboratoire, se faisant en
autarcie; cette vérité lui est brutalement assenée.
Dès lors se pose la question de ce qui anime si puissamment ce travail, sa
première condition semblant être la nécessité irrépressible d'aller chez les Guer-
mantes, coûte que coûte. C'est un raz de marée, une « chasse d'air », dit le narrateur
au sujet des enfants de la Berma et du mouvement dévastateur qui les emporte
vers les Guermantes, la Berma dût-elle en mourir. Ce mouvement est si puissant
que les justifications de tous ordres ne l'expliquent en rien; on sent que l'enjeu est
mystérieux. Et le narrateur lui-même est sous l'emprise du même irrésistible
mouvement; c'est ce qui se devine si on inverse les raisons qu'il se donne puisqu'il
n'est bon à rien dans le domaine intellectuel, pourquoi, pensait-il, se refuser la vie
frivole? Ce serait un pis-aller. Et en fait de force incoercible et impulsive, cela
évoque celle qui le précipitait vers sa mère quand l'attente du baiser était devenue
intolérable, que sa vie se réduisait à son exclusion par le monde aimé et mystérieux
et à son impuissance. Il prenait là tous les risques; mais dans l'abîme où il était,
c'était cela ou mourir. Par cet acte, il allait constituer des réseaux au-dessus du
néant.
Mais qu'est-ce qui est en jeu? Ce ne peut être le salon des Guermantes dont
il connaît les petitesses et l'ennui. Quant au passé, c'est par une méconnaissance
de sa pensée qu'on lui attribue, dit-il, du goût pour le « charme des souvenirs ».
Et les revenants eux-mêmes, bien qu'ayant touché au mystère, ne tiennent que des
propos insignifiants, voire débiles. Il ne s'agit ni du passé ni du présent, mais du
transfert de l'un à l'autre; lien pressenti dans son attente solitaire et qui s'est
ensuite traduit sur la scène actuelle par la réunion du côté Swann et du côté
Guermantes. En fait, le travail de l'« adoration perpétuelle»a commencé bien
avant l'attente dans la bibliothèque, dès que le nom incantatoire des Guermantes
est apparu sur la carte d'invitation, prenant tout son impact après cette période de
retrait et de solitude. Et pendant le trajet qui le menait chez eux, des associations
exaltantes avec le passé lui donnaient l'impression de « décoller », un passé
indéfiniment reculé impliquant tous ses rêves à leur sujet.
Mais ce transfert ne peut s'accomplir naturellement et harmonieusement
comme il l'imaginait, seul dans la bibliothèque. Cela se passe « actuellement », au
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

sens du mot anglais actual. Il s'agit d'un acte qui transforme le monde, porté par
la nécessité de créer des passerelles sur l'abîme. Et ce sont alors des images de
violences entre passé et présent qui sont évoquées corps à corps, accouplements
de lutteurs. Toutes les cohérences sont ainsi disloquées. Et puis les alliances vont
pouvoir succéder à la lutte, soit par contrainte directe, soit parce qu'un déterminisme
assure ce déroulement. Un amalgame se crée ainsi, assujetti sans cesse à de
nouveaux remaniements par le présent qui rend l'équilibre précédent caduc. Et
l'image des Guermantes grandit démesurément pour englober le tout.
Voici donc rassemblés par un raz de marée tous les personnages, dans le salon
des Guermantes et dans la vision du narrateur qui s'organise de façon concomitante.
Tout est intensifié, dramatisé, concentré, accéléré. Cela pourrait être figuré par
aller dans la rue, aller à la guerre, aller voir une femme, aller où les choses
pourront se passer. aller chez les Guermantes. La tension est extrême; le théâtre
a pris feu. C'est à cette crise que l'affronte la vision du bal de têtes. Par contraste
avec l'enchantement où il était, c'est un spectacle de la plus grande violence qui
lui saute au visage, lui faisant perdre tous ses repères.
On a dit du bal de têtes qu'il constituait une galerie de portraits. Mais ce sont
des portraits de monstres, datant, dit Proust dans sa correspondance, « du temps où
on ne savait pas dessiner ». Cela constitue un tableau très étrange, et le récit lui-
même est à ce moment-là à la limite d'un récit. Les descriptions sont répétitives,
incompréhensibles parfois, sans liens entre elles. Cela illustre bien l'horreur et le
déplaisir devant un univers où l'on ne peut reconnaître son semblable, et qui perd
sa cohérence. Quant au vieillissement des êtres, auquel le narrateur n'a pu se
familiariser du fait de sa longue absence, il accentue le travail de destruction, mais
ne le justifie pas car, dit-il, le vieillissement est chose humaine.
Car l'humain est menacé là de disparaître. Pour définir les ressemblances, il
est fait appel à tous les règnes, animal, végétal, minéral; à la géologie, aux modes
de vie, aux quartiers. Certains ont conduit leur corps à l'extrême limite de le
crever. L'unité est mise en péril un personnage composite voit les différentes
parties de son corps prendre une vie autonome. Ce qui fait effet si violent, c'est
qu'il ne s'agit pas là d'analogies (ou alors elles sont en train de se constituer). On
voudrait que le fossé qui sépare l'humain du reste du monde soit plus assuré; cela
paraît pouvoir basculer du côté de l'élément de comparaison. Certains sont, à
proprement parler, redevenus singes. Tout se désenchaîne, tout se déchaîne. Il y
a menace de déshumanisation, de sauvagerie, d'animalité, de mort. Et sans cesse
les personnages lui renvoient de lui la même image de monstre méconnaissable
lui rappelant qu'il est sur scène, que le travail en cours s'applique aussi à lui.
On perçoit là qu'il va falloir une nouvelle opération de l'esprit pour saisir
cette nouvelle réalité en train de se constituer. C'est au chaos, à la « démétapho-
risation » que ce travail va arracher pour reconstituer une histoire humaine. Le
travail de l'inconscient apparaît là, dans une perspective de visionnaire, disloquant
LE ROMAN GUERMANTES

toutes les cohérences, constituant de nouveaux types de liens avec l'univers. Tout
le chemin est à parcourir depuis le temps « où on ne savait pas dessiner », jusqu'à
la constitution d'une fiction.
Car, peu à peu, cet épisode se transforme, avec des oscillations. Certains
personnages nouent des relations entre eux, évoquent un passé, une histoire.
L'intrigue progresse; cela s'humanise, devient un roman centré sur le couple. Et
ce couple, démesuré, puissant, illustre la violence, la passion à l'oeuvre dans la
constitution de cette fiction. Couple de fauves qui s'affrontent et se domptent;
bataille des sexes. Mais peut-être sont-ils eux-mêmes assujettis à une force extérieure
qui les domine; un déterminisme qui vient les libérer pour un nouvel accomplis-
sement.

Du fantastique va émerger le domaine de la fiction; il ne s'agit pas seulement


de l'amalgame entre passé et présent. Le « transfert» implique un changement de
la nature des choses; il implique la nécessité de construire une nouvelle réalité.
Car une fois qu'ils ont bu le sang des vivants, les revenants ont pris consistance
en changeant de nature. « Aller chez les Guermantes », si telle était l'expression
du désir inconscient, va devenir « convertir les Guermantes» par un alliage entre
le fantasme et le monde réel. On est entré dans un domaine intermédiaire, celui
du jeu. C'est l'univers de ceux que M. de Norpois nomme avec dédain les
« dilettantes », les « joueurs de flûte ». Dédain dû à la méconnaissance, car cet
univers obéit au déterminisme le plus rigoureux qui soit, étant constitué de l'alliage
des deux déterminismes à l'œuvre le désir inconscient et la nécessité extérieure.
Le jeu, on le sait, ne s'oppose pas au sérieux. C'est même par le parti pris du
jeu que ces dilettantes ont « mis du sérieux dans leur vie », arrachant les mauvaises
herbes de l'indifférence, de l'habitude, du scepticisme. Mais si le jeu s'oppose au
monde réaliste, c'est de façon contradictoire, en s'opposant en même temps à
l'illusion du désir. Et le fonctionnement contradictoire se confirme, le jeu cherchant
en même temps à satisfaire aux exigences des deux déterminismes. Ainsi s'accom-
plirait la miraculeuse jonction des inconciliables ce qu'on veut absolument, sans
tenir compte d'aucune considération; et ce que veut absolument le monde extérieur
en dehors de nous, comme si on n'existait pas.
Aller à l'envers du désir il s'agit d'un changement de centre de gravité par
une fantastique permutation des valeurs,à savoir par le sacrifice de l'objet le plus
aimé. Le narrateur raconte ainsi un épisode insignifiant avec un curieux ton
d'exaltation. L'histoire concerne des parents millionnaires de Françoise qui se sont
sacrifiés pour l'un des leurs tombé dans le malheur. Dans toute cette fiction, dit
l'auteur, c'est le seul épisode qui soit vrai. Ce qui est « vrai », c'est donc l'immolation
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

des mères. Et le sacrifice est consommé par la férocité des enfants, de leur légèreté,
de leur irrépressible désir de vivre, comme il est dit des enfants de la Berma.
Le fonctionnement est ainsi absolument bouleversé, la fin étant transformée
en moyen. L'objet sera utilisé à tous usages; il «fera l'affairepour obtenir ce qui
est tellement moins précieux que lui, mais dont la touche de mérite est d'être
l'objet du désir présent. C'est une façon d'en faire un entremetteur. Car le désir
seul est impuissant; demander l'aide d'entremetteurs, comme on le voit fréquemment
dans la Recherche, est un premier pas, actif, vers un amalgame entre des forces
différentes. On choisit alors des entremetteurs qui ont accès à la scène prestigieuse;
ils y feront des brèches pour qu'on s'y introduise. Mais aussi empressés et serviles
qu'ils soient, un mauvais sort s'oppose à leur efficacité; et la scène prestigieuse
reste inentamable.
Seul le sacrifice de l'objet d'amour lui-même, sa transformation en moyen, en
entremetteur, va rendre le monde souple et docile. Plus les permutations de valeurs
sont importantes, insolites, plus le sacrifice est décisif, plus cela assure de pouvoir.
Ainsi les passerelles sur l'abîme se constituent avec la substance même de ce qui
a créé l'abîme. Il ne reste des pauvres morts oubliés, dit le narrateur, qu'une infime
poussière mais elle va rentrer dans tous les alliages, en assurer la justesse. On ne
renonce pas là au désir; on le déplace, on lui fait prendre des détours; les choses
se décentrent. On renonce d'autant moins qu'il en découle une prime de plaisir,
du fait que l'on a arraché les choses à leur destination convenue et attendue.
Mais le jeu va également s'opposer à la cohérence brutalement affirmative du
monde extérieur. Il s'agit de bouleverser de toutes les façons possibles la vision du
monde, de façon à le rendre au plus haut point malléable, mais sans le déformer,
sans tricher; en changeant la pensée de façon concomitante.
Ainsi la vision du salon des Guermantes est-elle soumise (ou bien, est-ce elle
qui soumet.?) à des revirements de mises au point inouïs. Vue à la loupe, ou
même au microscope, des constituants de la joue composite d'Oriane (mais c'est
plutôt une vision fantastique que méticuleuse). Minutie maniaque du « petit savoir »
sur les généalogies et les alliances. Vue au télescope découvrant là de nouvelles
étoiles. Vue à vol d'oiseau soudainement dépaysante. Mais aussi on n'a pas affaire
à un monde immobile. Il est sujet à ses propres changements mutations sociales,
nouvelles alliances, vieillissement; changements qui vont devoir s'intégrer à l'évo-
lution de la perspective. Tout ce qui multiplie les virtualités, donne mobilité et
densité au travail. Les erreurs elles-mêmes sont fertiles si elles ne sont pas trop
rigides ou déterminées par le seul égoïsme. Elles indiquent les « possibles », font
partie de l'imagination. Elles pourront devenir vraies « tout est affaire de chro-
nologie ». Et c'est bien l'imagination qui constitue la vision de la nouvelle réalité
elle transcende, lie et délie de toutes les façons possibles, répond aux exigences
contradictoires. On est sorti de la psychologie plane.
Il s'agit là de déployer des possibilités de pensée qui saisissent les images
LE ROMAN GUERMANTES

successives et contrastées des êtres apparaissant à différents moments, comme des


disques séparés par des intervalles. Et dans la Recherche, les mutations gardent
toujours leur mystère; on n'en donne pas de figurations intermédiaires qui
familiariseraient avec le phénomène; il faut penser l'écart. Et il faut penser comme
à une seule personne à la duchesse qui tient un salon mondain et à son incarnation
onirique en Geneviève de Brabant. Aussi n'est-ce pas la chose elle-même qui est
perçue; c'est son mouvement, son passage d'un point à un autre dans la perspective
déformante du temps. C'est son « progrès », au sens où l'emploie Duchamp la
« cosa mentale »; c'est un processus psychique. Et cela évoque bien le «progrès»»
tel qu'il est incarné par le dieu prothétique de Malaise dans la civilisation; un
progrès qui n'est pas matérialisable dans le monde réel mais qui a pouvoir évocatoire
de l'écart, du mouvement, de la transformation. Il en est ainsi des échasses du duc
de Guermantes, prothèses grandissant indéfiniment, et obligeant à penser la
transformation des Guermantes sur le mode de l'analogie.
La matière irréelle mais « vraie » de cette nouvelle réalité est donc constituée
par les analogies, seules aptes à traduire les évocations de l'imagination. Leur
enchaînement est étrange, reste prothétique mais il est tenu par une tension
extrême celle-là même qui assure la rotation des astres.

Ainsi l'imagination va-t-elle faire apparaître, en un moment de suspens, une


vision panoramique des choses tenues par leurs analogies. C'est là le point de la
plus puissante disjonction et de la plus puissante jonction imaginables. À la façon
dont Elstir peut fixer miraculeusement l'instant sur la toile, en l'arrachant
violemment à tous les enchaînements inexorables auxquels étaient liés les éléments
dans leur propre domaine, en l'arrachant aussi à l'attraction des autres constellations.
Et en accomplissant l'alliage sans soudure des déterminismes intérieur et extérieur,
établissant ainsi la souveraineté de la fiction.
Moment de suspens capable de bouleverser l'ordre du monde. Cet instant fixé
pour l'éternité contient dans sa puissance une virtualité infinie de mouvements;
on peut y déchiffrer d'autres destins possibles. C'est un carrefour, mais à la
condition impérative de rester sur le terrain de la fiction. Et tel est bien le « péché»
de Swann que d'avoir triché en voulant accomplir ce destin fictif dans la vie réelle;
en mettant l'effet mutateur de l'émotion esthétique au service d'un amour médiocre
et un peu court.
Tel aurait pu être aussi le « péché » du narrateur. Le récit de sa première
invitation chez les Guermantes, au déroulement identique à celui de l'invitation
dans Le Temps retrouvé, fait bien apparaître la mutation qui s'est opérée entre les
deux scènes.
Ayant à cette occasion demandé à voir les Elstir de la collection des Guermantes,
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

il avait été laissé seul devant l'œuvre du peintre. Il avait alors été saisi d'une
émotion esthétique si puissante qu'il en avait oublié qu'on l'attendait pour le
dîner. De même que lors de « l'adoration perpétuelle », il va entrer au salon,
totalement absorbé par son travail mental, mais cette fois, en le mettant au service
d'une illusion. Il est dans une telle griserie que le monde lui apparaît comme
s'inclinant docilement devant son désir. Ainsi le duc, malgré son retard, l'accueille
avec un empressement attentif, une affection qui font de lui le centre d'intérêt de
tous; et les femmes glissent vers lui de longs regards si caressants qu'il se croit
être devenu Parsifal parmi les filles-fleurs. Il est littéralement devenu le petit héros
qui a conquis les Guermantes, qui est aimé d'eux, adopté par eux. Mais l'illusion
créée par l'ivresse esthétique est aussi fugace qu'elle. Il n'est pas devenu un
Guermantes; et l'explication du phénomène s'avère particulièrement dégrisante,
même si, en prime, il a la satisfaction de comprendre. La courtoisie excessive, très
Ancien Régime, du duc, est faite de morgue et de dédain de grand seigneur pour
celui qui n'est pas des leurs. Quant aux femmes, question de mœurs. Il est
brusquement redevenu « le misérable à qui rien de grand ne peut arriver ». Celui
qui est exilé de la vraie scène et ne connaîtra jamais que l'attente douloureuse.
On ne peut transposer dans le monde réaliste la possibilité d'un autre destin,
d'une autre filiation que l'on a déchiffrés dans le domaine de la fiction; ils ne
pourront, impérativement, que se jouer là. Il faudra contraindre le milieu Guer-
mantes à entrer dans le domaine intermédiaire du jeu, afin d'accomplir la conversion
nécessaire. Et cela en sera fait de l'intégrité du beau salon aristocratique.

Le tourbillon qui arrache le bal de têtes à l'horreur, à la mort, au chaos, qui


l'humanise et le transforme en roman, va, lui, opérer cette conversion du monde
jusqu'à la dernière cellule. On est bien sur le territoire de la fiction mais, condition
essentielle, c'est une fiction en train de se constituer et la position du narrateur
est à la fois intérieure et extérieure, ce qui répond aux deux déterminismes à
l'œuvre.
Le narrateur est à l'intérieur de la fiction, sur scène, lié à tous les protagonistes
par des connexions puissantes et intimes, envisageant un amour avec la belle
princesse; mais surtout pris lui-même dans la transformation, issu de celle-ci. Et
il est à l'extérieur, visionnaire qui assure la constitution de cette nouvelle réalité,
et qui en saisit la raison d'être et la genèse.
Ainsi, sa position face au couple d'Odette et du duc rappelle-t-elle son intense
curiosité dans l'atelier d'Elstir, devant le portrait de « Miss Sacripant ». Il ne
s'agissait pas seulement de l'émotion provoquée par une œuvre, moment de suspens
possible du destin. Le mystère introduit par le modèle multipliait à l'infini les
réseaux possibles de questions. Et l'intuition fulgurante qui lui avait permis
LE ROMAN GUERMANTES

d'identifier le modèle, concernait non la banalité des amours d'Odette mais la


nature et le rôle de l'inspiratrice au sexe incertain. C'est comme source insolite
du bouleversement du monde, sous l'effet de l'émotion amoureuse ou esthétique,
qu'Odette attise la curiosité et l'imagination du narrateur. Une Odette qui est
source de dislocation de toutes les cohérences qui pouvaient impressionner; qui
est disloquée elle-même dans la vision du peintre ou de ses amants; et qui met
ainsi en circulation tous les rapports possibles entre création, vie, amour, passé et
présent. Odette, agent mystérieux de la transformation du duc, qui a pris là une
grandeur inattendue. Il n'a plus rien à voir avec le personnage d'homme à femmes
sans imagination, à la virilité un peu grotesque; sinon que le contraste oblige à
penser la transformation. Le chagrin a « mis du sérieux dans sa vie », et c'est un
revenant au visage ravagé qui incarne là la conversion des Guermantes. C'est
ainsi que le couple le moins prédestiné à constituer un univers poétique, va illustrer
l'origine de la métamorphose du monde sous l'effet du bouleversement amoureux;
et ceci comme héros mêmes d'une histoire de la métamorphose. Mais héros si
contingents en tant qu'incitateurs de l'imagination qu'ils ne font que rehausser le
pouvoir de celle-ci.
Aussi la conversion des Guermantes va-t-elle pouvoir être imaginée d'une
infinité de façons possibles, traduites par les métaphores les plus évocatrices. Visions
successives qui toutes expriment les mouvements de réunion des milieux Swann
et Guermantes, et leur ascension; mais visions qui impliquent les émiettements et
les cristallisations qui ont eu lieu dans les âmes, dans les salons, dans le monde.
Et ces images oniriques, dramatisées, vibrantes constituent les romans de la prise
de possession du milieu Guermantes, et de la destruction de son identité même
au profit d'un univers nouveau et fictif.
C'est là que le destin du narrateur se disjoint vraiment du destin de Swann.
Swann connaissait sur le bout des doigts les mille qualités et nuances de ce milieu;
et ce savoir était garant de sa cohérence, et caduc comme lui. Swann disparu, les
ressorts de la machine refoulante du milieu Guermantes ne fonctionnent plus, et
ce qui surgit c'est une image horrifiante de mère profanée avec son ignoble
complicité. Le milieu Guermantes étant évoqué comme une vieille douairière
gâteuse, avilie, servile devant l'invasion destructrice de mille étrangers insolents
qui lui font perdre toute homogénéité et toute tenue.
Puis surgit l'évocation inverse, reconstituant l'intégrité du monde; les enva-
hisseurs de ce milieu Guermantes amoindri et miné, ayant eux-mêmes été
transformés en aristocrates de l'esprit. C'est ainsi que se métamorphose le milieu
Verdurin dont ils étaient issus, et dont la vision de Swann assurait la cohérence.
Mais on peut aussi imaginer que ces nouvelles recrues sont les revenants du milieu
disloqué qui ressuscitent sous une nouvelle forme. Ou encore, dans un raccourci
saisissant d'images de jaillissement sexuel et créateur, ce sont les jets d'eau issus
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

du bassin de Combray qui sont entrés dans le grand monde; Combray engendrant
ainsi le côté Guermantes.
Ainsi à l'infini. Aucune de ces images n'est exhaustive; elles sont sources
d'autres images, liées à tous les réseaux de l'œuvre, remis en circulation. Et elles
construisent une fiction de plus en plus dense, convaincante, riche d'évocations.
Et contrastant avec ces visions mobiles et variées, la construction qui en émerge
répond à un déterminisme rigoureux. Cela constitue un processus irréversible, car
les fonctionnements propres à la fiction ne permettent pas la saisie de ce qui n'est
pas leur objet, à savoir la chose elle-même. Aussi l'apparition de la fiction barre-
t-elle irrémédiablement la route à celle-ci. Il est plus impensable d'imaginer
traverser une rue de Combray que d'imaginer deviser avec Geneviève de Brabant
et Golo, les personnages de lanterne magique, puissamment liés aux Guermantes
de la fiction.
Ainsi la fiction assure-t-elle la séparation avec l'objet originaire. Quand la
duchesse de Guermantes commet un « formidable anachronisme» en traitant le
narrateur de « mon plus vieil ami », et en le croyant mêlé à toute sa vie sans
distinction, le travail est là pour rendre visibles les différentes étapes, les différents
états aussi, bien différenciés comme des couches séparatrices; peut-être celles du
transfert, entre l'écorce et l'arbre. Ce sont autant de coupes transversales de l'œuvre
qui ont rendu le temps visible. Ainsi Le Temps retrouvé ne représenterait en rien
un passé restitué, mais l'inscription de la métamorphose du monde dans le domaine
de l'analogie; seule matérialisation possible de cette nouvelle réalité.

Séparation irréversible avec l'objet originaire? Le jeu n'est pas terminé; les
permutations ne peuvent cesser. Les conversations du narrateur avec sa mère sont
fréquentes au cours de l'œuvre. Conversations portant sur les médiateurs littéraires
mais aussi sur ce qui dans la vie a pu être cause de souffrance, de séparation entre
eux donc ce qui concerne Swann, les différentes facettes de sa vie dans les
différents milieux. Ce qui a été douloureux peut ainsi devenir source de jouissance
dans des conversations légères et aimables. Si cela constituait un état, les places
seraient à jamais distribuées; lui et sa mère dominant la scène, riant ensemble du
jeu d'enfants qui s'y donne. La tension dramatique de la situation évoquée se
transformerait en légèreté dans cet échange, sans qu'il y ait permutation possible.
Mais l'équilibre peut être rompu. Le mariage « inconvenant» de Swann a bien
interrompu les conversations brûlantes qu'il avait avec la duchesse au sujet des
mariages extraordinaires des plantes. (« Mais on n'avait jamais le temps d'aller bien
loin », dit-elle de ces promenades botaniques.)
Pour le narrateur, ce n'est pas l'amour qui va rompre l'équilibre des forces,
mais le déterminisme propre à son œuvre, celui du Temps retrouvé. La « conversation
LE ROMAN GUERMANTES

avec maman » qui devait terminer l'oeuvre a disparu, et a été remplacée par « le
bal de têtes ». Et, dans cette fiction, il n'y a plus de relations de face-à-face. Les
massifs de fleurs ne sont pas placés en vis-à-vis; les horloges ne sont pas réglées à
la même heure. Les repères sont sans cesse à recréer. Si « maman» est toujours le
destinataire, c'est en tant que partie constituante du roman. Et ceci encore à la
différence de Swann qui n'avait pu introduire sa fille chez les Guermantes, de son
vivant. C'était là son échec le plus douloureux. Et c'est une étrange jubilation qui
saisit le narrateur au cours du bal de têtes quand il réalise qu'il peut introduire là
quelqu'un, tout naturellement. Ce sera sa mère, mais à l'intérieur même de la
fiction.
C'est sa mère elle-même qui avait fourni le modèle de cette fonction du
roman par la lecture émouvante et douloureuse de François le Champi, la nuit de
l'attente du baiser. Lecture permettant d'établir les premières passerelles sur l'abîme,
mais aussi catalyseur du fonctionnement de l'illusion créatrice. Car cette histoire
d'enfant adopté, vivant un amour partagé avec sa mère adoptive, avait été transmise
à travers, et en dépit de toutes les particularités de la lecture maternelle. Lecture
pleine d'hésitations, de gêne, d'arrêts, devant l'expression de l'éclosion amoureuse
mais la révélant du même coup. En même temps que « lecture admirable », qui
par l'intensité dramatique, et l'émotion, faisait accéder au travail divinatoire de
l'illusion créatrice. Situation mettant ainsi en abyme le contenu du livre, et donnant
une intensité indépassable à ce qui allait constituer pour lui « l'essence du roman »,
à savoir François le Champi.
Plus les voies de la transformation se différencient, plus le contenu est réfracté,
multiplié, mis en perspective. L'objet de l'imagination est la transformation elle-
même elle contraint à représenter les forces qui sont à l'œuvre, la genèse
permanente qui rend l'état des choses caduc, le mouvement qui entraîne la
construction vers plusieurs points aveugles. Elle n'a d'objet qu'au cours du travail
et dans son champ.
Pour ce qui est de l'origine des Guermantes, elle est connue de tout temps
les Guermantes, ces êtres incomparables, sont issus de la fécondation de l'air aigre
et ventueux de la sombre ville de Combray, et du passé qu'on y percevait dans la
petite rue à la hauteur du vitrail.

ALINE PETITIER
Guy Rosolato

LES FANTASMES ORIGINAIRES

ET LEURS MYTHES CORRESPONDANTS

La correspondance entre les fantasmes originaires et les mythes, spécialement


ceux des religions monothéistes qui ont façonné la civilisation occidentale, est
d'une si grande prégnance, avec une telle réciprocité d'effets, qu'il importe d'en
décrire les particularités d'articulation par paires entre chacun d'entre eux.
D'un côté comme de l'autre la remontée à l'origine est toujours un affrontement
à l'inconnu d'où résulte un programme pour le surmonter par l'imaginaire qui
induit, comme conséquence, des procédures s'avérant aptes à mener l'esprit à des
découvertes.
Le freudisme a montré l'importance du fantasme, conscient et inconscient,
comme support organisateur du désir, mettant en forme ses représentations.
Toute recherche dans ce champ rencontre le dédoublement qui naît du fait
que cette quête d'une origine est incluse dans le scénario du fantasme et dans
l'observation qui porte sur lui. Laplanche et Pontalis l'ont exposé dans leur étude
initiale bien connue'.
La première question qui se pose toujours est celle de la constance d'apparition
des fantasmes originaires, leur universalité sous quatre paradigmes la scène
originaire, la castration, la séduction et le retour au sein maternel. Pour ma part
j'invoquerai sans hésiter la situation existentielle de l'enfant, de son évolution
déterminée par un abord initial de l'inconnu elle résulte d'une maturation fort
longue, succédant à une prématuration qui le rend tributaire de sa mère, et qui se
développe sur les trois plans physique, intellectuel et sexuel.
De plus il est pris dans quatre existentiaux la différence des générations, la
différence des sexes, le pouvoir, la relation à la mort. Le complexe d'Œdipe
condense ces expériences qui sont celles des oppositions entre la violence et
l'amour, entre la séparation et l'union (ou l'alliance). Mais, surtout, l'enfant est
plongé, même avant sa naissance, dans le champ des signifiants de la mère, et de

1. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasmes originaires, Fantasmes des origines, Origines du fantasme,
(1964), Hachette, 1985.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

l'environnement, qui justement charrient des mythes eux-mêmes issus des fantasmes
initiaux, agissant en retour sur l'organisation de ceux-ci chez l'enfant, dans une
interaction continuelle et qu'il importe de considérer dans le particulier de chaque
individu, avec ses variations et ses altérations pathologiques. On comprend que
j'adopte pour l'étude de cette genèse du fantasme une perspective interrelationnelle
se pliant au développement ontogénique personnalisé de l'enfant.

Origine et causalité

On peut affirmer que la quête de l'origine est intrinsèque aux fonctions du


fantasme. Et, plus exactement, elle n'est que la forme extrême d'un travail
d'associations mentales tout à fait pragmatique, qui établit le sens de la causalité
aboutissant, par accès au principe de réalité, dans un long cheminement, à ses
assises les plus scientifiques.
Il importe de distinguer dans cette progression quatre angles de vue dans les
rapports entre le fantasme et l'origine, ce qui nous entraîne à comprendre les
toutes premières réactions de l'enfant, comme le fait d'ailleurs en permanence la
mère.

1. Celui-ci s'exprime par ses pleurs et ses cris, par la détente et le sourire. Il
apprend aussi à trouver une cause au déplaisir, au passage du plaisir à la souffrance
et vice versa. La recherche hallucinatoire du plaisir se transforme en fantasme
dans la mesure où progressivement le sens de la réalité s'établit, c'est-à-dire où le
fantasme est reconnu à la place d'une cause réelle perçue à partir des premiers
signifiants énigmatiques de démarcation relatifs à la mère. Les satisfactions substi-
tutives de l'auto-érotisme mettent en jeu dans le fantasme ces signifiants, ce qui
suppose que ceux-ci aient pu s'établir. En d'autres termes une attente confiante doit
être déjà possible pour anticiper une intervention bénéfique à condition d'être
reconnue extérieure. Nous sommes donc ici à la constitution d'une causalité sur
laquelle interfère le fantasme. En même temps une communication par les signifiants
analogiques existe, et l'enfant peut en prendre conscience.
2. Mais, pour que ce progrès, plus complexe que ne le dit ce bref résumé,
s'engage, il faut que la déréliction première ait été surmontée. Cela implique que
les signifiants se soient établis par une sélection ordonnée en fonction du plaisir,
permettant de laisser de côté, en dehors, un fonds de perceptions, suffisamment
inoffensives pour être retirées de toute excitation et pour assurer un « refoulement
originaire ». Parallèlement l'absence, ou le vide, ou le négatif, prennent consistance
de telle sorte qu'ils sont enregistrés par les signifiants eux-mêmes (donc renvoyant
au référent hors de portée perceptuelle), lesquels signifiants peuvent assurer une
communication « universelle» impliquant également un tiers quant à la mère, à
LES FANTASMES ORIGINAIRES

savoir, le père. Tout ceci exige donc que l'inconnu soit reçu dans une valeur
positive d'expectative et de découverte, le fantasme étant alors une prospection du
désir.
Ce contrôle possible de la déréliction première appartient à l'activité fantas-
matique. On n'a pas assez attiré l'attention sur ce versant de l'auto-érotisme ainsi
dans la succion du pouce on insiste le plus souvent sur la recherche d'un plaisir de
remplacement en oubliant qu'il y a également la maîtrise du manque, ainsi
reproduit, répété et prolongé dans la rencontre entre l'absence d'aliment, de sein,
et le trou de la bouche. Ce pouvoir masochiste s'attache donc aux deux versants,
de présence et d'absence, de plaisir et de déplaisir, qui se maintiennent dans le
fantasme.
Or l'impossibilité de surmonter la déréliction et la menace de l'inconnu donne
lieu à deux types d'arrêt grave dans le développement. Dans le premier, ni l'arrimage
aux signifiants ni le refoulement originaire servant de fond ne peuvent se construire
il en résulte une reviviscence de la déréliction qui se manifeste par des absences
mentales, des zones de vide ou d'obtusion qui chez l'enfant n'arrivent pas toujours
jusqu'à des crises de panique, et font les psychoses autistiques. Dans le second type,
la déréliction est prise en charge par les signifiants qui ne peuvent pas cependant
se composer entre eux et qui du fait de ce morcellement, ou de ce démantèlement,
restent énigmatiques et inquiétants, étranges d'expression pour l'observateur, fixés
et répétitifs, aussi bien dans leur potentiel de violence fondamentale, avec tendance
à l'acte par des courts-circuits de la pensée, que par leurs figures insolites parce
qu'isolées dans une dominance spatiale abstraite (sans doute à partir des signifiants
formels décrits par Didier Anzieu 1). On y verrait les caractères de la pensée
schizophrénique, des hallucinations et des délires.
3. Pour que les fantasmes puissent s'organiser, dans leur teneur destructive
aussi bien que dans leur force d'union, il faut donc que les signifiants puissent se
combiner entre eux comme potentiel inconscient tant métonymique que métaphorique,
ce potentiel étant propre effectivement à l'inconscient2 et au fantasme qui a pu
se constituer comme un scénario virtuel porteur du désir. Ici les signifiants sont à
la disposition de la pensée fantasmatique leur mise à l'écart par le refoulement
produit alors l'angoisse. En outre ils permettent dans l'après-coup une prise de sens
où les stratifications mémorielles des différentes expériences vécues dans le temps
surmontent le blocage énigmatique des premiers signifiants.
Mais la question qui se présente alors est celle des figures que l'on retrouve
avec les fantasmes originaires, c'est-à-dire des raisons qui font que, parmi la grande

1. Cf. D. Anzieu « Les signifiants formels et le Moi-Peau », dans Les enveloppes psychiques, Dunod,
1987, p. 1-22.
2. Cf. mon texte « La double potentialité de l'inconscient dans Psychanalyse à l'Université, 1990,
n°59, p. 3-12.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

variété des fantasmes personnels, certains, par leur constance paradigmatique,


témoignent d'une universalité.
Je désignerai dans cette organisation le passage d'une recherche de causalité
restreinte axée sur l'exigence de plaisir, écartant le déplaisir et la douleur, vers
une remontée aux origines pour trouver une réponse générale à ce qui persiste à
ne pas entrer dans cette causalité immédiate (passage de la faim au malheur de
vivre, par exemple), pour cerner et dominer ce qui reste impossible à atteindre
matériellement ou par la pensée l'inconnu est au cœur de l'originaire. On ne
soulignera jamais assez que toute quête de l'origine, à condition de la pousser assez
loin, bute toujours sur l'inconnu 1. Nous verrons donc que pour le sujet le fantasme
et pour la communauté le mythe viennent suppléer, par un scénario imaginaire,
dans l'illusion d'un savoir, à l'inaccessible de l'inconnu. C'est le désir qui dans la
pensée et le langage, dans leur mouvement et leur appel irréductible de sens, est
porté par l'objet de perspective que constitue le fantasme.
Il y a donc des constantes dans les relations entre l'enfant et son environnement
qui posent dès le départ de la vie d'énigmatiques questions quant à l'expérience
non encore acquise et quant aux interdits et aux prescriptions préalables, issus du
champ symbolique ambiant. Ici c'est une pensée de l'originaire qui se formule
progressivement à partir d'observations successives et de signifiants qui en émergent.
Cette remontée à l'origine est spécialement centrée sur le sexe parce que
domine l'universalité de l'interdit de l'inceste. Et il serait vain de se dissimuler les
raisons de cet état de choses cet interdit tient compte de la différence des
générations, c'est-à-dire de l'incapacité par défaut de maturation sexuelle de l'enfant
à accomplir l'acte sexuel, mais affirme la nécessité pour les deux sexes de s'éloigner
de la mère pour trouver un objet plus adéquat quant aux convergences vitales des
âges, à la sensualité, à la beauté, aux possibilités de procréation, enfin pour protéger
l'enfant d'une violence de séduction venant des adultes, et pour maintenir une loi
que symbolise la parole du père comme tiers.
Cette remontée à l'origine est particulière à chaque fantasme dans la réponse
« originaire » qu'il donne à l'inconnu dans la scène originaire, tenter de franchir
le secret du sexe dans le rapport et la procréation des parents; avec la castration,
le sacrifice et la menace sexuelle contre tout souhait ou toute tentative de meurtre
contre le père; avec la séduction, la compréhension des rapports, éclairés par une
initiation, entre l'amour et le sexe quant aux parents et aux adultes; enfin, avec le
retour au sein maternel, le repli régressif vers une protection en regard des conflits
et de la mort.
À ces quatre fantasmes qui, je le souligne, sont originaires parce qu'ils traitent
d'une remontée aux origines, pour y trouver une première transformation d'où

1. Voir à ce sujet le numéro 155 de Diogène (1991), « Des étoiles à la pensée », pour les mêmes
aboutissements à propos de l'origine dans les sciences.
LES FANTASMES ORIGINAIRES

découle tout le développement psycho-sexuel de l'être humain, il faudrait évidem-


ment rajouter trois autres formes voisines le roman familial, les théories sexuelles
des enfants, la bisexualité, et généralement le complexe d'Œdipe. On comprend
que je considère les fantasmes originaires comme se développant à partir de
recherches infantiles, et qu'ils sont tributaires du symbolique parental et des lois
de la société antérieurs à toute naissance. Or ce symbolique qui comprend aussi
les fonctions sociales des mythes, et ces lois qui régissent les quatre existentiaux
dans une visée que l'on peut espérer rationnelle, se soutiennent dans une métaphore
paternelle qui inclut et prend en charge l'inconnu.
4. Mais je poserai aussi que le fantasme est lui-même une cause originaire. Je
m'explique dans l'expérience à acquérir d'une causalité concernant le plaisir et
le déplaisir, la douleur, qui débouche sur la réalité, le fantasme s'insère comme
un pouvoir agissant selon le désir à ce titre il est comme toute-puissance de la
pensée en position originelle. Et je rappellerai qu'une des manifestations de cette
toute-puissance de la pensée, par une sorte de surenchère, consiste à maîtriser une
souffrance que l'on produit soi-même, à quoi s'emploie aussi le fantasme, jusque
dans le maintien de sa fragile autonomie. Le développement de la culpabilité et
du masochisme y a ses racines. Et, pour donner une première indication sur le
plan mythique, je dirai que le péché originel, outre son lien avec la révolte contre
le père, tient à cette toute-puissance qui se concentre sur le pouvoir de l'intention
et du fantasme, où la pensée vaut alors l'acte accompli.
Dans cette recherche d'une cause et d'une origine le fantasme est un puissant
moteur, un objet de perspective qui, se substituant à l'inconnu, active le désir à la
découverte d'une réalité qui en retour en abolira l'illusion. Le mythe socialement
a la même fonction.
En résumé je dirai que cette réflexion sur le fantasme originaire nous montre
qu'il ne s'agit point, comme Laplanche en a déjà récusé l'idée, d'un montage inné
ou phylogénétique, mais que nous avons plutôt à recueillir les premières apparitions
chez l'enfant d'une curiosité sexuelle, des théories qu'il met en jeu en fonction de
ce qu'il lui arrive de percevoir, et surtout du développement progressif de son sens
de la causalité. Dans cette enquête les travaux de Roiphe et Galenson sont fort
utiles 1. Il va sans dire que l'exploration de ce surgissement « originaire» se fait en
pratique à partir des souvenirs de l'adulte en analyse, où les premiers signifiants
énigmatiques, la curiosité qui en découle, les premières théories, les fantasmes
conscients, les fantasmes inconscients inférés à partir de comportements ou
d'idéations répétitives, sont successivement répertoriés quant à cette quête de
l'originaire.
En examinant maintenant les quatre fantasmes en cause, sachant la dominance
de l'un ou l'autre suivant le profil clinique en cause, il s'agira surtout de mettre

1. H. Roiphe et E. Galenson. La naissance de l'identité sexuelle (1981), P.U.F., 1987.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

en évidence les rapports entre fantasmes et mythes, en tenant compte de leur


constante réciprocité, mais aussi des effets tant positifs que négatifs qu'ils ont sur
le développement mental et culturel'. L'importance du mythe tient à ce travail
qu'accomplit l'enfant dans son accès à la connaissance. Pour Jean-Paul Valabrega
« Le mythe d'un côté et, sur l'autre versant, la remontée aux origines ne sont que
deux expressions, versions, traductions, transcriptions, transpositions comme on
voudra de la même exigence explicative, ascendante ou descendante, et d'un
désir unique celui de la connaissance, qu'il faut entendre et écrire co-naissance,
selon cette affinité, cette appétition des sources qui en constitue le principe. Tout
mythe se rapporte à l'origine. Toute question d'origine ne saurait ouvrir que sur
un mythe.»
Enfin j'ajouterai que par mythe je propose d'entendre un récit originaire et
souvent révélé qui a valeur exemplaire dans le soutien des idéaux, principalement
religieux, pour une communauté dont l'union se renforce par le partage des
fantasmes individuels, le plus souvent inconscients, que draine ce mythe.

Scène originaire. Pro-création

Avec la scène originaire la curiosité sexuelle est à la fois dans la proximité,


affective et spatiale, du couple parental et dans un interdit majeur. De sorte
que, bien souvent, l'évocation de cette scène se réduit à n'être qu'une incongruité,
peu imaginable ou produisant le dégoût. Il n'en demeure pas moins que les
souvenirs de l'avoir perçue, le plus fréquemment par voie auditive (il est même
invoqué parfois une appréhension initiale dans le ventre maternel d'un coït
parental), ou par quelque représentation fragmentaire visuelle et connexe à l'acte,
fortement énigmatique, existent, comme Freud l'avait constaté à la base de ses
découvertes sur ce fantasme originaire. Par ailleurs tout rapport sexuel animal
auquel l'enfant a l'occasion d'assister (d'où l'emprise des positions a tergo) ou
toute allusion, le baiser au cinéma, un tableau, Léda et le cygne par exemple,
et sur un plan plus abstrait une bipolarité, peuvent par association suggérer la
scène. C'est l'élaboration de ces matériaux qui permet de la reconstituer comme
fantasme inconscient dans ses différentes modalités, de sadisme du père, de
pénétration destructrice, ou de castration subie par lui, de masochisme, de
position inversée. Le sujet peut encore rester un observateur extérieur, ou être
actif, troubler la scène, ou s'identifier à l'un ou l'autre des partenaires ou aux
deux, à moins qu'il ne s'efforce de les séparer.
Il faut bien concevoir qu'au-delà d'une scène extemporanée que l'enfant a pu

1. Ainsi pour J.-P. Valabrega, « Le sens du sujet, sa vérité, se trouvent dans le mythe et nulle part
ailleurs »; cf. Phantasme, mythe, corps et sens. Une théorie psychanalytique de la connaissance, Payot,
1980, p. 42 et 52.
LES FANTASMES ORIGINAIRES

partiellement observer, ou fantasmer dans un scénario précis qui pourra se maintenir


jusqu'à l'âge adulte, se profile le rapport sexuel qui est à l'origine de la naissance du
sujet lui-même. En cela se découvrent avec insistance des questions sur la procréation
(« d'où venons-nous? »), sur l'acte sexuel accompli par les parents, sur les raisons,
le plaisir qui y conduisent. Et cette « génération» peut remonter, dans un parcours
qui déploie les filiations, jusqu'à se perdre inéluctablement dans le passé. J'insisterai
donc sur l'impossibilité de l'observation de la scène primitive, quand on reconnaît
son antériorité postulée par rapport à la vie du sujet en fonction de cette causalité
sexuelle qui cherche une origine aux lignées elles-mêmes. Certes ici l'inconnu est
infranchissable quant à assister à la scène procréatrice des parents, pour l'enfant
en descendant vers lui, ou en remontant vers la succession parentale. Face à cette
impossibilité, donc à cet inconnu, certaines réactions typiques sont identifiées au
cours de l'analyse.
Déjà le fantasme lui-même peut être, comme je l'ai indiqué, refusé ou refoulé
du fait des interdits. Mais un autre mode d'effacement provient d'un rejet à l'égard
des parents dans l'organisation narcissique, être le produit de leur coït est
inacceptable, à moins qu'une toute-puissante illusion imagine l'avoir surveillé
entièrement, voire suscité. Outre le fantasme d'auto-engendrement qui se manifeste
surtout sur le plan intellectuel et culturel, on connaît aussi les deux formes que
prend le roman familial (depuis la description de Freud en 19091) selon que
justement le rapport sexuel est admis pour la mère, le père seul étant remplacé
par un géniteur important socialement, ou que, hors de toute activité sexuelle,
l'enfant prétendant être trouvé et adopté, les deux parents inconnus sont imaginés,
comme pour le mythe relatif à la naissance du héros étudié par Rank, de noble
origine. Nous retrouverons tout à l'heure des thèmes mégalomaniaques voisins.
Mais l'élaboration du fantasme, notamment au cours de l'analyse, permet de
saisir une singulière articulation entre ce qui est imaginé et l'activité mentale elle-
même la condensation entre la production sexuelle et celle de la pensée,
effectivement déjà dans le fantasme, dit bien les passages possibles. La conception
est à la fois l'acte par lequel l'enfant vient à la vie, la faculté de compréhension,
et le produit de l'intellect, l'idée réfléchie. De même la pro-création devient la
métaphore préparatoire et stimulante de toute création, du sentiment ou de l'illusion
d'une expression tout à fait personnelle, en cela originale, ou d'un travail, d'une
réalisation spontanée qui offrent à la société un progrès ou un plaisir esthétique.
C'est en fait cette curiosité sexuelle infantile, élargie et sublimée, qui sert d'abord
de support à une exploration quasi transgressive.
Que l'inconnu soit reçu dans cette recherche entraîne ou bien le repli dans
le fantasme prolongé, ou bien une transposition dans le champ du mythe où
l'alliance sociale offre les moyens d'une recherche efficace dans un autre secteur

1. S. Freud, « Le roman familial des névrosés dans Névrose, psychose et perversion, P.U.F., 1973.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

du champ culturel. Ici les lois symboliques structurent la généalogie, réglée par la
métaphore du Nom du Père, dans les sociétés qui sont toujours patrilinéaires. Ce
que la scène originaire relance continûment est plus que l'acte sexuel en général,
mais celui des parents, dans cette procréation de soi-même, et qu'elle rassemble
dans sa représentation.
Or dans l'analyse le travail sur le fantasme inconscient, en le faisant passer à
la conscience, en révélant son illusion, s'appuie sur les chaînes métonymiques dont
la cohérence assure la permanence de la réalité, les butées de l'inconnu, mais aussi
dégage les repères métaphoriques que portent les mythes toujours actifs, mais aussi
les lois et les idéaux collectifs.
Il ne suffit pas pour cela de simplement mettre en évidence la scène originaire,
parfois d'une manière toute systématique, pour s'imaginer, comme certains, que
cette élaboration métonymique et métaphorique s'est accomplie. Il y aurait là une
participation au fantasme même de l'analysant, où la copulation serait psychana-
lytique, soutenue par quelque fantasme de pénétration et de fécondation'. La
perlaboration, au contraire, devrait permettre de se défaire de ces illusions qui
marquent le transfert et montrer les fils métonymiques qui relient le fantasme à
des créations concrètes, spécialement dans les arts et la culture, qui animent la
pensée non seulement de ceux qui les réalisent mais de ceux qui les reçoivent. La
métaphore virtuelle, inconsciente, de la scène originaire, créative, peut alors se
déployer, dans le sens d'une jubilation de réunion mentale, aussi bien que dans les
idéaux partagés.
Il ne faut pas oublier cependant que cette scène, par le fait même qu'elle se
heurte à l'impossibilité de l'observation, voire à l'inanité de toute identification
projective, contient aussi la virtualité d'un effacement des représentations, voire
d'un anéantissement qui peut entrer en résonance avec la déréliction première.
J'avais décrit jadis 2, à partir de l'observation de Freud sur un cas de paranoïa
allant à l'encontre de la théorie psychanalytique 3, le rôle de la scène primitive
dans les « moments féconds » de la paranoïa, par une activation de la violence
qu'elle met en cause, résultant d'un blocage des identifications positives, et par une
prolifération des métaphores délirantes comme pente inventive.
Et c'est dans la même orientation de la « créativité » de la scène originaire
que j'ai pu suivre, dans un texte ultérieur 4, les formes génératives de la paranoïa
concernant la croyance à des successions délirantes, dans les cas typiques de délire

1. F. Gantheret, « L'originaire la métaphore inaccomplie », dans Psychanalyse à l'Université, 1989,


n° 55, p. 29-48.
2. « Paranoïa et scène primitive » (1963), dans Essais sur le symbolique, Gallimard, 1969.
3. S. Freud,« Communication d'un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique », 1915,
Œuvres complètes, XIII, p. 305-318.
4. « Le père dans le système génératif de la paranoïa » (1980), dans Éléments de l'interprétation,
Gallimard, 1985.
LES FANTASMES ORIGINAIRES

de filiation, lorsque l'imago maternelle, phallique, distincte du Père Idéalisé, est


établie, à quoi s'opposent les formes autarciques mégalomaniaques, et les formes
dé-génératives, destructives, quand cette imago se confond avec celle du Père
Idéalisé ou la supplante.

Les mythes qui répondent dans le monothéisme à la scène originaire se


trouvent au complet, d'une manière inaugurale, au tout début de la Genèse, avec
la différence sexuelle, les interdits et la menace de mort, et surtout avec l'irrépressible
aspiration à la connaissance. Le Dieu originel et éternel en créant le monde
instaure les séparations, les différences bipolaires entre le jour et la nuit, les cieux
et la terre, avec les végétaux et les animaux appelés à se multiplier, et l'homme
enfin placé dans le jardin d'Éden où, dans ce lieu merveilleux tout lui était soumis
et où il ne pouvait mourir. Mais s'imposait un interdit majeur manger du fruit
de l'arbre dit « de la connaissance du bien et du mal » entraînait la mort. Ensuite
vint la création de la femme, faite de la chair et des os de l'homme. La différence
des sexes et le premier couple étaient ainsi créés. Mais après la « séduction» de la
femme par le serpent, ils goûtent au fruit défendu, ce qui leur donne un savoir
du bien et du mal et une culpabilité sexuelle à l'égard de la nudité. Les sanctions
divines interviennent alors l'enfantement dans la douleur pour la femme, la peine
du travail pour l'homme, et la mort (« tu es poussière et tu retourneras dans la
poussière », Gen. 3,19). Tous deux à partir de là sont nommés, Adam appelle sa
femme Ève. Et Dieu les chasse de l'Éden car il redoute que l'homme, il faut le
souligner, ne l'égale en mangeant à nouveau du fruit de la connaissance, ce qui
le ferait vivre éternellement (Gen. 3,22-23). Le premier couple donna la vie à Caïn
puis à Abel on connaît les termes qui relatent la première copulation (Gen. 4,1)
« L'homme connut Ève sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn et dit J'ai
procréé un homme, avec le Seigneur. » Chouraqui traduit plus précisément
« Adam pénètre Hava, sa femme. Enceinte, elle enfante Caïn. Elle dit J'ai eu
un homme avec IHVH. Et s'ensuivit la succession des générations, relatée par
celles des noms, continuant dans le Nouveau Testament jusqu'à Joseph, le père
nourricier du Christ, par Abraham, David et Salomon en trois fois quatorze
générations» (Mat. 1,1-17).
Ainsi voyons-nous à l'orée de toute la révélation biblique la même configuration,
les mêmes réponses, contenues dans le mythe, que dans la scène originaire la
remontée à l'origine est d'emblée située; elle est celle de la création par une série
de différences qui préfigurent celle des sexes; elle converge vers le couple originel
et la première union sexuelle, la première procréation, ayant dû franchir l'interdit
de Dieu, image toute-puissante du Père Idéalisé. Mais surtout ce qu'il y a de plus
remarquable dans cette correspondance avec le mythe c'est l'enjeu de la connaissance
qui se dégage dans cette rétrogression, s'imposant au premier couple, comme à
nous-mêmes puisque nous sommes tous issus de ces parents originels, par une
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

traversée obligée de la question sexuelle. La curiosité, en l'occurrence, soulignons-


le, de la femme, il est vrai abusée par le serpent démoniaque, aurait comme objectif
ultime l'immortalité. Il y a donc, par le renvoi hors du paradis, une limite tracée
à cette connaissance, un inconnu qui est imposé à l'homme, à la fois invincible et
offert à sa convoitise pour l'avenir.
Enfin les généalogies prennent racines dans cette originelle procréation. Tous
les trois monothéismes se réfèrent à ce texte biblique, perpétuant cette succession.
Mais le christianisme se fixe au modèle du roman familial àla Vierge Marie est
donné un enfant divin qui n'aura pas de descendance par la chair. En conséquence
il n'y a plus prolongation de la lignée qui s'arrête à Joseph la grande mutation
avec le Christ est celle d'une filiation spirituelle qui donne au christianisme sa
force d'expansion, de conversion sur le modèle de saint Paul, et de conquête.
Si les monothéismes restent fidèles à la structure patriarcale avec un Dieu
démiurge, la mythologie grecque pose initialement une divinité féminine, Gaïa, la
terre, qui procrée seule le ciel masculin, Ouranos, avec lequel elle engendrera les
dieux et aussi, avec d'autres de ses enfants, les monstres.
Mais qu'il s'agisse du fantasme de la scène originaire ou du mythe qui lui
correspond il apparaît avec évidence que la pensée y condense, potentiellement
pour le premier, et d'une manière manifeste pour le second, cette quête de la
cause et de l'origine qui par les idéaux impliqués mène vers la découverte et
l'invention. La métaphore poétique, celle de tout art, en est le fruit. L'hiérogamie
devient l'image fécondante de cette oscillation métaphoro-métonymique qui sur-
monte l'inconnu des origines infinies.

« Elle est retrouvée. Quoi ? L'éternité.


C'est la mer allée
Avec le soleil. »
(Rimbaud, L'éternité)

Mais il y a lieu de défaire l'inflation des théories qui portent aux nues la
« créativité » en exploitant l'illusion, même chez les thérapeutes, d'un espoir
fantasmatique en mal de création. Plutôt qu'une mégalomanie réactive on devrait
y voir une solution de facilité qui ne se libère pas, même dans la cure, de ce
fantasme, hors de la réalité et des structures symboliques où sont mises à l'épreuve
les expériences.

Castration. Sacrifice

Avec le complexe de castration les signifiants énigmatiques relatifs à la


différence sexuelle sont exploités pour résoudre par une remontée originelle la
violence fondamentale.
LES FANTASMES ORIGINAIRES

Comme j'ai eu l'occasion de l'exposer au Colloque de Monaco de 1990'sur


le Père, on ne saurait éluder la psychogenèse chez l'enfant du fantasme de castration.
La construction tient surtout compte de ses réactions propres derechef à l'égard
de la déréliction la toute-puissance des pensées prend son expansion masochiste
dans la demande d'amour s'adressant à la mère et pour provoquer cet amour,
sacrifice est fait du sexe, dans sa fonction de plaisir encore en attente, et dans la
mesure même où il est cerné par les interdits et les désirs énigmatiques maternels.
Le père vient à point comme tiers pour focaliser et prendre sur lui cette lourde
charge sacrificielle, renforcée par tous les fantasmes de castration chez la fille et
chez le garçon comme menace ou comme fait accompli le père qui sépare de la
mère devient alors la cible des désirs de destruction, et en retour, l'agent des
violences et de la castration en question.
On voit alors l'articulation entre la destruction, l'anéantissement, la mort, et
la castration, celle-ci étant considérée comme un moindre mal qui, en outre, par
la soumission qui l'accompagne, est apte à obtenir, au-delà des besoins, l'amour.
Ce pouvoir paternel absolu, attribuable au Père Réel dès lors qu'il est idéalisé,
lié à la castration, ne sera ramené, de Père Idéalisé, aux dimensions du fantasme
que par le dégagement du Père Symbolique, en tant que Père Mort, mais libéré
de ces violences de rétorsion; il peut aussi être renvoyé au Père Idéalisé mythique
des idéologies et des religions qui se distingue du Père Réel.
Dans tout ce scénario, la castration vient détourner tous les affrontements
violents, réels ou imaginaires, dont l'aboutissement serait la destruction, de soi en
rappel de la déréliction, ou de l'autre.
Ce qui est évidemment au cœur de tous les fantasmes de castration est le
souhait de mort, le meurtre du père.
L'évolution dans la cure ne peut faire l'économie de cette confrontation entre
la castration et la mort, pour démonter la solution fantasmatique, et pour accéder
à la finitude, celle d'une réalité quant à la mort, comme à celle qui résulte des lois
symboliques dont la fonction est de régler la violence. L'inconnu de la différence
des sexes, de l'autre sexe, loin de n'être qu'un repoussoir à la portée des fantasmes,
devient le moteur même du désir et de l'amour.

Mais c'est sur le plan du mythe que se dévoilent encore mieux les enchaînements
fantasmatiques qui ont pris forme dans l'enfance. Le mythe est particulièrement
précieux dans ce champ pour éclairer ce rapport fondamental entre la mort et la
castration. Je rappellerai quelques points développés ailleurs 2.
Une des orientations les plus fondamentales données par Freud et par Reik,

1. Cf. mon texte « La castration quant au père », dans Journal de la Psychanalyse de l'enfant La
fonction paternelle, 1992, n° 11, p. 159-202.
2. Cf. mon livre Le sacrifice. Repères psychanalytiques, P.U.F., 1987.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

et sans laquelle cette question reste sans cesse obscure, est qu'à la base de ces
constructions se trouve le désir de vaincre, de faire disparaître, de tuer le père. Il
faut ici percevoir les enchaînements successifs, mais dans les deux sens entre le
père et le fils. D'une manière générale ils caractérisent l'exercice d'un pouvoir
autocrate et la soumission qu'il exige.
Le schéma est du côté du fils le souhait de mort à l'égard du père; la
culpabilité consécutive; le sacrifice castrateur; la soumission et le respect dans la
mémoire d'une tradition à continuer. Mais initialement, je le répète, une violence
première de l'enfant contre ce qui s'oppose à son plaisir, se retourne sur lui-même,
comme toute-puissance de la pensée et pouvoir sur le mal, et sacrifice sexuel, avec
en même temps une demande d'amour s'adressant à la mère.
Du côté du père le profil comporte une autorité qui tue et qui demande tous
les sacrifices en échange de son appui et de sa protection, celui de la vie jusque
dans la descendance, preuve que l'on admet la rigueur du pouvoir; l'écart des
générations se manifeste par l'interdit de l'inceste sa transgression implique, ainsi
que tout souhait de mort pour le père, la mort du fils; mais par une grâce de
l'autorité, systématiquement accordée pour être cependant une menace permanente
et un rappel à l'ordre contre toute révolte, cette mort est commuée en une
castration.
Cette cascade de sévices qui nourrit les fantasmes de castration s'organise dans
le mythe pour venir étayer toute autorité, serait-elle celle du symbolique et de la
Loi qui ordonnent la marche du désir face à l'inconnu, c'est-à-dire face à l'état de
fait, à admettre sans pourquoi, de la différence sexuelle et des générations.
La Bible illustre ce déploiement mythique de la castration. Qu'il y ait une
menace de l'homme que Dieu lui-même redoute, on l'a vu, quand Adam et Ève
sont chassés du paradis (Gen. 3,22). On la retrouve au moment de la tour de Babel
(Gen. 11,6-7).
Mais ce sont les deux temps de l'Alliance qui ont fondé les trois monothéismes
abrahamiques. Le premier est l'instauration de la circoncision Dieu s'engage à
protéger, perpétuer et multiplier la descendance d'Abraham (ainsi nommé alors
comme père de la multitude), donc à ne pas la détruire dans la mesure où elle
accepte l'Alliance, sa loi morale, et ce que Dieu exige alors, la circoncision
(Gen. 17,1-14).
Freud a, parmi toutes les interprétations, y compris celles des psychanalystes
qui l'ont suivi, montré, depuis Totem et tabou, et jusqu'à Y Abrégé de psychanalyse
le sens profond de ce rituel il vient en place d'une castration réelle que Dieu
aurait pu accomplir, venant remplacer une mise à mort humaine, même de l'enfant
innocent, mais porteur d'un souhait de mort originel. Il s'agit bien, sans abus de
mots, d'une castration symbolique.
Le deuxième temps de l'Alliance est le sacrifice d'Isaac (Gen. 22,1-24). Dieu
demande en « holocauste » (« en montée ») à Abraham le fils unique qu'il lui avait
LES FANTASMES ORIGINAIRES

donné par Sara. C'était exiger l'effacement de sa descendance. Abraham obéit mais
Dieu fait arrêter son bras, satisfait de cette soumission confiante l'Alliance est
alors redoublée par la promesse d'une postérité innombrable, et d'un pouvoir sur
les ennemis.
Mais dans ce sacrifice, qui d'ailleurs n'est pas accompli, le répondant du
meurtre du père ne figure en aucune manière, il reste virtuel, et maintenu
inconscient du fait même qu'il y a soumission d'Abraham mais surtout que la mise
à mort est arrêtée au dernier instant.
L'Alliance est donc bâtie sur le sacrifice qui donne par après coup son sens à
la circoncision.
Avec le christianisme le sacrifice réalisé devient la figure centrale la mise à
mort de Dieu fait homme. Du coup se révèle le véritable centre du mythe le
meurtre du Père Idéalisé. Cependant si c'est indéniablement Dieu qui est tué, de
par l'incidence de la Trinité, le Christ, deuxième Personne en tant que Fils, souffre
seul la crucifixion. Et il ressuscite dans la gloire au troisième jour.
Cette mise au jour du sacrifice accompli ne nécessite plus les déplacements
de la castration et de la circoncision. À nouveau la sagacité de Freud, dans L'homme
Moise et la religion monothéiste, ne s'y est point trompée elle a reconnu dans le
mythe chrétien le rapprochement du centre fantasmatique essentiel qu'accomplit
la représentation sans restriction, sans le refoulement mythique antérieur, du
meurtre portant effectivement sur la personne du fils, qui est toutefois, dans l'unité
trinitaire, Dieu. Et l'opération est définitivement prise en charge par Dieu lui-
même qui offre son fils, libérant ainsi, comme d'ailleurs dans le judaïsme, la cellule
sacrificielle d'une culpabilité accablante, uniquement humaine. Mais on ne négligera
pas le fait que l'abolition de la circoncision a abouti, du moins dans le catholicisme,
aux plus strictes restrictions sexuelles, comme par une sorte de compensation,
accrue par l'aura du sacrifice vital, et toutefois, il faut le souligner, comme choix
délibéré, nullement imposé, réservé au clergé.
Je ne reprendrai pas ici les fonctions du sacrifice selon les trois monothéismes.
Je retiendrai seulement que l'alliance que scellent ces mythes comporte un traitement
de la culpabilité d'une grande subtilité par des conduites sacrificielles sur le modèle
de la victime émissaire (le Christ notamment), une régulation de la violence à
l'intérieur de la communauté mais défléchie vers l'extérieur, et le sens du combat
et de la conquête militaire par le sacrifice même de la vie. En outre on reconnaîtra
dans les dogmes révélés une acceptation qui, par le sacrifice de la raison, peut être
comprise comme une paranoïa collective. Enfin la relation père/fils soude la
généalogie par une victoire sur la mort, acceptée et surmontée dans le sacrifice.
L'Islam qui reprend la circoncision, mais sans une valeur fondatrice de
l'alliance, et à un âge qui en fait un rite de passage initiatique imposé et
douloureusement éprouvé avec courage, venant après le judaïsme et le christianisme,
exalte le sacrifice tant dans la fête annuelle du mouton (kurban) que lors du
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

pèlerinage à La Mecque et alors dans une référence majeure à Abraham et Ismaël.


Le sacrifice de la vie s'inscrit en conséquence dans un idéal militaire de conquête
qui a donné pendant des siècles les assises de l'empire ottoman, et pour lequel la
mort au combat assurait le paradis.
La confrontation du fantasme originaire de castration et du mythe sacrificiel,
dans une interaction particulièrement forte, permet de mettre en évidence les
avantages individuels et sociaux dans la réglementation de la violence, depuis
l'affrontement entre les générations et dans les liens sexuels, pour l'établissement
d'une justice.
Les inconvénients du système sont le développement du masochisme et
l'exploitation de la culpabilité obsessionnelle.
Car, l'originaire ici en cause rejoint l'inconnu de la violence originelle, celle
qui détruit aveuglément, celle qui tue, mais aussi qui se retourne sur soi. On dirait
la pulsion de mort. Des mythes et des lois le désir émerge pour gagner sur cet
inconnu.

Séduction. Révélation

Parmi les fantasmes originaires que nous examinons, la séduction a une place
à part. On pressent qu'elle dirige l'activité de l'enfant dès la naissance, effectivement
parce que l'on ne peut l'imaginer sans une interdépendance continuelle par où se
conforte et s'anime le développement. Mais de plus elle touche la pensée et les
modes de communication et par là elle est au fondement de toute exploration y
compris celle que nous poursuivons sur l'activité psychique.
À la suite des travaux de Laplanche on peut distinguer trois ordres de faits'.
C'est d'abord le fantasme lui-même de séduction dont on connaît la fréquence,
dans le cadre du complexe d'Œdipe. La relation transférentielle en montre les
ressorts chez la femme sous la forme du désir et du fantasme de viol ou d'une
violence infligée, sexuelle ou non, à partir du père, et chez l'homme comme une
initiation parfois recherchée auprès d'une femme « expérimentée », telle la prosti-
tuée, image inversée de la mère. D'une manière générale, toutes les manœuvres
de séductions, actives ou passives, peuvent renvoyer à l'un ou l'autre des parents.
Les souvenirs de l'enfance, dans ce qu'ils ramènent de signifiants analogiques qui
font énigme, sont fréquemment interprétés après coup comme des preuves de cette
séduction venant de l'enfant il ne reste le plus souvent que des attitudes ambiguës
ou qu'un vague reflet d'intentions imprécises et qui ne trouvent pas de répondant;
venant de l'adulte, l'enfant reçoit un message énigmatique quant à ses repères,

1. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, P.U.F., 1987.


LES FANTASMES ORIGINAIRES

passion contre tendresse comme disait Ferenczi, mais aussi invitation à plus de
découverte.
Deuxième point, il y a certes des séductions réelles, nécessairement interactives,
entre enfants le plus souvent, parfois entre adultes et enfants, à des degrés divers
allant d'une potentialité psychologique à des actes interdits. Cette réalité, incon-
testable, mordance les constructions fantasmatiques par le court-circuit qu'elle crée.
Or chez l'adulte pervers la transgression réactive ses fantasmes d'enfant qu'il peut
alors mettre en acte dans un jeu spéculaire.
Mais c'est sous un troisième angle que la séduction révèle son originaire
fondamental. La longue maturation de l'enfant le met dans un état de dépendance
où s'intriquent trois champs en attente de satisfaction et de progrès où la réalité
et les interdits servent de frein
L'immaturité physique accuse le caractère impérieux des besoins et partant
l'appel à la mère. L'enfant est à la merci de l'adulte, de sa force, de ses traits
psychologiques, de sa pathologie les messages relatifs au plaisir/déplaisir qui
peuvent être émis en double entrave accroissent le caractère énigmatique des
signifiants en voie de constitution.
-L'immaturité mentale est progressivement dépassée par la prise en compte
du principe de réalité, ce qui suppose différentes activités psychiques (attention,
concentration, mémoire) et surtout l'acquisition de la langue, permettant la
communication, tant sur le plan analogique que digital, selon les codes des parents,
avec les vérifications de cohérence métonymique et la dynamique métaphorique.
Là encore la dépendance est grande.
Enfin l'immaturité sexuelle rend par elle-même difficilement compréhensible
ce qui, pressenti chez l'adulte, n'est vraiment expérimenté, dans le corps, sa
physiologie, qu'avec un retard certain par rapport aux deux développements
précédents, d'autant qu'ils sont moins rigoureusement interdits. De plus les défenses
de la mère, ses propres incertitudes sexuelles venant de ses refoulements rendent
ses messages spécialement énigmatiques Laplanche l'a spécialement relevé comme
une détermination originelle et influent sur les signifiants en voie d'organisation
de l'enfant et les prolongent dans leur inertie ambiguë.
La séduction dès lors est à comprendre comme cet appel au(x) sens par le
désir et la quête de l'Autre dans l'éros, ou plutôt dans l'amour. L'inconnu, si la
déréliction et la haine n'en brouillent pas l'accès, est celui d'une connaissance (que
Bion a mis en relief comme catégorie fonctionnelle) prise dans le corps et l'esprit,
dans la relation à l'autre.
Nous placerons donc la demande d'amour comme l'intermédiaire indispensable
entre le besoin et le désir. Elle engage dans la relation de progression avec la mère
et avec l'adulte, où la découverte, la compréhension, voire la révélation, deviennent
plaisir répondant chez ces derniers au plaisir de l'éducation, pour une transmission
des idéaux.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

La demande d'amour va de pair avec les idéalisations et les identifications


dont on retrouve les effets dans le transfert analytique. Mais elle offre en retour
des sacrifices quant au plaisir immédiat attendu, comme nous l'avons vu, pour se
plier aux directives de l'adulte. On ne niera pas la valeur sémantique de corruption,
comme manière d'attirer à l'écart des usages admis, qui s'attache à la séduction
sans doute, plus généralement que des conduites perverses, faut-il y voir les moyens
de falsifier les récompenses et les punitions, par leur abus, ou leur discordance,
servant les intérêts égoïstes immédiats des parents, comme pour forcer l'obéissance
sinon l'amour.

Sur le plan du mythe nous atteignons une caractéristique importante des


religions. Tous les monothéismes se présentent comme une révélation. Le savoir
extraordinaire qui est recueilli dans le Livre sacré est une transmission originaire
faite par Dieu lui-même. Cette révélation qui défie la raison est une affaire
d'amour en effet, c'est parce que Dieu aime le peuple qu'il a choisi et distingué
des autres peuples, qu'il attend de lui un amour devant se manifester par une
conduite morale, une soumission à sa loi.
La Bible est inspirée Dieu parle aux hommes, à Abraham, à Moïse, aux
prophètes. La Bonne Nouvelle est annoncée par le Christ, par sa parole, recueillie
dans le récit des évangélistes. Le Coran transcrit les dits de Mohammed qui lui-
même est entraîné dans un voyage céleste.
Ces livres deviennent en des langues sacrées, l'hébreu, le grec et le latin,
l'arabe, le corpus d'un savoir intangible réglant toute la vie du croyant.
Or cette Révélation qui dépasse toute logique dans la communication avec
Dieu, dans une relation où les représentations mentales peuvent être interprétées
comme des idoles', où les mystères sont affirmés comme tels dans le christianisme,
celui de l'Incarnation, de la Trinité, par exemple, exige un sacrifice de la raison,
qui témoigne d'un amour où les fidèles s'identifient dans l'alliance.
Cet amour qui traverse la séduction, affirme l'élection, hors du commun, des
fidèles; il est ancré dans la formule «Je l'aime/11 m'aime» que Freud mettait au
centre de l'organisation paranoïaque et qu'il considérait (dans Psychopathologie de
la vie quotidienne) à la base des superstitions, des mythes et des légendes. Cette
paranoïa collective, liée aux croyances dogmatiques (alors que l'organisation
obsessionnelle appartient aux rituels) a l'avantage de canaliser les tendances
mélancoliques (paranoïa « rentrée », ai-je dit jadis) et les forclusions individuelles
paranoïaques vers les réalisations collectives de la communauté ainsi construite.
On connaît aussi ces séductions spirituelles des mystiques où l'amour suit un
chemin de souffrance apophatique vers l'illumination. Certaines scènes illustrent

1. Cf. mon texte, « Idoles matérielles. Idoles de mots », dans L'idolâtrie. Rencontres de l'École du
Louvre, La documentation française, 1990, p. 251-265.
LES FANTASMES ORIGINAIRES

ces rencontres divines dont la portée métaphorique n'épuise pas le mystère Jacob
en lutte avec l'ange; les pèlerins d'Emmaüs; la conversion de saint Paul. Le
dessillement est le produit de cette séduction d'amour qui culmine dans la surprise
de la révélation. Ce n'est pas un hasard si ces moments ont été représentés par
des chefs-d'œuvre Rembrandt pour le premier; lui encore, ou Véronèse, Maurice
Denis, pour l'admirable renversement de l'émotion reconnaissante à Emmaüs;
Signorelli, le Caravage pour le troisième. C'est vraiment de cet écart premier, de
cette fragilité des signifiants énigmatiques que, grâce à cette séduction qui fait
l'amour, advient l'inspiration, avec son emprise métaphorique. L'art est la commu-
nication de cette sensibilité dans la pensée et les sens. Mais toute découverte suit
de tels cheminements.
Ces mythes de révélation s'ils sont certes la charpente de toute tradition qui
se transmet, n'écartent pas chez le fidèle un travail intérieur de compréhension et
d'invention; ils y contribuent puissamment.
Bien sûr, on devine les aspects négatifs telles les dépendances surmoïques,
les proliférations paranoïaques, ou plus simplement les séductions spirituelles des
meneurs idéalisés.
Pour clore les confrontations de ce troisième système, je dirai que le mythe
se donne ici par la révélation comme une solution au travail de connaissance, long
et laborieux, mais pouvant être dans ses plus heureuses occurrences une compré-
hension inspirée. L'inconnu irréductible est celui-là même que le réel ne livre
jamais mais l'inconnu connaissable est une limite du savoir, dont la conquête,
comme l'enfant l'expérimente, passe par les signifiants et le langage qui assurent
la relation, la communication avec l'autre, dans une mutuelle reconnaissance autour
de la séduction et de l'amour. L'originaire est cet inconnu abordé par l'expérience
où la sexualité non seulement concrétise la trajectoire du désir, mais sert aussi aux
conjonctions métaphoriques pour la sublimation des idéaux.
L'inconnu se révèle comme moteur de l'inspiration, de la découverte, de la
connaissance. Le fantasme originaire de séduction en remet toute l'incitation
première à la puissance de la mère ou de l'autre.

Retour au sein maternel. Mort. Immortalité

L'originaire est manifeste dans le fantasme de retour au sein maternel. Voyons


cela de plus près. La théorie psychanalytique en a largement diffusé les représen-
tations par le concept de contenant. Une des évocations les plus courantes est que
le séjour intra-utérin assure le plus bienheureux des états. De prime abord on
rencontre le plaisir de la tendresse protectrice qui embrasse, au sens d'être pris
mais aussi de prendre dans les bras, que connaissent l'enfant et la mère, et ceux
qui s'aiment sensuellement, et dont les vieillards solitaires se souviennent avec
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

nostalgie. De même les lieux propices et les demeures familières, le lit accueillant,
les milieux amicaux sont des contenants bénéfiques. Mais le retour au sein
maternel ? On le présente comme un accès à la plus parfaite béatitude le fœtus
y est bien venu à terme, certes sans soucis, sans problèmes. Cette passivité absolue,
cette absence de conscience, même s'il y a une faible perception auditive et
proprioceptive, est très loin des plaisirs de l'existence avec son dynamisme, ses
relations et ses explorations. Elle fait plutôt penser au sommeil sans rêves, dans
l'assurance d'un réveil. Et le bonheur dans le ventre maternel n'est tant prisé que
parce qu'il correspond à ce qui prime alors, c'est-à-dire à une abolition des
vicissitudes de l'existence par un retour, c'est-à-dire par un repli au passé. Or, il
est indissociable cependant d'une première délivrance, pour la mère, mais aussi
pour l'enfant si l'on en croit Donald Meltzer qui décrit la naissance comme un
envahissement perceptuel merveilleux. Par ailleurs les fantasmes répertoriés par
les kleiniens sont chargés d'une grande agressivité à l'égard des autres contenus,
pénis du père ou fratrie ennemie, comme d'un réduit infernal.
Le retour au sein maternel fait donc abstraction de ces considérations pour
ne se souvenir que des peines de la vie, et pour s'en débarrasser dans une paix
totale sans conflits, sans s'arrêter toutefois à la fadeur et à l'ennui d'un tel état.
Mais c'est aussi l'attente possible d'une nouvelle naissance.
On en rapprochera les aspirations à une profondeur, un enfouissement, vers
l'obscurité, le silence et le calme, vers les tréfonds, représentés par la descente
dans des souterrains ou des labyrinthes, et dans les matières chtoniennes. La terre
est un contenu maternel définitif. Sa poussière est l'aboutissement à une commune
pérennité.
On voit donc que les découragements, les déceptions et les regrets mobilisent
ces fantasmes de retour au sein maternel, comme une protection absolue qui porte
en elle, cependant, dans cet attrait pour l'originel, une attente de naissance nouvelle.
Or la réversibilité du temps, le renversement du bruit et de la fureur en repos
total, laissent entendre un même virage entre la vie et la mort dans les deux sens.
L'inconnu ici est la mort que l'on peut dire originaire, d'avant la vie comme d'un
néant, de la vie en potentiel, et de sa fin. Se révèle ainsi une figure dominante du
narcissisme, celle de la mort et de la résurrection.

Le mythe correspondant, on l'aura compris, est celui du paradis. Là encore


dans la Bible on remonte à l'origine d'un séjour édénique. Je rappelle qu'Adam et
Ève qui en sont chassés pourraient encore, si les chérubins ne faisaient bonne
garde (Gen. 3,24), revenir pour manger du fruit défendu, pour absorber le père dont
l'arbre est le totem, et en conséquence pour « vivre éternellement ». À la mort
acquise hors du paradis aurait succédé une immortalité. Déjà se dessine la séquence
vie/mort/immortalité.
Dans le christianisme l'eschatologie paradisiaque implique l'immortalité de
LES FANTASMES ORIGINAIRES

l'âme et son maintien pour tous jusque dans l'au-delà. La naissance, la vie, la mort
et la résurrection au troisième jour du Christ, après son passage en enfer pour
délivrer les défunts en attente, puis son Ascension céleste, en sont le modèle
d'espérance.
Cette immortalité de l'âme (individuelle 5e Concile de Latran, 1516-1517)
ne souffre pas d'exception elle se complétera d'une résurrection des corps, glorifiés
pour les justes, et seulement incorruptibles pour les impies'. Elle conduit au ciel,
auprès de Dieu, les humains ayant respecté la loi, en enfer, pour l'éternité, les
pécheurs non repentis, au purgatoire ceux dont les fautes vénielles doivent être
encore expiées, et aux limbes les enfants non baptisés des chrétiens.
L'Islam reprend cette valorisation de la vie future pour les justes qui sont
reçus dans une éternité de délices.
La Grèce antique avait aussi personnalisé la vie d'après la mort jusque dans
un voyage, un passage fluvial par l'Achéron.
Donc comme pour le fantasme de retour au sein maternel, l'homme retrouve
le paradis, ce contenant maternel où trône Dieu le Père. Mais j'insisterai sur
l'importance de la transition dont la vertu principale est d'acclimater la mort la
seconde naissance, la résurrection, après un temps de paix se calque sur l'expérience
bénéfique que tout le monde a du sommeil et sur cette assurance narcissique de
mort et de résurrection.
Même si l'on ne se réfère pas à une vie éternelle enseignée par les monothéismes,
le retour au sein maternel met en place de la mort un accès au Nirvâna des
bouddhistes, où l'anéantissement de l'individualité, reçue dans l'âme collective, est
une bienheureuse quiétude. L'équilibre est ramené à zéro par l'abolition de toute
excitation. Freud en invoquant un principe de Nirvâna (Au-delà du principe de
plaisir, 1920) postule un plaisir d'anéantissement de toute excitation, œuvre de la
pulsion de mort (Le problème économique du masochisme, 1924) sans doute faut-il
admettre qu'il y compose son mythe pour familiariser la mort par une intériorisation.
Nous en venons donc tant pour le mythe paradisiaque que pour le fantasme
de retour au sein maternel à concevoir des voies communes pour surmonter
l'inconnu de la mort.
Pratiquement ces croyances et ces fantasmes comportent le risque de se perdre
dans une régression narcissique, ou dans un isolement qui confine à la schizophrénie,
quand la mort se rabat sur la déréliction originelle, ou encore dans l'ascétisme qui
est aussi une préparation interminable au trépas.
Mais, à l'inverse, une sagesse se conforte du narcissisme positif, trophique, et
sait trouver dans ces thèmes de retour et de renversement une sérénité et un
bonheur, dans la vie même, en regardant en face l'inconnu de la mort.

1. Cette « résurrection de la chairest inscrite dans le Symbole des apôtres. Elle est affirmée par
saint Paul (1 Co. 15,12-57) et annoncée dans l'Ancien Testament (Ez. 37,1-14; Dan. 12,1 sq.).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Plutôt que d'entendre l'éternel retour de Nietzsche comme un pont entre le


néant antérieur de la vie, effectivement détectable, et la mort à venir, correspondance
quelque peu simplificatrice qui a sans doute le pouvoir de rasséréner, faudrait-il
saisir la réapparition de cet inconnu originaire, agnostos the6s pourrait-on dire,
comme l'objet qui relance le désir dans une quête sans fin de la pensée, au-delà
des générations.

Convergences. Interactions

La convergence des fantasmes originaires et des mythes correspondants entre


eux fait qu'ils se renforcent dans leurs champs respectifs.
Ainsi pour les fantasmes le complexe d'Œdipe se distribue dans leur organi-
sation en entraînant une spéciale affinité entre la scène originaire et la castration,
alors que domine une prévalence de l'imago maternelle entre le fantasme de retour
au sein maternel et la séduction. L'apparition de ces représentations au cours de
l'analyse, leur mode de succession, par rapport à leur potentialité inconsciente
renseignent toujours sur le remaniement des introspects.
Entre les mythes la convergence est très précisément réglée par les religions
monothéistes. Création, sacrifice, révélation et paradis d'immortalité sont à chaque
fois présents dans un sens originaire. Il va sans dire que pour chacune d'elles les
mythes constitutifs prennent un sens et un poids différents cependant le sacrifice
structuré sur la relation au père a une valeur fondatrice et d'alliance pour les trois.
Et une convergence semblable à celle des fantasmes se retrouve-t-elle dans les mythes.
Il faut donc en terminant cette étude examiner encore une fois l'interaction
entre les fantasmes originaires et les mythes correspondants. On aura compris que
je la considère dans une réciprocité constante. Nous connaissons les fantasmes par
un long travail analytique qui ne manque pas de les concevoir à l'état naissant
chez l'enfant non seulement grâce aux souvenirs de l'adulte, nullement négligeables,
mais aussi par la relation maternelle initiale rapportée. Et, je le souligne, cette
élaboration primordiale, intrinsèque à l'enfant, est irréductible du fait de sa longue
maturation. Elle va de pair avec son épanouissement.
On pourrait concevoir que cette fantasmatique est induite par le système
mythique en activité chez l'adulte. Ceci ne peut être récusé. L'enfant est en
continuelle relation avec son environnement. Effectivement cette influence est
originelle. Mais alors comment peut-on comprendre la constitution de l'appareil
complexe des mythes? Certes il est possible de la dater, au point même d'en faire
avec le christianisme un repère historique. Et dans la succession des religions une
remontée originaire s'impose qui plus est, l'esprit peut être fasciné par les réponses
impérieuses données à ces mystères par le mythe lui-même.
Mais l'histoire, imaginaire ou réelle, et la sociologie ne suffisent pas on ne
LES FANTASMES ORIGINAIRES

peut faire fi de la vie mentale et seule la psychanalyse a permis de combler l'hiatus


entre la psychologie individuelle et la psychologie collective. En l'occurrence, elle
amène à comprendre justement les fantasmes qui se construisent dans les relations
initiales de l'enfant, et comme Freud l'a mis en lumière, dans l'axe inévitable de
la sexualité, à partir de quoi s'élaborent les mythes.
Or ceux-ci accomplissent une transformation majeure le passage aux mots,
jusque dans un écrit sacré, organise les signifiants analogiques en systèmes digitaux,
où l'énigmatique des premiers est transposé et recueilli dans les mystères religieux
que prend en charge la métaphore du Dieu Père.
On ne peut dès lors éluder l'idée que ces croyances rendues explicites par le
langage des mythes avec leurs interdits et leurs prescriptions donnent forme initia-
lement, à partir des parents, au développement des fantasmes infantiles. À telle
enseigne que l'on doit admettre que les scénarios des mythes se transmettent en eux.
Ils font ainsi retour. On est en droit de dire que cet impact religieux structure notre
monde fantasmatique, jusque dans sa découverte et dans la compréhension que nous en
avons par la psychanalyse, au point d'en être un organisateur fondamental et irréductible.
Et ne doit-on pas penser que la détection des fantasmes originaires dans leurs
rapports avec les mythes est facilitée quand une distance est prise à l'égard de
croyances toujours familières ou qui restent enfouies après avoir été rejetées, et qui
sont actives en parallèle, en double, sinon dans ce que j'ai appelé des transmissions
« de duplicité» soit qu'on les garde par intérêt pour appartenir à une communauté,
soit qu'elles agissent inconsciemment? Cette particulière faculté est à prendre en
considération à propos de Freud lui-même, de ses découvertes, d'ailleurs de son
propre aveu, quand il écrit au pasteur Pfister que la création de la psychanalyse
n'est venue que d'un « juif tout à fait athéez ».
En définitive ce que les fantasmes en question et les mythes correspondants
nous dévoilent c'est l'originaire relation d'inconnu que l'enfant expérimente, dont
il prend conscience, quand se construisent ses signifiants analogiques énigmatiques
qui sont les premiers repères de sens.
La saisie du monde, des relations et de la communication, se fait par ces
articulations signifiantes de cohérence métonymique d'où se dégage et culmine la
métaphore dès le premier émerveillement que l'enfant manifeste dans sa jubilation.
L'énigme, et disons l'inconnu, sont cet originaire dont surgissent le sens et l'invention,
mais aussi le jeu, par une oscillation métaphoro-métonymique qui sera celle de
l'art. Et le cheminement dialectique entre la métonymie et la métaphore fait la
progression des découvertes, celles de la science tout autant, et de toute expérience,
qui sont le plaisir de penser et de vivre dans la poursuite du désir.

1. Dans Le sacrifice, op. cit., p. 155.


2. Cf. Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister. 1909-1939, Lettre du 9 octobre
1918, Gallimard, 1966, p. 105.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

La confrontation entre les fantasmes originaires et leurs mythes correspondants


a montré leurs sources communes en quatre questions. « D'où venons-nous? Que
pouvons-nous? Que savons-nous? Où allons-nous? », où se révèle l'intrication
radicale entre l'originaire et l'inconnu.
La scène originaire conduit à une pro-création qui n'est pas que de sexe,
mais qui concerne jusqu'à l'origine du monde. Cette remontée, comme Mircea
Eliade l'a précisément mis en relief, donne par la « connaissance de l'origine de
chaque chose » une « maîtrise magique sur elle» et dans une perspective eschato-
logique, « la science de ce qui se passera dans l'avenir1 ». Le « territoire inconnu »,
« chaos », « opaque» et « insaisissable », devient un « cosmos » « Le Monde se révèle
en tant que langage. Il parle à l'homme par son propre mode d'être, par ses
structures et ses rythmes. »
La castration implique avec le sacrifice une violence fondamentale pour
laquelle fantasme et mythe servent à réduire l'inconnu par des lois qui animent le
désir, où Reik a rigoureusement montré dans son livre Mythe et culpabilité2 que
le nœud de la culpabilité est le parricide originaire.
La séduction est au cœur de toute relation à l'autre, d'amour et de sexe,
bien sûr, mais aussi de domination, qui met en jeu l'initiation ou l'apprentissage,
la révélation ou l'inspiration, l'expérience, par la voie du signifiant, analogique et
digital, où se partagent l'inconnu et le sens, dans la pensée, la parole et le langage.
Enfin la mort est au centre de la quête d'immortalité par un retour au sein
maternel qui renvoie au paradis.
Mais parmi ces quatre orientations la séduction mérite l'exergue. Liée
directement au désir elle est l'éveil de l'esprit par les signifiants qui ont prise sur
l'inconnu. Walter F. Otto, dans ses textes sur le mythe, avait bien vu que celui-ci
« est devenu parole, du fait qu'il est devenu figure dans la parole3 ». De sorte que
c'est le pouvoir uniquement de la langue qui précise les rapports entre l'origine et
le mystère 4, éclaire enfin l'énigme même de l'origine, cette énigme que Holderlin
désignait comme « ce qui naît d'un jaillissement pur5 ». Et c'est la possibilité de
rejoindre de très anciennes manifestations des signifiants pour identifier et nommer
l'inconnu et pour en tirer du sens, qui donne cette jouissance poïétique, de
recréation. On comprend que la langue soit, « au même titre que le mythe, une
merveille », et pour reprendre les termes idéalisants de l'auteur, une « épiphanie de
l'être» 6.

1. M. Eliade, Aspects du mythe, 1963, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 99 et 176-177.


2. T. Reik, Mythe et culpabilité. Crime et châtiment de l'humanité (1957), P.U.F., 1979.
3. W.F. Otto, Essais sur le mythe (1955-1962), Trans-Europ-Repress, Mauvézin, 1987, p. 43.
4. Ibid., p. 71.
5. J.C.F. H&lderlin, « Le Rhin », dans Œuvres, La Pléiade, 1967, p. 850.
6. Où se retrouve la pensée de M. Heidegger cf. Les hymnes de Hôlderlin La Germanie et le
Rhin (1934-1935) (1980), Gallimard, 1988.
LES FANTASMES ORIGINAIRES

La psychanalyse, cette expérience incomparable de la parole, dans l'émergence


des signifiants, trouve au-delà des mythes et des fantasmes sous-jacents, après les
avoir identifiés, et par le moyen spécifique du transfert où se joue effectivement la
séduction originaire, le sens propre à chaque individu, où se révèle le désir en de
successives prises de conscience à travers ses mécanismes mentaux inconscients.
Dans cette recherche qui fait de la psychanalyse autre chose qu'une illusion,
une science sans doute, la réalité se bâtit en se distinguant de la fascination exercée
par les fantasmes et les mythes tout en permettant de reconnaître et leur fonction
indispensable et leur utilité. Et certes, cette science, pour laquelle « ce serait une
illusion de croire que nous puissions trouver ailleurs ce qu'elle ne peut nous
donner1 », ne saurait ni faire oublier ni tarir ou abolir les satisfactions que l'art
ou la religion, la philosophie ou la politique procurent dans leurs projets et leurs
idéaux ceci dit pour situer la relation d'inconnu dans ces divers champs comme
le moteur qui anime le désir vers une élucidation du sens toujours en devenir.

GUY ROSOLATO

1. S. Freud, À la fin de L'avenir d'une illusion (1927), P.U.F., 1971.


Patrice Bidou

DES ANIMAUX IMPARFAITS

UNE THÉORIE INFANTILE DE L'ORIGINE

Qu'y a-t-il de commun entre une mythologie amazonienne, ou australienne,


et l'histoire d'une névrose infantile telle que nous la rapporte Freud dans L'Homme
aux loups? L'une et l'autre font abondamment usage du monde animal. Et si c'était
pour la même raison ? Pour qu'une mythologie fonctionne dans une société, il doit
bien y avoir un endroit où sa structure entre en résonance avec la structure
psychique des individus qui disent et écoutent les mythes. Un endroit, un moment
partagé, une scène primitive commune d'où l'organisation des mythes et celle des
sujets seraient issues?
Dans L'Homme aux loups la thèse freudienne s'articule de la façon suivante
l'animal dans la névrose infantile est un substitut du père. Dans quel but? Celui
de guérir du père précisément, disons, de la proximité du père. Et si les animaux
dans la mythologie s'expliquaient de la même façon? Certes, on ne saurait dire
que les animaux dans les mythes servent à guérir. Ils servent à naître. Naître du
père alors, ou au père, de toute évidence dans la filiation du père, et à une certaine
distance de celui-ci. Entre le trop près du père « Père, ne vois-tu pas que je
brûle » et le trop loin du père « Père, pourquoi m'as-tu abandonné ?» la voie
est étroite elle est celle de la vie sur terre. Ce que la vulgate amazonienne dit en
ces termes pas trop proche du soleil, sinon le monde brûlerait, pas trop éloigné
du soleil, le monde pourrirait.
Pour entrer dans le vif du sujet et asseoir la démonstration, j'ai choisi ce
mythe de Wombat et Kangourou qui raconte l'amitié perdue de deux marsupiaux
du désert australien. Il a été recueilli et publié par Radcliffe-Brown, puis repris
par Lévi-Strauss dans Le Totémisme aujourd'hui pour illustrer les positions struc-
turalistes tardives de l'anthropologue anglais, et il poursuit sa carrière exotique
dans les pages qui suivent 1. L'histoire est la suivante, dans la traduction de Lévi-
Strauss.

1. A.R. Radcliffe-Brown, Method in social Anthropology, Chicago, 1958, p. 116; C. Lévi-Strauss, Le


Totémisme aujourd'hui, Paris, P.U.F., 1962, p. 125.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Wombat et Kangourou
Jadis Wombat et Kangourou étaient amis. Un jour, Wombat entreprit de se faire
une « maison (l'espèce est terricole), et Kangourou se moqua de lui et le houspilla.
Mais quand, pour la première fois, la pluie se mit à tomber, et que Wombat s'abrita
dans sa « maison », il en refusa l'entrée à Kangourou, alléguant qu'elle était trop
petite pour deux. Kangourou furieux frappa Wombat à la tête d'un coup de pierre,
et lui aplatit le crâne; et Wombat riposta, plantant une lance dans l'arrière-train
de Kangourou. Ainsi, depuis, vont les choses le wombat a la tête plate et vit dans
un terrier; le kangourou a une queue, et il vit à découvert.

De quoi parlent les mythes? Manifestement de tout et de rien. Mais ce faisant,


que disent-ils? Pour le mythologue structuraliste, au prix d'une grande enjambée
au-dessus de la vie des gens, les mythes disent l'organisation cérébrale de l'homme.
C'est parce qu'il y a homothétie de structure entre la matière mythique et la
matière cérébrale que l'étude des mythes est possible. Néanmoins, fera-t-on observer
au structuraliste, s'il y a des mythes dans une société, c'est parce qu'il y a des
hommes, des femmes et des enfants qui les disent et qui les écoutent. Et s'il y a
des hommes qui disent les mythes, c'est parce qu'ils y trouvent un intérêt. Non
pas, ou pas seulement, parce que le mythe leur dit la formation du monde, la
création de l'homme, la séparation des parents et des alliés, l'origine du tabac ou
de la queue végétale du fourmilier, mais parce que, tout en leur disant cela, plus
profondément les mythes leur parlent d'eux-mêmes, de l'homme comme sujet.
Le sujet apparaît à tout le moins en cause en deux points du mythe. D'abord
dans les mouvements internes à sa langue. Ainsi, chaque fois qu'un animal acquiert,
par greffe ou amputation car ce sont là les deux grands procédés qu'utilise le
mythe sa nature animale (un végétal, sa nature végétale, un objet, sa forme et
usage d'objet, une relation, etc.), autrement dit, à chaque fois qu'un peu de mythique
bascule sur le versant du réel, c'est, en contrepartie, un peu plus de sujet qui se
dresse à la surface de la terre. Ensuite le sujet est en cause dans le mythe sous la
forme concrète du couple auditeur-narrateur. Le mythe est fait pour être dit et
écouté; l'un risquant sa parole, jusqu'à un certain point, l'autre donnant aussitôt
la mesure de ce risque en répétant les derniers mots aboutissant à ce point. Le
risque n'est pas entièrement calculable à l'avance. On pourrait dire du mythe qu'il
est une parole établie qui déstabilise deux sujets à chaque fois qu'elle est produite.
« Je ne peux pas chanter une seule chanson de la même façon deux nuits de
suite », disait Billie Holyday Il en est de même du mythe si sa lettre est
invariante, les mouvements induits par l'échange narratif déplacent constamment
le texte et le sujet, rajoutant ici, redécoupant là, remodelant la matière de l'un et
de l'autre selon une synergie des images et des affects tendant vers un ajustement
progressif à la vie terrestre. Bref, si les mythes marchent dans une société, et font

1. « The history of the real Billie Holiday », 1973, Polygram Records.


DES ANIMAUX IMPARFAITS

marcher la société, ce n'est pas à cause d'une homothétie de structure entre la


matière mythique et la matière cérébrale, car sur ce plan ils marchent aussi en
dehors de la société, comme l'atteste le mythe langue-morte du structuralisme,
mais à cause d'une homologie avec la structure psychique des individus qui disent
et écoutent les mythes, espace psychique qu'évite précisément la démarche
structuraliste.
Si l'on fait en outre l'hypothèse raisonnable que les mythes sont aussi vieux
que l'humanité, alors on ne cherchera pas un effet de causalité. Le mythe sera co-
naissance du sujet, et inversement le sujet co-naissance du mythe. C'est l'enseigne-
ment de Freud quand il nous dit que fréquemment le rêve utilise les images du
conte, et qu'inversement le rêve organise la matière narrative. Si le conte et le
rêve ont ainsi pouvoir de se faire écho et de s'influencer à distance, comme s'ils
partageaient un secret de fabrication, c'est qu'en réalité ils puisent l'un et l'autre
à la même source de l'histoire infantile de l'humanité.
Revenons au mythe australien, à cette heure ombragée où le vieil aborigène,
posant sa lance à côté de lui, s'assoit sur le bord du chemin pour raconter à son
petit-fils l'histoire de Wombat et Kangourou. Cette même histoire que lui racontait
jadis son grand-père quand il était enfant, il y a une éternité de cela. Le temps du
mythe se confondait alors avec le temps de sa vie et l'amitié qu'il partageait avec
Wombat et Kangourou était parfaite. L'exotisme est ici de circonstance, ethnologie
oblige. On aurait pu aussi bien mettre en scène un autre grand-père, plus habillé
sans doute, assis dans un fauteuil, et qui, posant le livre qu'il était en train de lire,
racontait à son petit-fils une histoire du temps où les loups entraient chez les gens,
et où les gens allaient dans les bois et parlaient avec les loups, jusqu'au moment,
à la fin de l'histoire, où tout retombe par terre.
Avec l'aborigène australien les choses apparaissent pour ainsi dire plus à nu.
C'est d'ailleurs pour cela que les ethnologues partirent si loin pour observer
l'humanité dans son plus simple appareil, en pensant que le plus simple était plus
facile à comprendre ce qui, soit dit en passant, pourrait être vrai pour une
discipline qui se tiendrait à la surface des choses et se légitimerait essentiellement
par l'épinglage des différences. Cependant, ne nous leurrons pas, sous l'habillement
les choses sont aussi complexes si les animaux, à cause du climat, sont différents,
les jeux et les enjeux dont ils forment la matière ductile sont les mêmes. La
psychanalyse, avec Freud, en disant clairement que l'habit ne fait pas l'inconscient,
s'est affirmée comme une démarche à visées universelles, et c'est bien en cela
qu'elle intéresse l'anthropologue.
Les Tatuyo du Pirà-Parana, en Amazonie colombienne, désignent leurs mythes
du vocable keti bukëna. Keti veut dire récit, histoire, conte. Ces récits deviennent
des mythes quand, au mot keti, est accolé celui de bukëna, qui signifie anciens.
Les mythes, ce sont donc littéralement les « récits anciens ». Mais bukëna est aussi
un substantif, et keti bukëna peut aussi s'entendre comme les « récits des anciens ».
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Les deux traductions sont très proches, mais plus métonymiques qu'alternatives,
elles ne se substituent pas, elles s'additionnent, se complètent, chacune mettant en
évidence une dimension particulière du mythe tatuyo, selon que bukëna entre dans
la construction du vocable comme adjectif ou substantif. (ka) bukëna (singulier, ka
&M~c), le substantif, désigne à un bout de la chaîne un membre de la famille que,
lorsqu'il traversait silencieusement l'espace intérieur de la grande maison indigène,
l'on me montrait d'un mouvement de la lippe en avant ka bukë, le vieux. À
l'autre bout de la chaîne, sous sa forme pluriel, il désigne les premiers ancêtres de
la tribu, les anciens, qui, paradoxalement, sont aussi appelés les « gens neufs », eu
égard à leur jeunesse sur terre et à cause des couleurs sur leurs corps, qui brillaient
comme les couleurs sur les écailles d'un anaconda au sortir de sa mue. Le mythe,
en incorporant ainsi dans sa construction sémantique le passé primordial et le
présent le plus vieux, abolit la temporalité et rend en permanence, à chaque
génération, avec la même fraîcheur primeraine, l'originaire contemporain du
présent. Sur son versant adjectif maintenant, bukëna lie de façon indissociable les
notions de vieux, de grand et de fort. Ou, pour dire les choses autrement, comme
les Tatuyo les disent tout ce qui est ancien, vieux, originaire, est grand et fort.
De son côté Freud écrit « Tout ce qui est grand, abondant, démesuré, excessif,
peut être considéré comme d'origine infantile dans le rêve » Ce sont presque les
mêmes mots, les mêmes liaisons, les mêmes associations d'idées. Dans deux
domaines où la figurabilité est fondamentale, la rencontre ne saurait être fortuite;
aussi, de là à faire du mythe une théorie infantile de l'origine, il n'y a qu'un pas,
que, pour ma part, dans le cadre de ce travail, je me risque à franchir. Ainsi les
mythes un originaire, à l'instar d'un infantile, qui ne saurait être confondu avec
la vie des gens, ou avec lequel les gens ne sauraient confondre leur vie, mais qui
serait là, constamment présent, extra-temporellement actif tous les jours dans la
vie des gens.
Poursuivant dans la direction indiquée, je rapporterai un autre usage du
vocable bukëna. Les Tatuyo disent qu'ils sont nés de l'eau, et les poissons qui
représentent la forme la plus primitive d'existence sont appelés wai, tandis que les
animaux terrestres, forme la plus tardive et la plus avancée de la création, sont
appelés waibukëna (wai-bukëna), c'est-à-dire, les « vieux-grand-fort-poissons ». Les
animaux terrestres sont forts, et, pour dire les choses grossièrement, plus ils sont
grands, plus ils sont forts, parce qu'ils sont la forme animale la plus proche de
l'homme; aussi occupent-ils le devant de la scène dans les mythes. Mais aussi, à
cause de cette proximité même, ils sont la forme animale avec laquelle, en fin de
course, au point de chute du mythe ou en clôture du rituel, il est le plus difficile
d'établir une coupure et de la maintenir. Aussi sont-ils les plus dangereux, non
comme dévorateurs des corps, qu'il s'agisse de l'anaconda ou du jaguar chez les

1. S. Freud, L'interprétation des rêves, Paris, P.U.F. 1971, p. 233, note 1.


DES ANIMAUX IMPARFAITS

Amazoniens, du wombat ou du kangourou chez les Australiens, dont Radcliffe-


Brown souligne qu'ils sont les deux plus grands animaux de la région, mais comme
dévorateurs des frontières. Bref, quand l'homme manipule les animaux, que ce soit
dans le mythe pour naître, ou dans une névrose infantile pour s'en sortir comme
on dit, la taille est de première importance. Les grands animaux, mais aussi, à
l'opposé, les petits, les « enfants », qui, par contraste, grandissent le petit homme
dans ses jeux (sadiques) à leur égard. Dans ce sens, et en contrepoint à la classique
ethnozoologie des anthropologues, le fabuleux traité de psychozoologie qu'est (aussi)
L'Homme aux loups, et à un degré moindre Le Petit Hans, apparaît comme une
source inépuisable d'inspiration pour le mythologue qui cherche à comprendre ce
qui se joue sous le voile animal dont les mythes sont revêtus.
Un mythe tatuyo où se trouvent associées l'origine de la nuit, de la pluie, du
sommeil, des blessures corporelles, du rêve, des accidents du relief et du chaos
végétal, commence par cette phrase « Jadis le soleil était immobile dans le ciel. »
Un mythe structuraliste, d'inspiration lévi-straussienne, commence par celle-ci
« Jadis les hommes et les animaux étaient encore indistincts'. » L'une et l'autre
comparées à « Jadis Wombat et Kangourou étaient amis », d'une certaine manière
ces trois phrases disent la même chose jadis le temps était arrêté, la matière
indivise, les êtres indifférenciés. Freud écrit dans Totem et Tabou « Au commen-
cement était l'action. » On est donc ici avant le commencement, avant l'action. Le
mythe, ce serait, en quelque sorte, le mythe du « Big Bangavant le « Big Bang »;
la horde primitive avant la révolte amour-haine des fils; l'Homme aux loups avant
un an et demi, avant sa malaria même, avant cinq heures du soir ce jour-là. Un
Homme aux loups mythique, qui n'est pas celui de Freud, sinon par prétérition,
et dont la première phrase serait « Jadis le père, la mère et le fils étaient amis.»
On remarquera au passage combien paradoxal est ce temps jadis, puisque, d'un
côté, il existe sur le versant de l'éternité, et que, de l'autre, il n'a pas d'existence
propre, puisqu'il ne peut être pensé indépendamment de sa rupture. Le mythe
dans sa totalité narrative est ainsi semblable à son tableau initial, qui plonge ses
racines dans l'atemporel, mais qui ne prend son sens et ne se réalise pleinement
qu'à son point de chute dans le présent.
Les trois mythes, présentés ci-dessus sous la forme compacte de leur tableau
initial, traduisent la même chose, le temps mythique à l'état pur. Ils disent la
même chose, mais avec des images et des sensibilités différentes, et ces différences
maintenant m'intéressent, car en elles sont contenues les singularités et les
différences des mondes à naître. Je commencerai par opposer le mythe structuraliste,
dont j'ai ainsi énoncé la forme canonique « Jadis les hommes et les animaux
n'étaient pas encore distincts avec le mythe australien « Jadis Wombat et

1. En réalité je ne fais que reprendre ici de façon abrégée une des définitions du mythe que donne
Lévi-Strauss dans De près et de loin, Paris, éd. Odile Jacob, p. 193.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Kangourou étaient amis.De quelles promesses terrestres, dans leur rupture


contenue, ces deux phrases sont-elles porteuses? Un premier mouvement là, dans
le « pas encore distinct », va-t-il être de même nature, et donner naissance aux
mêmes paysages, qu'une première ombre portée ici au tableau de la « grande-
vieille-forte amitié qui régnait autrefois entre Wombat et Kangourou ? Ce dont
la première phrase est enceinte, si l'on peut dire, c'est de l'homo structuralis; la
seconde est grosse du sujet. La différence est radicale. Le « pas (encore) distinct »,
en se brisant, ne saurait en effet jamais engendrer autre chose que du « (déjà)
distinct ». Autrement dit, d'un seul coup du discret, du sens à l'état pur. Ici pas
d'affect, pas de sujet, de l'ordre, surtout de l'ordre. Maintenant, de quel ordre ou
désordre l'amitié est-elle la forme captive, neutralisée? Si l'on interroge le mot
amitié dans ses usages les plus courants, on s'aperçoit de deux choses d'une part,
il s'inscrit en opposition à la parenté ou en neutralisation de celle-ci; d'autre part,
en opposition au sexe ou en euphémisation de celui-ci. Une définition doublement
privative donc, que le Petit Robert traduit parfaitement en ces termes « Sentiment
réciproque d'affection ou de sympathie qui ne se fonde ni sur les liens du sang,
ni sur l'attrait sexuel.Je reprends donc « Jadis Wombat et Kangourou étaient
amis », et, au plus proche, je traduis « Une histoire du temps où il n'y avait ni
père, ni mère, ni fils. » Bref, par quelque côté qu'on le prenne, pas de triangle
œdipien, pas de structure œdipienne, et c'est bien de cette « absence » que d'emblée
le tableau initial est lourd. En convenant que le signe =- indique un rapport où
le sang et le sexe sont neutralisés, le tableau initial du mythe peut être représenté
par le schéma ci-dessous

On se rend tout de suite compte de l'absurdité que recèle ce schéma, puisqu'il


est construit à partir d'un lexique où est naturellement impliquée une tension
œdipienne, que, par artifice, il prétend annuler dans le même temps. J'écrirai
donc au commencement du mythe est l'absurdité, c'est-à-dire, au plus près de
l'étymologie, une discordance, une surdité du sens, surdité à la cassure de laquelle
le monde accordera ensuite sa voix.
DES ANIMAUX IMPARFAITS

Le vieil homme devait se rappeler toute sa vie le jour


de son enfance où Wombat entreprit de se faire une maison.
C'était comme s'il avait pour la première fois entendu
prononcer des mots comme des objets ayant une existence
autonome, tandis que, dans le même temps, le monde
s'emplissait de voix, de mouvements, de brouhaha; c'était le
monde dans lequel il vivait depuis toujours et que maintenant
il entendait bruire autour de lui. Il y avait une autre scène liée à ce jour où il
était sorti des limbes de sa première existence, mais il ne pouvait s'en souvenir.
Elle était là, il le savait, au bout du corridor coudé de sa mémoire, inatteignable,
et quand il demandait à son grand-père de lui raconter encore une fois le jour où
Wombat entreprit de se faire une maison, il sentait obscurément que des images,
un jour perçues et aussitôt enfouies par ce biais, refaisaient surface.
Il était effondré, le monde autour de lui s'était effondré. D'instinct il avait
nié. Il avait devant les yeux l'image de Wombat et de sa « maisonqui se creusait
un peu plus à chaque narration, mais « son préjugé », comme l'écrit Freud à propos
du petit garçon qui découvre le vagin de sa sœur, « était assez fort pour faire
violence à sa perception ». Mais, au fond de lui-même, il était taraudé par l'angoisse,
comme si le trou de Wombat avait été creusé dans son propre corps, et la nuit, il
rêvait qu'il était assis au fond d'une grotte et qu'au-dessus de lui s'approchait un
grand kangourou pour entrer dans la grotte, et il se réveillait terrifié. Il se débattait,
protestait, s'enfuyait, changeait de camp, perdait pied. De même que dans les rêves,
lesquels, écrit Freud, « sont totalement égoïstes », en ce sens où ego y occupe toutes
les positions, de même le sujet est-il partout présent dans les mythes, le narrateur
y mime-t-il tous les personnages, et l'auditeur s'identifie-t-il à l'un, à l'autre,
successivement, dans le même temps, et différemment. Le rêve est toujours le rêve
d'une personne, c'est son rêve; de même le mythe est toujours l'histoire d'un sujet.
Il y a toujours un point de vue dans un mythe, une identification que le sujet
soit le narrateur ou l'auditeur, c'est son histoire qu'il dit ou qu'il écoute. Sans
point de vue, sans identification, il n'y a pas de narration, ni d'écoute, il n'y a pas
de mythe'.
Mais quand il plut pour la première fois et que Kangourou ne put s'abriter
dans la « maison » de Wombat, celui-ci alléguant qu'il n'y avait pas de place pour
deux, il pleura toutes les larmes de son corps et ses pleurs se confondaient avec la
pluie qui tombait. Mais en même temps, pour la première fois, s'était fait jour en
lui le sentiment que celui qui était de trop, ce n'était peut-être pas Kangourou, ni
Wombat, mais lui-même. Et ce même jour, il avait compris qu'il ne saurait
véritablement être ni l'un, ni l'autre, que Wombat et Kangourou étaient des

1. Cette association entre le mythe et le rêve et l'identification a été l'objet de discussions avec
G. Gillison à qui j'emprunte ici librement des idées.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

personnages qui n'existaient que dans l'histoire que lui racontait son grand-père et
que le temps était venu pour lui d'en sortir.
Il a encore devant les yeux la façon dont son grand-père qui était un homme
de savoir avait mis fin à cette affaire. Le vieux s'était levé, comme lui-même depuis
a pris l'habitude de le faire quand il raconte l'histoire à son petit-fils, en faisant
usage des mêmes mots et en refaisant les mêmes gestes, comme si les uns et les
autres avec le temps avaient atteint une sorte de perfection proche du sacré. Le
vieux s'était donc levé, et avec une pierre apparue magiquement dans sa main, il
avait frappé Wombat à la tête, lui aplatissant le crâne. Puis, se tournant de l'autre
côté, il avait planté sa lance dans l'arrière-train de Kangourou. Ainsi, d'un seul
coup, dans le mouvement même où, au point terminal du mythe, les deux
marsupiaux étaient lâchés dans la nature, le wombat avec sa tête plate et sa façon
de vivre dans un terrier, le kangourou avec sa longue queue et tout le désert pour
courir et sauter, il était lui-même sorti du mythe.
Après ce jour il n'avait plus demandé à son grand-père de lui raconter Wombat
et Kangourou, il s'en était désintéressé. Ce n'est que plus tard, quand il était
devenu père, puis grand-père, qu'il avait retrouvé de l'intérêt pour cette histoire,
comme narrateur cette fois. Et maintenant qu'il était devenu vieux, que sa vie se
confondait chaque jour davantage avec celle de l'espèce, il aimait à raconter à son
petit-fils quand Wombat et Kangourou étaient amis, même si son jeune auditeur
ne comprendrait que plus tard, qu'à travers cette petite histoire de rien du tout,
qui l'amuse et l'intrigue à la fois, il lui parle en réalité de la naissance de l'homme
sur terre.

La narration du mythe de Wombat et Kangourou est une fiction


australienne construite à partir d'un terrain effectué chez les Tatuyo en
Amazonie colombienne. Je dirai pour me justifier que les mythes
,$~ que j'ai recueillis en Amazonie sont dans leur nature profonde
~'lA~&i comparables aux mythes australiens que j'ai cru pouvoir
~j~ty~- décrire une situation à partir d'une autre, et par là poser les
~S:T~ bases d'une généralisation. Par ailleurs, si je n'ai pas de
~t~es à proprement parler cliniques sur les repré-
-< -& sentations, les affects et les identifications mis en
K" jeu par les images du mythe, je dirai que j'ai
observé chez les Tatuyo comment les mythes sont dits et écoutés, les émotions
qu'ils suscitent et les questions qu'ils provoquent. Je dirai que j'ai été sur le terrain
un auditeur-enregistreur, plus tard un narrateur avec mes enfants, et surtout,
surtout, que j'avais à ma disposition la clinique freudienne sur la vie sexuelle,
notamment Les t~on~ ~~M~ !'M/ann7<M et LWoww~ aux /oM~.
DES ANIMAUX IMPARFAITS

L'aspect le plus constant des mythologies australiennes et amazoniennes est


que les animaux quand ils apparaissent dans les mythes sont imparfaits. Il faudrait
dire imparfaits après coup, puisque ce n'est qu'au moment où l'animal perd ce
qu'il avait en trop ou acquiert ce qui lui manquait, que l'on peut rétrospectivement
imaginer un animal, peut-on encore parler d'un wombat (?) avec un crâne allongé
et d'un kangourou (?) sans queue? Notons au passage que l'embarras où l'on est
à nommer ces animaux mythiques par leur nom terrestre, a été tourné par l'usage
d'écrire leurs noms avec une majuscule et sans l'article, autrement dit de les
transformer en des pseudo-noms propres, portés par des personnages imaginaires,
qui ne sont ni des hommes, ni des animaux, mais qui incarnent, à mi-chemin
entre les deux règnes, la forme immature de l'humain.
Cet aspect remarquable des animaux dans les mythes invite aussitôt à se
tourner du côté de la clinique de la névrose infantile, car c'est exactement cela
qui a lieu dans le rêve d'angoisse de l'Homme aux loups. Les loups dans le rêve
apparaissent en effet imparfaits. D'une part, ils sont assis sur les branches d'un
arbre, ils sont trop haut pour des loups; d'autre part, ils ont la queue trop touffue
et les oreilles trop droites. Ils ont l'air, est-il dit, de renards ou de chiens de berger.
Dans les idées associées au rêve, le patient de Freud évoque le conte du tailleur,
où un loup ayant sauté dans l'échoppe par la fenêtre ouverte, le tailleur le prend
par la queue et la lui arrache. Le loup apparaît là sans queue. On trouve donc
dans ce rêve, réuni sur le corps d'un même animal, l'imparfait par excès et par
défaut, qui dans le mythe australien avait pour support les corps de deux animaux
distincts. Le parallèle est très frappant. Mais comment l'interpréter? S'agit-il là
d'une de ces coïncidences sans lendemain dont la nature a le secret, ou est-ce le
symptôme d'une identité profonde entre la structure des mythes et celle de la
névrose infantile?
Dans L'Homme aux loups, Freud nous dit que les loups dans le rêve sont un
substitut du père. Dans L'interprétation des rêves, il écrit que le rêve « serait un
substitut d'une scène infantile modifié par le transfert dans un domaine récent
Si les loups dans le rêve sont un substitut du père, et que le rêve est le substitut
d'une scène infantile, on peut s'attendre à découvrir dans la scène infantile une
substitution dont la substitution qui a lieu dans le rêve est le substitut. C'est ainsi
que Freud en parcourant pas à pas le graphe des substitutions horizontales et
verticales nous conduits jusqu'à la chambre à coucher des parents où a lieu la
substitution originaire, qui consiste fondamentalement en la découverte par le petit
garçon du vagin de sa mère dans lequel disparaît le pénis de son père. Il voit
encore ceci la réapparition du pénis de son père et l'air réjoui de sa mère. Sur
ces images visuelles viennent se greffer, d'une part, la conviction de la réalité de
la castration, et, d'autre part, le désir d'être satisfait sexuellement par son père, à

1. S. Freud, op. cit., p. 464.


LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

la façon de sa mère, ce qui veut dire être castré comme elle, ce qui provoque une
contre-attaque contre la castration qu'il ne peut admettre. La thèse que je soutiens
est donc celle-ci qu'à l'instar des loups dans le rêve, les animaux dans les mythes
sont un substitut du vagin de la mère à l'intérieur duquel le pénis du père a
disparu, et que l'imparfait de leur constitution et/ou de leurs mœurs est le substitut
de l'imparfait du désir homosexuel et de l'acceptation de la castration que ce désir
implique. Ce graphe des substitutions, en imaginant d'y faire figurer le mythe de
Wombat et Kangourou sur le même plan que le rêve de l'Homme aux loups,
mettrait clairement en évidence les positions diamétralement opposées des animaux
et du pénis du père. Toutes les flèches « substitut departent des animaux, aucune
n'y aboutit, ils sont les substituts derniers de la chaîne des substitutions. Derrière
eux il n'y a plus que les mots pour les dire, ils constituent le lexique du rêve et
des mythes. Toutes les flèches, quel que soit le trajet emprunté, aboutissent au
pénis du père, aucune n'en part, sinon une, qui de façon réflexive vient se boucler
sur son point de départ. Tous les éléments des mythes, du rêve de l'Homme aux
loups, de la scène primitive et de la clinique de la névrose infantile dont Freud
nous rapporte l'histoire, quels que soient les détours et la distance à parcourir, sont
des substituts du pénis du père. Le pénis du père n'est le substitut que de lui-
même. Mais les loups sont à l'articulation du rêve et de la scène primitive. Et si,
dans le premier plan, ils représentent le père, dans le second ils se substituent au
pénis du père disparu dans le vagin de la mère. Les loups, mais aussi bien les
animaux du mythe si l'on accepte la superposition des graphes de substitutions.
Quand Freud nous dit que le désir du petit garçon est d'être dans le vagin de sa
mère afin d'y rencontrer dans le coït son père et d'obtenir de lui la satisfaction
sexuelle, c'est-à-dire exactement dans la position que nous venons de voir être celle
des animaux, il nous donne sans doute ici la clé de l'identification si forte des
enfants avec les animaux des contes et des mythes. Et quand on regarde ensuite
ce dessin fascinant de l'arbre avec les loups qui vient en appui au rêve, on ne peut
s'empêcher de penser qu'il ne s'agit pas là de la réactivation de la vision que le
petit garçon a eue dans la scène primitive, de la disparition du pénis de son père
dans le vagin de sa mère, mais qu'il est dedans, assis sur le pénis de son père
pendant le coït.
Le pénis du père est la clé de voûte de tout l'édifice, le signifiant dont tous
les autres signifiants sont des substituts. Des substituts imparfaits. C'est fondamen-
talement le message que vient délivrer l'étude de la pensée mythique jadis le
pénis du père. Jadis Wombat et Kangourou étaient amis. Reparlons un peu de
cette amitié, « sentiment réciproque d'affection ou de sympathie qui ne se fonde
ni sur les liens du sang, ni sur l'attrait sexuel ». Sur quel lien, quel attrait pourrait-
elle se fonder, puisqu'à l'origine le père et le pénis du père régnaient sans partage
entre les sexes, sinon sur le lien et l'attrait homosexuels? Remarquons que jadis,
avant que Wombat n'ait le crâne aplati et Kangourou gagné sa queue, les deux
DES ANIMAUX IMPARFAITS

« animaux », il faudrait dire les deux chimères, étaient absolument identiques, tous
les deux avec le crâne allongé d'un kangourou et sans queue comme un wombat.
Jadis l'amitié est une amitié en miroir. Une amitié réflexive. Et quand le mythe
nous dit que cette amitié fut brisée le jour où Wombat entreprit de se faire une
« maison », ce n'est guère forcer l'interprétation que d'en conclure que jadis le
pénis régnait en indivis entre Wombat et Kangourou. L'amitié mythique ici
celle de Wombat et Kangourou, là celle qui règne en ouverture d'un mythe Tatuyo
« Le matin dans la grande maison avant le lever du jour Anaconda Yurupari dit
secrètement à son fils.» l'amitié initiatique, c'est un sentiment d'affection et de
sympathie du porteur de pénis pour le porteur de pénis. Jadis le pénis, jadis le
soleil était immobile dans le ciel, jadis Wombat et Kangourou étaient amis c'est
l'état mythique à l'état pur. C'est la première et la plus fondamentale des théories
sexuelles infantiles découvertes par Freud. En ouverture du mythe, il n'y a qu'un
seul sexe; à son point de chute dans le monde, il n'y a que des substituts de ce
sexe; et les relations sociales, dont les relations entre les substituts forment la
matrice métaphorique, sont des relations fondamentalement homosexuelles
Un jour Wombat entreprit de se faire une maison est absolument le substitut
modifié par son transfert dans le désert australien du jour où le vagin de la mère
se substitua au pénis du père dans le récit freudien de la scène primitive. Le
mythe, du point de rupture de son tableau initial à son point terminal, est le vagin
de la mère à l'intérieur duquel le pénis du père a disparu. L'imparfait des animaux
mythiques est la marque de l'inachevé de la disparition et le garant de son évolution
régressive. Le pénis mythique du père doit commencer par disparaître pour
réapparaître fractionné dans la totalité de ses substituts terrestres. À chaque fois
qu'un animal, par greffe ou amputation, acquiert sa forme terrestre et sort du
mythe, c'est une fraction du vagin de la mère qui tombe et autant du pénis du
père qui réapparaît sur terre. Et ainsi avance le mythe, de la marche claudicante
des loups d'angoisse, trod'queue, pad'queue, trod'queue, pad'queue, coupant,
greffant, coupant, greffant, s'auto-détruisant à mesure, jusqu'à son point d'abolition
final qui est la naissance de l'homme sur terre.
L'angoisse, nous dit Freud, provient du refoulement de l'attitude homosexuelle
au sens génital parce que cela coûterait à l'enfant son pénis. L'angoisse de castration
est le moteur du mythe, comme il est celui de l'évolution régressive de la névrose,
et les animaux en supportent toute la charge. Un jour Wombat entreprit de se faire
une maison, et Kangourou se moqua de lui et le houspilla. Il est aventureux à partir
d'un seul mythe d'interpréter les moqueries et les railleries de Kangourou comme
des marques de l'angoisse de castration. Mais quand moqueries et railleries

1. C'est la thèse démontrée par G. Gillison dans son livre sur les Gimi en utilisant un modèle
d'analyse freudien Gillison « Between Culture and Fantasy. A New Guinea Highlands Mythology », The
University of Chicago Press (à paraître, 1993).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

apparaissent dans d'autres mythes en y occupant la même position structurale,


alors le doute peut être levé. Voici une version résumée du mythe tatuyo de la
première nuit.
Jadis le soleil était immobile dans le ciel. Les Adyawaloa (les quatre frères
primordiaux) allèrent demander la nuit au Maître de la nuit. Le Maître de la nuit
la leur remit scellée dans un pot, à ne pas ouvrir avant d'être rentrés chez eux.
Sur le chemin du retour ils voulurent voir ce que contenait le pot et, malgré les
protestations du plus jeune qui était chamane, ils l'ouvrirent. Le soleil disparut
tout d'un coup et la pluie commença à tomber. À l'écart des autres, le plus jeune
qui était chamane sortit de sa bouche sa pâte de coca, la façonna et l'appliqua
contre le tronc d'un arbre, fabriquant ainsi un champignon, sous lequel il s'abrita
de la pluie. Les autres Adyawaloa passèrent la nuit sous la pluie. Dans le noir,
chacun pensant que les autres avaient disparu, ils s'appelaient et se répondaient,
s'assurant qu'ils étaient encore là. Le plus jeune qui avait appris du Maître de la
nuit le maniement de la nuit commença à appeler les animaux et leur fit pousser
leurs cris les uns après les autres. Le premier, le grillon cria « butsu butsu butsu ti
ti ti, voilà le jour », puis l'aigle cria « ko ko ko, le jour se lève », et le crapaud yu
cria « ngora, ngora, c'est le jour »; l'obscurité se dissipa et le soleil réapparut sur la
terre. Au matin, les Adyawaloa s'entendirent apostrophés en ces termes « Ah! les
voilà ces fameux Adyawaloa, les soi-disant Fils du ciel, quelle nuit ont-ils passée!
Est-ce que moi qui ne suis pas Fils du ciel, j'ai passé une nuit pareille sous la
pluie C'était Buko le fourmilier qui, du seuil de sa maison, se moquait des
Adyawaloa. Les Adyawaloa entrèrent dans la maison de Buko, prirent leur sarbacane
à tabac, la chargèrent de poudre de tabac et en soufflèrent un formidable coup
dans le nez de Buko dont l'appendice nasal s'allongea démesurément et qui s'enfuit
comme un fou dans la forêt les pieds en dedans. Au passage, les Adyawaloa prirent
une canne, de celles qui servent à faire les flèches avec leur grande hampe
plumeuse, et la plantèrent dans l'arrière-train de Buko. Ainsi, depuis, le fourmilier
vit-il dans la forêt, avec son nez allongé et sa grande queue végétale. Quand il
pleut, il la rabat sur lui, c'est sa maison.
Quelle formidable décharge d'angoisse le fourmilier fait-il ici les frais après
coup! On remarquera à cet égard la construction sophistiquée du mythe amazonien.
En effet la séquence de Buko, qui a lieu au matin et qui s'ouvre sur les railleries
du fourmilier, réactive la scène de la nuit dans la forêt avec la pluie qui tombe,
de la même façon que le rêve des loups réactive la scène primitive et le désir
homosexuel. « La scène primitive », écrit Freud, et l'on pourrait en dire ici autant
de la nuit primitive, « a été transformée en la condition nécessaire à la guérison1 ».
Le mythe amazonien est plus sophistiqué que le mythe australien. Mais, ceci
dit, quelles similitudes frappantes entre les deux mythologies! Ici et là bien sûr, il

1. S. Freud, L'Homme aux loups, P.U.F., 1979, p. 403.


DES ANIMAUX IMPARFAITS

y a les moqueries et les railleries, mais il y a beaucoup plus que cela, il y a la


pluie qui tombe. En effet, les deux mythes sont aussi des mythes d'origine de la
pluie, avec dans les deux cas la même impuissance à s'en protéger. Quand il plut
pour la première fois, Kangourou ne trouva en effet pas davantage de protection
dans la maison de Wombat que les Adyawaloa ne surent trouver un abri dans la
nuit. Attitude des Adyawaloa incapables de réagir à l'averse, qui est à opposer à
celle du plus jeune d'entre eux, celui dont le mythe dit qu'il était chamane, ka-
mahii, « celui-qui-sait » en tatuyo, et qui, sortant de sa bouche sa pâte de coca et
la fixant contre le tronc d'un arbre (dans le rêve d'angoisse, il y a aussi le tronc
de l'arbre, j'y reviendrai), passe ainsi la nuit à l'abri de la pluie. Le chamane maître
de la pluie est aussi le maître de la nuit il en connaît le maniement et saura
appeler, chacun à leur tour, les animaux de la nuit et du crépuscule pour mettre
la nuit en mouvement et sortir ses frères aînés de cette mauvaise passe. Et puis
enfin, dans les deux mythes, il y a, de façon réactive à cette incapacité, la même
puissante protestation de virilité. Le fourmilier y gagne son nez et sa queue, et
sort du mythe; le wombat son crâne aplati et le kangourou sa queue, et ils sortent
tous les deux du mythe.
Mais que signifie la pluie qui tombe de façon aussi parallèle dans le mythe
amazonien et le mythe australien? La question resterait sans doute sans réponse
et le parallèle lui-même serait à ranger dans le musée des curiosités naturelles,
tant est immense la distance géographique qui sépare l'Australie de l'Amazonie, si
l'un et l'autre mythe ne devaient leur structure à une même troisième structure,
qui est celle que Freud met au jour dans la scène primitive à partir de sa forme
réactivée dans le rêve, et qui, parce qu'elle se fonderait sur des « nécessités de la
constitution psycho-sexuelle », serait commune à l'humanité. La mise en paradigme
des deux mythes en question avec le récit de la scène primitive se présente de la
façon qui suit

Mythe amazonien les Adyawaloa ouvrent le pot qui contenait la nuit <
disparition du soleil la pluie qui tombe -> incapacité de s'abriter vive
réaction après coup des Adyawaloa, Buko devient le fourmilier.
Mythe australien Kangourou découvre la « maison » de Wombat < disparition
de l'amitié sans ombre entre Wombat et Kangourou la pluie qui tombe
incapacité de s'abriter vive réaction de Kangourou, Wombat devient le wombat
et Kangourou le kangourou, fin du mythe.
Scène primitive (rêve d'angoisse) le petit garçon découvre le vagin de sa mère
< disparition du pénis du père désir d'être satisfait sexuellement par le père
incapacité de maîtriser le désir homosexuel, refoulement, angoisse protestation
virile les loups « trop de queue, pas de queuedeviennent des loups et le père
le père; vers la sortie de la névrose.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

La position de la pluie qui tombe dans les mythes correspond donc exactement
à la position occupée par le désir homosexuel dans le récit freudien de la scène
primitive et dans le rêve d'angoisse. Confirmer cette découverte, ou infirmer une
spéculation aventureuse, demanderait d'introduire d'autres mythes où la pluie
tombe avec la même intensité (je pense en particulier à un mythe tatuyo racontant
l'initiation des jeunes garçons). Je préciserai seulement ceci, à savoir que les Tatuyo
disent que la pluie qui tombe est l'urine de Romi-Kumu, la Femme-chamane,
celle qui voulut « se mettre au-dessus des hommeset dans le vagin de laquelle
jadis logeait un poisson piranha.
Spéculation pour spéculation, il faut la conduire jusqu'à son terme en se
demandant pourquoi la pluie qui tombe signifierait à des distances aussi considérables
le désir homosexuel? Peut-être, comme l'indique le mythe tatuyo, à cause de
l'extrême contiguïté naturelle de la pluie qui tombe et de la disparition du soleil.
Si une telle explication était vraie, il ne s'agirait pas tant d'en chercher la
confirmation en multipliant la production de cas favorables, mais bien d'expliquer
les cas où la pluie est absente. Et je pense aussitôt à L'Homme aux loups, où il
n'est question que de cela, de l'attitude homosexuelle du petit garçon; et pas une
goutte de pluie ne tombe. Le récit freudien est un peu comme ces dessins où l'on
vous dit qu'un loup y est caché et où, en le tournant dans tous les sens, en le
regardant de près, de loin, de travers, on découvre enfin le loup qui, après coup,
crève les yeux. La pluie qui tombe, on la cherche vainement dans le récit du rêve
d'angoisse. Mais, comme si une idée du rêve n'avait pu se frayer un chemin avec
le concours des mots, le rêveur fit don à Freud d'un dessin dans lequel on peut
voir, à condition de procéder comme pour les autres éléments du rêve à une
« totale inversiondu fond et de la forme, tomber des hallebardes, non sur le
paysage, mais dans les hachures qui noircissent le tronc et les branches de l'arbre
où les loups sont assis comme de grosses gouttes d'eau.

Le Fourmilier

PATRICE BIDOU
Daniel Arasse

PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND

PARMIGIANINO ET LA SCÈNE DE VULCAIN

La Galleria Nazionale de Parme conserve un singulier dessin du peintre


maniériste Francesco Mazzola, dit Il Parmigianino. Réalisé vers 1530 et aujourd'hui
intitulé « Vulcain, Mars et Vénus », ou « La Vengeance de Vulcain », ce dessin est
censé représenter la scène de l'Odyssée (VIII, 266-366) où, averti par Apollon de
l'infidélité de son épouse et après avoir installé sur le lit conjugal un filet invisible,
le Dieu forgeron retient les amants coupables, les empêchant de fuir et de faire
le moindre mouvement (ill. 1).
Au premier abord, le titre imaginé par les spécialistes est satisfaisant placé
sur la gauche, Vulcain assiste au succès de son piège qui rend impossible, sur la
droite, la fuite de Mars et de Vénus. Une observation plus précise constate cependant
un certain nombre d'anomalies qui troublent le traitement attendu de ce thème.
Rien ne permet d'identifier les figures de la scène aucun attribut n'est là pour
qualifier, en tant que tels, Vulcain (ses instruments de forgeron), Mars (son armure)
ou Vénus (Cupidon, les colombes); le tissu qui, au centre, enveloppe partiellement
le couple de droite ne « dépeint ') guère le « filet» merveilleux de l'artisan homérique.
Les Dieux de l'Olympe ne sont pas là non plus pour constater l'adultère, et éclater
du rire que l'on sait. On se surprend à relever qu'en revanche, Parmigianino a
élaboré de façon singulière la figure de Vulcain. Trois détails sont particulièrement
inattendus, incongrus
Le souffle de vent qui emporte la chevelure et la barbe de Vulcain (et même,
semble-t-il, jusqu'au voile qui enveloppe le couple) s'accorde mal avec le lieu
supposé de la scène la chambre conjugale de Vulcain et Vénus.
Serrant fortement la barbe, le geste de la main gauche est tout aussi inattendu.
Comme on l'a montré à propos du Afo~6 de Michel-Ange 1, ce geste est tradition-
nellement codé et signifie la peur ou la surprise devant une manifestation inattendue
et incompréhensible de la puissance divine. C'est la seule fois qu'il apparaît dans

1. H. Janson, « The Right Arm of Michelangelo's Moses n, dans Sixteenth Studies, New York, 1967,
p.291-300.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

le contexte de la vengeance de Vulcain. De quel ordre peuvent être la peur et la


surprise du Dieu du feu?
Enfin, le sexe de la figure est en érection Vulcain « bande ». Par rapport à
l'iconographie du thème, ce détail constitue un unicum proprement extravagant
au point qu'on serait même tenté d'en déduire que le dessin ne représente pas
« Vulcain, Mars et Vénus », mais une quelconque scène de voyeurisme dont les
spécialistes n'auraient pas réussi à identifier le véritable sujet.
Il s'agit d'un dessin, et ce simple fait pourrait inciter l'interprète à renoncer
à déchiffrer la bizarrerie de l'image. Le tableau ou la fresque ont des destinataires
et, à l'époque, ils répondent en général à une demande; ils s'insèrent d'emblée
dans une culture et un circuit de communication socialisés. Le dessin peut, lui,
être destiné à son seul auteur. Dans cette sphère intime, l'artiste peut se montrer
plus « personnelet, quand le dessin prépare une œuvre publique, son auteur peut
se concentrer sur l'« inventiondes figures principales, réservant la définition des
circonstances et des attributs à la phase suivante de son travail. Le message du
dessin n'étant pas nécessairement élaboré pour un autre destinataire que son propre
auteur, l'histoire de la peinture peut volontiers avouer son incapacité à en déchiffrer
le sens ou la fonction et « sauver les meublesen renonçant à interpréter ce que
le dessin peut comporter d'excessivement singulier.
On va au contraire, ici, considérer cette feuille comme un cas. C'est un cas
d'abord car la singularité de son écart confronte les méthodes traditionnelles de
l'histoire de l'art à une multiple limite comment, sans la banaliser en la
contextualisant, rendre compte d'une image qui fait exception dans le contexte
même auquel elle appartient? Comment interpréter une œuvre dont le message a
été réservé, dès l'origine, à son seul auteur? Comment rendre compte d'une
configuration qu'aucun texte n'est là pour faire parler? Sur tous ces points, le
« Vulcain, Mars et Vénus » de Parmigianino est un cas exemplaire car, si des textes
permettent d'en rapporter l'invenzione singulière à la théorie artistique qui lui est
contemporaine, c'est une image produite quelques années plus tard qui en fournit
la première interprétation et permet ainsi de convoquer le secours des textes. Mais
l'analyse du contenu du dessin passe surtout par les opérations de transformation
qui s'opèrent entre images; leur complémentarité et leur logique figuratives
permettent de dégager la cohérence d'éléments qui restent, sinon, apparemment
incongrus à l'intérieur de chaque image.
Ce dessin est un cas aussi dans la mesure où son analyse révèle que Parmigianino
y donne conjointement figure à une scène originelle de la création artistique et à son
propre fantasme de peintre. En évacuant de son dessin toutes circonstances anec-
dotiques particulières, Parmigianino lui a donné comme la qualité d'une épure où,
tout en mettant au jour la pulsion sexuelle qui est à l'origine du désir d'oeuvre chez
l'artiste, il construirait, après coup, l'image-matrice de dispositions picturales qu'il a
pratiquées antérieurement et auxquelles il renonce par la suite. Ce dessin doit sans
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND

doute d'exister au fait que c'est avec le Maniérisme (dont Parmigianino est un des
représentants exemptai res) que « se trouve posé, pour la première fois, le problème
de la possibilité de la représentation artistique en tant que telle1 ». Mais il reste un
« cas » car, si la théorie et la pratique maniéristes de l'art ont rendu possible sa
réalisation, elles ne l'expliquent pas. Son écart résiste, et c'est la force de cette
singularité qui, après avoir suscité l'image, lui donne aujourd'hui son actualité.

Pour dégager le contenu que Parmigianino a, consciemment ou non, donné


au sujet qu'il traite 2, il convient d'abord d'identifier ce dernier avec certitude. On
le peut grâce au couple de droite, car il constitue une variation manifeste sur un
couple type dont on connaît un certain nombre de représentations à partir de la
fin du xv~ siècle. La qualification la plus générale de ce couple type pourrait être
celle de « couple d'amants assis ». D'images en images, le contexte narratif et, donc,
la personnalité des figures représentées peuvent changer, mais la série existe en
tant que telle du fait que la gestuelle des amants se continue à travers ses variations,
et forme comme une séquence présentant les phases successives d'un rapprochement
amoureux depuis l'approche discrète jusqu'à l'embrassement passionné. Ce couple
type a été, en particulier, utilisé pour représenter Mars et Vénus, identifiables par
leurs attributs iconographiques. Ce succès se comprend aisément dans la mesure
où ces Dieux donnent figure à l'Éros cosmique tout en exaltant la puissance
sexuelle du Dieu guerrier, c'est-à-dire allusivement du Prince 3.
Parmigianino a ôté tout attribut iconographique aux figures mais la mise en
scène qu'il a conçue pour présenter sa version du couple type permet d'y reconnaître
en effet Mars et Vénus. En transformant la gestuelle des amants (d'embrassement,
elle devient un mouvement de séparation brusque et angoissée), et en ajoutant une
troisième figure (qui regarde intensément le couple tout en semblant être la cause
et l'origine de ce mouvement, par ailleurs empêtré dans le drap), Parmigianino ne

1. E. Panofsky, Idea Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art, Paris,


Gallimard, 1983, p. 113.
2. Sur cette différence entre « sujet » et « contenu », cf. E. Panofsky, .L'Œt~re d'art et ses significations.
Essais sur les« arts visuels Paris, Gallimard, 1969, p. 41. Panofsky entend par « contenu » la « mentalité
de base d'une nation, d'une période, d'une classe, d'une conviction religieuse ou philosophique
particularisée inconsciemment par les qualités propres à une personnalité et condensé en une œuvre
unique »; pour plus de précision et d'efficacité, j'entends la relation entre « sujet » et « contenu » d'une
oeuvre sur le modèle de la relation entre « contenu » (manifeste) et « pensées (latentes) du rêve
(S. Freud, L'Interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1967, p. 241-242).
3. Cf. ma contribution, « Le Parmigianino et le pinceau de Vulcain », dans Oltre l'Iconologia, Actes
du Congrès international tenu à Palerme en décembre 1989 pour le cinquantenaire des Studies in
Iconology d'E. Panofsky (à paraître). L'origine italienne du motif pourrait se trouver chez Raphaël, Isaac
et Rébecca épiés par Abimélek (ill. 4).
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

laisse guère place au doute à sa manière, il a représenté la scène homérique de


la vengeance de Vulcain.
Cependant, si le sujet du dessin (son « pré-texte ») ne fait pas de doute, les
anomalies relevées plus haut demeurent et elles invitent à s'interroger sur ce qui
a travaillé et déformé la représentation de la scène.
C'est une image qui permet d'engager l'interprétation, une fresque peinte au
château de Fontainebleau par le Primatice vers 1541-1544 (une dizaine d'années
après la date supposée du dessin). De l'un à l'autre, le parallèle dans la disposition
des figures est si fort qu'il est légitime de penser que le Primatice a vu le dessin
de Parmigianino soit à Bologne autour de 1530, soit lors de son voyage en Italie
de 1540, dont on s'accorde à dire qu'il revient marqué en particulier par la peinturee
de Parmigianino 1. À Fontainebleau et pour répondre à la demande princière, le
Primatice s'est inspiré de ce dessin pour réaliser sa propre fresque au point
qu'elle en constitue une interprétation première, hautement significative pour
l'historien.
La fresque fait partie du cyle narratif de la Chambre d'Alexandre et représente
Alexandre le Grand avec sa maîtresse Campaspe, peints par Apelle (ill. 2). La pose
des deux amants reprend celle du couple type des « amants assis », telle en particulier
que le graveur de Fontainebleau, Jean Mignon, l'applique à Mars et Vénus (ill. 3).
Le Primatice a varié la pose, et il saisit les amants dans un mouvement intermédiaire
entre l'enlacement représenté par Jean Mignon et la séparation (retenue) de
Parmigianino. Conformément au sujet de l'œuvre et à son « programme », la
composition comporte une troisième figure, celle du peintre Apelle. Cette présence
transforme la personnalité des « amants assis » « Mars et Vénus » deviennent
« Alexandre et Campaspe ». Mais ces derniers conservent la trace de leur origine
Alexandre, nu, a gardé le casque de Mars et le petit Cupidon de Vénus joue sur
le lit de Campaspe.
La mise en relation et la disposition des trois figures entraînent cependant un
effet de sens inattendu, troublant, peu cohérent avec ce qu'implique le récit qui
sert de source à la scène. Telle que la raconte Pline l'Ancien, l'histoire veut que
le Prince offre finalement sa maîtresse au peintre, qui s'est épris de sa beauté.
Outre ce qu'il laisse entendre sur le prestige qu'a conquis le peintre jusque dans
l'intimité princière, le récit vise à exalter la personne du Prince, sa continence, la
maîtrise qu'il a de ses passions et son rôle comme protecteur éclairé des arts 2. Or,
dans la fresque du Primatice, le geste d'Alexandre semble, au contraire, protéger
la belle Campaspe du regard et du désir du peintre. À ma connaissance, cette
1. Cf. H. Zerner, The School of Fontainebleau. Etchings and Engravings, New York, Abrams, 1969,
p. 14-15, qui suppose que le Primatice a collectionné des dessins de Parmigianino lors de ses voyages
en Italie en 1540 et plus tard.
2. Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, XXXV, 86-87, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 73-74. Cf.
A.-M. Lecoq,« Légendes antiques », dans La Peinture dans la peinture, Paris, Adam Biro, 1987, p. 65.
1. Parmigianino, Vulcain, Mars et Vénus. Parme, Pinacothèque Nationale.
2. Maître L.D. (d'après Primatice), Apelle peignant Alexandre et Campaspe. Paris, Bibliothèque Nationale, Cabinet
des Estampes. Ph. (C) Bibl. nat. (Gravure reproduite ici à l'envers pour respecter l'ordonnance de la fresque.)

3. Jean Mignon, Mars, Vénus et /MOMr. Paris, Bibliothèque Nationale, Cabinet des Estampes. Ph. @ Bibl. nat.
4. Raphaël, Les Loges: Isaac et Rébecca épiés par Abimélek (ve Loge). Rome, Palais du Vatican. Ph. @ Alinari
Anderson-Giraudon.
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND

représentation du thème est la seule où l'activité d'Apelle vient briser l'enlacement


des amants. En fait, la combinaison entre la figure du peintre Apelle d'une part
et celle du couple type « Mars et Vénus » de l'autre (devenant « Alexandre et
Campaspe ») produit une storia étrange, composite. Cette image mettant en scène
le Peintre (par excellence) au travail, on peut penser qu'elle a été le lieu d'un
investissement personnel de la part du Primatice, qui en a réaménagé et troublé
les données initiales.
La fresque du Primatice se trouve être, dans l'art européen, une des toutes
premières représentations (sinon la première) d'un thème qui, par le biais de
diverses interprétations moralisées, va devenir, progressivement, une allégorie de la
Peinture elle-même Il est évidemment significatif que, dans la disposition qu'il
adopte pour un thème promis à un tel avenir, le Primatice s'inspire du dessin de
Parmigianino et organise la relation entre ses trois figures selon un schéma analogue
à celui de ce « Vulcain, Mars et Vénus ». Un détail confirme d'ailleurs cette
filiation comme l'était Vulcain chez Parmigianino, Apelle est « unijambiste ». Mais
ce qui, à l'origine, participait de l'inachèvement volontaire de l'ensemble et, en
tant que tel, avait donc du sens au sein de la configuration d'ensemble, n'en a plus
guère à l'arrivée sinon de porter trace et témoignage de l'origine de la figure.
Ainsi, dès 1541-1544, le Primatice avait vu, dans le « Vulcain, Mars et Vénus »,
une disposition susceptible de représenter l'artiste au travail quitte à en déplacer
et à transformer le contenu. La constatation est importante et un autre détail
permet de préciser la signification que le Primatice a décelée dans le dessin et qui
l'a incité à en faire le modèle formel de sa propre composition. Là où Parmigianino
montrait le sexe de Vulcain en érection, le peintre de Fontainebleau place un petit
amour, blotti entre les cuisses d'Apelle. Par là, il indique à la fois le contenu qui
élabore la représentation de son propre sujet et celui qu'il a donné au dessin dont
il s'inspire c'est l'éros du peintre, animant sa création la plus belle. Cependant,
en substituant au sexe en érection un petit amour, en représentant, dans la sphère
publique, une chose par une autre, le Primatice « normalise » le dessin, il l'allégorise.
La destination de sa fresque, son emplacement dans une salle du prestigieux
château de Fontainebleau expliquent évidemment la correction dont il fait preuve
en « corrigeant » le dessin, en adaptant ce qu'il a de trop intime et de choquant
pour un regard public.
Le fait que le Primatice ait utilisé en ce sens la composition de Parmigianino
incite à reconsidérer le dessin originel, et à s'interroger d'abord sur ce qui a pu y
conduire le Primatice à transformer le tissu qui retient Mars et Vénus en un
panneau sur lequel le Peintre s'apprête à peindre.
Dans le dessin, l'iconographie nomme « filet (de Vulcain) » la configuration,
qui sert de charnière à l'ensemble de la disposition. Le sujet l'y autorise sans doute,

1. Id., p. 65-68.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

mais c'est aussi déjà interpréter ce qui est donné à voir et user de cette violence
qui, selon Panofsky, est le fait de toute description d'oeuvre figurée Pré-
iconographiquement, ce « filet )> représente une pièce de tissu (qu'il s'agisse d'un
drap, d'une toile ou d'un voile, éventuellement même d'un filet). Mais, sur la
surface du papier et à un registre « purement formel ce tissu se présente comme
une configuration complexe de lignes courbes qui constitue, dans tous les sens du
terme, le lieu de définition des figures. Remplaçant tous leurs autres attributs, c'est
lui seul qui permet de donner leurs noms aux personnages représentés. Il fait plus
encore il délimite et fixe le lieu de leur constitution en tant que figures, de leur
émergence ébauchée à la surface de la représentation. C'est dans ce « voileet
contre lui que les figures se dessinent, incomplètement visibles et inachevées, non
finite.
C'est aussi à travers ce « voile », le regard pivoté à 90° par rapport au nôtre,
que Vulcain voit le couple vision entraperçue qui suscite chez lui à la fois divine
surprise (la main serrant la barbe) et excitation sexuelle. Ce qui s'inscrit dans ce
voile au regard de Vulcain, c'est bien le double corps des amants coupables, saisis
sur le vif et retenus par son art. Mais c'est aussi, son érection le montre, l'objet de
son propre désir sexuel. À la différence du geste traditionnel de l'index qui nous
montre Vulcain montrant aux Dieux de l'Olympe Mars et Vénus prisonniers, et
que Parmigianino utilise dans son autre version de la scène (Londres, British
Muséum) le sexe en érection, tout en étant tendu vers le voile, ne nous le
désigne pas. Il nous montre l'excitation de Vulcain et, s'il est une sorte d'« index »,
il l'est de la pulsion sexuelle de Vulcain envers ce qu'il regarde se dessiner,
incomplètement fixé, dans le voile. Ce dernier fonctionne ainsi comme un écran,
écran à travers lequel quelque chose est vu (incomplètement et confusément,
comme le sont pour nous les parties voilées des corps de Mars et de Vénus), écran
vers lequel se projette le désir sexuel de celui qui regarde.
On comprend dès lors que le Primatice ait pu voir en Vulcain une figure du
peintre face à sa toile. D'un point de vue strictement historique, que ce n'est pas
sans de précises raisons que Parmigianino a pu s'approprier de la sorte le mythe
de Vulcain. Il vaut la peine de suivre ces raisons; on y identifie comment, en
manipulant le matériau textuel et figuré du sujet homérique, Parmigianino a pu
construire un dispositif qui met en scène l'origine et la genèse de la création
artistique au double registre du mythe (celui de Vulcain) et de son expérience
propre de peintre.
D'abord, la figure mythique de Vulcain était bien adaptée au rôle que lui
attribue Parmigianino. Après les Hymnes homériques (pour lesquels le Dieu du feu

1. E. Panofsky,« Contribution au problème de la description d'oeuvres appartenant aux arts


plastiques et à celui de l'interprétation de leur contenu dans La Perspective comme forme symbolique,
Paris, Éd. de Minuit, 1975, p. 248 et 236-239.
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND

est l'éducateur et le premier civilisateur de l'humanité), après l'Iliade (qui évoque


les statues animées qui le servent et, dans la première ekphrasis de l'histoire
littéraire, décrit longuement l'incomparable chef-d'œuvre qu'est le bouclier d'Achille),
l'Antiquité classique fait de Vulcain le Dieu à l'origine des arts, modèle divin des
héros que sont Prométhée et Dédale
Ensuite, comme le laisse entendre Vasari dans la conclusion morale qu'il
donne à la Vie du peintre en 1568, le mode selon lequel Parmigianino en personne
pratiquait son art était celui de l'« inspiration ». Tout en le condamnant pour ne
pas avoir été « un des plus grands peintres » du temps à cause de sa passion pour
l'alchimie, Vasari lui accorde une circonstance atténuante dont les termes pourraient
servir de commentaire au dessin de Parme « Je ne nie pas que le meilleur moment
pour travailler est celui où l'artiste, excité par l'inspiration, en ressent l'envie; mais
je blâme celui qui travaille peu ou ne travaille pas du tout, consacrant son temps
à de vaines recherches 2.Ainsi, même pour le laborieux Vasari, le meilleur
moment est celui où vous prend l'excitation de l'inspiration. On peut penser que
c'est ce moment-là que Parmigianino a mis en scène, pour lui-même, à travers la
figure de son Vulcain excité par le spectacle de ce qui vient se fixer et se prendre
dans sa toile.
Mais c'est finalement le dessin lui-même qui confirme le mieux cette analyse
en dégageant la complémentarité et la cohérence des trois « anomalies » de la
figure les cheveux emportés par le vent, les gestes de la main dans la barbe et
l'érection de son sexe. Ces trois anomalies donnent en effet figure à des aspects
fondamentaux de la théorie artistique maniériste et elles confirment que Vulcain
est bien, dans ce dessin, une figure de l'artiste inspiré.
Telle que l'a conçue Parmigianino, la coiffure de Vulcain correspond à
l'iconographie de l'Occasio. Représentée nuque découverte, cheveux ramenés par
le vent sur le devant du front, signifiant par là qu'il faut saisir l'« occasionau
bon moment, quand elle se présente et avant qu'elle ne s'échappe, l'Occasio exprime
une conception du Temps comme Kaïros, comme succession de moments brefs et
décisifs, à saisir dans l'instant 3. Dans le dessin, le moment propice auquel Vulcain
donne ainsi figure est celui de l'inspiration créatrice, le moment où « le premier
concept(.) jaillit, telle une étincelle, allume l'amadou de l'imagination et remue

1. E. Kris et 0. Kurz, Legend, Myth and Magic in the Image of the Artist. A Historical Experiment,
New Haven-Londres, Yale University Press, 1979 (1934), p. 68 et suiv. Sur l'actualité du thème à la
Renaissance, cf. E. Panofsky, « Un cycle ».
2. G. Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Paris, Berger-Levrault, VI,
1984, p. 249.
3. Sur cette iconographie, cf. R. Wittkower, « Chance, Time and Virtue », dans Journal of the
Warburg and Courtauld Institutes, I, 1937, p. 313 et suiv., et E. Panofsky, « Le Vieillard Temps dans
Essais d'Iconologie. Thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1967, p. 187 et
suiv.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

les fantasmes et les imaginations idéales». Si l'on rapporte ce moment au sujet


du dessin, « Vulcain surprenant Mars et Vénus », on dira que Parmigianino n'a pas
représenté le moment où Vulcain saisit au piège les coupables; il a imaginé et mis
en scène le moment où Vulcain a le « premier concept » du piège à venir et où il
en entrevoit l'effet désiré. Il n'est pas illégitime d'anecdotiser ainsi, narrativement,
l'invenzione de Parmigianino, pourvu seulement de ne pas isoler cette invenzione
du contexte qui l'a suscitée, celui de l'inspiration artistique.
Qu'il s'agisse bien de cela, c'est ce que confirment les deux autres anomalies,
la main dans la barbe et l'érection du sexe à laquelle on joindra désormais le
regard intense que Vulcain dirige vers le voile où s'enveloppent (et se développent,
on s'en rend compte maintenant) Mars et Vénus.
Comme on l'a déjà dit, la main serrant la barbe est un geste codé iconogra-
phiquement, exprimant une divine surprise. C'est ici celle qui saisit l'artiste devant
le jaillissement du « premier concept », ce disegno (mental) qui est une « étincelle
de la divinité en l'homme », un signe de Dieu (segno di Dio) 2. Conjointement, en
quelque sorte en déçà de la signification codée que l'iconographie lui donne, le
geste manifeste le refus de s'abandonner à ce ravissement spirituel. Un peu comme
la main droite du Afoï~ de Michel-Ange, le geste exprime un effort de retenue,
celui qu'exige la « contemplation activenécessaire pour transmettre les révélations
acquises au cours du furor divinus après lequel les poètes, « une fois calmé en
eux ce transport (furor), se stupéfient d'eux-mêmes
Son érection et son regard posent indubitablement Vulcain en situation de
voyeur par rapport à ce qui se développe dans le voile. Dans le contexte de la
théorie artistique maniériste, ce voyeurisme s'interprète aisément (allégoriquement)
comme celui du « regard intérieur » de l'esprit, ce dessin que la peinture reçoit
pour mission de réaliser et d'extérioriser Plus précisément encore, l'intensité du
regard seule manifestation (avec son érection) d'une activité de Vulcain évoque,
quand le modèle est « dans la tête », cette « participation éminemment active de
l'esprit [qui est aussi une passivité attentive de la pensée "] à l'émergence de
l'imagedont Nicolas de Cues faisait, au xve siècle, le principe de l'imitation en
tant qu'elle produit l'imago viva 5. Dans les analyses du thème de « Saint Luc
peignant la Vierge » que lui inspire la pensée de Nicolas de Cues, Agnès Minazzoli
a des formules qui font singulièrement écho à ce que le dessin du Parmigianino

1. F. Zuccaro, cité par Panofsky, Idea, op. cit., p. 241.


2. Id., p. 108 et suiv.
3. C. Landino, « Prolusione dantesca », dans Scritti critici e teorici, Rome, Bulzoni, 1974, 1. p. 47.
Sur le geste du Moïse, cf. D. Arasse, « L'Index de Moïse », dans Communications, 34, 1981, en particulier
p. 11-13.
4. Cf. E. Panofsky, op. cit., p. 103.
5. Cf. A. Minazzoli, La Première ombre. Réflexion sur le miroir et la pensée, Paris, Éd. de Minuit,
p. 127 et 137.
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND

met en scène le tableau et le chevalet sont un « écran » entre le modèle et le


peintre qui « poursuit une image en idée »; l'inachevé témoigne « du désir de
rendre sensible le déroulement d'une genèse, celle de l'image »; l'inachèvement
suggère qu'il n'y a de « premier modèle qu'imaginaire, pensé ou rêvé sous la forme
d'un absolu ou, si l'on veut, sous l'espèce d'un fantasme originel1 ».
Erwin Panofsky a suffisamment montré ce qu'il entrait de pensée « néo-
scolastique » dans le néoplatonisme des maniéristes pour que l'historien ne s'étonne
pas de ce genre d'échos. Ils permettent au contraire de percevoir comment, dans
ce dessin laissé volontairement inachevé, dans ce dessin dont « le mouvement [est]
comme la mémoire de sa propre genèse » et qui « revit le processus dont [il] est
l'œuvre 2 », Parmigianino a figuré, « sous l'espèce d'un fantasme originel », l'origine
même de la création artistique, le désir d'art en général et le sien propre.
Un point retient encore l'attention et résiste à cette interprétation allégorisante.
Parmigianino montre Vulcain en érection; il ne cache pas (par l'allégorie) que la
pulsion sexuelle anime et sous-tend l'activité du regard (mental ou spirituel). Loin
d'opposer pulsion sexuelle et attention intellectuelle à l'« émergence de l'image »,
il les associe. L'invenzione est de taille, presque scandaleuse.
Certes, il y est préparé par la culture de son temps et, en particulier, par la
théorie néoplatonicienne de l'Éros gouverneur des Arts qui veut que l'âme soit
« frappée à coups violents par le désir de la Beauté supérieure et qui articule
soigneusement « l'échelle des furores » où s'exprime « la collaboration mystérieuse
de l'affectivité et de l'intellect3 ». Cette érotique (spirituelle et cosmique) de l'art
est alors un lieu commun et une de ses formulations les plus abouties est due à
Léonard de Vinci en personne « L'amant est attiré par l'objet aimé (comme le
sujet par la forme), comme le sens par ce qu'il perçoit; ils s'unissent et ne forment
plus qu'un. L'œuvre est la première chose qui naît de cette union 4.» L'évolution
même du vocabulaire définissant l'activité de l'artiste et la relation qu'il entretient
avec son œuvre va dans le même sens en utilisant les verbes creare, partorire,
nascere et generare pour désigner le processus de la production artistique (sans que
ce vocabulaire soit jamais systématiquement organisé ou réfléchi), Léonard montre
que l'époque associe, de façon diffuse, le « faireartistique et la procréation
biologique; les œuvres sont les enfants de l'artiste et de là vient la (fâcheuse)
tendance à l'« auto-mimésis » en peinture, ogni dipintore dipinge se 5.

1. Id., p. 143, 147.


2. Id., p.138, 131.
3. Cf. A. Chastel, Marsile Ficin et l'art, Genève, Droz, 1954, p. 125.
4. Léonard de Vinci, Carnets, Paris, Gallimard, 1989 (1942), I, p. 70. L'expression « comme le sujet
par la forme (co~M il suggetto colla forma) est donnée dans la transcription du passage par G. Fumagalli,
Leonardo uomo senza lettere, Florence, Sansoni, 1952, p. 349.
5. Cf. M. Kemp, « From Mimesis to Fantasia the Quattrocento Vocabulary of Création,
Inspiration and Genius in the Visual Arts «, dans Viator, VIII, 1977, p. 381-382.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

Il ne faudrait pas cependant banaliser l'invenzione de Parmigianino en la


contextualisant à l'excès, on ne percevrait plus sa singularité. Non seulement
l'érection de Vulcain affirme la contemporanéité et le caractère indissociable de la
pulsion sexuelle et de l'activité mentale inhérente à la création artistique, mais elle
figure cette pulsion sexuelle par sa manifestaion physique même sans la déplacer
ni l'allégoriser comme le fera le Primatice une dizaine d'années plus tard. Au sein
même de la conception érotique de l'art qui est celle de la Renaissance, l'érection
de Vulcain demeure une irréductible obscénité. S'il n'est «jamais vraiment
convenablede représenter des organes génitaux en peinture ou en sculpture 1,
encore moins peut l'être la représentation d'un pénis en érection. Dans la sphère
intime, Parmigianino pousse jusqu'à l'inconvenance la potestas audendi, cette liberté
reconnue depuis Horace au peintre comme au poète. En fait, le peintre chez qui
on retrouvait, aux dires de Vasari, « les rares capacités artistiques et les manières
affables et charmantesde Raphaël 2, le très délicat et très élégant Parmigianino
se montre ici un peintre « mal élevé En deçà des métaphores et des déplacements
néoplatoniciens, Parmigianino montre (se montre à lui-même) ce qu'il ne faut pas
voir, il (se) dit ce qu'il ne faut pas dire dans son origine même, la création
artistique a partie liée avec la pulsion sexuelle.

On pourrait, à ce point, considérer qu'on ne dispose pas des outils qui


permettraient de déchiffrer l'enjeu intime qui est à l'origine de cette érection
obscène de Vulcain. On pourrait aussi s'estimer satisfait du premier bilan de
l'analyse sous couvert du thème mythologique propre au Dieu forgeron, un peintre
maniériste a construit une mise en scène de la genèse de l'œuvre picturale et de
la pulsion sexuelle qui est à son origine. Le dessin (intime) de Parmigianino est à
la fois plus complexe et plus précis que l'interprétation (publique) qu'en donne le
Primatice et qui en dévoile pourtant partiellement le sens. Chez ce dernier, le
désir du peintre se porte vers son modèle et il peut donc entrer en contradiction
avec le désir même de peindre Jacques-Louis David représentera ainsi Apelle
renonçant à peindre Campaspe; le bras et le pinceau lui en tombent (Lille, Musée
des Beaux-Arts). La mise en scène de Parmigianino indique, au contraire, que le
désir sexuel se porte vers l'œuvre même, qu'il en est une « cause finale ». Dans le
contexte théorique de l'époque, la mise à nu du sexe bandé s'inscrit en faux contre

1. Cf. H. Damisch, Z.~yM~~e~f de Pâris. Iconologie analytique I, Paris, Flammarion, 1992, p. 15.
2. G. Vasari, op. cit., p. 245.
3. Sur cette expression et les difficultés que peut poser aux iconographes « polis le cas de l'artiste
« mal élevé cf. les brèves remarques de J. Wirth, L'Image médiévale, Paris, Klincksieck, 1989, p. 18-
20.
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND

les renoncements successifs qu'implique l'échelle graduée des furores néoplatoni-


ciens.
Ce dessin constitue donc, bel et bien, un cas remarquable. La conscience
intime de la création qui s'annonce là est d'une étonnante modernité. En tout
anachronisme, on pense aux pages de Michel Leiris sur Picasso et à la façon dont,
tout au long de sa vie d'artiste, ce dernier « met en scène le peintre face à face
avec son modèle et le regardant », ce « moment crucial w où, « avant de faire quoi
que ce soit (.), le peintre doit avoir vu avec l'acuité la plus grande » « (.) dans
l'ensemble de son œuvre l'acte presque l'absence d'acte qui consiste à regarder
est un thème des plus fréquents(.), le peintre lui-même apparaissant sur sa
toile (.) comme pour évoquer, en le sortant des coulisses, le témoin ou voyeur
qu'est par définition le faiseur de tableaux 1.Et, à considérer encore une fois la
gestuelle cohérente de la figure de Vulcain, le double mouvement de l'érection et
de la main retenant la barbe pourraient se comprendre comme donnant une précise
figure à l'idée que l'activité artistique exprime une pulsion sexuelle « inhibée quant
à son but ».
Il est vrai qu'on pourrait craindre que de tels rapprochements révèlent seulement
à quel point, dès l'origine, le désir de l'interprète aurait faussé le jeu, l'analyse ne
dégageant à la fin que ce qui était présupposé au départ. Peut-être, mais il est vrai
aussi qu'en articulant intimement désir de peindre et désir sexuel, Parmigianino
ne fait qu'exploiter et donner à voir ce que lui proposait le langage qui, encore
une fois, condense ce que vise à distinguer la pensée claire. De toute antiquité,
pour désigner l'instrument du peintre, les langues romanes n'ont rien trouvé de
mieux que de l'appeler sa « petite queue », son « petit pénis », penecillum latin,
pennello italien, pinceau français, etc. 2. L'écart obscène que constitue, au regard de
la civilité contemporaine, l'érection de Vulcain, artiste inspiré et voyeur de l'oeuvre
à l'oeuvre, pourrait avoir joué pour son auteur le rôle d'un rébus intime et, pourquoi
pas?, d'un jeu de mots par les choses; il y figurerait à la fois le désir sexuel à
l'origine de la création artistique et l'ambition du peintre « petit pinceau deviendra
grand ».
On pourrait s'arrêter là. Après tout, l'intimité d'un artiste (sur lequel on sait,
tout compte fait, peu de chose) est inaccessible aux instruments de l'historiographie
et ce n'est pas nécessairement son objet. On va pourtant continuer et tenter de
cerner l'enjeu intime qui a pu être à l'origine de ce dessin. On va le faire car, en
montrant comment la culture du temps a rendu possible l'investissement personnel

1. M. Leiris, « Le peintre et son modèle », dans Au verso des images, s.l., 1986, p. 57 et suiv.
2. En latin, « Penus » ou « pene » désignait le gros pinceau des peintres en bâtiment, « penecillum »
le pinceau fin utilisé par les artistes pour peindre à la détrempe, cf. A. Reinach, Textes grecs et latins
relatifs à l'histoire de la peinture ancienne (Recueil Millet), Paris, Macula, 1985 (1921), p. 15, qui cite
Cicéron (Ep. fam, IX, 22). Le rapprochement entre le pénis et le pinceau (« petit pénis ») a donc pour
lui, au xv~ siècle, le prestige et l'autorité de la tradition classique.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

du thème par le peintre, en contextualisant la singularité de ce dessin, on a aussi


banalisé, aplati ce qui, en lui, faisait écart et avait, par là même, suscité l'entreprise
d'interprétation. Même d'un point de vue strictement historique, il reste à voir en
quoi et comment c'est Parmigianino (et non un quelconque autre maniériste), qui
a manipulé de la sorte ce thème et ces figures.
On le doit d'autant plus qu'il se dégage du dessin une atmosphère étrange et
presque inquiétante la mise en relation des trois figures est l'occasion d'une
violence à la fois extrême et retenue, très différente de l'emportement dramatique
qui caractérise par exemple la scène chez Paris Bordon (vers 1550, Berlin-Dahlem);
l'absence de toutes circonstances, de toute indication de lieu, de toute qualification
des personnages, donne par ailleurs à la scène une dimension abstraite et une
portée « universelle », bien au-delà de ce qu'implique le seul thème de « Vulcain,
Mars et Vénus ». Quelque chose se passe dans le dessin et passe à travers lui, d'un
bord à l'autre, qui évoque une puissance magique primordiale, celle de Vulcain,
dont le passage à l'acte, presque la déflagration, suscite et fixe en même temps le
mouvement de Mars et de Vénus tout en dépossédant le dieu guerrier de sa
virilité conquérante pour l'attribuer au divin boiteux. Par-delà donc la théorie de
la création artistique, quelque chose « travaille » la représentation et lui donne son
aspect spécifique.
À ce registre cependant, il ne faut plus considérer seulement le dessin en lui-
même il faut envisager la relation qui s'est jouée entre le dessin et son auteur,
c'est-à-dire qu'il faut tenter de considérer Parmigianino devant sa feuille, dans le
mouvement de sa propre création, suspendu dans l'inachèvement de sa genèse.
Une donnée de la configuration prend alors une importance et comme une évidence
nouvelles Mars et Vénus ne sont pas seuls à être dessinés en cours de constitution
et d'émergence; il en va de même pour Vulcain. Il est plus complet et « finique
Mars ou Vénus mais, à bien le considérer, il est disposé de telle sorte qu'on ne
voit ni sa jambe gauche ni son avant-bras droit et surtout, « détail décisif, sa figure
se dessine sur le fond d'un tissu enveloppant dont la configuration arbitraire indique
qu'il constitue lui aussi, comme il en va du « voile » du Mars et Vénus, le lieu de
définition (de délimitation et d'émergence) de la figure. L'observation est décisive
car elle indique un effet d'écho entre la situation de Vulcain dans la scène
représentée et celle de Parmigianino face à son dessin. De même que, pour Vulcain,
Mars et Vénus sont en état d'émergence à travers le tissu qui les montre et les
cache, de même, pour Parmigianino, les trois figures émergent progressivement,
inachevées, à la surface du dessin. Tout comme le voile où, pour Vulcain, se
développent et s'enveloppent Mars et Vénus, la feuille tout entière constitue, pour
Parmigianino, un écran où prend confusément figure le désir qu'il y projette.
Le dessin ne met donc pas seulement en scène une conception théorique
méditée de la création artistique; il est traversé et structuré par l'instance d'un
désir personnel de son auteur. La théorie artistique maniériste donne au dessin
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND

une cohérence « contextualisée » qu'on peut supposer consciente, et qui a offert,


par là même, au Primatice la possibilité d'en donner une version publique, corrigée
et banalisée. La relation spéculaire entre Parmigianino et la situation qu'il a mise
en scène annonce en revanche un travail qui n'a pas été nécessairement conscient.
Autrement dit, il ne suffit plus, à ce registre, de montrer que Vulcain et la scène
de sa « vengeance» pouvaient représenter la genèse de la création artistique; il faut
désormais comprendre comment, d'une certaine manière, ils le devaient; il faut
comprendre pourquoi Parmigianino a précisément choisi Vulcain pour en faire le
héros de cette scène de genèse, pourquoi ce choix était, pour lui, une nécessité
pour que prenne figure ce qui, sinon, n'aurait pu se représenter de son désir d'être
peintre.
Une réponse vient à l'esprit, dont le caractère paradoxal même fonde l'efficacité.
Si Vulcain a été choisi, c'est que, dans son rôle d'artiste mythique des origines, il
est forgeron et sculpteur, il travaille les métaux mais il n'est pas peintre et il ne
l'a jamais été. Parmigianino ne le représente pas d'ailleurs en « peintre ». Plus
précisément, ce n'est pas avec la main que Vulcain fait œuvre de pinceau; en
cachant la main droite, en la retenant derrière le dos de la figure, Parmigianino
en fait un peintre producteur d'images « acheiropoïètes », un peintre qui n'a pas
besoin de manier le pinceau pour faire surgir l'image désirée. C'est par la seule
puissance conjuguée de son attention et de son désir qu'il fait se lever, dans le
voile et avec lui, Mars et Vénus qui s'y fixent. À l'origine de la peinture, Vulcain
serait donc tel « un Narcisse éveillé qui viendrait tirer de leur sommeil des images
vivantes' ». Devant sa feuille, sans pinceau mais avec la plume du dessinateur,
éveillant à la surface du papier des figures et une image où il n'a pas à se
reconnaître, Parmigianino met en scène son fantasme de peintre faire surgir
l'image vivante sans avoir à manier le pinceau.
Si Vulcain n'est pas peintre, il est sans doute, pour Parmigianino, mieux que
cela Dieu du feu, « saint patronde tous les arts du feu, maître des secrets des
métaux, premier artisan mythique de l'Art même, le « grand art » de l'alchimie,
Vulcain est le modèle (inégalable) des alchimistes, leur dieu tutélaire et comme
leur figure originelle de référence. C'est ainsi que le représente le Siennois
Domenico Beccafumi dans une série de gravures réalisées vers 1524~.
On pense à nouveau au jugement de Vasari « S'il n'avait pas travaillé
capricieusement et s'il s'était tenu à l'écart des sottises des alchimistes, il aurait été
l'un des plus grands peintres de notre temps 3.» Vasari ne peut ni comprendre ni
admettre que Parmigianino, « né, si l'on peut dire, le pinceau à la main », « au lieu

1. Cf. A. Minazzoli, op. cit., p. 111-112.


2. Cf. J. Van Lennep, Art et alchimie. Étude de l'iconographie hermétique et de ses influences,
Bruxelles, Éd. Meddens, 1971, p. 73, et M. Fagiolo Dell'Arco, Il Parmigianino. t/M M~<o ~M/ BrMetMMO
nel Cinquecento, Rome, Bulzoni, 1970, p. 110-111 et 508-509.
3. G. Vasari, op. cit., p. 249.
LA SCÈNE PRIMITIVE ET QUELQUES AUTRES

de distiller avec son cerveau de belles inventions pour ses pinceaux et ses mélanges »
ait passé « ses journées à manipuler du charbon, du bois, des cornues et autres
semblables inepties »; à ses yeux, c'est « vouloir tricher et atteindre un point
inaccessible », c'est faire partie de ces « artistes prétentieux qui conçoivent des
pensées trop hautes pour être réalisables [et qui] devraient essayer de se contenter
de manifester dans leurs œuvres, sans prendre de risque, leur savoir et leur génie 1 ».
Il se pourrait que le dessin de Parme donne figure à l'enjeu profond du
« risque » pris par Parmigianino, dans son désir d'atteindre l'« inaccessible » être
comme Vulcain, ou à tout le moins l'imiter et tenter de lui ressembler, Vulcain
non plus le faiseur d'images acheiropoïètes, mais l'Alchimiste. Le rébus et le jeu
de mots pennellolpetit pénis ferait alors entendre une plus profonde résonance
et on concevrait que l'obscénité de ce détail était nécessaire dans l'érection divine
mise à nu, ce qui se montre, c'est le désir de voir le (petit) pennello devenir grand
(pénis de Vulcain). Autrement dit, à l'origine de la pulsion créatrice de Parmigianino,
la mise en scène du dessin montrerait le désir non plus de peindre, et d'imiter par
l'art les processus de la nature, mais d'agir sur les choses mêmes de la nature, le
désir de se déposséder du pinceau pour s'approprier la puissance créatrice
primordiale de Vulcain.
Les spécialistes s'accordent en général aujourd'hui pour faire crédit à Vasari
quand il déclare que, dans ses dernières années, Parmigianino « délaissait la peinture
pour se livrer à l'étude de l'alchimie ». Le catalogue de son œuvre est éloquent
alors que, de 1521 à 1531 environ, de dix-huit à vingt-huit ans, il réalise une
cinquantaine d'oeuvres (fresques, tableaux d'autel, panneaux privés et portraits), il
n'en peint plus, entre 1531 et 1540, qu'une dizaine, certaines inachevées. Son
ultime peinture est un autoportrait peint à l'huile sur papier (Parme, Pinacothèque
nationale). L'image fait écho à la description vasarienne de la décrépitude physique
du peintre « épris d'alchimie » devenu « mélancolique et étrange il « prit un
aspect sauvage et misérable; lui si délicat et élégant laissa pousser une barbe hirsute
et une longue chevelure en désordre. Il devint méconnaissable Pourtant, en ce
qui concerne l'analyse présente, l'image est frappante à un double titre elle est
réalisée sur une feuille de papier de très petites dimensions (21 x 15,5 cm), un peu
plus petites que celles du dessin de « Vulcain, Mars et Vénus » (20 x 19,2 cm) et,
surtout, le peintre s'est représenté avec sa « barbe hirsute », dont une longue mèche
est emportée vers la droite du papier, par un improbable coup de vent comme
si, finalement, le peintre avait réussi à se conformer et à ressembler à son modèle
(physiquement, tout au moins) ce Dieu puissant dont, vers 1530, le dessin avait
dressé la figure tutélaire.
Il ne s'agit certainement pas, pour autant, de considérer ce dessin comme une

1. Id, p. 249 et 251.


2. Id., p.249.
PETIT PINCEAU DEVIENDRA GRAND

image alchimique Point n'est besoin non plus de supposer chez Parmigianino
une conscience claire de cet enjeu. Au contraire, ce serait fausser la nature du
dessin et en appauvrir la portée et la fonction pour son auteur.
Si on le replace en effet au sein de l'ensemble de la production de l'artiste,
on constate qu'à un moment charnière de son évolution, ce dessin construit comme
l'épure d'une disposition qui, dans les dix premières années, a fait régulièrement
retour dans les compositions de Parmigianino et disparaît ensuite dans l'image
même, latéralement, un homme barbu observait, à l'écart, le groupe principal des
figures et la relation amoureuse qui s'y joue 2. Tout se passe donc comme si, en
dehors de toutes circonstances extérieures de type narratif, le dispositif du dessin
donnait figure à un schéma qui travaillait en sous-main et qui organisait subrep-
ticement un certain type de ses représentations comme si le dessin constituait,
après coup, la mise au jour d'une image originelle, matrice de peintures passées.
Le Primatice a donc eu d'excellentes raisons pour voir dans le dessin de
Parmigianino la mise en scène du peintre inspiré au travail et d'en corriger
l'obscénité intime en déplaçant publiquement le désir de l'artiste vers son modèle
et sa beauté, inaugurant ainsi, par l'allégorisation, un thème central de l'esthétique
classique. Mais, chez Parmigianino, en deçà de cette rationalisation esthétique, le
dispositif du dessin mettait au jour un fantasme personnel, le scénario d'un désir
originel, ce désir qui a fait de lui un peintre, le fantasme d'un « moi, peintre ». La
place du dessin dans son œuvre suggère cependant qu'en le dessinant, Parmigianino
mettait en lumière une pulsion plus ancienne et plus archaïque ne pas recourir
à la médiation du pinceau et de ses représentations mais, participant immédiatement
de l'Éros cosmique, posséder la puissance sexuelle, proprement démiurgique, du
divin Artisan, cet hirsute Vulcain auquel, désormais, il s'attachera passionnément
à ressembler.

DANIEL ARASSE

1. C'est l'erreur (méthodologique) de M. Fagiolo Dell'Arco, cf. mes remarques dans « II Parmigianino
et le pinceau de Vulcain op. cit. (à paraître).
2. Cf. saint Jean-Baptiste dans Les Noces mystiques de sainte Catherine (1524, Bardi), saint Joseph
dans Les Noces mystiques de sainte Catherine (1525-1526, Londres, National Gallery), saint Jérôme dans
La Vierge à l'Enfant avec sainte Marguerite (1528-1529, Bologne, Pinacoteca Nazionale), saint Zacharie
dans La Vierge à l'Enfant avec saint Jean-Baptiste et Marie-Madeleine (1530, Florence, Uffizi).
VARIA
LE THÉ SANS THÉ. La parole est derrière une table, sur une estrade.
Vous êtes assis avec les autres sur les gradins de l'amphithéâtre et la parole
monte vers vous, le parfum de la parole savante, les volutes de la parole
grise. Cinq cents adultes, beaucoup de femmes, beaucoup qui écrivent pliées
en deux sur leur pupitre, qui prennent des notes qu'elles ne reliront pas, et
tellement de sérieux sur les visages, le sérieux de qui s'applique à bien
entendre comme on s'efforce de bien manger, sans rien renverser à côté de
l'assiette, le sérieux de l'enfance obéissante, préoccupée de bien apprendre
afin d'avoir une bonne note et de gagner l'amour du maître. Cinq cents
enfants de trente à cinquante ans, dans l'infirmité de celui qui ne sait rien,
à qui on va tout révéler. Vous avez déjà assisté à ce genre de réunion, avec
une parole derrière la table. Dans les milieux les plus divers, dans ceux de
l'industrie ou de l'université. Et toujours une même réjouissance sur la plupart
des visages, et toujours l'ennui sur le vôtre, la parole savante qui se change
en migraine dès qu'elle vous atteint, dès les premiers mots d'ouverture du
colloque, de la leçon ou du séminaire. Longtemps vous n'avez pu fuir ce
genre de punition, car elle faisait partie de votre travail. Ce travail a duré
dix ans et plusieurs fois par année vous aviez rendez-vous avec la parole
migraineuse. Deux, trois jours autour d'une table ronde, à regarder le ciel
par les vitres un ciel jamais si beau que dans ces heures de pénitence. Une
seule fois vous aviez pu déserter. Vous aviez inventé un prétexte et vous
aviez passé deux jours délicieux, loin, si loin des mots savants, des voix
analphabètes. Ce jour-là des enfants vous avaient convié à un jeu, un repas
de poupées. Tout au fond du jardin, ils vous invitaient à partager, à l'étroit
dans une cabane de tôle ondulée, un thé sans eau, un thé sans thé,un thé
absent versé dans des tasses en plastique sales. Vous aviez répondu à leur
invitation et goûté lentement le thé invisible, accompagnant votre dégustation
de commentaires, dans le temps où, à quelques centaines de mètres de là, le
colloque s'enfonçait dans l'ennui et la mort un repas d'ombres autour d'une
VARIA

table d'ombre. Votre travail vous donnait l'ennui avec l'argent. En s'arrêtant
au bout de dix ans il vous enlevait l'argent et l'ennui. Depuis vous n'avez
plus assisté à aucun colloque. Parfois on vous dit quel dommage. Autour
de vous on trouve ça bien intéressant, de passer autant d'heures dans le noir
d'une parole, sans bouger de sa place. On a toujours trouvé très intéressant,
très instructif ce qui vous donnait des maux de tête incroyables. Ingénieur
en séminaire, enseignant en formation, sociologue en colloque on est
heureux d'être là. On y est pour deux, trois jours. On ne rentre pas chez soi,
on écoute des choses intéressantes et puis ça change de l'ordinaire. C'est
peut-être ça qui vous accable. Ce n'est que ça changer d'ordinaire. Car vous
ne savez rien de mieux que l'ordinaire de la vie où vous êtes, car vous ne
goûtez rien de mieux que cette solitude ordinaire dans la vie silencieuse, loin
du marbre des paroles, du tombeau des visages. La vie en société c'est quand
tout le monde est là et qu'il n'y a personne. La vie en société c'est quand
tous obéissent à ce que personne ne veut. L'écriture c'est une façon d'échapper
à cette misère, une variation de la solitude au même titre que l'amour ou le
jeu un principe d'insoumission, une vertu d'enfance. Alors pourquoi vous
êtes là, aujourd'hui. Vous êtes dans cet amphithéâtre un peu pour l'argent,
un peu pour l'amitié. On vous a invité à lire de vos textes, en fin de soirée.
Cette lecture sera payée. Celui qui vous a invité est un psychiatre. Il préside
à ce colloque mais vous ne le voyez pas comme une autorité, plutôt comme
un enfant. Un enfant malicieux de cinquante ans, soucieux de ce qu'il voit,
riant de ce qu'il pense. Et comment refuser l'invitation d'un enfant. Mais
l'argent ni l'amitié n'auraient suffi. La curiosité a emporté votre décision,
vous a mené là, dans un amphithéâtre de l'école de médecine. Des enseignants,
des industriels ou des écrivains, vous connaissez un peu. Vous savez ce qu'ils
font chacun dans leur coin, et ce qu'ils deviennent quand on les rassemble
dans une salle. Mais des psychiatres vous ne connaissez rien, sinon qu'ils
touchent par une main à la mort et par une autre main à la vie, et vous
êtes curieux de voir comment on peut s'arranger d'un tel mélange, une main
glacée, une main brûlante. Le thème des rencontres c'est psychothérapie
familiale. Psycho ça veut dire esprit. Un esprit souterrain dans le sang, une
pensée emmaillotée de chair. Thérapie ça veut dire soin, soigner, guérir.
Familiale, vous ne savez trop. Le mot, laissé à l'aventure dans votre songe,
ramène ceux de chaleur, de fusion, de cocon d'étouffement. Ainsi entendez-
vous le thème de ces journées soigner les esprits qui s'étouffent. Guérir les
âmes qui s'étranglent. La matinée commence et avec elle le bourdonnement
de la parole derrière la table. Ce n'est pas indifférent qu'entre vous et la
parole il y ait cette table. La parole est une denrée périssable, éphémère.
Elle se teinte de toutes les circonstances de son apparition. Les mêmes mots,
prononcés dans des lieux différents, ne sont pas les mêmes mots. La parole
VARIA

amoureuse se prononce en passant, dans la foulée d'un pas dansant. Légère,


elle n'a que sa légèreté à dire. La parole savante s'énonce derrière une table.
Lourde du bois de la table et de la chaise, elle vous arrive essoufflée. La
vérité qu'elle contenait a tourné, le temps de vous atteindre, en morale ou
en ennui. Entre ces deux extrémités de la parole l'amour et la raison, le
grand ciel et la table grise tous les mélanges, tous les intermédiaires
possibles. Ici, dans cet amphithéâtre, pendant longtemps il ne se passe rien.
Quelqu'un lit ses notes devant un micro. Les autres recopient sur leurs
cahiers ce qui est lu. Enfin quelque chose advient une parole que l'on ne
peut plus recopier, seulement entendre. Si cette parole attire l'attention, c'est
parce qu'elle est mise en scène. Deux psychologues, un homme et une
femme, décrivent en détail leurs rencontres avec une malade et sa famille.
Une jeune fille souffre d'hallucinations. Elle entend des voix qui la gouvernent,
qui la condamnent. Au fil des rencontres, les questions posées aux parents
font apparaître la pauvre vérité. Au départ, un peu de boue, un peu de
honte. Une femme trop vivante au gré de son entourage, une femme trop
libre pour se soumettre à aucune loi sinon à celle d'aimer. Cette femme,
la famille n'en veut plus. Elle n'a pas de place chez nous qu'on lui enlève
son visage et son nom, qu'on l'efface de toutes mémoires. Elle n'aura plus
de place que dans le silence un abcès de silence qui va d'une génération
à la génération suivante, une maladie du silence qui enfle et crève dans cette
maladie des voix dans cette souffrance d'une enfant. Les psychologues
rapportent scrupuleusement les propos de chacun des parents, ménageant
des pauses avant les paroles les plus éclairantes. Ce qui vous étonne, ce n'est
pas l'histoire. Elle est, au fond, assez banale. Toutes les maisons ont leur
enfer. Ce qui vous étonne, c'est la jouissance de ceux qui racontent, une
jouissance contagieuse qui gagne leur auditoire la tache d'huile d'une
jouissance sur les gradins de l'amphithéâtre. La malade c'est celle qui parle
et ne sait ce qu'elle dit. Les médecins ce sont ceux qui croient savoir ce qui
est dit, et qui se réjouissent de le croire. La malade c'est celle qui vient en
aide aux médecins, qui aide les médecins à jouir de la grande pertinence de
leur pensée. Les deux psychologues parlent à tour de rôle, se répartissent les
dialogues. Vous connaissez à les entendre un plaisir mêlé de dégoût. Vous
les voyez comme un couple. Ils ont la même voix suave pour dire le pire.
La même jubilation à dire. Qu'est-ce qui fait un couple? Qu'est-ce qui, en
présence d'un homme et d'une femme, impose parfois cette image conjugale ?
Ce n'est pas nécessairement une histoire qu'ils auraient en commun. Ce
n'est même pas lié à une entente amoureuse. La mésentente n'empêche pas
l'image du couple d'apparaître, au contraire. Vous écoutez cette histoire des
deux familles celle des médecins, celle de la malade. Ce qui fait un couple
ce n'est ni un lit, ni une maison, ni une histoire. Ce qui fait un couple c'est
VARIA

la nourriture un couple c'est quand deux respirent le même air, avalent la


même nourriture la même amertume ou la même joie. Et ces deux-là,
qu'est-ce qu'ils mangent? Ils mangent de la souffrance, du malheur. Ils s'en
délectent, ils s'en régalent. La parole qui est derrière la table ne vient même
plus jusqu'à vous, maintenant. La parole reste sur la table et vous regardez
ceux qui la prennent avec leurs mains et la portent à leur bouche, vous
regardez ceux qui, dans l'envie de l'assistance, engloutissent des parts entières
d'une vérité noire, d'une parole avariée, et vous prend soudain la nostalgie
violente d'une autre nourriture, l'envie d'en revenir à cette parole légère
sous des tôles ondulées l'exquise saveur d'un thé sans eau, l'enfance sans
remède, la vérité inguérissable, la perfection du thé sans thé.

CH. B.

AUTRES BRUITS. Un jour, en fin de séance.


Un bruit. un de ces bruits électroniques que l'on essaye de saisir en
disant bip-bip. Un réveil, le répondeur. Il ne sait trop. II demande pourquoi
n'arrête-t-elle pas ce zinzin qui trouble ses derniers instants sur le divan?
Elle C'est mon congélateur, il doit y avoir trop de choses dedans.
Lui Ce bruit m'agace. pas seulement. Après tout c'est un bruit à vous,
un bruit de chez vous. Et puis vous le laissez sonner.

Elle Bon, alors c'est l'heure.

Le lendemain, quelques minutes après le début de la séance.


Bip-bip (ou zin-zin).
Elle se lève de son fauteuil, de sa démarche de flamant rose traverse la
pièce en direction de la cuisine et parle, au milieu d'un éclat de rire.
Bon, ça suffit, arrêtez d'exciter mon congélateur, ça ne se passe que
lorsque vous êtes là!
Triomphe, bonheur des moments d'élection.
Lui J'excite votre congélateur, moi seul.
Un bruit lui revient, un de ces bruits dont on dit qu'on ne les supporte
pas, à faire frissonner. Un couteau passe et repasse, plusieurs fois. Il frotte
un papier argenté, l'emballage d'une barquette de beurre, afin d'en recueillir
les dernières miettes. Rien que d'y penser, le poil se hérisse. la chair de
poule! Cette évocation désagréable s'est déjà présentée à diverses reprises, au
VARIA

fil des séances, amenant quelques associations, le dégoût pour le beurre


jusqu'à une adolescence avancée. Toutes associations qui ont laissé au bruit
son épaisseur hostile.
Et brusquement, celui qui vient d'exciter le congélateur se rappelle. Il
sait. Les ongles de la mère grattant les jambes à travers les bas Nylon, les
frottements des bas de la mère lorsqu'elle marche et, juste après, le bruit du
dessus de lit en satin recouvrant la couche parentale. Un satin, il s'en
souvient, qu'il a longtemps cru se nommer taffetas, parce que « tafffta » c'est
le bruit du satin quand on s'y frotte.
Tout est dit, entre le couteau de cuisine, le papier argenté longuement
nettoyé et les vertus analytiques du congélateur des années de bruits
inaudibles.

J. A.

PLETHORE. Prototype d'un cauchemar un cube était là, rien qu'un


cube. « Rien quevous semble rassurant? Comme si l'on disait Ce n'était
rien que le vent, qui faisait battre les volets? Eh bien détrompez-vous. Rien
que est ici absolu il n'y a rien d'autre. Pas de fond pour cette forme. Pas
de contexte, pas de signification, même obscure.
Mais surtout un cube, devant qui? Un cube, pour qui? Personne. C'est
là que défaille le récit de celui qui s'éveille en sursaut. Comment dire que
ce cube. Qu'il n'y avait que lui. pas que lui dans le paysage, non. Que
lui; rien d'autre; et même pas moi. Pas de place pour le penser, le cube, il
est le penser, il est. Pas de discontinuité, pas d'écart.
Comme il est tout, il aspire toute velléité d'être autour de lui; et celle
du dormeur, il la résout dans ses arêtes brillantes. Et pourtant j'assiste à cela
à mon engloutissement. Il va demeurer seul, et en lui, minéralisée, perdurera
seulement cette idée arrêtée sur l'image qui est. moi ?
Dans un ultime sursaut le dormeur s'éveille, trempé de sueur, gémissant.
Il calme peu à peu son soufne, sa bouche se détend. J'en suis sorti, dit-il.
Mais ce n'est jamais comme un triomphe; jamais il ne dit j'étais plus fort,
j'ai réussi à m'échapper, non. C'est avec le goût de terre d'une certitude il
est là au centre de moi, un jour j'y resterai.
Il m'avait raconté cela, et j'ai souhaité l'écrire. Après tout, de vrais
cauchemars, non point des rêves horribles avec des figures menaçantes, mais
des expériences de l'horreur pure, il n'y en a pas pléthore. Certes, on peut.
VARIA

j'ai écrit pléthore. cela sonne curieusement. Est-ce le bon mot? pléthore.
Qu'est-ce que c'est que ce mot?
Et plus j'y réfléchis, plus je doute, et plus le sens s'échappe du mot. Il
se vide. Il ne fallait pas commencer à l'interroger, il fallait l'avaler tout de
suite; comme ces bouchées de viande qu'on mâche un peu trop longtemps:
il y a un point de non-retour, on ne les avalera plus. Pléthore est maintenant
tout vide mais il n'en est pas moins là, il est même de plus en plus là. Ça
ne devrait pas exister, un mot vide, un mot est fait pour contenir quelque
chose, il y a de la chair dans un mot, même le plus abstrait. Là, rien. Le
mot, rien que le mot.
C'est curieux comme parfois tout tend à se contracter. Plus de référent,
plus de signifié. Et moi qui examine ce mot, où suis-je ? Pléthore est en train
de vivre pour lui-même et je ne peux pas le quitter. C'est lui qui ne veut
pas me quitter, plutôt. Il m'absorbe, je pléthore, je suis pléthore, pléthore,
est je. Help!
Comme pour la bouchée de viande, pas d'autre solution que de la
cracher. Outre que c'est gênant en compagnie, cela laisse un goût de défaite.
Comme le cube. Alors, pour masquer sa gêne on parle, on dit un peu
n'importe quoi. Mais quand même ce n'est pas cela, les mots; ils sont pauvres,
jamais exacts. Jamais achevés. Je peine comme un malheureux pour les
remuer. Ce n'est pas comme. Ah! Pléthore.

F. G.

UNE, DEUX, GAUCHE, DROITE. La rame de métro s'immobilise. Un


imbécile qui ne descend pas et qui reste devant la porte! « S'il vous plaît? »
Elle court comme toujours, maladroite, essoufflée, dans le couloir de corres-
pondance. Le bruit d'une rame. celle qu'elle vient de quitter, ou celle
qu'elle doit prendre? Vite. Les escaliers, elle monte comme une chèvre
têtue, débouche sur le quai dans un brouillard, s'engouffre in extremis entre
les portes qui se referment. Elle sera en retard quand même, comme toujours.
Elle s'appuie à la cloison, reprend son souffle, ignore les regards. Peu à peu
le monde redevient net. Le métro s'arrête. Dupleix. Drôle de nom. Un
militaire, un colonisateur, non? Mais quel drôle de nom. pourquoi lui
procure-t-il ce curieux malaise à le prononcer? Le son qui annonce la
fermeture des portes, un choc dans la poitrine, elle esquisse un geste, trop
VARIA

tard. Les portes sont refermées et le métro repart. Elle s'est trompée de
direction.

« Vous savez, je n'ai jamais eu le sens de l'orientation. » Elle n'a plus


qu'une dizaine de minutes de séance, elle le connaît, il arrêtera impertur-
bablement à l'heure convenue. Parfois cette impassibilité la rassure, parfois
elle l'exaspère. « Même quand j'étais petite. » Silence. « Je repensais, une
fois à table, j'ai voulu parler du grand arbre, à gauche derrière la maison.
Ils m'ont tous dit tu veux dire, à droite ? À droite quand tu sors ? Non, je
disais, à gauche! Ils me disaient: montre ta main gauche. Dans ces cas-là,
je montrais au hasard, une chance sur deux, enfin théoriquement, parce que
je me trompais toujours. Et de toute façon ils avaient toujours raison. »
« Le grand arbre ? »
« Il était énorme. Je ne sais plus ce que c'était, peut-être un platane ?
On y jouait souvent, avec ma sœur jumelle. Il y avait d'énormes trous dans
le tronc, on disait que c'était notre maison et on y installait des dînettes. Ah
oui! » « Hmmm? » « Oui, j'essayais de me souvenir. On avait fait un
grand tour avec mon père, on était dans les prés loin de la maison, il nous
a montré l'arbre qui dépassait tous les autres vous voyez, on peut toujours
se repérer, on le voit de très loin. C'est drôle. »
« Drôle ? » « Oui, je repensais à ce moment-là. Je nous revois, chacune
d'un côté de lui, il était très grand, il aimait bien se promener avec nous en
nous donnant la main. Mais. ce qui est drôle. c'est que je n'arrive plus à
savoir est-ce que j'étais à gauche, ou à droite ? »

M. B.

EN REGARDANT LES YEUX DES FEMMES. Ruta s'est adressée au Centre


psychothérapeutique de Vilnius, au mois de mars 1991. J'ai écouté ses plaintes.
Je lui ai proposé de commencer une psychothérapie avec moi ou avec l'autre
psychothérapeute. Elle a choisi de commencer avec moi.
À l'époque de sa première visite Ruta avait vingt ans. Elle était étudiante
à l'Université, et vivait à Vilnius, avec ses parents. Sa sœur, plus jeune d'un
an, faisait ses études dans une autre ville et revenait à la maison pendant les
jours de repos. Ruta parlait beaucoup avec sa mère, elle disait qu'elles
parlaient de tout, qu'elles étaient comme des amies. Mais elle avait peur de
son père. Quand elle était petite, elle voulait être son aimée, mais à présent
elle en avait peur. « Regarde, disait-il à la mère, tu as élevé des petites bêtes. »
VARIA

Et à Ruta « Qu'y a-t-il à attendre de tes études, tu seras toujours bonne à


rien. » Elle était bonne à rien. Elle était si faible, elle se fatiguait si vite, elle
n'arriverait pas au bout de ses études avec, en plus, dans son groupe de
travail, sept filles, délurées, et même insolentes alors qu'elle-même était si
timide. Elle avait peur de mourir du cœur (un cardiologue l'avait adressée
à un neurologue et celui-ci au Centre). Ruta était mécontente d'elle-même,
elle était irritée, elle parlait à voix méchante. Mais nous sommes tombées
d'accord pour nous voir une fois par semaine. Elle me semblait faire partie
de ces patients que l'on dit « difficiles » parce qu'elle ne faisait aucun lien
entre ses plaintes somatiques et ses traits psychologiques. Je lui ai dit que
nous parlerions de ses difficultés, que nous tenterions d'en trouver la raison.
La fois suivante, elle fut en retard. Je lui dis qu'elle avait perdu beaucoup
de son temps. La fois d'après elle fut en avance, puis elle vint à l'heure.
Elle craignait que son père ne la punisse parce qu'elle se plaignait de lui,
elle avait l'impression qu'il entendait ce qu'elle me disait. Elle me disait je
veux l'aimer. Elle était tendue, comme avec ces filles aux manières dégagées,
enfants des gens privilégiés qui se moquaient de tout et de sa timidité. C'était
ainsi depuis la cinquième classe.
Elle parlait d'elle avec colère, elle se faisait des reproches en sanglotant,
et moi, j'ai fait, je crois, de la suggestion j'ai dit à Ruta qu'une femme n'a
pas à avoir honte d'être timide, que la timidité orne une femme. Elle s'est
sentie mieux et dans les entretiens qui ont suivi elle a dit qu'elle se laissait
aller à rougir et à être timide. Elle était assise de côté, le dossier de sa chaise
s'appuyait sur le mur et, de profil, elle m'a parlé de sa peur de regarder les
yeux des femmes. Ça avait été d'abord ceux de sa professeur de biochimie,
l'an passé, maintenant c'était les miens. Comme elle recommençait de se
critiquer, j'ai dit qu'elle se voyait avec le regard de son père, mais qu'elle
pouvait également se voir par ses propres yeux. La fois suivante, Ruta a
déposé sur mon bureau un bouquet de roses. Elle a articulé qu'elle m'était
reconnaissante, sans dire de quoi. Et. elle n'est plus revenue.
Nous étions en mai. En septembre elle m'a appelée il y avait eu les
examens, les vacances, et d'autres choses, cela expliquait, disait-elle, sa
disparition. Nous nous sommes revues. Ruta vivait mieux les filles qui se
moquaient de tout n'étaient plus là mais elle avait peur des yeux des
femmes, et des miens. Et la séance d'après je fus en retard. Ruta n'était pas
en colère. Je lui ai dit qu'elle avait le droit d'être en colère, et que moi, à
sa place! Dans les temps qui suivirent, elle commença à sortir, à aller au
dancing, et à me dire qu'elle avait peur du regard de sa mère. Si, comme le
père, elle allait la battre! De quoi se sentait-elle donc en faute? Je lui
rappelai le dicton « On a peur de lever les yeux sur la honte », mais elle ne
répondit pas.
VARIA

Je suis souvent en retard. Mais un matin où Ruta était ma première


patiente de la journée, j'ai pensé qu'il y avait un parallèle entre le dommage
que je lui causais ainsi et ce qu'elle disait de sa famille, où elle était la
première enfant venue. Elle ne me parlait jamais de sa cadette, mais, après
que je lui eus fait part de mes pensées, elle me dit à quel point elle se sentait
couler dans des impressions de faute à cause de la rivalité avec sa cadette,
et elle me raconta un rêve, ou plutôt un affreux cauchemar de l'enfance (les
mauvais hommes veulent pénétrer, j'ai oublié de fermer la porte à clef) qui
montrait sans doute quels moyens il fallait prendre pour supplanter la cadette.
Pendant la semaine, Ruta rencontra un jeune homme qui la ramena à
sa porte et elle rêva qu'elle était au bord de la mer, le dos au mur, une
lame pouvait l'emporter. Mais elle voyait sa sœur nager et elle se disait
qu'elle aussi pouvait nager. Elle s'était assise plus en face de moi, et elle me
regardait dans les yeux. J'ai pensé à ses plaintes somatiques qui avaient
disparu, à la nouveauté de son intérêt pour son propre fonctionnement
psychique, à la valeur qu'elle prenait à ses propres yeux et qu'à moi aussi
quelque chose était arrivé pendant cette année.
Mais tandis que je me remémorais son sentiment d'être en prison, que
je repensais à mon idée que sa dépression aussi l'emprisonnait, c'est-à-dire la
protégeait, et que je l'écoutais me parler des hommes toujours trop petits,
trop laids, trop bêtes elle murmura « J'ai peur de regarder les jeunes
hommes dans les yeux. »

L. T.

QU'EST-CE QU'UN ERSATZ ? Le mot est arrivé en France en deux temps,


c'est-à-dire en deux guerres. D'abord il est venu avec la Grande Guerre, où
il a désigné à partir de 1916 les hommes de remplacement prélevés sur la
réserve troupes fraîches, prêtes à intervenir. Joffre, dans ses mémoires (que
je n'ai pas lues) parle de « nombreuses formations de réserves d'ersatz » (ce
style gracieux a dû galvaniser plus d'un brave poilu.).Ensuite, pendant la
Deuxième Guerre, l'ersatz a désigné, comme on sait, les denrées de
remplacement. D'une guerre à l'autre, le mot a glissé vers le dépréciatif, le
moindre, le faux faux sucre, faux café, faux cuir, « je me souviens » du
carton bouilli.

Mais dans l'allemand du temps de Freud, l'ersatz ne semble pas avoir


eu ce sens petit, presque au contraire, c'était un simple et neutre produit de
VARIA

remplacement (sauf que ce n'est jamais ni simple ni neutre), et c'était même


mieux que cela parfois une indemnité, une réparation, et moins un dommage
que sa consolation. Le Vaterersatz freudien, le substitut du père, n'est certes
pas le père, ce qui est son seul défaut et tout son défaut; mais pour autant
ce n'est pas un minus habens quand, sous la plume de Freud, il désigne le
bien-aimé, le mari, le maître d'école, le grand homme, le roi, le tsar, le
Christ, Dieu et le Diable. Dans cet exemple, l'ersatz est la perception de
l'insuffisance ou de la défaillance de l'objet remplacé, ou plutôt la perception
que c'est en tant qu'il est remplaçable que l'objet est défaillant. Mais l'ersatz
n'est pas en lui-même l'insuffisance. L'ersatzreifen est un pneu de secours,
il peut être en meilleur état que l'autre.
Dans les écrits de Freud qui vont de 1894 à 1900, il y a une petite
théorie évolutive de l'ersatz, presque en quatre stades
Stade entre 1894 et 1898 l'ersatz est une espèce d'intrus, un artefact,
un gêneur. Dans Les psychonévroses de défense, les patients disent « Il m'est
arrivé quelque chose de très désagréable que je suis parvenu à chasser, mais
alors est survenue cette autre chose dont je n'ai pu me débarrasser depuis. »
L'ersatz remplace « l'idée juste », et, pour la retrouver, Freud procède par
« redressements »; l'ersatz est l'objet d'une fausse connexion, à rétablir. Dans
l'article intitulé « La sexualité dans l'étiologie des névroses », cet objet devient
addictif: c'est de la morphine, de la cocaïne, du chloral. Si on supprime
l'ersatz, la réussite ne sera qu'apparente, comme dans une cure de désin-
toxication, car la source du besoin est toujours aussi forte puisque c'est le
manque de jouissance sexuelle.
Stade II. L'ersatz stade II voit sa valeur changer. C'est encore un
artefact, mais il se met à occuper un territoire si grand, si peu limité, qu'on
doit bien considérer que cet artefact est devenu un habitant à part entière
de la vie psychique à laquelle il rend d'ailleurs service. Ainsi, dans Les
Mécanismes psychiques de l'oubli (1898), c'est-à-dire lors de la première
apparition de l'oubli du nom de Signorelli, on oublie un nom et à sa place
viennent des ersatz, des représentations qui remplacent ce que Freud appelle
ici « le véritable objet psychique » (le service rendu est que l'ersatz accueille
ainsi des motions antagonistes). Ce qui est nouveau surtout, c'est que dans
cet article l'ersatz rentre dans la panoplie de la vie langagière avec son
vocabulaire de noms propres et de noms communs l'ersatz stade II entre
dans une théorie du langage, exactement au sens où, plus tard, dans le
Léonard, Freud dira que l'usage langagier procède par substitution(s), par
Ersetzung (et que c'est pour cela que la coda du vautour est un pénis).
On peut situer le ~fa~ en 1899, avec le texte « Sur les souvenirs
de couverture », présenté comme une comparaison entre les amnésies hys-
tériques et les amnésies normales. Il n'y a en fait qu'un seul mécanisme
VARIA

d'amnésie la fausse connexion, qui est une connexion de couverture. L'ersatz


prend ici possession du passé, c'est un petit et anodin fragment du présent,
une indifférence des choses présentes, qui recouvre le passé. Cela fait qu'un
enfant bouleversé par la mort de sa grand-mère ne se souvient plus, devenu
grand et professeur de philologie, que d'une coupe de glace sur une table
mise, et plus du tout de la disparition et de sa violence. On sait que la partie
clinique de l'article est en réalité un dialogue entre Freud et lui-même, entre
Freud-analyste et Freud-patient. Le premier, satisfait de la compréhension
par son « patient » de son souvenir de couverture, la prairie avec ses fleurs
trop jaunes, lui pose en guise de récréation la petite énigme du souvenir du
philologue. Mais Freud le patient ne sait que répondre, et on s'en tient
là. L'auteur s'est amusé, et le texte est vif, tout en petits détails, en petites
clés la table est gedeckten, « couverte » comme dans le souvenir de couverture,
on y a mis le couvert. La coupe avec de la glace, c'est Schüssel mit Eis, et
l'ancien enfant devenu professeur de philologie ne peut manquer de savoir
que Schüssel est un mot de racine indo-européenne dont les différentes
émergences dans les langues slaves signifient « boîte en bois avec un
couvercle », autrement dit, cercueil dans et pour le souvenir. La table où se
trouve la coupe, Tisch, a la même origine que Schüssel. D'autres signes
encore indiquent la même direction la coupe avec de la glace est un ersatz,
surdéterminé après coup, qui recouvre avec les connaissances actuelles du
philologue le souvenir tragique au moyen d'une consolante gourmandise
(grand-) maternelle.
L'ersatz console le passé, ou console du passé. Mais comment s'en
empare-t-il? Est-ce comme un fraudeur? C'est ce que propose le patient
(Freud). Mais l'analyste (Freud) trouve, dans ce dialogue enjoué, que le
patient va trop loin. Non, l'ersatz ne rentre pas en fraude dans l'enfance, il
y est invité par une trace mnésique, et même c'est elle qui fait les premiers
pas et va à sa rencontre jusqu'à établir avec lui un point de contact. L'ersatz
est invité dans le passé pour l'améliorer, comme l'est l'amour de jeunesse de
l'auteur c'est peu plaisant pour elle, ça ne devrait guère l'être plus pour
lui, mais la femme aimée qui améliore le passé du jeune Freud est l'ersatz
d'un peu de couleur jaune. Quand l'aimée aura perdu son importance, la
petite trace jaune continuera ses invitations, auxquelles se rendront d'autres
ersatz.

1900 l'Interprétation des rêves, stade IV de l'ersatz. Penser, à l'infinitif,


« le penser », activité d'invention des liaisons et de leur multiplication, est
l'ersatz du désir hallucinatoire quand on ne peut réaliser son désir dans la
perfection brève de l'hallucination, on se console, en pensant, longuement.
Ce qui se passe après 1900, la fonction xxe siècle de l'ersatz, qui est si
violemment figurée avec le fétichisme, trouve ses caractères dans ces quatre
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« stades », et dans ce qui a fait passer l'ersatz de son allure d'intrus à son
pouvoir d'objet psychique, seul capable, comme le fétiche, de donner son
congé au manque, et donc d'affirmer après coup que l'objet manquant a bien
dû exister. C'est une fonction de croyance. Plus tard l'ersatz acquerra un
statut métapsychologique explicite, un statut d'objet théorique unitaire qui,
par la manière dont il se forme dans ses rapports au refoulement, permettra
de décrire nos maladies.
Dans Le Créateur littéraire et sa fantaisie, Freud écrit ces lignes bien
connues « À vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien nous ne faisons
que remplacer une chose par une autre. Ce qui paraît être un renoncement
est en réalité une formation d'ersatz. » Nous ne lâchons donc jamais la proie
pour l'ombre, car l'ombre, qui suppose un objet et une lumière, est la vraie
proie. C'est rutabaga for ever, dirait (peut-être), en se trompant, un Joffre
moderne.

M. G.

SELON LES SAISONS, SELON LES JOURS. Une saison d'errements amoureux
je me suis reconnu dans ce fou de Platonov.

Une année de passion entêtée pour la vertu je me suis pris pour ce


grand (et charmant) dadais aux allures de vrai Candide ou faux naïf qu'était
James Stewart après avoir vu Mr Deeds au Sénat.

À onze ans, Planchet était mon ami, Athos mon héros; à quatorze,
Augustin Meaulnes.

À seize ans j'ai été Jacques Thibault puis j'ai rêvé d'être Antoine (à
cause de sa rencontre avec Rachel).

À trente, quand « l'être de fuite dont j'étais épris ne me laissait guère


de répit, j'ai été Swann.

Un peu plus tard, j'ai été le John Marcher de La Bête dans la jungle,
timoré, aveugle, laissant filer le temps.

Tout au long de ma vie j'ai connu la tentation, et y ai cédé parfois, de


l'Oblomovstchina.
VARIA

Gamin, j'ai été successivement ce garnement de Bicot, ce débrouillard


de Puce qui fait la paire avec Zig et le roublard Ribouldingue. Mais plus
volontiers Pauvre Blaise.

L'homme à l'oreille cassée, pour son titre, m'a fasciné. L'Homme invisible
plus encore; il était enveloppé de bandelettes des pieds à la tête, quand il
redevenait visible.

Pendant ma saison de « métaphysicien je me suis totalement confondu


avec Roquentin méditant sur les racines de l'arbre dans le jardin public de
Bouville.

Je me vois parfois dans la position de l'homme en noir sur un rocher


qui contemple la mer ou les nuages dans un tableau de Caspar David
Friedrich. Quand mon humeur est très sombre, je me vois sous les traits du
monomane celui du musée de Gand peint par Géricault ou avec le
visage de l'enfant, peint par le même, qui se trouve au Mans.

Quand mon humeur est mieux que bonne, je suis Fred Astaire avec
Cyd Charisse ou Gene Kelly sous la pluie.

Que j'aie toujours été un piètre joueur de tennis ne m'a jamais empêché
d'être convaincu, quand, par chance, je réussis une volée, qu'entre McEnroe
et moi la différence est infime.

À vingt ans j'ai souhaité être le prince Mychkine aussi bien que l'étrange
« homme des foules » d'Edgar Poe.

Au même âge j'aurais donné n'importe quoi pour être follement aimé
par Marthe dans Le Diable au corps ou par Cat l'infirmière de L'Adieu aux
armes.

Tenir l'emploi de Pierre Fresnay dans La Grande Illusion ne m'aurait


pas déplu. Il ressemblait, par son élégance impeccable, sa petite taille
compensée par un port très droit, et son ton un peu hautain, à un de mes
oncles dont il portait le prénom et que j'aimais bien. Mais j'imitais mieux la
voix de Carette. L'ennui est que Fresnay parlant avec l'accent de Carette,
ça n'allait pas ensemble!

Le destin de Maximilien que Napoléon III envoya se faire fusiller au


Mexique m'a ému au-delà du raisonnable. Tout comme celui de Philoctète.

J'ai eu très peur de ressembler au héros dont j'ai oublié le nom de


La Pitié dangereuse. Mais je ne connus rien de plus sublime que saint Julien
l'Hospitalier recouvrant de son corps le corps du lépreux.
VARIA

Quand la peur me gagne et m'immobilise, je me réconforte en pensant


à l'histoire de ce jeune soldat américain qu'a racontée Stephen Crane dans
La Conquête du courage.

Michael Kolhaas qui se battit comme un dément à feu et à sang pour


obtenir réparation du vol de ses chevaux est mon allié à chaque fois que
j'estime qu'on me cause du tort. Je fus son avocat en 1540 et nous perdîmes
son procès.

J'ai passé quelque temps à la place de Jonas dans le ventre d'une baleine.
J'y suis retourné avec M. Cryptogamme du dessinateur genevois Topffer. Il
y tuait le temps en jouant aux palets et devait grimper bien vite au sommet
d'une côte du monstre accueillant, à l'heure où celui-ci, prenant son repas,
risquait de l'engloutir.

J'aurais voulu peindre la petite barque on dirait une bouche de femme


ou son sexe de Lorenzetti. Je suis tombé en arrêt devant elle, rêvant de
l'emporter, d'être emporté par elle, après être resté de glace devant les
innombrables vierges sur fond doré de la Pinacothèque de Sienne. C'était la
première fois que j'allais en Italie.

La possibilité qui est offerte à Mathias Pascal d'assister à son propre


enterrement m'a toujours paru une chose d'autant plus enviable qu'improbable.

Pourquoi de Baudelaire ne sais-je par cœur que ces vers


Dis-moi, ton MBMr parfois s'envole-t-il, Agathe
Loin du noir océan de l'immonde cité

et d'Apollinaire n'ai-je retenu que ces mots transparents, mystérieux


La bonté, contrée immense où tout se tait

L'inventaire doit rester sans fin.

J.-B. P.
Le dix-septième cahier de varia a réuni les contributions de

Jacques André

Marcel Battu

Christian Bobin

François Gantheret

Michel Gribinski

J.-B. Pontalis

et de Liudvika Tamulionytè,
dont le texte est traduit du lituanien
par Mirolanda Trakumaitè.
Composé et achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch
à Mayenne, le 5 novembre 1992.
Dépôt légal novembre 1992.
Numéro d'imprimeur 33003.
ISBN 2-07-072859-6 Imprimé en France
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