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Cahiers d’ethnomusicologie

Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

23 | 2010

Émotions

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/270
ISSN : 2235-7688
Éditeur
ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie
Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2010
ISSN : 1662-372X

Référence électronique
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010, « Émotions » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2012, consulté le 04 décembre 2018. URL :
http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/270

Ce document a été généré automatiquement le 4 décembre 2018.

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.


L’étude des relations entre musique et émotions – historiquement un problème avant tout philosophique –
connaît depuis quelques années un développement croissant dans le domaine des sciences cognitives. La
plupart des théories émises reposent sur des approches de type esthétique ou psychologique, généralement
centrées sur les répertoires classiques occidentaux, avec quelques incursions dans le domaine des musiques
« actuelles ».
Bien que cette question puisse a priori concerner toute société humaine, les ethnomusicologues ne l’ont que
rarement abordée de manière approfondie. L’ambition de ce volume est de combler ce manque tout en
répondant à l’attente de chercheurs d’autres horizons. À partir d’observations de terrain, les contributions
analysent comment les affects sont générés, exprimés, partagés dans une société donnée.
SOMMAIRE

Dossier : Émotions

Le texte affecté. Vers une théorie de l’expression musicale


Bernard Lortat-Jacob

L’action-dans-le-monde. Émotion musicale, mouvement musical et neurones miroirs


Judith Becker

Quand l’émotion vient en chantant. La chanson d’un homme du Donegal (Irlande)


Charlotte Poulet

Plaisir partagé et frissons individuels. Chanter et écouter les chants ganga (Croatie / Bosnie-Herzégovine)
Anne-Florence Borneuf

Jouer aux noces, puis entre soi. Le cycle de l’émotion chez les musiciens tsiganes de Transylvanie
Filippo Bonini Baraldi

Anti-pathos. Pratique et théorie de l’expression musicale dans une société d’ascendance nomade (Turquie méridionale)
Jérôme Cler

À propos de violence. Étude d’une danse communautaire du Nord-Est de la Turquie


Nicolas Elias

Des affects entre guillemets. Mélodisation de la parole chez les Yézidis d’Arménie
Estelle Amy de la Bretèque

Le musicien Yahyâ al-Nûnû. L’émotion musicale et ses transformations (Yémen)


Jean Lambert

Sans excès. Musique et émotion dans un culte śivaïte du pays tamoul


William Tallotte

Les dimensions affectives des chants et jeux chantés que les adultes adressent aux enfants en langue drehu (Îles
Loyauté – Nouvelle-Calédonie)
Stéphanie Geneix-Rabault

Entre rituel et spectacle, une tragédie en rythmes et en vers. Le bumba-meu-boi de São Luis do Maranhão (Nord-Est
du Brésil)
Marie Cousin

Entretien

Une passion pour l’Iran


Entretien avec Stephen Blum
Ameneh Youssefzadeh et Stephen Blum

Hommage

Les routes d’Acıpayam. In memoriam Talip Özkan (1939-2010)


Jérôme Cler

Livres
Jean Molino : Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique. Précédé de : Introduction à
l’œuvre musicologique de Jean Molino par Jean-Jacques Nattiez
Paris : Actes Sud / INA, 2009
Denis-Constant Martin

Thomas Turino: Music as Social Life. The Politics of Participation


Chicago and London: The University of Chicago Press, 2008
Marcello Sorce Keller

Jean During : La musique à l’esprit. Enjeux éthiques du phénomène musical


Paris: L’Harmattan, 2008
Monique Desroches

Laurent Aubert : Mémoire vive. Hommages à Constantin Brăiloiu


Genève: Musée d’ethnographie / Gollion: Infolio, 2009
Madeleine Leclair

Guillaume Kosmicki: Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floors


Marseille: Le mot et le reste (collection Formes), 2009
Yann Laville

Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals poussières
Paris: Karthala, 2009
Guillaume Samson

Luc Charles-Dominique et Yves Defrance : L’Ethnomusicologie de la France: de l’« ancienne civilisation


paysanne» à la globalisation
Paris: L’Harmattan, 2009
Dominique Salini

Jean-Michel Guilcher: Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition, Histoire, Société
Paris: L’Harmattan, 2009
Marlène Belly

Frank Tenaille: Musiques et chants en Occitanie. Création et tradition en Pays d’Oc


Correns / Paris: Le Chantier, éditions du Layeur, 2008
Luc Charles-Dominique

Claudie Marcel-Dubois et François Falc’Hun, assistés de Jeannine Auboyer: Les archives de la Mission de folklore
musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national des arts et traditions populaires
Paris: CTHS|Rennes: Dastum, 2009
Jean-Christophe Maillard

Corinne Frayssinet-Savy: Israel Galván: danser le silence


Arles: Actes Sud, 2009
Agnès Aubert

Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolare nell’Italia centrale e meridionale
Milano: Franco Angeli, 2007
Giovanni Giuriati

Jean During: Musiques d’Iran. La tradition en question


Paris: Geuthner, 2010
Ariane Zevaco

Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye, Jane Harvey et Emmie te Nijenhuis eds.: Hindustani Music: Thirteenth to
Twentieth Centuries
New Delhi: Manohar & Codarts, 2010
Julien Jugand

CD

Collection universelle de musique populaire/The World Collection of Folk Music. Archives Constantin
Brăiloiu (1913-1953)
Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert. Archives internationales de musique populaire, Musée d’ethnographie,
Genève/Disques VDE-GALLO, Lausanne, 2009
Madeleine Leclair

France. Une anthologie des musiques traditionnelles


Guillaume Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009
Luc Charles-Dominique

Bulgarie. L’art de la gadulka


Enregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler, 2009
Marie-Barbara Le Gonidec

Turquie. Le bağlama des yayla, Ramazan Güngör, Ali Kıvrak et Hayri Dev
Enregistrements et texte: Jérôme Cler, 2008
Thomas Loopuyt

Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Le qin, cithare des lettrés. Sou Si-tai


Sou Si-tai: cithare qin ou flûte xiao, avec Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud Millet-Lacombe; texte: Georges
Goormaghtigh, 2007
François Picard

Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan, Pangkung, Busungbiu
Réédition d’enregistrements historiques réalisés en 1928 à Bali, compilés par Allan Evans et Edward Herbst, World Arbiter 2011
Éric Vandal

Pérou. Musique des Awajún et des Wampis d’Amazonie, Vallée du Cenepa


Enregistrements : Franz Treichler ; textes : Raúl Riol et Jeremy Narby, 2009
Michel Plisson

Swaziland. Chants des Swazi


Enregistrements et texte: Mark Bradshaw, 2009
Emmanuelle Olivier

Marc et Thomas Loopuyt. Duo de oud – Silsila


Enregistrements: Thomas Loopuyt; texte: Marc et Thomas Loopuyt, 2009
Laurent Aubert

Thèses

Truong Thi Hanh: Le Dan Bâu (Monocorde calebasse vietnamien). Étude organologique et
ethnomusicologique
Thèse de doctorat en Ethnomusicologie, 2009, Université de Paris IV-Sorbonne

Olivier Féraud: Voix publiques. Environnements sonores, représentations et usages d’habitation dans un
quartier populaire de Naples
Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, 2010, École des Hautes Études en Sciences Sociales (LAHIC/EHESS), Paris

Enrique Pilco: Des voix dans la pénombre. Le catholicisme cuzquénien à travers les hymnes religieux en
quechua. Musique, religion et société dans les Andes du XX  e siècle
Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 27 février 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
(MASCIPO/EHESS), Paris

Hugo Ferran: Offrandes et bénédictions. Une anthropologie musicale du culte des ancêtres chez les Maale
d’Éthiopie
Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 1er juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

Farrokh Vahbzadeh: Le dotâr et sa musique dans le Khorâssân et en Asie centrale (une étude d’ethnomusicologie
comparative)
Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 10 juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
(LMS/EHESS), Paris

Marcel Akiki: Les chants syllabiques de mariage au Mont Liban. Une première approche ethnomusicologique
Thèse de Doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 juin 2010 à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense
Dossier : Émotions
Le texte affecté. Vers une théorie de l’expression
musicale
Bernard Lortat-Jacob

Cet article a bénéficié, dans sa première version, des observations critiques de Victor Stoichiţa que je tiens à remercier
tout particulièrement.

Exprimer = dévier
1 La notion d’expression musicale est commune et récurrente chez les mélomanes et les musicologues, mais
lui assigner des limites conceptuelles claires et un contenu précis semble assez problématique. Qu’est-ce
que l’expression musicale ? À quels procédés recourt-elle ? Est-elle surtout caractéristique des musiques
occidentales ou partagée par toutes les musiques du monde  1 ? Autant de questions qui méritent d’être
discutées.
2 Expression/expressivité : ces deux termes sont voisins dans le langage courant. Cependant, pour ce qui
concerne les musiques écrites, le mot « expression » renvoie d’abord aux instructions données à
l’interprète, lesquelles figurent dans le texte lui-même : on peut lire en effet sur une partition l’indication
« con espressione », mais jamais « con espressività ». L’expressivité, quant à elle, relève davantage du choix de
l’interprète dont on saura louer les qualités personnelles sur ce plan, ou a contrario souligner, pour s’en
plaindre, son interprétation « inexpressive ». Cependant, la distinction entre expression et expressivité est
relative et ne concerne que les musiques écrites – ou, pour mieux dire, celles qui s’écrivent. Les deux termes
deviennent en effet interchangeables dès lors que la performance se passe d’un texte de référence dûment
codifié (c’est-à-dire écrit).
3 Dans le langage courant, est qualifié d’expressif « ce qui exprime bien ce qu’on veut exprimer, faire
entendre » [Petit Robert]. Cette définition recouvre deux idées :
celle d’intention : « ce qu’on veut faire entendre » ;
celle de qualité : il s’agit de « bien exprimer ».

Ce qu’on veut faire entendre


4 Il apparaît que l’expression n’a pas le caractère d’une structure : elle n’en a ni l’autonomie formelle, ni
l’indépendance fonctionnelle. Ce qu’on veutfaire entendre relève d’un « hors-texte ». Sauf localement, dans
la musique écrite, l’expression ne se note ni ne se transcrit. En revanche, elle se projette et éventuellement,
se ressent  2 .
5 Dans le binôme « Texte/Expression », il y a donc une asymétrie : si l’expression ne relève pas du texte stricto
sensu, elle a cependant besoin de lui pour exister, sans pourtant bénéficier d’un statut formel bien clair. Ce
qui la singularise est que, à la façon d’une liberté qui se conquiert et se proclame, elle crée l’illusion de se
réinventer à chaque exécution. Destinée à retenir l’attention, elle est, semble-t-il, indispensable à
l’efficacité de nombreuses musiques, sinon de toutes.
6 La relation entre expression et texte se transforme en tension dès lors que l’expression agit sur le texte
pour modifier ce qui précisément est destiné à l’identifier comme tel  3 ; celui-ci semble là pour s’offrir à la
déformation ; il s’expose à elle et, comme le savent tous les interprètes, même les moins expérimentés,
divers procédés sont requis à cette fin : contrastes d’intensité, de tempo, rubato, qui consiste à rubare
(« voler ») au texte sa régularité temporelle, accentuations et articulations spécifiques, etc. Un monde
d’effets, en somme à explorer.
7 On entrevoit, à travers cet exemple classique par excellence, de quelles ressources dispose l’interprète pour
exprimer ce qu’il veut exprimer. Myra Hess ouvre son cœur à Beethoven, au propre comme au figuré. Son
intervention relève de pratiques usuelles, que l’on enseigne de façon plus ou moins méthodique
Fig. 1. L’expression, comprise comme « déformation assumée du texte »
(sonate 31/2 de Beethoven)

En haut : partition (édition Choudens) : passage « con espressione e semplice »,


demandé par Beethoven lui-même ;
En bas : la très belle version de Myra Hess (pianiste anglaise, enregistrement des années 1940), guidée par l’indication du compositeur
et opérant par transformation systématique de la partition originale.
L’ensemble reste grosso modo en mesure (i.e. les premiers temps suivent une pulsation lente, à environ 38 à la noire) mais, à l’intérieur
de chaque mesure, les groupes sont soumis alternativement à des compressions et extensions des durées, selon une alternance
régulière + court, + long, créant de la sorte une forme d’asymétrie interne des valeurs (à la façon d’un cœur battant des temps
cycliques composés de longueurs inégales).

dans les conservatoires 4 : via l’expression, l’interprète a la charge de sortir un texte bien identifié de son
inertie graphique. Son génie se mesure à l’autorité qu’il est capable d’exercer sur l’objet qu’il a sous les
yeux, en agissant sur des signes qu’il n’a pas écrit lui-même et dont chacun attend qu’il les plie avec talent à
sa convenance. Au point que, de façon singulière, le sens ou l’intérêt d’une exécution, sinon d’une œuvre,
semble pouvoir se mesurer au taux de déviation que lui fait subir l’interprète. Si celui-ci se contente de lire
strictement le texte et de respecter les signes tels qu’ils sont écrits, il ne l’interprète pas. C’est seulement en
s’en éloignant qu’il y parvient (c’est d’ailleurs le sens commun du terme, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il
« interprète » les propos de quelqu’un d’autre). Un premier paradoxe est bien là : l’essence d’une œuvre
semble ne s’atteindre qu’en s’écartant plus ou moins du texte qui la figure  5 . Quant à l’expression elle-
même, elle n’a pas de texture bien précise ; même dans le cas de la musique écrite, un surlignage lexical
occasionnel [le « con espressione » écrit sur une partition] reste une indication énigmatique qui n’offre
aucune clé pratique pour que se réalise l’instruction demandée.

Le texte affecté
8 Revenons un instant sur l’expression de Myra Hess et sur les mécanismes qu’elle met en œuvre. Tout se
passe comme si, affectée par le texte du compositeur, la pianiste anglaise y transférait en retour sa propre
affection, suivant un cycle ternaire : 1) texte – ce qui doit être joué – ; 2) affectation de l’interprète, donnant
lieu à 3) une altération du premier texte en en faisant émerger un deuxième (cf. fig. 2).
9 Le processus se laisse détailler de la façon suivante : émue par cette sonate, par les signes figurant sur la
partition, par les relations qu’ils offrent à voir et à entendre, par les évocations qu’ils suggèrent, Myra Hess
enclenche sa propre rhétorique expressive. Les altérations affectives qu’elle subit la conduisent à altérer un
texte fixé par la plume d’un compositeur, qu’imprimeurs et éditeurs n’eurent de cesse de dupliquer à
l’identique. Et c’est sous cette nouvelle forme « affectée », à la fois infidèle et fidèle, que ce deuxième texte
touche l’oreille, grâce à un geste particulier de la pianiste, un rubato dont elle assume la liberté, un jeu
d’articulation particulier… et une pulsation bouleversée [ne l’est-elle pas elle-même ?], qui acquiert
l’étrange propriété de devenir bouleversante à son tour.
Fig. 2. Le cycle ternaire : texte ; affection de l’interprète ; affection du texte original.

10 On observera que ce mouvement centrifuge [texte ® affection] suivi par la pianiste anglaise est inversé par
rapport à celui que dut suivre Beethoven en 1802 lorsqu’il écrivit sa 31e sonate. Lui fut contraint de
concentrer (et probablement de limiter) ses idées musicales, pour faire entrer son texte dans les normes
d’une arithmétique solfégique. À cette fin, il dut réduire celui-ci, le contraindre pour le rendre « scriptible »
et déchiffrable. Myra Hess emprunte le chemin inverse. En tant qu’interprète, elle est tenue de redéployer
le « non-dit », ou plutôt le « non-écrit » de Beethoven, en jouant le texte bien sûr, mais aussi ce que la
plume du Maître de Bonn fut dans l’impossibilité d’y faire figurer  6 . Acte de reproduction ? De simulation
plutôt, qui ne trompe personne, sauf peut-être l’interprète lui-même qui, le temps de sa prestation, met en
œuvre son imaginaire personnel, croisant illusoirement celui d’un Beethoven retrouvé  7 .
11 Cependant, penser les choses en termes de binôme  8 et postuler une indéfectible complémentarité entre le
texte (fermé et fixe dans ses principes) et l’expression (ouverte et débouchant sur de l’imprévu) offre de
sérieuses zones d’ombre. D’une part, la dualité induite [texte/expression] est anti-intuitive en ce sens
qu’elle maintient en des champs distanciés deux composantes du musical que l’écoute n’a de cesse de
rendre solidaires ; d’autre part, elle élude la question de la nature de la musique et ne nous dit rien de clair
sur son modus operandi. Être musicien, est-ce jouer des notes telles qu’elles sont attendues et figurent sur
une partition, ou, au contraire, savoir leur attribuer des valeurs, inattendues, inouïes, surprenantes,
impliquant un ensemble d’actions spécifiques, ou pour mieux dire, spécifiantes ? Le débat semble banal (et,
au fond, les commentateurs de disques ne parlent que de cela), mais il a une dimension théorique, car de
deux choses l’une : ou, dans une optique étroitement formaliste, l’expression est secondaire  9 – mais alors
on comprend mal que mélomanes et musiciens ne cessent d’en parler et consacrent tant de temps et
d’énergie à la qualifier ; ou bien elle est essentielle, et dans ce cas, elle devient, pour la musicologie, un
ordre d’investigation de première importance. Dans cette deuxième hypothèse, le texte premier, en tant
que réalité écrite ou même de simple représentation mentale –» partition intérieure », dirait Jacques
Siron – ne serait là que pour proposer un deuxième texte destiné à offrir des déviations essentielles, et non
secondaires, tantôt admises, tantôt requises, tantôt attendues, tantôt « de mauvais goût », tantôt
improbables, expressives en tout cas. Pour dire les choses un peu brutalement, l’expression, au lieu d’être un
« plus » offert à l’écoute attentive, constituerait l’essentiel de la musique.
12 Cette deuxième hypothèse correspond davantage à ce que l’on sait des mécanismes fondamentaux de
l’oralité. Avant d’être « produit », la musique serait « action » et l’expression ne serait pas autre chose
qu’une modalité d’extériorisation de cette action. Une telle conception peut faire trembler sur ses bases la
notion de texte. Celui-ci serait, non pas « ce qui est écrit » (cas standard de la musique classique
occidentale), ni même ce qui fut joué et chanté, mais bien plutôt « ce qu’il s’agit de chanter ou de jouer » et,
plus largement encore, « ce qui attend d’être joué » (« what is to be performed »).
13 Dans ces conditions, l’expression ne peut plus être vue comme une simple déviance. Elle est la marque,
individuelle et indispensable, de l’appropriation aboutie d’une forme ou d’un genre musical. En jazz et, plus
largement dans ce qu’on appelle les « musiques actuelles », elle se dissout dans le concept de « son »
(sound). Le « son » (Delalande 2001) pouvant, en l’occurrence, être défini comme l’empreinte personnelle et
indéfectible du musicien (ou d’une culture musicale) et, à ce titre, la condition sine qua non de la musique –
d’une musique qui n’ignore pas forcément l’écriture, mais qui relègue celle-ci à des fonctions secondaires,
schématiques, pré-textuelles, et jamais textuelles.

L’inéluctable dimension culturelle


14 Ce raisonnement revient à reconnaître une inversion du rapport texte/expression : devenu prétexte, le
texte tirerait son origine et sa force d’un acte musical qui ne peut se détacher du corps, de l’intelligence et
in fine, du rôle de l’acteur-interprète. Et c’est ce rôle même qui le rendrait expressif. Certes le texte ne se
dissout pas dans l’action musicale – pas plus que son éventuel mode d’emploi – mais l’expression, dotée
d’une fonction quasiment impériale prendrait totalement en charge sa mise en œuvre. Elle serait la
condition pour que cette œuvre existe, moins par sa structure, qu’à travers ses effets  10 .
15 De ce point de vue, les musiques classiques écrites, qui accordent à leurs textes, stricto sensu, un scrupuleux
respect, constituent un cas particulier et se distinguent d’autres musiques ou, pour mieux dire, d’autres
façons de concevoir la musique (par ex. chansons et certains styles de jazz) – là où dominent l’expression,
l’effet recherché, le « son » particularisé, etc.
16 Dans ce panorama diversifié, les musiques de tradition orale vivante (ou pour mieux dire, celles qui vivent à
travers leur propre oralité) occupent, du point de vue de l’expression, une place particulière. Leur
esthétique s’autonomise d’autant moins qu’elle se construit à l’intérieur d’un jeu social, au sein d’une
performance complexe impliquant souvent de nombreux protagonistes de plusieurs genres. L’expression
est alors volontiers celle de l’instant ; elle n’a pour permanence que celle que les acteurs en présence
veulent lui donner. Particulièrement riche en interactions, le qawwali en Indeetau Pakistan (Qureshi 1986)
ou même le « chant de compagnie » tel qu’on peut encore l’observer dans de nombreux villages de
Méditerranée (Lortajablog, op. cit.) constituent de ce point de vue des exemples remarquables. Mais ils
n’épuisent pas, bien entendu, la diversité des situations socio-musicales, évoquées brièvement par Judith
Becker (2004 : 71-86)  11 . À l’évidence, établir une carte du monde où figureraient les innombrables
modalités expressives et émotionnelles impliquées par la pratique et l’écoute de la musique est une
entreprise qui dépasse notre ambition, et peut-être même notre entendement.
17 Quoi qu’il en soit, dans l’état de nos connaissances, rien ne permet de voir dans l’expression un universel de
la musique  12 . Certains mécanismes cependant la rendent probable, voire nécessaire. Le ressort expressif
est en effet consubstantiellement lié aux conceptions sémantiques et affectives qu’une culture met en
œuvre dans ses pratiques musicales : l’expression s’affirme avec d’autant plus de vigueur qu’est confié au
musicien ou au chanteur (qui, de ce fait, est aussi acteur) un rôle fortement personnalisé – en d’autres
termes, un statut d’interprète. Au bout du compte, le champ de l’expression se voit balisé, d’un côté par la
responsabilité d’un interprète devant sa communauté d’origine ; de l’autre côté, par la liberté que ce même
interprète s’accorde à lui-même.

Exprimer, mais quoi, au juste ?


18 Le second terme de notre définition de départ (formulée en première page) nous invite à aborder un
problème de fond. Car s’il s’agit, pour l’interprète, de bien exprimer quelque chose, on est en droit de se
poser la question : « d’accord, mais quoi ? ».
19 Pour cerner la signification musicale, Leonard B. Meyer (1964 : ch. 1) et, après lui, Jean-Jacques Nattiez
(1987 : 142-164) opposent, comme on sait, les points de vue absolutiste et référentialiste. Pour les
absolutistes, la forme-texte – c’est-à-dire la structure interne de l’œuvre, supposée autonomisable – porte
seule la signification. La musique dans ce cas est moins un processus qu’un produit ; elle se déchiffre à la
façon d’un livre. En portant seule les raisons de son existence, elle se suffit à elle-même  13 à la fois comme
objet de science et de jouissance. Objet de « jouiscience », pourrait-on dire.
20 La position absolutiste est selon nous intenable dans la mesure où elle accorde au texte (cette fois, pris au
sens étroit du terme), une importance centrale, alors que, comme on l’a dit, celui-ci ne constitue en rien
l’essence de la musique. Tout au plus peut-il être vu comme une commodité destinée à faciliter l’action de
musiquer. Écrit, ce texte est une technique efficace que la musicologie n’a de cesse d’exagérément célébrer :
il est si prégnant qu’il donne l’illusion de transmuer la musique en une réalité objective, voire en « vérité
vraie », comme disent les enfants.
21 Le point de vue référentialiste implique pour sa part que la musique se réfère à des expériences connues
existant en dehors de ce qui constituerait son « champ propre ». L’expérience musicale s’en trouve d’autant
limitée. Poussée à l’extrême, la thèse référentialiste revient à attribuer au musicien un comportement
simiesque, comme si celui-ci devait à tout prix produire du sensible qui existe déjà, voire de la
ressemblance, et peut-être même de l’exactitude. L’art du musicien ou du chanteur n’a pourtant pas grand-
chose à voir avec celui du singe, ni même avec celui d’un peintre figuratif ayant sous les yeux un bouquet de
fleurs avec la tâche de le transposer en formes et couleurs adéquates pour en faire un tableau ressemblant.
Dans aucune circonstance, la musique ne peut se réduire aux références qu’elle convoque. Elle réinvente sa
réalité plutôt qu’elle ne la dessine. Sans doute la musique peut-elle être « référenciante », c’est-à-dire active
dans le processus de référenciation, mais on ne voit pas au nom de quoi elle se soumettrait à des références
qui gouverneraient sa production ou sa perception.
22 Mais le fond de l’affaire n’est pas là. Il tient plutôt au raisonnement sémiologique lui-même incitant à
penser la musique à partir d’un clivage dedans/dehors dont on comprend mal le fondement. En particulier,
si – comme on nous le dit – le référentialisme stipule que la musique renvoie « à autre chose qu’elle-même »
(Nattiez 2008), on ne comprend pas très bien à quoi le « elle-même » renvoie. Il est pour nous une totale
abstraction  14 .
23 Ce qui nous apparaît, en revanche, c’est que la musique ne peut exister indépendamment de l’action qu’il
s’agit d’accomplir, de l’homme (ou de la femme) qui la fait, de l’oreille et du corps qui la saisit et de la
pensée qui la pense. Cela vaut pour toute forme de musique, dont la réalité ne peut être assimilée à la trace
qui la rend localement audible (partition, cassette, MP3, etc.) ; et cela vaut plus encore pour l’expression
qu’elle vise, qui ne peut se comprendre en dehors des intentions, voire des dispositions psychologiques de
ceux qui la produisent ou la perçoivent.
Langue et musique : la pression des affects
24 On doit à Ivan Fonagy (1983)  15 – un auteur qui ne fait pas l’unanimité, il est vrai – d’avoir jeté des ponts
très intéressants entre expression musicale et linguistique, en considérant que l’une et l’autre sont en prise
directe avec l’émotion. Cette dernière est à même d’ébranler l’arbitraire du signe (pour la langue) et, pour
la musique, d’ébrécher la forme, de sorte qu’à travers cette action spécifique – pour Fonagy, comme pour
nous – il n’y a pas lieu de traiter l’émotion langagière et musicale comme deux entités séparées. Pour
Fonagy en particulier, l’expression des six émotions de base (peur, tristesse, dégoût, joie, surprise, colère 
16 ) passe par une altération phonétique, laquelle ne remet pas nécessairement en cause le système

phonologique lui-même. Ce principe serait général et, selon notre auteur, largement trans-linguistique.
C’est ainsi que la colère aboutit à un allongement des consonnes sourdes, alors que les émotions tendres
allongent les consonnes « douces » (l, j, m) et certaines voyelles (1991 : 116). Seraient ainsi affectés les sons
de la langue et ceux de la musique, dans la mesure où cette dernière utilise le même système expressif que
la langue.
25 L’apport théorique de Fonagy – dont la thèse n’est pas sans évoquer Rousseau – est important, puisqu’il
attribue à l’expression un rôle actif, susceptible
Fig. 3. Albanie, été 2009. Photo Eckehard Pistrick.

d’affecter la forme d’énoncés aussi bien langagiers que musicaux. La voie est désormais ouverte pour que
les expressions langagière et musicale ne soient plus considérées comme deux champs séparés, mais bien
comme un seul et même champ (Juslin 2008  17 ), et que se voie du même coup créée une collaboration
obligée entre linguistes et musicologues.
26 Entendons-nous : sur les rapports entre langue et musique, il ne s’agit pas ici de rouvrir un dossier qui a
donné lieu à de nombreuses discussions expertes (Feld 1994 et Patel 2008) mais de prendre à la lettre un
point d’hypothèse de l’auteur hongrois : qu’elles concernent la langue ou la musique, certaines nécessités
expressives sont responsables de la transformation de textes, ce qui revient à poser la relative malléabilité
de ces textes par rapport aux émotions qui les gouvernent.
27 Nous voici donc revenus à l’exemple de Myra Hess. Mais il nous reste à assigner les limites de cette
malléabilité : en clair, à se demander jusqu’où peut aller l’interprète en modulant son expression [entre
parenthèses, dans « ex-pression », il y a bien le radical « pression »]. Réponse : jusqu’à ce que le message
soit encore intelligible. Les bornes sont dépassées lorsque sous le coup de la fureur, par exemple, plus rien
ne passe… si ce n’est la fureur elle-même. Pour la langue, donc, l’intelligibilité constitue à l’évidence un
critère. Elle a comme fondement théorique l’existence même du message, lequel s’appuie sur des
conventions phonétiques, morphologiques et syntaxiques clairement établies. En cas de bouleversement
trop marqué, le message est incompréhensible au destinataire et, pourrait-on dire, la langue ne sera plus à
même de jouer le rôle de communication qu’ordinairement on lui reconnaît.
28 Pour la musique écrite, d’autres critères entrent en ligne de compte. Mais on peut supposer que si, à partir
d’un texte écrit, un interprète accorde à une croche une valeur excédant celle d’une noire, par exemple, il y
a problème ou que, à tout le moins, le texte est brouillé.
29 Pour la musique non écrite, il en va bien sûr très différemment et – compte tenu de la variabilité des
situations connues et possibles – la question ne se règle pas facilement. Chaque exécution hors-norme, dès
lors qu’elle est trop aventureuse, peut susciter une certaine interrogation de la part de qui l’écoute, mais
cette interrogation concerne moins le code que les usages qu’on en fait.
30 Il en va ainsi pour un Shaban Z. [grand chanteur de la région de Fier, en Albanie] ou pour un Francesco B.
[chanteur reconnu de Castelsardo en Sardaigne] 18 . Les ornementations dans l’aigu produites par ce
dernier sont nombreuses et acrobatiques : elles relèvent pour tous d’une exhibition expressive exagérée,
voire impudique et ont pour effet non de transfigurer le chant, mais de le défigurer – en d’autres termes, de
rendre difficilement reconnaissable la forme et surtout, s’agissant de chant polyphonique, de gêner
considérablement les autres chanteurs du choeur. Le Miserere de Francesco B., avec ses giri elicotterici [voir
note 18], n’est plus vraiment un Miserere. On l’écoute, on le supporte, on s’en plaint. On pense au modèle
bafoué, mais on ne remet pas en question le code – pour cela, il faudrait avoir du chant un modèle
totalement explicite, ce qui n’est pas le cas. Celui qu’on accuse, c’est surtout l’homme qui vous procure un
trouble esthétique et parfois une réelle gêne. Mais, en définitive, sur place, on ne peut rien faire ; personne
ne parvient à raisonner Francesco B., mais chacun est obligé de reconnaître qu’il est un chanteur
d’exception – l’exception étant seulement là pour rappeler une règle qui a comme propriété de ne pas se
dire, ni même d’être bien connue. C’est donc au chanteur que s’adresse le mécontentement, voire le
ressentiment, lorsqu’il s’exprime. Pour remédier à cette situation, il ne sert à rien d’invoquer une
quelconque grammaire. On est en face d’un problème esthétique qui ne dit pas clairement son nom et qui,
lui-même, est régi par des rapports affectifs de défiance ou de confiance accordée à celui dont on aime les
audaces, et parfois aussi de pouvoir et d’autorité.

Affecter versus indiquer


Montrer l’émotion

31 Ce qu’on pourrait reprocher à Fonagy, c’est de prendre le problème à l’envers : de partir de la langue, des
principales émotions qu’elle manifeste et des catégories expressives qu’elle utilise 19 , en soulignant, selon
une logique quasi mécanique, que ces catégories sont présentes en musique. Cloisonnée dans ses registres
émotionnels, la musique ne ferait que surligner les émotions auxquelles la langue donne une forme et un
nom.
32 De son côté, la musique occidentale connaît bien ces catégories affectives majeures, et sans doute se plaît-
elle à les manipuler : ainsi le legato est-il générateur de tristesse, le tempo rapide associé à la joie, etc. C’est
ce que nous disent plusieurs analyses portant sur des modèles mélodiques occidentaux
(Gabrielsson/Lindström 2001 et Juslin 2001 déjà commenté ici même, note 4). Tous soulignent la capacité de
la musique à registrer efficacement le champ émotionnel. En cela réside peut-être certaines de ses vertus…
mais aussi les limites de démonstrations qui pensent la musique à partir de sa capacité à « accrocher » un
certain nombre d’émotions de base qui, elles-mêmes sont balisées par des mots, ou des classes de mots.
33 Or il est clair que la musique ne fait pas que « surcoder » les émotions de base. Elle investit en continu le
champ émotionnel et, par le biais de l’expression, les fait apparaître comme réels, présents et audibles par
tous.

Exprimer et dire le monde

34 Cela étant acquis, il reste que l’expression ne consiste pas seulement à visiter les affects et « montrer
l’émotion ». Elle est également susceptible de nous informer sur le monde en objectivant des expériences
sensibles. Incidemment, ces expériences se laissent paraphraser par des mots de tous les jours propres à
nous indiquer que, au-delà de ses fonctions strictement émotionnelles très largement soulignées par de
nombreux auteurs (in Juslin et Sloboda 2001), la musique est, ou peut être  20 :
un indicateur proxémique. C’est ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’être ému pour avoir une idée assez précise de la présence d’une musique
et pour évaluer son caractère proche ou lointain. On pourra faire référence au corps de celui qui la produit [exemple du râle et de
l’exploitation musicale des diverses zones vocales pharyngées] ; ou encore observer qu’elle installe une distance qui pourra, selon les cas,
être perçue comme une forme de froideur ou de distinction contenue.
un marqueur spatiotemporel [grave versus aigu ; tempo lent ou précipité] ; course versus flânerie [style « ballade »] ;
un indicateur de mouvements sous toutes leurs formes : glissé, sauté, cycliques ou non, etc.

35 Mais la musique peut tout autant objectiver des attitudes, des comportements ou des qualités, ainsi :
l’agressivité  21 versus la douceur procédant par l’allongement des voyelles et leur « mélodisation ».
la coquetterie (ou l’intention de séduction) via le raffinement des attaques, un son particulièrement « velouté », etc. ;
la bravade (le « narguer ») : le « La-la-lère » 22 des enfants ;
l’exploit, à l’aide de formulettes spécifiques  23 ;
la violence : par ex. le Hard-Rock ;
la décontraction, marquée par un « swing » particulier, en retard sur le temps ;
l’élégance, le détachement, la réserve : par ex. le cool en jazz ;
l’emphase, via l’utilisation du tempo rubato et/ou l’affirmation du pathétique ;
la supplication, la plainte, le regret, l’indignation : profil de phrase musicale le plus souvent en pente descendante, couleur timbrique du
pleur, lorsque le son « meurt », etc.
l’assertion : coup de glotte initial / attaque marquée ;
l’interrogation : mouvement ascendant suivi d’un silence, comme dans l’accord de Petrouchka ;
l’interjection, l’interrogation : cf. « Georgia on my mind » (Lortat-Jacob 2006) ;
la menace : elle se lit dans les attaques, le timbre, voire le profil mélodique ;
certains modes rhétorico-logiques, par un usage systématique des constructions symétriques ;
l’admonestation, la remontrance, l’objurgation, surlignées par une certaine autorité de l’interprète ;
l’héroïsme, la grandiloquence comme dans certains préludes de Chopin ;
l’androgynie [registres et timbres ambivalents] ;
le conformisme [académisme] versus un certain « déjantement » ‘hors-norme’] ;
La langueur nostalgique, l’enchantement, le dépit, etc.
36 et, bien sûr, la concision formelle versus le « délayement »…

Une expression à deux pôles


37 L’inventaire ci-dessus est, bien sûr, incomplet et les termes qu’il recense ne sont pas exclusifs les uns des
autres. Il est seulement là pour rappeler que, outre « montrer l’affection », la musique peut qualifier et
indiquer. Elle est dotée, tout comme la langue  24 , de fonctions non seulement affectives, mais aussi
« attributives », pour utiliser la terminologie de Claude Hagège (2006).
38 Deux pôles sont donc en présence qui ne recouvrent pas la dichotomie Meyer-Nattiez (absolutisme versus
référentialisme ou encore intrinsèque versus extrinsèque). C’est autour de ces deux pôles que gravitent les
principales sources de l’expression musicale, en penchant vers l’un ou l’autre dans des proportions qui
varient selon les répertoires, les lieux, les périodes, les circonstances, les cultures et, tout autant, l’écoute
de chacun.
39 En pratique, dans les chants polyphoniques de Sardaigne ou d’Albanie méridionale, auxquels j’ai consacré
plusieurs études et dans lesquels les chanteurs s’engagent avec passion dans une pratique interactive et
étroitement partagée, il est bien difficile de faire le tour des plans et des domaines expressifs investis :
l’expérience directe et une écoute « enracinée » (c’est-à-dire conforme aux pratiques locales) laissent
cependant penser que le régime affectif est en constante relation avec le régime attributif.
40 Cela étant, identifier les intentions expressives d’un chanteur reste toujours une opération difficile, puisque
celui-ci adresse ses mots et ses sons à de nombreux destinataires (y compris lui-même !). C’est ainsi qu’il
pourra chanter « à la façon d’autrefois », célébrant de la sorte un passé qu’il veut réanimer, ou qu’il voudra
dominer ses compagnons de chant, les mettre mal à l’aise en produisant des sons plus forts que de coutume.
Mais il pourra aussi chanter a mezza voce, dans une certaine recherche d’intimité, pour marquer une
intention de dialogue et sans hésiter pour autant à proposer des variantes inédites.
41 Ces variantes musicales sont toujours les bienvenues, car, du point de vue de destinataires attentifs, chanter
sans varier n’aurait pas beaucoup d’intérêt et, paradoxalement, pour un chanteur cela est plus difficile qu’il
y paraît. Le but du jeu, au fond, consiste à produire de l’« inconfondibile ». Et, au final, ce qui aura été produit
comme chant pourra servir de référence à de futures prestations – mais de façon toujours fugitive, en lieu
d’une trace mnésique qui s’est construite dans une action où furent associés, le temps de la performance, un
passé et un présent à la fois affectifs et attributifs  25 auxquels il aura été possible, ce jour-là, de donner
une forme remarquable.
42 En résumé, l’expression est moins essentielle à la musique qu’on peut le supposer, puisqu’elle ne lui est ni
totalement indispensable ni totalement exclusive, et que la langue y recourt également. Elle relève
cependant d’un mécanisme singulier dont, en suivant d’assez près Gregory Beller, on peut tracer les étapes
(Olbin et Beller 2008) :
1. elle met en œuvre un « certain niveau d’information » [Beller ne précise pas lequel, mais nous soulignons ici qu’il n’est pas exclusivement
d’ordre strictement émotionnel] ;
2. l’exploration de ce niveau donne lieu à des « monstrations externes » [sonores et non sonores, préciserons-nous] ;
3. ces « monstrations », traduisent un « état interne » proposé ou soumis à l’attention de l’auditeur [libre à lui de les prendre ou non en
compte].

Exprimer pour gouverner


43 Nous avons souligné qu’en première phase de ce mécanisme, le « niveau d’information » dont parle Beller
n’est pas simplement émotionnel, et qu’il inclut deux régimes de sens. Mais on peut s’interroger pour savoir
si, en stipulant l’existence de ce double régime (affecter/attribuer), on ne court pas le risque de recréer une
dichotomie musicale, dont, ici même, on suggérait de se garder.
44 De notre point de vue, le risque n’existe pas si l’on admet que l’écoute musicale se caractérise par sa fluidité
et qu’est reconnue à la conscience musiquante un rôle actif, n’opérant pas une discrimination
classificatoire, mais jouant d’un ensemble d’informations s’enchaînant les unes aux autres dans un
mouvement continu. L’écoute (mais aussi la production) de musique autorise toutes les associations
logiques présentes dans la mémoire et l’imaginaire. Le non-recours aux mots pour dénommer les
phénomènes qui se présentent à la conscience, permet en effet un passage sans heurt entre l’affectation (de
soi) et l’attribution (de quelque chose). Bref, procédant par feuilletage, le sens musical ne connaît pas la
contradiction, en dépit de sa prodigalité.
45 Car c’est bien cette prodigalité que, en définitive, l’expression s’efforce de cantonner en opérant des choix
et en voulant imposer une voie interprétative plutôt qu’une autre. Mais, en dépit de son dessein unificateur,
elle y réussit mal car elle est trop riche d’informations et confrontée à des régimes de sens sujets au
décloisonnement. De sorte que, voulant autoritairement traduire au plan sonore une intention esthétique
personnelle et limitée, l’expression court le risque de s’illusionner sur les résultats qu’elle vise : pour peu
que les codes soient obscurs (au destinataire surtout), elle ne devient plus qu’un simple fac simile et manque
son but. Car chacun, dans son rapport à la musique, est en prise directe avec sa propre mémoire et son
propre imaginaire qui, en définitive, le conduisent à être à la fois juge et partie des champs de significations
qui s’offrent à son attention.

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NOTES
1. C’est-à-dire, celles qu’on entend en Occident : les musiques classiques, bien sûr, mais aussi, le jazz, la variété, le rock, la pop etc. dans leurs
différentes formes combinées ou dérivées.
2. Cela n’empêche pas qu’elle s’étudie, dans le cadre d’institutions spécialisées (« Master Classes ») ou qu’elle se transmet au cœur des grandes
traditions (en Orient, notamment), ou encore qu’elle s’élabore sous un contrôle communautaire et dans le cadre d’une production villageoise.
3. Telle est la norme dans la majorité des musiques occidentales. Certes, on peut faire jouer un prélude de Bach sans expression sur un clavier
midi, mais il s’agit là d’une pratique atypique. D’un autre côté, on peut penser aux œuvres de la première période de Steve Reich et même à
certaines pièces du grand répertoire : par exemple, le deuxième mouvement du concerto en sol de Ravel qui, sur le plan rythmique, n’implique
aucun rubato, ou, chez Ravel encore, à la fixité métronomique rigoureuse du Boléro (laquelle n’est en outre nullement incompatible avec
l’expressivité mélodique demandée aux interprètes, notamment lorsqu’ils abordent le deuxième thème en mode « cantabile »).
4. Cet « art de la méthode » a été mis en évidence notamment par Patrik Juslin (2001) dans un article prenant en compte une mélodie-modèle et
les effets induits par certains types d’altération qu’on y porte. C’est ainsi que des changements de tempi, de durées et d’articulations internes,
dûment ciblés, sont susceptibles de faire passer un air bien connu [« When the Saints »] de la catégorie « Triste » à la catégorie « Gaie ».
5. Cette conception de l’expression – considérée ici essentiellement comme une déviance par rapport à un texte fixe – peut être rapportée aux
thèses bien connues de L.B. Meyer(notamment 1973 : 80-105) décrivant la fonction esthétique de l’attente musicale. Le rubato expressif
notamment [celui de Myra Hess] aurait pour effet de brouiller des repères temporels. En ménageant des retards ou en projetant des
anticipations, l’interprète viendrait troubler les attentes de l’auditeur et créerait chez lui de nouvelles ressources en émotion et plaisir.
6. Notons que, dans cette circulation d’affects en allers et retours, les deux chemins ne sont pas nécessairement identiques – il serait illusoire de
penser qu’il puisse en être autrement puisqu’il est impossible de qualifier les affects mobilisés par cette sonate. Son titre même, allusivement
descriptif [« La tempête »] n’offre, en fait, que de bien maigres indices.
7. C’est souvent ce qu’on entend dire dans les concours internationaux (à Varsovie, ou au concours Marguerite Long, que j’ai souvent fréquenté
autrefois comme simple auditeur) : « Mais c’est Chopin lui-même ! » pour saluer une exécution de Chopin particulièrement « exemplaire ».
8. Un binôme qui pourrait en évoquer un autre : au fond, l’expression musicale ne jouerait-elle pas le rôle de la prosodie en linguistique ? La
réponse est non. Il s’agit là d’une analogie superficielle qui, pour être vraie, exigerait que l’organisation de la musique épousât totalement celle
de la langue (signifiant versus signifié ; structural versus prosodique, etc.). En outre, une linguistique (et a fortiori une musicologie) d’obédience
structurale a, comme on sait, pour principe d’évincer du champ d’analyse le sujet lui-même. Ma position personnelle (2009 : 196) est que, pour
la musique, cette éviction n’est ni souhaitable, ni même possible.
9. On se souvient des injonctions tranchantes du Stravinsky chef d’orchestre exigeant des musiciens qu’il dirigeait de « ne jouer que les notes
(écrites), et seulement les notes ! ».
10.Cf. Lortajablog 2009, rubrique « la musique en effets ».
11. Se référant à Bourdieu et à son double concept d’« habitus » et de « disposition » – pour ma part, je parle plus volontiers d’« oreille
culturelle » – Judith Becker aborde successivement, pour les opposer, les modes d’écoute impliqués par les pratiques du « proto-typical Western,
middle-class listener », différentes, bien entendu de celles des griots du Sénégal, de celles de la musique classique hindoustani, des Soufis de New
Delhi, et des transes balinaises.
12. Au titre des musiques « a-expressives », mentionnons, par exemple
les « ritournelles » musicales des Hauts-plateaux turcs, qui ne donnent lieu à aucun pathos ni aucune expression personnelle (Jérôme Cler,
communication personnelle) ;
la musique de Bali dans son ensemble, selon Catherine Basset, en réponse à mes considérations sur l’expression musicale. Elle y oppose les
« mandala musicaux » – cf. extraits de son point de vue dans mon lortajablog sous la rubrique « ça se discute » [Damasio, Spinoza, Rousseau].
Signalons encore, dans notre propre culture :
L’Ars Nova dans son ensemble, du moins selon Christophe d’Alessandro lors d’une brève intervention sur ce sujet au colloque Emus 2008 ;
la musique techno offrant au corps dansant une pulsation de base a-expressive, et qui se fonde sur une manipulation destructive de sons
(Pourteau 2009).
13. Je ne suis pas loin de considérer qu’une locution comme : « la musique se pense », ou « la musique s’écoute » ou « la musique se fait », relève
de l’ineptie linguistique. Bien sûr qu’elle « s’écoute » et « se fait » puisqu’elle n’existe qu’à travers cette action.
14. Une abstraction qui (si on comprend bien ce que nous disent nos auteurs) se réduirait à la substance acoustique ; c’est-à-dire à une réalité a-
psychologique. On voit mal que la musique pensée par l’homme et inséparablement liée à son action puisse de la sorte s’autonomiser en quoi
que ce soit. Une musicologie sans corps et sans tête relève pour moi de l’aporie. D’un autre côté, poser l’existenced’un ensemble de « concepts,
d’actions, d’états émotionnels et de caractères dont la musique serait exclue », comme le dit Nattiez, (1987 :144 et sq.) reste une hypothèse
délicate.On voit mal sur quoi se fonde une telle « exclusion » arbitraire et procédant en outre d’un raisonnement circulaire.
15. Je me réfère ici uniquement à son livre le plus connu, La vive voix (1983).
16. Fonagy cite, par exemple, la colère de Beckmesser dans « Les Maîtres Chanteurs » ou celle de Dona Elvire dans « Don Giovanni ».
17. « Music performers use the same emotion specific pattern that is involved in emotional speech »,dit explicitement Patrik Juslin dans sa
communication EmUs-Ircam 2008.
18. Francesco B., confrère chanteur de Castelsardo, évoluant dans un milieu de stricte tradition orale, se voit localement surnommé
« l’hélicoptère » (« l’elicottero »). Se produire avec lui, dans une polyphonie à quatre parties, comme le Miserere, pose de sérieux problèmes à ses
compagnons de chant ; les appuis de consonance, constituant le modèle du chant, ne sont jamais là où on les attend. La question, maintes fois
formulée à Castelsardo à propos de ses exécutions aux tours (giri) imprévisibles, est : « mais, chanté de cette manière, un Miserere est-il encore
un Miserere ? ». Question qui n’appelle aucune réponse en noir ou en blanc, et qui dépend non seulement de l’idée que chacun se fait du Miserere
en question, des circonstances dans lesquelles a lieu l’exécution, mais encore, des relations personnelles que chacun entretient avec ce chanteur
à forte personnalité (et qui sont en outre changeantes, parfois d’une année sur l’autre !).
19. Même en y ajoutant l’angoisse, laquelle, selon Fonagy (1991 : 128) « s’exprime en français, en anglais, en allemand, en hongrois et dans la
musique vocale par une forte réduction de la gamme mélodique ».
20. Cette liste est, bien entendu, non exhaustive et le choix des exemples n’est là qu’à titre de simple illustration.
21. De cette agressivité, Fonagy (1991 : 18) dit qu’elle se lit dans le durcissement des consonnes et parallèlement dans le durcissement des
transitoires musicaux.
22. L’exemple du « La-la-lère » enfantin est particulièrement intéressant. Une des formes canoniques en est :

La formule se positionne toujours en finale et peut même se passer de support syllabique. C’est ainsi qu’en lieu et place de la formule la-la-lère,
(ou parfois na-na-nè-re) peuvent très bien figurer des expressions lexicales précises. Dans l’exemple : « ma robe est plus belle que la tienne », il
suffit que les trois derniers mots, prononcés ou non, adoptent le contour musical ci-dessus indiqué pour que le « nargage » [substantif du verbe
« narguer »] soit efficace.
23. Exemple de ces formulettes chantées par les enfants, évoquant quelque chevauchée fantastique imaginaire :

24. C’est ainsi qu’encourager, quémander, ou défier à l’aide de la voix (en musiquant celle-ci à l’aide de contours intonationnels ad hoc) est
beaucoup plus aisé, et sans doute plus efficace, qu’à l’aide des mots du langage – cf. note 21.
25. Reconnaître qu’un chanteur chante bien – et s’en émouvoir – relève d’une appréciation esthétique et affective. Reconnaître qu’il chante
comme un Cenzo D. (grand chanteur décédé il y a quelques années) relève d’une opération attributive. Enfin, reconnaître qu’il chante bien, dans
le style de Cenzo D. revient à fondre ensemble les deux pôles affectif et attributif.

RÉSUMÉS
L’expression musicale est une notion à la fois commune et problématique. En première approche, elle apparaît comme une déviation par
rapport à un texte supposé fixe (cas des musiques écrites). Mais que se passe-t-il lorsque le texte n’existe que sous forme orale, en dehors de
toute référence écrite? L’expression peut alors être vue comme un espace de liberté concédé à l’interprète. Mais à quels réquisits obéit cette
fonction d’interprète? Par ailleurs, s’il semble avéré que l’expression, musicale ou linguistique, relève d’une seule et même espèce, quel sens a-
t-elle et que nous dit-elle au juste? Rendu audible par une énonciation particularisée [alias « monstration»], le sens véhiculé par l’expression se
situe entre deux pôles: affectif et attributif.Mais au bout du compte, ce sont les stratégies de production et d’écoute, à la fois culturellement
déterminées et ancrées dans la conscience du sujet, qui nous font entendre ou deviner « ce qu’exprimer veut dire».

AUTEUR
BERNARD LORTAT-JACOB

Directeur honoraire au CNRS, spécialiste des musiques méditerranéennes qu’il a toujours abordées à travers une pratique approfondie du
terrain (Maroc, Sardaigne, Roumanie et, désormais, Albanie). Il a été longtemps responsable du Laboratoire d’ethnomusicologie du Musée de
l’Homme – actuellement CREM. Il a publié de nombreux disques et articles, ainsi qu’une dizaine de livres dépassant souvent le cadre de la stricte
monographie.
L’action-dans-le-monde. Émotion musicale,
mouvement musical et neurones miroirs
Judith Becker

« Nous écoutons la musique avec nos muscles ».


Friederich Nietzsche (cit. in Sacks 2007 : xi)

Introduction 1
1 Et si notre perception et notre émotion musicale étaient toutes deux liées à notre interaction corporelle
avec le monde ? Et si nos émotions musicales étaient construites sur une expérience préconsciente du
corps, suscitant des réponses corporelles primitives, issues de l’évolution adaptative ? Ou encore si notre
cognition, nos pensées conscientes liées à nos émotions musicales – l’évaluation de ce que nous entendons,
les associations mémorielles, l’assignation du langage à l’écoute musicale – découlaient, d’une certaine
manière, de notre implication corporelle ?
2 Dans cet article, je présenterai quelques théories, anciennes et nouvelles, sur ce qui se passe lorsque nous
sommes profondément émus par une musique que nous aimons. J’essaierai de soutenir l’opinion que
l’émotion musicale peut être largement déterminée par des processus corticaux préconscients, par des
réponses corporelles, sous-corticales ou des parties inférieures du cerveau 2 , lesquelles précèdent leur
présentation au cortex frontal de notre cerveau, qui est la partie la plus récemment développée du cerveau
humain, celle qui pense, évalue, planifie, élabore des stratégies, calcule et nous fournit les moyens de
naviguer au mieux dans le monde. L’émotion musicale est peut-être beaucoup plus ancienne et corporelle
que l’admettent une grande partie des théories musicologiques sur la question.
3 Souvent cité, le livre Emotion and Meaning in Music de Leonard Meyer (1956) soutient que l’émotion musicale
est basée sur des attentes musicales structurelles et syntactiques qui peuvent être différées, détournées ou
satisfaites ; l’émotion musicale est essentiellement générée par l’activité cérébrale consciente du lobe
frontal. Dans son ouvrage Music Alone : Reflexions on a purely musical expérience (1990), Peter Kivy nie pour sa
part toute implication corporelle, sous-corticale, ou des parties inférieures du cerveau (voir aussi Scruton
1997).
[…] le manque d’explications en termes de psychologie populaire du prétendu éveil de l’émotion ordinaire apparaît comme une
preuve convaincante, sinon, peut-être, absolument déterminante, qu’aucun éveil de ce type ne se manifeste. (Kivy 1990 : 152)
4 Je me baserai sur les travaux de scientifiques travaillant hors du champ musical, ainsi que de
neuroscientifiques étudiant la musique, les émotions et le cerveau, dont plusieurs développent des théories
sophistiquées suggérant la primauté de ce qu’on peut appeler l’« action-dans-le-monde » (Rizzolatti et al.
2001 ; Gallese 2001, 2002 ; Molnar-Szakacs and Overy 2006) en tant que base de nos perceptions, y compris
l’audition musicale et les imbrications de l’action et de l’émotion.
5 Les neuroscientifiques ont accès à des technologies sophistiquées telles que les IRMf (Imagerie par
résonance magnétique fonctionnelle), qui peuvent montrer en temps réel l’activité neuronale du cerveau
en train d’écouter de la musique, y compris dans les parties du cerveau qui génèrent ou qui sont stimulées
par des réactions émotionnelles. Il est notoire que les scientifiques hésitent à faire des observations
générales sur les résultats de leurs études empiriques. La crainte d’affirmer quelque chose qui puisse
ensuite être démenti est élevée chez eux. Bien que les chercheurs cités plus loin dans cet article aient le
soin de formuler leurs hypothèses au conditionnel, je me sens libre, par mon approche sous l’angle des
sciences humaines, d’explorer leurs idées avec moins de précautions et de mises en garde, mais en tenant
compte de leurs suggestions.
6 Écrit par une anthropologue, étrangère au domaine, cet article propose une exploration des « et si… »
suggérés par une lecture assidue de quelques publications récentes en neurosciences concernant l’étude des
émotions musicales.

L’action-dans-le-monde
7 L’implication corporelle dans les expériences émotionnelles est un fait depuis longtemps avéré. Un des
fondateurs de la psychologie, William James (1842-1910), affirmait déjà que les émotions commencent dans
le corps :
Notre manière naturelle de penser sur […] les émotions est que la perception mentale de certains faits excite l’affection mentale
appelée l’émotion, et que ce dernier état d’esprit donne naissance à l’expression corporelle. Ma théorie, au contraire, est que les
changements corporels suivent directement la perception du fait excitant, et que notre sentiment de ces changements lorsqu’ils surgissent est
l’émotion. (James 1950 [1890] : 449) [les italiques et les gras sont dans l’original].
8 Le développement des sciences cognitives dans les années 1960 a mis à l’écart la théorie considérant le
corps comme générateur d’émotions, en envisageant plutôt le cerveau en tant que maître planificateur de
toute action, de toute émotion, de tout comportement. L’ordinateur, considéré comme analogue au
cerveau, en est devenu le principal modèle. Les spécialistes des sciences cognitives et des neurosciences
sont de plus en plus en désaccord avec l’idée de séparer le mental du corps telle qu’on la rencontre dans
l’ancien modèle strictement cognitiviste d’activité du cerveau, qui voudrait que celui-ci fonctionne comme
un ordinateur donnant des ordres au corps.
9 On pourrait voir l’ancienne perspective strictement cognitiviste des années 1960 comme une remise en
cause de la tradition phénoménologique européenne en sciences humaines, laquelle mettait l’accent sur
l’interaction corporelle avec le monde comme substrat de la perception, de la cognition et de l’émotion
humaines (Husserl, Heidegger). Le tournant neuroscientifique vers l’émotion corporalisée autorise un
dialogue entre sciences « dures » et sciences humaines qui était plus difficile tant que l’ancien modèle
cognitiviste strict conservait son emprise. Les scientifiques qui adhèrent à la théorie de la cognition et de
l’émotion corporelles se reconnaissent volontiers dans la phénoménologie de leurs prédécesseurs du XIXe
et du début du XXe siècle, ce qui explique pourquoi les phénoménologues européens et américains d’il y a
un siècles sont fréquemment cités dans des articles scientifiques contemporains.
Si nous imaginons une forte émotion et essayons ensuite d’abstraire de la conscience toutes les sensations de ses symptômes
corporels, nous trouvons qu’il ne reste rien, aucune « substance mentale » (mind-stuff) dont l’émotion puisse être constituée, et que
tout ce qui subsiste est un état froid et neutre de perception intellectuelle. (James 1950 [1890], cit. in Damasio 1994 : 129)
Ce que nous avons est un circuit, pas un arc ni un segment brisé de cercle. Ce circuit est appelé organique plutôt que réflexe, parce
que la réponse motrice détermine le stimulus, tout autant que le stimulus sensoriel détermine le mouvement. (Dewey 1896 : 363, cit.
in Cisek 1999 : 132)
Le sens du geste n’est pas donné, mais compris, autrement dit récupéré par un acte de la part du spectateur. Toute la difficulté est de
concevoir cet acte clairement, sans le confondre avec une opération cognitive. La communication ou la compréhension des gestes
vient par la réciprocité de mes intentions et des gestes des autres, de mes gestes et de mes intentions discernables dans la conduite
d’autres personnes. C’est comme si l’intention de l’autre habitait mon corps et la mienne le sien. (Merleau-Ponty 1962, cit. in Gallese
2001 : 44)
Selon Husserl, ce qui rend le comportement d’autres agents intelligible est le fait que leur corps est expérimenté, non pas comme un
objet (Körper) matériel, mais comme quelque chose de vivant (Leib), quelque chose d’analogue à l’expérience de notre propre corps
agissant. L’empathie est profondément ancrée dans l’expérience de notre corps vivant, et c’est cette expérience qui nous permet de
reconnaître directement les autres, non pas comme des corps dotés d’un esprit, mais comme des personnes, au même titre que nous-
mêmes. (Gallese 2001 : 43)
10 Au sein de la discipline ethnomusicologique, l’intérêt pour la physiologie de la musique en jeu (music
making) et de l’émotion musicale ne s’est développée que tardivement. Les ethnomusicologues n’étant pas à
proprement parler des scientifiques, peu d’entre eux sont versés dans les développements récents de la
psychologie de la musique ou des neurosciences. Les travaux académiques se référant au « corps » au sein
de la discipline sont plus enclins à parler du corps social, du corps sexué ou du discours culturel sur le
corps, dans la lignée des travaux d’auteurs comme Michel Foucault, Roland Barthes ou Judith Butler.
11 Il y a néanmoins des exceptions notoires, parmi lesquelles le pionnier au sein de l’ethnomusicologie est
John Blacking, qui a revendiqué l’importance du corps physiologique et ses implications culturelles à une
époque où il existait peu d’outils pour explorer de telles idées.
Mon intérêt pour l’anthropologie du corps repose sur la conviction que les sentiments […] qui s’expriment en tant que mouvements
des corps dans l’espace et le temps. et souvent sans connotations verbales, sont a la base de la vie mentale. (Blacking 1977 : 21,
italiques miennes)
12 John Baily, un étudiant de Blacking, a analysé comment l’interaction entre la structure du corps humain et
celle de l’instrument de musique peut influencer la structure syntactique des phrases musicales (Baily
1977 : 275).
13 En 1979, Margarita Mazo a effectué une expérience ECG (électrocardiogramme) dans un village isolé de la
province de Vologda, en Russie, sur l’effet physiologique de l’écoute de lamentations russes (inédit).
14 Michael Bakan et Benjamin Koen, en collaboration avec des médecins et des sociologues, ont travaillé sur la
musique, l’émotion et l’autisme chez les enfants (Koen, Bakan et al. 2008). Quant à ma propre étude sur la
RED (réponse électrodermale), mentionnée plus bas, elle révèle l’implication du système nerveux autonome
dans les réactions à l’écoute musicale (Becker 2009) 3 .

Le cerveau, le corps et l’environnement


15 Alors que la plupart des ethnomusicologues ont mis l’accent sur les contextes culturels de l’émotion
musicale et que les neuroscientifiques se concentrent essentiellement sur le cerveau, quelques chercheurs
de ces deux disciplines, ainsi que des philosophes, ont préconisé une approche phénoménologique plus
globale.
16 Chiel et Beer (1997) font partie des neuroscientifiques qui ont réintroduit le corps et son environnement au
sein de leurs modèles de fonctionnement cognitif. La série de quatre figures qui suit, intitulée
« Compréhension changeante des interactions entre le système nerveux, le corps et l’environnement »,
illustre une manière progressivement plus inclusive de penser sur la cognition, le corps et le monde (Chiel
& Beer 1997 : 554).
17 Un manifeste de cette nouvelle approche des neurosciences est audacieusement énoncé dans l’introduction
d’un recueil d’essais publié sous la direction de Walter Freeman et Rafael Núñez, Reclaiming Cognition : the
primacy of action, intention and emotion (1999) :
« Nous croyons que les sciences cognitives traversent actuellement une période réductionniste, dans laquelle elles ont été entravées
par la métaphore de la machine. Il est nécessaire de s’en libérer et de passer d’une vision atemporelle, désincarnée, statique,
rationaliste et vide d’émotion comme de culture, à une compréhension fondamentalement plus riche incluant la primauté de
l’action, de l’intention, de l’émotion, de la culture, des contraintes du temps réel, des opportunités du monde réel et des
particularités des corps vivants ». (Freeman & Núñez 1999 : ix)

Fig. 1. L’acception limitée, et pourtant largement admise, de comment la perception opère.


« Selon cette acception, on reçoit d’abord un input des sens. Cette information perceptuelle est ensuite envoyée au cerveau, et le
cerveau ordonne alors au corps d’agir de manière appropriée. Le modèle de cette acception traditionnelle de la manière dont la
perception opère est un modèle classique de traitement d’informations, un système ‹ input-output ›. Les perceptions sensorielles
fournissent l’input, et les actions motrices sont l’output. Des études récentes ont remis ce modèle traditionnel en question ». (Chiel &
Beer 1997 : 554)
Fig. 2. Une acception un peu moins limitée.

« De nombreux inputs sensoriels sont extensivement préfigurés par le corps lui-même, et des outputs de neurones moteurs sont
transformés par les muscles et les propriétés biomécaniques du corps ». (Chiel & Beer 1997 : 554)
Fig. 3. Une vue à la perception plus inclusive.

« La co-évolution et le co-développement du système nerveux et du corps mènent à une correspondance extensive et une
complémentarité entre eux, qui créent aussi bien des contraintes que des opportunités pour le contrôle neural. La correspondance et
la complémentarité entre le système nerveux, ses inputs sensoriels et ses outputs moteurs sont indiquées par les régions triangulaires
mises en évidence. La fonction du système nerveux est affectée par le feedback, dont une partie est générée par ses propres outputs
moteurs, et une autre par l’environnement. Ce feedback peut altérer fondamentalement le comportement du système nerveux lui-
même ». (Chiel & Beer 1997 : 554)
Fig. 4. Le corps et sa relation à l’environnement

« Le système nerveux est intégré dans un corps, qui est à son tour intégré dans l’environnement. Le système nerveux, le corps et
l’environnement sont des systèmes dynamiques riches, compliqués et hautement structurés, qui sont interconnectés. C’est leur
interaction qui met en œuvre le comportement adaptatif ». (Chiel & Beer 1997 : 554)

Plasticité neuronale
18 De récentes études en neurosciences révèlent l’extrême plasticité du cerveau en réponse aux actions de
l’individu dans le monde, sa capacité à changer la force des connections entre les neurones en ajoutant ou
en enlevant des connections ou en ajoutant de nouvelles cellules, ainsi que sa capacité à regrouper des
faisceaux neuronaux tout au long de la vie (Chiel & Beers 1997 : 554 ; Pantev et al. 2001). Jusqu’au milieu du
XXe siècle, on croyait que les aires corticales et inférieures du cerveau demeuraient structurellement
immuables après l’adolescence. De plus amples recherches ont démontré que le cerveau peut changer à
l’âge adulte (Hebb 1949) lorsque la force des connections entre les cellules corticales se modifie (Wiesel &
Hubel 1963 ; Blakemore & Cooper 1970). Des recherches plus récentes montrent qu’en fait, le cerveau peut
réorganiser des systèmes entiers d’interconnexions neurales, changeant ainsi l’organisation tant
fonctionnelle que structurelle du cerveau, en plus de changer la force des connections neurales, ou
simplement d’y ajouter ou d’en soustraire des connections neurales (Edelman 1992 ; Rauschecker 2003).
19 Le cerveau des musiciens révèle des changements structurels durables, qui résultent de l’entraînement à
long terme de muscles spécifiques, et qui n’apparaissent pas chez les non-musiciens (Schlaug 2003 ; Pantev
et al. 2003 ; Pascual-Leone 2003 ; Gaser & Schlaug 2003). Le formatage mutuel de l’action-dans-le-monde et
de la représentation dans le cerveau a été démontré dans de nombreuses études, dont l’une propose des
représentation corticale à grande échelle des muscles fléchisseurs du doigt et extenseurs de la main après
seulement cinq jours de pratique du piano (Pascual-Leone et al. 1995), et une autre une représentation
corticale agrandie des doigts de la main gauche de joueurs d’instruments à cordes (Elbert et al. 1995).
« Représentation corticale » ne signifie pas qu’il y a une image du doigt dans le cerveau, mais indique plutôt
une activité électrique dans le cortex moteur sensoriel du cerveau qui contrôle les mouvements des doigts.
La figure 5 illustre la représentation corticale accrue des jours d’instruments à cordes en comparaison avec
le groupe de contrôle lorsque les doigts des participants sont stimulés durant une session de IRM (Imagerie
par Résonance Magnétique).
20 Notre constante interaction avec notre environnement suscite des changements physiques, cognitifs et
émotionnels tout au long de notre vie. Tout organisme vivant, y compris l’être humain, est dans un
processus constant d’ajustement à un contexte qui ne cesse de changer (Maturana & Varela 1987). Depuis le
moment de sa conception, l’embryon humain se transforme en réponse aux changements chimiques,
hormonaux et structurels que subit la mère. En chaque instant de notre vie, nous effectuons des
ajustements infimes sur notre être, qui est en constante évolution. Rien de ce que nous faisons, pensons ou
ressentons ne nous laisse tel que nous étions avant. Les émotions musicales sont aussi dans un flux
constant, aussi bien lors de l’écoute d’un événement musical particulier qu’au cours d’une longue période
d’expériences musicales.
Fig. 5. Représentation du pouce et de l’auriculaire dans le cortex moteur des individus de contrôle et du joueur d’instrument à cordes
(Elbert et al. 1995 : 305).

« Les flèches représentent l’emplacement et l’orientation du vecteur ECD (Equivalent Current Dipoles, dipôles équivalents courants) pour
chacun des deux chiffres évalués sur les musiciens et les individus de contrôle. La longueur des flèches représente la magnitude
moyenne du moment du dipôle pour les deux signets dans chaque groupe. Les emplacements du pouce et de l’auriculaire sont
décalés médialement pour les bons joueurs par rapport aux individus de contrôle. Le moment de dipôle est aussi plus long pour
l’auriculaire du musicien, comme l’indique la plus grande magnitude de la flèche noire » (Elbert et al. 1995 : 305) [un « dipôle » est une
paire de charges électriques ou de pôles magnétiques de magnitude égale et de signe opposé, situés à distance fixe l’un de l’autre].

L’émotion musicale et le cerveau : systèmes corticaux, systèmes sous-


corticaux et systèmes nerveux autonomes
« Chez les humains, […] la recherche indique que l’écoute de la musique active les
systèmes autonomes, cortical et sous-cortical de manière semblable aux autres stimuli
émotionnels. » (Trainor & Schmidt 2003 : 310)
21 L’implication du lobe frontal du système cortical pendant l’écoute musicale inclut le fait de penser sur la
musique, d’en reconnaître les structures, l’instrumentation, les interprètes et l’ambiance musicale, mais
aussi notre propre disposition ou encore les souvenirs que nous associons à notre écoute. Les réponses de la
aire corticale frontale concernent les aspects conscients de nos expériences d’écoute, les choses auxquelles
nous pensons ou dont nous parlons. D’autres aires corticales impliquées dans l’écoute musicale, mais qui ne
sont pas accessibles à la conscience, sont le cortex préfrontal, le cortex auditif dans le lobe temporal, et
certaines parties du cortex pariétal.
22 Les réponses sous-corticales se réfèrent aux aires inférieures du cerveau situées en dessous ou à l’intérieur
des systèmes corticaux, y compris les aires plus directement liées aux réponses émotionnelles, comme le
système limbique (Blood et al. 1999 ; Blood & Zatorre 2001).
Fig. 6. Les régions corticales du cerveau, la couche externe du cerveau.

Fig. 7. Le système limbique.

« Les parties sous-corticales du cerveau dédiées au traitement de l’émotion affectent le reste du corps à travers deux mécanismes de
base : la libération de molécules chimiques dans le sang, qui agissent sur différentes parties du corps, et la diffusion de l’activation
neurale vers divers centres et muscles du cerveau. À travers ces mécanismes, l’expérience d’une émotion est connectée avec une
myriade de réponses physiologiques, des contractions musculaires aux changements de rythme respiratoire ou cardiaque, ou encore
aux changements du flux sanguin dans différentes parties du corps et à la sudation ». (Trainor & Schmidt 2003 : 312)

23 Ma propre recherche a démontré que les « auditeurs profonds » (deep listeners) expérimentent une forte
activation des impulsions émotionnelles du système nerveux autonome lorsqu’ils écoutent une musique
qu’ils aiment profondément (Becker 2009). Dans mon livre Deep Listeners : Music, Emotion and Trancing (2004),
j’ai émis l’hypothèse qu’il pouvait y avoir une affinité inexplorée, une relation de type physiologique, entre
les extatiques religieux et les « auditeurs profonds » laïques. J’ai défini les « auditeurs profonds » comme
étant des gens susceptibles de ressentir des frissons ou d’avoir la chair de poule, voire de pleurer, lorsqu’ils
écoutent une musique qu’ils trouvent émouvante. J’ai supposé que les « auditeurs profonds », comme les
extatiques religieux, expérimentent de fortes réponses émotionnelles des parties inférieures du cerveau
lorsqu’ils écoutent une musique qui les émeut profondément. Pour tester cette hypothèse, j’ai organisé une
expérience empirique pour mesurer le GSR, la « réponse galvanique de la peau » (Galvanic Skin Response) des
participants lorsqu’ils écoutent une musique qu’ils aiment (voir aussi VanderArk & Ely 1992, 1993).
24 La GSR, la réponse galvanique de la peau, est la mesure d’un petit courant électrique entre deux électrodes
attachées au bout des doigts du participant. En réponse à la stimulation du ANS (Autonomic Nervous System,
système nerveux autonome), l’activité des glandes sudoripares de la main cause en chaque instant des
changements dans la conductance relative d’un petit courant électrique entre les deux électrodes. Le
graphique ci-dessous (Fig. 8) reproduit l’enregistrement de ces changements 4 .
25 Il a été demandé à tous les participants d’apporter leur chanson ou leur morceau préféré d’une durée
d’environ cinq minutes. Une œuvre de Sammartini, compositeur mineur du début de l’époque classique, fut
choisie comme le premier de deux exemples de musique de contrôle. Le second exemple de contrôle fut
choisi parmi les morceaux préférés de participants antérieurs. La logique de cette procédure était de
suggérer que la réponse physiologique à la musique n’est pas inhérente à la musique elle-même, mais
qu’elle réside plutôt dans la relation entre un auditeur particulier et la musique. Chaque participant,
confortablement assis sur un divan face à une fenêtre donnant sur un paysage plaisant, reçut des écouteurs.
Après une période initiale de silence de deux à trois minutes, les extraits musicaux suivants furent diffusés,
avec un silence d’une minute entre chaque extrait :
1. Contrôle 1 : 3e mouvement de la Symphonie en Fa majeur (J-C 38) de Giovanni Battista Sammartini ;
2. Sélection 1 du participant : le premier des morceaux préférés du participant ;
3. Contrôle 2 : musique préférée d’un autre participant ;
4. Sélection 2 du participant : le second des morceaux préférés du participant.

26 Dans cette étude, les réponses GSR à leur musique du groupe des « auditeurs profonds » et de celui des
extatiques pentecôtistes ont été comparées à celles de trois autres groupes de contrôle. Les résultats
confirment l’hypothèse que les auditeurs profonds laïques partagent de fortes réponses galvaniques de la
peau avec les extatiques religieux, des réponses du système nerveux sympathique autonome à l’écoute de la
musique. Les extatiques pentecôtistes et les « auditeurs profonds » surpassent à cet égard les groupes de
contrôle.
Fig. 8. L’enregistrement GSR, calibré et filtré en passe-bas, d’une participante écoutant une pièce qu’elle a elle-même sélectionnée.
27 Un test de GSR subséquent a été effectué sur des sujets pentecôtistes durant la partie musicale d’un de leurs
services religieux ; la comparaison entre les pics de GSR enregistrés à l’église et ceux mesurés dans mon
bureau a révélé le point auquel les poussées sous-corticales des parties inférieures du cerveau sont plus
fortes quand la musique est écoutée dans son contexte ordinaire que dans l’ambiance de laboratoire de mon
bureau.
28 Comme toute émotion, les émotions musicales sont fortement influencées par le contexte, l’environnement
et l’expérience d’écoute. L’importance du contexte sur tout expérience musicale, principe fondamental de
l’ethnomusicologie, est aujourd’hui de plus en plus communément admise en psychologie de la musique
(Juslin et al. 2010 ; Sloboda 2010), en sociologie de la musique (DeNora 2010) et en neurosciences (Freeman &
Núñez 1999, Patel 2008 : 324-326).
Fig. 9. Comparaison entre les pics GSR de quelques Pentecôtistes en situation de test et dans un service religieux, démontrant une
plus grande excitation durant le service religieux.

Le mouvement musical
29 Le mouvement musical a été abordé depuis l’époque de la Grèce classique par de nombreux auteurs
travaillant dans une grande variété de disciplines : la philosophie, l’esthétique, la musicologie, la
psychologie, la théorie musicale ou, plus récemment, les neurosciences (Clarke 2001 : 213). On a souvent
estimé que le terme de « mouvement musical » est une métaphore, autrement dit que nous appliquons
notre sens du mouvement physique à des séquences tonales, à des phrases mélodiques, des crescendos, qui
créent tous temporellement l’illusion du mouvement. Et si le sens du mouvement en musique n’était pas
métaphorique, mais perçu et ressenti dans le corps par certains des mêmes systèmes par lesquels nous
percevons tout type de mouvement ? Et si ce mouvement, le mouvement musical perçu, était fondé sur
notre sens de la motricité (self-motion) ? Et si ce sens de la motricité était basé sur notre propre action-dans-
le-monde ?
30 Dans les dernières décennies, un certain nombre de chercheurs, y compris des théoriciens de la musique,
des musicologues, des philosophes et des neuroscientifiques, ont contribué à compliquer notre approche du
mouvement musical et, simultanément, à remettre en cause l’idée longtemps défendue qu’en musique, le
mouvement est une notion purement métaphorique (voir par exemple Todd 1999 ; Todd et al. 1999 ; Todd &
Cody 2000 ; Lakoff & Johnson 1999 ; Clarke 2001 ; Cox 2001 ; Johnsaon & Larson 2003 ; Barucha et al. 2006).
31 Dans un article important sur le mouvement musical, Eric Clarke (2001) a affirmé que, contrairement à une
opinion généralement admise, la notion de mouvement musical est perceptuelle, et non métaphorique.
Quoiqu’il admette que le mouvement musical est virtuel plutôt que réel, Clarke fournit des exemples
musicaux irréfutables dans lesquels nous ressentons soit que quelque chose s’approche de nous, soit que
nous nous approchons de quelque chose, par exemple à l’écoute d’un crescendo progressif ; il présente aussi
le cas de figures musicales qui paraissent être des personnes en mouvement, ou qui nous donnent
l’impression que nous bougeons nous-mêmes. Clarke émet la proposition que notre sens du mouvement en
musique est fondé sur la même base perceptuelle que le sens du mouvement que nous ressentons lorsque
nous voyons quelqu’un d’autre bouger.
J’ai proposé dans cet article que le sens du mouvement et du geste en musique est en réalité un phénomène perceptuel, et que
l’information perceptuelle déterminant le mouvement est, de manière générale, la même que pour la perception du mouvement
dans les circonstances quotidiennes. Le mouvement que les auditeurs perçoivent peut en partie provenir des mouvements réels des
interprètes et des instruments en jeu, […] mais une partie importante du mouvement en musique n’est ni réelle, ni métaphorique,
mais fictionnelle – de la même manière que la scène représentée dans un tableau. Le sens du mouvement ou de la motricité amène
l’auditeur à un engagement particulièrement dynamique avec les matériaux musicaux (il ou elle agit parmi eux), et constitue ainsi
une partie vitale de la signification musicale. (Clarke 2001 : 228)
32 Clarke se réfère jusqu’à un certain point aux travaux antérieurs de Neil Todd, qui soupçonnait aussi que le
mouvement musical n’était pas métaphorique, mais basé sur des sensations dans notre propre corps, en
particulier dans le système de contrôle moteur et ses extensions dans le système musculo-squelettique.
L’essence de la théorie sensorio-motrice est que l’expérience du rythme est arbitrée par deux représentations complémentaires : une
représentation sensorielle des propriétés cinético-rythmiques d’une source externe d’une part, et une représentation motrice du
système musculo-squelettique [de l’auditeur] de l’autre. Pour n’importe quel individu en situation d’apprentissage, les systèmes
sensoriels s’accordent aux propriétés temporo-cinétiques de l’environnement physique, alors que, dans une situation comparable, le
système de contrôle moteur s’accorde aux propriétés dynamiques du système musculo-squelettique. Si les propriétés
temporelles/dynamiques de la source s’accordent avec le système musculo-squelettique, l’image motrice tendra alors à se
synchroniser avec la source. (Todd et al. 1999 : 26, cit. in Clarke 2001 : 227)
33 Une manière possible d’accorder « les propriétés temporelles/dynamiques de la source avec le système
musculo-squelettique » peut être à travers les neurones miroirs qui s’activent lorsque nous écoutons de la
musique. Simultanément, nous pouvons reproduire mentalement les mouvements des musiciens. « Le
mouvement que les auditeurs perçoivent peut en partie s’identifier aux mouvements réels des interprètes
et des instruments en jeu » ou, plus subtilement, à la réaction des neurones miroirs au seul son, et pas
seulement à la vision de musiciens chantant et jouant d’instruments.

Le système des neurones miroirs


34 La découverte du système des neurones miroirs est relativement récente. Les neurones miroirs ont pour la
première fois été découverts dans le cerveau de singes (Di Pellegrino et al. 1992 ; Gallese et al. 1996 ;
Rizzolatti et al. 1996). Étant donné que le cerveau des singes est semblable à celui des humains, les neurones
miroirs ont été peu après identifiés dans le cerveau humain (Fadiga et al. 1995 ; Grafton et al. 1996 ;
Rizzolatti et al. 1996). Initialement, la recherche était centrée sur l’activité des neurones miroirs humains
lorsqu’un individu en observe un autre en train d’agir ou de se comporter d’une certaine manière. Les
neurones qui étaient activés étaient ceux qui auraient été impliqués si l’individu agissait lui-même. Cela se
vérifiait que l’observateur imite ou non l’action observée ; d’où le terme de neurones « miroirs ». Quand
nous observons une action, nous « reflétons » cette action dans notre cerveau.
Un grand nombre d’études ont montré que l’observation d’actions effectuées par d’autres active chez les humains un réseau
complexe formé par les aires occipitale, temporale et pariétale, ainsi que par deux aires corticales dont la fonction est
fondamentalement ou principalement motrice. Ces deux dernières aires sont la partie rostrale du lobe pariétal inférieur et la partie
inférieure du gyrus précentral, plus la partie postérieure du gyrus frontal inférieur. Ces aires forment le cœur du système des
neurones miroirs humains. (Rizzolatti & Craighero 2004 : 169)
35 On pense par conjectures que cette faculté serait la source de l’empathie ou de la compassion chez les
humains. Nous pouvons littéralement ressentir en quoi consiste ce que quelqu’un d’autre est en train de
faire. De dire « je ressens ta douleur » n’est ainsi pas nécessairement une métaphore.
Nous comprenons les sentiments des autres à travers un mécanisme de représentation de l’action donnant forme à un contenu
émotionnel, de telle sorte que nous fondons notre résonance empathique sur l’expérience de notre corps agissant et les émotions
associées à des mouvements spécifiques. (Carr et al. 2002 : 5502)
36 Lorsqu’on parle de neurones miroirs, on se réfère aux neurones se trouvant dans le cortex prémoteur et
répondant à la vision ou à l’audition d’une action tout en comprenant son intention. Les neurones miroirs
dans le cortex prémoteur constituent la section la plus basse de l’aire 6 de Brodmann (voir Fig. 10) 5 . Le
système des neurones miroirs implique néanmoins un plus grand réseau reliant l’aire 6 de Brodmann à
l’aire 44 de Brodmann (gyrus frontal inférieur postérieur) et à l’aire 40 de Brodmann (lobe pariétal
inférieur). Il apparaît que ce système représente les actions et les intentions des autres, à travers des
modalités (sonore et visuelle), en faisant appel au système moteur corporel de l’individu (Molnar, Szakacs &
Overy 2006 : 236).
37 Il a été démontré que, dans le cortex prémoteur du cerveau, les neurones miroirs imitent les actions de ce
qui est observé, même si le percepteur demeure immobile. Nous faisons agir dans notre mental ce que nous
voyons quelqu’un
Fig. 10. Aires de Brodmann (pour plus de détails voir http://brodmann.psyblogs.net/).

« Ainsi, selon le mécanisme de simulation mis en œuvre par le système des neurones miroirs, le réseau moteur engagé par quelqu’un
qui écoute un chant accompagné de percussions est semblable ou équivalent à celui qui est engagé par le chanteur-percussionniste
lui-même ». (Molnar-Szakacs & Overy 2006 : 236)

d’autre faire. Lorsque nous voyons quelqu’un jouer de la guitare, d’une certaine manière nous jouons aussi
de la guitare. La recherche a aussi démontré que les neurones miroirs devenaient activés en relation avec le
son seul (Kohler et al. 2002).
38 Le système des neurones miroirs nous incite à réfléchir à la dimension physiologique de notre manière de
ressentir une émotion profonde lorsque nous écoutons des sons désincarnés. Il clarifie aussi le fait que
notre structure et notre fonction émotionnelles corps/esprit sont imbriquées dans l’environnement total
dans lequel nous vivons.

Un répertoire personnel de neurones miroirs


39 Les neurones miroirs dans le cortex prémoteur répondent plus fortement aux actions observées ou
entendues que nous avons l’habitude de le faire par nous-mêmes. Les actions que nous n’accomplissons pas
ne suscitent pas une réponse aussi forte dans nos neurones miroirs.
Les actions appartenant au répertoire miroir de l’observateur sont reportées sur son système moteur. Les actions qui
n’appartiennent pas à ce répertoire n’excitent pas le système moteur de l’observateur et sont reconnues essentiellement sur une
base visuelle, sans implication motrice. Il est probable que ces deux manières différentes de reconnaître des actions aient des
contreparties psychologiques différentes. Dans le premier cas, la résonance motrice traduit l’expérience visuelle en une
« connaissance personnelle » interne, laquelle n’apparaît pas dans le second cas. (Rizzolatti & Craighero 2004 : 179)

Fig. 11. Estimations paramétriques de l’influence de l’expertise motrice sur l’observation des actions dans les voxels centraux de
régions classiquement identifiées avec le système miroir humain :
a) Gyrus précentral gauche / cortex prémoteur gauche (–24 –6 72) ; b) Sillon intrapariétal gauche (–33 –45 54) ; c) Sillon temporal
supérieur postérieur (–39 –66 36). Le type de stimulus a des effets minimaux sur les sujets de contrôle. Les barres noires reflètent des
estimations paramétriques pour le stimulus du ballet et les barres blanches pour celui de la capoeira.

40 Lorsqu’ils écoutent de la musique, les musiciens, en plus de l’activité attendue dans le cortex temporal,
développent une activité plus intense que les non-musiciens dans le cortex moteur préfrontal, l’espace
dévolu aux neurones miroirs dans le cerveau (Ohnishi et al. 2001 ; Haslinger et al. 2005). Une étude (Calvo-
Merino et al. (2005) a mesuré l’activité dans le cortex prémoteur (aire 6 de Brodmann), le sulcus
intrapariétal gauche (aire 39 de Brodmann), et le sulcus temporal supérieur postérieur gauche (aire 22 de
Brodmann) d’un groupe de danseurs de ballet professionnels et d’un autre de danseurs de capoeira. Les
danseurs expérimentés ont témoigné d’une activité beaucoup plus intense dans les aires du système des
neurones miroirs (voir aussi Cross et al. 2006 ; Lahav et al. 2007).
41 Les recherches ont aussi démontré que les neurones miroirs pouvaient être activés en relation aux seuls
sons (Kohler et al 2002). La stimulation des neurones moteurs, lorsqu’on voit ou entend des séquences
temporelles, apparaît comme un comportement ancien, avantageux sur le plan évolutionnaire, qui prépare
à planifier une réponse physique réactive. La perception d’ordres séquentiels nous permet de formuler des
attentes spécifiques sur les événements en cours et d’y adapter des réponses motrices séquentielles
appropriées.
Bien que cette idée ne repose sur aucune preuve directe, il est possible que ce système (les neurones miroirs) soit le médiateur du
comportement imitatif parce qu’il lie directement la perception à l’action. […] cette recherche commence à éclairer la relation
complexe entre les systèmes cognitifs-perceptuels, qui analysent et représentent le monde extérieur, et les anciens systèmes
neuraux évolutifs en jeu lorsqu’on accède à la valeur d’un stimulus relatif à la survie et qu’on décide quelle action il convient de
prendre . (Zatorre 2005 : 315)
42 Alors qu’aucune réponse par l’action n’est prévue ni préparée pour l’écoute musicale, notre corps continue
à impliquer nos neurones miroirs moteurs en réponse à l’audition de séquences temporelles complexes.
Notre corps les prépare « comme si » nous allions réagir, indépendamment du fait qu’aucune action n’en
prendra la place.
Un signal séquentiel attentivement observé peut être un stimulus suffisant pour susciter des activations dans un réseau cérébral
étroitement relié à celui qui participe à des comportements moteurs séquentiels. […] Le résultat qu’une information séquentielle
peut transférer entre les domaines perceptuel et moteur peut impliquer que les représentations séquentielles résident à un niveau
de traitement antérieur à la sélection de systèmes effecteurs pour exécuter le mouvement. […] Les représentations perceptuelles et
les représentations motrices d’une information séquentielle sont étroitement interconnectées, pour ne pas dire au moins
partiellement réalisées, à l’intérieur des mêmes cortex prémoteur et pariétal. (Schubotz & von Cramon 2002b : 928)
43 Les neurones miroirs ne sont pas exclusivement activés par un mouvement vu ou entendu. La capacité
d’imaginer l’activité associée à un son stimule les neurones miroirs qui seraient impliqués si l’on effectuait
l’action produisant le son. Même si nous ne faisons que penser à jouer un passage, nos neurones miroirs
moteurs répondent, rendant la répétition mentale possible (Pascual-Leone 2003 : 401 ; Cross et al. 2009).

Neurones miroirs et émotion musicale


44 Dans un article récent publié dans la revue Social Cognitive and Affective Neuroscience (2006), le
neuroscientifique Istvan Molnar-Szakacs et la psychologue de la musique Katie Overy ont émis l’hypothèse
que le système des neurones miroirs humains, dans sa capacité à imiter une action, pourrait être une source
importante d’émotions musicales.
Alors que l’avantage évolutionnaire de la faculté musicale est encore en débat, le fait que la musique joue un rôle dans le
développement cognitif, dans la régulation des émotions et l’interaction sociale est en revanche quasiment établi. Nous faisons la
proposition que le système des neurones miroirs humains peut susciter certains de ces effets en liant la perception musicale, la
cognition et l’émotion, et cela à travers un mécanisme expérimental plutôt que représentationnel. (Molnar-Szakacs & Overy 2006 :
242)
45 Leur affirmation est que, depuis les temps les plus anciens, la musique a toujours été liée à l’action, qu’elle
soit le fait d’un musicien chantant ou jouant d’un
Fig. 12. Modèle de l’implication possible du système des neurones miroirs humains dans la représentation de la signification et des
réponses affectives à la musique.

Un aspect de l’expérience de la musique implique la perception de séquences intentionnelles et hiérarchiquement organisées d’actes
moteurs, avec une information auditive temporellement synchrone. Les caractéristiques auditives du signal musical sont d’abord
traitées dans le gyrus temporal supérieur (STG) et combinées avec des caractéristiques structurelles synchrones de l’information
« mouvement » transmise par le signal musical dans le gyrus temporal inférieur postérieur (région 44 de Brodmann) et le cortex
prémoteur adjacent. L’insula antérieure forme un conduit neural entre le système des neurones miroirs et le système limbique,
permettant à cette information d’être évaluée en relation avec l’état autonome et émotionnel de la personne contribuant à une réponse
affective complexe transmise par le système limbique. (Molnar-Szakacs & Overy 2006 : 237)

instrument, ou d’un auditeur battant du pied, claquant des doigts, se balançant ou dansant. En outre, les
réactions motrices des auditeurs ou des interprètes à l’écoute d’une musique ne sont pas dépourvues
d’émotions. En plus du système des neurones miroirs, du système limbique et des aires inférieures du
cerveau mentionnés plus haut, Molnar-Szakacs et Overy incluent dans leur hypothèse l’activité du cortex
insulaire antérieur, une structure sous-corticale également impliquée dans l’émotion musicale.
46 La figure 12 représente schématiquement leur compréhension du lien émotionnel de la musique avec les
neurones miroirs.

Conclusion
47 L’émotion musicale a parfois été considérée comme une émotion « esthétique » (Kant 1961 [1799] ; James
1950 [1890] :468 ; Kivy 1990), ce qui sous-entend qu’elle est distincte des autres types d’émotions. Certaines
preuves physiologiques semblent appuyer cette hypothèse (Peretz & Gagnon 1999 ; Blood & Zatorre 2001 ;
Sacks 2007 : 289-290). D’autre part, l’implication du système des neurones miroirs et ses liens aux parties du
cerveau génératrices d’émotion, de même que ses connections possibles avec les systèmes moteurs réactifs
mouvement/émotion, avantageux sur le plan évolutionnaire, semblent indiquer que l’émotion musicale
repose sur de très anciennes racines. Il ne s’agit pas pour autant de nier l’importance du cortex frontal, la
partie consciente du cerveau. Le cortex frontal évalue nos réponses, invoque nos souvenirs et peut utiliser
la musique pour manipuler consciemment notre humeur (DeNora 2000) ; tous ces facteurs sont des aspects
indéniablement importants de l’appréciation musicale. L’implication des neurones miroirs, de l’action-
dans-le-monde, en relation avec les émotions musicales, et de l’activité préconsciente dans les aires
corticales, limbiques et des parties inférieures du cerveau ne met en avant qu’un plus grand sens de
l’ancienneté, de la profondeur et de la complexité des émotions musicales.

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NOTES
1. Traduit de l’anglais par Laurent Aubert.
2. Le terme « cortical » se réfère au cortex du cerveau, la couche externe, repliée et plissée, du cerveau ; les régions « sous-cortical » du
cerveau – y compris le système limbique – sont celles qui se trouvent en dessous ou à l’intérieur du système cortical ; quant aux parties
inférieures du cerveau, elles correspondent au tronc cérébral et au cervelet.
3. Le système nerveux autonome (SNA) est la partie du système nerveux périphérique qui agit en tant que système de contrôle maintenant
l’homéostasie dans le corps. Ces activités d’entretien s’effectuent essentiellement sans contrôle conscient ni sensation. Le SNA a des effets
profonds sur le rythme cardiaque, la digestion, le rythme respiratoire, la salivation, la sudation, le diamètre des pupilles, la miction (l’émission
d’urine) et l’excitation sexuelle. Le système nerveux sympathique est une branche du système nerveux autonome, de même que le système
nerveux parasympathique. Le système nerveux sympathique est toujours actif à un niveau basal (appelé le tonus sympathique) et son activité
augmente durant les moments de stress. Ses actions durant les réponses de stress incluent la réponse « combat-ou-fuite » (fight-or-flight).
4. Le système nerveux autonome (ANS) est la partie du système nerveux périphérique qui agit comme un système de contrôle maintenant
l’homéostasie dans le corps. Ces activités de maintien sont essentiellement effectuées sans contrôle conscient ni sensation. L’ANS a des effets
sur le rythme cardiaque, la digestion, le rythme respiratoire, la salivation, la perspiration, le diamètre des pupilles, l’urination et l’excitation
sexuelle.
Le système nerveux sympathique est une branche du système nerveux autonome, tout comme le système nerveux parasympathique. Le système
nerveux sympathique est toujours actif à un niveau basal (appelé le tonus sympathique) et son activité augmente durant les moments de stress.
Ses actions durant les réponses de stress incluent la réponse « combat-ou-fuite » (fight-or-flight).
Le GSR des participants a été mesuré en utilisant des électrodes Ag-AgCl2 fixées à l’index et au majeur. Des électrodes étaient connectées à un
système BIOPAC MP100 et enregistrées sur un ordinateur Macintosh utilisant le programme de logiciel AcqKnowledge.Le GSR a été enregistré
en tant que signal AC, ne mesurant de ce fait que les changements de conductibilité. Cela signifie que, lorsque la conductibilité était stable, le
signal GSR était plat à zéro. Quand le GSR des participants changeait, l’output graphique reflétait ces changements par des pics et des creux.
Pour faciliter le calcul, les changements en GSR ont été mesurés en unités de 1 = 0,2 µmhos.
5. « Une région de Brodmann est une région du cortex basée sur sa cytoarchitecture, ou l’organisation de ses cellules. Bien que les régions de
Brodmann aient été commentées, débattues, raffinées et intégralement renommées pendant près d’un siècle, elles demeurent l’organisation
cytoarchitecturale la plus largement connue et la plus fréquemment citée du cortex humain » (Wikipedia : Brodmann area).

RÉSUMÉS
Cet article explore certaines recherches récentes en neurosciences, en évaluant plus particulièrement ce qu’elles impliquent pour la réflexion
sur les émotions musicales des chercheurs en sciences humaines. Au cours des dernières décennies, plusieurs publications spécialisées en
neurosciences ont développé l’idée que la perception, tant visuelle qu’auditive, est liée à une préparation neuronale du cortex prémoteur à
l’action-dans-le-monde. Les neurones concernés dans ces expériences et ces débats sont appelés « neurones miroirs» car ils imitent les actions
neuronales qui auraient lieu dans la conscience ou le corps du sujet, lequel reproduit effectivement des actions vues ou entendues passivement.
Les neurones miroirs sont directement connectés à d’autres systèmes de neurones, y compris ceux qui, dans le système limbique, sont
impliqués dans la production d’émotions. Contrairement à une opinion courante parmi les musicologues, qui supposent que la perception des
mouvements musicaux est métaphorique, certains indices permettent de postuler que cette perception pourrait en fait impliquer les mêmes
parties du système des neurones miroirs et de ses connections émotionnelles que la perception ordinaire du mouvement.

AUTEUR
JUDITH BECKER

Professeur émérite d’ethnomusicologie à l’École de musique de l’Université du Michigan. Elle est l’auteur de nombreux articles et de trois livres,
Deep Listeners: Music, Emotion, and Trancing (2004), Gamelan Stories: Tantrism, Islam and Aesthetics in Central Java (1993, rééd. 2004), et Traditional
Music in Modern Java (1980). Elle a par ailleurs publié une série de traductions en trois volumes sous le titre Karawitan: Source Readings in Javanese
Gamelan and Vocal Music (1984, 1986, 1987). Ses recherches actuelles sont centrées sur les relations entre musique, émotion et extase, et plus
particulièrement sur les terrains d’entente pouvant exister en la matière entre les approches relevant des sciences « dures» et des sciences
humaines
Quand l’émotion vient en chantant. La chanson d’un
homme du Donegal (Irlande)
Charlotte Poulet

1 Au village de Kilcar  1 , dans le Donegal, en Irlande, un homme chante. Il chante au pub aussi souvent qu’il
le peut comme nombre d’autres villageois. Il ne reçoit pas d’argent pour ses prestations et ne se considère
pas lui-même comme un chanteur. Il est ce que l’on pourrait nommer un amateur. Il se rend au pub pour
boire un verre et laisse parfois entendre sa voix, sans se mettre en avant ni se démarquer des autres clients.
Mais dès que sa voix s’élève, un silence emplit l’espace : les conversations cessent, les corps s’immobilisent,
les yeux s’emplissent de larmes. L’émotion est, pour la durée du chant, palpable.
2 Cette scène musicale se distingue de celle que l’on observe lorsque, de la même manière a priori spontanée,
des clients du pub s’emparent des instruments qu’ils avaient apportés avec eux afin de jouer quelques
morceaux. Contrairement aux réactions engendrées par le chant, le volume sonore ambiant augmente, les
conversations s’intensifient et nul ne semble prêter attention à ce qu’ils sont en train de jouer.
3 Ces deux formes musicales participent pourtant au corpus de la musique irlandaise dite « traditionnelle »
(Falc’her-Poyroux 1995).
4 La tension émotionnelle activée par le chant d’un homme pourrait légitimement être pensée en rapport
avec des propriétés immanentes et intrinsèques à ce qui est chanté : la chanson. Or, si cette même chanson
est interprétée lors d’un concert tenu lui aussi au pub, l’audience ne s’en souciera point, elle ne constituera
qu’un fond sonore aux conversations. L’attitude singulière de l’auditoire n’est pas non plus le résultat d’une
surprise liée à une nouveauté ni d’une attention occasionnée par une composition en performance. En effet,
les chanteurs en général – et notamment le chanteur dont nous parlons ici – n’usent pas d’un vaste
répertoire. Ils réemploient sans cesse les mêmes chansons qu’ils répètent chaque fois « mot pour mot »,
devant une audience sensiblement identique.
5 Pourquoi, donc, lorsque cet homme chante, le temps se suspend-il ? Pourquoi aucune lassitude ne vient-elle
tarir le flux émotionnel de l’audience ? Ce sont là quelques questions auxquelles nous tenterons de
répondre au long de cet article.
6 Si les seules propriétés des chansons ne suffisent pas à apporter des réponses, c’est du côté du contexte
d’énonciation que nous nous tournerons car ici, l’émotion naît dans et par la pratique du chant. Afin
d’appréhender l’expérience musicale vécue par les participants, nous adopterons une approche
anthropologique, la seule qui permette une prise en considération des implications sociales non seulement
du texte chanté, mais aussi de l’acte de chanter.
7 Le chant a cappella, apparemment spontané, est pratiqué couramment sur l’ensemble du territoire irlandais.
À Kilcar, de nombreux hommes et femmes chantent ainsi. Nous avons ici fait le choix de porter notre
intérêt sur un homme – Cara, 83 ans – et une chanson – Away in old Kilcar (le texte pourra être lu en annexe)
en particulier - afin de pouvoir mettre en lumière les enjeux impliqués par cette pratique, en un cadre
délimité, celui du village de Kilcar.
Quand pour chanter il faut s’entendre
8 C’est à la pratique du chant en tant que performance que nous nous intéresserons dans un premier temps
car celui-ci est l’acte par lequel la chanson est délivrée. Tel que le suggère Richard Bauman à propos de l’art
verbal, il s’agit d’« identifier l’événement » (1988 : 3) afin d’appréhender la situation d’énonciation de la
chanson et de la distinguer, donc, des autres formes de pratique musicale exercées au village.
9 Le chant a pour lieu privilégié le pub. Malgré le volume sonore propre à ce type d’établissement, il
constitue, selon les acteurs de cette pratique, l’endroit « parfait ». Le pub se caractérise par son implication
dans la vie locale en proposant un espace de socialité où les villageois se réunissent. Il est à la fois un espace
du quotidien, où l’on se retrouve pour boire un verre et le lieu des célébrations : toutes les fêtes (Noël,
mariages, anniversaires, etc.) seront autant d’occasions de s’y rendre. L’importance de son rôle est
corroborée par le nombre d’établissements au sein de chaque village irlandais. À Kilcar, on dénombre cinq
pubs pour un total de mille quatre cents habitants. La pratique du chant s’inscrit en ce lieu et participe, de
fait, aux interactions qu’il permet.
Fig. 1. Cara et son verre de brandy sans lequel il dit ne pouvoir chanter.

Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2007.

10 Pourtant, contrairement à d’autres activités organisées par les tenanciers de pubs (concerts, concours de
billard, etc.), le chant demeure, lui, imprévisible et donc d’apparence spontanée. Cela ne signifie pas pour
autant qu’il soit de l’ordre de l’aléatoire : s’il paraît pouvoir s’élever à tout moment, le fait que ce ne soit pas
le cas suppose l’existence de conditions.
11 Le chant ne se pratique qu’en présence d’un certain nombre de personnes, comme le laisse présupposer le
choix du lieu. L’envie de chanter naît plus particulièrement d’une rencontre : la présence d’« amis » – qui
peuvent aussi être des membres de la famille – en est une des conditions. Mais, pour que le chant se fasse
entendre, être ensemble ne suffit pas, il faut aussi avoir partagé un bon moment. En effet, cette pratique ne
se déroule que tard dans la nuit, souvent lorsque les rideaux du pub sont tirés, que l’heure de fermeture est
depuis longtemps dépassée et que de l’alcool a été consommé  2 . Le temps du chant nous indique non
seulement qu’une certaine intimité est nécessaire, mais aussi qu’il est le résultat de la réunion et non pas
son objet. Ainsi, s’il n’est pas prévisible, c’est qu’il dépend de l’instant et de la qualité des interactions de la
soirée. Comme le proposait Bernard Lortat-Jacob à propos des confrères de l’oratorio de Castelsardo, plus
qu’une affaire technique, le chant est ici « une façon d’être ensemble. C’est d’abord le témoignage
acoustique de présences partagées » (1998 : 30). Le chant est, à Kilcar, le symptôme d’une bonne entente.
12 Le vocabulaire utilisé par Cara, comme par les autres villageois, afin de désigner le moment de chant
témoigne de la dimension relationnelle qu’il implique et le distingue des autres formes de pratiques
musicales. Il parlera en effet des soirées durant lesquelles il a chanté par l’intermédiaire de la notion de
craic  3 , désignant, dans le langage courant, un bon moment passé ensemble, une certaine festivité. Jamais
il ne dira avoir fait de la musique, ce dernier terme désignant, selon lui, la pratique instrumentale et les
concerts organisés. Ainsi, si on lui demande si de la musique a été jouée dans le pub où il chanta la veille, il
répondra que non, mais qu’il y a eu du craic. Le chant est désigné par ses acteurs en tant qu’événement
social avant d’être perçu comme un événement musical.
13 À ces conditions de production du chant répondent un certain nombre de règles  4 qui en structurent le
déroulement et qui reflètent l’accord social nécessaire. Notons tout d’abord que le chant se déroule au sein
d’un groupe formant un cercle autour des tables de la partie lounge des pubs. Ce cercle n’est pas constitué
spécialement pour l’occasion, mais résulte de la bonne entente précédemment évoquée. Le chant n’est pas
une prise de parole sur décision individuelle, mais la réponse à une demande effectuée par l’un des
membres du cercle. C’est généralement à Cara qu’elle s’adressera en premier car il a la réputation d’être un
« bon chanteur ». S’il est de coutume de se faire prier une fois ou deux – surtout lorsque l’on est « bon
chanteur » – il convient ensuite d’y répondre au risque, sinon, de blesser celui qui a émis l’invitation. Le
chanteur se lance alors, sans modifier sa position qui, de fait, ne le distingue en rien des autres. Cara
reconnaît pourtant volontiers qu’il ne s’agit pas là d’une position adéquate pour chanter : « il faut rester
assis comme ça dans le cercle, pourtant ce serait mieux debout pour la voix, mais […] on doit toujours être
assis ensemble ». Le chanteur se doit également de chanter sérieusement, c’est-à-dire de s’investir et de
s’appliquer dans son interprétation. La valeur esthétique d’un chant n’est pas jugée sur la justesse des sons
produits, mais sur celle de l’émotion, de l’interprétation. Un « bon chanteur » n’est donc pas celui qui
chante le mieux, mais celui qui a la capacité de mettre en émoi ses auditeurs. L’écoute aussi est
réglementée. Au moindre bruit perturbant la prestation du chanteur, des réprimandes viendront rétablir le
silence. À la fin du chant, de forts applaudissements et des injonctions congratulatrices récompenseront le
chanteur. Il ne devra pas pour autant entamer une deuxième chanson, mais laisser la parole au suivant, car
la pratique du chant s’exerce à tour de rôle et implique une participation de tous.
14 Le chant, dans la continuité des échanges verbaux qui le précèdent, est orchestré par des règles qui ont
pour vocation le respect, l’écoute et la participation. Il n’est pas un spectacle que l’on regarde ni une
musique que l’on écoute, mais un échange auquel chacun participe. Chanter est ici dire que l’on s’entend,
écouter un chant est donc une source d’émotion pour le groupe impliqué.
15 Nous venons de décrire le cadre dans lequel une chanson devient signifiante pour un groupe, c’est-à-dire le
contexte dans lequel elle génère de l’émotion. Il s’agit maintenant de s’intéresser plus particulièrement à ce
qui est chanté. Il est possible d’emprunter une chanson au genre de son choix afin de participer au tour de
chant. Néanmoins, si la solennité opère dans tous les cas, la tension émotionnelle que nous décrivions ne
s’exerce qu’avec les chansons appelées, à Kilcar, les old songs, et Away in old Kilcar compte parmi elles. La
question que nous posons ici est : comment et pourquoi cette chanson, dans le contexte dans lequel elle est
chantée, émeut-elle l’audience comme le chanteur, et ce quel que soit le nombre de fois où elle est chantée ?

Ce que le texte dit à Cara ou le principe de narrativisation


16 Away in old Kilcar est chaque fois très attendue et Cara ne manquera pas de la chanter dès que la parole lui
sera donnée. Si elle est dite « ancienne », ce n’est pas, comme nous allons le voir, tant en raison de sa date
de composition que du langage et des thématiques dont elle use  5 .
17 Jamais publiée, cette chanson a été écrite, dans les années 1930, par James Maguire, poète né à Kilcar, alors
qu’il résidait en Écosse. Pour en composer le texte, ce dernier s’inspira de sa propre vie. Il y expose sa
situation de migrant et rend compte de la douleur liée à cet éloignement. Il ne raconte pas clairement son
histoire mais, au travers de la figure introductive du rêve  6 , propose quelques souvenirs du lieu où il n’est
plus. La mise en exergue de l’absence et de la distance permet au personnage de déployer toute sa nostalgie.
L’accent est ainsi porté sur le nœud émotionnel, comme en témoigne la phrase refrain (qui est aussi le titre)
le résumant, et non pas sur une action.
18 Le texte d’Away in old Kilcar, comme la plupart des textes dit « anciens », est lyrique et se caractérise par une
énonciation à la première personne du singulier. Le point de vue subjectif ainsi adopté permet, d’une part,
un effet de réalité de l’expérience qui peut dès lors être pensée comme ayant été vécue et, d’autre part, un
rendu émotionnel des faits.
19 Pourtant, Cara parle du contenu de ces chansons en général et de celle-ci en particulier, en terme de story,
« histoire ». Or, cette histoire n’est pas racontée dans la chanson, elle y est simplement évoquée. Nous nous
intéresserons donc à la réponse de Cara à la question « quelle est l’histoire dans cette chanson ? » (« what is
the story in that song? »). Pour lui, cette chanson « raconte comment c’était » (« tells the way it was »). Il
explique que la forge (décrite par le couplet 4) était un lieu de rencontre et de socialité. Il s’y rendait
souvent, accompagné de son père, de James Maguire et d’autres hommes du village :
James Maguire used to spend a lot of time there. People used to drink at the forge. The craic used to be in the forge. People come on
up to have a drink, you know, stories and yarns […] I remember that forge. I miss those fellows  7 .
20 Il continue ensuite en parlant de l’école (décrite par le couplet 5) et de la salle de classe que chacun des
enfants de la localité, dont lui-même, partagèrent. Il se souvient bien de l’instituteur, à qui ce couplet rend
un hommage.
21 Cara raconte ensuite que James Maguire rencontra sa femme à Muckross  8 et qu’ils partirent ensemble en
Écosse afin d’améliorer leur condition de vie. Le vers 11 du couplet 2 (« But I’d rather still climb Muckross
hill ») y fait une référence peu explicite. L’homme fut, selon Cara, profondément bouleversé par ce départ :
« He was sad. He’d loved to be back in Kilcar. He’d liked to be home, back home. It was where he wanted to be buried.
He wanted to die at the same place he was born » 9 . Cara explique que nombreux étaient les villageois, à cette
époque, qui souhaitaient quitter le village en raison des conditions de vie : « We all wanted to leave as well »
(« nous voulions tous aussi partir »). Il parle alors de son frère qui, lui aussi, emprunta le chemin de
l’émigration. Il s’installa en Irlande du Nord avec sa femme et y mourut il y a quelques années de cela.
22 Le récit de Cara offre une explication de texte par l’intermédiaire de la connaissance qu’il a des faits qui ne
sont qu’évoqués par la chanson. Plusieurs auteurs (Shields 1993 ; Coleman 1997) ont déjà souligné ce
procédé, en Irlande, que Thomas A. Dubois nomme « narrativisation » (2006 : 27). Il s’agit pour ce dernier
d’une stratégie permettant l’interprétation de textes lyriques et s’illustrant particulièrement dans le
domaine des chansons irlandaises. Le terme « story » se réfère donc à une ou à des histoires par ailleurs
connues et qui sont associées à la chanson par le soliste.

Personnalisation du sens et identification


23 Cara puise dans sa propre expérience afin de donner un sens à ce texte. Il le comprend selon le vécu qu’il a
lui-même des éléments évoqués dans la chanson. La forge et l’école sont des lieux qu’il a non seulement
fréquentés, mais aussi partagés avec l’auteur. Il est, de plus, en mesure de lier l’émotion déployée dans le
texte à la vie de son auteur comme à la sienne. La douleur de l’éloignement répond, pour lui, à la douleur de
la séparation de sa propre famille, de ses proches en général. Thomas A. Dubois (2006 : 3) a conceptualisé ce
rapport, entre le chanteur et un texte, en termes de « personnalisation ». En superposant ses propres
expériences à celle de l’auteur, Cara s’identifie à l’énonciateur s’exprimant dans le texte. Ce processus est
facilité par la présence du « je » dans l’énoncé, qui pousse à la confusion entre soi (récepteur), l’énonciateur
(le personnage) et l’auteur. Cette association se manifesta concrètement lorsque dans son récit Cara voulut
paraphraser l’un des vers afin de dire ce que James Maguire avait pu ressentir et qu’il se reprit suite à une
« erreur » : « New friends and climes I… No… He sought » (« de nouveaux amis et climats j’ai… Non… Il a
cherché ») ou bien encore lorsqu’il parla de l’école et que, cette fois-ci, la paraphrase fut involontaire : « I
remember that school… » (cf. vers 1, couplet 5).
24 Par l’interprétation que Cara donne du texte, la chanson se fait le reflet de ses expériences, elle évoque sa
propre vie. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il dit avoir décidé de l’intégrer à son répertoire.
25 Mais c’est précisément à l’instant où il la chante, lorsque sa voix donne corps au texte, qu’il devient le « je »
du texte. Comme nous le disions, un chant n’est pas apprécié par l’audience à travers la justesse ou la
qualité de la voix, mais en fonction de l’aptitude du chanteur à rendre émotionnellement le texte. Seule
l’adéquation entre l’expérience du chanteur et les mots lui permet d’user de son propre registre émotionnel
afin de donner vie à ce qu’il chante. Comme l’explique Cara, quand il chante il est triste. Tant la technique
vocale utilisée que l’attitude gestuelle participent au jeu de la confusion des identités entre le chanteur et
l’auteur unis par le « je » de l’énonciation. En effet, lorsque Cara interprète
Fig. 2. Cara devant son cottage au toit de chaume.

Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2009.

Fig. 3. Cara chante Away in old Kilcar au pub.

Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2007.


cette chanson, sa voix transmet une tension émotionnelle par l’intermédiaire de plusieurs procédés :
l’allongement de la dernière syllabe des vers dont le son lentement disparait, l’ajout de silences entre les
vers, une nasalisation permise par l’accentuation des consonnes et l’usage de « vibrato glottal » (selon
l’expression d’Hugh Shields, 1993 : 122) sur les voyelles. La flexibilité rythmique permet au chanteur de
modeler le texte au fil de ses émotions. La diction est claire et plutôt lente. L’union du texte et de l’air
ajoute à la puissance tant évocatrice qu’émotionnelle de la chanson. L’absence d’accompagnement
instrumental accentue d’autant la présence des mots. À l’inverse, ce qu’il ne faut pas faire, selon Cara, c’est
« mettre du swing » dans son interprétation 10 ou bien chanter trop vite.
26 L’attitude du chanteur renforce l’impression qu’il est sur le point de se livrer et non pas de réaliser une
performance musicale. La posture adoptée est celle du repli sur soi, les yeux mi-clos, le corps immobile ; le
chanteur est indissociable des autres membres du cercle. Le refus initial d’accepter l’offre de chanter
contribue à ce climat de confidences : le chanteur fait ainsi part de la difficulté à parler de soi. Plus
l’émotion sera audible et visible dans la prestation du chanteur, plus des injonctions viendront le féliciter et
l’encourager : « good man ! », « nice fellow ! », « good craic ! ». Les multiples déictiques 11 présents dans le
texte concourent à la confusion des identités du « je » : l’instant de leur énonciation détermine leur
signification et finalise l’appropriation des paroles par le chanteur en les ancrant dans le temps présent.
27 Aussi quand le chant s’élève, les premiers mots de Cara résonnent dans toute leur sincérité : « My mind is sad
and weary… » (« Mon esprit est triste et las… »). C’est ce que Joe Heaney, chanteur professionnel, appelle
« playing the act », « jouer la scène » (in Coleman 1997 : 36).
28 Le chant de Cara est reçu par une audience qui le connaît et qui est en mesure de reconnaître l’implication
personnelle de ce qui est chanté. L’absence d’explication de texte en performance repose sur le présupposé
que chacun entend dans le chant de Cara l’évocation de ses propres expériences 12 . Ainsi, s’il faut se
connaître et s’apprécier pour chanter, c’est que la réception de la chanson en dépend.
29 L’implication de références partagées entre le chanteur et l’audience s’illustre particulièrement par la
logique de propriété régissant la détention des chansons. En effet, à la résonance personnelle de la chanson
pour Cara répond une règle de propriété reconnue des habitants de Kilcar. Pour eux, elle lui appartient et
ils rappelleront à l’ordre les participants qui la lui « volent ». Chaque participant possède de la sorte ses
chansons qui le représentent aux yeux des autres. La légitimité d’acquisition ne s’exerce pas par le biais
d’une transmission familiale, mais résulte d’une donation entre un poète ou un chanteur à un autre homme.
C’est ainsi que Cara reçut Away in old Kilcar de James Maguire, qui lui en donna le texte après qu’il le lui eût
demandé. Cette filiation est connue de l’audience de Cara au moment même où il chante. Away in old kilcar
fait alors sens à Kilcar seulement lorsqu’elle est chantée par Cara car elle l’emblématise et lui appartient.

De l’homme au peuple en passant par le village


30 Nous avons jusqu’à présent mis en lumière le lien unissant un homme à une chanson ; mais, dans la
narrativisation de Cara, apparaît un second niveau d’interprétation se rapportant à une histoire plus vaste,
celle du village et de ses habitants.

Une chanson pour un village

31 Notons tout d’abord que le « je » dans le texte s’inscrit territorialement dans l’espace. Comme de nombreux
textes chantés en Irlande, Away in old kilcar déploie une riche toponymie. Huit noms de lieux y sont au total
énumérés. Trois d’entre eux sont liés à la paroisse 13 de Kilcar (Tra Loar, Muckross et Kilcar) qui est elle-
même inscrite au sein du territoire irlandais par l’usage des termes « Ireland » et « Irish » et de symboles s’y
rapportant (le trèfle et la Saint Patrick). À leurs côtés, se décline une toponymie qui délimite le territoire en
tant qu’elle exprime ce qui ne lui appartient pas : England, Scotland, Lochnagar, Wales. Le territoire est
ainsi jalonné et l’appartenance revendiquée. Comme le notait Jean-Claude Bouvier (2002), ce procédé relève
d’un besoin de reconnaissance et d’appropriation de l’espace. L’usage de toponymes dans les textes de
chansons est à replacer dans un contexte géopolitique conflictuel. L’Irlande n’obtint son indépendance du
Royaume-Uni qu’en 1937 et dut se séparer des comtés qui devinrent l’Irlande du Nord. Les conflits qui
s’ensuivirent perdurèrent jusqu’à récemment et sont encore très présents dans la mémoire des habitants de
Kilcar. De plus, la proximité frontalière accentua la nécessité de revendiquer une appartenance non
seulement à une paroisse, mais aussi à une nation.
32 L’emploi de ces toponymes est renforcé, dans le texte, par le ton élogieux du poète. Il y présente Kilcar
comme ne pouvant rivaliser avec aucun autre lieu. Lorsque Cara fait le récit de cette chanson, il s’inscrit
dans cet espace en rappelant chaque fois que tous les couplets parlent de Kilcar. Les enjeux de territoire
impliqués se matérialisent lorsque Cara chante. En effet, quelle que soit l’audience, un murmure s’élève et
prononce chaque fois, avec le chanteur, les noms de Kilcar, de Muckross et de Tra Loar. Ensemble, le groupe
réaffirme son territoire.
33 Mais, davantage qu’un espace géographique, la paroisse de Kilcar est un « home ». James Maguire, comme
nombre de ses pairs poètes, fit de ce concept le cœur de son texte. Le lieu n’y est en effet pas seulement
présenté sous l’aspect de l’éloge, mais aussi de l’attachement tant au territoire qu’à ses habitants (« the loved
ones »). Et c’est par le biais de cette approche que le poète cristallise un certain nombre d’éléments
constitutifs de la vie villageoise. Simplement évoqués, ils permettent à Cara, par son interprétation de
texte, de se remémorer des hommes, des lieux et des événements au travers d’un temps raconté. Le texte,
non seulement se fait alors le support d’une histoire individuelle, mais engage une mémoire locale qui, elle
aussi, repose sur la connaissance que chacun en a puisqu’aucun commentaire ne sera formulé en
performance. Les chansons ayant pour sujet la localité sont les plus attendues car elles proposent une
évocation collective de l’histoire du village.
34 Si la résonance individuelle d’une chanson donne lieu à des règles de propriété, il est en de même en ce qui
concerne les références locales nécessaires à la réception du texte. En effet, Away in old Kilcar appartient à
Kilcar, c’est-à-dire que dans aucun autre village adjacent cette chanson n’est chantée ni ne peut l’être.

Une chanson pour un peuple

35 L’emploi d’une toponymie tant locale que nationale répond à l’inscription de l’histoire de la localité dans
une histoire nationale. Cette translation est, là encore,
Fig. 4. Le Tabairne Mic Siolla Cearra, pub de prédilection – mais aussi station service et épicerie –des chanteurs de Kilcar.
Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2009.

36 permise par l’intermédiaire du concept de home. La dimension affective sous-jacente à ce terme se dévoile
au travers de la notion d’exil qui caractérise nombre de chansons irlandaises. Selon Kerby A. Miller (1988),
c’est l’oppression anglaise et l’éveil des mouvements nationalistes du XIXe siècle qui façonnèrent la
représentation de l’émigration irlandaise en exil. Il ajoute que ce sentiment fut utilisé par les mouvements
nationalistes afin de renforcer, en Irlande, d’une part, l’hostilité irlandaise envers le gouvernement
britannique et, d’autre part, le sentiment national. Outre cette dimension politique, l’exil est un sentiment
encore présent aujourd’hui à Kilcar. Le village ne fut en effet pas épargné par les vagues d’émigrations
successives. Si la plus dévastatrice fut celle liée à la Grande Famine (1845-1849), le XXe siècle connut
également de nombreux mouvements de population en raison de la précarité de la situation économique de
la région. Par exemple, le townland de Cara, Kilbeg, passa de 120 habitants en 1901 à 27 en 1992. Les ruines
jonchant le sol le rappellent, tout comme Cara énumérant devant chacune d’elles le nom de la famille qui y
vécut. Au jour d’aujourd’hui, ce sont les plus jeunes qui quittent la paroisse afin de faire des études, tandis
que les plus âgés reviennent de pays souvent lointains (surtout du Canada) en expliquant qu’ils voulaient
mourir là où ils étaient nés, tel que James Maguire l’exprima. L’émigration fait partie de l’histoire du village
et est une expérience partagée par ses habitants qu’ils soient partis ou restés. Away in old Kilcar, à travers
l’expérience d’un homme, dit l’histoire de tous. Comme l’explique Cara, passant du « il » (l’auteur) au
« nous » (le village) : « nous voulions tous partir ». L’éloge est en réalité une élégie qui, au travers du
sentiment de nostalgie lié à la perte, procure le partage d’une expérience collective et d’un sentiment
d’appartenance.
37 L’indétermination du concept de home permet un élargissement du « lieu perdu » qui n’est pas seulement le
village, mais le pays, l’Irlande, comme en témoigne l’expression « Irish exile’s heart ». La notion d’exil
symbolise une « souffrance irlandaise » qui, dans son expression, fait naître un sentiment national, celui
d’être irlandais, par opposition à l’identité anglaise que le Royaume-Uni voulut imposer.
38 Le texte d’Away in old Kilcar,en mettant en mots l’expérience d’un homme, illustre l’histoire locale comme
l’histoire nationale et offre la possibilité d’un temps raconté où les faits ne sont pas simplement énoncés,
mais retransmis au moyen de leur vécu.

La négociation du sens ou la construction sociale de la localité


39 Lorsque Cara entame son chant, il devient, par l’expérience qu’il laisse entendre, un membre du village, du
pays. Il inscrit sa propre histoire dans celles des « autres » et autorise son audience à s’identifier à
l’expérience de James Maguire – qui est en cet instant la sienne – grâce aux références partagées ainsi
sollicitées. Ensemble et pour le temps du chant, ils se remémorent et célèbrent le village, ils partagent leurs
expériences respectives d’un vécu commun.
40 L’évocation, qui est le propre de cette chanson, permet à chacun de la réinterpréter dans le cadre collectif
qu’est le village, de penser sa propre expérience en relation avec celle de Cara, avec celle de James Maguire.
Afin d’illustrer ce processus, nous donnerons l’exemple d’un homme qui pleura à l’écoute du chant de Cara.
Le récit qu’en fit ultérieurement ce dernier met en lien l’interprétation musicale et l’interprétation de
l’homme écoutant.
I remember me at the party that fellow was home from… He was out in the States for maybe for 40 years. He was married to a girl
from Muckross. This girl comes from Muckross. He met her out there. He was back from the States and his wife was there […] So,
there was a big spree over the house […] Next I start to sing. And when I come to the verse “I’d rather still…” No, wait a minute, I sing
it.
“Climbed that Lochnagar
But I’d rather still climbed Muckross hill
Away in old Kilcar”
He gave out, the guy was beside me… he let me finish the song and went out the door, just leave like that… He cried his tears
outside… I couldn’t believe that. Someone went out at the door, went outside to see him… He cried… It was true […] Makes me sad
meself… It was a lovely man […] He couldn’t stop crying. The tears down the face. You know they flew from the States, came back
home on holidays and then back again and the two of them died over there in the States. They died in the States 14 .
41 Cara met en relation, d’une part le vers concernant Muckross et la situation de l’homme qui y rencontra sa
femme, et d’autre part la position de migrant du couple et la douleur liée à l’absence mise en mots dans le
texte. Il explique ainsi comment, en un moment donné, la chanson fit sens pour un homme qui, à son
écoute, fut violemment renvoyé à ses propres émotions. Nous comprenons ainsi que non seulement, comme
nous le disions, l’audience appréhende le chant en relation avec les implications personnelles du chanteur,
mais ce dernier est lui aussi en mesure d’interpréter (de décoder) les émotions qu’il déclenchera chez ses
auditeurs du fait qu’il les connaît. Ce récit nous apprend également que Cara corrèle l’histoire de ce couple
au dernier couplet d’Away in old Kilcar en insistant sur le fait que tous deux sont morts loin de Kilcar.
42 La chanson est ainsi réinterprétée chaque fois que Cara l’interprète, son sens s’actualise à chaque nouvelle
performance selon les personnes présentes. De nouvelles histoires individuelles s’associent au texte dont la
chanson se fera, par la suite, l’évocation. Lorsque Cara livre l’histoire, c’est finalement un ensemble de
noms de personnes qu’il énumère, de personnes mortes loin de Kilcar. La chanson dit alors plus que les
mots qu’elle porte pour un groupe partageant un espace et un temps. En la pratiquant, les villageois
s’approprient leur passé dans le présent et incluent chacun des participants aussi bien que les absents –
qu’ils soient morts ou émigrés – à une communauté de références partagées. Nous rejoignons là l’un des
constats de Richard Bauman à propos de l’art de raconter qui, selon lui, permet de « donner une cohérence
cognitive et émotionnelle aux expériences, de construire et négocier l’identité sociale » (1988 : 113). En
chantant, le groupe construit socialement sa localité en la délimitant géographiquement et en interprétant
son histoire.
43 Chaque chant est alors différent malgré l’exacte répétition du texte en tant qu’il est une « œuvre », telle que
Paul Zumthor la définit : « ce qui est communiqué poétiquement, ici et maintenant […] le terme embrasse la
totalité des facteurs de la performance » (1983 : 81).

Conclusion
44 Au-delà des émotions ressenties individuellement à l’écoute de la musique, nous avons ici souligné la mise
en jeu d’affects relatifs au contexte dans lequel s’inscrit la production musicale. Les conditions et règles
régissant la pratique du chant impliquent en elles-mêmes des liens affectifs entre les participants. Le
silence instauré par l’écoute est le signe d’un partage et d’un respect porté au perfomer qui, en laissant
entendre sa voix, confirme sa participation au groupe. L’usage des old songs répond à ce climat car ce sont
celles qui évoquent le passé tant individuel que collectif des villageois. La chanson Away in old Kilcar,
lorsqu’elle est chantée par Cara, prend corps ; elle révèle des expériences auparavant partagées par le
groupe participant au chant. En l’interprétant, Cara réaffirme son identité ainsi que ses multiples
appartenances face à son audience et permet à cette dernière de se sentir « appartenir ». Les histoires
singulières, s’associant à la chanson, tissent ensemble une histoire collective locale par laquelle le groupe
renégocie chaque fois son identité sociale.
45 Dans le cas qui vient d’être étudié dans cet article, c’est l’acte de chanter d’un homme en particulier, à un
instant donné et face à certaines personnes, qui pare la chanson de la capacité d’être l’objet par lequel des
affects sont générés, exprimés et partagés.

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LORTAT-JACOB Bernard 1998 Chants de passion. Au cœur d’une confrérie de Sardaigne. Collection « La voie esthétique ». Paris : Cerf.
MILLER Kerby A. 1988 [1985] Emigrants and exiles : Ireland and the Irish exodus to North America. New York: Oxford University Press.

SHIELDS Hugh 1993 Narrative singing in Ireland. Lays, ballads, come-all-yes and other songs. Dublin : Irish Academic Press.

ZUMTHOR Paul 1983 Introduction à la poésie orale. Collection « Poétique ». Paris : Seuil.

ANNEXES
Away in old Kilcar  15

My mind is sad and weary Mon esprit est triste et las


This blessed Saint Patrick’s Day En ce jour béni de la Saint Patrick
Dreaming of old Ireland Rêvant de la vieille Irlande
And the loved ones far away Et des êtres chers au loin
I have my bunch of shamrocks J’ai mon bouquet de trèfles
And I cherish them with pride Et je les chéris avec fierté
Chaque prière s’élevait des bords de la rivière
Each prayer grew on the river banks

My good old home beside Mon bon vieux foyer à mes côtés
And as I gaze upon them Et quand je pose mes yeux sur eux
My sad thoughts fly afar Mes tristes pensées s’envolent loin
To that dear old spot in the childhood’s cot Vers ce cher vieil endroit dans le lit de l’enfance

Away in old Kilcar Loin dans le vieux Kilcar


I travelled over England J’ai voyagé en Angleterre
I viewed the cliffs of Wales J’ai contemplé les falaises du Pays-De-Galles

I’ve seen the charming scenery J’ai vu les charmants paysages


Of Scotland’s hills and dales Des collines et des vallées d’Écosse
And sure no doubt they’re beautiful Et sans aucun doute ils sont magnifiques
The works of nature are Les travaux de la nature le sont
But they cannot cheer the longing Mais ils ne peuvent consoler la nostalgie
Of an Irish exile’s heart D’un cœur irlandais exilé
I roamed the Wells of Weary 16 J’ai arpenté les Puits de Lassitude
And climbed that Lochnagar Et gravit ce Lochnagar
But I’d rather still climb Muckross hill Mais j’aurais plutôt dû gravir la colline de Muckross

Away in old Kilcar Loin dans le vieux Kilcar

It was pleasant in the summertime C’était plaisant en été


To climb that same old hill De gravir la même vieille colline
And drink in nature’s beauty Et de boire dans la beauté de la nature
Of its sparkling sun cast rill De son ruisseau étincelant de la lumière du soleil

Kilcar lies in the valley Kilcar repose dans la vallée


With homes of spotless white Avec ses maisons d’une blancheur immaculée

While the peat’s smoke curling to the sky Tandis que la fumée de tourbe virevolte vers le ciel

Ever ‘twas a glorious sight C’était toujours un merveilleux spectacle


When far below the Atlantic waves Lorsque loin en contrebas les vagues de l’Atlantique

Broke noisily on the bar Se brisaient bruyamment sur le front


As it washed the shores En creusant les côtes
Of the wild Tra Loar 17 De la sauvage plage de Tra Loar
Away in old Kilcar Loin dans le vieux Kilcar

It was cheery too in winter time C’était gai aussi au temps de l’hiver
When the ground was white with snow Quand le sol était blanc de neige
To stroll into Maguire’s forge 18 De flâner dans la forge de Maguire
And hear the bellows blow Et d’entendre les coups de soufflet
To see that mighty blacksmith De voir ce puissant forgeron
Bring down his blows of steel Abattre ses coups d’acier
Conscientious with each sturdy stroke Consciencieux avec chaque solide frappe
That made that anvil peal Qui faisait que cette enclume grondait
That anvil now is rusty Cette enclume est maintenant rouillée
Its notes long silent are Ses notes sont depuis longtemps silencieuses

While the smith asleep Pendant que le forgeron s’endort


His loved ones weep Ses proches pleurent
Away in old Kilcar Loin dans ce vieux Kilcar

I see again that old school house Je vois encore cette vieille école
And boyhood happy days Et les jours heureux de l’enfance
And the hawthorn tree that sheltered me Et l’aubépine qui m’abritait
When I had learnt to play Quand j’appris à jouer
I see the big clock on the wall Je vois la grande horloge sur le mur
Above the master’s chair Au-dessus de la chaise du maître
And the little bell with the silver tongue Et la petite cloche avec le battant d’argent
That proclaimed the hour of prayer Annonçant l’heure de la prière
I see the master’s guiding face Je vois le visage directif du maître
Shines like a guiding star Brillant comme l’étoile du berger
As he strode to steer my course aright Lorsqu’il marchait à grand pas pour m’indiquer le chemin

Away in old Kilcar Loin dans ce vieux Kilcar


How many years have passed and gone Combien d’années ont passé et s’en sont allées

Since last I’ve seen that spot Depuis la dernière fois que j’ai vu cet endroit

I plodded on from day to day J’ai travaillé dur au jour le jour


New friends and climes I sought / De nouveaux amis et climats j’ai cherché
But the good old days of childhood Mais les bons vieux jours de l’enfance
I’ll never see again Je ne reverrai jamais
I close my weary eyelids Je ferme mes paupières fatiguées
And dream of them in pain Et rêve d’eux en peine
And when I die I hope to lie Et quand je mourrai j’espère reposer
Where not my bones shall mar Là où mes os ne se gâteront pas
‘Neath that long thick grass Sous cette haute herbe épaisse
In that lone graveyard Dans ce cimetière solitaire
Away in old Kilcar Loin dans ce vieux Kilcar

NOTES
1. Le village de Kilcar compte mille quatre cents habitants. La pêche et l’élevage constituent les principales activités économiques. Excentré des
principaux pôles économiques, le village fut longtemps isolé comme en témoigne l’arrivée tardive de l’eau courante et de l’électricité dans les
années 1950. Aujourd’hui, Kilcar est relié au reste du territoire irlandais par des axes routiers et connaît une forte croissance du secteur du
tourisme.
2. Une loi met les pubs dans l’obligation de fermer à 23 h 30. Mais bien souvent, les tenanciers « simulent » une fermeture et autorisent les
clients présents à rester à l’intérieur du pub.
3. Expression d’origine anglaise (« crack ») apparue dans les années 1950 et « gaélicisée » en « craic » dans les années 1970.
4. Communément regroupées, par les travaux universitaires, sous la notion anglophone d’etiquette (Falc’her-Poyroux 1995 : 58 ; Carson 1999 :
55).
5. Le terme « old » utilisé dans la désignation des chansons inspira de nombreux titres d’ouvrages de collecteurs du XIXe siècle qui le
traduisirent par « ancient » afin de mettre en valeur les origines lointaines de la musique recueillie : Georges Petrie choisit en 1855 le titre de The
Petrie Collection of Ancient Music of Ireland et P.W. Joyce, en 1873, celui de Ancient Irish Music.
6. La figure du rêve est récurrente dans les chansons irlandaises, il s’agit d’un héritage d’une forme poétique, nommée aisling et née à la fin du
XVIIe siècle (Shields 1993 : 7).
7. « James Maguire avait pour habitude d’y passer beaucoup de temps. Les gens buvaient des coups à la forge. Le craic était dans la forge. Les
gens venaient pour boire un verre, tu sais, raconter des histoires, faire des récits […] Je me souviens de cette forge. Ces hommes me manquent »
(ma traduction).
8. Kilcar se compose de localités (townlands) dépendant administrativement de Kilcar, dont Muckross fait partie.
9. « Il était triste. Il aurait aimé revenir à Kilcar. Il aurait aimé être chez lui, de retour chez lui. C’était là qu’il voulait être enterré. Il voulait
mourir à l’endroit où il était né. » (ma traduction)
10. Cette expression peut être comprise, au vu de son utilisation, comme accorder trop d’importance au rythme musical et/ou à la mélodie au
détriment des mots.
11. Pronoms personnels et adjectifs possessif, « this » et « that », « now » et « this blessed Saint Patrick’s day », etc. sont indéterminés et se
déterminent dans le contexte d’énonciation.
12. Lors d’un tour de chant l’année suivant celle de la mort du frère de Cara, l’un des hommes participant au tour de chant me parla
spontanément de ce dernier après avoir écouté le chant de Cara. Ce fut la seule fois que le sujet fut abordé en performance. Ma position
d’étrangère entraîna ce commentaire.
13. Le terme de « paroisse » englobe dans le langage courant l’ensemble des townlands rattachés à Kilcar.
14. « Je me souviens d’une fête où cet homme était de retour de… Il était aux États-Unis peut-être depuis quarante ans. Il était marié à une fille
de Muckross. Il l’avait connue là-bas. Il était de retour des États-Unis et sa femme était là […] Donc, il y eut une grande fête à la maison […]
Après, j’ai débuté mon chant. Et quand j’en suis arrivé au vers ‹ J’aurais plutôt dû… › Non, attend une minute je la chante : ‘‘Gravi Lochnagar / 
Mais j’aurais plutôt dû gravir la colline de Muckross / Loin dans le vieux Kilcar’’. Il émit un son, l’homme était à mes côtés… Il me laissa finir la
chanson et sortit. Il est juste parti comme ça…Il pleurait de toutes ses larmes… Je ne pouvais pas le croire. Quelqu’un sortit, alla dehors pour le
voir… Il pleurait… C’était vrai […]Ca me rend triste… C’était un homme bien […] Il ne pouvait pas s’arrêter de pleurer. Les larmes le long de son
visage. Tu sais, ils venaient des États-Unis, ils revenaient à la maison pour les vacances et après y sont retournés et tous les deux moururent là-
bas aux États-Unis. Ils sont morts aux États-Unis » (ma traduction).
15. Le texte de la chanson a été retranscrit et traduit par moi-même.
16. L’expression « Wells of Weary » (« Puits de Lassitude ») désigne des sources se situant dans un parc de la ville d’Édimbourg.
17. Tra Loar est le nom employé par les habitants de Kilcar afin de nommer l’une des plages de la paroisse. « Tra », en irlandais, signifie
« plage ».
18. Bien que le forgeron portât le nom de Maguire, il n’entretenait aucun lien de parenté avec le poète James Maguire.

RÉSUMÉS
Cet article se propose d’étudier le lien unissant musique et émotions à la lumière des enjeux sociaux que la production musicale implique pour
un groupe d’individus donné. Le terrain constituant la base de cette réflexion se compose d’un village irlandais du Donegal où le chant est une
pratique régulière. Cette dernière se distingue des autres formes musicales observées de par ses modalités tant d’écoute que de production. Et
c’est précisément au cœur de cette pratique que les chansons deviennent l’objet d’une émotion partagée. Il s’agit, à partir de données
ethnographiques, de comprendre de quelles manières le contexte de production d’une chanson la rend signifiante pour un groupe.

AUTEUR
CHARLOTTE POULET

Actuellement doctorante en anthropologie sociale et culturelle à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris). Ses recherches se
concentrent sur la pratique du chant en Irlande et sont dirigées par Jean Jamin au sein du laboratoire d’anthropologie et d’histoire de
l’institution de la culture (LAHIC).
Plaisir partagé et frissons individuels. Chanter et
écouter les chants ganga (Croatie / Bosnie-
Herzégovine)
Anne-Florence Borneuf

NOTE DE L'AUTEUR
À la mémoire de Mira
1 À la simple question « les chants ganga sont-ils tristes ou gais ? », les réponses des chanteurs, auditeurs ou
amateurs locaux varient énormément 1 . Certains disent qu’ils ne sont ni l’un, ni l’autre, qu’ils n’induisent
aucune émotion 2 ; d’autres répondent que la ganga « c’est de la veselje » (terme que l’on traduira
momentanément par « joie » ou « plaisir ») ; d’autres encore rétorquent : « les deux ! et même autre chose !
ça dépend de ce que disent les paroles… ».
2 Si les points de vue sont si variés et variables, est-ce parce que les réponses émotionnelles sont très
individualisées ? Parce que les interlocuteurs ne considèrent pas la ganga sous le même angle ? Les réponses
dépendent-elles du profil de l’auditeur (auditeur occasionnel, simple amateur, grand connaisseur,
chanteur…) ? De son état de réceptivité, de ses attentes, du contexte, de l’interprétation des chanteurs, des
caractéristiques musicales intrinsèques de la ganga, ou d’autres facteurs encore ?
3 Il s’agit ici de donner des réponses à ces questions en se concentrant sur une des situations les plus
courantes de l’écoute de la ganga à l’heure actuelle, celle du dernek (fête de village) où les amateurs se
retrouvent dans quelques cafés.
4 Certains d’entre eux considèrent ce que la ganga exprime alors que d’autres se réfèrent à ce qu’ils
perçoivent ; quelques-uns prennent le terme « ganga » au sens large quand d’autres le réduisent aux paroles
et d’autres encore pensent aux principales situations pendant lesquelles elle est chantée. D’emblée, la
réponse émotionnelle provoquée par la ganga est brouillée par l’identification de l’objet qui est censé la
produire. De fait, le terme ganga (pluriel : gange) renvoie à plusieurs objets différents. Selon le contexte, il
désigne :
5 (1) au sens large, des chants ruraux caractéristiques  3 situés sur un territoire à cheval entre la Croatie
(région de la Zagora, arrière-pays dalmate) et la Bosnie-Herzégovine (notamment l’Herzégovine occidentale
et la Bosnie centrale). Le terme « ganga » est alors un terme générique, contrairement au sens qu’il prendra
dans le cas (2). Ces chants polyphoniques sont caractérisés par un ambitus très étroit (de l’ordre de la
quarte, parfois une tierce majeure ou moins) et des intervalles non tempérés inférieurs au ton. Bien que
très brefs (trente à quarante secondes environ), ces chants se divisent en trois sections (Fig. 1) :
Fig. 1. Sonagramme d’une ganga standard, chantée ici par des femmes.
Les trois sections sont numérotées. Dans cet exemple, on distingue bien l’ornementation des attaques avec les grands traits verticaux
(section 2) et la conclusion orientée vers l’aigu (section 3).

une première section chantée par un chanteur seul (il prend le nom de pjevač, littéralement : « chanteur », il est de fait le seul à prononcer
les paroles) ;
une deuxième section où deux, trois ou quatre partenaires chantant à l’unisson et nommés gangaši (singulier : gangaš. « Ceux qui font la
ganga » ou, néologisme qui sera adopté dans la suite du texte, « gangueurs ») viennent greffer leur voix au-dessus de celle du « chanteur »
pour former une texture composée majoritairement de « secondes » de diverses natures  4 . Les notes font généralement l’objet d’une
attaque ornementée par l’un des « gangueurs » (voir Petrović 1977 ou 1991) ;
une section conclusive à l’unisson : une grande descente en glissando ou bien, au contraire, une sorte de cri bref mais appuyé, poussé vers
l’aigu  5 .

6 (2) chacun des différents chants appartenant au grand groupe ganga décrit en (1). Ils sont alors identifiables
par un patron mélodico-harmonique propre et portent parfois un nom qui peut correspondre au village
d’origine, à un chanteur, à un incipit, etc. ;
7 (3) les deux vers de décasyllabes qui sont chantés sur ces chants et qui sont interchangeables  6 . Dans cette
acception, seule la composante textuelle est prise en compte ; l’aspect musical est totalement évacué.
8 Par conséquent, considérer les relations entre ganga et émotion telles que les apprécient les habitants n’a
de réelle pertinence que si ces différents angles sont explorés. Actuellement, considérer le cas (3) est
pratiquement inopérant en termes d’émotion car il renvoie à une écoute et à une perception de la ganga
désormais révolues : « Maintenant, il n’y a plus d’émotion, plus personne ne t’offense par le chant.
Maintenant, la ganga ça n’est plus que de la veselje de fête de village. Plus personne n’écoute le message de
ton chant, tu as appris les textes ». Autrement dit, les paroles ne sont plus improvisées en fonction du
destinataire de la ganga. Les témoins de cette époque (il y a encore trente ou quarante ans) rapportent que
les paroles véhiculaient effectivement des émotions et qu’elles opéraient quelle que fût la qualité des
chanteurs. Il s’agissait d’exprimer toutes sortes d’affects (tristesse, joie, dégoût, dédain, fierté, mélancolie,
rancune…) à travers le chant qui était entonné et entendu quotidiennement durant les activités collectives.
Musicaliser ce type de parole était en quelque sorte une façon d’énoncer cette dernière publiquement en lui
donnant un poids particulier. Cela était perçu par tous les auditeurs, mais n’affectait que celui qui était la
cible des paroles ou qui était directement concerné par leur contenu. Désormais, le texte ne fait plus
vraiment l’objet de l’attention de l’auditoire  7 ; au niveau de l’émotion, il est pratiquement devenu
inopérant dans les fêtes et rassemblements où l’on chante. Les paroles de ganga sont désormais rarement
improvisées, mais puisées dans un fonds commun. Sauf exception, le pur contenu poétique sera donc laissé
de côté dans les pages qui suivent.
Ganga et veselje : fabriquer et partager sa propre émotion
9 Chanter la ganga en compagnie n’est pas une banale activité de divertissement, ni même une façon de
donner à entendre sa voix à un auditoire. Il s’agit d’une façon de se sentir bien, ensemble, entre
compagnons.
10 Lorsque quelques chanteurs se retrouvent au sein d’une bonne compagnie (ekipa) au café ou à la maison, la
convivialité s’installe rapidement, par le partage joyeux d’alcool mais aussi par l’adoption progressive d’un
ton de conversation modéré : les conditions sont alors réunies pour que s’instaure un sentiment que les
protagonistes nomment veselje. Si le sens courant de veselje est celui de « plaisir », « réjouissance » ou
« joie », la réalité qu’il désigne dans la situation de compagnie est plus subtile. Pour percevoir cette
émotion, les protagonistes doivent se trouver dans une certaine disposition d’esprit, un état de réceptivité
et de disponibilité affectives qui permet de créer un environnement particulier, une « atmosphère
débarassée des problèmes quotidiens : tu es avec tes amis, tu bois, tu chantes, tu manges, c’est un plaisir, un
plaisir populaire… » précisent-ils. La veselje ne s’éprouve que si elle est partagée. Le chant finit alors
généralement par se manifester : sans crier gare, interrompant même parfois une conversation, un
chanteur « lève » (dignuti) spontanément une ganga.
11 Les premières gange n’émergent que lorsque les conditions sont favorables, c’est-à-dire lorsque la veselje est
en phase d’installation et en passe de canaliser les membres de la compagnie dans une attitude ouverte aux
affects. Ces gange initiales peuvent être tentées en guise de test, le résultat sonore traduira immédiatement
l’état de réceptivité et de disponibilité des uns et des autres ; elles peuvent aussi être une façon de
« réveiller » les partenaires et d’accélérer leur implication et leur totale disponibilité. En effet, la ganga est
un chant très exigeant qui ne tolère pas le demi-engagement ; les chanteurs doivent s’y investir totalement,
avec tout leur corps, notamment pour lui imprimer son caractère très dense et intense. Cela se révèle
particulièrement dans la deuxième section du chant, caractérisée par cette texture – dure et dissonante
pour un auditeur étranger, mais très appréciée sur place – qui constitue l’essence 8 de la ganga. L’intensité
du chant prend source dans les battements continus des « secondes » (3/4 de ton environ, entre 120 et 180
cents selon les groupes) ; mais elle ne serait rien sans son renforcement par un son très soutenu, jamais
interrompu 9 , doublé généralement d’un fort volume, le tout servi par un très riche spectre sonore des
voix. L’effort physique nécessaire demande une certaine fulgurance pour être
Fig. 2. Mouvements des partenaires afin de faire converger les voix vers un foyer

Photo Anne-Florence Borneuf, 2008.

12 immédiatement efficace et le maintien de l’intensité qui donne corps à la ganga réclame un fort soutien.
Sans cela, les secondes caractéristiques ne pourraient pas sonner de façon satisfaisante, la ganga ne pourrait
être réussie.
13 À partir du moment où la veselje est installée, la disponibilité affective entre chanteurs est présente et
active : les gange trouvent naturellement leur place, elles gagnent en qualité et acquièrent très rapidement
une nouvelle dimension. Elles ne sont plus seulement confirmation ou concrétisation de la veselje, mais
deviennent à leur tour moteur d’affects, de plaisir, notamment entre chanteurs : ce sont elles qui font
vibrer leurs corps et ravissent leurs âmes (duša). Les partenaires sont le plus souvent disposés debout en
cercle ou assis de chaque côté d’une table. S’éloignant et se rapprochant du centre du cercle ou d’un
partenaire (Fig. 2), s’adaptant parfois aussi à la stature des plus petits, ils cherchent à former et à sentir un
foyer (fokus) où convergent les voix afin d’y affiner les battements acoustiques recherchés : lorsque les
« gangueurs » forment entre eux un unisson parfait 10 et que la note du « chanteur » bat contre lui de
façon satisfaisante, les oreilles des partenaires sont ravies et leurs corps ébranlés par le régime de
vibrations qui en résulte. La perception de la « justesse » de la ganga passe d’ailleurs autant par l’oreille que
par le corps qui mémorise ces vibrations. Néanmoins, les chanteurs n’entrent pas en contact physique, ils
sculptent un objet sonore, ensemble, et c’est cette ganga qui, lorsqu’elle est réussie, unit les corps dans les
mêmes vibrations. Quant aux postures et attitudes, elles varient d’un chanteur à l’autre : l’un fermera les
yeux, un autre les portera au loin ou bien fixera la table ou un partenaire. Dans tous les cas, il s’agit de
s’extraire de tout superflu pour se concentrer totalement dans la construction commune de l’objet sonore.
Mais, généralement, la satisfaction ne s’exprime pas directement. Rares sont les sourires, par exemple.
Après une ganga, les chanteurs baissent pudiquement la tête, détournent le regard vers un point neutre ou,
plus souvent, avalent une gorgée de vin, comme si chacun conservait pour soi-même ce plaisir dont il sait
pourtant qu’il est partagé. Parfois ils se livrent à un commentaire laconique.
14 À son tour, cette entrée en résonance des corps se prolonge dans des sentiments relevant du champ social
et des relations affectives dans le sens où chaque protagoniste perçoit parfaitement qu’elle est également
ressentie par ses partenaires comme s’ils formaient un seul corps. En représentant trois têtes de chanteurs
partageant un corps unique, le trophée d’un concours de ganga 11 ne pouvait être plus explicite à cet
égard. On y lit directement la communion émotionnelle qui se joue dans la pratique du chant. D’autres
sensations de communion émotionnelle – et aussi intellectuelle – entrent également dans la pratique de la
ganga mais ne seront pas développées ici. C’est le cas par exemple de la satisfaction qu’il y a à réaliser un
débit rythmique qui, bien qu’irrégulier, reste synchrone entre partenaires.
15 Chanter la ganga auprès de ses compagnons se trouve ainsi à la source d’une émotion partagée, induite par
une perception à la fois physique et sociale, dont les chanteurs aiment à refaire continuellement
l’expérience. C’est toute cette richesse qu’ils tentent d’exprimer lorsqu’ils affirment : « notre chant est
comme ça, plein de plaisir, de joie (veselje) ». Autrement dit, il se passe réellement « quelque chose »
lorsqu’une ganga est chantée. Tout au long de la séance, la succession de gange entretient le sentiment de
veselje et, supplantant peu à peu les conversations, la ganga devient l’activité centrale en nourrissant les
affects de toute la compagnie. Et si, pour une raison quelconque, un chanteur indésirable vient prêter sa
voix au groupe, provoquant inévitablement un déséquilibre à la fois sonore et affectif, deux attitudes sont
possibles : au nom de la veselje, on le laissera s’exprimer, bien que sans trop de conviction, ou bien encore, le
troublion sera fermement rejeté… Il est arrivé qu’un chanteur ainsi traité interrompe immédiatement la
ganga en jetant de colère son verre à terre.
16 C’est donc une prédisposition affective qui enclenche la ganga, mais, par la suite, c’est le chant qui
maintient la veselje au sein du groupe. Autrement dit, la ganga aurait une double faculté : confirmer certains
affects en les matérialisant dans un objet sonore et les nourrir tout au long de la séance.
17 Pour toutes les raisons évoquées plus haut, chanteurs (producteurs du son, au cœur de l’objet sonore et en
harmonie entre eux) et auditeurs (éloignés du foyer de rencontre des voix et physiquement passifs)
perçoivent la ganga de façon très différente. Il est vrai que les amateurs de ganga chantent d’abord pour
eux-mêmes ; ils fabriquent une émotion entre eux et pour eux  12 , se souciant peu de potentiels auditeurs.
Les émotions induites par la ganga diffèrent donc et se manifestent autrement selon que l’on est producteur
ou récepteur du son : on va le voir.

Écouter la ganga
18 Certes, les chanteurs ne chantent pas pour un public. Néanmoins, nombreux sont les auditeurs qui,
attentifs, prennent plaisir à écouter la ganga. C’est le cas notamment à l’occasion du dernek – la fête du saint
Patron du village ou du bourg – ou encore pour les grandes fêtes comme celle du 15 août. En ces occasions,
des équipes de chanteurs  13 parcourent plusieurs dizaines de kilomètres pour le seul plaisir de se
retrouver et de chanter dans les cafés ou les auberges fréquentées par les amateurs de ganga.
L’accumulation d’équipes de différentes provenances est source d’un véritable plaisir pour le public. Ainsi
un amateur, qui ne manque jamais une grande fête, disait à propos de l’une d’entre elles : « c’était
magnifique ! Cela faisait vingt ans qu’on n’avait plus vu autant d’équipes ensemble ». Dans ces situations,
les différents groupes présents alternent leurs gange qui s’enchaînent, s’entrelacent parfois, en un tissu
dont la densité varie au cours de la soirée. Les chanteurs se retrouvent donc eux aussi, mais par
intermittence, en position d’auditeurs en attendant leur tour. Le public est bien plus nombreux ici que dans
les rencontres improvisées dans les cafés et il a, par ailleurs, une perception de la ganga bien souvent
différente de celle des chanteurs. Il ressent d’autres émotions – beaucoup plus fugaces, passagères, et,
surtout, beaucoup plus individuelles – qui viennent se greffer sur la veselje générale.
19 Il ne s’agit pas de dresser ici un inventaire complet des affects qui peuvent surgir au cours d’une telle
soirée, mais plutôt de mettre en évidence, d’une part, les facteurs qui favorisent leur émergence et, d’autre
part, les façons dont ils se manifestent.
20 Lorsque de nombreuses compagnies de chanteurs ont convergé vers une fête (dernek), les chants alternent
entre les différentes équipes, chacune attendant que la précédente ait fini sa ganga avant d’entonner la
sienne. Dans certains cas, les groupes doivent attendre plusieurs minutes avant de pouvoir insérer leur
ganga dans la trame sonore dense et serrée qui se tisse ainsi. « To je dernek ! » (« ça c’est un dernek ! »)
s’exclamait un chanteur qui, entre enchantement et résignation, attendait (im)patiemment « son tour »
pour chanter. Lorsque l’attente devient trop longue, il arrive qu’un groupe empiète sur la ganga de l’équipe
précédente ou y superpose la sienne. À ce rythme, l’espace du café (ou de sa terrasse) et le temps sont
rapidement saturés par les dissonances multiples et la forte énergie sonore caractéristiques du chant.
Combinée à la consommation d’alcool, cette accumulation très sonore pourrait bien favoriser une
réceptivité émotionnelle particulière des auditeurs et des chanteurs immergés dans le son 14 .
21 Mais dans cette succession de gange qui, du fait de leur brièveté, donnent l’impression de fuser
continuellement des quatre coins de l’espace, le public est également sensible à la relation qu’elles tissent
entre elles, à la façon dont les enchaînements sont opérés par les chanteurs, alternant enchaînements
« lisses » – attendus – et ruptures – surprises – dans l’audition. Autrement dit, le public perçoit la façon
dont se construit une forme sonore étendue sur la totalité de la soirée. Cette « grande forme » est insufflée
par les chanteurs qui, lorsqu’ils maîtrisent un corpus de gange suffisamment vaste, manient aussi l’art de les
combiner entre elles tout en veillant à ménager les corps et les gorges pour tenir plusieurs heures. C’est
ainsi qu’au cours d’une soirée, chaque groupe alterne deux ou trois gange différentes assez faciles qui ne
demandent pas d’efforts trop importants ; mais, de temps à autre, le « chanteur » sort de ce corpus étroit et
se lance (parfois à la demande de ses collègues) dans une ganga inattendue qui vient surprendre et affecter
partenaires et auditeurs tout en impulsant une dynamique à la succession des chants et donc à la soirée. Le
caractère inattendu est dû au choix de la ganga (une ganga rarement chantée, un chant proche de la ganga
sans en être un à proprement parler 15 , par exemple), ou encore à sa structure surprenante (avec une
première section où se répondent deux « chanteurs » ; sans l’habituelle section 1, mais avec une attaque
brusque par tous les chanteurs directement sur la deuxième ; avec l’irruption brutale d’un silence au beau
milieu de la ganga ou une durée démesurée de la deuxième section, ou encore des ornements inhabituels,
etc.). Entonner de telles gange constitue pour le « chanteur » une façon de prendre des risques (assez
mesurés) où il entraîne ses partenaires mais permet aussi de renouveler leur implication tout en leur
procurant un plaisir encore inédit qui, par ricochet, affecte à son tour les auditeurs. Plus que les autres, ces
gange suscitent les commentaires du public, et certaines sont d’ailleurs parfois qualifiées « de compétition »
ou « d’émulation » (za takmičenje). Tout en cassant le rythme de la soirée, elles ont donc aussi pour but à
peine voilé d’inciter les autres équipes à s’engager dans une joute. Plus rarement, le texte du chant peut
aussi concourir à l’élaboration de la « grande forme », par exemple : enchaînement sur la même thématique
ou, au contraire, rupture franche avec la ganga précédente ; choix d’un même texte ou d’une variante de
celui-ci, mais sur un autre motif mélodique de ganga, agencement du texte en commençant par le second
hémistiche.
22 Le dernier aspect qui sera abordé ici concerne l’appréciation et la réponse émotionnelle au style des
chanteurs. Cette sensibilité à l’interprétation des gange est beaucoup plus individuelle et individualisée que
dans les situations précédentes, et c’est celle-ci qui est exprimée, et parfois partagée, de la façon la plus
ostensible par le public. Les canaux de ces réactions et expressions émotionnelles sont diversifiés et se
combinent parfois entre eux en sollicitant :
la parole, qui dit spontanément les émotions perçues avec des commentaires tels que : « je pleure quand je les entends » ou encore,
prononcé à propos d’une « chanteuse » tout en se frottant le bras pour atténuer la chair de poule : « elle chante suavement » (« Ona milo
piva ») ;
des mouvements ou postures : ceux de la tête ou de la main, parfois incontrôlés, emportés par les balancements imprimés par le chant ; ou
encore des flexions des jambes qui se transmettent directement, comme en miroir, du corps du chanteur à celui de certains auditeurs. Mais
c’est aussi l’immobilité qui peut simplement saisir l’auditeur jusqu’à la fin de la ganga, lui interdisant momentanément toute activité
normale pendant une de ces soirées, comme parler, boire ou fumer.
23 des réactions physiques ou physiologiques : la chair de poule a déjà été évoquée et l’on rencontre aussi les
frissons, plus rarement les larmes, mais cela peut aussi être le sourire, notamment en réaction au texte 16 .
Très souvent aussi, le tronc de certains auditeurs se tend entièrement pour ne se relâcher que dans la
section finale de la ganga, reproduisant ainsi précisément la succession tension-détente du corps des
chanteurs. La respiration est également sujette à modifications : apnée (qui peut aussi se traduire, pour les
fumeurs, par l’aspiration de très longues bouffées) ou, au contraire, respiration écourtée et haletante ; dans
les deux cas, cette modification a lieu exclusivement dans la deuxième section de la ganga, celle où
interviennent les « gangueurs ».
24 Il est évident que les réponses émotionnelles ne se limitent pas à celles qui viennent d’être décrites ; mais
ces dernières révèlent toutes un monde de sensibilité des auditeurs à l’égard de l’interprétation des gange
plus qu’à la ganga en général. Que ce soit le grain, les subtiles inflexions ou bien la robustesse d’une voix de
« chanteur », une technique de « gangueur », la souplesse ou au contraire la rudesse imprimée à une ganga,
l’excellence d’un unisson entre « gangueurs » ou une ornementation d’attaque particulièrement virtuose,
de nombreux éléments du chant touchent en effet l’auditoire. Ceci est d’ailleurs parfois confirmé par des
appréciations prononcées à la fin du chant : « ne valja ! » (« ça ne vaut rien ! »), « jedan ! » (« un 17 ! ») ou,
au contraire, « prva liga ! » (« ligue 1 ! »), « pet ! » (« cinq ! »), « svaka čast ! » (« félicitations ! ») ; les
applaudissements sont rares et marquent en outre le respect à l’égard d’un ou plusieurs chanteurs. Si ces
manifestations sont une réponse à la musique, ou plus précisément à ce qu’en font les chanteurs, et
révèlent l’appréciation que l’on en a, il semble que certaines sont également une manière d’entrer sans
chanter dans le cercle de la veselje, dans le partage social des émotions. C’est une piste qui reste à explorer.
25 Qu’elle concerne le style du chant ou la perception de la « grande forme », l’émotion est déclenchée par un
objet sonore – maîtrisé ou modelé par les chanteurs – mais aussi par l’appréciation que l’on a de cet objet.
Autrement dit, pour les auditeurs, ce ne sont plus les aspects physiques ou sociaux (plus spécifiquement
éprouvés par les chanteurs) qui induisent l’émotion, mais bien ce que les chanteurs font de cette matière
sonore et la façon dont elle est perçue. Il s’agit cette fois d’émotions fugaces, éphémères, qui durent le
temps d’une ganga, et surtout ce sont des émotions individuelles qui se distinguent des affects plus installés,
durables et partagés que les chanteurs développent de leur côté lorsqu’ils chantent.

« La ganga c’est nous ! »


26 Dans plusieurs publications, Ankica Petrović précise que la ganga « éveille de forts sentiments d’identité
régionale » (1977 : 331) ou encore qu’elle « suscite un profond sentiment émotionnel chez les chanteurs et
leurs auditeurs, si ces derniers sont du même territoire et du même environnement social » (1983 : 52).
À travers la spécificité sonore que tous lui reconnaissent, la ganga est intimement liée à leur territoire, celui
où ils sont nés ; les paroles renforcent parfois ce sentiment, comme celles qui suivent, bien connues et très
volontiers entonnées au cours d’une séance :
Gango moja volijo te ne bi Ma ganga ! je ne t’apprécierais pas

Da se nisan rodijo u tebi Si je n’étais né en toi [sur ton territoire]

27 La région est ainsi caractérisée et délimitée par un objet sonore que l’on n’hésite pas à personnifier. Cela va
jusqu’à pouvoir dire : « la ganga c’est nous ! » (« ganga, to smo mi ! »). Parler de ganga ou la chanter, c’est
parler de soi, d’un soi collectif et régional, se célébrer. C’est le sentiment régional qui résonne dans la ganga
et c’est aussi parce qu’elle s’identifie à elle que la population y est sensible 18 .
28 Dans le cadre de la perception émotionnelle se dévoile ainsi une nouvelle facette de la ganga : elle induit un
sentiment qui n’a pas besoin du contexte de la fête pour se manifester, mais qui est néanmoins partagé par
tous – chanteurs ou auditeurs – indifféremment. Il s’agit d’un sentiment de fond ou « d’arrière plan »
durable, en veille constante, qui, même s’il ne se manifeste pas de façon particulièrement spectaculaire,
habite néanmoins une grande partie de la population de la région et qui, de plus, ne nécessite pas
obligatoirement de matérialisation sonore : la simple évocation de la ganga, au cours d’une conversation par
exemple, suffit à animer cette émotion latente. Lors de mes premiers voyages dans la région, j’avais
d’ailleurs été marquée par la réaction des personnes à qui je m’adressais au hasard : il me suffisait de
prononcer le mot « ganga » pour voir immédiatement leur visage ou leurs yeux s’animer d’une lumière
particulière, résultat d’une émotion évidente qui n’était pas de la surprise.
29 Que ce soit par le biais de la pensée, au cours d’une conversation ou sous sa forme sonore, la ganga aurait
ainsi la faculté de déclencher des émotions diverses. Serait-ce parce que ces émotions sont associées en
mémoire avec les situations où intervient la ganga ? Cela permettrait d’expliquer pourquoi une ganga –
même mauvaise – peut induire une émotion auprès de certains.

Un faisceau d’affects
30 À l’occasion d’une fête de village, une séance de ganga mobilise des affects de toutes sortes : sur le sentiment
de fond qui vient d’être évoqué, commun à tous mais peu visible, se greffent des émotions ressenties et
exprimées diversement selon que l’on est chanteur ou auditeur. Si elles sont le plus souvent partagées entre
chanteurs d’une même compagnie, elles ne le sont pas toujours entre auditeurs. Par ailleurs, les affects
évoluent au cours d’une séance : induits par un comportement social, ils sont confirmés sous une forme
acoustique (en passant de la veselje à la ganga) qui devient à son tour productrice d’affects de natures
diverses selon les individus.
31 Toutes ces manifestations répondent à diverses sollicitations de la ganga. On a ainsi affaire à un faisceau
d’affects qui réagissent bien sûr à la musique en tant que telle, que ce soit au style des chanteurs, aux
caractéristiques acoustiques, à l’élaboration de la « grande forme » ou à sa perception. Mais ces affects sont
également stimulés par des aspects non typiquement sonores et pourtant très intimement liés à la ganga : le
contexte de veselje, le sentiment régional qui lui est profondément associé, et probablement la mémoire des
situations associées à la ganga et que la simple évocation du chant suffit à réveiller.
32 L’on pressent dès lors que c’est précisément dans cette complexité gouvernée par une dynamique des
affects que se joue la réussite d’une séance.

BIBLIOGRAPHIE
PETROVIĆ Ankica 1977 Ganga, A Form of traditional Rural Singing in Yugoslavia, PhD non publié, Belfast : The Queen’s University.

PETROVIĆ Ankica 1983 « Muzička forma ganga – simbol tradicionalnog kulturnog zajedništva » [la forme musicale ganga – symbole d’une
coopération culturelle traditionnelle]. Slovo Gorčina 11 : 50-53.

PETROVIĆ Ankica 1991 « Les techniques du chant villageois dans les Alpes dinariques (Yougoslavie) ». Cahiers de musiques traditionnelles 4 : 103-
115.
PETROVIĆ Ankica 1995 « Perceptions of ganga ». The world of music 37(2) : 60-71.

PETROVIĆ Ankica 2007 « Islamic Echoes in Bosnia and Hercegovina : Tradition and Modernity », Congrès des Musiques dans le monde de l’islam,
Assilah, 8-13 août 2007. <http://www.mcm.asso.fr/site02/music-w-islam/articles/Petrovic-2007.pdf>. Consulté le 22/04/2009.
UJEVIĆ Petar 1996 Lovrećka ganga [la ganga de Lovreć]. Lovreć : Osnovna škola S. S. Kranjčevića ; Zagreb : Biakova.

Sitographie
<http://ganga.hr>
Ce site, régulièrement alimenté par Tomislav Matković, rassemble de nombreux textes sur la ganga et permet d’écouter et de télécharger
plusieurs centaines de gange que le webmestre (et animateur de radio locale) collecte patiemment. Inconvénient majeur, ce site est
intégralement en langue croate. Néanmoins, il est facile d’accéder à la section des enregistrements. Pour cela : cliquer sur la petite carte située
sur la gauche de la page d’accueil. Lorsque la carte s’ouvre, choisir une région colorée. Les gange sont alors présentées par villages.

NOTES
1. Le présent travail a été rendu possible grâce au soutien du Centre de Recherche en Ethnomusicologie CREM – UMR 7186 LESC du CNRS.
2. Pour écouter des gange, se reporter à la sitographie.
3. Les détracteurs de la ganga qualifient volontiers cette dernière de « cri sauvage » ou « primitif ».
4. Il s’agit d’intervalles de l’ordre du ¾ de ton, plus précisément : entre 120 et 180 cents selon les groupes de chanteurs.
5. La descente en glissando est généralement caractéristique des gange masculines alors que le cri aigu est plus courant chez les femmes, mais il
ne s’agit pas d’une règle absolue.
6. Tout distique organisé en 4 + 6 syllabes peut être chanté sur n’importe quelle ganga.
7. Les textes de ganga font néanmoins toujours l’objet de publications dans des recueils. Ils ont également leur place sur des sites internet où
tout un chacun peut en « poster ».
8. C’est pourquoi les chanteurs qui entrent dans cette section prennent le nom de gangaši : « ceux qui font la ganga » (ou « gangueurs »).
9. Une ganga se développe sur une unique unité de souffle des « gangueurs » : ils chantent toute leur partie d’une traite pour ne pas interrompre
la continuité sonore à l’intérieur du chant. Certaines gange échappent à cette règle mais, alors, l’interruption est brusque et volontaire, et a
pour but de produire un effet particulier (voir le chapitre « écouter la ganga »).
10. De fait, le moindre vibrato est prohibé afin de laisser s’exprimer exclusivement les battements de l’intervalle de « seconde ». Par ailleurs,
l’une des difficultés majeures pour les « gangueurs » consiste à modeler leurs voix entre elles de façon à donner l’impression qu’elles n’en
forment qu’une ; ceci n’est pas toujours compatible avec les timbres respectifs, aussi certaines combinaisons sont-elles définitivement
insatisfaisantes.
11. Il s’agissait d’un bronze du sculpteur Boris Šitum offert pour l’édition 2005 d’un des concours les plus connus et les plus courus de la région :
la gangafest du village de Biorine (Croatie).
12. Toutefois, les chanteurs frappés du deuil d’un proche résistent à cette émotion en renonçant tout simplement à chanter pour une durée plus
ou moins longue, voire définitivement. Après un certain délai, ils recommencent néanmoins à fréquenter leurs habituels compagnons et à boire
avec eux, mais ne participent pas au chant des gange. En situation de deuil, ce n’est pas à l’écoute de la ganga que l’on renonce, mais à la
fabrication de sa propre émotion en chantant.
13. Les groupes de chanteurs sont très stables : l’on chante généralement avec les mêmes partenaires, ceux qui connaissent les mêmes gange
que vous, avec qui le timbre et la tessiture de votre voix s’accordent, mais aussi avec lesquels vous avez plaisir à passer et à partager une soirée.
14. Pour un public non averti ou peu habitué à ces chants, c’est plutôt une fatigue, voire un dégoût qui s’installe, mais jamais l’indifférence.
15. En Herzégovine, on entendra par exemple une džotavica ; du côté dalmate, les chanteurs s’adonneront plutôt à une ojkavica ou une treskavica.
16. Pour des vers inédits, un texte coquin ou un jugement politique finement abordé, ou encore pour une tournure bien trouvée par exemple.
17. Note la plus basse dans le système de notation scolaire (le 5 est la plus élevée).
18. En Bosnie-Herzégovine, il semble que ce sentiment régional se soit transformé en sentiment croate (rappelons que la région est peuplée de
Croates, Serbes et Musulmans, trois populations qui, toutes, pratiquent ou ont pratiqué la ganga) (Petrović : 1995 : 66-69 et 2007 : 5-6). Mais cet
aspect ne sera pas développé ici.

RÉSUMÉS
Chantés aujourd’hui essentiellement au café ou en famille, les chants ganga sont en rapport direct avec des affects de différentes natures. Par
leurs caractéristiques acoustiques, l’organisation de leur succession au cours d’une soirée et les styles propres à chaque groupe de chanteurs, ils
permettent tout à la fois l’émergence et le maintien des affects entre participants et induisent en outre des émotions diversifiées, individuelles
et fugaces, notamment auprès des auditeurs. Ces émotions se greffent sur un sentiment de fond durable qui plonge ses racines dans le souvenir
et l’identité régionale induits par la ganga.

AUTEUR
ANNE-FLORENCE BORNEUF

Membre du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM – UMR 7186 LESC du CNRS), chargée de cours à l’Université de Paris 8 et
coordinatrice éditoriale du portail documentaire de la médiathèque de la Cité de la musique (Paris). Elle a remporté en 2000 le Prix
International Latina d’études musicales pour sa thèse qui a été publiée sous le titre Le chant et la Sainte Patronne. La fête de la vara à Fiumedinisi
(Sicile) (Lucques: Libreria Musicale Italiana, 2004). Ses principaux terrains sont la Sicile, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine.
Jouer aux noces, puis entre soi. Le cycle de l’émotion
chez les musiciens tsiganes de Transylvanie
Filippo Bonini Baraldi

1 À partir du moment où le musicien est « embauché » (tomnit), et jusqu’à la fin de la fête, quand le contrat
sera soldé, un ensemble de règles régit sa relation avec les invités. C’est un savoir partagé, que tout
musicien professionnel tsigane connaît depuis son enfance et qui gouverne sa manière d’être et de jouer dès
que la voiture envoyée par le commanditaire arrive devant sa porte 1 .
2 Chez ses clients, le musicien se soucie de respecter une prescription fondamentale, qu’il maintiendra tout
au long de sa prestation : « se tenir à sa place » (a sta la locul său).« Se tenir » relève d’une double rigueur,
qui touche tant à la morale qu’au comportement. Il s’agit à la fois de « tenir ses engagements » et de « se
tenir soi-même », remplir le contrat sans se laisser entraîner par les débordements de la fête. En effet, qu’il
s’agisse d’un mariage tsigane, d’un banquet hongrois ou d’un bal chez les Roumains, la position du
muzicant – professionnel de la fête – est globalement la même : il « construit une fête qui n’est pas la
sienne » (Lortat-Jacob 1994 : 107). L’échange est sans ambiguïtés : si l’on est payé, c’est pour « servir les gens
à satiété » (să serveşti lumea pînă ai săturat).
3 La conséquence de cette éthique professionnelle est claire et explicite : il faut que la musique « fonctionne »
(merge). Jouer telle ou telle mélodie, telle danse plutôt qu’une autre, revient au même, pourvu que « ça
marche ». Le bon muzicant ne néglige jamais cet aspect. Le choix du répertoire et la manière de l’interpréter
se fait de façon pragmatique : tel ou tel air « fonctionne » s’il produit un effet observable sur le public. Cet
effet est évalué de manière empirique, presque quantitativement : plus on danse, plus on chante, plus on
applaudit, plus on pleure, plus cela montre que la musique « fonctionne ». Mais ce n’est pas un
fonctionnement global et abstrait de la musique qui est recherché ; l’effet de tel ou tel air est ancré dans le
présent, selon les nécessités, et le répertoire se construit dans le hic et nunc de la performance. Ainsi, lors
d’un concert dans une salle parisienne, la musique « fonctionne » si elle arrive à attirer l’attention du public
et à déclencher les applaudissements. Dans un repas collectif à la salle des fêtes du village, quand le public
est assis à table, la musique « fonctionne » si elle est discrète, si le volume n’est pas trop fort, pour
permettre aux convives de chanter et de discuter. Au cœur des fêtes de mariage ou dans un bal en ţigănie
(« quarter tsigane »), si personne ne danse c’est parce que la musique ne « fonctionne » pas : elle n’a pas le
bon « groove » ([t] balanţo), ou le son n’est pas assez saturé. Enfin, à la fin des fêtes transylvaines, l’effet à
atteindre sont les larmes (bien visibles ou plus intérieures, intimes) des convives.
4 La logique du « service » (serviciu) n’est pas spécifique aux muzicanţi de Ceuaş. Le cliché d’un repas du
1er mai 1964 dans la capitale hongroise s’apparente de manière frappante à celui que j’ai pris le même jour,
quarante ans plus tard, à Ceuaş (figures 1 et 2). La disposition des musiciens, leur posture, l’élégance, la
proximité et les échanges de regards avec le client assis à la table semblent relever d’une même modalité,
qu’on pourrait aussi observer dans les restaurants de Bucarest  2 .
5 La particularité du rapport musicien-client et de l’opposition entre Tsiganes et Gaje (non-Tsiganes) suscite
depuis longtemps l’intérêt des observateurs. Plutôt logiquement – c’est ce que suggèrent les images –
l’accent a été mis sur cette capacité du premier à « toucher » émotionnellement le second. Il s’agit-là d’un
topos sur les musiciens tsiganes de tout l’Est européen qui, au-delà des stéréotypes dont la littérature est
chargée, trouve avec Sárosi (1978 [1971]) et Stoichiţă (2008) un éclairage majeur et une valeur scientifique 
3.

6 C’est aussi la première problématique de cet article : comment le musicien parvient-il à une efficacité
émotionnelle ? À mon sens, tenter de répondre à cette question en termes généraux s’avère infructueux.
Rien n’assure a priori que les stratégies du musicien soient toujours les mêmes, indépendamment de la
qualité (ton, type, texture) émotionnelle qu’il s’agit de générer chez le client. Dans des fêtes de douze, voire
de vingt-quatre heures, les émotions ressenties et exprimées par les uns et les autres évoluent dans un
continuum temporel, tout comme évoluent les relations entre les acteurs. Rien n’assure non plus que ces
stratégies d’efficacité, à condition qu’elles existent, soient les mêmes à chaque moment particulier de la
fête. La réponse doit alors être cherchée dans des moments plus ponctuels, et ne peut se priver d’une
analyse de l’expérience vécue des participants.
7 La deuxième problématique, moins explorée, concerne cette fois-ci le ressenti du musicien lui-même. Qu’en
est-il de ses propres émotions ? L’expression « se tenir à sa place », riche de sens, voudrait aussi dire que le
contrat ne prévoit pas la participation émotionnelle du musicien ? Quel est alors l’espace donné à son
expression ?
8 Les mêmes principes méthodologiques sous-tendent l’approche de ces deux problématiques. D’abord,
concentrer l’analyse sur ces moments où pleurs et musique « vont de pair ». Cette expression vise à
marquer une différence fondamentale par rapport aux recherches qui s’interrogent sur les réponses
émotionnelles à la musique, notamment dans le domaine des sciences cognitives (voir Sloboda & Juslin
2001). Lorsque, sur le terrain, on observe un comportement qu’on peut qualifier d’émotionnel (par exemple
pleurer) en concomitance avec une pratique musicale, on ne peut pas dire a priori qu’il s’agit d’une
« réponse » à la musique. Dans une perspective anthropologique, le type de relation entre les différentes
actions – dans ce cas jouer de la musique et pleurer – est l’objectif de l’analyse, et non un axiome de départ
(Bonini Baraldi 2009).
9 Se focaliser sur une expression émotionnelle particulière – les pleurs – ne résout pas le problème de la
compréhension des émotions sous-jacentes (ce qu’on ressent). Il faut pour cela s’appuyer sur d’autres
outils : l’ethnographie de la performance, la description de l’expérience vécue, l’analyse des catégories
sémantiques locales. Mais ce choix offre l’avantage de circonscrire l’émotion dans le temps (quand on
ressent) et dans l’espace (qui ressent). « Localiser » les expériences émotionnelles est, du point de vue de
l’ethnomusicologie, un problème méthodologique majeur qui distingue la recherche sur l’émotion musicale
de celle sur la transe 4 .
10 Enfin, se concentrer sur les pleurs apporte un avantage supplémentaire : être en accord avec le point de vue
local selon lequel « la bonne musique est celle qui fait pleurer ». Une rhétorique du discours certes, mais qui
se « réalise » parfois chez les Tsiganes de Ceuaş. Présent dans bien d’autres sociétés, ce point de vue devrait
interroger plus en général, au-delà des particularités régionales, le lien entre musique et émotion.
Fig. 1. Musiciens tsiganes au service des clients, Budapest, 1er mai 1964 (dans Sárosi, 1978 [1971].
Fig. 2. Csángálo (de dos) et Sanyi au service des clients, Ceuaş, 1er mai 2004.

Penser la musique, générer l’émotion


En service professionnel : un répertoire taillé sur mesure
Bien sûr, [cela vaut pour] chacun… Dès que je le regarde, c’est bon : Ça, c’est la sienne [sa chanson] ! Je le regarde et je sais qu’elle est
la sienne ! Je le sais ! Non seulement à Ceuaş, mais dans chaque village où j’ai joué ! [Csángálo, musicien professionnel].
11 Chez les musiciens de Ceuaş̣̣ , la notion d’efficacité rime avec une idée fondamentale : il faut que la musique
̣̣
puisse correspondre aux goûts ̣ du client, qu’elle soit façonnée à son image. Or la grande variété de
personnes qui habitent cette région implique, logiquement, qu’il n’y ait pas un seul répertoire efficace pour
tous. Être en mesure de « servir les gens » doit alors nécessairement s’accompagner d’une manière
particulière d’organiser (mentalement) et de gérer un vaste répertoire.
12 Un premier critère de distinction est lié à la « nationalité » (naţia) des clients. Il est commun d’entendre
dire d’une mélodie, ou d’un type de rythme, « qu’elle marche pour les Hongrois » (merge la Unguri) ou « qu’il
ne fonctionne pas chez les Tsiganes » (nu merge la Ţigani). À Ceuaş, quand on dit : « C’est une csárdás
hongroise », on sous-entend la même chose. Personne, parmi les musiciens, ne se pose de questions sur la
présumée origine et appartenance « ethnique » d’un air  5 : une csárdás hongroise est une mélodie qui est
jouée chez les Hongrois et qui « fonctionne » pour eux.
13 Mais le critère de la « nationalité » est trop générique et ne suffit pas, au bon muzicant, pour satisfaire ses
clients. Il doit connaître « sa région » (zona lui), ce qui sous-entend non seulement le répertoire de sa
province, mais plus précisément les lieux où l’on joue tel ou tel air. À force de jouer aux fêtes, les musiciens
se sont formés une véritable « cartographie mentale » de ce qui « fonctionne » le mieux dans tel ou tel
village. Avec le temps, les airs intègrent le nom d’une localité, par exemple « csárdás de Veseuş » (csárdás de
la Veseuş) ou « învîrtita de Şmig », car c’est là qu’elles sont chantées ou dansées.
14 La « cartographie » du répertoire permet aux musiciens de « servir les gens » d’une manière plus adéquate,
plus fine. Mais l’activité professionnelle se nourrit d’une connaissance encore plus particularisée des
habitudes et des goûts des convives, qui va jusqu’au niveau de l’individu. Et cela, parce que les musiciens de
la génération de Csángálo (né en 1954), qui ont joué dans la région depuis leur enfance, connaissent
personnellement les habitants des villages environnants. Ils connaissent non seulement leur nom, le
nombre de leurs chevaux, et la localisation de leur parcelle de terre, mais aussi ce que János aime danser ou
ce que Sándor préfère chanter. C’est ainsi qu’ils parlent explicitement du « csárdás de János » (csárdás lui
János) ou du « hallgató de Sándor » (hallgató lui Sándor) pour se référer à une mélodie particulière, même
quand János et Sándor ne sont pas présents  6 .
15 « Ça, c’est leur style » (ăsta e stilul lor), disent les musiciens pour souligner l’appartenance d’un style
d’interprétation, d’un répertoire à une « nation » particulière. « Ça, c’est son chant » (ăsta e cântarea lui),
disent-ils pour signifier les préférences individuelles. Mais cette propriété n’est ni matérielle, ni historique,
ni rigide et immuable : un air « appartient » (aparține) à ceux sur qui il produit un effet, d’autant plus si cet
effet est d’ordre émotionnel  7 .
16 Du général au particulier, de la « nationalité » à la « région » et de la « région » à la personne, les
stratagèmes professionnels s’affinent, le service est de plus en plus taillé sur mesure. Et, de surcroît, plus
efficace et donc plus rentable. Au delà de la technique instrumentale, c’est ce type de connaissance qui fait
du muzicant tsigane un homme de métier.
17 La logique de l’efficacité – si explicite dans les actions et les discours des musiciens – agit à mon sens encore
plus fondamentalement, et de manière plus stable, au niveau des représentations mentales du répertoire.
Une action efficace (et préméditée) nécessite des stratégies au niveau de la pensée, qui sont plus ou moins
implicites. Et la manière de nommer la musique les révèle en partie (csárdás « de » telle ou telle nation,
village, personne). Le modèle de la
Fig. 3. Conception « verticale » du répertoire en service professionnel.

Plusieurs facteurs marquent la différence d’un domaine de préférence à l’autre : principalement le type de mélodie, le genre de danse
ou le style d’interprétation, mais aussi le type de son (amplifié ou acoustique), la manière d’enchaîner les mélodies en séquences
(suites), les types de fioritures ou « ruses » techniques (şmecherii, voir Stoichiță 2008). Il n’est pas exclu d’ailleurs que certains vecteurs
d’efficacité soient les mêmes pour tout public. Par exemple accélérer le tempo progressivement lors des suites de danse
« fonctionne » chez les Hongrois, les Tsiganes et les Roumains.

figure 3 pourrait alors schématiser la manière dont le vaste répertoire est conçu et organisé mentalement
figure 3 pourrait alors schématiser la manière dont le vaste répertoire est conçu et organisé mentalement
lorsque des relations « clientélistes » s’imposent. C’est un schéma que le musicien forme suite à une longue
expérience des fêtes, mais qui n’est jamais définitif et qui, à chaque contrat, est mis à jour par de nouvelles
associations, par des affinités renouvelées.
18 Choisir les éléments musicaux qui correspondent le mieux aux clients est un principe qui guide le musicien
tout au long du service. Mis à part les quelques airs liés aux phases cérémonielles, le musicien observe,
scrute, « lit » en ses clients et, en fonction de cela, choisit ce qu’il va jouer. Cela détermine le résultat sonore
d’une fête, qui devient une sorte d’image acoustique de la communauté mobilisée pour l’occasion. Ainsi, la
musique est toujours « située » et, pour ainsi dire, la partition est le public  8 .
19 Si le musicien se place dans le domaine des préférences « nationales » tout au long de la fête, le niveau
« personnel » de la musique est en œuvre plus ponctuellement. Par exemple lorsque le « parrain » (naş) fait
son entrée dans la salle des fêtes, ou lorsqu’un danseur connu s’approche des musiciens, les musiciens
jouent « son » chant. Dans ces cas, ce n’est pas forcément un effet émotionnel qui est recherché. Il s’agit
plutôt d’un acte de respect envers une personne importante, d’une manière de signaler l’arrivée d’untel, ou
d’une invitation « personnalisée » à la danse.
20 En revanche, le niveau des préférences individuelles s’affirme dans la phase finale, quand, après les gestes
conformistes du début, l’excitation et divertissement de la danse, la fête laisse la place à d’autres émotions,
aux teintes douces-amères. Par son potentiel à mettre le client en « résonance », le traitement personnalisé
de la musique devient alors le moyen privilégié de le servir.

Faire résonner l’âme des clients

21 Les musiciens, toujours attentifs à ce qui se passe du côté des convives, savent qu’après plusieurs heures de
fête, les esprits se relâchent, l’alcool et la fatigue se font sentir au niveau des jambes, de la tête et du
« cœur » (inimă). Au petit matin, plus personne ne danse. De toute manière, à ce moment de la fête, les
femmes sont pratiquement toutes parties. Les bouteilles de vin blanc et de pálinka (eau-de-vie), elles, sont
toujours présentes. Pour les musiciens, c’est maintenant le moment d’« aller entre les tables » (a merge între
mese) pour jouer au plus près de leurs clients, réunis en petits groupes.
22 Une autre ambiance prend le dessus. Dans les noces tsiganes, il n’est pas rare de voir au matin quelques
convives pleurer. Les textes des chants « de table » ([t] meseliecri) sont révélateurs de la tonalité
émotionnelle recherchée. Ils s’inspirent de faits réels, qui évoquent les conditions du necaz (« malheur »), la
jale (« chagrin ») liée à la séparation d’avec l’être aimé, à la prison, ou s’adressent à Dieu ([t] Devla) pour
invoquer la « chance » ([t] baxt) et la « santé » ([t] sasté). Chez les Hongrois, ce sont plutôt des textes de
poètes nationaux évoquant des histoires de soldats et d’amour, au ton plus nostalgique et métaphorique,
qui sont associés aux hallgató ([h] chansons « à écouter ») ou hajnali ([h] chants de l’aube) de la fin des fêtes.
23 Mais si la « couleur » des émotions mobilisées en clôture des fêtes est différente chez les Tsiganes et chez
les Gaje, l’enjeu reste le même. Par la possibilité de communiquer et de partager le ressenti subjectif se
réalise une prise de conscience rassurante : nous vivons parmi des êtres semblables, nos voisins sont
comme nous, ensemble nous formons une « minorité émotionnelle » (Bonini Baraldi 2008).
24 Mobiliser les souvenirs plus ou moins conscients est fondamental dans l’établissement de l’atmosphère
émotionnelle douce-amère typique de la fin des fêtes 9 . En musique, cela passe par un usage encore plus
fin des airs « personnels » qui, au delà du niveau du goût, creuse plus en profondeur et atteint la sphère la
plus sensible du sujet. Les airs qu’on chante et qu’on écoute à ce moment de la fête sont les plus familiers,
ceux qu’on chante depuis toujours. Ce sont les mélodies que János chantait quand il rencontra sa femme
pour la première fois, que Sándor demandait chaque fois qu’il buvait avec ses amis pour oublier un chagrin,
ou encore qui s’associent, par une affinité moins manifeste, à quelque mouvement de l’inconscient  10 .
Elles permettent de vivre le passé dans le présent, de s’abandonner à une expérience du souvenir, de la
réminiscence.
25 Par la proximité qui se crée entre musiciens et convives, et grâce aux connaissances que les premiers ont
des seconds, c’est un effet de « résonance » 11 entre musique et états d’âme qui est recherché à ce moment
là. Cet effet est véhiculé par la mélodie « personnelle », synthèse musicale d’un ensemble de préférences
esthétiques, de souvenirs conscients, de mémoires implicites. La musique qui fait vibrer l’« âme » (suflet)
d’une personne avec la plus grande amplitude, qui « rentre dans le cœur » (se baga in inimă), est celle qui la
« syntonise » sur sa « fréquence naturelle », qui résonne avec ses souvenirs et sentiments, la rendant alors
plus vulnérable. Il n’est pas alors anodin que les airs qui ont le plus de chance de devenir « la chanson d’une
personne » soient le plus souvent des hallgató, des doine ou des chansons de jale (« de chagrin »). Ce sont
ceux qui, dans leur tempo non-mesuré, donnent accès à une expérience non mesurable du temps.
26 Les musiciens, à ce moment de la fête, cherchent précisément à activer ces affinités entre formes musicales
et formes de l’esprit des clients. Mettre en résonance le client (déjà bien ivre) présente une utilité concrète :
quand le cœur « se laisse » (se lăsa), le portefeuille, à son tour, se « laisse ». Voici l’utilité pratique de l’acte
d’« aller entre les tables », d’approcher les clients jusqu’au contact physique. « Le Tsigane est comme le
diable » (Țiganu’ e ca dracu’), disent-ils d’eux-mêmes, conscients d’utiliser des stratagèmes habiles pour tirer
profit de toute situation. Fin « lecteur » de ses clients, le musicien s’empare d’un pouvoir sur leur univers
intérieur, personnel, intime. En effet, le diable est bien plus qu’un şmecher (« rusé ») ordinaire : il s’intéresse
non seulement aux choses matérielles – l’argent –, mais plus encore à l’essence des personnes.
27 Qui est alors ce musicien doté de ces étranges pouvoirs ? Un illusionniste diabolique qui, par ses capacités
techniques et ses stratagèmes, sait s’immiscer dans le cœur de ses clients, deviner leurs sentiments et les
transposer en musique ? Un humble serviteur, héritier des musiciens de cour de l’Empire austro-hongrois,
particulièrement dévoué aux désirs des ses employeurs ? Qu’en est-il de ses propres émotions, pendant qu’il
gère celles de ses clients ? Y a-t-il, dans ces fêtes, la moindre place pour leur expression ?
28 Les musiciens admettent que, même de leur côté, un « choc » (şoc) peut parfois se produire au cœur, qui fait
« couler les larmes dans les violons » (scurge lacrimele pe vioara). Si les conditions s’y prêtent (comme par
exemple lorsque les musiciens jouent pour les Gaje de leur propre village, où tout le monde – musiciens et
clients confondus – vieillit avec la même musique, ou pour des Tsiganes qu’ils connaissent bien), cela peut
arriver. Mais il est rare de voir un musicien pleurer « en service » et, de tout manière, jamais avant le petit-
matin. Si c’est le cas, c’est parce que cette expression anticipe quelque chose qui va inévitablement se
produire juste un peu plus tard, quand le muzicant – rémunéré et embrassé par les clients – prend la route
pour rentrer chez lui, dans la ţigănie (« quartier tsigane ») de Ceuaş.

Après le service, la fête en țigănie


Entre répétition et fête, les pleurs des musiciens

29 Le trajet de retour du lieu du mariage à la maison est toujours un moment riche d’événements, qui ouvre un
autre espace-temps où – après avoir servi les clients – les musiciens deviennent les protagonistes. Que ce
soit en voiture, en charrette ou à pied, ils s’arrêtent dans les bistrots pour commenter la fête, partager
l’argent gagné et boire des coups avec la monnaie qui reste, saluer les amis qui habitent dans le coin et
parfois même amorcer des contrats pour d’autres mariages. « Je me suis tiré de cette histoire » (M-am scapat
de treaba asta ), « J’ai abattu le mariage » (Am dat jos nunta), les entend-on dire sur la route. Mais, à la
satisfaction d’un contrat accompli, à l’excitation d’avoir de l’argent dans les poches et à l’envie de rentrer
au foyer, s’ajoutent d’autres sentiments. Dans les tavernes, les musiciens jouent encore quelques morceaux,
et cette fois-ci, il est fréquent de voir leurs visages tout en larmes.
30 Une fois arrivés en țigănie, il n’est pas question d’aller se coucher : les musiciens tiennent une « fête » (chef)
entre eux. Pendant que les femmes s’occupent de préparer à manger, les musiciens s’installent au centre de
la cour, en cercle, tournés les uns vers les autres (figure 4). Ils jouent maintenant pour eux-mêmes. Plus de
commandes à satisfaire ni de dédicaces à gérer. Plus d’obligation de « se tenir à sa place » et de « rassasier »
les invités. Contrairement aux situations professionnelles, où le primaş (« violoniste chef ») a la
responsabilité de conduire la formation et de choisir le répertoire en fonction des envies et des goûts des
convives, la relation entre les musiciens s’affranchit de toute hiérarchie. Chacun
Fig. 4. Fête chez Tocsila, en țigănie, après le service aux noces.

La fête après le service est un des rares moments où les musiciens professionnels jouent sans être rémunérés. Dans un milieu où
celui qui joue seul chez lui est considéré comme un mauvais musicien (parce qu’il n’a pas assez d’occasions de jouer), il s’agit
pratiquement du seul moment où ils répètent. C’est l’occasion d’essayer de nouvelles mélodies, d’améliorer l’accompagnement
harmonico-rythmique, de tester le répertoire d’un nouvel organist (« joueur de synthétiseur »).

peut jouer ce qu’il veut quand il veut. Les nœuds des cravates se défont et les postures sont décontractées.
La proximité est aussi physique, et il n’est pas rare de se serrer dans les bras et parfois de s’embrasser  12 .
31 Il peut sembler étonnant de voir les musiciens répéter après – et non avant – le service chez les clients. Mais
l’explication qu’en donne Csángálo est tout à fait logique, si l’on pense au sens littéral du verbe « répéter » :
« Dire, exprimer à nouveau (ce qu’on a déjà exprimé) » ou « Exprimer, dire (ce qu’un autre a dit) » (Robert
2007). Selon lui, ces fêtes entre musiciens sont les meilleurs moments pour essayer les nouvelles mélodies
entendues chez les Gaje, ou pour rejouer l’air qu’un client leur avait demandé, juste quelques heures
auparavant, lors du mariage. Après vingt-quatre ou quarante-huit heures de musique, dit-il, ce moment est
propice parce que :
Toutes les mélodies viennent à l’esprit, […] la main est chaude et tu peux trouver [sur l’instrument] toutes les « finesses » (fineţe) […]
Nous faisions alors un répertoire trois, quatre fois meilleur, plus « puissant » (tare). Et le samedi [d’après], quand on allait aux noces,
quand on mettait la main sur l’instrument, tu pouvais croire que… tout le monde pleurait ! [Csángálo]
32 Fêtes en famille et répétitions post-service entre musiciens, ces réunions dans l’espace de la țigănie
n’auraient pas la même intensité ni la même signification si l’émotion n’était pas au rendez-vous. C’est ainsi
que, entre un verre et l’autre, il arrive aux musiciens réunis dans la cour de pleurer :
Quand on revenait des mariages, […] on amenait un litre d’eau-de-vie chacun, on se mettait à boire, un litre ou deux, à cinq ou six
personnes, et on se mettait à jouer. Tu pouvais entendre alors… quelle musique ! La maison tout entière tremblait… et on pleurait…
j’ai pleuré, l’autre a pleuré, l’autre encore a pleuré… c’est passé… et on recommençait à boire. [Csángálo]
33 L’acte de pleurer s’accompagne toujours d’un geste musical : chanter, jouer, mais aussi simplement
chercher quelques accords sur un instrument mal accordé ou fredonner quelques vers d’une chanson dont
on ne connaît pas les paroles exactes. Bien que, dans ces circonstances, il soit difficile de distinguer
nettement le producteur du récepteur (il y a souvent un autre musicien qui accompagne), il semble qu’il
s’agit ici, en quelque sorte, de « musiquer » sa propre émotion, c’est-à-dire d’être soi-même acteur (musical)
du changement de son propre état (émotionnel) (voir Rouget 1990 [1980]).
34 Le rôle actif du sujet pourrait avoir un lien avec le besoin ou la volonté de dépasser quelque chose et la
certitude de se sentir mieux après. Il s’agit en effet toujours d’une expérience transitoire, vécue sur un
temps court, qui a un début et une fin bien délimités et qui peut se reproduire plusieurs fois, à l’improviste.
S’il faut qu’elle soit brève et qu’elle puisse se conclure rapidement, c’est parce qu’elle est perçue comme
potentiellement dangereuse – elle peut « fendre le cœur » (sparge inimă) – mais elle est aussi libératoire,
cathartique. « C’est bon » (gata), dit-on, en ajoutant que la douleur est passée, que quelque chose est
« sorti » (s-a dus).
35 L’organisation de la musique soutient ce déroulement de l’expérience : les pleurs ne durent jamais plus
d’une mélodie « de chagrin » (de jale) ou deux. Ils s’arrêtent systématiquement à l’arrivée d’un ou plusieurs
airs de csingherit (rapides et en rythme binaire), qui marquent éventuellement le passage à la danse. La mise
en jeu du corps offre alors une voie de sortie possible aux pensées qui « montent à la tête » (vine în cap, vine
în minte) et à cette douleur qui « fait mal au cœur ».
36 L’acte de pleurer, individuel ou partagé, s’associe à une dimension sociale bien précise : être chez soi et, si
possible, avec ses amis. Dans ces circonstances, le sentiment d’union est exacerbé. Il est fréquent d’entendre
les Tsiganes s’adresser l’un à l’autre avec l’expression « mon frère » ([t] mîro pral), qui désigne ici une
proximité affective et non un rapport de consanguinité. Les gestes qu’ils échangent – s’embrasser, se tenir
la main, mais aussi se donner des coups pour rire – expriment le même désir de dépasser les conflits, les
soucis, et de parvenir à un rapport d’égal à égal.
37 Les Tsiganes disent « pleurer comme un enfant » ([t] rovel sar iec ciav) pour indiquer, avec un jugement
valorisant, cette manière de pleurer spontanée, improvisée et torrentielle. C’est une manière particulière
d’être et de faire, qu’ils considèrent comme leur étant propre. Les Gaje qui habitent juste au bas de la colline
en seraient, selon eux, exclus. « Nous seuls, les Tsiganes, pleurons avec la musique », affirme l’accordéoniste
Béla, établissant ainsi une frontière entre « nous » et « les autres » qui dépasse le cercle des musiciens
professionnels et qui s’élargit à tous les Tsiganes. « C’est notre manière de faire avec la musique et non la
leur, c’est notre émotion et non la leur », suggère-t-il encore, affirmant ainsi un lien fondamental entre
émotion musicale et conception de l’identité.
38 L’expression ouverte d’un vécu émotionnel confère à ces réunions une aura particulière, différente du
simple geste technique de spécialistes de la musique. Le sens de la vie, ce qu’il faut absolument faire avant
de mourir, consiste à boire, manger, pleurer, jouer jusqu’à ce qu’on s’endorme. Cela n’a rien d’étonnant :
l’homme l’a toujours fait, depuis que « Jésus est venu sur terre » (când a fost Domnu’ pe jos). Mais pourquoi
faut-il le faire juste après avoir joué pour les autres, les clients ?

Post-performance, ou repli sur soi-même

39 La continuité avec le service professionnel donne à ces événements l’allure d’une « post-performance » : les
musiciens font une autre fête chez eux, juste après en avoir « fabriqué » une ailleurs. La « post-
performance » se base sur un mouvement général de « retour sur » les éléments de la première
performance : l’alcool, le repas, la danse, la musique. Tout se passe comme si les musiciens profitaient du
service pour se chauffer, pour se « charger » de quelque chose qu’ils doivent absolument « décharger » plus
tard, chez eux. Boire un peu, gagner de l’argent, se remplir la tête de mélodies, se fatiguer (en service) pour
pouvoir – juste après – boire beaucoup, dépenser de l’argent, sortir les mélodies de l’esprit, profiter d’un
état altéré par la fatigue (chez soi).
40 Mais le « retour sur » se construit sur un renversement de rôles, de relations, de postures, de hiérarchies :
jouer pour les autres / jouer pour soi ; servir les clients / être servis (par les femmes de la famille) ; « rester
à sa place » / prendre librement sa place ; ne pas trop boire / vider des caisses de bière… C’est, pour ainsi
dire, une « post-performance renversée ».
41 Le retour chez soi (physique), le retour sur les éléments de la fête (matériel), le retour sur la musique,
s’accompagnent alors d’un « retour sur soi », d’un « repli » d’ordre psychique, émotionnel. Après avoir
« servi » les clients et leurs émotions au petit matin, le musicien revient sur son vécu personnel, sur ses
propres souvenirs, sur sa propre sphère de relations affectives. Quelles émotions sont alors en jeu ? De
quelle manière la musique participe-t-elle à ce « retour sur soi », sur ses propres sentiments et ses propres
relations affectives ?

L’état de supărare, dans la tête et dans le cœur

42 Lorsqu’il s’agit de commenter ce qu’ils ressentent dans ces moments où les larmes « coulent dans les
instruments », les Tsiganes disent que quelque chose « vient » (vine) : c’est la supărare. « La musique
commence, la mémoire vient, la jale ou la supărare, alors il faut jouer ! » raconte l’accordéoniste Pali à
propos des re-performances en țigănie ; « Le cœur fait mal » (se supăra), répète Béla à plusieurs reprises
lorsqu’il pleure en jouant une doină…
43 Le substantif supărare peut indiquer un sentiment de peine, de chagrin, d’amertume, ainsi qu’un état
d’irritation, de contrariété, de colère (Teodora 1992). Mais le clivage entre les deux acceptions du mot n’est
pas toujours très net, et la condition de supărare implique souvent un mélange entre ces deux sphères du
ressenti. L’explication qu’en donne le violoniste Tocsila permet de dépasser les difficultés de traduction et
de saisir le sens qu’a ce mot dans les contextes de pleurs musicaux en ţigănie :
Tout vient [à la tête]… oh comme j’étais « malheureux » (necăjit). Oh mon enfant est mort, oh mon papa a été malade, ou ma maman,
ou… quelqu’un [de la famille] a été en prison, de suite tous les problèmes viennent à la tête, la pauvreté, tu comprends ? [Tocsila,
musicien professionnel]
44 La tête est le siège de quelque chose qui « vient », « arrive », mais la supărare s’accompagne aussi d’une
expérience sensible, censée se situer au niveau du « cœur » ([r] inimă, [t] vogy ou iló), qui mobilise des
sentiments de dor ou jale. De manière synthétique, le mot dor renvoie à un sentiment doux-amer de « désir
mêlé de douleur ». Il dérive selon les linguistes du latin populaire dolus, terme qui indique la « douleur
physique et morale », mais aussi la « compassion », la « pitié » pour quelqu’un (voir Anghelescu 2004).
Quant au mot jale, utilisé dans des contextes fort variés – dont la musique –, il peut se traduire par
« détresse, tristesse, affliction, chagrin, douleur, deuil » ; plus généralement par « état d’âme accablant dû à
une perte irrémédiable, à une situation désespérée » ; mais aussi par « pitié » (Teodora 1992)  13 .
45 L’état, la condition de supărare semble alors se caractériser par le fait qu’elle engage à la fois les pensées et
les sentiments, un contenu mental et une expérience affective, la tête et le cœur. Mais la séparation tête-
cœur, esprit-affect, relève d’un dualisme propre à notre tradition philosophique. La supărare ne sépare pas ;
au contraire elle mélange et intègre des images mentales, des faits de mémoire, à un ressenti particulier, à
une expérience affective différente de l’ordinaire.
46 Ce qui « vient à la tête », qui remonte à la surface, qui devient image accessible à la conscience lors des
moments de supărare est avant tout un ensemble d’êtres chers, appartenant principalement à son propre
cercle familial. Ils apparaissent toujours sous forme de figures douloureuses, dolentes : le père défunt, un
enfant malade, une fille seule, éloignée de la maison, un frère en prison… Ces êtres sont tous souffrants,
piteux, « affectés ». Les pleurs de supărare ne seraient-ils pas les leurs ? C’est ce que semble suggérer Béla
quand il dit, en pleurant avec une doină : « C’est ma famille qui pleure, pas moi »…
47 Dans la supărare, la condition existentielle subjective se reflète dans le réseau de douleurs familiales et,
réciproquement, les figures souffrantes de la famille sont prises en charge par le sujet lui-même, acteur
solitaire d’un pleur collectif. L’un ne peut exister sans l’autre : jamais le chagrin de la supărare ne se confine
à une individualité isolée, séparée du reste de la famille. Au contraire, la jale du musicien qui pleure est
nécessairement liée à la condition d’un proche. Ses soucis, ses préoccupations, ses ennuis – en un seul mot,
son necaz (« malheur ») personnel – se relient et dépendent de la condition de souffrance qu’incarnent ces
êtres « affectés » qui habitent son esprit. De sorte que, dans la supărare, le sujet « oscille » entre la douleur
personnelle et la douleur des proches, entre la jale propre et celle des autres, entre le chagrin et la pitié.
48 La même indétermination, liée à la propriété des sentiments en jeu, concerne aussi la « propriété » des
mélodies. Dans les moments de supărare, les êtres chers « viennent à la tête » lorsqu’on joue leurs mélodies :
la chanson de la mère de Poli, la chanson du vieux Hagor, la chanson de Ghisela… Mais ces mélodies se
caractérisent toujours par une certaine ambivalence concernant leur « propriétaire ». Cette ambivalence
tient au fait que l’air personnel est censé être celui qui touche le plus, qui fait pleurer. Or, quand on pleure
avec la musique, c’est souvent parce qu’on joue ou qu’on écoute les mélodies de ses parents défunts ou de
ses amis éloignés. Il y a ainsi une superposition, du moins partielle, entre « ses » mélodies et celles de ses
proches.
49 La musique contribue ainsi à faire osciller la jale et le dor entre un « soi » et « les êtres aimés », à propager
ces sentiments dans un réseau familial de douleur partagée. Elle participe à l’ouverture d’une région
affective qui n’est ni personnelle, ni d’autrui, mais qui oscille dans un réseau d’affects plus large. Elle
permet alors de donner une dimension relationnelle à cette supărare qui, soudainement, « vient ». C’est
dans cet espace de frontière entre « moi » et « les autres » que ces pleurs trouvent tout leur sens en ţigănie.

Un déchirement affectif vécu en musique et parmi ses « frères »

50 Ni simplement pratique de la nostalgie, ni complètement culte des défunts ou rituel de l’égalité entre Rrom 
14 – ou peut-être un peu l’un et un peu l’autre ? – les pleurs de supărare s’expliquent à mon sens par une

coexistence de ces deux conditions existentielles : vivre des relations affectées avec des êtres
inapprochables – le père défunt, la fille éloignée – et simultanément des relations de proximité exacerbée
avec ses « frères ». La supărare se rapproche alors d’une condition de déchirement psychologique dû à une
tension entre le sentiment d’union – hic et nunc – et la brusque prise de conscience d’être séparé des
personnes aimées et de l’impuissance face à leur condition « affectée ».
51 Le sens de déchirement, entendu comme tension entre sentiment d’union et de séparation, semble
d’ailleurs fréquent dans les situations d’émotion musicale intense et même de transe. Rouget, dans son
explication de la transe émotionnelle chez les Arabes, observe :
C’est donc dans la mesure où elle réfère à la culture que la forme musicale touche et même bouleverse. En l’occurrence, référer à la
culture c’est mettre brusquement l’individu en présence de ce qui l’a formé, de ce qui a façonné sa sensibilité, de ce qui lui est par
conséquent antérieur, de ce qu’il a toujours connu et de ce qui le dépasse. C’est confronter son individualité éphémère, imparfaite,
inaccomplie, avec la permanence, l’achèvement, la plénitude ontologique. C’est lui faire sentir, de la manière la plus sensible – parce
qu’à travers les sens –, l’existence de deux réalités opposées, la sienne et une autre, à la fois proche et contraire. L’opposition entre ce
qu’il est et ce qu’il n’est pas – et à quoi obscurément il aspire – est alors vécue avec un sentiment aigu de déchirement. Il faut croire
que c’est à ce déchirement, à cette intense impression d’être divisé intérieurement qu’est due la transe, ou plutôt la crise, celle-ci se
constituant comme une réponse à un état intérieur devenu intenable et lui offrant ainsi une issue (Rouget 1990 : 521-522).
52 Rouget voit dans le déchirement psychologique un point commun entre la transe de possession et la transe
émotionnelle, du moins dans sa forme religieuse, liée à l’idée de transcendance, signe d’une dualité
irréductible :
Pluralité des âmes ou dualité du monde, la transe qui en résulte est dans les deux cas le signe d’un certain vécu de déchirement et
c’est lui qui constituerait peut-être le caractère commun de ces deux formes de transe, par ailleurs si différentes (ibid. : 523).
53 Malgré les différences évidentes avec les situations de transe prises en compte par Rouget, peut-on voir la
supărare chez les Tsiganes comme une crise, un déchirement, situé non pas dans une conscience partagée en
plusieurs « âmes », ni dans une dualité du monde liée à une religiosité transcendante, mais sur le plan des
relations affectives dans le cercle familial ?

Jouer aux noces, puis entre soi : fin de cycle


54 La supărare surgit dans de nombreuses circonstances, parfois spontanées et imprévisibles, parfois plus
ritualisées et régulières, comme les fêtes au retour des noces. À chaque fois, les mêmes éléments sont en
jeu : mélodies des êtres aimés, sensation de solidarité et de fraternité entre hommes, alcool, fatigue. Mais le
fait que cette crise émotionnelle ait lieu de manière presque systématique après le service professionnel,
révèle quelque chose de plus général sur le rapport qu’ont les Tsiganes avec la musique.
55 La vie en țigănie est marquée par une double aspiration. D’une part, celle de devenir musicien (pour les plus
jeunes), ou de continuer à l’être (pour les plus âgés) afin de gagner de l’argent, d’atteindre un statut
privilégié et respecté, d’éviter de travailler comme ouvrier agricole à l’étranger. Le musicien professionnel
est un modèle, la vedette un culte, car il sait profiter de ce « don » (dar) pour la musique par lequel les
Tsiganes se disent investis par la volonté divine. Il parvient ainsi à assumer une position dominante en
țigănie, et à s’inscrire dans le monde des Gaje de manière rusée.
56 D’autre part, chacun aspire à vivre ces moments d’unité entre Tsiganes, à réaliser cette solidarité, condition
nécessaire pour pouvoir vivre ses propres « relations affectées », cadre idéal pour l’expression des
sentiments personnels. Pousser la fatigue et l’alcool à l’extrême est un acte recherché, valorisé, perçu
comme fortement rromano (« tsigane »), tout comme le fait de montrer ouvertement l’expression de la
souffrance. Les Gaje ne savent pas ce que sont le « malheur » (necaz)ou la supărare, ils ne savent pas boire
comme les Tsiganes ni rester des nuits entières sans dormir, pas plus qu’ils ne savent pleurer avec la
musique.
57 Ces deux ambitions, l’une tournée vers l’individu, l’autre relevant d’une dimension collective, sont cultivées
avec le même soin. Jouer pour les autres et jouer entre soi sont alors deux aspects d’un même idéal, deux
facettes d’une même manière d’être, qui se renforcent réciproquement lorsque le cycle complet est réalisé.
Autrement dit, l’aspiration d’un jeune qui grandit en țigănie n’est pas seulement de jouer dans les noces et
d’être payé, ni de jouer avec ses amis et de pleurer, mais d’unir ces deux moments en une seule et unique
expérience. C’est dans cet ordre des choses que travailler et gagner de l’argent a un sens, et que pleurer de
supărare devient une force vitale.

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NOTES
1. Les musiciens professionnels tsiganes en Roumanie sont généralement appelés lăutari. À Ceuaş, village hongrois-tsigane de Transylvanie
centrale où j’ai conduit mes recherches de terrain entre 2004 et 2006, ce terme n’est pas utilisé, et les musiciens se disent muzicanți.
L’ethnographie des fêtes en question, ainsi que de nombreuses idées présentées dans le présent article, sont traitées plus en détail dans Bonini
Baraldi (2010). Les termes vernaculaires sont transcrits ici en roumain [r] (par défaut), rromanes [t] et hongrois [h]. Je remercie Seline Gülgönen,
Elodie Soulier et Juliette Grimbert d’avoir relu et corrigé cet article.
2. Proche du contexte culturel qui nous concerne ici, Balint Sárosi (1978 [1971]) décrit en profondeur les relations que le musicien romungro
(Rrom-Hongrois) entretenait autrefois avec les notables et les paysans de la Hongrie historique. Il se base sur de nombreuses sources qui
mettent en évidence la logique de l’effet. À ce propos, voir aussi Williams (2001).
3. Sárosi observe par exemple, à propos de cette relation personnelle entre musicien et client : « Et le client pourrait sentir que, quand le
musicien le regarde et joue pour lui, c’est comme s’il était en train de découvrir ses propres sentiments et de les mettre (pourring them) dans la
musique, et qu’il ne serait autrement pas capable de les exprimer si bien. » (Sárosi 1978 [1971] : 244). Ou encore : « Ce n’est pas son objectif de
donner une interprétation rigoureuse d’un morceau de musique, mais, à l’aide d’instruments musico-rhétoriques, de faire plaisir (delight) aux
auditeurs, de les amener à l’extase, d’exciter (whip up) leurs émotions » (Herman 1907, dans Sárosi 1978 [1971] : 251). Plus récemment et plus à
l’est (en Moldavie roumaine), V. A. Stoichiţă (2008) parle d’un « fabricant d’émotion » qui façonne sa musique non pour s’exprimer devant un
public, mais plutôt pour servir les clients en vue d’un effet (les faire danser, les émouvoir).
4. Le rapport entre émotion et transe est loin d’être éclairci et mériterait un effort interdisciplinaire. Outre Rouget (1990 [1980]), voir à ce sujet
Becker (2004).
5. Sauf pour les musiques plus récentes comme les manele, que tout le monde perçoit comme une musique étrangère, venant de Turquie.
6. Cette expression est aussi utilisée pour les musiciens ou chanteurs qui sont censés avoir « fait » (facut) une mélodie de leur propre personne
(inventer les paroles d’un chant, composer une nouvelle mélodie).
7. Ce qui pourrait interroger la notion de copyright.
8. « In Gypsy music, the listener is the artist », a été dit pour souligner l’importance de ce déplacement de la figure du créateur, du musicien au
public. (Molnar 1937, dans Sárosi 1978 [1971] : 245).
9. Speranța Rădulescu observe qu’en Olténie, dans le sud du pays, les doine (mélodies lentes en rythme non-mesuré) sont jouées et chantées
surtout le lundi, quand les familles des mariés et les alergatori (ceux qui ont organisé la fête des noces) font eux-mêmes leur fête. Tous
fatigués, en bonne partie âgés, ils sont dans la bonne disposition pour écouter des mélodies aux vers nostalgiques, tels que : Mi-aduc aminte de
mult / Cum eram şi-acum cum sînt… (« Il me vient à l’esprit, il y a longtemps / comme j’étais et comme je suis maintenant ») (Rădulescu,
communication personnelle).
10. À ce propos, Lortat-Jacob pose l’inconscient comme domaine d’action pour des expériences émotionnelles comme la saudade dans le Fado
portuguais ou le arab arabe : « Sinon, comment expliquer la place que la musique occupe, en général, dans les affaires de nostalgie, saudade et
autres arab ? S’incarne en elle un vécu, voire un passé mythique qui n’a même pas besoin d’avoir existé pour être là » (Lortat-Jacob 2006 : 70).
11. Concept entendu dans son acception littéraire : « Effet de ce qui se répercute dans l’esprit. Écho, retentissement », à son tour fondé sur un
phénomène physique : « Phénomène par lequel un système physique en vibration peut atteindre une très grande amplitude, lorsque la
vibration excitatrice se rapproche d’une « fréquence naturelle » de ce système » (Robert 2007).
12. De toute évidence, ces fêtes étaient beaucoup plus fréquentes quand l’activité professionnelle des musiciens à l’échelle régionale était plus
régulière. Aujourd’hui ces réunions sont un peu plus rares, aussi à cause des grandes distances que les musiciens doivent parcourir pour trouver
du travail (France, Hollande, etc.).
13. Ces deux termes – et surtout le deuxième, sorte d’emblème national semblable à la saudade lusophone – mériteraient un essai à part, car leur
signification et leur utilisation sont très vastes aussi bien dans la langue orale, dans la poésie et la mythologie populaire, que dans la pensée des
intellectuels nationaux. Sur le dor, voir Anghelescu (2004) ; plus généralement, sur les sentiments doux-amers dans les musiques du monde, voir
Demeuldre (2004).
14. Pasqualino (1998) interprète les réunions entre gitans flamencos, à la fin des fêtes (juergas), comme un culte des défunts. Stewart (1997) a
approfondi les fêtes (mulatšago) entre Rrom Vlach (Hongrie) en termes d’un rituel de l’égalité.

RÉSUMÉS
Cet article explore deux dimensions de l’émotion musicale chez les Tsiganes de Ceuaş, un petit village de Transylvanie centrale. La première
concerne le service professionnel (noces, banquets, baptêmes), où il faut toujours que la musique « fonctionne» pour satisfaire les clients
jusqu’à satiété. À la fin des fêtes, il n’est pas rare de voir des convives pleurer. C’est un effet de « résonance» entre musique et états d’âme que
les musiciens cherchent à provoquer. La deuxième dimension touche au ressenti et à l’expression du musicien lui-même. Un fois rentrés du
service professionnel, les musiciens font une fête chez eux, une « post-performance» où ils cultivent une forme de déchirement intérieur. Jouer
pour les autres et jouer entre soi sont deux aspects d’un même idéal, deux facettes d’une même manière d’être, qui se renforcent
réciproquement lorsque le cycle complet est réalisé.

AUTEUR
FILIPPO BONINI BARALDI

A obtenu un diplôme en Ingénierie Électronique en 2001 à l’Université de Padoue, tout en poursuivant une formation musicale (violon) au
Conservatoire de Musique de Venise (Italie). En 2003, il obtient un DEA en acoustique et informatique musicale (ATIAM) à l’IRCAM et bénéficie
d’une bourse du CNRS pour poursuivre ses recherches doctorales en ethnomusicologie (Université de Paris Ouest – Nanterre). Depuis 2007, il
enseigne l’ethnomusicologie à l’Université de Paris 8 – S. Denis. Ses recherches chez les Tsiganes de Transylvanie explorent le lien entre
musique, émotion et empathie, se concentrant sur différents contextes sociaux où musique et pleurs vont de pair. Avec l’association
Kouzmeinko, il travaille également à la réalisation de bals.
Anti-pathos. Pratique et théorie de l’expression
musicale dans une société d’ascendance nomade
(Turquie méridionale)
Jérôme Cler

« L’exprimé n’existe pas hors de la proposition qui l’exprime ».


Gilles Deleuze : Logique du Sens, p. 33

Chanter, déplorer, danser


1 Village de Tekke Köyü, 2004, début mars, pendant le mois lunaire de muharrem, où est commémoré le
martyre de l’imam Hüseyin. Cette période est marquée par le seul jeûne qu’observent les confréries alévies
et bektashies en Turquie, un jeûne ne ressemblant pas à celui du ramadan (que précisément n’observent pas
ces mêmes populations), car il est surtout abstinence de nourriture d’origine animale, et d’eau, en mémoire
de la soif de l’imam Hüseyin dans le désert de Kerbelâ. Le douzième jour du mois, les villageois se réunissent
dans la maison du rituel, où un dignitaire de la confrérie, baba, dede ou halife, lit la mersiye, élégie poétique
en l’honneur des martyrs de Kerbelâ. L’assistance, d’abord pensive, fait peu à peu entendre des soupirs, puis
des sanglots, qui s’intensifient à mesure que progressent les allusions à la soif, puis au sang des martyrs.
2 Il en va de même pendant le rituel de l’unité (birlik), appelé aussi djem : celui-ci est composé de danses
sacrées (semah), de la consommation rituelle d’alcool (dem), d’un banquet (sofra) ; puis sur la fin, après déjà
quatre ou cinq heures de rituel, un des musiciens aşık chante des strophes racontant les événements de
Kerbelâ, le martyr de l’imam Hüseyin… Là encore, les soupirs, puis les sanglots s’intensifient, suivis des
malédictions adressées à Yezid, le calife honni responsable des morts sanglantes dans le désert de Kerbelâ.
Après quelques prières finales, le rituel s’achève sur un dernier partage de nourriture, à nouveau joyeux.
Lors de mon tout premier séjour, alors peu coutumier de cet univers, je restai fort dérouté. En quelques
minutes, l’assistance, hommes et femmes, était passée des larmes du deuil aux imprécations, puis à
l’animation d’une fête. Et certains me demandaient joyeusement : « alors, ça t’a plu, notre djem ? ».
3 De fait dans ce village, un djem, entièrement structuré par la succession de poèmes chantés et/ou dansés,
est une leçon de musique : à danser, pendant les semah ; à écouter d’un air méditatif, pendant le banquet ; à
faire pleurer, en fin de rituel. Leçon de rythme également : tous les hymnes sont de rythme syllabique,
selon une métrique aksak de forme 2 + 2 + 2 + 3. Mais les semah s’achèvent toujours par une reprise des
derniers vers du poème sur un rythme libre, chantés avec des mélismes ; enfin, les élégies, airs de Kerbelâ,
seront généralement non-mesurées, également mélismatiques.

« Airs longs » et « airs brisés » : une opposition géo-musicologique


4 Nous sommes là en présence des « structures profondes » des répertoires anatoliens – et notre ami Jean
During a déjà bien souvent souligné combien la même opposition se retrouve en Iran et en Asie Centrale. En
Turquie, le répertoire se trouve ainsi décrit selon une opposition binaire dans toute la Turquie : la
distinction entre « l’air long » (uzun hava : rythme libre, mélismes) et « l’air brisé » (kırık hava : air à danser,
chant syllabique) est fréquemment associée à des affects complémentaires ou opposés : tristesse, exil,
nostalgie d’un côté, description, récit, ou poésie d’évocation, de l’autre.
5 Dans la région du Taurus occidental, le répertoire comprend ainsi la grande famille des airs longs de gurbet,
d’« exil », associés aux migrations saisonnières à la recherche de travail, ou les « chansons de nomades »
yörük türküsü, évoquant celles des grandes transhumances, l’amour impossible du sédentaire pour la jeune
nomade, ou du nomade pour une jolie sédentaire… Ces derniers ne sont pas tous non-mesurés, mais la
diction syllabique en est plus souple, plus libre, laissant ainsi le champ à une modulation de la fonction
expressive. Les airs de gurbet proprement dits sont accompagnés au luth saz par un ostinato de métrique
aksak (le plus souvent 7 = 2 + 2 + 3/8), sur lequel le chant se déploie, libre, ponctué par les interjections de
déploration comme « aman aman ey », toujours en rythme libre et mélismatiques.
6 Or dans ces mêmes montagnes du Taurus, les musiques à danser formulaires, sur des aksak 2 + 2 + 2 + 3/8,
se mettent au service d’une poésie concise, énigmatique et codée, faite de quatrains d’heptasyllabes rimés
aaba, nommés mâni, et dont la « machine générative » repose la plupart du temps sur la formation de la
langue elle-même : le système morphologique et syntaxique turc, « agglutinant », s’ajoutant aux règles de
l’harmonie vocalique, favorise les assonances, parallélismes de construction appréciés comme tels, et
permet des rencontres fortuites, des jeux de mots et de sens qui font le charme « surréaliste », bien
remarqué par Bartók, de la poésie paysanne turque (surréaliste, ou, pourquoi pas, oulipien !). Dans cette
poésie « orurale » – comme dirait Bernard Lortat-Jacob – sont évoqués la nature environnante, des bribes
de récits, des événements ; si l’on y parle de la séparation des amoureux, on nomme l’étoile du matin, l’aube
qui point, rien de plus : gökte yıldız az kaldı, « dans le ciel il reste peu d’étoiles ». Nul indice d’une
déploration, la pudeur du sentiment est extrême, le tout entraîné dans le mouvement de la forme
circulaire, de la répétition.
7 L’air long (gurbet), par contre, explicite la douleur du sujet qui la chante : Ötme dukkuk ötme bağırım
eziktir,« ne chante pas tourterelle, ne chante pas, ma poitrine est écrasée (mon cœur est accablé) »… Parfois,
par discrétion, le chanteur se met en scène à la troisième personne : mais dans tous les cas, la grande
différence entre ce répertoire de séparation et d’exil et celui des petites formes répétitives, c’est que dans le
premier le sujet s’enfle de sentiments qu’il explicite, et d’une déploration que les secondes évitent
soigneusement. Dans les « airs d’exils » ou « de nomades », la forme est plus « linéaire », elle se déploie dans
une durée, par opposition au temps circulaire du mâni (poème) -kırık (formule aksak).
8 Par conséquent, au « stéréotype » d’une opposition binaire entre mélismatique et syllabique, bien connue
des paysans, se conjugue un autre stéréotype, répandu dans toutes les campagnes de Turquie, – sinon dans
l’Orient tout entier : celui du « chant de séparation », qui exprime l’arrachement à un pays natal ou
l’éloignement de l’origine absolue, divine, la nostalgie du paradis perdu. Tantôt, chez les mystiques, il s’agit
de la référence au roseau coupé de sa jonchaie, thème quasi originel qu’illustre le premier vers du masnavi
de Rûmi, tantôt, comme dans les « airs à faire pleurer la mariée », est accentuée la douleur de celle-ci se
séparant définitivement de la maison où elle a grandi, pour être transférée dans celle du lignage de son
époux, tantôt encore, comme dans le gurbet havası, est chanté l’exil de l’habitant des montagnes qui doit
descendre dans les plaines, à la fin de l’été, pour la pénible récolte du coton, où il se retrouve asservi à son
employeur, riche propriétaire terrien… Le mot-clé, dans tous ces cas, est ayrılık, la séparation : et le
« stéréotype » consiste surtout à associer cet affect de la séparation aux formes « longues », tandis que les
formes « brisées » affirment la suffisance d’un territoire rythmique, clos sur lui-même, entre autres, dans la
circularité de la répétition et de la danse.
9 Or il s’agit bien d’une opposition géo-musicologique, au moins à deux égards : tout d’abord, comme nous
venons de le voir, dans la mesure où la forme musicale elle-même renvoie à des « affects territoriaux » :
séparation du natal, ligne de fuite vers les lointains, pour les formes « longues », sédentarité du cercle de
danse, et de la ritournelle, pour les formes « brisées » ; ensuite, ces formes se trouvent localement
identifiées à une géographie, à l’altitude où résident ceux qui les pratiquent : en effet, les paysans
d’ascendance nomade (yörük) qui vivent dans les yayla, c’est-à-dire leurs anciens pâturages d’été, se sont
sédentarisés tardivement, et se démarquent de ceux qui vivent plus bas, sédentarisés un ou deux siècles
plus tôt, notamment en ne pratiquant pas le répertoire de l’air long élégiaque, qu’ils identifient à « ceux
d’en bas ». Le sentiment d’un exil et sa déploration semblent donc, dans ce contexte limité des yayla du sud-
ouest, le propre des populations de sédentarité plus ancienne, habitant à moyenne altitude (1000 m), alors
que ceux dont les origines nomades sont encore proches, relégués vers les montagnes et la forêt (1500 m),
ne s’y identifient pas…

Musique et fonction expressive du discours : un lien arbitraire ?


10 Il sera aisé d’appliquer aux deux catégories le schéma des fonctions du discours, proposé par Jakobson
(1963 : 209-248) : Jakobson montrait que tout message adressé par un « émetteur » à un « récepteur », dans
le schéma de la communication, remplissait nécessairement au moins une des 6 fonctions basées sur les
6 éléments du schéma : à l’émetteur correspond la fonction expressive ou émotive, au récepteur, la fonction
conative, au référent la fonction référentielle, au message, la fonction poétique, etc. Certes, dans les deux
cas qui nous occupent, chant long ou chant brisé, prédomine évidemment la fonction poétique, selon
laquelle la visée du message est le message lui-même, son matériau sonore. Mais pour les « airs brisés » elle
est prédominante, presque exclusive, se conjuguant à la fonction référentielle (appelée aussi informative,
dénotative ou cognitive), à travers des images, évocations, descriptions succinctes. Quant aux airs longs,
c’est la fonction expressive qui y prédomine, – celle où la visée du message est l’émetteur, et la
communication d’un état émotif de l’émetteur : le sujet s’investit affectivement dans le discours, et la figure
du lyrisme repose sur cette subjectivité déployée dans la ligne mélodique. Par conséquent nous trouvons
d’un côté une fonction poétique qui semble autosuffisante, à travers une forme concise qui se moule dans la
métrique aksak de la musique. De l’autre, la fonction expressive déborde sa mise en œuvre poétique, qui
procède par addition de distiques, et s’étire dans la liberté expressive du mélisme.
11 Un tel emprunt aux fonctions du discours telles que Jakobson les avait établies est (trop) facile, dans la
mesure où les formes évoquées portent toutes un texte : c’est donc bien du texte qu’il s’agit, mais pas
nécessairement de la musique elle-même, bien que le stéréotype associant l’air long, le mélisme, à
l’expression d’un pathos, et l’air brisé, syllabique, à une poésie d’images (référents) soit ici, dans cette
région, parfaitement opérant. Il faut ajouter, pour « l’air brisé », syllabique, la danse à laquelle il est associé,
de sorte qu’à la fonction référentielle s’ajouterait la conative (ou impressive), et cette fois davantage du
côté musical : en effet, la musique qui « fait sens » est celle qui pousse l’auditeur à se lever pour danser,
même sans texte, et donc agit directement sur lui comme une injonction au mouvement.
12 Dans le milieu rituel de la confrérie bektashie, la situation est plus complexe : les airs de danse se déroulent
en longs poèmes où se conjuguent la prédication, la prière, le récit : en, effet, c’est tout autant le contenu de
la foi, l’adresse directe au saint ou à Dieu, que le récit d’événements de la vie du saint local, Abdal Musa, qui
se mêlent dans ces poésies. Reste le répertoire des ağıt, ou thrènes, en mémoire des martyrs de Kerbelâ,
effectivement non mesurés. Mais à part ces derniers, les analogies et équivalences entre fonctions du
discours et discours musical, en l’occurrence dans sa teneur rythmique, sont moins évidentes, ou plus
complexes.
13 À partir de là, plusieurs propositions s’offrent à nous : la douleur (émotion) de la séparation est-elle
transcendante au chant qui la nomme, et la musique porte-t-elle en elle les signes sonores de cette
douleur ? Oui, dira-t-on : mélismes, rythme libre. Pourtant, il existe nombre d’airs mélismatiques, et à
rythme libre, qui parlent de tout autre chose, comme par exemple un ethos guerrier. Un bel exemple d’un
tel air se trouve cité dans le CD accompagnant mon petit livre Musiques de Turquie (2000), le chant de
Muharrem Ertaş (pl. 7) : « les tribus avşar se sont mises en route / nôtres ont les tribus allant d’un pas lent
nos fiers coursiers arabes rendent proches le lointain/nôtres sont les chemins par les hautes montagnes »,
etc., ce quatrain annonçant le caractère invulnérable de ces « tribus » prêtes à affronter le Padishah, et leur
fierté guerrière d’annoncer que si le Padishah possède le firman  1 , les montagnes sont leur bien
inaliénable…
14 Il n’y a donc pas de relation nécessaire entre la forme musicale et le sentiment qui s’y exprime. Nous
retrouvons ici la problématique soulevée par Hanslick à propos de l’Orphée de Gluck (Hanslick 1986 [1854] :
81) : « Lorsque l’air d’Orphée ‹  J’ai perdu mon Eurydice ; rien n’égale mon malheur ! › faisait fondre en
larmes des milliers d’auditeurs (et parmi eux des hommes comme J.-J. Rousseau), un contemporain de
Gluck, Boyé, s’avisa de remarquer que la mélodie pourrait convenir aussi bien et même beaucoup mieux aux
paroles suivantes, qui disent tout le contraire : ‹ J’ai trouvé mon Eurydice ; rien n’égale mon bonheur ! › »
Comme l’ajoute Hanslick deux pages plus loin, « l’expression musicale n’en reçoit aucune altération » (ibid. :
83) : en effet celle-ci est dépourvue de toute relation nécessaire avec l’expression du poème chanté. Tout est
affaire de contiguïté, de voisinage, de tendance : certes, le chant long mélismatique « a tendance »
davantage à se prêter au pathos de la séparation qu’une forme vive, dansée, « enjouée » (danse, en turc, se
dit oyun, jeu) : mais les formes vives, répétitives, au tempo rapide, évoquent également la séparation, dans
une distanciation poétique qui l’épure de son pathos. Il y a bien expression, mais hors de la fonction
expressive au sens des « fonctions du discours ».

La recherche du « bonheur d’expression » : l’effet de surface


15 Il semble donc exister une ambiguïté fondamentale dans la notion d’« expression ». D’un côté, il s’agit d’une
fonction du discours où le locuteur exprime son « je », ses sentiments, ses émotions. Au fond, c’est le sens
commun du verbe exprimer, « je m’exprime », « j’exprime mes émotions » – et de ce point de vue, que je le
fasse par les intonations de la langue, ou par l’« ajout » d’une musique au contenu de l’expression
linguistique, le schéma est simple, bien connu : la langue ou la musique, outil de communication, avec un
émetteur, un récepteur, un message, celui-ci portant en lui un « contenu d’expression »… Et dans le cadre
de ce schéma, on pourra affirmer, comme Stravinski, que la musique, en elle-même, est incapable
d’exprimer quoi que ce soit, – ou tout le contraire, absolutistes contre référentialistes…
16 Mais selon une autre acception, l’expression n’est plus transitive (« j’exprime quoi ? Un sentiment, une
émotion, un paysage… »), mais expression « pure ». Et dans ce cas, bien évidemment, la musique
« exprime », elle est pure expression, à condition que l’on sorte de ce schéma somme toute simpliste où
nous aurions une liste d’émotions que l’on assignerait comme contenus possibles d’expression… Dans ce
cas-là, nous rencontrons le concept d’expression (et non le seul fonctif  2 ), tel que le déploie plutôt la
philosophie (phénoménologie et philosophie du langage, en particulier). Mon propos n’est pas ici de passer
du côté de la philosophie en oubliant l’anthropologie musicale, mais plutôt d’être attentif à certaines
composantes de ce concept susceptibles de nous aider à mieux décrire « ce qui se passe » dans des
situations musicales « de terrain ». Tout au plus, dans cette deuxième acception, l’expression est l’acte qui
réalise l’intention, le passage du mode d’être « perceptif », mode des comportements, à « l’être langagier » :
dans ce moment de l’expression, où s’agence le passage à l’acte de parole, « les structures linguistiques sont
subordonnées au travail de l’expression »  3 . C’est ainsi que l’on parle de « justesse d’expression », et,
mieux encore, de « bonheur d’expression »…
17 Ne serait-ce pas de cette deuxième acception que témoignent nos paysans d’ascendance nomade des yayla ?
Plusieurs données ethnographiques nous le laissent bien penser. Tout d’abord, leur répertoire musical, qui
se manifeste dans la sociabilité de la danse, se travaille constamment, en a parte, dans le ressassement des
ritournelles, la mise en place des ornementations, la « composition » des formes entre elles : il s’agit bien, à
proprement parler, d’un « travail de l’expression », à la recherche de cette justesse et de ce bonheur qui
permettront au danseur de se lever, de façon irrésistible.
18 Mais ce travail de l’expression dénote aussi la fierté d’un « nous » qui s’oppose aux autres, à « ceux qui » se
contentent d’exprimer leur mal-être dans les airs longs et nostalgiques… Autre exemple : dans un autobus,
au cours d’un petit voyage vers une ville voisine, Hayri Dev, maître incomparable du petit luth bağlama,
écoute la cassette que le chauffeur fait passer. Voici un « air long » de la région, déplorant avec le pathos du
sanglot chanté, et force aman aman !un amour malheureux et la séparation douloureuse ressentie par
l’amoureux transi : Hayri se met à chanter à son tour, sur un mode parodique, reprenant les mots en
ouvrant les voyelles au maximum, et singeant les développements mélismatiques – provoquant ainsi sur ses
voisins l’effet contraire de celui escompté, puisqu’il les fait rire. Dans cette petite scène se révèle
l’esthétique des yayla où demeure Hayri, marquée précisément par le refus de tout pathos, et la mise en
avant d’une autre fonction de la musique – jeu et rire. Rire ? L’humour est une dimension non négligeable
de la codification de cette musique : au sein de la répétition « en boucle » du même air formulaire bref, le
chanteur fait surgir un vers ou un distique, qui souvent s’apparentera à un proverbe, mais avec une
certaine tendance au non-sense, comme : « Çiçekten harman olmaz, olsada fayda vermez » (« on ne fait pas
de la paille avec des fleurs, et si on le fait, cela ne sert à rien… »).
19 Le même vers sera répété, tout au long de l’exécution musicale ; ou encore, l’évocation d’une image,
présentée sous la forme d’une énumération, dont à chaque réitération un élément est changé (ex : « à la
main elle tient x », où x peut devenir tout objet susceptible d’être tenu par une femme). Formes ludiques, et
autres fatrasies, bien décrites par Catherine Pinguet dans son livre La Folle Sagesse (2005).
20 Mais l’humour réside aussi dans la forme même, et le rire sera suscité parfois par une seule note, un
ornement placé soudain au cœur de l’énoncé musical, à la fois à sa juste place, et comme un « intrus »,
irruption du différent dans le même, selon un système très précis de connivence entre le musicien et son
assistance… Le regard de l’un pendant qu’il joue, et les sourires qu’il rencontre alors, confirmeront cette
intention humoristique. Là encore, l’expression d’un humour révèle bien la nature de cette musique,
l’intention qui la sous-tend, celle d’un effet de surface, à opposer à la profondeur que suppose l’intériorité
affective des airs longs, chère à « ceux d’en bas ». Il s’agit bien ici d’opposer deux esthétiques, comme on
aime parfois à opposer Buster Keaton ( = l’effet de surface) à Charlie Chaplin ( = la profondeur des
sentiments), ou encore, en philosophie l’aphorisme à la construction discursive.
21 Enfin, dans cette petite société, le référent musical le plus fréquemment invoqué est le chant de gorge des
femmes (boğaz havası) 4 , développement mélodique sans paroles, considéré comme « matrice » de tout le
répertoire local. De ce point de vue, la musique par excellence est bien non-verbale, et à travers son
expression d’une pure couleur vocale, l’auditeur « s’enflamme » : airs à « allumer » les jeunes hommes, est-
il dit… La voix magique de ce chant de gorge, dans sa corporéité saisie hors de toute langue articulée, est à
son tour un « effet de surface » sur lequel tous s’entendent : une expression pure, encore une fois hors de
toute émotion ressentie par le sujet féminin qui chante, s’emplit chez l’auditeur masculin d’une valeur,
d’une charge amoureuse, suscite le désir. Tous disent que ces airs de gorge « engendrent » le répertoire
entier des airs à danser et des quatrains chantés sur leur modèle mélodique : s’y projette donc aussi une
qualité originelle de la musique « pure », décrite à partir de son effet. D’une certaine manière, la dimension
locale (« allumer ») confirme le global, puisqu’en Turquie l’adjectif désignant l’émotion proprement
musicale, le sentiment d’une belle mélodie, est le plus souvent « brûlant » (yanık)  5 …
Conclusion : anti-pathos et expression musicale
22 Nous avons donc : un travail sur le jeu de l’expression, qui produit la beauté musicale ou, du moins, le
plaisir recherché. Un musicien tout seul dans son coin, travaillant ses petites formules sur son luth ou les
fredonnant en marchant dans la montagne… Cette première phase participe de la finalité sans fin de l’« art
pour l’art ». Mais elle anticipe la deuxième phase, celle de la fête, réelle, effective, où l’activité musicale a
bien une fin, celle de produire l’irrésistible mouvement d’un auditeur, « brûlé », et se levant pour danser.
23 Il y a bien également un affect (une émotion), mais de quelle nature ? Suffirait-il de dire qu’il s’agit d’une
émotion secondaire, composée de deux émotions fondamentales par exemple « joie » et « surprise » ? Sans
doute pourrions-nous proposer de telles désignations, mais elles nous semblent réductrices : ne manquons-
nous pas alors le musical de la musique, ce qui est sans doute l’émotion proprement musicale, et donc d’une
certaine manière « pré-émotionnelle », pour autant que la musique serait « pré-linguistique » ? Cette
question de la désignation de l’émotion musicale est fondamentale : Hanslick en formule joliment le
problème en expliquant qu’une émotion ressentie (par exemple l’amour) ne prend sens que par l’ajout d’un
« élément intellectuel, actif, objectif » qui permet de la nommer, de la désigner par un substantif, qui va
subsumer toutes les qualités de ce sentiment (« il peut être aussi bien doux que violent, aussi bien joyeux
que douloureux, sans cesser d’être de l’amour »), et il conclut : « la musique n’est apte à traduire que les
adjectifs accompagnant le substantif ; le substantif (l’amour) lui-même est hors de sa portée » (Hanslick 1986
[1854] : 73). De fait, si l’émotion musicale était réductible à telle ou telle autre des émotions couramment
désignées, pourquoi de nombreuses traditions auraient-elles usé de « signifiants flottants » comme le
duende des flamencos, ou le hal en Iran 6 ?
24 Par conséquent les musiciens des yayla s’insurgent contre l’expression du pathos par le chant, contre la
profondeur des sentiments, se moquent de la subjectivité qui s’étale dans un air long d’exil ou d’amour
malheureux : il est bien probable qu’ils le font aussi à seule fin de se distinguer, et que si les « gens d’en
bas » ne prisaient pas tant les airs longs et leur « expressivité », ceux d’en-haut auraient choisi également le
chant pour expliciter leurs propres sentiments : et nous pouvons rattacher cela à ce que j’appelais dans
cette même revue (Cler 2007) le devenir-mineur. Mais du même coup, dans cette opposition esthétique de
nature structurelle, et qui recouvre une géographie (opposition géo-musicologique), se révèle une
philosophie bien marquée de l’expression musicale : car la musique est pour eux « effet de sens » et « effet
de surface », quand bien même elle n’aurait pas de valeur proprement sémantique, ou émotionnelle. Son
accomplissement, conditionné par la « justesse d’expression », est dans cet élan qui saisit certains pour
danser. Or nous avons bien souvent observé que le danseur ne se lève jamais sur n’importe quelle mélodie,
mais bien plutôt à l’audition d’une mélodie singulière du répertoire à laquelle il peut s’identifier
affectivement, ou bien à laquelle le musicien sait qu’il va s’identifier : le danseur, interrogé par la suite,
pourra expliquer cette résonance particulière à telle ou telle mélodie en invoquant sa grand’mère ou sa
tante qui la chantait quand il était enfant – ou ne rien dire de plus que : « j’aime surtout cet air-là, je ne sais
pourquoi ». Tout le travail du musicien sera, encore une fois, de trouver l’ajustement, l’adéquation, entre
son savoir expert d’instrumentiste et telle personne de l’assistance qu’il veut – sinon émouvoir – mouvoir…
25 Par ailleurs, l’effet de sens « en soi », de la musique comme travail d’expression, indépendamment d’une
situation de danse, de fête, s’accomplit dans un paradoxal sentiment de l’inouï, comme je l’ai déjà décrit
ailleurs, sentiment d’autant plus paradoxal qu’il advient à l’écoute d’une musique déjà largement
ressassée… De ce point de vue, toute mélodie « chérie », quand elle est habitée de sa pleine virtualité de
sens, de sa puissance propre, est à la fois l’écho d’un passé immémorial, anamnèse, et un être neuf, se
révélant étrangement dans une extériorité absolue : et tel est en fin de compte l’effet toujours recherché
par le musicien qui « travaille » son répertoire.
26 Nos amis des yayla nous rappellent ainsi qu’un des propres de l’émotion musicale est de révéler dans le
même instant le plus familier, le « déjà-vu », et l’étrangeté de la nouveauté, de l’inouï, dans cet « effet de
surface » où la musique nous joue plus que nous ne la jouons.
27 Clément Rosset, dans l’Objet Singulier, écrit : « les esprits sensibles ont grand tort de s’émouvoir des formules
de ceux qui, tel Stravinski, déclarent la musique impuissante à exprimer quoi que ce soit. Car de telles
formules rendent à la musique à la fois la plus stricte justice et le plus éminent hommage : repérant dans
l’insolite inexpressivité, à proprement parler, du langage musical le secret de sa puissance spécifique, le
point aigu de son incomparable expressivité » (Rosset 1979 : 71).
28 Nos amis des yayla ne connaissent certes ni Stravinski ni la philosophie de tradition écrite occidentale, mais
dans la répétition formulaire, et à la conquête de la surface où se manifeste le sens ( l’inouï ), ils ne cessent
d’affirmer le parti-pris esthétique d’une pure expression qui se révèle « inexpressive », anti-émotionnelle,
car tout simplement musicale.

BIBLIOGRAPHIE
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ROSSET Clément 1979 L’objet singulier. Paris : Minuit.

NOTES
1.Firman (du persan ferman), édit ou ordre du Sultan.
2. Concept, fonctif : « la science n’a pas pour objet des concepts, mais des fonctifs qui se présentent comme des propositions dans des systèmes
discursifs », (Deleuze et Guattari 1991 : 111). Le concept est du ressort de la philosophie, dont la pratique se définit comme création de concepts.
3. Paul Ricoeur, expliquant la phénoménologie de Merleau-Ponty, dans « philosophies du langage » (s.d.), cf. Merleau-Ponty, Le visible et
l’invisible.
4.Cf. Cler 2002, passim.
5. J’explique ici une cohérence sémantique locale, mais ce choix du « feu » pour désigner le plaisir d’une belle mélodie n’est pas étranger, au
niveau « global » du monde turcic, avec l’image fort courante en Asie centrale de « l’ébullition ».
6. Sur le signifiant flottant, cf. Lévi-Strauss (1950 : XLIV sq.), Deleuze (1969 : 63 sq.) et Elie During : « Tradition, sens, structure », postface à
l’ouvrage de Jean During (1994 : 407 sq.).
RÉSUMÉS
Comment des musiciens de village, en Turquie méridionale, illustrent-ils dans leur pratique la célèbre déclaration de Stravinski selon laquelle la
musique serait « impuissante à exprimer quoi que ce soit»? En effet, une caractéristique des paysans d’ascendance nomade du Taurus
occidental est leur refus des musiques « expressives» au sens des fonctions du discours telles que Jakobson les a détaillées. Les genres musicaux
subordonnés aux affects comme la nostalgie, la déploration, la lamentation, sont tournés par eux en dérision, au profit d’un pur jeu « formel»:
fonction poétique contre fonction expressive. Ce qui nous conduit à nous interroger sur le concept même d’expression, à distinguer entre
« l’effet de surface» et la profondeur du sentiment, considérée comme illusoire dans ce milieu musical singulier, et à insister sur l’expressivité
proprement musicale de la musique.

AUTEUR
JÉRÔME CLER
Maître de Conférences en ethnomusicologie à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris 4). Il a travaillé une vingtaine d’années en Turquie
méridionale, à partir de la pratique du luth bağlama, interrogeant les spécificités d’une société musicale d’ascendance nomade. Après un passage
par la Bulgarie, il a entrepris récemment de nouvelles recherches dans le monde afro-colombien.
À propos de violence. Étude d’une danse
communautaire du Nord-Est de la Turquie
Nicolas Elias

1 Sur les rives turques de la Mer Noire qui préfigurent déjà le Caucase, s’étend le littoral pontique oriental
(doğu Karadeniz)  1 : terre côtière à la végétation luxuriante séparée de l’aride Anatolie par la chaîne des
Alpes pontiques. La population locale – qui passe une partie de l’année sous la pluie ou dans la brume – s’est
taillé une réputation à travers tout le pays sous le cliché ethnique du « Laze » ou géographique du
« Karadenizli » (« originaire de la Mer Noire », entendu comme la côte s’étendant de part et d’autre de
Trabzon) : une passion immodérée pour les armes à feu, un nationalisme exacerbé, une tradition encore
prégnante de vendetta et un conservatisme religieux résolument borné  2 . Si cette figure régionale
stéréotypée cache un melting-pot ethnique et linguistique unique en Turquie (turc, dialectes turkmènes,
laze, grec pontique, dialecte arménien, géorgien), il n’en reste pas moins qu’un fort particularisme local, dû
à des causes tant géographiques qu’historiques  3 , confirme la spécificité de ce littoral pontique.
2 Pour la géographie : une succession de vallées à l’accès difficile  4 , aux habitats dispersés dans la montagne
(certains centres urbains se résument encore aujourd’hui, malgré l’urbanisation fulgurante de ces dernières
années, à un agrégat de commerces tandis que les maisons sont éparpillées à travers la vallée), et qui
garantit, à qui le veut, un relatif isolement. Pour l’histoire : une longue tradition d’insoumission qui
s’exprima, jusqu’au XIXe siècle, en d’incessantes guérillas menées par des « chefs de vallée » (derebey)
contre l’autorité de l’Empire ottoman  5 ou simplement entre eux (le plus souvent les deux à la fois, les
alliances se faisant et se défaisant au gré des opportunités). Chefs de vallées dont l’anthropologue Michael
Meeker constate encore l’existence, sous des formes plus discrètes.
3 D’ailleurs, s’il n’y a plus de guerres aujourd’hui, on a l’occasion, en voyageant vers l’Est, de se rendre
compte que la réputation sulfureuse de cette côte pontique orientale est loin d’être usurpée : s’y succèdent
en quelques heures les villes de Trabzon – lieu d’origine de l’assassin du journaliste turc arménien Hrant
Dink et bastion du groupuscule nationaliste Ergenekon –, de Sürmene – réputée pour ses couteaux –, d’Of –
dont l’intolérance des religieux locaux est proverbiale  6 – ou encore d’Ardeşen – » capitale des Lazes »,
dont l’emblème de la municipalité figurant un fusil et une mosquée est suffisamment éloquent.
4 La musique, quant à elle, participe également de cette fièvre : les chants et les danses, menées par la
cornemuse (tulum) ou la vièle locale (kemençe) au son criard – plus rarement par le couple davul / zurna –,
sont émaillés de cris, de bruits sourds de pas, des clameurs des participants ou de coups de feu
intempestifs… Atypiques et souvent dépréciées dans l’espace national (malgré une récente réhabilitation
habilement menée par le chanteur Kazım Koyuncu  7 ), les musiques de ces vallées servent le plus souvent à
accompagner des danses d’une vigueur impressionnante (ou intimidante, selon le contexte). En parcourant
la région, on a de fortes chances – et ce d’autant plus que l’on quitte la côte pour s’enfoncer dans les
montagnes – d’assister à l’une de ces danses, comme a pu en faire l’expérience l’écrivain voyageur Nicolas
Bouvier, qui traversa la Turquie il y a de cela un demi-siècle (Bouvier 2004 : 155) :
5 Au sommet du col [d’Ordu], entre quelques maisons de bois délabrées, une trentaine de villageois dansaient
au son d’une musique aigrelette. Ils tournaient lentement sous la pluie qui nettoyait ces collines touffues, se
tenant par le coude ou par la manche de leurs vieux vestons noirs rapiécés à la ficelle. Nez crochus, méplats
bleus de barbe, visages de tueurs. Le gros tambour et la clarinette ne se pressaient pas mais ne marquaient
aucune pause. Une sorte de pression montait. Personne ne disait mot, et j’aurai bien préféré qu’ils parlent ;
la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain comme la plus paisible des occupations. J’avais
l’impression déplaisante qu’on chargeait méthodiquement un fusil par la gueule. Le village rival, s’il existait
quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil.
La musique elle aussi n’était que menaces et coups de fléau. Quand nous tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une
houle d’épaules et d’échines tendues nous repoussait vers l’extérieur. Personne n’avait répondu à nos saluts ; on nous ignorait
complètement. J’avais l’enregistreur sur l’épaule mais cette fois-ci je n’osai pas m’en servir. Au bout d’une heure, nous sommes
redescendus vers le brouillard qui couvrait la mer Noire  8 .
6 Ce à quoi assistait Nicolas Bouvier n’est autre, mené ici par le couple davul / zurna, qu’un horon, forme qui
constitue l’écrasante majorité des danses de la côte orientale. Tension palpable, virulence des participants,
âpreté de la musique… le horon semble être un condensé de cette violence que l’on prête si facilement aux
habitants de la région. Violence fascinante et problématique : pour se pencher sur celle-ci, encore faudrait-
il la définir. À la fois cerner ce qui peut être perçu, dans le déroulement de cette danse, comme relevant (ou
non) d’une certaine violence, et interpréter le rôle que ce phénomène peut y jouer : par l’étude d’une danse
communautaire – et en s’appuyant sur les travaux de Pierre Clastres  9 – nous essayerons de comprendre
comment, dans une société donnée, une outrance physique et sonore est utilisée pour redéfinir les logiques
sociales et musicales.

« Une sorte de pression montait »


7 Grand horon unique des salons de mariage (que toute ville, si petite soit-elle, se doit de posséder en
plusieurs exemplaires), petits horon qui poussent comme des champignons sur les hauts-plateaux lors des
grands rassemblements estivaux, accompagnés de détonations d’armes à feu, horon mis en scène pour les
grandes occasions ou horon esquissés à l’improviste, sur un bout de pelouse ou entre deux tables… cette
danse fait l’objet d’une passion locale, et quelque vieille femme impotente se trémoussera au son du
kemençe tandis que son mari vous glissera à l’oreille qu’elle fut en son temps une danseuse hors pair.
8 Il est avant tout nécessaire de préciser que, de Trabzon à Artvin, ce nom de horon ne désigne pas tant une
danse unique qu’il n’en englobe toute une famille  10 et qu’on lui ajoute très souvent une désignation
territoriale (Pazar horonu, Trabzon horonu…), ethnique (laz horonu, hemşin horonu), plus rarement de genre
(kız horonu), la danse étant, de nos jours, très majoritairement mixte. D’ailleurs, dans une région où, d’une
vallée à l’autre, l’on tient à marquer ses différences, le horon accuse de flagrantes disparités : disparités de
pas bien sûr, mais également de rythme ou de fonctionnement  11 . Cette précision faite, force est de
constater qu’il s’en dégage une unicité suffisamment marquante (ne serait-ce que dans cette volonté de
tracer des frontières stylistiques), pour qu’on puisse se permettre de considérer ces différentes danses
comme autant de variantes au sein d’un système commun, et ce d’autant plus que ces disparités ont déjà
commencé à se dissoudre sous l’effet d’une régionalisation de la musique.
9 De fait, pour un observateur peu coutumier de la région, rien ne ressemble plus à un horon qu’un autre
horon : ronde animée par les mouvements vigoureux – joyeusement exagérés chez les jeunes hommes – et
les cris des danseurs, tournant lentement autour du musicien qui, debout au centre, martèle inlassablement
un rythme soutenu à coups de formules répétitives. La virulence des danseurs est ce qui frappe au premier
abord : vives clameurs, pieds frappés sur le sol…le silence dont fait état Nicolas Bouvier (à Ordu, extrême
Ouest de la région considérée) n’est pas la norme et, plus l’on se rapproche du Caucase, plus les cris des
danseurs s’intensifient, jusqu’à sciemment couvrir la musique (lorsque cette dernière n’est pas amplifiée,
évidemment). À l’opposé d’autres danses de Turquie, comme le karşılama ou le zeybek, où le contact
physique est quelque fois recherché mais toujours soigneusement évité, il est ici une composante
fondamentale. Ce n’est d’ailleurs pas par le petit doigt que l’on se tient – comme pour la plupart des danses
anatoliennes ou égéennes en ronde ou en demi-cercle –, mais à pleine main, sans se lâcher à aucun moment
et en tirant allègrement sur les bras de ses voisins : le nouveau venu est ainsi littéralement emporté par
l’élan du groupe.
10 Le musicien, quant à lui, joue sans discontinuer (les instruments « ne marquaient aucune pause », note
Bouvier). Si c’est là une caractéristique partagée par nombre de musiques de danse, le son continu 12 du
tulum ou du kemençe, rehaussé de trilles et de petits jeux polyphoniques qui ne laissent pas de place au
silence, semble avant tout offrir un tapis sonore et une ossature rythmique 13 , un espace pour la danse.
D’ailleurs, par « horon » s’entend généralement ce temps de musique (et de danse) ininterrompu, long d’au
moins plusieurs dizaines de minutes de musique, où viennent se succéder chansons (türkü) et airs de danse
(horon havası). En cela, le horon ne suit pas – dans son développement général – une structure stricte, si ce
n’est le sentiment qu’il donne d’une accélération progressive ; sentiment souvent renforcé par le glissement
d’un rythme aksak à un rythme régulier (de 7/8 à 4/4 vers Trabzon, de 5/8 à 4/4 vers Rize) et qui tend vers
une certaine intensité. On peut malgré tout relever la récurrence d’un long cycle en trois phases et guidé
par la même logique de tension (« Une sorte de pression montait. […] J’avais l’impression déplaisante qu’on
chargeait méthodiquement un fusil par la gueule »), cycle qui nécessite l’intervention orale d’un meneur (ce
rôle peut être tenu par le musicien, par l’un des danseurs ou, plus rarement, par un personnage externe à la
danse) et qui pourra se répéter plusieurs fois 14 :
1. Les pas de base constituent l’entame et la majeure partie de la danse, ponctués d’autres figures simples laissées au gré des danseurs. Durant
cette phase, selon la localité et le contexte, peuvent prendre place des chansons (türkü).
2. Au signal, les bras se lèvent progressivement, tendus à hauteur de tête, s’accompagnant souvent (mais pas nécessairement) d’un
changement dans la musique et de mouvements moins amples.
3. À un second signal, crié, la tension est rompue : les bras sont jetés vers le sol, le buste en avant, dans un cri de joie collectif. Durant un
court laps de temps, et sans que cela n’implique nécessairement de changements notables ni dans les pas ni dans la musique, les
mouvements sont exécutés dans une joyeuse exagération, paroxysme d’intensité qui s’estompe rapidement avant un retour à la première
phase (qui durera sensiblement moins longtemps que lors de sa première occurrence, la danse touchant alors généralement à sa fin) ;
déferlement d’énergie quasi-cathartique où la musique instrumentale tient le second rôle – toute l’intensité étant focalisée sur les
danseurs.

Une danse guerrière ?


11 Que Nicolas Bouvier lie implicitement, dans ses impressions, cette danse à l’activité guerrière (« Le village
rival, s’il existait quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil ») n’est pas
anodin. Cette démonstration de virilité (si la danse est mixte, ce sont les hommes – et parmi eux
particulièrement les plus jeunes – qui lui impriment son mouvement, eux qui se distinguent par
l’exubérance de leurs gestes et de leurs cris), débauche d’énergie qui touche à la violence, entre en
résonance avec les faits locaux de vendetta ou de fanatisme que tout un chacun peut avoir à l’esprit, et ne
manque pas de produire un effet intimidant sur l’auditeur étranger.
12 Pour autant le horon n’est pas une danse guerrière, on n’y cherche pas à impressionner un ennemi
imaginaire, ni à offrir à la société, réunie en public, une image guerrière d’elle-même, au contraire. Pour
impressionner, il faut faire front, faire spectacle. Le zeybek – cette danse individuelle aux gestes
ostentatoires du sud-ouest du pays qu’a étudié Jérôme Cler (1998) –, vers lequel convergent tous les regards,
peut-être. Peut-être aussi cette « danse aux couteaux » (bıçak dansı), autre danse du littoral pontique passée
dans le domaine folklorique, où, aujourd’hui, deux enfants  15 simulent un combat au milieu de
l’attroupement formé par la communauté. Mais rien de cela dans le horon. À l’opposé, le public y est
étrangement absent. Absence relative bien sûr, et il y a toujours des spectateurs occasionnels, des curieux
qui se pressent autour du cercle, mais sans cesse repoussés par le mouvement de recul qu’il opère.
D’ailleurs, comme en témoigne Bouvier, de l’extérieur on ne voit rien, ou pas grand-chose (« Quand nous
tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines tendues nous
repoussait vers l’extérieur »). Anti-spectacle : plus que nié, le public est repoussé, refoulé. La violence
perçue acquiert dès lors un sens foncièrement autre. Dans ce cercle qui concentre toute son énergie vers
l’intérieur, qui ne se laisse ni cerner ni complètement apercevoir, elle est à la fois la condition sine qua non
et l’expression de la cohésion de la communauté. En liant, dans son Archéologie de la violence, l’utilisation de
la violence à l’idéal d’un « Nous » indivisé  16 , Pierre Clastres touche au cœur du problème ; ce vers quoi
tendent les marques de « violence » décrites précédemment – importance du contact physique, exagération
des mouvements, tension, cris collectifs –, c’est avant tout à la synergie du groupe.
13 Si, à ce niveau d’analyse, un parallèle entre ce « Nous » et le groupe des danseurs serait probablement trop
hâtif, l’indivision qu’évoque Clastres étant avant tout sociale, l’on peut toutefois le rejoindre sur deux
points : la constitution d’un groupe fort (« Nous ») implique nécessairement un mouvement de mise à
distance (« Nous exclusif des Autres »), les logiques d’intégration et d’exclusion fonctionnant de paire. Ainsi
les mouvements qui entraînent la synergie de la danse provoquent simultanément le recul du public : en le
rejetant en dehors, ils permettent la définition claire du groupe ; cette mise à distance traduit un rapport
étroit au territoire, « exclusivité dans l’usage du territoire » qui réalise spatialement l’opposition
« Nous »/» Autres ». L’énergie dégagée par les danseurs vient, de fait, actualiser et renforcer la division
spatiale latente dans toute ronde, danse communautaire par excellence  17 : espace intérieur/espace
extérieur.

Le dehors et le dedans
14 Le horon comme élément incontournable de sociabilité est tout entier construit sur cette opposition : ou l’on
est dedans (et l’on est porté par la synergie) ou l’on est dehors (et l’on est d’office exclu du jeu), mais il n’y a
pas d’entre-deux, cette position intermédiaire qu’est celle du spectateur en interaction avec les danseurs ou
le musicien (en allant placer un billet dans la poche du musicien, en demandant une chanson, en félicitant
ou en encourageant un danseur, en exprimant son contentement à une phrase musicale, en participant tout
simplement par des cris ou des applaudissements)  18 . Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’existe pas un
public, ni n’empêche qu’une circulation s’organise entre ces deux espaces : si l’extérieur du cercle est un
hors-territoire (et cette affirmation demanderait à être tempérée  19 ), l’espace intérieur acquiert une
importance fondamentale et devient, dès que le cercle s’agrandit suffisamment, un espace privilégié.
15 Ce phénomène est particulièrement frappant aux environs de Trabzon : parcouru par le musicien, mobile
(que ce soit le kemençe, le tulum ou le zurna, les instruments locaux se jouent debout), l’intérieur du cercle
accueille régulièrement les personnes dans l’incapacité de danser (personnes âgées, enfants en bas âges…)
qui se regroupent alors au centre, assises par terre. C’est à l’intérieur également que se glissent les curieux
pour filmer la scène avec leur téléphone portable. À l’intérieur encore que, lorsque la ronde arrive à un
point d’extension critique, se recrée un second cercle, plus restreint. Que ce second cercle puisse ne pas en
être un et qu’on puisse alors se contenter d’un demi-cercle est, peut-être, révélateur d’un rapport distinct à
l’espace qui prévaudrait au sein de la ronde : danse d’extérieur, le horon recrée un intérieur, il produit du
territoire.
16 Et très exactement, dans certains cas, reproduit symboliquement un territoire préexistant. Ainsi dans les
pâturages d’été d’Honofter (Honofter yaylası), lors du festival annuel rassemblant villes et villages alentour,
et alors que l’on a du mal à circuler entre la foule, la scène, les tentes, les danses improvisées çà et là, un
horon dégage un vaste espace au centre duquel trône une banderole, tenue par des enfants  20 , où l’on peut
lire en lettres rouges : TONYA. Ce sont les hommes de la ville éponyme qui forment leur propre horon,
flanqués de leurs propres musiciens (cinq kemençe, un davul et un zurna ne seront pas de trop pour
concurrencer la sono voisine). Et avant que la danse ne rentre dans le vif du sujet, c’est le maire de la ville
(issu d’une importante famille agnatique locale) qui fait le tour de l’immense cercle en trottinant, suivi des
musiciens et acclamé par les participants. S’il y a, à l’évidence, une bonne dose de mise en scène dans ce cas
précis – minutieusement préparé les jours précédents et où se joue une partie de la fierté locale, les
habitants de Tonya n’hésitant pas à s’autoproclamer centre (ana merkez) du horon –, il illustre à outrance la
valeur territoriale qui est octroyée au horon. Les quelques jeunes danseurs du village voisin d’Ağasar qui se
sont joints à la ronde de Tonya ne sont là qu’à titre d’invités dans un territoire ostensiblement signé et qui
n’est pas le leur, ce que ne manquent pas de préciser les observateurs avertis.
17 La dichotomie dehors/dedans que cristallise cette danse communautaire se retrouve à d’autres niveaux
d’analyse de la société pontique, confirmant au passage, et si besoin était, la corrélation qu’établit Claude
Lévi-Strauss entre structures spatiales (dont celle, instable et éphémère, de la danse) et phénomènes
mentaux  21 . Deux exemples suffiraient à expliciter ce parallèle. Prenons tout d’abord le rapport à l’espace
habitable, l’« aménagement du territoire » pourrait-on dire, organisé, sur toute la côte orientale, autour
d’un système de vallées « bipolaires » : à une extrémité le littoral – espace ouvert de commerce et de
conflit – à l’autre les villages montagnards – espace fermé de tradition et d’entre-soi. La montagne escarpée
et brumeuse tient, en tant qu’espace intérieur, une place privilégiée dans les consciences, qui a de tout
temps servi à la fois de refuge  22 et de cachette  23 .
18 Un autre exemple nous est donné par le système fermé de parentèles (akraba) qui cloisonne les relations
sociales. Nicolas Bouvier en a fait l’expérience,
Fig. 1. Les hommes de la ville de Tonya lors d’un festival sur les hauts-plateaux de Kadirga.

Province de Trabzon, 16 juillet 2010. Photo Nicolas Elias.

dans ces montagnes où l’étranger est rarement le bienvenu (« Personne n’avait répondu à nos saluts ; on
nous ignorait complètement »). Seul le statut d’invité (misafir) – statut lui-même raccordé à une famille
patronymique, on n’est jamais que l’invité de quelqu’un – y offre une place ponctuelle. D’étranger à invité,
du dehors au dedans, il s’opère alors un changement notable : les regards froids et silencieux qu’on jette à
l’inconnu (forcément espion ou malveillant) de passage dans telle petite ville de montagne deviennent
sourires bienveillants et paroles de bienvenue dès qu’on apprend qu’il est l’invité d’une famille locale. Ce
dernier détail rejoint un point important déjà noté dans le cas du horon : l’intérieur se réalise par exclusion
de l’extérieur, la cohésion du groupe est fonction de la mise à distance constante qu’il oppose à ce qui lui est
étranger – » l’indivision interne et l’opposition externe se conjuguent, chacune est condition de l’autre »
(Clastres 1999 : 19) – ; plus prosaïquement, ce qui était perçu comme violence de l’extérieur ne l’est plus de
l’intérieur, la violence comme intimidation n’ayant pour but que de maintenir la séparation mentionnée 
24 .

La violence comme frontière d’un entre-soi ?


19 Dans cette logique, la violence interviendrait-elle comme la frontière d’un entre-soi ? D’évidence,
l’effervescence locale va de pair avec une forme d’autarcie, toute aussi flagrante au niveau national. Pour
comprendre l’usage qui en est fait, il faut là encore quitter l’aire de danse et se reporter aux travaux
anthropologiques menés dans la région par Michael Meeker. En s’appuyant sur les écrits de voyageurs de
passage et de consuls européens en poste à Trabzon lors des guerres intestines du XIXe siècle, il analyse le
déroulement et la portée réelle de ces conflits armés. Quelques-uns de ces témoignages sont
particulièrement éloquents quant à la logique mise en œuvre et semblent corroborer cette hypothèse. Ainsi
le constat que dresse le consul britannique Guarracino, au fait des arrangements passés entre deux chefs
locaux :
Uzunoglu Mehmet Agha, le commandant des troupes d’Osman Pacha, vint à Miruvet ; Kior Hussein Bey et Uzunoglu s’étaient mis
d’accord pour qu’un affrontement factice prenne place sur les rives opposées du fleuve, mais sans qu’aucune des deux factions ne
fasse directement feu sur leurs opposants. Les hommes maintinrent un feu nourri pendant deux jours, et bien sûr sans qu’aucun
coup ne fasse effet. Les troupes, qui étaient apparemment ennemies durant le jour, traversaient le fleuve en bateau durant la nuit et
festoyaient ensemble (Meeker 2002 : 210).
20 Ou encore le témoignage du voyageur Fontanier évoquant des scènes de guérilla dans la ville même de
Trabzon (« Il est difficile d’imaginer une anarchie plus complète ») tout en soulignant que « ces combats
sont plus bruyants que meurtriers parce qu’il apparaît souvent à la fin du combat que personne n’a été tué
ni même blessé » (Meeker 2002 : 212). S’il s’agit là d’événements épisodiques au milieu de faits de guerre
réels (massacres, pillages, exécutions…), ils illustrent comment une logique guerrière interne, et plus
spécifiquement ici les démonstrations de force et l’éclat des armes, est utilisée pour tenir à distance les
indésirables : c’est précisément par l’état (quelquefois soigneusement simulé) d’« anarchie » interne, de
« barbarie » dira plus loin un autre voyageur (Meeker 2002 : 235), qu’est atteint l’entre-soi désiré.
21 Et pourtant, malgré l’acuité de ces témoignages, la violence ne peut être réduite à une volonté
d’intimidation, loin de là ; nous avions noté qu’elle visait avant tout à la synergie. En ce sens, la logique
d’exclusion n’est jamais première : elle ne doit être appréhendée que comme épiphénomène, réplique au
sens sismologique d’une puissante logique interne d’intégration. Dans le horon, le même équilibre prévaut
et l’étranger en fait facilement l’expérience : tenu à distance par la rangée de dos qui le repousse (et peut-
être intimidé par les cris), s’il fait l’effort de dénouer deux mains pour se glisser dans le cercle, il est
rapidement entraîné par l’énergie de ses voisins (voir infra à propos du statut d’invité conféré aux danseurs
du village voisin dans le horon de Tonya). Le nouveau venu ne sera pas mis en quarantaine, au contraire ;
ignorant qu’il est des mouvements, il aura droit à une double ration d’énergie qui le propulsera dans la
ronde. De même, si l’on signalait en introduction la (très) mauvaise réputation des habitants d’Of, liée en
majeure partie à leur intolérance religieuse, il faut admettre qu’ils jouissent en retour d’une longue
tradition de prosélytisme : la violence religieuse (dont la réputation est loin d’être exagérée…) n’est pas tant
exercée pour repousser le mécréant que pour intégrer le futur croyant  25 . Mise en demeure face au fait
religieux (et à ce jeu là, mieux vaut être chrétien qu’athée…), elle procède avant tout d’une logique
d’intégration (par la conversion espérée). À un niveau plus large, les historiens n’ont pas manqué de
souligner l’extraordinaire faculté d’assimilation de la région face aux éléments exogènes, allant jusqu’à
évoquer une « exception pontique » (Bryer 1975), exception dont on retrouve aisément les traces de nos
jours  26 . Aujourd’hui encore, la ferveur (régulièrement violente) religieuse comme nationaliste joue pour
beaucoup à la fois dans la cohésion de la région et dans son intégration à l’espace national.
22 Si les marques de violence viennent incontestablement tracer une frontière (poreuse), comme nous l’avions
relevé dans la division spatiale du horon, la question est alors de savoir sur quels critères s’établit cette
frontière. C’est au détour d’une remarque de Meeker que l’on trouve des éléments de réponse. Relatant un
fait similaire aux précédents, il conclut : « Ce qui fait de Sürmene une terre promise pour ses habitants, leur
expérience de (la) sociabilité, est exactement ce qui en fait un enfer pour ceux venant de l’extérieur » (Meeker
2002 : 235)  27 . Ce constat d’une sociabilité locale basé sur ce qui pourrait était perçu, de l’extérieur, comme
une expression de violence fait écho aux travaux de George Drettas s’interrogeant sur la cohabitation, avant
l’échange de populations de 1923, entre chrétiens orthodoxes et musulmans dans la région (Drettas 1989).
Analysant les mécanismes identitaires qui régulaient leurs relations de voisinage (par l’étude de la figure
guerrière de saint George), il fait l’hypothèse d’une sociabilité commune, interreligieuse et interethnique, à
travers un modèle héroïque. De violent à héroïque, il se joue un glissement notable, qui implique un regard
fondamentalement différent sur l’usage de la violence.
23 Les Lazes (et plus globalement les « Karadenizli orientaux »), population virulente et rebelle, de tous temps
marginale par l’état d’anarchie qu’elle entretenait soigneusement, ne se sont jamais autant intégrés à
l’Empire ottoman puis à l’État turc (auxquels elles appartenaient de facto) que par les guerres qu’ont mené
ces États (excellents marins, garde-frontières par la force des choses, les Lazes se sont distingués dans
toutes les guerres). Et l’on pourrait de la même manière se demander en quoi leur adaptation réussie à la
nation turque, si surprenante dans le contexte nationaliste (c’est un exploit de pouvoir revendiquer si
fièrement une affiliation ethnique différente dans un État idéologiquement mono-ethnique) ne résulte pas
d’une conformité à ce même idéal héroïque que porte le nouvel État  28 .

La figure du meneur
24 Revenons à l’aire de danse. Nous avions jusqu’à présent limité notre analyse des clameurs et des
expressions de virilité à une sociabilité subordonnée aux logiques de cohésion et d’intimidation (c’est à dire
leur impact sur la formation du groupe), en faisant l’impasse sur le poids qu’exercent ces éléments sur le
fonctionnement interne de certains horon (c’est-à-dire leur rôle dans l’organisation de ce groupe). Il faut,
pour constater cela, s’éloigner de Trabzon et pénétrer au cœur du pays laze, la « vallée des tempêtes »
(fırtına vadisi) qui s’ouvre non loin de la ville d’Ardeşen (préfecture de Rize) et où le tulum est roi. Alors que
plus à l’ouest (aux environs de Trabzon) le déroulement de la danse est entièrement du ressort du musicien,
il se joue ici un jeu plus complexe : celle-ci est de bout en bout emmenée par un ou plusieurs meneurs
successifs, qui se comptent parmi les danseurs et ne sont pas clairement désignés d’avance. L’action de ce
meneur, mais également les mécanismes régulant sa prise de fonction, illustrent au mieux l’ingérence de la
virulence des participants dans le déroulement de la pratique musicale.
25 Concentrons-nous en premier lieu sur le rôle que joue, une fois désigné, ce meneur. Divergeant selon les
lieux  29 , le nom attribué à cette fonction est déjà d’une éloquence frappante : horon başı (« chef du horon »),
komutçu (« donneur d’ordre »  30 ), horon vurdurur (« celui qui fait battre le horon »)… Dominant l’assemblée
de sa voix et de ses gestes, c’est lui qui impulsera au groupe la dynamique nécessaire, en l’encourageant et
en montrant l’exemple, lui qui montrera, tout en les dictant à voix haute, les figures à effectuer (yerinde
oyna : sur place), lui qui lancera les chansons, reprises à l’unisson par les danseurs et attrapées à la volée par
le musicien, lui qui commandera le changement de rythme (s’il a lieu), de 5/8 à 4/4, lui surtout qui gèrera le
cycle évoqué précédemment et la tension qui en résulte (au cri de yüksek oyna, « joue haut », les bras se
lèvent, qui s’abaissant avec force cris au signal explicite de sesler beraber, « les voix ensemble »  31 ).
26 Que ces mouvements impliquent nécessairement des changements musicaux (de rythme, de tempo, de
mélodie, de phase du cycle) suppose en retour une constante interaction avec le musicien (par la voix, les
gestes, le regard), interaction qui est toujours à l’initiative du meneur. Selon les dires de meneurs le (bon)
musicien doit pouvoir répondre (au doigt et à l’œil) aux plus légers changements de tempo ou de mélodie
qu’indiquerait, de la voix ou du pied, le meneur. Ce dernier peut aller jusqu’à dicter au joueur de tulum les
motifs rythmico-mélodiques qu’il doit jouer à l’aide d’onomatopées (« lit » et « lut »). Logique qui trouve son
paroxysme à l’extrême est de la région (préfecture d’Artvin), près de la frontière géorgienne, où, dit-on, il
n’est pas rare de voir des musiciens harassés par les sollicitations des danseurs.
27 Si les modalités de cette interaction ne sont ni similaires d’un lieu à l’autre, ni – en l’état des recherches –
clairement analysables, deux points méritent d’être relevés :
c’est en canalisant l’énergie du groupe (sesler beraber) que le meneur peut escompter imposer sa volonté au musicien ; musicien auquel,
quand cette logique est poussée à son paroxysme, il fait violence ;
les cris et les bruits de pas du groupe ne couvrent pas tant la musique qu’ils ne la guident. Marquant du pied le rythme, le meneur prend,
littéralement, le pas sur le musicien.
28 À première vue, les meneurs se distinguent donc par leurs qualités « viriles » : une voix qui porte, des gestes
délurés, une énergie communicatrice (ce sont souvent des hommes jeunes), qualités qui acquièrent ici une
fonction précise dans le déroulement de la danse. Si les femmes se joignent sans souci à la danse, et s’il est
possible – à de rares occasions – de les voir jouer d’un instrument, il est plus qu’improbable qu’elles se
mêlent de mener la danse. L’analyse révèle pourtant une autre dimension de ce rôle : à la fois figure virile et
virulente – donc touchant à la violence –, le meneur est également (« surtout » préciseront les intéressés) le
dépositaire d’un savoir spécifique (figures, déroulement général du horon, chansons aux paroles en partie
improvisées…), tout comme le garant d’une sociabilité (responsable de la danse, responsable aussi de la
hiérarchie, du non-conflit),et l’on retrouve en filigrane le modèle héroïque qu’évoquait Drettas.
29 Ces pré-requis réduisent considérablement le nombre de meneurs potentiels présents dans la ronde, qui se
feront connaître par leur vitalité et leur participation active à la danse. Si l’un d’eux prend de facto
l’ascendant sur les autres, et ce sans qu’il n’y ait matière à conflit, ces derniers, par la même attitude qui a
permis au premier de s’imposer, feront savoir qu’ils sont capables – et désireux – d’assumer cette fonction,
n’hésitant pas à venir légèrement empiéter sur le territoire du meneur en titre (rien n’empêche a priori un
autre danseur de proposer une chanson ou une figure de danse).
30 Là encore, faute d’informations suffisantes, il est difficile de rendre compte des mécanismes exacts qui
régissent, ou devraient régir, la prise et la passation de fonction dans un contexte « traditionnel  32 » –
selon les intéressés, « au village » la préséance laisserait ce rôle à une personnalité éminente (et âgée) qui
le délèguerait ensuite aux plus jeunes. Au regard des diverses situations auxquelles nous avons pu assister,
le cadre semble plus souple qu’il n’y paraît, et ce d’autant plus que de nombreuses inconnues rendent
difficile toute conclusion hâtive. Que ce soit entre les différents meneurs potentiels ou entre musicien et
meneur, les relations ne sont pas fixes et dépendent en grande partie des positions et des interactions
prévalant hors de la danse : si l’on est entre amis, on connaîtra d’avance le meneur le plus doué ; si par
contre les danseurs sont en partie, comme c’est souvent le cas, des inconnus, il s’établira parfois un réel
rapport de force qui, sans jamais dégénérer en conflit ouvert, se traduira au contraire par une surenchère
d’énergie ; si, d’autre part, le musicien est réputé on l’écoutera plus docilement, probablement parce qu’on
lui fera alors crédit d’un savoir plus authentique… Analyser toutes les situations possibles ne rentre pas
dans notre propos : il serait plus judicieux de penser l’intérieur de ce horon laze comme d’un champ de force
où interagissent position sociale, compétences particulières (celles, spécifiques, du musicien et du meneur)
mais également force physique dans un équilibre rarement atteint, mettant de ce fait en exergue la position
délicate qui est celle du meneur, à la fois détenteur ponctuel d’un pouvoir fort sur le groupe et objet d’un
consensus constamment remis en question par ce même groupe.

Le refus de l’exo-nomie
31 L’analyse du horon par le prisme de cette figure du meneur, si nécessaire au bon déroulement de la danse,
permet donc de distinguer grosso modo deux types d’organisation : alors qu’à l’ouest, le rôle est assumé par
le musicien  33 – meneur désigné d’avance et extérieur au groupe des danseurs, maîtrisant tous les
éléments de la fête – à l’est, le meneur, figure ponctuelle, s’oppose ou soumet le musicien à ses ordres en
s’affirmant avec virulence comme porteur de la volonté du groupe  34 .
32 À ce découpage, trop grossier pour être pertinent, répond un autre, établit par Michael Meeker. Décrivant
la situation politique de la région au cours du XIXe siècle, il distingue de manière similaire, mais avec les
guillemets nécessaires, la côte est de Trabzon « ingouvernable » – aux mains de chefs de guerre locaux – de
la côte ouest « gouvernable » – zone sous contrôle du gouvernement central – (Meeker 2002 : 216). Dans
cette corrélation sommaire entre organisation du horon et organisation sociopolitique, l’on peut tenter un
rapprochement entre la situation du meneur à l’est, donneur d’ordre (komutçu) et meneur d’homme (horon
başı), et celle de ces anciens « maîtres de vallée » (derebey), que Meeker décrit comme détenteurs d’un
« pouvoir souverain à travers une association interpersonnelle » (Meeker 2002 : 390) : s’imposant par sa
virulence (mais pas nécessairement par la violence)  35 , l’individu canalise l’énergie de ses associés pour
assurer l’intégrité et l’autonomie du groupe. C’est là un élément clé des analyses de Meeker concernant
l’organisation sociopolitique en vigueur à l’est du littoral : la violence comme détournement dans l’intérêt du
groupe. Détournement prosaïque de flux commerciaux – ainsi, l’état d’anarchie soigneusement entretenu à
Trabzon (voir supra) était le fait de chefs d’autres villes côtières orientales qui, par ce chahut, détournaient
le commerce florissant (la ville était alors un port important sur la route commerciale Orient-Occident) vers
leurs propres ports, plus petits mais moins dangereux  36 – mais également détournement constant du
contrôle étatique, d’un contrôle extérieur – que ce soit en le combattant, en l’intimidant ou en l’infiltrant –
et il rejoint en cela les thèses de Clastres. Or la virulence du meneur, qui à la fois entraîne et répond à celle
des danseurs, n’est-elle pas, elle aussi, le détournement d’une certaine logique musicale, logique dominante
accordant au musicien les pleins pouvoirs ? Lortat-Jacob  37 avait déjà noté à quel point le contrôle de la
production musicale constitue un enjeu majeur pour certaines sociétés rurales. Ce refus de la communauté
de se faire dicter sa musique se double ici du refus de déléguer au musicien le contrôle de ce moment
communautaire privilégié qu’est la danse. Les cris et les bruits de pas qui guident et couvrent
l’instrumentiste ne sont-ils pas plus largement le refus d’une situation d’écoute passive, refus d’une
domination sonore par le musicien ? Hold-up sur les pouvoirs généralement dévolus à ce dernier,
participation active et sonore à la danse qui semble trahir une contestation plus profonde sur laquelle
Pierre Clastres met le doigt : « le refus de l’exo-nomie, de la Loi extérieure, c’est tout simplement le refus de
la soumission » (Clastres 1999 : 20).

Épilogue
33 À l’analyse, la violence postulée du horon éclate en une myriade de logiques : synergie, opposition,
insoumission, mouvement continu… On se frotte les yeux et les oreilles : quelle violence ? N’est-on pas parti
tête baissée à la recherche de ce que l’on nous avait tant promis ? Car, là-dessus, les témoignages sont
unanimes : ceux des voyageurs du siècle passé, celui frappant de Nicolas Bouvier, ceux d’amis ou d’inconnus
turcs (même sur place, l’on vous découragera d’aller spécifiquement dans telle ville), nos propres
impressions … Un malaise persistant à certains endroits, des regards trop cru, un niveau de décibels
légèrement trop élevé, des codes non partagés : le problème est peut-être là, tout cela n’est-il pas qu’une
affaire de perception, de proportion ? Alexandre Toumarkine relève le même phénomène pour la
réputation d’imbécilité que traînent les lazes : on vous dira qu’elle est fondée, pas ici évidemment, mais
rendez vous dans le village (ou la vallée) d’à côté, et là vous verrez… Notions fuyantes, rétives à l’analyse,
qui cachent plus qu’elles ne montrent. Il serait pourtant trop facile de mettre ces impressions sur le compte
d’un relativisme culturel et indélicat de croire que la violence se résume à des logiques dont les acteurs
n’ont pas conscience. Si le horon n’est pas une mise en scène, il n’en est pas moins le temps attendu de
l’excès sonore et physique, temps de rupture dans un quotidien en coupe réglée (code de l’honneur, règles
religieuses…). Territoire symbolique, il est aussi terreau à émotions, bouillonnement de passions
violemment partagées, catharsis.
34 Il faudrait alors revenir sur nos premières constatations : le horon n’est peut-être pas une danse guerrière
mais il se joue là quelque chose qui tient d’une danse de guerriers. Si le zeybek, « théâtralisé », raconte une
histoire de bandit (celle d’un outsider qui se soustrait à la société, et l’on rejoue indéfiniment, dans les
plaines, un improbable départ vers les montagnes, l’on rejoue indéfiniment les histoires mythifiées
d’ancêtres insoumis 38 ), le horon débridé célèbre la puissance de ses participants ou peut se percevoir
comme un dispositif destiné à la laisser s’exprimer (à la contraindre à s’exprimer ?). L’un se remémore des
guerres passées, l’autre semble préparer la suivante. Un ethos guerrier donc, comme clé de voûte de cette
danse ? Cela nous renvoie à l’étude qu’a consacrée Dumézil (loin d’être ignorant des réalités du Caucase) à
la figure du guerrier dans les mythologies indo-européenne, Heurs et malheurs du guerrier (Dumézil 1989) : la
violence n’est qu’un des attributs de celui-ci – ou plus exactement un recours : la possibilité de la violence –
aux côtés des notions plus fondamentales de force, d’éclat, de démesure (ubris)… Moment de fête, de
partage, de plaisir, le horon est avant tout une explosion : explosion de joie, de violence, d’émotions, de cris,
qu’importe ; et l’on pourrait lui appliquer les mêmes mots : force, éclat, démesure.
35 Dumézil encore : « Et surtout le guerrier, par le fait qu’il se met en marge ou au-dessus du code, s’adjuge le
droit d’épargner, le droit de briser entre autres mécanismes normaux celui de la justice rigoureuse, bref le
droit d’introduire dans le déterminisme des rapports humains ce miracle : l’humanité » (Dumézil 1989 :
129). Force qui est avant tout force de transgression : transgression de l’appareil étatique pour Clastres,
transgression des cadres ethnico-religieux pour Drettas… où la violence physique intervient en réponse à
une violence symbolique. La violence sonore également peut se percevoir comme transgression, rupture
des cadres d’écoute traditionnels. En introduisant la notion de violence dans le rapport musiqué-
musiquant, ce type d’organisation renverse la question : n’y-a-t-il pas une certaine violence symbolique
dans la situation d’écoute passive qui fait loi  39 ?

BIBLIOGRAPHIE
BOUVIER Nicolas 2004 [1963] « L’usage du monde  », in Œuvres. Paris : Gallimard.

BRYER Anthony 1975 « Greeks and Türkmens : The Pontic Exception » in Dumbarton Oaks Papers, vol. 29, Dumbarton Oaks.

CLASTRES Pierre 1999 [1997] Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives. La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
CLER Jérôme 1998 Musique et musiciens de villages en Turquie méridionale. Thèse de doctorat, Paris X Nanterre, sous la direction de Jean During.

DRETTAS Georges 1989 « Saint Georges le fou, un modèle de patron. Contribution à l’étude critique des mécanismes d’identité ethnique », in F.
de Sivers, dir. : Questions d’identité, Sociolinguistique 4, Paris : Peeters-SELAF.
DUMEZIL Georges1985 Heur et malheur du guerrier. Paris : Flammarion.

LEVI-STRAUSS Claude 1974 [1958] Anthropologie structurale. Paris : Plon pocket.


LORTAT-JACOB Bernard 1994 Musiques en fête. Maroc, Sardaigne, Roumanie. Nanterre : Société d’ethnologie.

MEEKER Michael 2002 A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish Modernity.Los Angeles : University of California Press.
TOUMARKINE Alexandre 1995 Les Lazes en Turquie (XIXème-XXème siècles). Cahiers du Bosphore XI. Istanbul : Les éditions Isis.
NOTES
1. Cette dénomination englobe usuellement les préfectures de Trabzon, Rize et Artvin.
2. Ajoutons à cela une réputation d’idiotie qui en fait l’objet d’innombrables blagues à travers tout le pays.
3. « Comme à la fois Anthony Bryer et Xavier de Planhol l’ont indiqué, les hautes chaînes pontiques ont joué un rôle décisif dans la
détermination d’une histoire distincte pour la côté orientale de la région » (Meeker 2002 : 90).
4. Jusqu’au XIXe siècle, le cabotage était encore le moyen le plus simple de circuler le long de la côte (Toumarkine 1995 : 9).
5. Puis, au début du XXe siècle, contre les invasions russes.
6. Le Oflu hoca, « hodja d’Of », est l’objet d’innombrables histoires. Plus généralement, les habitants de la ville (Oflu) sont stigmatisés pour leur
roublardise dans des proverbes qui les dépeignent comme plus rusés que le diable ou que des serpents.
7. Réhabilitation qui se limite aux chansons, les musiques de danse restant indigestes pour une grande partie du public (mais sont-elles jouées
pour être écoutées ?).
8. Notons que l’auteur n’est pas néophyte en matière de musique et que, lui-même musicien, il effectuera de nombreux enregistrements au
cours de son voyage.
9. La transposition des thèses de Clastres à notre étude peut sembler peu appropriée. Loin de nous l’idée de comparer les sociétés étudiées ou de
tenter une anthropologie politique : nous émettrons plus simplement l’hypothèse de concordances dans l’utilisation récurrente de la violence
au sein d’une société.
10. Ce mot signifie « danse » dans le dialecte grec pontique et ne désigne donc pas, à l’origine, une danse spécifique. On retrouve d’ailleurs des
noms similaires dans tous les Balkans (oro en Macédoine, horo en Bulgarie, hora en Roumanie, koro en Serbie), souvent appliqués à des rondes.
11. Quant à la place du meneur, voir infra.
12. Et l’on notera l’absence de luths spécifiques à la région.
13. Il n’est pas rare que l’instrument se limite à la tonique, quelque fois alternée avec la quinte ou l’octave, pour insister sur le sentiment
rythmique.
14. Ou ne pas avoir lieu : quand le temps nécessaire à ces développements n’est pas disponible, quand danseurs ou musicien n’ont pas les
compétences requises, seule une phase, dont tout un chacun connaît les pas, servira alors de plate-forme commune.
15. « Bien souvent les adultes confient [aux enfants] les coutumes dont ils savent la désuétude, et leur abandonnent des rôles (notamment
musicaux) auxquels eux-mêmes ne croient plus » (Lortat-Jacob 1994 : 9).
16. « Pour que la communauté puisse affirmer sa différence, il faut qu’elle soit indivisée, sa volonté d’être une totalité exclusive de toutes les
autres s’appuie sur le refus de la division sociale : pour se penser comme Nous exclusif des Autres, il faut que le Nous soit corps social
homogène. » (Clastres 1999 : 13).
17. Cela s’explique bien sûr assez facilement par le fait que, dans l’absolu, tout un chacun est un danseur potentiel et que la ronde engage
d’office la communauté dans sa totalité : l’extérieur ne peut alors qu’être l’étranger.
18. Là encore, le contraste avec le zeybek est frappant, où l’interaction avec le public, l’écoute participative, est un élément central de la danse.
Cf. l’analyse qu’en donne Jérôme Cler (1998).
19. Tourner le dos est en soi une attitude de communication explicite.
20. Cf. note 15.
21. « […] de nombreux documents attestent la réalité et l’importance de telles corrélations, principalement en ce qui concerne, d’une part la
structure sociale, et de l’autre, la configuration spatiale des établissements humains : villages ou campements. […] On possède ainsi le moyen
d’étudier les phénomènes sociaux et mentaux à partir de leurs manifestations objectives, sous une forme extériorisée et – pourrait-on dire –
cristallisée. Or, l’occasion n’en est pas seulement offerte par des configurations spatiales stables, comme les plans de village. Des configurations
instables, mais récurrentes, peuvent être analysées et critiquées de la même façon. Ainsi, celles qu’on observe dans la danse, le rituel, etc. »
(Lévi-Strauss 1974 : 347).
22. Évoquant l’époque byzantine, A. Bryer constatait déjà : « Dans les temps troublés, l’instinct pontique à toujours été de se retirer dans les
forêts escarpées » (Bryer 1975 : 120).
23. Les montagnes environnant Çaykara abritèrent ainsi de nombreuses écoles coraniques durant leur interdiction par la jeune république
turque. Aujourd’hui encore, les montagnes pontiques recèle bien des surprises (particulièrement linguistiques…ou musicales !) et alimente bien
des rumeurs (rumeurs fondées de mafia, rumeurs persistantes de drogue ou rumeurs de nos jours plus fantasques de « crypto-chrétiens », que
l’on peut encore entendre en Grèce).
24. Notons au passage que, dans cette sociabilité qui fonctionne par exclusion, ou plus exactement par retranchement (au sens littéral comme
militaire), la dichotomie dehors/dedans peut se répéter à l’envi, et l’on pourrait lui substituer l’image des poupées russes : décrivant, dans la
ville d’Of, ce lieu de sociabilité par excellence qu’est le café (de fréquentation exclusivement masculine, faut-il le préciser ?), Meeker s’arrête
longuement sur un détail frappant, la présence d’une seconde salle plus petite à l’intérieur du café, et dédiée aux conversations plus
confidentielles, « une pièce dans une pièce » (Meeker 2002 : 348) qui rappelle singulièrement le horon dans le horon que constitue le second
cercle de danse.
25. Meeker relate la conversion espérée par ses interlocuteurs locaux. Tout voyageur de passage pourra également en faire l’expérience.
26. La présence de musulmans grécophones est en soi exceptionnelle, mais la coexistence, aux environs de Tonya, de villages grécophones et de
villages parlant un dialecte turkmène atteste de cette faculté d’assimilation de populations d’origines fondamentalement différentes au sein
d’une même culture.
27. Les italiques sont de nous.
28. Ainsi la garde personnelle de Mustafa Kemal était réputée pour être composée de « Lazes » (ce qui était ethniquement faux même s’ils
étaient originaires du littoral pontique oriental). Le premier président de la Turquie n’a d’ailleurs pas manqué de souligner le soutien qu’ont
apporté les habitants de Trabzon à la révolution nationale.
29. Une question sur cette dénomination, posée à Istanbul à des musiciens originaires de lieux différents, avait provoqué une longue discussion
et amené une profusion de noms.
30. Le mot komutçu semble être un néologisme local formé à partir du mot komut,« ordre », et du suffixe -çu qui indique l’activité.
31. Exemple parmi d’autres.
32. Ou plus exactement un contexte villageois : köyde (« au village »)…mais bien sûr un village « traditionnel ».
33. Quelques fois un meneur externe au cercle (donc non danseur) officiera de concert avec le musicien ; c’est souvent un professeur de horon
qui veille au grain.
34. Que, dans ce dernier cas, les cercles n’atteignent pas les proportions impressionnantes qu’ils peuvent avoir aux environs de Trabzon n’est
pas sans significations, et l’on rappellera que Clastres lie le contrôle (conscient ou non) de la taille du groupe à la volonté d’autonomie qui
l’anime.
35. Il ne doit pas faire violence au groupe mais démontrer qu’il est en mesure de faire l’usage de la violence que l’on requiert de lui.
36. À l’ère républicaine, détournement de fonds publics.
37. « […] les villages s’exposent constamment à perdre le contrôle de leur production musicale » (Lortat-Jacob 1994 : 72).
38. Les turbulentes tribus turkmènes qui se sont installées dans ces territoires il y a plusieurs siècles et dont la sédentarisation ne s’est pas faite
sans heurts. Ainsi, à Acıpayam, petite ville paisible, l’on se rappelle et l’on chante encore les hauts faits du Bey des Avşars dont on glorifie
l’esprit d’« indépendance et de rébellion » (Cler 1998 : 44). Plus généralement, le mot zeybek renvoie simultanément à la danse et à la figure du
« bandit d’honneur » que cette danse met en scène.
39. Violence symbolique qui tient au pouvoir de la musique. Ce « pouvoir qu’exerce la musique » devient par la force des choses « pouvoir
qu’exerce le musicien sur l’auditeur ». N’est-ce pas également une restriction de ce pouvoir qu’espère opérer – par des moyens et dans des
optiques fondamentalement différentes de celles que nous évoquions – moralistes et censeurs de tous poils ?

RÉSUMÉS
Dans les chaînes des montagnes pontiques du nord-est de la Turquie, derrière les brumes d’une des régions les plus pluvieuses au monde, se
cache une mosaïque hétéroclite de peuples unis par une passion commune pour les armes à feu, un nationalisme exacerbé, et une musique
d’une force inouïe où résonnent heurts et éclats. Aux portes du Caucase, la violence est omniprésente et la musique n’échappe pas à cette
fièvre… si elle ne participe pas à la mettre en scène. En étudiant plus spécifiquement le horon, danse en cercle, danse de groupe menée autant
par la vièle kemençe ou la cornemuse tulum que par les clameurs des participants, il s’agira de mettre en évidence de quelle manière une
certaine violence (physique et sonore) redéfinit les logiques sociales et musicales. Et ce faisant, partir sur les traces de Pierre Clastres
(Archéologie de la violence).

AUTEUR
NICOLAS ELIAS

Doctorant au Centre de recherche en ethnomusicologie (Université Paris-X Nanterre), sous la direction de Jean During, et chercheur associé à
l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes. Il étudie les musiques des montagnes pontiques (province de Trabzon, Nord-est de la Turquie) et leur
reterritorialisation en Grèce après l’échange de population de 1923. Dans le cadre du Master 2, il s’est intéressé à la pratique du lavta, et aux
allers-retours de cet instrument entre Istanbul et Athènes (« Lavta: étude pour un luth d’Istanbul», sous la direction de Makis Solomos,
Université Montpellier 3).
Des affects entre guillemets. Mélodisation de la
parole chez les Yézidis d’Arménie
Estelle Amy de la Bretèque

1 Alagyaz, village yézidi du plateau d’Aparan, Arménie, avril 2007  1 .


2 Assise à la table de sa cuisine, les coudes posés sur la nappe en toile cirée jaunie, Altûn Mîrzoevna discute de
tout et de rien avec Cemilê, l’infirmière du village. Coût de la vie, astuces pour maigrir, charme de Poutine,
interdits alimentaires, Altûn commente avec entrain et humour. La conversation suit son cours. Le sujet de
l’assassinat à Moscou en 1996 de Çeko Xidir, chef de gang yézidi est abordé. Altûn soupire. Mère de trois
filles et d’un fils, Altûn fait partie de ces femmes dites « au cœur brûlant » (dilşewat), celles qui vivent un
chagrin inconsolable, un deuil non accompli. Altûn dit avoir perdu la vie à la mort de son fils, tué en
Ukraine. « Depuis que mon fils est mort, je ne chante plus, je dis des paroles sur mon fils », dit-elle. Au
village, Altûn est connue pour ses « paroles sur » (kilamê ser).
3 Les Yézidis réservent le mot chant (stran) aux répertoires liés à la fête et à la joie. Les répertoires de la peine
et de la nostalgie sont qualifiés de kilamê ser, littéralement « parole sur… » ou « parole à propos de… »  2 . Il
n’est ainsi pas rare qu’au fil d’une conversation, l’interlocuteur, ou plus fréquemment l’interlocutrice,
entame un kilamê ser. Cet énoncé mélodisé peut être un éclairage ou une précision concernant le sujet
abordé au préalable dans la conversation. Il est alors un développement mélodisé d’une pensée exprimée
d’abord par la parole. Le passage à la partie mélodisée est souvent progressif. Certaines phrases sont entre
le parlé et le chanté, on glisse d’un type d’énonciation vers un autre. Parfois aussi, cette « parole sur » vient
s’insérer dans la conversation comme une parenthèse. N’ayant rien à voir avec ce qui a été dit auparavant,
ni ce qui va être dit par la suite, l’énoncé est alors un moment d’épanchement d’une douleur personnelle.
Les « paroles sur » permettraient d’apaiser un cœur brûlant (dilşewat). Ces paroles mélodisées sont en effet
des énonciations liées à la douleur, à la peine, à la nostalgie : décès d’un proche, situation d’exil.
4 Cette pratique de mélodisation de la parole de peine dans la conversation courante n’est pas spécifique aux
Yézidis de Transcaucasie. Des traditions similaires ont été décrites dans la communauté kurde d’Irak et de
Turquie  3 . Et s’il n’y a que peu d’études sur ce type d’énoncés, on peut penser que des pratiques semblables
pourraient exister dans d’autres communautés du Proche et Moyen-Orient. Le but de cet article n’est
cependant pas de décrire la spécificité ou non-spécificité des « paroles sur » des Yézidis de Transcaucasie.
La question est ici, en prenant un exemple précis, d’essayer de comprendre le statut de ces énoncés
mélodisés insérés dans la conversation quotidienne. Le choix de dire des paroles tristes en les mélodisant
est en effet intéressant à plusieurs égards. Pourquoi en effet donner un statut particulier à ces énoncés de
peine ? Qu’est-ce que la mélodisation ajoute à ces mots ? Quel est le rapport entre l’usage quotidien de la
langue, et la parole mélodisée ? L’analyse de la « parole sur » mélodisée par Altûn Mîrzoevna, dans sa
cuisine, au village d’Alagyaz en avril 2007, permettra de donner quelques pistes de réponse jetant une
lumière nouvelle sur les rapports entre langage et musique dans l’expression des affects  4 .

Parler vs chanter
5 Les répertoires des Yézidis sont avant tout vocaux. Ils sont interprétés le plus souvent dans un contexte
rituel (mariages, enterrements et fêtes calendaires). Ils peuvent aussi être liés à des circonstances plus
intimistes : dans les cuisines, près du poêle, ou dans les pâturages estivaux (zozan). Lors de funérailles, il
n’est pas rare d’inviter un chanteur et deux joueurs de duduk au chevet du défunt  5 . De même, les hommes
des castes de religieux énoncent des prières (qewl et beyt) et des lamentations, contre rémunération, lors
des enterrements, mariages et fêtes calendaires. Les pratiques non professionnelles sont souvent celles des
femmes : chants responsoriaux dans les mariages ou les fêtes calendaires, mais surtout lamentations, lors
des enterrements ou des fêtes de commémoration des défunts.
6 Deux types de hautbois constituent les principaux instruments : le duduk et le zurna  6 . Le duduk a une
grosse anche, il joue dans un registre assez grave, tandis que le zurna a une petite anche et joue dans un
registre plus aigu. Ils sont tous deux joués avec la technique du souffle continu. Les duduk sont souvent
joués par paires : un duduk tient le bourdon, un autre joue la ligne mélodique. Quant au zurna, il est toujours
accompagné d’un dohol, tambour sur cadre biface joué avec deux baguettes. Ces instruments ne sont pas
propres aux Yézidis, ils sont utilisés dans de nombreux répertoires dans tout le Moyen-Orient (et jusque
dans les Balkans pour le zurna). Chacun de ces hautbois est lié à une vocalité particulière. Le jeu du zurna est
qualifié de « chant » (stran), tandis que celui du duduk est qualifié de « parole sur… » (kilamê ser…).
7 Cette distinction entre « chant » et « parole sur » est à la base de la pensée musicale des Yézidis d’Arménie :
toute énonciation mélodisée appartient à l’une de ces catégories musicales. Le « chant » (stran) est mesuré,
dansé et associé à la joie. Les « paroles sur » (kilamê ser) sont chantées sur un rythme libre et associées à la
peine et la nostalgie. Cette dichotomie entre « chant »/» parole sur » est liée à des sentiments précis : la
« parole sur » est liée à la peine (xem), le « chant » est lié à la joie (şabûn). Pour les Yézidis de Transcaucasie,
xem et şabûn sont associés à un ensemble de rituels, d’occasions, d’actions et de sentiments. Xem est aussi
bien la peine, le deuil, la blessure, l’isolement, l’éloignement, l’exil (xerîb), l’absence, la perte, le sacrifice
(qurban), le don de soi et la fête des tombeaux (roja mazala). Quant à Şabûn, c’est aussi bien la joie, le soleil
(şems), les mariages (dawat), le foyer (ocax/mal), les fêtes calendaires telles Roja Ezîd  7 et Xidirnebi  8 . Şabûn
est ainsi associé au zurna, au dohol et à la danse (govend), tandis que xem est associé au duduk. Dans le stran,
les paroles comptent peu, le zurna n’est pas porteur de parole. Les chants ont des paroles, mais elles sont,
d’une certaine manière, accessoires. Personne n’y prête attention. À l’inverse, dans les kilamê ser, le contenu
sémantique est au centre de l’attention des auditeurs. Le duduk lui-même est dit parler. On peut ainsi établir
le tableau suivant :
CHANT (Stran) PAROLE SUR (Kilamê ser)

Voix ou zurna Voix ou duduk

Mesuré (takle) Non mesuré (betakle)

Danse Écoute

Joie (şabûn) Peine (xem), nostalgie (derd), exil (xerîb)

Paroles qui comptent peu Primauté des paroles

Le zurna est dit chanter Le duduk est dit parler

8 Les « paroles sur » peuvent être entendues dans des occasions diverses. Elles sont très présentes dans les
funérailles et les fêtes calendaires estivales (fêtes des Tombeaux – Roja Mazala). Elles peuvent aussi être
énoncées dans les pâturages l’été ou autour du poêle l’hiver. Le poste de télévision, allumé en continu dans
la pièce de vie, contribue au programme musical : les chaînes satellites kurdes de Turquie et d’Irak diffusent
de nombreux stran mais aussi des kilamê ser.
9 Dans les commentaires des Yézidis, ces « paroles sur » peuvent se décliner de multiples manières : paroles
sur l’exil (kilamê ser xerîbiye), paroles sur l’héroïsme (kilamê ya meraniya), paroles sur les funérailles (kilamê
ser şine), paroles sur le mort (kilamê ser miriya), paroles sur le malheur (kilamê ser derane), paroles de
nostalgie pesante et de douleur profonde (kilamê ya derda)… Toutes ces énonciations évoluent dans la même
sphère affective.

Les rossignols de Bagdad


10 Dans la cuisine de son foyer paternel, Altûn discute avec Cemilê, l’infirmière du village venue lui prendre la
tension et lui expliquer le fonctionnement du glucomètre. Parlant de ses problèmes de santé, des
démarches qu’elle devait accomplir pour pouvoir se rendre à l’hopital sans payer, Altûn en vient à parler de
son fils décédé. À ce moment, l’énoncé devient mélodisé.
« parole » (kilam)
ALTÛN : Il faudra que je te montre mon passeport et mon ordonnance.
CEMILÊ : Je regarderai ça et je t’expliquerai. Il est important que tu saches te servir de ce truc (glucomètre).
ALTÛN : Ah… depuis que mon fils a été tué, je ne dis que des paroles sur mon fils.

Fig. 1. Altûn Mîrzoevna, Alagyaz, avril 2007.

Photo Estelle Amy de la Bretèque.


« parole sur » (kilamê ser)

1 Ah, j’ai dit : « si mon fils n’avait pas été tué dans la maudite Ukraine Ax, mi go bira wêrana Ûkraînê nekuştana lawê
min

2 Si la fille de mon frère n’était pas morte brûlée Bira neşewitya qîza birê min

3 Si mon frère n’était pas mort d’un infarctus Bira înfartê lênexista birê min

4 Si le père de mon Romîk n’avait pas été fusillé » Bira xwe gullenekira Romîkê bavê min

5 Eman, eman Eman, eman

6 J’ai dit : « Le destin est traître Mi go felekê xayînê

7 Il embrasse la mère de jeunes enfants Daykê xorta dixapînê

8 Il se fait l’ennemi des mères » Daykara naê yole kane

9 J’appelle à l’aide, mais il n’y a pas d’aide Hewar dikim, hewar naê

10 Ma voix n’atteindra pas les rossignols de Bagdad Dengê min naçe şarûr bilbilê vê Bex’daê
11 J’ai dit : « Şalîko, fils, ne sois pas ainsi avec moi Mi go : Şalîko lao, were vê yekê minra neke

12 Laisse l’Ukraine maudite Terka wêrana Ûkraînê bike

13 Quel dommage pour ta mère Dayka te guneye

14 Ne deviens pas vagabond Neke p’izka serê rya

15 Ne deviens pas orphelin ». Neke hêsîra ber derya

16 Ah j’ai dit : « Sêroj, mon frère Ay, mi go : Sêroj, birê mino

17 Ne pense pas à la mort maudite » Wêrana mirinê neke dilê xwe

18 Romîk, fils, j’ai dit : « Ne fais pas de ton sort une balle (de fusil) » Romîk lao, mi go gullê neke p’ara xwe

19 Ah, j’ai dit : « Je n’ai pas de fils Ay, mi go tune kurê min

20 Mon espoir était en mes frères Guman hebû birê min

21 Pour qu’ils portent mon cercueil à ma mort Çaxê bimrama, wê biketana bin çardara min

22 Père, Romîk aurait posé sa main sur mes yeux Romîkê bavê min wê destê xwe bida ser ç’evê min

23 Il aurait chassé tous les chagrins et malheurs de mon cœur ». Ew hemû kulê dinê derxista ji dilê min

24 Ay li minê, ay li minê, ay li minê Ay li minê, ay li minê, ay li minê

25 Que faire de cette mort ? Ezê çawa bikim xwe vê mirinê

26 Comment ces yeux noirs, cette haute taille, ce bon danseur est-il tombé sous terre ? Ç’ev-birîê belek, bejna bilind, bejna reqasçya, Xwedêva
eyane, çawa ax ketinê

27 J’ai dit : « Je n’ai ni père, ni mère » Ay mi go tunene dê û bavê min

28 J’ai peur, si je m’approchais du portail de la maison de mon père, Ditirsim çaxê bême ber derê mala bavê xwe

29 Ma peur tremble devant elles : les femmes de mes frères sont les filles d’étrangers. Tirsa min wê tirsêye – jinê birê min qîzê xelqêne

30 Elles diront : « Qui est-elle ? » Wê bêjin kêye, kê nîne

31 Elles diront : « C’est une vagabonde, elle est venue, elle va partir » Wê bêjin rêwî bû, xwera hat, dagerya

32 Je dirai alors : « La maison des voisins est meilleure que celle de mon père » Ezê paşê bêjim : mala cînara mala bavê min çêtire

33 Je dirai : « Romîk, fils, Şalîko, fils, frère Seroj Ezê bêjim : Romîk lao, Şalîko lao, Seroj bira

34 Vous et moi sommes en exil Xerîb ez û hûnin

35 Nous nous assiérons sur les rives d’une rivière aux eaux troubles ». Emê rûniştine ber ç’emekî şêlûne

36 Dieu, comme les frères et sœurs manquent l’un à l’autre Hewara Xwedê, xûşk û bira çiqas hezretê hevdune

37 Ax li minê, wey li minê, le destin est traître Ax li minê, wey li minê, felekê xayînê

38 Il trompe les mères de jeunes gens Dayka xorta çawa dixapînê

39 Je viendrai mélanger la neige à la pluie Ezê bêm berf û baran tevîhevkim

40 Je prendrai une cruche au cou fin Misînekî halê dilê xwera devziravkim

41 Tant que je suis vivante, mon chagrin pour Romîk, mon fils, pour mon père, pour mon Hetanî xweşbim, te’lya lawê xwe Romîkê, bavê xwe,
frère Seroj, ne seront pas échangés pour une autre peine Serojê birê xwe tevî t’u te’lya nakim

42 Si moi, malheureuse, je m’incline devant quelque chose Gava sondeke min, porkurê, hebe

43 Je dirai : « Je baisserai la tête devant mon frère resplendissant » Ezê bêjim serê birê xweyî kawî-kubarkim
44 Que le destin de mon frère et du fils de mon frère soit maudit Mirazê birê xwe, kurê birê xwe, birê xweyî reşkim

45 À l’aide, à l’aide, à l’aide par Dieu. Hewar, hewar, hewara bi Xwedêye.


« parole » (kilam)
ALTÛN : Je dis mon chagrin, ce qui vient de moi
E : Qu’est-ce que tu viens de dire ?
ALTÛN : Une parole sur le mort
E : Pas sur l’exil ?
ALTÛN : Non, pas sur l’exil
11 Altûn jette un coup d’œil par la fenêtre, puis raconte : « Si j’avais su que j’allais perdre mon unique fils, je
me serais remariée ! J’avais encore l’âge d’avoir des enfants. Ah je suis exilée ». Altûn a 51 ans. Mariée à 13
ans, elle en avait 26 lorsqu’elle devint veuve. Cemilê, un sourire dans le regard, lui répond qu’il n’est jamais
trop tard pour se remarier. Le rire d’Altûn résonne dans la pièce. La conversation changera ensuite de sujet.
Altûn et Cemilê raconteront le divorce d’Îta, une jeune fille du village qui s’était mariée à un Yézidi de la
région de Krasnodar (Russie)…
12 Cet exemple est assez typique de la façon dont les « paroles sur » peuvent être glissées dans les discussions
quotidiennes. Au détour d’une conversation, quand le sujet est douloureux, l’énoncé peut devenir mélodisé.

Motifs poétiques
13 Le niveau sémantique et symbolique des « paroles sur » révèle de nombreuses accroches émotionnelles. Ces
motifs poétiques sont notamment l’exil (xerîb), le sacrifice (qurban), les formules de peine telles wey le mîne
et des métaphores plus ou moins usuelles dans ce genre d’énoncés. Combinées à la mélodisation, dont il
sera question ci-dessous, elles caractérisent cette manière d’utiliser le langage qu’est le kilamê ser.

Exil  9

14 Altûn évoque l’exil de son fils Romîk vers l’Ukraine (1) et le destin tragique qu’il a rencontré (4). Depuis la
fin de l’URSS, de nombreux Yézidis d’Arménie ont émigré vers la Russie et l’Ukraine. Dans ces terres d’exil,
la « mafia » yézidie est connue de tous. Les lignes 27 à 34 font aussi référence à l’exil (xerîb)  10 . L’exil est un
sentiment particulièrement important pour les Yézidis. Il est à la fois la mort, l’éloignement physique des
siens pour une terre étrangère et la perte des piliers du foyer. Les lignes 33 et 34 témoignent du
plurisémantisme du mot xerîb. Littéral ou métaphorique, le terme renvoie à un état émotionnel particulier :
la douleur de la perte. Altûn se dit exilée, de même que son petit-fils Romîk, son fils Şaliko et son frère
Seroj. L’exil réunit ainsi la mort (pour son frère Seroj et son fils Şaliko), la perte du père (pour Romîk) et la
perte du fils (pour Altûn).
15 Dans les « paroles sur », la mort est présentée comme un exil. On parle d’un départ du mort vers un
ailleurs : un exil en attendant que l’âme réintègre un corps. Xerîb peut aussi faire référence à un
exil » originel » d’Anatolie (Antep, Kars, Van) concernant tous les Yézidis 11 . Le terme peut aussi renvoyer
au fait de quitter sa maison, son village, voire l’Arménie. Xerîb est encore la situation de l’épouse qui part
vivre hors de son lignage et de son foyer paternel lorsqu’elle se marie 12 . On notera qu’Altûn dit sa
« parole sur » dans son foyer paternel dans lequel elle est en principe une étrangère, d’où les vers 28 à 35.
Ils font écho à des discussions conflictuelles qu’Altûn avait à l’époque avec ses belles-soeurs qui occupaient
la maison. Le mot xerîb peut enfin signifier ce qui est dehors, et donc l’étrange, l’étranger, l’ennemi. Cette
fusion ou confusion entre étranger et ennemi en dit long sur l’importance et l’affection que l’on porte
envers les siens, sur l’importance de la scission entre « nous » et « les autres ». Xerîb exprime ainsi non
seulement un rapport à l’espace et à l’autre, mais aussi un sentiment de grande douleur ; une nostalgie
profonde exprimée musicalement dans la « parole sur », qu’elle soit énoncée dans la conversation
quotidienne, dans les funérailles ou par le jeu du duduk 13 . Chacun connaît ainsi au cours de son existence
plusieurs situations d’exil.

Sacrifice (qurban)

16 Dans la « parole sur », le sacrifice de soi est une thématique récurrente. Le terme le plus fréquemment
employé est celui de qurban, littéralement, le sacrifice animal 14 . Qurban est également présent dans le
langage quotidien des femmes. C’est un « mot doux » des mères à leurs enfants (qurbana min : mon
sacrifice). Il peut être alors compris au sens de l’amour par le don de soi. Les femmes, notamment après la
quarantaine, affirment très souvent vivre en souffrance, vivre les malheurs des autres.
17 Altûn n’emploie pas le mot qurban dans son énoncé, mais la thématique du don de soi est cependant
présente dans les lignes 41, 42 et 43. Altûn y promet de garder en elle, jusqu’à sa mort, la peine de la perte
de son fils et de son frère, et du statut d’orphelin de son petit-fils.

Formules en onomatopées

18 Des formules au sémantisme limité ou inexistant, mais évoquant pour tous la douleur et la peine, sont
utilisées dans les « paroles sur ». Altûn en emploie aux lignes 24 et 37. L’expression Ax li mine (37) signifie
littéralement « ax sur moi ». « Ax » (prononcer « ah ») étant une onomatopée qui, un peu comme son
équivalent français, est associée à l’idée d’un soupir profond. Ay li mine (24) est une expression synonyme.
Wey li mine (37) signifie « wey sur moi », wey étant une autre interjection employée à l’annonce d’une
mauvaise nouvelle, ou face à un étonnement profond. D’autres formules sont plus difficilement traduisibles,
telles loylo, loylo, ou de le waê, wî de yoyo ou encore ax le waê.
19 Associées au chagrin, ces formules ont un rôle de déclencheur des émotions 15 . Elles évoquent tout un
champ de souvenirs et d’images. À ma question sur le sens de ces expressions, Altûn répondit : « Tu dis wey
le minê en pensant à ton malheur. Moi j’en ai beaucoup [de malheurs], et ils sont tous dans wey le minê. Mon
fils en premier bien sûr, c’est à lui que je pense le plus. Mais les malheurs des autres sont différents des
miens, alors chacun pense à sa souffrance, chacun pense à sa vie ». Cemilê, qui assistait à la discussion,
précise qu’en entendant cette même formule elle pense à une photo de sa mère défunte en habits de fête et
aux pâturages estivaux (zozan). Chacun illustre intérieurement cette formule de malheur, avec ses propres
images, au sens des souvenirs, du vécu…
20 Pour les Yézidis, le duduk aussi dit des « paroles sur ». On l’entend en particulier dire wey le mine, comme
dans les énoncés verbaux mélodisés… À moins
Fig. 2. Fîdan, la mère de Cemilê en habits de fête
Photo Estelle Amy de la Bretèque.

de percevoir à l’inverse les formules comme wey le mine, en substituts vocaux du jeu instrumental. En tout
cas, les commentaires sur le jeu du duduk montrent que, pour dire des « paroles sur », il n’est pas nécessaire
de les énoncer verbalement  16 .

Figures poétiques

21 Les métaphores ou expressions imagées sont courantes dans les « paroles sur ». Altûn en utilise plusieurs.
Elle évoque les rossignols de Bagdad (10), qui, dans l’imaginaire des Yézidis, renvoient à un ailleurs
merveilleux (que personne n’a jamais vu). Par l’expression « Je mélangerai la neige à la pluie » (39), Altûn
évoque les réalités diverses qui doivent cohabiter, soulignant ainsi les obstacles qu’elle doit surmonter dans
son malheur. Quant à l’expression « Je prendrai une cruche au cou fin » (40), elle rappelle à tous la coutume
de l’eau versée sur le sol au moment du départ d’un proche en signe de protection. Aux limites de
l’intelligible, ces expressions imagées ne sont pas explicitées ni commentées par l’énonciateur. Elles font
partie des références partagées par tous et interprétées par chacun à sa manière.

Mélodiser la parole
22 La « parole sur » d’Altûn s’insère dans la conversation quotidienne. Le passage de la voix parlée à la voix
chantée est progressif. Le début de sa « parole sur » est un parlé rythmé qui, petit à petit, se mélodise sur
un ambitus assez réduit.
Fig. 3. Au zozan (pâturages estivaux). Août 2007.
Photo Christophe Kebabdjian.

23 Appelée par les musiciens professionnels yézidis betakle (sans rythme), la « parole sur » n’a pas de rythme
isochrone. La logique rythmique de chacune des phrases mélodiques n’est pas celle du rythme de la parole :
certaines syllabes sont étirées, en particulier en fin de phrases. Les fins de phrases mélodiques et
sémantiques coïncident avec la reprise du souffle (axîn).
24 Les « paroles sur » relèvent d’une énonciation qui est aisément qualifiable de chant pour des oreilles non-
yézidies. La « parole sur » d’Altûn, comme l’ensemble des « paroles sur », est soutenue par le modèle
mélodique suivant : un « plateau récitatif » plus ou moins long sur deux ou trois notes, puis, en fin de
phrase, une descente sur quelques notes. Ce schéma est répété à chaque phrase à des hauteurs variables,
suivant une pente dans l’ensemble descendante. Par exemple, si la première phrase est construite autour
d’un si :

25 la deuxième pourra commencer par un la :

26 et la troisième par un sol :

27 Après quoi, l’énonciatrice pourra reprendre sur un si, ou même sur un do, produisant dans ce cas un effet
dramatique :
28 Chacun de ces plateaux peut être répété plusieurs fois avec des paroles différentes. Dans l’ensemble, il est
difficile de prévoir quand la chanteuse descendra d’un plateau à l’autre, et le nombre de plateaux qu’elle
choisira de marquer entre le haut et le bas de l’ambitus. Les « paroles sur » du duduk ou des chanteurs
professionnels sont construites sur le même modèle, mais sont en général plus ornementées que celle
d’Altûn.
29 Altûn affirme que, dans les « paroles sur », seuls les mots comptent. Et de fait, personne ne commente ni la
ligne mélodique, ni la voix des énonciateurs. Sauf cas particulier, on ne dirait pourtant pas de kilamê ser
sans mélodisation. Certains indices montrent que cet élément rajoute une « épaisseur ». Il est par exemple
possible de dire les mots d’une « parole sur » en présence d’un nourisson, mais il est fortement déconseillé
de mélodiser ces paroles. Car, même ceux qui ne comprennent pas les paroles (ce qui est sûrement le cas
des nouveaux-nés), sont sensibles à la mélodisation particulière des kilamê ser.
30 Pour comprendre la spécificité des kilamê ser, il faut comparer leur courbe mélodique à celle de la parole. On
a coutume de définir l’intonation, comme l’ensemble des « schémas typiques de la mélodie de la parole
ayant une signification fonctionnelle » (Riegel, Pellat et Rioul 1994 : 61). L’intonation de la voix parlée est
généralement considérée comme un marqueur de l’émotion. Elle s’ajuste au sens des mots en en faisant
ressortir des dimensions sémantiques particulières. Or, dans la parole chantée, ce sont les mots qui se
moulent dans une ligne mélodique passablement figée. Une partie des marqueurs pragmatiques utilisés
dans la parole sont donc absents, ou, en tout cas, moins présents. Pourquoi donc mélodiser ces énoncés qui
sont chargés d’affects particulièrement intenses ?

Des affects entre guillemets


31 La « parole sur » est déployée dans une temporalité beaucoup plus large que la parole ordinaire : l’énoncé
d’Altûn a duré presque cinq minutes, alors que non mélodisé, il aurait pu être dit en moins de deux
minutes. Les mots sont énoncés plus lentement que dans le langage quotidien, et l’espace de l’énonciation
est empli des sons tenus de la « parole sur ». Les auditeurs écoutent cois, les enfants sont éloignés, les
larmes coulent. La « parole sur » est ainsi placée dans un espace et une temporalité autres.
32 Les kilamê ser sont conçus comme une unité. Altûn, terminant son énonciation mélodisée, a qualifié ses
propos de : « une parole sur le mort ». À l’intérieur de cette entité, les discours rapportés sont fréquents. Ils
paraissent parfois faire référence à des énonciations passées (j’ai dit : « … »), parfois futures (je dirai : « … »),
parfois encore à des énonciations au présent mais avec une prise de distance (je dis : « … »). La « parole
sur » est ainsi non seulement le temps présent de l’énonciation, mais aussi celui des souvenirs évoqués, ou
encore celui d’hypothèses, de pensées et d’aspirations…
33 En kurde, l’usage du discours rapporté direct est de loin le plus répandu dans la langue orale  17 . Mais cette
préférence de la langue est encore plus marquée dans les moments de récits tristes. Omniprésents, les
discours rapportés multiples (j’ai dit : « … », je dis : « … », elle dit : « … ») ponctuent alors les paroles,
multipliant les énonciateurs. Dans la « parole sur », le pronom « je » ne renvoie alors plus nécessairement à
l’énonciatrice. Sa référence se perd parfois dans l’imbrication de discours rapportés. Ceci est
particulièrement clair dans les kilamê ser chantés dans les funérailles où le procédé permet d’impliquer les
participants au rituel en les évoquant ou en parlant en leur nom. Altûn chante : « J’ai dit : ‹ Je n’ai ni père ni
mère › » (27). Cette affirmation pourrait faire référence à un événement passé. Elle pourrait alors être
véridique ou non (Altûn a peut-être dit ‹ je n’ai ni père ni mère › ou peut-être pas). Mais elle chante aussi,
faisant parler les femmes de ses frères : « Elles diront : ‹ Qui est-elle ? › » (30), construisant ainsi un dialogue
hypothétique placé dans l’avenir. Même s’il fait écho à des discussions bien réelles, comme nous l’avons vu
précédemment, le futur lui donne une dimension imaginaire. Les « paroles sur » sont d’ailleurs parfois
appelées dirok, mot qui désigne aussi les récits légendaires et les contes. Dans l’ensemble, il est difficile de
distinguer au sein des kilamê ser ce qui doit être pensé en terme de vrai ou de faux. Les kilamê ser sont non
seulement le récit de chagrins personnels, mais aussi des paroles nimbées de fantastique.
34 L’usage quasi constant de formules telles que « J’ai dit : ‹…› » ou « Je dis : ‹ … › » matérialise des guillemets à
l’intérieur de la « parole sur » et renforce l’impression de citation, établissant d’emblée une distance entre
l’énonciateur et sa propre parole. En typographie, les guillemets sont employés pour isoler un mot ou un
groupe de mots cités ou rapportés, pour s’en distancier ou encore pour les mettre en valeur (Riegel, Pellat
et Rioul 1994 : 94). Le signe marque un changement de niveau énonciatif. C’est un effet similaire qu’opère la
mélodisation de la parole chez les Yézidis. Comme l’explique Bakhtine (1977 : 161), « Le discours rapporté,
[est] le discours dans le discours, l’énonciation dans l’énonciation, mais c’est en même temps un discours
SUR le discours, une énonciation SUR l’énonciation »  18 . Ainsi compris, le discours rapporté est un acte
d’extraction d’un énoncé de son contexte qui oblige à juger, peser et évaluer ce dernier – comme il en sera
pour l’acte d’insertion. Penser l’énonciation entre guillemets permet à l’énonciateur, le temps de
l’élocution, de jouer un rôle différent de celui tenu au quotidien, plaçant par la même occasion sa parole à
un autre niveau.
35 Selon Sperber (1974), la mise entre guillemets est le propre du savoir symbolique. Contrairement au savoir
encyclopédique, celui-ci n’est pas directement référentiel. Il construit plutôt un univers dans lequel le
jugement de vérité se trouve en quelque sorte suspendu. De ce point de vue, l’introduction « J’ai dit : ‹… › »
compte plus que les affects qu’elle permet d’exprimer. Seules les énonciations liées à la peine peuvent
recevoir une mise entre guillemets supplémentaire qui est la mélodisation.
36 Par des procédés énonciatifs spécifiques, ces paroles chargées d’affects particulièrement intenses se
distinguent de l’usage quotidien de la langue. Dans un cadre défini par une temporalité spécifique, une
omniprésence du discours rapporté et par la mélodisation, l’énoncé est dépersonnalisé et autonomisé. La
mélodie crée un moule en un sens plus neutre que l’intonation de la parole simple. Toutes les « paroles
sur » sont mélodisées plus ou moins sur la même courbe, qui est en elle même porteuse d’une certaine
émotion (par exemple, dans le cas du duduk, la mélodie a une efficacité à elle seule). Ce procédé place la
« parole sur » dans un univers suspendu, permettant à chacun d’y entrer ou aux émotions d’en sortir. C’est
dans ce cadre défini par les guillemets de la mélodisation qui soulignent et renforcent ceux du discours
rapporté que se dessine l’espace d’empathie entre le locuteur, le kilamê ser et l’auditoire.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Le Yézidisme est un système religieux qui a des points communs avec les grandes religions monothéistes ainsi qu’avec les hétérodoxies du
Moyen-Orient (Kreyenbroek et Rashow 2005). Il est lié à une organisation sociale particulière fondée sur des groupes sociaux hiérarchisés,
endogames et héréditaires que les Yézidis appellent des « castes » (kasta, cf Kreyenbroek 1995, Omerxalî 2005). Ce système ainsi que des
croyances comme la métempsycose caractérisent les Yézidis par rapport aux populations majoritaires. Les Yézidis sont kurdophones. Ils vivent
principalement au nord de l’Irak, en Géorgie et en Arménie.
2. Les « paroles sur » sont parfois appelées dirok, mot qui recouvre aussi les histoires racontées aux enfants et les récits légendaires.
3. Allison (1996 : 43) rapporte le cas de femmes kurdes d’Irak, qui, après la destruction de leur village d’origine, leur déplacement forcé à Qoş
Tepe et l’enlèvement en 1983 par l’armée irakienne de tous les hommes de la communauté, répondaient aux questions des journalistes
étrangers sur ce qui s’était passé par des lamentations mélodisées. Pour une étude sur les lamentations des femmes kurdes réfugiées dans les
bidonvilles de l’ouest de la Turquie voir Amy de la Bretèque (2004, 2010). Ces lamentations étaient souvent énoncées au cours de récits
personnels sur la guerre, l’exil vers les grandes villes ou d’autres événements dramatiques.
4. Cet article s’appuie principalement sur le travail ethnographique que je mène depuis 2006 dans les villages yézidis du Mont Aragatz en
Arménie.
5. Dans tous les cas, il s’agit d’hommes. Le jeu du zurna et du duduk leur est strictement réservé dans tout le Moyen-Orient (Delaney 1991 : 127).
Les chanteurs profesionnels sont aussi, à de rares exceptions près, des hommes.
6. Les autres instruments, très peu utilisés aujourd’hui par les Yézidis de Transcaucasie, sont des flûtes (bilûr) jouées par les bergers, des
tambours sur cadre (daf), une vièle à quatre cordes (kamanşa) et un luth à long manche (saz). Le synthétiseur a aussi fait son apparition,
notamment dans les mariages.
7.Roja Ezîd ou Roja Ezdiyan (littéralement le jour des Yézidis) est célébré autour du solstice d’hiver. On y danse au son de stran joués au zurna et
au dohol, ou, plus récemment, chantés par un chanteur professionnel accompagné d’un synthétiseur. Les stran au synthétiseur sont dans le style
rabiz (style musical urbain devenu très populaire dans l’Arménie post-soviétique).
8. Célébré autour du 15 février, Xidirnebi est une fête carnavalesque lors de laquelle les hommes dansent masqués à la nuit tombante à travers
tout le village, rendant visite à chacune des maisonnées.
9. Sur l’importance de l’exil dans la communauté yézidie d’Arménie voir Amy de la Bretèque (2008).
10.Xerîb est un mot d’origine arabe (garib) qui est présent dans beaucoup de langues du Moyen-Orient. Il est très présent dans les poésies et
chansons. Ce mot est très poétique en arabe classique et contemporain et a alors le sens d’étranger, au sens propre et figuré (étranger dans un
pays ou étranger dans sa pensée). D’autres sens existent en arabe, notamment bizarre, curieux, insolite, rare (littéraire). Lorsqu’il est associé à
d’autres mots, il peut signifier excentrique, original, loufoque (Reig 1983). En kurde, le mot xerîb peut être remplacé par xurbet, autre mot pour
l’exil(en turc : gurbet, de la mêmeorigine arabe – garib – que xerîb). Très usité par les Kurdes de Turquie, les Yézidis d’Arménie emploient plutôt
le mot xerîb.
11. Les Yézidis d’Arménie, originaires de Gaziantep, ont migré vers le Caucase en deux étapes. Fuyant les persécutions des musulmans, ils se
sont dirigés vers le nord-est : d’abord vers Van et Kars, puis, lors du recul des troupes tsaristes, dans le Caucase. Les vagues d’arrivée au Caucase
ont été en 1828-29 et 1915-16.
12. Lors du mariage, la mère de la mariée dit une « parole sur l’exil » pour sa fille qui quitte le foyer et part vivre avec des étrangers. Ce n’est
qu’en donnant naissance à un fils que celle-ci stabilise sa situation dans son nouveau foyer. À propos des lamentations pour la bru, voir
Rudenko (1982 : 14).
13. Le duduk a une importance toute particulière en Arménie : il est un symbole fort de l’« Arménité », symbole d’un passé douloureux commun.
Les Yézidis partagent cette souffrance avec les Arméniens.
14. Mot d’origine arabe présent dans de nombreuses langues de la région. Pour les Yézidis d’Arménie, ce mot est employé à la fois pour le
sacrifice des moutons lors de fêtes religieuses et, métaphoriquement, pour le don de soi. Il est parfois aussi traduit par « victime ».
15. On retrouve des interjections de ce type (évoquant tout un champ d’émotions, de ressenti, et d’images) dans nombre de traditions
lamentées. Des eleleu, aiaî et ototoi de la Grèce antique (Loraux 1999, Svenbro 2004) aux terirem de la musique byzantine (Jefferey 1992 :109,
Conomos 1974 : 261-86) en passant par les laïlaïlar des Azéris (Amy de la Bretèque, 2005) et les amanedhes (sing. amanes) du Rebetiko (Holst-
Warhaft 2003 :172-174), les interjections sont largement utilisées dans les énoncés tristes.
16. Le jeu du duduk est admiré et les joueurs de duduk sont respectés au même titre que les chanteurs. Les propriétés « parlantes » du duduk en
sont peut-être la cause. À l’inverse, jouer du zurna ou du dohol n’a rien de très honorable. Si on est mieux payé pour faire danser dans un
mariage (grâce à des paiements multiples : organisateur de la fête ainsi que commanditaire de chaque mélodie ou chanson) que pour faire
pleurer dans les enterrements, on est par contre plus estimé, plus respecté, dans le deuxième cas…
17. Le discours rapporté indirect existe surtout à l’écrit ou dans le parlé des intellectuels. Pour une analyse des formes du discours rapporté en
kurde (direct, indirect et indirect libre) voir Akin 2002. À propos du développement du discours rapporté indirect dans la littérature kurde voir
Aydogan 2006.
18. Les majuscules sont de Bakhtine.

RÉSUMÉS
Dans la communauté yézidie d’Arménie, la dichotomie « parlé vs chanté» est à la base de la pensée musicale. Le « chant» (stran) et la « parole
sur» (kilamê ser) sont des catégories d’expression ayant des caractéristiques émotionnelles spécifiques. En prenant pour exemple un kilamê ser
énoncé par Altûn Mîrzoevna, cet article analyse l’articulation entre musique, langage et émotions. Mise entre guillemets, la « parole sur» se
déploie dans un espace à part, créant un monde dans lequel la véracité et l’intonation de la parole sont en suspens. Le temps de l’énonciation
sort du réel: entre passé, présent et futur, il se déploie dans une temporalité beaucoup plus large que la parole ordinaire. L’espace de
l’énonciation, par l’étirement des paroles et par l’évocation des souvenirs et des images, est lui aussi beaucoup plus vaste que celui d’une parole
simple. Mélodisant ses émotions dans la conversation, Altûn crée un univers suspendu, celui de la peine (xem), de la douleur profonde (derd) et
de l’exil (xerîb).

AUTEUR
ESTELLE AMY DE LA BRETÈQUE

Doctorante en ethnomusicologie au CREM-LESC (UMR 7186). Ses travaux de recherche ont porté sur les cérémonies de deuil féminines en
Azerbaïdjan, sur les Molokanes de Transcaucasie, sur les lamentations des femmes kurdes déplacées dans les bidonvilles d’Istanbul et de
Diyarbakir, et enfin sur les Yézidis de Transcaucasie. Ses recherches actuelles dans la communauté yézidie portent sur les typologies musicales
des émotions et sur la manière dont la musique contribue à l’appréciation du pathos. Elle enseigne par ailleurs le gamelan javanais à la Cité de
la Musique (Paris).
Le musicien Yahyâ al-Nûnû. L’émotion musicale et ses
transformations (Yémen)
Jean Lambert

1 J’avais souligné dans La médecine de l’âme l’importance de la question de l’émotion musicale, de ses
différents modes d’expression et de sa codification sociale et culturelle dans le chant de Sanaa au Yémen
(1997). Je n’avais pourtant pas pu approfondir cette réflexion autant que je le souhaitais, en particulier sur
le plan des mécanismes individuels mis en jeu. Je me demandais en particulier comment rendre compte de
ces longues séances musicales auxquelles je participais à Sanaa avec le musicien Yahyâ al-Nûnû  1 , à la fin
des années quatre-vingt, puis à la fin des années quatre-vingt-dix  2 . Ces séances étaient des sortes de
marathons musicaux qui duraient de 3 h de l’après-midi à 7 h du matin. Yahya avait  3 une théorie assez
élaborée sur l’effet de sa musique sur l’émotion des auditeurs et souhaitait tester celui-ci, un peu comme en
laboratoire. Il préconisait lui-même de faire durer les séances toute la nuit, pour pousser au maximum sa
propre résistance physique et la nôtre.
2 Ces séances étaient donc surdimensionnées par rapport aux séances de qat quotidiennes, magyal, qui ne
durent « que » quatre ou cinq heures. Du point de vue de la tradition yéménite, elles équivalaient aux
veillées de mariage (samra), que la communauté villageoise ou de quartier passe à jouer, à danser et à se
distraire en assistant à des saynètes, sauf qu’ici, il n’y avait pas de mariage, et que la séance était plus
nettement centrée sur la musique. C’était aussi pour Yahyâ une manière de perpétuer des veillées musicales
similaires  4 qui, dans l’aristocratie de Sanaa, n’étaient pas liées à une fonction sociale particulière  5 .
3 Au cours de la séance, Yahya al-Nûnû immergeait ses auditeurs dans un « océan » de mélodies circulaires et
obsédantes qui continuaient à retentir dans les esprits bien après que la musique se fût tue. Simultanément,
chez lui-même, l’expression musicale donnait fréquemment lieu à une sorte de crise émotionnelle. Bien que
la tentation soit forte de parler ici de « transe », j’éviterai d’utiliser ce mot qui rend mal compte de réalités
si complexes : à quel niveau de conscience le musicien et l’auditeur étaient-ils transportés ? Que se passait-
il vraiment dans leur cerveau, dans leur esprit, dans leur cœur ? Et quelle relation y avait-il entre l’émotion
du musicien et celle des auditeurs ?
4 Si l’émotion et les sentiments sont depuis longtemps devenus des objets de l’anthropologie (Crapanzano
1994 et sa bibliographie), cette dernière a longtemps buté sur la difficulté à rendre compte de phénomènes
toujours plus intimes avec ses instruments sociologiques classiques : à partir d’une certaine échelle de
l’observation, le recours à des outils conceptuels plus spécifiques semble s’imposer (Bloch 2009 : 51). Les
sciences cognitives peuvent nous aider car, dans la mise en relation de l’émotion et de la musique, leur
apport est déjà considérable (pour ne prendre que quelques exemples récents, Mac Adams et Bigand 1994 ;
Scherer 1995 ; Juslin 1997). Cependant, elles se sont surtout cantonnées à des pratiques occidentales de la
musique. Elles ont aussi trouvé leur limite dans la multiplicité des facteurs en jeu  6 , en particulier celui du
contexte, pour des activités qui sont « des manières d’être dans le monde », non « des manières de penser
sur le monde » (Becker 2005 : 482). En retour, il faut bien reconnaître que l’ethnomusicologie, tout en
apportant dans les dernières décennies une foule d’observations de terrain, s’est cantonnée, sur le plan
théorique, à réaffirmer le lien entre l’expression de l’émotion et la diversité des cultures (Rouget 1980 :
409), sans fournir de points d’appui solides pour la comparaison. C’était d’ailleurs jusqu’ici l’orientation
dominante de ma propre démarche vis-à-vis de la musique au Yémen. Or il faut reconnaître que cela n’est
plus suffisant pour comprendre des objets aussi complexes, à la fois naturels et culturels. Malgré le fossé qui
les sépare encore, la convergence de ces deux approches paraît inéluctable  7 . Sur ce « chemin escarpé des
sciences musicales » (Lortat-Jacob 2009), il me semble que l’expérience très particulière du musicien Yahyâ
al-Nûnû pourrait être utile, quelle que soit sa singularité, ou peut-être justement en raison de cette
dernière.
5 Il faut d’abord noter que la recherche par l’expérimentation intéressait aussi Yahya al-Nûnû : celui-ci
attendait de moi que je lui amène de nouveaux auditeurs, notamment des étrangers, car il était
particulièrement intéressé à tester les effets de sa musique sur des sujets ne comprenant pas la langue
arabe. Il souhaitait comprendre plus précisément la nature de SA musique indépendamment de la
compréhension linguistique des textes, et surtout à partir d’un constat très naturaliste : comprendre l’effet
de la musique sur le psychisme humain. Pour ma part, cette approche m’intéressait, pour des raisons qui
convergeaient avec les siennes. Lui et moi considérions ces séances comme une sorte de laboratoire vivant.
C’est pourquoi la présente étude, qui tentera d’en rendre compte, est très peu extensive : il s’agit d’un cas
très particulier, d’une expérience vécue et restreinte, irréductible, mais qui me paraît significative par sa
profondeur et son caractère intensif  8 . On est donc ici à mi-chemin entre l’enquête de terrain et
l’expérience de laboratoire, en mettant l’accent sur l’observation qualitative…
6 Par ailleurs, il me semble que le caractère volontairement global de la praxis de Yahya al-Nûnû, couplé avec
la nature monographique de mon approche, peuvent fournir un modèle ayant une certaine valeur
heuristique pour l’interprétation de l’émotion musicale. Cette étude résulte d’une observation rapprochée
et continue, à la fois chez le musicien et chez les auditeurs. Sans les outils modernes de l’expérimentation
(ce n’était guère possible à l’époque), il faudra certes se contenter de l’observation traditionnelle et d’une
certaine dose d’introspection soutenue par mon expérience d’auditeur, mais non sans quelques références à
ce qui me semble pouvoir amorcer de futures convergences avec les sciences cognitives.

Des mélodies obsédantes au parcours obligé


7 Il faut d’abord rappeler que la musique du magyal et des veillées yéménites consiste principalement en une
suite musicale d’environ vingt minutes, la qawma, composée de trois parties dont le tempo va en
s’accélérant. Il s’agit donc d’une construction temporelle, d’un « parcours obligé » dont la dernière section,
le sâri‘, qui est la plus rapide, représente un sorte d’apogée créant une tension expressive dominée par la
jubilation, en même temps qu’elle représente un horizon d’attente chez l’auditeur (Lambert 2004 : 154-162) 
9 . Cette dimension temporelle permet de mettre en œuvre plusieurs stratégies esthétiques.

8 Pour ces longues séances musicales, Yahyâ al-Nûnû insistait toujours pour jouer le plus longtemps possible,
jusqu’au matin ; sinon, pour lui, cela n’en valait pas la peine. Nous faisions une pause vers minuit pour
souper (un repas à base de viande, supposé être énergétique), et nous reprenions le qat ensuite jusqu’au
matin. Le qat nous aidait à repousser les limites de la fatigue tout en faisant de la musique le plus longtemps
possible.
9 Concernant l’art de Yahyâ al-Nûnû, il faut évoquer ici la qualité très charnelle de sa voix, très masculine,
douée d’un grain particulier, peut-être lié au fait qu’elle était placée profondément dans la gorge, ce qu’il
assumait explicitement (et qui peut être favorisé par l’émission de la consonne pharyngale |‘ayn| en arabe),
mais pouvant aussi adopter des inflexions plus tendres, féminines ou mêmes enfantines 10 . C’était l’une
des plus belles voix du style religieux nashîd à Sanaa (voir le CD Yémen. Le chant de Sanaa. Yahya al-Nûnû,
Lambert 2001), ce dont il avait parfaitement conscience. De même, il faut mentionner son jeu de luth tantôt
très saturé, tantôt au contraire subtilement désincarné.
10 Chaque suite (qawma) durait de 30 minutes à une heure (donc, en général, plus longtemps que chez les
autres musiciens yéménites) et était séparée de la précédente par une courte pause, de cinq à dix minutes.
À nous autres, auditeurs, le jeu semblait se bonifier progressivement. En général, les deux ou trois
premières qawma étaient affectées d’une certaine lourdeur  11 , mais après, chaque suite nous paraissait
s’améliorer : dans la quatrième, la cinquième ou la sixième, il se produisait soudain un changement notoire,
une sorte d’allègement subtil, puis une sorte d’envol, un jeu du luth aérien et diaphane. Il semble que cette
impression était due en particulier à l’alternance de sons saturés où plusieurs cordes de l’instrument
étaient mises en mouvement simultanément, et de sons
Fig. 1. Tard dans la nuit, Yahyâ al-Nûnû (à droite) et Mohammed al-Khamîsî l’accompagnant au plateau en cuivre.

Photo Jean Lambert, 1997.

monodiques, « goutte à goutte », produits plus délicatement par le plectre. Avec la variation des inflexions
de la voix, le dialogue entre celle-ci et l’instrument, le jeu de la répétition et de la variation d’une mélodie,
toujours la même et pourtant toujours différente, les subtils passages d’un cycle rythmique à un autre, ces
changements étaient, autant qu’il m’en souvienne  12 , porteurs d’une intense émotion esthétique chez les
auditeurs, comme s’ils renouvelaient une sorte de paysage musical, nous le faisant voir sous un angle que
l’on n’avait pas soupçonné, et sans que l’on puisse comprendre comment on en était arrivé là. Nous avions
parfois littéralement l’impression que nous nous envolions avec ces sons enchanteurs. Et surtout, fascinés
par ces sensations furtives mais séduisantes, nous nous attachions de plus en plus à suivre la musique pour
essayer de ressentir à nouveau les mêmes sensations. Je me rappelle très bien ces moments comme étant
ceux où j’abandonnais toute prise de notes, toute prise de photos, et plus généralement, toute attitude de
distanciation. Je vivais entièrement avec la musique, tantôt concentré sur les sons eux-mêmes, tantôt
déviant vers une rêverie éveillée où la musique semblait elle-même me conduire, de son en son, d’image en
image, d’idée en idée. Souvent, je vérifiais a posteriori un effet similaire chez d’autres auditeurs, en
recueillant leurs commentaires spontanés (et en évitant de les suggérer moi-même). Tout ceci reste
d’autant plus subjectif que nous n’échangions guère à propos de ce que nous avions « vu » ou « vécu ». Tout
ceci aurait nécessité des moyens d’objectivation expérimentale 13 , ce qui n’était malheureusement pas
possible à l’époque.
11 Yahyâ al-Nûnû se faisait toujours un point d’honneur de chanter les poèmes intégralement. L’aspect
mélodique était proportionnellement moins varié que chez d’autres musiciens, mais cette apparente
monotonie était largement compensée par le développement des variations sur ce canevas mélodique de
base. Par ailleurs, s’il voyait qu’une mélodie avait plu à son auditoire, il lui arrivait de la jouer plusieurs fois
de suite, éventuellement en changeant les paroles.
12 Enfin, Yahyâ insistait pour dire à ses auditeurs que c’était surtout plus tard qu’ils allaient entendre sa
musique, pendant les jours suivants, dans leur sommeil et à l’état de veille, comme un écho de la
performance présente. Et que cette irruption involontaire de la musique susciterait en eux des souvenirs
personnels et des sentiments oubliés, que sa musique « chatouillerait » (daghdagh). On peut résumer ainsi
les manifestations émotionnelles que je pus constater alors chez les auditeurs :
Pendant les pauses, un état de fixation mentale sur la musique qui venait de s’arrêter, où l’auditeur laissait voyager les mélodies dans sa
tête, sans pouvoir s’en détacher ; cet état pouvait s’accompagner chez certains d’une forme de prostration ou de pleurs.
Après la séance, remémoration intermittente des mélodies (observée sur moi-même et sur de nombreux auditeurs), en général vécue
comme une expérience enchanteresse ; certains la verbalisaient en disant qu’elle évoquait des souvenirs intimes. Personnellement, il
m’arrivait presque systématiquement de fredonner involontairement certaines de ces mélodies de manière persistante, et la même chose
se produisait chez beaucoup d’autres participants, comme j’ai pu souvent le vérifier avec eux a posteriori.
D’autres auditeurs, au contraire, ayant une réaction négative vis-à-vis du charisme plutôt envahissant de notre ami musicien et de sa
musique, se mettaient en colère, quittaient brusquement la séance, etc. Cela affectait peu Yahyâ, qui considérait simplement que ces
auditeurs n’étaient pas sensibles à la musique, et que leur réaction était un mal nécessaire 14 .

13 Le phénomène de répétition mentale involontaire de mélodies est parfaitement décrit sur le plan
psychologique et neurologique par Oliver Sacks dans son livre Musicophilia, où il leur consacre tout un
chapitre, en y incluant sa propre expérience de mélomane. Ces mélodies obsédantes, qu’il appelle des « vers
musicaux » ou des « vers cérébraux », se trouvent aussi bien chez les gens bien portants que chez ceux qui
souffrent d’affections cérébrales (Sacks 2009, chapitre 5), et aussi, manifestement dans des cultures très
diverses. Pour notre part, nous resterons dans le domaine de la « normalité » mélomane non pathologique
(que Sacks évoque également dans son chapitre 4, sans d’ailleurs les opposer l’une à l’autre).
14 Oliver Sacks évoque aussi le caractère fragmentaire de ces mélodies, qui expliquerait en partie pourquoi
elles sont obsédantes : du fait que l’on ne reconnaît pas bien leur début et leur fin, elles ont naturellement
tendance à se mettre en boucle (Sacks 2009 : 69) 15 . Or, parallèlement à ce caractère fragmentaire (qui
existe sans doute dans toutes les mélodies obsédantes), il faut signaler que la musique de Sanaa a un
caractère « modulaire », ou encore de « ritournelle » 16 , qui produit un effet similaire, en particulier parce
que l’on ne reconnaît pas toujours bien où est le début et ou est la fin de la mélodie. C’est en particulier le
cas lorsque la réalisation d’une même mélodie, répétée sur deux hémistiches poétiques différents, donne
l’impression de deux phrases mélodiques différentes, alors qu’en fait, il s’agit de la même légèrement
modifiée, par exemple avec une note finale plus longue dans la seconde occurrence, pour lui donner une
valeur conclusive. Dans un autre cas de figure, celui où l’on a une mélodie clairement composée de deux
sections bien distinctes, les possibilités combinatoires sont multipliées : il y a alors des décalages dans la
correspondance du texte à la mélodie. On peut avoir par exemple au début :
Hémistiches poétiques X Y

Phrases mélodiques A B

15 puis, à la faveur d’un décalage, les nouvelles combinaisons suivantes :


Hémistiches poétiques X Y

Phrases mélodiques A A

16 puis :
Hémistiche poétique X Y

Phrase mélodique B B

17 Avec les autres combinaisons possibles sur un quatrain (AAAB ou A, etc.), on entre dans un jeu sans fin de
similarités et d’équivalences entre les formes, d’autant que l’on peut aussi, pour corser le tout, inverser les
hémistiches. L’ambiguïté est seulement dissipée par l’adaptation régulière du vers poétique à la mélodie, ce
qui, en pratique, est rarement le cas. Tout ceci produit donc de nombreux effets de mise en boucle. La
tradition précise d’ailleurs que, sans une bonne maîtrise de la poésie, un musicien risque de naviguer d’une
mélodie à l’autre sans logique et sans limite, et de « perdre la tête » dans cet « océan » (bahr) qu’est le
répertoire san’ânî (Lambert 1997 : 130).
18 Sacks souligne également le rôle de la répétition dans l’apprentissage et la mémorisation (2009 : 231 et sq.) :
cette vulnérabilité aux obsessions mélodiques n’est donc sans doute que le revers de la médaille de
« l’empreinte quasi inévitable que la musique laisse sur notre cerveau » (Sacks 2009 : 71-72). C’est
également le point de vue de Yahyâ al-Nûnû, qui était servi par une mémoire exceptionnelle et se faisait un
point d’honneur d’interpréter intégralement des textes poétiques, et de répéter ainsi autant de fois le
même canevas mélodique.
19 Il est intéressant de comparer la mélodie obsédante à la forme de la suite musicale (qawma). Comme on l’a
vu, cette dernière est une construction psychologique temporelle contraignante, un « parcours obligé » :
lorsqu’on a commencé, on ne peut plus s’arrêter jusqu’à la finalisation du cycle. Or l’obsession musicale est
déjà une forme contraignante sur le plan temporel, mais de nature physiologique. Ainsi, Yahyâ al-Nûnû
prenait manifestement cette forme naturelle comme point d’appui pour sa construction esthétique de la
suite, pour sa part éminemment culturelle. Ainsi, nous voyons là un premier ancrage naturel d’une pratique
culturelle et esthétique.

Une crise émotionnelle : manifestations extérieures, significations


intérieures
20 Ce que j’appelle la « crise émotionnelle » était un état de tension qui s’installait progressivement, du début
à la fin de chaque qawma, de chaque interprétation musicale, en particulier à la faveur de la durée. Ces
suites de trente minutes ou plus se répétaient à intervalles assez courts de cinq à dix minutes ; mais quand
Yahyâ al-Nûnû était en grande forme, il pouvait jouer jusqu’à deux heures d’affilée, enchaînant plusieurs
qawma sans s’arrêter ! Du fait de la pratique musicale continue, il transpirait abondamment. Lorsqu’il était
« bien chaud (hâmî), ses yeux étaient exorbités, en partie par l’effet du qat, mais pas seulement. Il balançait
son corps de gauche à droite et d’avant en arrière, en particulier la tête, d’une manière expressive et en
rythme avec la musique (dans une relation kinésique avec le rythme musical qui était assez libre, mais très
intériorisée, un peu comme un chef d’orchestre avec ses musiciens). Au repos, Yahyâ continuait ce
balancement corporel de manière plus retenue, un peu à la manière des chantres du Coran ou des soufis
chez qui il accompagne un état de concentration à la fois spirituelle et technique. Sous sa forme la plus
accentuée et la plus spectaculaire, ce balancement est connu au Yémen chez divers types de musiciens sous
le terme de nuwâsh ;il connote un certain état de concentration sur la musique, le fait de la vivre
profondément de l’intérieur, voire d’être « pris » par elle  17 .
21 Plus Yahya al-Nûnû était « chargé » émotionnellement, et plus il était concentré sur sa musique. À
l’évidence, il vivait un état de coordination cognitive intense. Son exaltation semblait porter cette
harmonie artistique à son apogée, avec une sorte de grâce et de précision optimale dans le jeu vocal et
instrumental. Simultanément, Yahyâ m’expliquait souvent que, lorsqu’il atteignait cet état d’« harmonie »
(insijâm), c’était comme s’il ne contrôlait plus son jeu, comme si c’était quelqu’un d’autre qui jouait, et qu’il
se sentait « comme en pilotage automatique sur un avion ». Et que c’était alors qu’il se sentait jouer le
mieux.
22 D’autres manifestations étaient plus spectaculaires, notamment ce que Yahyâ al-Nûnû appelle la « danse
assise », qu’il pratiquait en accompagnant la musique, d’amples gestes harmonieux de toute la partie
supérieure du corps (fig. 2)  18 . De plus, lorsqu’il jouait du luth, assis en tailleur sur le matelas du salon, il
lui arrivait de se déplacer en rampant vers le centre de la pièce, tout en conservant sa posture. Les
auditeurs yéménites présents retiraient précipitamment tous les objets qui se trouvaient devant lui : un
grand plateau en cuivre, éventuellement un narghilé, un plateau à thé, un thermos, les déchets de qat,
montrant ainsi qu’ils étaient habitués à ce genre de manifestation… L’effet était impressionnant, par
l’agilité du déplacement sans mouvement visible des pieds, comme une sorte de paradoxe ou de miracle… Je
n’ai jamais obtenu de commentaires sur cette conduite stéréotypée : le musicien se rapprochait-il ainsi de
ses auditeurs ? Ou bien se plaçait-il symboliquement au centre de l’assistance ? Certains témoignages
rapportent un comportement similaire chez des musiciens du passé à Sanaa  19 .
23 La « crise » se manifestait surtout dans la partie finale de la qawma, de la manière très personnelle dont
Yahyâ la concluait, en particulier à une heure avancée de la nuit : à la suite de la séquence la plus rapide, le
sâri‘ mentionné plus haut, il chantait une partie non mesurée très chargée émotionnellement, le tawassol,
sur des paroles d’imploration à Dieu et de demandes d’intercession au Prophète. Il est notoire que, parmi
tous les musiciens de Sanaa, Yahyâ était le seul à interpréter une telle forme à cet endroit de la suite, se
démarquant ainsi de la tradition. Il y improvisait beaucoup plus qu’ailleurs, aussi bien sur le plan vocal que
sur le plan instrumental ; la voix était très chargée d’émotion et riche en timbres, le jeu du luth était
sursaturé, toutes les cordes jouant ensemble  20 . Comme partout dans le monde arabe, le non-mesuré a une
forte connotation « océanique » ; mais,
Fig. 2. La danse assise.

Photo Jean Lambert, 1997.

curieusement, il y réintroduisait aussi sans transition quelques fragments en rythme binaire qui semblaient
être comme une relance d’une activité vitale avant la fin attendue, comme si c’étaient les soubresauts d’une
longue agonie, ou la prolongation d’un plateau orgastique, suspendant ainsi l’attente de la fin de la qawma
dans un état de tension extrême. Yahyâ était alors lui-même au summum de l’expression.
24 C’est ainsi que nous arrivions à ces moments inoubliables où la musique s’arrêtait et le silence semblait
avoir une saveur particulière. Le musicien était traversé par une tension émotionnelle extrême. Il prenait
son luth dans ses bras, il le caressait comme une mère caresserait son nouveau-né et lui parlait d’une voix
basse, chevrotante d’émotion : « Mon enfant » (Yâ waladî), « Mon compagnon ! » (Yâ anîsî), « Mon
commensal ! » (Yâ jalîsî), à la limite de l’émerveillement et de l’éploration. Lorsqu’il posait enfin son luth, il
n’était pas possible de s’adresser à lui pour le féliciter d’une manière ordinaire ; toute parole triviale était
ressentie par lui comme rabaissant son art. Seules les formules rituelles (« Que Dieu adoucisse tes jours ! »,
etc.) (Lambert 2004) pouvaient être exprimées. Yahyâ était dans un état profondément ambivalent, à la fois
au summum du bonheur et au summum de la souffrance 21 . Il ne fallait surtout pas chercher à le tirer de
son état sur un mode discursif et rationnel, du genre : « Allons, calme-toi, ça n’est pas grave, nous sommes
là pour te consoler, etc… ». J’avais vu ce type de phrases, banales et maladroites, émises par des auditeurs
yéménites, s’attirer invariablement des plaintes du genre : « Mais non, c’est pas ça ! Vous ne me
comprendrez jamais ! », et être accompagnées de vociférations, de geignements et de soupirs de souffrance
et d’incompréhension 22 .
25 Comme je l’ai indiqué dans d’autres publications, l’esthétique de Yahyâ al-Nûnû se conforme à un
imaginaire très précis : selon lui, le luth et la voix sont « comme deux cœurs qui chantent à l’unisson » et
qui « vivent ensemble au même rythme », formant un duo imaginaire. Cette représentation attendrie est
indissociable d’une conception métaphorique des rapports entre la musique et le langage : le musicien
recherche dans la musique une expression totale ayant pour vertu de replacer l’homme dans le cosmos, et
mettant en jeu non seulement l’instrument, la voix et le sens du texte, mais aussi tout son corps de
praticien (« de tous mes membres », bi-kull jawânihî). Dans la séance, cela incluait aussi des fumigations de
santal qu’il aspirait goulûment en citant un proverbe de son invention : « le luth (‘ûd) est bon pour les âmes,
et le santal (‘ûdeh) est bon pour les humeurs »  23 . C’est la « complémentarité », al-takâmol, que l’on peut
aussi traduire par « plénitude », « globalité » (Lambert 1997)  24 . L’union entre la voix et l’instrument, mais
aussi entre les paroles chantées et la musique, est donc en quelque sorte mise en scène par cette métaphore
de la fusion entre deux personnes et deux voix dont l’une, celle du musicien, est vivante, tandis que l’autre,
l’instrument, ne vit que le temps de la performance. Lorsque le luth s’arrêtait de sonner, une béance
émotionnelle immense s’ouvrait devant Yahyâ, et ce n’était plus un instrument de musique, mais le corps
mort de son « fils » qu’il prenait dans ses bras, en se lamentant sur sa « perte » 25 . L’intensité émotionnelle
de la transe était donc directement liée au fait que Yahyâ al-Nûnû vivait pleinement cette métaphore,
comme une réalité ; ou, pour être plus précis, la métaphore exprimait une vérité supérieure, que l’on
pourrait qualifier de métaphysique (Lambert 1997, ch. X).
26 À quels niveaux de conscience et d’expérience physique Yahyâ revivait-il ce mythe ? Lors de nos discussions
durant le magyal, il m’expliquait très posément ses conceptions esthétiques sur le takâmol et sur l’union de
la poésie et de la musique, de l’instrument et de la voix. Ces conceptions sont donc tout à fait cohérentes,
mais elles étaient vécues par lui de manières différentes selon les contextes. En revanche, le lien avec la
version originelle du mythe (voir ci-dessous, note 24) ne fut jamais mentionné explicitement par lui devant
moi, et je ne le connaissais que par mes lectures de la littérature médiévale, dont il avait certainement eu
connaissance par ses propres moyens, directs ou indirects  26 . Même après la musique, devant cette
souffrance, il était impossible de poser des questions  27 .
27 Pour qualifier ces états psychologiques dans lesquels il était ainsi transporté, Yahyâ al-Nûnû utilise les
grandes catégories définies par la langue arabe : tarab, wajd, wujdân, mots difficiles à traduire. Le mot tarab
signifie « commotion », et par extension, « vibration, émotion musicale ». Le champ sémantique du mot
wajd est encore plus large, on peut relever au moins cinq sens différents, dérivés les uns des autres : 1. le
fait de trouver ; 2. découvrir un sens intime ; 3. l’émotion spirituelle ; 4. le nostalgie ; 5. l’extase (en
particulier dans le soufisme) (Lambert 1998). Yahyâ parle surtout de wujdân, mot qui a la connotation la
plus élevée sur le plan spirituel. Ces mots peuvent concerner tout autant le musicien que les auditeurs. Pour
qualifier des phénomènes similaires, certains ont pu parler de « transe émotionnelle » et « profane »,
soit » une conduite stéréotypée (mais non rituelle), consistant à exprimer d’une certaine manière l’émotion
ressentie en écoutant la musique » (Rouget 1980 : 390). Cependant, le mot « transe » ne pouvait pas être le
point de départ de notre réflexion, sous peine de nous imposer une catégorie essentialiste pour décrire des
phénomènes dont nous avons vu la complexité. C’est pourquoi j’utilise un mot plus neutre.
28 En ce qui concerne la dimension religieuse, elle était seulement liée au fait que les talents nécessaires à
cette pratique charismatique, en particulier sous sa forme thérapeutique, étaient considérés par Yahyâ al-
Nûnû comme des dons de Dieu (par des prières, des représentations diverses). On peut cependant constater
que cette référence est relativement discrète, en particulier s’agissant d’un musulman pratiquant. Si le
moment le plus intense émotionnellement était mis sous l’autorité de paroles religieuses, cela n’avait pas
forcément d’autre signification qu’une recherche de légitimité. Il n’en reste pas moins que, si Yahyâ al-
Nûnû n’est pas influencé directement par la culture soufie, cette dernière semble souvent présente de
manière diffuse à Sanaa.

L’émotion comme communication réciproque, « sur la relation »


29 La description de cette crise émotionnelle nous montre bien une expérience personnelle qui ne peut être
communiquée aisément : « Ceux qui n’étaient pas là ne pourront pas comprendre », disait Yahyâ al-Nûnû
(Lambert 1995b)  28 . Il jouait aussi souvent seul, sans auditeurs, lors de longues séances (s’enregistrant
fréquemment lui-même) ; il s’enfonçait alors pendant de longues heures dans un monde labyrinthique de
mélodies dont il aurait bien aimé ne plus ressortir, toujours dans une atmosphère fortement émotionnelle.
Il me confiait qu’il lui arrivait alors d’avoir l’impression d’être entouré, dans le noir, de génies (jinn) qui
étaient venus l’écouter et qui étaient assis là, en silence. Il ne s’agissait pas d’une croyance, mais plutôt
d’une hallucination qu’il me racontait en souriant.
30 Cette hallucination d’un auditoire composé de génies nous montre toute l’importance de sa relation au
public. Comme la sensation de dédoublement cognitif du « pilotage automatique », elle semble indiquer une
nécessité psychique de dissociation de la conscience  29 . Mais « dissociation » entre quels niveaux de
conscience ? C’est que les niveaux de conscience – et d’inconscience – sont aussi des niveaux de
communication  30 . On peut par exemple se demander si le dédoublement « procédural » correspondant à
l’impression de jouer de manière automatique se joue aux mêmes niveaux que celui qui fait halluciner la
présence d’un public imaginaire…
31 Comme je l’ai indiqué plus haut, ainsi que dans d’autres publications (Lambert 1997), il y avait chez Yahyâ
al-Nûnû une manipulation consciente de la psychologie des auditeurs, dont il étudiait soigneusement les
attentes et y répondait d’une manière adaptée. « Vous m’emporterez avec vous, et vous n’en sortirez pas
indemne », disait-il en substance. Il s’agissait donc d’une opération charismatique et de séduction, une
volonté d’influencer la psychologie de ses auditeurs et de leur révéler leurs « vrais » sentiments, avec
l’objectif avoué de transformer leur état psychique  31 . Mais cette transformation ne pouvait se produire
qu’à certaines conditions : « Si le cœur de l’auditeur est bon, ses sentiments seront bons, quels que soient
ses souvenirs, qu’ils aient été heureux ou douloureux. En revanche, si son cœur n’est pas bon, les souvenirs
seront tous revécus en noir, même s’ils avaient été heureux », disait Yahyâ.
32 Cette condition de réceptivité, de bonne « disposition »  32 de l’écoute étant assurée, Yahyâ était à son tour
affecté, et il s’impliquait d’autant plus. Mais cette affectation n’était pas exempte de conscience :
l’interaction passait par une observation acérée, bien que discrète, des personnes présentes. Tout en
continuant à chanter, il gardait toujours un œil sur chacune d’entre elles pour percevoir le moindre
changement émotionnel sur leur visage. Il considérait alors que les bons auditeurs étaient ceux qui « lui
prêtaient leurs sentiments » (yu‘îrûnî masha‘irhum).Yahyâ m’avait expliqué cela avec le proverbe en
apparence paradoxal : « L’émotion vient de l’auditeur » (Lambert 1997 : 218)   33 .
33 Au cours de la séance, la distance entre ces deux lignes tangentes de l’émotion, celle du musicien et celle de
l’auditeur, tendait donc à se réduire, par l’observation mutuelle, par une approche intuitive. Ces
modifications subtiles étaient ressenties en même temps par les auditeurs et par le musicien, et la
reconnaissance de cette perception commune, donc cette complicité mêlée de défi, était en elle-même un
facteur d’accroissement de l’émotion  34 .
34 Il faut signaler que, dans les séances que nous organisâmes de 1995 à 2000 environ, Yahyâ était accompagné
par un comparse, au début Ahmed ‘Ushaysh, puis Mohammed al-Khamîsî, qui avaient pour fonction de
l’encourager pendant la performance (par des interventions diverses, battant la mesure en frappant des
mains ou en l’accompagnant au plateau en cuivre, reprenant en chœur quelque refrain, etc.) mais aussi, à la
fin de la suite, de lui adresser des compliments rituels qui dégénéraient progressivement en plaisanteries
destinées à détendre l’atmosphère. À la fin de ces séances, ou parfois déjà au milieu de la nuit au cours
d’une pause plus longue, Yahyâ entrait dans ce jeu, et la plaisanterie se muait en une saynète improvisée à
deux, où l’atmosphère de la musique et du chant semblait se transposer (sans pour autant disparaître) dans
l’inventivité narrative, dans un burlesque typiquement masculin (surtout situé au dessous de la ceinture…).
Mohammed al-Khamîsî était donc une sorte d’auditeur idéal, tout en étant aussi une sorte de bouffon dont
la fonction rappelle un peu celle des farces dans les mystères médiévaux (Lambert, à paraître).
35 Ainsi, tous ces processus dessinent une sorte de boucle : le musicien agit sur l’auditeur qui, en étant attentif
à sa musique, « prête ses sentiments » au musicien qui, à son tour, est encouragé à se surpasser et à aller
chercher des modes d’expression rares ou extrêmes qui vont à leur tour séduire encore plus l’auditeur  35 .
La musique devient alors un langage d’une nature très particulière, qui ne parle pas d’objets, mais plutôt
des relations entre les êtres.

La conversation intérieure, la mémoire, une musique qui « parle »


36 Si l’effet de la musique sur la psychologie humaine est bien connu, ses mécanismes restent encore très
mystérieux (Sacks 2009 : 118, 367). Dans la culture yéménite, que dit-on de la sensibilité à la musique ? Pour
Yahyâ al-Nûnû, les femmes et les vieilles personnes y seraient plus sensibles que les autres catégories
d’auditeurs, chacun de ces groupes pour des raisons différentes : les femmes le seraient en général plus que
les hommes, en quelque sorte par nature ; les vieillards parce qu’ils ont accumulé beaucoup de souvenirs,
qui sont potentiellement à évoquer. Le deuxième point souligne le rôle de la nostalgie, variable selon
chaque individu, tandis que le premier soulève la question du genre. Pour cette raison, Yahyâ était très
attentif aux réactions de son public féminin. Cette conception est bien évidemment liée aux conceptions
culturelles des deux sexes dans la société yéménite. On ne saurait cependant affirmer qu’elle ne renvoie pas
aussi à des réalités plus universelles (Morin 1986 : 92 ; Mithen 2005 : 93). Mais nous nous intéresserons
surtout au premier point, celui concernant la mémoire.
37 Judith Becker remarque que la transe et l’écoute de la musique ont pour particularité de faire cesser « la
conversation intérieure (qui juge un comportement passé, planifie l’avenir, se laisse happer par le cercle
vicieux de la honte) » (Becker, 2005 : 464). Sans aucun doute, la mise entre parenthèses de la « conversation
intérieure » par l’écoute directe de la musique est pour tout auditeur une première cause d’enchantement :
elle le « distrait », lui fait oublier ses soucis, et le ramène à une intuition de l’instant, de l’être présent. C’est
pourquoi l’observation de l’action directe de la musique sur l’organisme humain a intéressé très tôt la
psychologie expérimentale (par exemple Francès 1956).
38 Un autre cas de figure se présente, celui où, loin de faire cesser le monologue de la conversation intérieure,
la musique s’y invite et y prend part. Ceci se produit en général d’une manière inattendue, en lui donnant
soudainement un sens, souvent positif, qui en transcende les aspects négatifs. On retrouve ici un épisode
typique des récits de tarab qui sont racontés au Yémen et ailleurs dans le monde arabo-musulman : un jeune
homme amoureux éclate soudainement en larmes en écoutant de la musique ; un couple qui se dispute est
réconcilié grâce à une séance musicale habilement menée (par Yahyâ al-Nûnû lui-même) (Lambert 1997),
etc. 36 Concrètement, les personnes concernées laissent rarement transparaître des expériences aussi
intimes, à cause des conventions sociales, et c’est ce qui fait la difficulté d’en rendre compte de manière
objective. Il semble pourtant que l’on peut les approcher à partir de plusieurs angles.
Fig. 3. » En écoutant la musique, il se remémore des souvenirs de son enfance ».

Photo Jean Lambert, 1997.

39 En fonction des observations que nous avons faites sur la circulation durable des mélodies obsédantes, il
nous faut distinguer, dans l’effet émotionnel opéré par la musique de Yahyâ al-Nûnû, au moins deux ou
trois phases post-écoute, où l’auditeur en conserve la mémoire de manière plus ou moins intermittente :
après chaque qawma, dans les brefs intervalles de repos ; à la fin de la soirée ou de la nuit ; après la séance et
éventuellement les jours suivants. C’est ainsi que j’avais constaté qu’un auditeur de Yahya était resté
prostré dans un silence complet jusqu’au petit matin, et en avait été affecté même le lendemain.
Naturellement, il ne s’agit pas de séparer arbitrairement ces phases postérieures de la phase de
performance, mais seulement de remarquer qu’elles représentent un déploiement temporel bien plus long,
qui permet notamment de confirmer ou d’infirmer les impressions premières reçues lors de l’écoute elle-
même. Comme le dit Oliver Sacks, « l’état d’âme suscité par une chanson subsiste plus longtemps que le
souvenir du chant qu’on vient d’entonner » (2009 : 419). C’est au cours de ces phases « post écoute » que la
musique, se mêlant le mieux à la conversation intérieure, peut permettre de vérifier la validité des
projections imaginaires. Il est aussi plus aisé d’y observer ces dernières.
40 Dans le discours et la pratique de Yahyâ al-Nûnû, il était clair que c’était plus tard que les auditeurs allaient
effectuer l’opération de remémoration, d’anamnèse la plus efficace, parce qu’ils se retrouveraient alors
dans leur propre intimité. Il signifiait d’un geste théâtral de l’index tournant sur lui-même, figurant le
fonctionnement circulaire du cerveau, comme d’une dynamo (fig. 3). Ses mélodies y « chatouilleraient » nos
sentiments. Dans une autre expression, il disait qu’elles les « essoreraient » (yi‘sor) (comme du linge après la
lessive). Il n’était jamais demandé aux auditeurs d’évoquer eux-mêmes leurs souvenirs réels ; mais pour sa
part, Yahyâ évoquait en termes généraux (et sur un ton narquois) des souvenirs d’enfance, un amour
malheureux, ou bien un amour heureux mais révolu, etc.
41 Ici, l’expérience de Yahyâ al-Nûnû est très proche de celle de Marcel Proust qui a montré mieux que
personne comment l’émotion est aussi anamnèse, notamment lorsqu’elle est suscitée par l’écoute de la
musique : pour lui, la musique est un modèle parfait de ce qu’il a appelé la « mémoire involontaire »
(Nattiez 1999 : 68) 37 . Selon le modèle proposé par Yahyâ al-Nûnû, l’effet émotionnel de la musique semble
être dû au rapprochement de deux types de mémoires : une mémoire proche et presque automatique (les
cognitivistes diraient : « procédurale »), en l’occurrence celle des mélodies « obsédantes » ; et une mémoire
en général plus lointaine, auto-biographique de l’auditeur, qui fonctionne au mieux dans le rêve et dans la
rêverie éveillée, dans l’attention à ce qu’il y a de plus personnel en chacun. C’est ce rapprochement des
deux mémoires différentes (en fait toutes les deux en grande partie involontaires) qui produirait un effet
émotionnel, une révélation personnelle, un sens à la vie  38 . Par ailleurs, se remémorer un souvenir, y
compris s’il est douloureux, revient à le reconnaître comme sien, c’est une forme d’appropriation,
d’assomption de soi (Schacter 1999 : 46), et donc de cure psychique. La remémoration recherchée par Yahyâ
consistait bien à expérimenter ce fonctionnement double de la mémoire, c’était sa « médecine de l’âme »…
42 Pour Yahyâ al-Nûnû, il y a aussi une concurrence entre musique et langage : pour lui, le luth « parle » d’une
manière plus éloquente que le langage. C’est ce qu’il appelle « le guide » (c’est-à-dire la communication) qui
va « du cœur au cœur », donc sans passer par la bouche, et sans utiliser les mots (Lambert 1997 : 230-231).
Là aussi, son expérience est proche de celle de Proust pour qui la musique « parle », d’une manière qui
diffère sensiblement de celle du langage articulé et rationnel  39 . On ne peut comprendre cette manière de
« parler » sans la mettre en relation avec le fonctionnement de la conversation intérieure : celle-ci, par
nature, prend des formes opposées, passant d’un extrême à l’autre  40 . Les structures de la musique se
prêtent à cette rencontre par leur capacité à opérer des retournements, de négatif en positif, de déprimé en
enchanté, qui sont favorisés par les retournements formels de la mélodie ou la découverte de nouvelles
variations  41 . La musique « parle » à sa manière, parce qu’elle se met à avoir une signification personnelle
pour chacun. L’écoute musicale est une construction. Mais une construction solide…
43 Yahyâ al-Nûnû illustre aussi cette éloquence de la musique par des gestes, non pas lorsqu’il joue, mais
lorsqu’il écoute ses propres enregistrements ou ceux de ses maîtres. L’émotion est bien sûr moins intense,
mais les significations sont manifestes. Ces gestes évoquent des analogies dynamiques du mouvement, par
exemple la vibration d’une main élevée pour simuler un trémolo aigu de la voix, ou encore un grand
mouvement du bras pour accompagner une descente mélodique (fig. 4).
Fig. 4. Le mouvement mélodique, représenté par le mouvement du bras.

Photo Jean Lambert, 1997.

Fig. 5. L’ineffable dans la musique.


Photo Jean Lambert, 1997.

44 De même, les mimiques du musicien expriment des sentiments complexes, par exemple les yeux mi-clos, les
lèvres serrées, comme incapables de parler, les mains tournées vers le ciel et montrant le magnétophone,
tentant d’exprimer l’ineffable (fig. 5).
45 Certains gestes fonctionnent aussi comme des signes ou des icônes, simulant par leur analogie des idées
suggérées par la mélodie et/ou par le texte poétique. Ils sont donc un commentaire a posteriori de ce que
Yahyâ ressent pendant qu’il joue, et de ce qu’il imagine (avec une certaine pertinence, semble-t-il) que les
auditeurs ressentent. Ces gestes gracieux peuvent signifier tout autant le retournement d’une mélodie,
celui du vol d’un oiseau, ou celui des idées d’une rêverie éveillée 42 . À travers une certaine redondance
entre le visuel et le sonore, ils mêlent plusieurs modes sémiotiques, soulignant la nature à la fois organique
et symbolique de la musique.
46 Ainsi, la récurrence automatique de la mélodie agit durablement, comme le ferait une substance
psychotrope, voire comme une séance d’hypnose, sur la perception de l’individu, et en particulier sur sa
perception du temps. Si les obsessions musicales étudiées par Sacks sont clairement des phénomènes de
nature physiologique et des mécanismes cognitifs innés, pour Yahyâ al-Nûnû, le fait d’imposer à ses
auditeurs des mélodies au point de les rendre obsédantes, consistait à s’emparer de ce phénomène naturel
d’une manière éminemment culturelle, tout en reconnaissant sa nature psycho-physiologique.

Retour au magyal : de la contemplation à la méditation


47 Mieux comprise dans sa profondeur, l’opération d’anamnèse que Yahyâ al-Nûnû provoquait volontairement
chez ses auditeurs éclaire d’un jour nouveau le cérémoniel du magyal à Sanaa et plus généralement la
consommation du qat. Comme je l’avais remarqué dès mes premières observations, dans le magyal ordinaire
et quotidien, la troisième « phase » psychologique de la consommation du qat, dite « Heure de Salomon »,
consiste à contempler silencieusement le coucher du soleil, la lumière déclinant sur les façades des maisons
ou sur les jardins de Sanaa, si possible après avoir écouté un musicien (Lambert 1995a ; 1997 : 46-47). Pour
caractériser cette activité esthétique, j’avais longtemps hésité entre le mot « contemplation » et le mot
« méditation ». Finalement, j’avais exclu ce dernier, ne me sentant pas en position de démontrer qu’il y
avait là une véritable action psychique intérieure et réflexive. Aujourd’hui, ayant exploré un peu plus les
pratiques expressives et esthétiques de Yahyâ al-Nûnû, il m’apparaît que l’on peut aller beaucoup plus loin
dans l’analyse. D’autant que Yahyâ nous précise, non sans humour, que, « au Paradis, ce sera comme l’Heure
de Salomon, mais pour toujours »…
48 Dans mon analyse du magyal, cette contemplation du couchant s’attachait en particulier au passage du jour
à la nuit, avec tout son symbolisme d’indétermination, éminemment cosmologique (Lambert 1995a). Or, de
telles pratiques de contemplation ne sont pas contradictoires avec une véritable méditation, au contraire :
dans beaucoup de cultures, elles y préparent  43 . Par ailleurs, on retrouve là l’une des fonctions du qat pour
favoriser cette méditation : surnommé le « clou du cul » (Lambert 1995a), il est le mieux adapté pour aider
l’individu à conserver une position stable tout en le maintenant éveillé.
49 Dans cette phase du magyal, la musique remplit donc une fonction importante, elle l’enchante. En témoigne
la grande demande de musique par les convives yéménites, précisément à ce moment là : ils ont conscience
de s’y préparer. On comprend mieux la nécessité pour le magyal quotidien de durer au moins quatre heures
et, pour les séances de Yahyâ al-Nûnû, une quinzaine d’heures  44 … On sait aussi que cet état peut être
aussi bien angoissé qu’enchanté (Lambert 1995a, note 30). Certaines observations montrent la réalité de ce
travail inconscient, ainsi que son encadrement normatif : par exemple, à ce moment du magyal, certains
consommateurs de qat ont souvent un tic nerveux, celui de s’arracher quelques poils de la barbe, ce qui est
en général vertement corrigé par le groupe  45 . On a donc toutes les raisons de croire que la musique, dans
ce cas, joue un rôle essentiel pour que l’atmosphère de la méditation soit plutôt enchantée.
50 Cette méditation est dite « emporter le consommateur vers son village d’origine ». Je m’étais toujours
heurté à l’impossibilité d’en savoir plus sur cette évocation des « origines », n’osant pas m’immiscer dans
cette intimité. Tout porte maintenant à penser que cette troisième phase du magyal met bien en scène une
activité psychique spécifique qui comporte un certain aspect involontaire, mais aussi une certaine dose de
concentration réflexive, balisée par les conventions sociales. De quelle nature est cette méditation ? Voilà
une question qui relance de nouvelles pistes de recherche  46 . Ce qu’on peut seulement dire aujourd’hui est
que, contrairement aux disciplines hindoues et bouddhistes qui sont très spécialisées, au Yémen, cette
forme de méditation est parfaitement intégrée à ce que j’avais appelé jusque là le « cérémoniel » du magyal,
ainsi qu’à la consommation du qat, passant ainsi inaperçue. Tout en étant prise en charge collectivement
par le groupe qui est structuré d’une manière hiérarchique par l’attention portée à l’amphitryon, elle
fournit des satisfactions intimes à l’individu : à l’Heure de Salomon, grâce à la musique, le convive ordinaire
trouve un plaisir personnel, esthétique, mais aussi spirituel, puisqu’il peut alors méditer sur son parcours
personnel dans un cadre légitime.

Conclusion
51 La praxis du musicien Yahyâ al-Nûnû nous fournit donc l’ébauche d’un modèle d’interprétation des
relations entre la musique et l’émotion, même s’il y subsiste encore de nombreuses zones d’ombres. Si
l’obsession musicale est une réalité à la fois biologique et psychique, Yahyâ al-Nûnû la manipule d’une
manière culturelle pour modifier l’état de conscience de ses auditeurs, tout en étant affecté en retour par
leur bonne écoute. Grâce à leur récurrence, les mélodies se mêlent à la conversation intérieure avec des
effets durables, mettant en mouvement deux types de mémoire involontaire (l’une, musicale et
procédurale, et l’autre, autobiographique et à plus long terme) qui, par la combinaison des formes et les
associations d’idées, « parlent » à des niveaux intermédiaires de la conscience et provoquent
éventuellement une illumination sur le sens de la vie. Il s’agit bien d’une forme de psychothérapie par la
musique, d’une « médecine de l’âme ».
52 Au cours de cette action musicothérapeutique, Yahyâ al-Nûnû entre lui-même dans un monde musical
obsédant, en particulier lors du summum expressif qu’est la conclusion de la qawma où, après le sâri‘ enlevé
et jubilatoire, il prolonge la coda finale en une sorte de plateau musical et émotionnel plus mélancolique,
bouleversé et bouleversant. En nous montrant où, quand, et surtout comment s’arrêtent les formes
musicales et la crise émotionnelle, les procédures socialement organisées de la félicitation-bénédiction et
de la plaisanterie nous renseignent, en négatif, sur ce qui se passe réellement « à l’intérieur » de l’être, et
qui est si difficile à approcher. Le musicien s’étant mis lui-même dans un état de conscience modifiée qu’il
ne saurait seul maîtriser, la plaisanterie l’aide à s’en distancier, faute de quoi cet état le conduirait à
l’installation d’une dissociation plus durable de sa personnalité, à une dépression (tout ceci dans une
perspective homéostatique). Cette pratique musicale très personnelle de Yahyâ al-Nûnû s’inscrit donc
parfaitement dans le cadre des séances de qat ordinaires de Sanaa, qui ont en grande partie les mêmes
objectifs, même si c’est à un niveau différent de pratique sociale. La validité du modèle d’interprétation
qu’il nous fournit se mesure à son aptitude à nous faire mieux comprendre ces pratiques sociales plus
larges, celles du magyal d’après-midi.
53 La singularité de la démarche de Yahyâ al-Nûnû n’est pas contradictoire avec une dimension plus générale :
c’est en mettant à profit certains des aspects les plus particuliers de la culture musicale yéménite, qu’il
rejoint des préoccupations universelles : le traitement de l’âme souffrante. Les Yéménites, eux aussi, ont
leur « temps retrouvé ». Mais quand le Yémen retrouvera-t-il un autre Yahyâ al-Nûnu pour que puissent se
poursuivre de telles expériences en « laboratoire » sur l’émotion musicale ?

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NOTES
1. J’ai déjà consacré deux articles à cette personnalité peu ordinaire qu’est Yahyâ al-Nûnû (Lambert 1995b, 2002)
2. Pendant mon terrain de thèse, à la demande de Yahya al-Nûnû, nous organisions ces séances tantôt chez lui et tantôt chez moi, avec des
invités yéménites et étrangers, des hommes et des femmes, des musiciens et des non-musiciens, etc. Dans le courant des années 90, ces séances
reprirent de manière intermittente en fonction de mes séjours plus courts au Yémen. J’étais souvent accompagné par Pascal Privet qui en tira
plusieurs heures de vidéo. Il faut souligner que Yahyâ al-Nûnû, refusant de laisser enregistrer sa musique, était très réticent à l’introduction de
la caméra dans ces séances ; la relation que Pascal Privet sut tisser avec lui fut décisive dans son acceptation. Il fut séduit par l’idée que la vidéo
puisse restituer son expérience de manière plus complète que le seul enregistrement sonore.
3. Si je parle à l’imparfait, c’est que Yahyâ al-Nûnû ne pratique plus la musique, étant malheureusement diminué par une longue maladie.
4. Ces soirées étaient appelées « séances abbassides » par certains participants parce qu’elles pouvaient se dérouler jusqu’à la prière de midi le
lendemain, comme dans la vie musicale à l’âge d’or du califat de Bagdad (Lambert 1997a, 152).
5. Dans les années 1980, ces séances étaient en voie de disparition. Parmi les nombreux musiciens réputés pour jouer toute la nuit, on peut citer
Sâleh al-‘Antarî (m. 1965), ‘Alî al-Anisî (m. 1980) ou, moins connu, ‘Alawî Seyf ‘Abd al-Salâm, musicien de Ibb (m. 1994).
6. D’après ces études, les principales formes musicales capables d’exprimer de la manière la plus universelle des émotions simples (joie,
tristesse, crainte et colère) sont le volume sonore, le tempo et le caractère plus ou moins détaché de l’articulation. En revanche, l’expression
d’émotions plus complexes, « sociales », comme la gratitude, l’admiration, la honte, le mépris, est hors de portée de ces analyses (Mithen 2005 :
95).
7. Les travaux de neurologues comme Antonio Damasio (2003) semblent apporter des perspectives universalistes stimulantes à l’anthropologie,
de même que ceux d’Oliver Sacks (2009) à l’ethnomusicologie.
8. Intensif aussi bien sur le plan du contenu que sur celui de l’engagement du chercheur : cet exercice exigeait une solide résistance physique,
notamment vis-à-vis du sommeil et de la quantité de qat à ingurgiter…
9. Même si les aspects formels diffèrent, ceci me semble très proche de ce que Leonard Meyer appelait déjà « continuité » (Meyer 1956 : 56), et
que, plus récemment, Emmanuel Bigand appelle la « syntaxe », en ce que tous deux créent un horizon d’attente temporel (Bigand 2009 : 352).
10. Il disait aussi imiter des « rires », qahqaha, le glouglou de l’eau, ka‘ka‘a. J’avais pu l’observer puisant des inflexions inédites dans l’accent de
certains langues étrangères (Lambert 1997, 238).
11. Ce qui m’évoquait, je ne sais trop pourquoi, l’albatros de Baudelaire, perdu sur le pont du bateau, comme le poète sans inspiration.
12. Je rappelle que je n’étais pas autorisé à enregistrer la musique lors de ces séances (Lambert 1995b) ; les vidéos tournées par Pascal Privet le
furent tardivement.
13. Il aurait été intéressant de relier nos cerveaux, musicien et auditeurs, à des capteurs électriques, comme l’avait fait Robert Francès dès les
années cinquante, pour mesurer l’influence du plaisir musical sur l’énergie électro-encéphalique (Francès 1956).
14. On peut rapprocher cette conception de celle de Guy Rosolato, pour qui « la vertu cathartique de la musique […] concerne évidemment
l’ensemble des sentiments que l’on peut éprouver, non seulement l’amour, mais aussi la haïne (Rosolato 1982 : 167).
15. Un des patients d’Oliver Sacks qui était malade, mais bon musicien, évoque une technique qu’il avait trouvée pour se débarrasser du
caractère circulaire de la mélodie : « Chanter toute la pièce musicale en entier, pour éviter de laisser la faculté à un seul fragment de se répéter
indéfiniment » (Sacks 2009 : 62-64).
16. Sur ce concept, voir Jérôme Cler (2006).
17. Piamenta signale notamment le sens de « danser en balançant ses cheveux longs et épais », pratique principalement féminine (Piamenta ,
« N W SH ») (Piamenta 1990).
18. Une forme de « danse assis » existe également en Mauritanie (Guignard 1975).
19. C’était le cas de Mohammed ‘Abd al-Rahmân Kawkabân (musicien du début du XXe siècle, d’après M. al-Jumâ‘î). Aristocrate beaucoup plus
connu comme poète, ce personnage n’autorisait presque personne à l’écouter chanter, ce qui n’était peut-être pas sans relation…
20. Bien qu’il soit formellement assez proche du mawâl vocal et du taqsîm instrumental de la musique arabe, pièces qui sont toujours
introductives, le tawassol en diffère sur le plan fonctionnel, puisqu’il est interprété à la fin, ce qui lui donne une signification différente, celle de
conclure la performance. Il s’agissait en fait d’une coda qu’il prolongeait ad libitum.
21. En quelque sorte une « double contrainte » (Bateson 1977 : 2, 42).
22. Judith Becker note que, dans les séances de zikr, c’est lorsque les soufis regagnent leur monde ordinaire que survient la souffrance (2003 :
469)
23. Le ‘ûdeh, qui fait partie de la tradition du Prophète, est un parfum très sensuel, réputé pour empêcher de dormir.
24. Cette idée de « complémentarité » est indissociable de celle d’homéostasie, ou d’équilibre, en particulier d’équilibre des contraires, qui est
très présente dans les usages du magyal, ainsi que dans la médecine traditionnelle au Yémen (Lambert 1997 : 42). Il est intéressant de constater
que cette idée, qui est aussi présente dans beaucoup de philosophies orientales, est remise à l’honneur par les neurosciences (Damasio 2003 :
35).
25. Cette fiction remonte directement au mythe arabe de création du luth par le personnage biblique Lamek, à partir du corps démembré de son
fils mort qui était suspendu dans un arbre (Lambert 1997 : 90).
26. La similitude entre les deux versions du mythe, la littéraire et la « vécue » par Yahyâ al-Nûnû, ainsi que le contexte, ne laissent aucun doute
sur leur origine commune.
27. Je dois reconnaître que je n’ai jamais osé lui demander plus de précisions sur ce point : était-ce de la pudeur de ma part, ou un excès de
prudence méthodologique ? Sans doute un peu des deux…
28. Becker souligne ce caractère indicible, « noétique », le sentiment que celui qui est en transe accède à une connaissance impossible à
acquérir d’une autre façon (2003 : 459).
29. Contrairement à ce que l’on croit couramment dans la culture occidentale, les phénomènes de dissociation de la conscience sont très
communs (Becker 2005 : 474), mais ils n’ont que trop rarement été décrits de manière approfondie. En fait, ils ne font que révéler un
phénomène inhérent à la nature imaginante de l’homme (Morin 1973 : 120-121). À travers nos émotions nous mutons d’une personnalité à une
autre, modifiant nos voix, nos comportements, et surtout la combinaison de l’activité des trois grands strates évolutionnaires de notre cerveau,
le « reptilien », le « limbique » et le « cortical » (Morin 1973 : 223). La question de l’émotion devient alors une question de niveaux d’expression
ou de communication.
30. Gregory Bateson réfute une conception positiviste, selon lui erronée, qui ne verrait dans les émotions que des quantités d’énergie agies par
des poussées inchoatives s’opposant à la raison. Au contraire, les émotions traduisent des relations qui, tout en échappant par nature à la
conscience et au langage, répondent à une autre logique (les « raisons du cœur ») (1977 : 150). Si, dans les rêves ou dans les pratiques rituelles et
artistiques, le mode de communication dominant peut être qualifié de « processus primaires » (terme freudien mis dans une nouvelle
perspective), qui s’opposent au mode de communication « secondaire » de la double articulation du langage, le propre de ces processus
primaires (notamment la « communication iconique ») serait de ne pas pouvoir recourir à certaines fonctions « digitales » du langage : les
temps, les modes verbaux, ainsi que la négation. La communication s’y effectue d’une manière métaphorique, en mettant l’accent sur les
relations, plus que sur les objets (Ibid. : 153-154).
31. Cette action charismatique est conforme à l’idéal du musicien yéménite dont l’archétype, souvent évoqué dans les magyal, était de faire
pleurer les auditeurs et de faire se poser les oiseaux dans les salons (Lambert 1997b : 228). Dans le cas qui nous intéresse, cependant, les effets
émotionnels sont moins spectaculaires chez les auditeurs que chez le musicien lui-même, ce qui rappelle la tradition des poètes devins
préislamiques, malheureusement mal documentée (Farmer 1929 : 21) et aussi, d’une certaine manière, le chamanisme.
32. Je reprends délibérément ce terme de François Roustang (1994 : 89).
33.Al-wajd min sâmi‘eh, littéralement « l’extase vient de l’auditeur ». On notera la difficulté de traduire cette expression ; ici j’ai choisi de
traduire wajd par « l’émotion », en fonction du contexte.
34. Guy Rosolato souligne que « la passion est renforcée par l’identification des auditeurs entre eux », de même que celle entre les auditeurs et
la vedette, ce qui représente une « métaphore des liens pulsionnels qui existent dans toute psychologie des masses » (Rosolato 1982 : 171).
35. On pourrait y voir un écho à la boucle cybernétique caractéristique de la « complexité » telle qu’elle est décrite par Edgar Morin (1973) et
Gregory Bateson (1977).
36. Un bel exemple de ce mécanisme universel nous est fourni par Tolstoï dans Guerre et Paix, où Nicolas Rostov entend la voix de sa sœur
chanter alors qu’il est lui-même plongé dans l’angoisse (Tolstoï 1972 : 436-437).
37. « Nous sentons à la joie, au charme irrésistible qui nous inondent, combien le passé réel – même le plus humble – est différent de celui que
nous présente la mémoire de l’intelligence sur la réquisition de notre volonté » (Contre Sainte-Beuve, cité par Nattiez 1999 : 54).
38. La psychologie de la mémoire semble confirmer cette hypothèse : « Une impression de souvenir émerge de la comparaison de deux images :
l’une dans le présent, et l’autre dans le passé. Comme la perception visuelle du monde en trois dimensions résulte de la combinaison des
informations fournies par les deux yeux […], la perception du temps – lors du souvenir – dépend de la combinaison des informations provenant
du présent et du passé (Schacter 1999 : 44) ».
39. Dans la Recherche du temps perdu, la musique du compositeur Vinteuil se présente comme « un équivalent du langage humain, mais qui
fonctionne mieux que lui et le dépasse » (Nattiez 1999 : 109). La suppression des mots humains rend ce langage encore plus efficace : « Jamais le
langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des réponses » (Proust 1988 : 346).
40. Le meilleur exemple en est le questionnement sur le fait de savoir si un amour est partagé ou non : tantôt on est aimé, tantôt on ne l’est pas,
il n’y a guère de place pour la nuance…
41. En écoutant (malgré lui) la sonate de Vinteuil durant la soirée Sainte-Euverte, Swann attribue successivement à la « petite phrase » les
significations et les sentiments les plus contradictoires (Proust 1988 : 342-343). Comme l’ont remarqué certains psychanalystes, la musique est
une « métaphore des pulsions » présentant de nombreuses analogies avec les mécanismes de l’inconscient (renversements, retournements,
refoulement, sublimation) (Rosolato 1982 : 161), ce qui l’éloigne d’autant de la nature du langage.
42. Il n’est malheureusement pas possible de s’étendre plus longuement sur ces gestes, qui feront l’objet d’une publication séparée.
43. La méditation zazen est préparée par la contemplation d’un paysage naturel (par exemple un rocher posé sur du sable). Or la contemplation
d’éléments non dynamisant (fleurs, détails architecturaux) chez un sujet parfaitement immobile favorise l’apparition dans le cerveau d’ondes
électriques (EEG) parfois appelées « sensori-motrices », qui sont distinctes des ondes alpha bien connues (Gastaut 1974 : 177).
44. Antonio Damasio appelle « sentiments » des états durables, et essentiellement intérieurs, relayant l’émotion qui est le plus souvent brève (et
extériorisée). Pour vivre un sentiment, il faut avoir du temps, car « le sentiment prolonge l’impact de l’émotion en affectant un certain temps
l’attention et la mémoire » (Damasio 2003 : 116).
45. Des plaisanteries ironiques étant souvent faites à ce propos, du genre : « Arrête de te plumer les poils de la barbe comme le cul d’un
poulet ! »
46. Probablement pas du type du yoga (qui implique une concentration sur un point imaginaire, les yeux fermés), peut-être plus proche du type
zazen (concentration sur un point unique, les yeux ouverts). Pour sa part, le retour « au village », « aux origines », évoque plutôt une régression,
et aussi quelque chose comme un état de « veille paradoxale », donnant libre cours aux souvenirs et aux pensées inconscientes, telle qu’elle est
pratiquée aujourd’hui en Occident par l’hypnose (une musique douce y est d’ailleurs employée comme fond sonore).

RÉSUMÉS
Durant mes recherches sur la musique yéménite, mon attention avait été attirée par un mode d’expression singulier de l’émotion musicale,
pratiqué par le musicien Yahyâ al-Nûnû. Au cours de nuits musicales-marathons, il immergeait ses auditeurs dans un océan de mélodies
envahissantes, tout en vivant lui-même sa musique dans une sorte de « transe» créatrice où le luth se transformait en un partenaire humain, un
« fils» accompagnant sa voix. À travers cette métaphore vivante, sa propre émotion et celle de ses auditeurs se stimulaient réciproquement. Par
une description phénoménologique des relations de la musique à la conversation intérieure, aux mécanismes de la mémoire involontaire et
d’un langage non verbal, j’essaie de dégager une temporalité vécue de la musique et de l’émotion. Ce qui émerge ici comme un modèle (à la fois
théorique et pratique) permet de réexaminer la phase de contemplation des séances yéménites de consommation du qat, « l’Heure de Salomon»
(où la musique joue un rôle si important), son intériorité psychologique comme sa signification rituelle.

AUTEUR
JEAN LAMBERT

Ethnomusicologue, spécialiste du Yémen et de la Péninsule arabique. Il a notamment publié La médecine de l’âme. Le chant de Sanaa dans la société
yéménite (Nanterre: Société d’ethnologie, 1997). Il est actuellement responsable du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (Laboratoire
d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, UMR 7186 du CNRS-Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense).
Sans excès. Musique et émotion dans un culte śivaïte
du pays tamoul
William Tallotte

En février 2008, lors d’une enquête de terrain au Tamil Nadu, je décide de passer quelques jours à
Chidambaram, petite ville où j’ai séjourné près d’un an en 2000-2001. Dès le deuxième soir, je me rends au
temple Śiva-Naṭarāja 1 (ou Naṭarāja), afin d’assister au dernier rituel de la journée. J’arrive avec quelques
minutes de retard. Les portes de l’autel principal sont déjà ouvertes et les prêtres s’activent à l’intérieur,
autour de l’image divine  2 . L’intensité sonore est à son paroxysme, ou presque : je remarque en effet que le
joueur de hautbois nāgasvaram est absent – absence qui me frappe puisqu’elle contredit mes observations
antérieures (Tallotte 2007 : 79-81, 108-109). Les jours suivants, curieux, je m’enquiers auprès des prêtres sur
ce changement qui implique au minimum l’abandon d’un répertoire en principe indispensable au bon
déroulement du culte (ibid. : 108, 115). Une première explication, sans grande surprise, laisse entendre que
le salaire des musiciens est devenu si dérisoire que les prêtres éprouvent désormais de grandes difficultés à
les retenir sur une base régulière et quotidienne. Une deuxième explication, plus inattendue, semble liée à
une volonté, à la fois religieuse et sociale, de circonscrire les émotions exprimées par les fidèles à un niveau
de manifestation contextuellement acceptable. Idée que défend notamment T. Ramalinga Dikshitar, prêtre
de haut rang au temple Naṭarāja :
Lors de la pūjā   3 [rituel d’offrande] du soir, le comportement de certains fidèles me rappelle celui des fidèles des temples où les
dieux se soûlent et se repaissent de chair animale : ils bougent excessivement, se mettent à danser, crient parfois […]. J’en ai même
vu tomber à terre, comme s’ils étaient ivres ! […] Pourquoi ce rituel pose-t-il ce problème ? La musique [la mélodie ?], je crois,
favorise ces débordements. Alors, si le joueur de hautbois ne se déplace plus que de temps à autre, tant mieux ! (Extrait d’entretien,
Chidambaram, février 2008)
Cette explication laisse supposer que les difficultés financières du temple ne justifient que partiellement la
réduction des salaires : il s’agit aussi, indirectement, de limiter la présence du joueur de hautbois pour ce
rituel puisque sa musique tendrait à encourager des attitudes qui correspondent plutôt aux cultes des
temples de basses castes ou, tout au moins, non-brahmaniques – cultes où la danse, la transe et la
possession sont le plus souvent au rendez-vous. Si cette explication pose la question de l’impact
psychologique et/ou physiologique de la musique sur les fidèles – impact que reconnaît Ramalinga –, elle
interroge aussi les limites tangibles de cet impact : l’expression d’une émotion, d’un émoi, se devrait en
effet d’être contenue en raison de règles culturelles, sociales et contextuelles tacites. Partant de ce
questionnement et gardant à l’esprit cette idée de limite expressive, on se demandera comment, dans ce
cadre śivaïte de hautes castes, différents traits ou paramètres musicaux (timbre, intensité, rythme,
hauteur/mélodie) permettent effectivement à un ensemble d’états émotionnels à l’œuvre dans le culte de
s’exprimer avec une plus grande acuité – au risque d’être ensuite réprouvés. On se demandera aussi, in fine,
quel peut être l’apport de cette micro-analyse à l’étude générale des relations entre musique et émotion.

La verbalisation des émotions (musicales) dans le śivaïsme tamoul :


quelques repères
Né de la bhakti  4 et marqué par le Śaiva-siddhānta  5 , le śivaïsme des temples tamouls de hautes castes
propose aux fidèles, en gage de délivrance, une union mystique avec une réalité absolue, un dieu (Śiva)
représenté sous la forme d’une image (mūrti) : liga, statue anthropomorphe, diagramme, artefact divers. La
dévotion, l’adoration, voire l’amour de cette représentation est donc au centre des pratiques cultuelles et
les fidèles se doivent d’extérioriser un minimum leurs intentions et, pour le coup, leurs émotions afin que
les divinités, ontologiquement présentes  6 au cours des pūjā, puissent percevoir avec plus d’aisance le
cheminement des offrandes et des prières qui leur sont adressées – le don impliquant ici le contre-don et la
demande, voire la supplique, une réponse concrète. L’émotion est donc a priori valorisée, car nécessaire à
tout achèvement spirituel. Son expression, comme le soulignait Ramalinga, a cependant ses limites  7 .

Les termes

Le vocabulaire relatif aux émotions renvoie dans ce contexte à une double terminologie : tamoule et
sanskrite  8 . Côté tamoul, les termes uṇarcci (« émotion », « perception », « conscience ») et maṉanilai
(« humeur », « trouble ») sont fréquemment employés pour désigner les émotions perçues et vécues au
cours des cultes. Le terme salaṉam (« affecté », « secoué », « tremblant ») est quant à lui employé pour
désigner les conséquences physiques de cette émotion : une envie soudaine d’exprimer quelque chose
corporellement ou vocalement. Côté sanskrit, on rencontre essentiellement le terme bhāva  9 . Il désigne
l’émotion, au sens large, à travers un champ de correspondances lexicales spécialement étendu – tant au
regard des sources que des usages locaux : « état », « sentiment », « siège des sentiments », « être »,
« manière d’être », « transformation », « affection », « amour », etc. Au quotidien, toutefois, ce terme perd
un peu de sa polysémie et renvoie avant tout à une expérience qui, individuelle ou collective, semble
impliquer la perception d’un état psychique hors du commun.
Mais que recouvrent au juste ces termes ? Les acteurs du culte éprouvent de grandes difficultés à répondre.
Ils tentent au mieux de décrire un état singulier, souvent avec un brin de gêne, ou sinon renvoient leur
interlocuteur à d’autres notions : d’un côté, celle pan-indienne de bhakti (bakti ou batti en tamoul) :
« dévotion », « foi », « piété » ; de l’autre, celle, plus spécifiquement tamoule, d’apu : « amour », « amitié »,
« affection », « attachement ». Tandis que la notion de bhakti renvoie plutôt au domaine religieux et celle
d’aṉpu plutôt à la sphère familiale (Trawick 1990), les deux se superposent volontiers dans l’esprit des
fidèles : la dévotion supposant aussi, selon les individualités, différents registres amoureux, du strict amour
filial à un amour plus sensuel, aux connotations volontiers érotiques. Soulignons en ce sens que nombre de
fidèles – les hommes l’avouent plus aisément – ont tendance à choisir une divinité d’élection de sexe
opposé.

Bhāva et rasa

Si l’on aborde désormais la question de la musique et de sa capacité à générer une émotion dans un cadre
rituel, les discussions glissent nettement, au plan lexical, du domaine religieux au domaine esthétique – le
tamoul s’efface alors devant le sanskrit. Le terme bhāva est certes évoqué mais plutôt à travers le récit d’une
expérience personnelle, d’un ressenti, qu’au regard de notions (bhakti, aṉpu, etc.) qui en dévoileraient ou en
souligneraient le sens. Au-delà, certains interlocuteurs, parmi les plus érudits, mettent volontiers ce terme
en perspective avec celui, largement discuté dans la théorie esthétique indienne, de rasa  10 : « saveur »,
« goût », « jus », « essence », etc. Bien que la multiplicité des interprétations (textuelles) et des points de
vue (oraux) ne facilitent guère l’analyse, le bhāva apparaîtrait plutôt dans ce contexte comme une émotion
première, brute, spontanée, par opposition au rasa qui, pour être saisi, nécessite une connaissance, voire un
apprentissage préalable.
Cette distinction entre bhāva (« émotion crue ») et rasa (« émotion cuite ») 11 est ici déterminante
puisqu’elle renvoie justement à différentes pratiques musicales – pour une même tradition au sein d’un
même temple – ainsi qu’à différents niveaux d’écoute. Au temple de Chidambaram, par exemple, les
musiciens du periya mēḷam 12 sont distingués en fonction des rituels au sein desquels ils interviennent :
grandes fêtes du calendrier d’un côté, rituels quotidiens ou occasions mineures de l’autre. Dans le premier
cas, un maître hautboïste (Achalpuram S. Chinnatambi), affilié sans limitation de temps au temple, se
déplace avec sa troupe sur demande des autorités religieuses ; une grande partie de ses interventions sont
longues – plusieurs heures chaque jour – et sa musique a une valeur tant fonctionnelle, car nécessaire au
rituel, qu’artistique, car reconnue par les acteurs du culte comme belle, unique, émouvante. La musique, et
particulièrement les improvisations modales des grandes processions nocturnes, est ici attendue par de
nombreux connaisseurs (rasika) qui ne manqueraient en rien une telle occasion. Dans le deuxième cas,
plusieurs musiciens sont individuellement affiliés au temple et se déplacent en alternance afin qu’au moins
un duo hautbois/tambour soit présent pour les pūjā où la musique des sonneurs-batteurs est supposée
obligatoire ; les interventions sont courtes – les pièces du répertoire ne sont jamais développées – et la
musique s’insère au sein d’un dispositif sonore en partie éclaté, dont la fonction esthétique semble tout à
fait secondaire.
L’exemple choisi (un culte quotidien) nous permet donc de nous limiter aux relations entre musique, en
particulier instrumentale, et « émotion crue » – et quelle que soit la terminologie, tamoule ou sanskrite,
employée par les acteurs du culte.

Un culte quotidien et śivaïte : déroulement, structure et musiques du


paḷḷiyaṟai cēvai
Le paḷḷiyaṟai cēvai   13 (tamoul, « office de la chambre nuptiale »)  14 est la dernière des sept pūjā exécutées
chaque jour en l’honneur de Śiva-Naṭarāja au temple de Chidambaram. Il participe, comme les autres rituels
quotidiens, à l’équilibre du monde phénoménal et au maintien d’une stabilité cosmique. L’action principale
est le coucher du dieu qui, sous la forme de socques (pādukā) en argent, est amené sur un palanquin de
l’autel central (fig. 1 : cit) à la chambre nuptiale (fig. 1 : pa) où il rejoint pour la nuit la déesse
Śivakāmasundarī  15 . Le rituel s’accomplit selon un modèle ternaire : préparatifs et invite, offrandes (on
honore la divinité), rites de clôture. Je me limiterai ici à la description de la partie médiane du rituel, la
seule qui soit accessible aux non-officiants.
Le tableau (fig. 2), à lire en regard du plan (fig. 1), met en relation les principales séquences rituelles et les
interventions sonores les plus significatives (fig. 3). Les horaires indiqués correspondent à un temps moyen
établi à partir de sept rituels enregistrés et d’une vingtaine de participations. Un premier examen tend à
montrer que le sonore intervient comme élément de ponctuation des différentes séquences rituelles : il
signale les départs, les arrêts, marque les instants clés et souligne l’ensemble des déplacements. La
récitation des mantra  16 , le chant des hymnes śivaïtes tamouls 17 , la musique du periya mēḷam et les
instruments annexes donnent donc à entendre un temps segmenté où alternent
Fig. 1. Temple Naṭarāja de Chidambaram.
Plan des cours d’enceintes 1 et 2 et parcours de la procession lors du paḷḷiyaṟai cēvai.
Fig. 2. Temple Naṭarāja de Chidambaram. Le paḷḷiyaṟai cēvai : structure et interventions sonores.

fixité (F, lorsque les rites sont effectués en un point précis de l’espace) et mobilité (M, lorsque un
déplacement à lieu : M, de la divinité seule, M1 de la divinité et de l’ensemble du cortège, M2 du cortège
sans la divinité). Cette segmentation, qui implique autant la vue que l’ouïe, permet de dégager la structure
suivante (les indications entre parenthèses renvoient aux emplacements indiqués sur le plan, fig. 1) :
F : préparation de Śiva et offrandes (en ci et ka)
M : transport de Śiva jusqu’au palanquin (de ci aux abords extérieurs est de ka)
F : palanquin à l’arrêt et offrandes (même lieu)
M1 : procession jusqu’au mât porte-bannière (des abords de ka à dst)
F : palanquin à l’arrêt et offrandes (en dst)
M1 : procession jusqu’à la chambre nuptiale (de dst à pa)
F : offrandes à Śiva et la Déesse et fermeture de la chambre (en pa)
M2 : procession et fermeture des sanctuaires 10 et 8 (de pa à 17)
F : offrande au gardien de nuit du temple et fermeture de son sanctuaire (en 17)
On peut également choisir, à partir de ce modèle (F M F M1 F M1 F M2 F), une présentation plus factuelle et
obtenir la combinaison suivante : A B C D E F E’ D’ C’ B’ A’, que l’on présentera ainsi :
Cette présentation, qui renvoie aux fig. 1 et 2, servira également, en différents points du texte, de repère
spatio-temporel.

Timbres et instruments : associations contextuelles et affectives


La perception d’un timbre est une perception vive, directe, immédiate. Elle ne peut, par conséquent, que
difficilement être mise en regard du déroulement ou de la structure du rituel. Elle n’en reste pas moins un
paramètre essentiel car émotionnellement suggestif.
Fig. 3. Temple Naṭarāja de Chidambaram. Le paḷḷiyaṟai cēvai : traditions et instruments.

Un timbre, un lieu … ambivalence des instruments


et pluralité des contextes

En Inde, la musique est souvent une affaire de spécialistes et, par conséquent, une pratique signifiante au
plan local et statutaire : telle caste de musicien joue telle musique à la demande de telle autre caste et pour
telle occasion (Tarabout 1993 : 256). Un timbre quelconque, plus que nulle part ailleurs, aurait donc cette
faculté de suggérer ou d’évoquer non seulement un instrument, mais un lieu, un contexte et, au-delà, sans
doute, les expériences émotionnelles qui s’y rattachent (Qureshi 2000 : 810, 815 et 818 ; Wolf 2000 : 89). Pour
autant, le caractère amphibologique et ubiquiste de nombreux instruments tend ici à brouiller les pistes.
L’exemple du tambour tavil est en ce sens instructif puisqu’il peut être joué – en pays tamoul du moins – au
sein d’orchestres socialement, contextuellement et musicalement distincts : periya mēḷam, naiyāṇḍi mēḷam et
uṟumi mēḷam (voir infra). L’instrument, l’objet, peut donc évoquer aux fidèles des émotions quasi opposées en
fonction de leur caste d’appartenance et de leurs habitudes cultuelles et/ou cérémonielles : émotions
relatives aux cultes brahmaniques pour le periya mēḷam (« dévotion », « adoration », « amour », etc.), aux
cultes de possession pour le naiyāṇḍi mēḷam (« ferveur », « effusion », « effroi », etc.), aux funérailles pour
l’uṟumi mēḷam (« douleur », « affliction », « tristesse », etc.). Le tavil, pour autant, n’est pas joué de la même
manière d’un orchestre à l’autre : bâton d’une main et dés recouvrant le bout des doigts de l’autre main
pour le periya mēḷam, bâton et fine baguette pour les deux autres cas – soit différentes possibilités et
différentes techniques de frappe qui supposent une tension variable des peaux, des modifications de
facture, une gestuelle spécifique et, ipso facto, des timbres distincts. L’ambivalence de certains instruments,
comme la multiplicité des contextes, requiert donc ici un minimum de précautions.

Timbre, instruments et efficacité rituelle

Qu’en disent les acteurs du paḷḷiyaṟai cēvai ? Il semblerait, en première approximation, que le timbre d’un
instrument ait bien le pouvoir de susciter ou de renforcer une émotion à condition que celui-ci soit reconnu
comme instrument de temple, voire comme instrument du temple. Ce constat, assez banal, est confirmé par
les prêtres, les musiciens et nombre de fidèles qui, devant la suggestion d’un remplacement pur et simple,
clament avec force que la musique du paḷḷiyaṟai cēvai ne peut en aucun cas être jouée sur des instruments
dont le statut ne serait ni connu, ni reconnu, ni stabilisé – manière de rappeler le caractère divin des
instruments du temple. Toute émotion relative au culte serait en effet immédiatement étouffée devant la
crainte, si ce n’est la peur, de contrarier la ou les divinité(s) présente(s). L’émergence d’une émotion est
donc foncièrement liée à la question, non moins complexe, de l’efficacité rituelle des instruments. Les
points suivants, relatifs aux statuts et aux prescriptions religieuses et rituelles qu’ils imposent, permettront
sans doute de mieux saisir ce lien :
Les instruments sont conservés au temple afin d’éviter que toute pollution extérieure ne les souille. Ils sont par ailleurs annuellement
l’objet, pour la fête pan-indienne de Navarātri (« neuf nuits »), d’un rite propitiatoire (la Sarasvatī pūjā) où, à l’instar des objets de culte, ils
reçoivent ablutions et offrandes (Tallotte 2007 : 92-95).
Les instruments sont tous qualifiés d’« instruments auspicieux » (maṅgala vādya). Une hiérarchie n’en est pas moins sous-jacente. Elle est
liée au statut des musiciens et des instruments et marquée par une position de jeu plus ou moins périphérique vis-à-vis de la divinité
(Tallotte 2007 : 54-61 ; Guillebaud 2008 : 286-290) : les tambours, dont les peaux sont d’origine animale, et le hautbois, dont l’anche est
régulièrement imbibée de salive, sont plutôt tenus à distance ; la conque, également utilisée comme objet rituel, et certaines cloches, dont
la résonnance donnerait à entendre le son primordial o, sont en revanche admises jusque dans l’autel des divinités. Trompes et cymbales
semblent quant à elles osciller entre ces deux pôles.
Les instruments dont les matériaux de fabrication sont considérés comme impurs peuvent être soumis à divers réajustements de la part
des musiciens. Un simple exemple : sur la face interne du toppi (plus petite face du tavil), une pâte noire, faite du dépôt (aḻukku) accumulé
sur les liṅga de pierre en raison d’ablutions répétées, est appliquée au centre de la peau une fois que celle-ci est tendue. Cette pâte forme
alors une petite pastille (padam) qui devient invisible lorsque l’instrument est assemblé. D’après les musiciens interrogés 18 , elle agirait
comme un agent purificateur efficace, susceptible de supprimer l’impureté présumée des peaux et de rendre au tavil un statut « digne » (je
reprends ici le vocabulaire employé) d’un contexte brahmanique.
Enfin, les musiciens, en particulier les musiciens non-végétariens, sont soumis à des observances alimentaires et corporelles établies au
regard de leur participation au culte : interdiction à certaines périodes de consommer de la viande, du poisson ou des œufs ; purifications
nécessaires en cas d’affections ou de maladies, mise en quarantaine en cas de décès dans la famille, etc.

Fig. 4. Fidèle devant une image de Śiva, temple Naṭarāja de Chidambaram.


Photo William Tallotte, 2008.

Un lieu, des timbres… un orchestre « éclaté »

Le timbre d’un instrument porte en lui le sceau ou la trace d’une signature, d’une marque : religieuse,
sociale, territoriale. Pour autant, lorsque la question des rapports entre timbres instrumentaux et émotion
est soulevée, les acteurs du paiyaai cēvai s’épanchent plutôt sur la simultanéité des timbres, voire des
sonorités, que sur tel timbre en particulier. En ce sens, le point de vue du joueur de hautbois T.
Krishnamurthy me paraît révélateur :
Je ne trouve pas la musique du paḷḷiyaṟai cēvai très captivante [mélodiquement]. Les pièces sont écourtées et souvent mal interprétées
[…]. D’un autre côté, je ne peux nier que cette musique me touche. Peut-être en raison du son des instruments… où plutôt de tous ces
sons réunis en un même lieu… joués simultanément mais selon des codes distincts : les cloches d’un côté, les cymbales de l’autre,
hautbois et tambours d’un autre côté encore… Il y a là quelque chose de saisissant  ! (Extrait d’entretien, Chidambaram, février 2008)
Krishnamurthy suggère ici que les instruments du paḷḷiyaṟai cēvai (fig. 3 : periya mēḷam, tambour maddaam,
cloches, conque, trompe, cymbales) forment un orchestre constitué alors même que tout le monde ne se
retrouve pas, au moins de manière précise, autour d’un repère commun : battue, pulsation, rythme,
hauteur. Autrement dit, les instrumentistes ne sont que partiellement (par groupes et à certains moments)
synchrones et accordés 19 : les joueurs de cymbales se calent rythmiquement sur le groupe
hautbois/tambours avec une certaine imprécision ; les sonneurs de cloches, le sonneur de trompe et le
sonneur de conque sont en revanche désynchronisés de l’ensemble. Par ailleurs, lors des keṭṭi paḷḷiyaṟai (cf.
infra), toute coordination est d’emblée abolie – réduite à néant.
Aussi, plus que la synchronisation précise des instrumentistes, c’est la superposition, l’union puis la
désunion des timbres et des sonorités dans l’espace et le temps qui semblent fasciner les participants.
L’orchestre du paḷḷiyaṟai cēvai, à la fois constitué et éclaté, n’est donc pas sans évoquer quelque chose de
l’ordre du « paysage sonore » 20 : une longue séquence à la fois musicale et non musicale, spatialement et
temporellement délimitée, qui chaque jour imprègne un peu plus la mémoire et la sensibilité de chacun. Et
si ce paysage participe d’une quelconque émotion, c’est qu’il est non seulement lié à l’expérience d’un lieu
(le temple de Chidambaram) et d’un culte (le paḷḷiyaṟai cēvai), mais à celle, non moins troublante au plan
émotionnel, d’une présence divine (Śiva sous l’une de ses formes).

Émotion, intensification sonore, intensité


Le fait que les productions culturelles indiennes relèvent souvent d’une « esthétique de la saturation » a
maintes fois été souligné (par exemple Napier 2004). Au plan musical, cette idée peut s’exprimer via
l’ornementation, le doublage des voix, l’ajout de cordes sympathiques… mais aussi l’intensité : jouer plus
fort, jouer tutti, monter dans l’aigu, etc. Edward O. Henry (2002), en réunissant des données jusqu’alors
dispersées, montre assez bien la corrélation qui prévaut entre intensification sonore, au sens le plus large,
et pics émotionnels dans de nombreuses traditions musicales, en particulier dévotionnelles, du sous-
continent indien. Qu’en est-il de ce rapport dans le cadre du paḷḷiyaṟai cēvai ?

Un exemple : l’offrande de lumière et le keṭṭi mēḷam

L’offrande de lumière ou de flamme(s) (dīpārādhanā), généralement considérée par les dévots comme l’une des
actions les plus fortes au plan émotionnel, est toujours accompagnée d’un keṭṭi mēḷam (fig. 2 : colonne 5),
tumulte instrumental dont le but serait non seulement d’éloigner le « mauvais œil », voire de couvrir les
bruits inopportuns (toux, raclements de gorge, etc.), mais de prévenir les fidèles d’une action-clé qu’ils ne
sont pas toujours en mesure de voir – en raison, par exemple, d’une foule trop dense. Tout en brisant de
façon soudaine pulsation, rythme et mélodie en cours, le kei mēam exploite divers ressorts de l’intensité
sonore : le joueur de hautbois enchaine avec rapidité de courtes phrases ascendantes : tonique, quinte, puis
tonique supérieure appuyée par une série de battements à la seconde inférieure ; les joueurs de tambour,
sans contrainte rythmique, frappent avec vigueur les peaux ; les fidèles entrechoquent vivement, voire
violemment, leurs cymbales ; le sonneur de trompe resserre ses attaques  21 .
Mais pourquoi l’offrande de lumière occasionne-t-elle un tel tumulte – tumulte à la fois nommé et faisant
office de prescription ? La réponse nous renvoie, inéluctablement, à un aspect central du culte śivaïte : la
vision (darśana) de la divinité à travers une image (mūrti). Rappelons en ce sens que la divinité, pour le
simple dévot comme pour l’officiant de haut rang, habite l’image en permanence : sous une forme latente
en dehors du culte, manifeste pendant le culte (Brunner 1990 : 10). L’image représente donc pour les
dévots – en tant que seul point physique où la divinité se dévoile de manière directe et régulière au monde
sensible – l’unique chance de voir la divinité et de s’unir à elle afin d’obtenir, dans un premier temps au
moins, sa bienveillance. Or, au sein d’un culte qui peut apparaître, assez prosaïquement, comme un jeu
subtil d’alternance entre une image tour à tour cachée puis montrée, voilée puis dévoilée, l’offrande de
lumière s’impose comme un moment privilégié pour les fidèles : l’image, alors éclairée par l’officiant qui
trace devant elle différentes figures à l’aide d’une lampe  22 , devient soudain plus distincte, plus visible,
plus proche. On comprend dès lors la fonction signalétique du keṭṭi mēḷam et l’association du tumulte qu’il
génère à un moment prenant, fort, crucial, voire vital, du culte.
Fig 5. Achalpuram S. Chinnatambi et sa troupe, temple Naṭarāja de Chidambaram.
Photo William Tallotte, 2003.

Mais si l’exemple du keṭṭi mēḷam souligne parfaitement ce lien qui, dans le monde indien et plus
particulièrement hindou, tend à mettre en relation intensification sonore et émotion/dévotion, il n’est pas
certain que l’équation puisse être généralisée.

Un contre-exemple : émois et temps creux

L’observation des comportements hors-limites – hors des limites contextuellement acceptées – permet de
nuancer l’équation. Les signes qui précèdent ces comportements (cris légers, balancements inhabituels de
la tête, sautillements, etc.) apparaissent souvent, en effet, lorsque l’activité est apaisée et l’intensité sonore
au plus bas. Le début de la séquence B’ (fig. 1 et 2) est à cet égard l’un des moments les plus favorables, au
point que les prêtres présents qui n’officient pas reconnaissent volontiers se tenir prêts à calmer, le cas
échéant, les fidèles les plus expansifs – fidèles souvent en visite ou en pèlerinage et issus de zones rurales.
Ce point est confirmé par les habitués du paḷḷiyaṟai cēvai qui avouent volontiers que l’émotion, sans crier
gare, les rattrape bien souvent lors du chant des hymnes tamouls ou du solo de hautbois (fig. 2 : B’). Seule
l’expérience leur permettrait alors de contenir cette émotion. Toujours est-il que rien ne peut expliquer le
fait qu’une émotion – extériorisée ou non – survienne plutôt dans le creux de la vague. On retiendra
toutefois cette remarque de R.N.N. Dikshitar, prêtre au temple Naṭarāja : « le temps de l’offrande de lumière
implique un état de concentration et de conscience qui n’est guère compatible avec un relâchement ; un
temps moins exigeant, au contraire, permet une décontraction propice au lâcher prise et, par conséquent, à
l’éruption d’une émotion » 23 .
Cet exemple montre qu’il est nécessaire de distinguer, et particulièrement dans ce contexte brahmanique
qui impose aux fidèles des règles et des limites comportementales, entre la perception d’une émotion et son
expression. Cette distinction faite, il n’est dès lors plus évident qu’intensité sonore et pics émotionnels
soient en corrélation directe ; et ceci pour deux raisons au moins : d’une part, la perception qu’ont les
fidèles de leurs propres émotions ne nous est accessible qu’indirectement à travers leurs paroles ; d’autre
part, l’expression de ces mêmes émotions peut être volontairement contenue et donc retardée. On peut
donc penser que les pics d’intensité sonore correspondent effectivement aux moments où les émotions –
celles de tous les fidèles – s’expriment ou sont à même de s’exprimer au sein d’une plage temporelle et
rituelle prédéterminée. On ne peut cependant être tout à fait sûr d’un lien intrinsèque entre intensification
sonore et émotion vive (ressentie), et vice versa.

Rythme et mélodie : expériences émotionnelles et répétition


L’émotion ressentie à l’écoute d’une musique se manifeste plus sûrement lorsque l’auditeur entend quelque
chose qu’il est en mesure de reconnaître et, qui plus est, s’il associe ce quelque chose à une expérience
marquante. L’écoute d’une pièce familière, dans une situation donnée, a en effet plus de chance de
l’émouvoir que celle d’une pièce qui lui est inconnue. Le facteur itératif – les psychologues l’on bien montré
(Imberty 2010 : 2-4) – est donc déterminant dans la compréhension et l’évaluation des pouvoirs expressifs
de la musique, ou tout au moins de ces composants mélodico-rythmiques. Il l’est certainement dans le cadre
du paḷḷiyaṟai cēvai,où la récurrence des pièces jouées par le periya mēḷam (fig. 2 : colonne 5) donne à entendre
aux fidèles et aux dieux, d’un soir à l’autre, la même petite musique. On peut de fait supposer, dans ce
contexte où la musique à valeur d’offrande, que le retour incessant et quotidien des mêmes pièces ne relève
pas seulement d’un choix : il fait aussi écho à l’une des caractéristiques les plus saillantes du rituel
brahmanique : sa répétitivité (Fuller 1984 : 15).
Rythmes et frappes

Le paḷḷiyaṟai cēvai peut être scindé en deux grandes parties (fig. 1 et 2) : l’une ascendante (de A à F), l’autre
descendante (de F à A’). L’analyse des frappes des cymbales montre que ces deux parties sont distinctes au
plan rythmique : la première étant marquée par une formule de deux frappes issue d’une division quinaire
du temps (1 2 3 4 5), la seconde par une formule de deux frappes issue d’une division binaire du temps (1 2 3
4). Les fidèles se repèrent ici au jeu des tambours (tavil et maddaḷam) et suivent le flux, d’oreille – ce qui
explique certains décalages. Pour les musiciens  24 , en revanche, ces divisions renvoient à un solfège :

Les acteurs interrogés, fidèles, prêtres et musiciens, ne semblent reconnaître ici de valeur expressive –
lorsqu’ils en reconnaissent une – qu’aux formules et aux séquences rythmiques de type « cassé », non dans
un rapport direct, immédiat, mais plutôt dans un rapport d’indexicalité – rapport où la division en cinq est
associée à l’alārippu  25 et au « Tēr mallāri » 26 (fig. 2 : colonne 5) et, plus généralement, au culte śivaïte.
Ainsi, le jeu simultané des cymbales (1 2 3 4 5), du maddaḷam (1 2 3 4 5, face grave, puis aiguë) et du tavil (jeu
de rythmes plus complexes) renvoie-t-il les auditeurs, au plan émotionnel, à une euphorie légère propre
aux commencements. Ce rythme « cassé » serait donc nécessaire d’une part au regroupement et à
l’attention des fidèles, d’autre part à la délimitation – sonore – d’un espace commun et familier.
Au-delà, une association strictement lexicale mérite d’être évoquée  27 . Elle s’appuie sur l’omniprésence du
chiffre cinq (pañca) dans les pratiques cultuelles śivaïtes  28 et, plus précisément, sur la substitution
mentale effectuée par certains fidèles du mantra fondamental de Śiva, namaḥ śivāya  29 (« Salutation à
Śiva ! »), aux syllabes rythmiques ta ka ta ki ta. On notera par ailleurs, dans les deux cas, une segmentation
similaire : 2 (ta ka pour namaḥ) + 3 (ta ki ta pour śivāya). La répétition des mêmes séquences, chaque soir et
d’un soir à l’autre, sans discontinuité, sans césure, et malgré les variantes d’exécution, donnerait alors à ces
syllabes rythmiques, non seulement un sens, mais le pouvoir d’évoquer le divin et de communier – but
ultime de la bhakti – avec lui.

Le pouvoir de la mélodie

T. Ramalinga, pour revenir à notre exemple initial, pointait la mélodie du doigt, la soupçonnant, à travers le
jeu du hautboïste, de semer le trouble en faisant basculer les fidèles les plus fragiles et les moins informés
dans un comportement excessif, extraverti. Mais là encore, comme pour le rythme, il semblerait que ce soit
bien la reconnaissance immédiate d’une mélodie, grâce à son écoute répétée, qui ait le pouvoir de susciter
une émotion. Comme me le dit un jour J. Jayapal, ami et habitué du paḷḷiyaṟai cēvai :
Je ne connais rien à la musique. Je suis incapable de nommer les pièces jouées chaque soir au temple. Pourtant, je reconnais
immédiatement tous les airs. Et chaque fois, sans même y penser, quelque chose monte en moi, dans mon ventre. J’ai envie de
bouger. […] Le joueur de hautbois n’est parfois qu’un jeune garçon. Ce n’est pas grave. Il faut juste qu’il joue la bonne mélodie.
(Extrait d’entretien, Chidambaram, Janvier 2010)
La « bonne mélodie » désigne ici la mélodie minimale – abrégée ou sans la finesse ni la précision attendue
pour les grandes fêtes – des pièces habituellement exécutées (fig. 2) : le « Tēr mallāri » (de C à F), ou
« mallāri du chariot » ; un kīrttaṉai (de F à B’) parmi cinq possibilités ; le « PaḷḷiyaṟaiPāu » (en B’), ou « chant
de la chambre nuptiale », parfois remplacé par un uñsal pāṭṭu, ou « chant de la balançoire »; le kīrttaṉai
« Nagumōmu galavāni », « Celui au visage souriant » (en B’) ; une pièce traditionnelle (de B’ à A’) ; et parfois,
en sus, un svaram  30 . Bien sûr, si la qualité de jeu est au rendez-vous, si par chance des musiciens
d’exception, « extraordinaires », viennent à remplacer les musiciens « ordinaires », alors l’émotion a toutes
les chances de s’exprimer avec plus de ferveur. C’est au moins ce que j’ai pu observer le soir du vendredi 10
août 2001 lorsque la troupe d’Achalpuram S. Chinnatambi remplaça le duo habituel   31 . Juste après la
fermeture de la chambre nuptiale (de B’ à A’), plusieurs participants, dont un jeune prêtre et deux habitués
au moins, se mirent à danser – avec une certaine retenue toutefois. Deux femmes, sans doute entraînées par
le mouvement qui s’était enclenché, les rejoignirent. Leur gestuelle, en revanche, était celle des temples de
bas statut et des cultes de possession : basculements désordonnés du corps, mouvements brusques et
circulaires de la tête avec les cheveux détachés, yeux hagards, voire révulsés, etc. Le rituel touchant alors à
sa fin, seuls quelques dévots tentèrent timidement de les calmer.
On comprend à travers cet exemple que l’effet émotionnel suscité par la répétition quotidienne d’une pièce
peut être décuplé si celle-ci est exécutée avec goût et brio. On comprend aussi que la défiance exprimée par
Ramalinga vis-à-vis du joueur de hautbois était avant tout une défiance vis-à-vis de la mélodie – non comme
élément tout à fait négatif mais plutôt antagoniste. Car si la mélodie (instrumentale) fait office de
prescription rituelle et contribue de fait, en tant qu’offrande, à l’efficacité du culte, elle a aussi ce pouvoir –
bien mystérieux – de semer le trouble.

En guise de conclusion
Annonce, induction, déclenchement

Les rapports qui se nouent entre musique et émotion au sein du paḷḷiyaṟai cēvai sont multiples : la musique
peut annoncer et souligner l’émotion (déjà présente dans le culte), l’induire ou la susciter (par inférence), la
déclencher parfois (grâce à l’attente d’une pièce que l’on sait à venir). Si ces trois niveaux d’interaction –
annonce, induction et déclenchement – permettent de conceptualiser un minimum la question des
rapports entre musique et émotion, ils n’en constituent pas moins une réduction drastique de la réalité.
Chaque niveau, en effet, compte aussi ses propres variantes, leurs possibles ambivalences, toutes
appréhendées, ressenties et vécues différemment au plan individuel. Une typologie ou une théorisation des
rapports entre musique et émotion, sans être illusoire, me semble donc difficile, et pour l’anthropologie, et
pour l’ethnomusicologie – à moins que celles-ci ne tentent d’intégrer à leur cheminement la psychologie de
la musique et les sciences cognitives (Becker 2004).

Répétition et contraste

Le dispositif sonore à l’œuvre dans le paiyaai cēvai permet à la fois de satisfaire les dieux (la musique est
offrande) et de proposer aux fidèles des repères stables via l’exploitation de deux principes : la répétition
(des mêmes pièces et des mêmes séquences sonores d’un soir à l’autre) et le contraste (par zones
d’intensification sonore et de changements rythmiques ou mélodico-rythmiques au cours d’un même
office). Ces deux principes rendent non seulement le culte rassurant, singulier, unique, mais lui donne une
clarté, une transparence, au plan structurel et émotionnel : tandis que la répétition favorise la
mémorisation des pièces et des actions rituelles correspondantes, le contraste, de son côté, suggère un
découpage spatio-temporel qui produit du sens, ou tout au moins du mouvement, et marque l’esprit des
acteurs – prêtres, fidèles ou musiciens. De la musique et du son, des interprètes et des instruments, naissent
alors le plaisir et l’attente, l’attente d’un plaisir comme le plaisir (et parfois l’agitation) que crée cette
attente. Autant d’éléments qui, dans ce contexte rituel et dévotionnel, permettent aux affects, aux
émotions, de s’épanouir et de s’exprimer – mais sans excès.
L’idée de limite expressive me paraît donc être une piste intéressante. Elle permet en effet de tracer une
ligne au-delà ou en-deçà de laquelle les paroles, les gestes, les attitudes, se font sensiblement plus précis,
car mieux situés, mieux contextualisés. Mais cette ligne, on l’aura compris, ne peut être qu’un repère
variable à expérimenter en fonction des sociétés et des musiques étudiées. Elle n’est ni un outil d’analyse ni
un outil théorique, tout au plus l’outil d’un artisan.

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NOTES
1. Temple brahmanique et haut lieu du śivaïsme.
2. À ce stade du rituel, il s’agit essentiellement de la sculpture principale, fixe et inamovible, de Śiva-Naṭarāja.
3. La pūjā désigne de manière générale le culte hindou, domestique ou public. Elle peut être définie comme le service et l’adoration d’une
divinité sous l’une de ses images matérielles (mūrti), via un nombre d’actions et d’offrandes strictement établies.
4. Grand courant hindou de dévotion qui s’est développé en pays tamoul à partir des VIe et VIIe siècles environ, par opposition partielle au
bouddhisme et au jainisme, encore puissants dans le paysage politique et culturel de l’époque.
5. École de pensée dualiste, dominante au sein du śivaïsme tamoul. Le canon est principalement constitué des Āgama śivaïtes (en sanskrit), et
des textes réunis dans le Tirumuṟai (en tamoul).
6. Sur le statut ontologique de l’image dans le śivaïsme āgamique et, plus généralement, dans l’hindouisme, voir respectivement : Brunner
1990 ; Tarabout 2004.
7. La gêne des prêtres du temple de Chidambaram vis-à-vis des émotions ou de leur extériorisation est sans doute liée à une approche plus
gnostique que dévotionnelle du Śaiva-siddhānta. On reste loin cependant des écoles de pensée non-dualistes où l’émotion est plutôt réprouvée
et de fait envisagée – car relevant du domaine des illusions – comme un obstacle à la délivrance.
8. Le tamoul est la langue commune. Le sanskrit, en revanche, est la langue des textes et des traités et n’est donc connu que des prêtres et des
lettrés. Il n’en demeure pas moins que le vocabulaire tamoul compte de nombreux termes sanskrits – sensiblement modifiés (tamoulisés).
9. Si le terme bhāva peut être tamoulisé (bāvam), il renvoie pourtant à d’autres significations.
10. Sur le rasa, voir notamment Bruguière 1994.
11. J’emprunte cette analogie à June McDaniel (2007 : 56).
12. Le periya mēḷam (« grand orchestre ») est un ensemble de sonneurs-batteurs (hautbois nāgasvaram, tambours tavil, cymbales tāḷam et
bourdon) spécialisé dans le domaine musical savant (karnatique) et traditionnellement attaché aux temples hindous de hautes castes.
13. Un descriptif minimum du rituel est ici nécessaire. Il nous permettra ensuite de mettre en regard les actions rituelles, les interventions
musicales, ou simplement sonores, et les émotions éprouvées et exprimées in situ par les acteurs du culte.
14. Ce rituel est également nommé ardhayāma (sanskrit, ardha « demi » ; yāma « période de garde nocturne »). Cette dénomination est surtout
employée par les prêtres.
15. Sur les relations (y compris sexuelles) d’un couple divin dans un temple śivaïte du Tamil Nadu, voir Fuller 1980.
16. La récitation des mantra appartient en Inde au domaine rituel (yajña) et non musical (saṅgīta) en dépit d’une forte exigence métrique et
mélodique. Elle intervient, de fait, comme « acte de voix » (Staal 1990 : 6).
17. Ou chant du Tēvāram, en référence au Tēvāram (VIIe-IXe siècles), premier et principal recueil canonique d’hymnes tamouls dédiés à Śiva –
hymnes qui constituent aujourd’hui encore une importante partie du répertoire des chantres ōduvār (Barnoud-Sethupathy 1994, Chevillard
2007, Tallotte 2009).
18. Notamment les joueurs de tavil R.C. Nallakumar (Chidambaram, mars 2001) et P.B. Venkatesan (Perumbalam, mars 2008).
19. Cf. fig. 3, colonne 1, pour les hauteurs données par les différents instruments.
20. Ou du « sense of place » développé par Steven Feld (1996) à propos des musiques Kaluli.
21. La conque (śaṅkha) peut être sonnée lors du keṭṭi mēḷam, mais plutôt pour sa capacité à attirer l’attention de la divinité (Renou et Filliozat
1947 : 571). Rappelons en ce sens que la conque est utilisée dans de nombreux rituels brahmaniques comme coupe servant aux consécrations et
aux aspersions. Son utilisation, comme instrument apte à produire un son, est de fait plus réglementée que celle d’autres instruments.
22. Il s’agit de lampes en forme de poire (à une mèche), en plateaux (à cinq mèches), à coupelles superposées (avec de nombreuses mèches), etc.
Une même offrande est en principe effectuée avec plusieurs lampes présentées tour à tour et selon un ordre défini.
23. Extrait de conversation, Chidambaram, février 2008. Il ne s’agit pas des paroles exactes de R.N.N. Dikshitar mais de l’extrait d’un résumé
consigné de mémoire à la suite d’un échange informel.
24. Et avec eux l’ensemble des acteurs présents qui ont une pratique ou une connaissance minimum de la musique karnatique.
25. L’alārippu (« éclosion ») est un prélude rythmique qui ouvre le mallāri – quel qu’il soit.
26. Le « Tēr mallāri » (« mallāri du char ») est une pièce qui, sous de nombreuses variantes, marque le début de nombreuses processions dans
les temples śivaïtes de hautes castes. Il est aussi, comme tous les mallāri (Tallotte 2007 : 130-132), joué dans le mode gambhīra nāṭa – mode (rāga)
que les musiciens mettent en relation avec la force, la détermination, le courage : son jeu, disent-ils, insuffle aux porteurs l’énergie nécessaire à
la levée du palanquin. Ce mode est également associé (Sambamurthy 1959 : 174) à l’une des huit saveurs (rasa) de la dramaturgie classique
indienne : l’héroïsme (vīra).
27. Bien que ce phénomène soit sans doute marginal en Inde du Sud, quelques cas ont toutefois été relevés et discutés (Wolf 2000 : 99-103).
28. Au travers, par exemple, des cinq formes divines (pañcamūrti), des cinq visages de Śiva (pañcamukhaliṅga), des cinq produits de la vache
(pañcagavya), de l’ambroisie de cinq fruits (pañcāmṛta), etc. Sur ce point voir par exemple : Tallotte 2007 : 131 ; L’Hernault et Reiniche 1999 : 244
et renvois.
29. Version simplifiée du mantra : oṃ hauṃ śivāya namaḥ (« O Hau, à Siva, Salutation ! »).
30. Pour le détail de ces pièces (signataire, mode musical et cycle rythmique) voir Tallotte 2007 : 108-109.
31. Sa troupe était venue jouer le soir même, jusqu’à 21h30 environ, pour une fête dédiée à Viṣṇu-Govindarāja et la déesse Punḍarīkavalli
(Tallotte 2007 : 123). Elle enchaîna alors, à la demande des prêtres, sur le paḷḷiyaṟai cēvai.

RÉSUMÉS
Ce texte, au travers de situations et d’exemples concrets, traite des rapports entre musique et émotion dans le culte des temples śivaïtes de
hautes castes du pays tamoul – culte tantrique (au sens le plus large) de bhakti où l’émotion est plutôt valorisée. Il pose non seulement la
question de l’impact psychologique et/ou physiologique de la musique sur les fidèles, mais également celle des limites expressives et tangibles
de cet impact au regard et vis-à-vis de règles et de pratiques culturelles, sociales et contextuelles plus ou moins définies. L’enjeu est alors de
comprendre, via l’analyse de microphénomènes, comment différents traits ou paramètres musicaux (timbre, intensité, rythme,
hauteur/mélodie) permettent effectivement à un ensemble d’états émotionnels à l’œuvre dans le culte de s’exprimer avec une plus grande
acuité – au risque d’être ensuite réprouvés car pouvant être considérés, dans ce contexte brahmanique, comme excessifs.

AUTEUR
WILLIAM TALLOTTE

Ethnomusicologue, travaille depuis 1997 sur les musiques classiques et rituelles du pays tamoul (Inde du Sud). En 2007, il obtient à l’Université
Paris IV-Sorbonne, sous la direction de François Picard, un doctorat de musicologie portant sur les pratiques musicales des sonneurs-batteurs
du periya mēam – hautboïstes et percussionnistes professionnels attachés aux temples hindous de hautes castes. Depuis 1999, il enseigne
régulièrement dans plusieurs universités françaises: Bordeaux 3 (1999-0000), Strasbourg 2 (2002-2004) et Rennes 2 (2005-2007). Il est
actuellement chercheur post-doctorant au musée du quai Branly (2009-2010).
Les dimensions affectives des chants et jeux chantés
que les adultes adressent aux enfants en langue
drehu (Îles Loyauté – Nouvelle-Calédonie)
Stéphanie Geneix-Rabault

Introduction
1 Les chants et jeux chantés que les adultes transmettent aux enfants en langue drehu  1 (îles Loyauté,
Nouvelle-Calédonie  2 ) constituent un répertoire qui n’a jamais été étudié. Les recherches
ethnomusicologiques menées, tant sur la culture musicale de ce pays  3 qu’en Océanie et ailleurs,
notamment en Europe  4 , ont longtemps ignoré ce pan de l’oralité et peu de scientifiques l’ont examiné. Or,
malgré une apparente simplicité, ce patrimoine oral chanté se présente comme l’un des éléments capitaux
permettant la construction identitaire, musico-culturelle et affective de l’enfant kanak  5 . Pour analyser et
comprendre comment les affects sont générés, exprimés et partagés dans le répertoire que les adultes
adressent aux tout-petits en langue drehu, il convient d’appréhender pour cela l’ensemble des paramètres
qui le composent : la gestuelle, la voix, la mélodie, le rythme et le texte. Afin de répondre à cette
problématique, j’examine ici des données ethnomusicologiques qui proviennent de recherches effectuées
sur le terrain pendant trente-deux mois d’enquête ethnographique  6 . Les documents collectés au cours de
ces pérégrinations sur les chants et jeux chantés adressés aux enfants et sur les pratiques de maternage
permettent de poser quelques jalons de réponse aux principes et aux codes à la fois musicaux et culturels
utilisés dans ce patrimoine oral pour véhiculer une dimension émotionnelle. Car si, au premier abord,
l’interprétation d’une chanson enfantine peut donner la brève illusion de simple fonction récréative,
l’analyse approfondie des différents paramètres qui la composent et gravitent autour d’elle permet de
démontrer au contraire qu’elle ouvre directement et/ou de manière implicite, les portes d’une intention
affective permanente.

L’expression des émotions : une dynamique binaire


2 L’expression des émotions dans le répertoire que les adultes transmettent aux enfants en langue drehu  7
ne s’inscrit pas dans une simple dynamique. Elle s’accompagne bien plutôt d’une double association
permanente entre le vécu de l’interprète et ce qu’elle transmet directement à l’enfant en fonction de ses
besoins.
3 Les intentions et les pratiques d’une chanteuse proviennent des réminiscences affectives liées à sa propre
enfance. Les émotions ressenties dans le passé inscrivent dans la mémoire de chaque individu un cachet de
souvenirs à la fois subjectifs et arbitraires, qui ne sont pas tous placés sur le même plan mais qui
influencent presque unanimement les interprétations contemporaines. Reliés à la mémoire émotionnelle,
ceux qui concernent la petite enfance et le répertoire enfantin sont souvent associés au bien-être tactile et
sonore du réconfort maternel. Ils font écho à des voix, à des individus ; ils font souvent référence à tout un
contexte, à tout un environnement de sensations tactiles et sonores.
4 Quoi qu’il en soit des souvenirs et des impressions des uns et des autres, on se rend bien compte que la
mémoire affective des différents protagonistes engagés dans ce jeu de pratiques musicales influence par
voie de conséquence les expressions orales chantées telles qu’elles peuvent être collectées dans leurs
manifestations actuelles. Cet état de fait justifie non seulement le rapport qu’une femme entretient avec ce
patrimoine, mais aussi la vigueur, la fréquence d’exécution et le choix des pièces qu’elle va interpréter.
Après un chant, une grand-mère relate – bien souvent avec une pointe de nostalgie – ses propres souvenirs
pour expliquer la motivation profonde qui l’incite à transmettre telle ou telle pièce à ses enfants et petits-
enfants. Et c’est bien souvent parce qu’une femme de son environnement maternel chantait elle-même une
pièce, qu’à son tour, elle va la transmettre aux siens. Bien plus encore, c’est parce qu’elle en conserve un
souvenir agréable que les chants et jeux chantés sont transmis aux lignées suivantes. Les interprétations se
renouvellent ainsi au fil des générations, même si un souvenir chanté chargé d’une vigueur émotionnelle
importante dans la mémoire d’une femme n’est que partiel. Le répertoire pour enfants en langue drehu
possède donc la caractéristique singulière de rappeler la mémoire de quelqu’un, de faire référence à des
individus du clan maternel d’origine de l’interprète  8 . Il faut préciser que la société kanak fonctionne par
résidence patrilocale, c’est-à-dire qu’une fois mariée, l’épouse quitte le clan de ses parents pour intégrer
celui de son conjoint. Au cours de sa vie, la femme de Lifou se partage donc entre deux points de référence
constants : celui de son environnement d’origine et celui qu’elle a adopté en épousant son mari. Elle est plus
proche tantôt de l’un, tantôt de l’autre, mais rarement en rupture avec l’un ou l’autre. Dans ces conditions,
le répertoire enfantin constitue l’héritage musico-culturel et affectif que les femmes peuvent emporter et
perpétuer avec elles sans aucune réserve. Car contrairement au répertoire dansé drehu  9 , auquel certaines
précautions d’interprétation sont liées, le patrimoine oral chanté que les adultes transmettent aux enfants
est détaché de toute appartenance clanique, et donc libre de toute interprétation et de références à
l’environnement maternel de la chanteuse.
5 Mais, loin de n’être que l’évocation de souvenirs d’enfance habitant les interprètes, la profondeur
sentimentale qui gravite autour de ce répertoire drehu imprègne directement ou implicitement les pièces
adressées aux enfants. Elle n’a pas nécessairement besoin d’être verbalisée, puisqu’elle peut aussi passer par
des codes de communication chantés, et non parlés. Quoi qu’il en soit, elle est inlassablement placée au
cœur des perceptions et des préoccupations des femmes de Lifou. Les intentions affectives, bien souvent
manifestées sous une forme imagée, constituent une sorte « d’initiation » aux sentiments, « la base de
l’éducation » sensible des enfants. Selon un chanteur drehu, le répertoire enfantin constitue en définitive
« l’initiation par et avec la chanson – ou le jeu – à la sensibilité personnelle et corporelle » et, plus
largement, « l’éveil à la sensibilité culturelle » du groupe auquel il appartient (entretien avec un chanteur,
Wé, 16.02.2005). L’affectivité, dans le répertoire enfantin drehu, comprend ainsi une dimension collective –
puisqu’elle est avant tout l’émanation d’un groupe socio-culturel – combinée à une part d’individualisme.
Les processus émotionnels sont donc disparates ; ils suivent des logiques à la fois personnelles, sociales et
culturelles, qui ont toutes leur raison d’être et qui s’organisent en de multiples combinaisons, intentions et
contextes.

Les intentions émotionnelles du répertoire enfantin drehu


6 Le répertoire oral chanté ou scandé que les adultes transmettent aux enfants en langue drehu se compose
de multiples catégories. Les femmes, qui se chargent de garder les tout-petits, en sont les détentrices
exclusives. Il se transmet anonymement de bouche à oreille d’une génération à la suivante et se compose
principalement de pièces interprétées individuellement dans l’intimité de la relation adulte(s)-enfant(s) 10 .
Le répertoire du nursery lore  11 , pour reprendre la terminologie anglaise, qui accompagne les pratiques de
maternage, est fait de multiples pièces aux fonctions et aux intentions diverses. En aire drehu il comprend :
des berceuses 12 , dont la particularité est l’endormissement, l’apaisement, le réconfort ;
des formulettes de jeux chantées 13 accompagnées de mimes pour éveiller l’enfant, pour lui apprendre à compter, à nommer les parties
du corps, pour le faire sauter ou le balancer sur les genoux, pour le faire rire, le chatouiller ou simplement jouer avec ses doigts ;
des chansons 14 relatant des faits historiques, inculquant des principes éducatifs, des valeurs morales, sociales, transmettant de bons
conseils ;
d’autres expressions diverses non-verbales, par extension, peuvent être incluses comme les superstitions, les croyances, les devinettes, les
histoires, les contes, les proverbes, les dictons et les productions matérielles telles que les jouets.

7 En examinant d’un peu plus près les différentes pièces qui composent le répertoire oral chanté que les
adultes transmettent aux enfants en langue drehu, il apparaît que leur(s) fonction(s) et leur(s) contexte(s)
d’interprétation se prêtent naturellement à la transmission permanente d’une dimension émotionnelle.
8 La berceuse est un chant adressé à l’enfant dans l’intention de l’apaiser, de l’endormir. Il s’agit bien là
d’assoupir l’enfant ou de calmer son chagrin non pas tant par des mots qu’il ne comprend pas encore, mais
bien plutôt par une mélodie combinée à un rythme vocal et gestuel qui facilitent le retour au calme et la
venue du sommeil. Dans ce contexte, les premières expériences de communication du nouveau-né, ses
premières perceptions et rencontres avec son environnement affectif, se font par l’intermédiaire de la
chanson. La berceuse est ce moment privilégié d’échange intime entre l’adulte et le petit enfant, qui fait
glisser progressivement ce dernier vers le calme et le sommeil. La mélodie et les gestes exécutés par
l’interprète jouent un rôle de transition entre l’éveil et le sommeil, entre l’énervement et le calme, soit
entre la tension et la relâche. Cette enveloppe sonore et tactile, véhiculée par une gestuelle combinée à la
voix poético-mélodico-rythmique, procure un sentiment de sécurité et d’apaisement dont l’enfant a besoin.
Tout ce système instaure un lien affectif entre la femme et le nourrisson par le maintien intime d’un
contact vocal et physique qui répond de manière implicite à la demande de réconfort que formule le petit.
9 Quant aux formulettes de jeu chanté, vocable « plutôt réservé aux spécialistes, [et qui] ne figure pas dans les
dictionnaires usuels français » (Arléo 1994 : 153), elles désignent des petits jeux d’éveil souvent
accompagnés de mimes, de gestes et de balancements du corps. Cette terminologie définit « les petits
poèmes oraux traditionnels, le plus souvent rimés ou assonancés, toujours rythmés ou, mélodiques, utilisés
communément […] au cours [des] jeux » (Baucomont et al 1961 : 7). Les formulettes de jeux sont « à la fois
verbales et mimées et […] accompagnent l’enfant tout au long de son développement » (Soriano 1980 : 181).
La caractéristique de ces pièces est la finalité du jeu, souvent ponctuée par la surprise, le rire, un
balancement, une chute. C’est une des caractéristiques mises en exergue par l’ethnomusicologue suisse
Raymond Ammann dans sa description du jeu chanté nengone 15 Therelo re waco qui « […] se termine dans
une vague de rires » (Ammann 1997 : 216).
10 Dans ces conditions, par quels moyens l’émotion est-elle suscitée et exprimée dans le répertoire enfantin
drehu ? Les affects naissent d’un ensemble de paramètres dynamiques indépendants, interférents et
indissociables, qui sculptent le domaine sensoriel. Celui-ci se compose de codes à la fois verbaux et non
verbaux. Ils proviennent d’une gestuelle variée, composée de tapotements, de caresses, de câlins, de
bercements, de chatouilles…, et de la voix, vecteur infaillible d’une palette affective très riche, qui combine
mélodie, rythme et texte.
Fig. 1.  Bercement debout dans le paréo de portage accompagné de mouvements circulaires sur le dos du petit.
Photo Stéphanie Geneix-Rabault, Lifou, 2008.
Fig. 2.  Bercement assis d’avant en arrière avec tapotements simultanés sur les fesses.

Photo Stéphanie Geneix-Rabault, Lifou, 2007.

Une communication affective non verbale : la gestuelle


11 Il n’est pas systématique de trouver des mouvements ou une gestuelle associés aux interprétations des
chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu. Mais elle ponctue généralement les interprétations et
diffuse à sa manière une fonction émotionnelle non verbale. Les interprétations qui cherchent à consoler, à
endormir un enfant sont fréquemment accompagnées de balancements, de caresses, de petits tapotements
sur le corps et de frappements de mains.
12 Dans les premiers échanges musico-culturels entre la femme et l’enfant, un lien tactile est maintenu
pendant longtemps entre l’adulte et le petit. Celui-ci est fréquemment porté et/ou balancé dans les bras ou
dans le ngönepeng, le paréo de portage .
13 L’enfant peut indistinctement être bercé assis ou debout, balancé de gauche à droite, de droite à gauche,
d’avant en arrière ou d’arrière en avant. Avec le ngönepeng, il peut être porté devant, sur le côté ou dans le
dos. Le port de l’enfant est fréquemment accompagné de tapotements, de caresses, de mouvements
circulaires, etc. Ceux-ci tendent non seulement à maintenir un lien tactile avec le corps de l’adulte, mais
aussi à rassurer l’enfant, à lui rappeler ses premières perceptions sonores (essentiellement rythmiques).
L’oreille du fœtus, qui se forme vers le sixième mois de grossesse, perçoit en premier lieu le battement
rythmique du cœur. Ces pulsations naturelles et constantes sont complétées par le bruit des autres organes
de la mère (l’estomac, l’intestin, les poumons…), sa voix, celle des autres membres de la famille, de son
environnement affectif et social. Le fœtus perçoit donc ces diverses manifestations acoustiques soit
directement lorsqu’ils sont produits par les organes de la maman, soit indirectement lorsqu’ils viennent de
l’extérieur. Ces derniers lui parviennent de manière déformée, traversant les filtres que sont la peau, le
liquide amniotique et l’utérus.
14 Toute la communication non verbale qui s’établit par le biais de ces petits tapotements rythmés et réguliers
établit ainsi implicitement des réminiscences acoustiques qui évoquent au nourrisson toute la sécurité
ressentie dans l’environnement amniotique intra-utérin. Et c’est effectivement dans l’intention de le
rassurer, de le réconforter et de le dorloter que sont effectués ces petits mouvements : « les caresses sur les
fesses, le dos, les tapotements kola xexe la nekönatr 16 » sont exécutés « pour que le bébé se sente bien »
(entretien avec une grand-mère, Tingeting, 26.03.2003).
15 Mais la gestuelle revêt aussi d’autres formes d’expression et d’intention en fonction de l’éveil de l’enfant à
qui elle s’adresse. Les formulettes de jeu chanté mimées mettent alors en action une gestuelle plus
dynamique, plus diversifiée et plus figurative 17 , qui suscite la prise de conscience de l’éveil physique, la
découverte de son corps. Dans sa dimension ludique, elle permet de jouer avec le corps pour le simple
plaisir du mouvement, du jeu, de la joie et du rire qu’elle suscite, comme dans ce jeu chanté Petrepetr 18 (fig.
3) :

Fig. 4. » [Un enfant vient de tomber d’un arbre et vient en pleurant pour se réfugier auprès de sa grand-mère. Elle le prend dans ses
bras pour le consoler et commence l’interprétation de Ca neköi aji]. voilà, tu fais comme ça et puis tu recommences jusqu’à ce qu’il ne
pleure plus. […] après deux, trois ou quatre fois, c’est bon, c’est oublié, il va retourner jouer dehors. » (Entretien avec une grand-mère,
Qanono, 25.02.2004).
©2008 – S. Geneix-Rabault

16 La gestuelle qui accompagne les jeux chantés permet aussi de calmer un petit, de faire diversion, de susciter
une émotion plus joyeuse, comme le fait cette femme au cours de son interprétation de Ca neköi aji  19 (fig.
4).
17 Au-delà de la charge émotionnelle stimulée par des codes gestuels multiples et variés tels qu’ils viennent
d’être décrits, les affects passent aussi par des codes de communication vocale.

Une communication affective vocale


18 Tous les témoignages s’accordent à attribuer l’interprétation de ce répertoire aux femmes et à le qualifier
d’exclusivement vocal  20 . Véritablement responsable de la transmission de tous ces savoirs oraux
fondamentaux, la femme joue un rôle d’éducatrice et d’institutrice sociale dont les enseignements sont
riches et variés. Loin d’être l’apanage exclusif de la grand-mère ou de la mère, ce rôle est assumé et soutenu
par toutes celles qui font partie de l’environnement affectif et social de l’enfant. Le petit de Lifou est
materné, bercé, éduqué, éveillé au monde par les voix des mères, des grand-mères, des tantes, des sœurs,
etc . 21 . Passant de bras en bras, le développement psycho-affectif et musical de l’enfant coïncide aussi avec
son développement social, amorce par là même ses premières communications et interactions avec son
entourage par le biais des voix et du chant. Dans le répertoire enfantin drehu, la voix joue un rôle
particulier et assume tour à tour plusieurs fonctions :
elle est le support de ces expressions orales chantées exclusivement vocales. Par ce biais, elle constitue la base de la communication
affective et intime entre les différents protagonistes impliqués ;
elle est l’enveloppe sonore qui procure un sentiment de sécurité dont l’enfant a besoin ;
elle est le vecteur des émotions ;
elle permet la transmission de messages en langue vernaculaire aux contenus multiples ;
elle véhicule les premiers apprentissages affectifs, sociaux, historiques, identitaires et musico-culturels des enfants.
19 Contrairement à la gestuelle, la voix met en forme et rend audibles les émotions et les affects qui cherchent
à être transmis. Il existe certaines différences acoustiques entre la voix chantée et la voix parlée : contour
mélodique, intensité plus importante, ambitus et tessiture plus élevés, timbre… Le timbre de voix d’un
interprète est un élément caractéristique, très représentatif d’un individu. Il varie d’un être à l’autre en
fonction de la personnalité, de l’équipement laryngé de chacun, du mode vibratoire, et de la forme de la
cavité de résonance. Tous ces éléments confèrent à chaque individu un timbre particulier (inflexions de la
voix, dynamique, rythme), qu’il est possible de différencier à l’oreille, par exemple lorsque l’on entend deux
chanteurs dans le même registre. Dans l’univers vocal extrêmement diversifié de Lifou, l’enfant s’éveille au
monde dans un environnement sonore pluriel qui lui permet progressivement d’identifier et de distinguer
les différents individus qui l’entourent. Ce faisant, ce sont bien ces voix plurielles qui transportent et
impriment unanimement dans la mémoire de chaque petit les différents affects humains. Comment se
concrétise musicalement la transmission des émotions ?

La répétition mélodique et rythmique comme vecteur d’émotions


20 Les pièces qui composent ce répertoire peuvent être chantées ou non. La terminologie vernaculaire utilisée
à ce sujet l’évoque nettement, puisqu’elle opère une distinction entre le nyima   22 , le chant ayant une
dimension mélodique franchement prononcée, et le elo   23 , un parlando aux frontières assez imprécises
entre le chanté et le parlé. Dans le cas des chants, par quels procédés musicaux sont générés les affects ?
Selon les Lifous, c’est la répétition qui en assure la fonction.
21 Toutes les pièces du répertoire de chants et jeux chantés pour enfants en drehu se composent d’une phrase
mélodique qui peut se subdiviser en segments, dont le découpage de la période se fait selon les critères de
répétition et de commutation 24 . À chaque syllabe du texte est également associée une seule note ; les
chants et jeux chantés que les adultes transmettent aux enfants sont presque dénués de mélismes, hormis
quelques rares notes de passage transitoires. Ils contiennent un thème musical court et indéfiniment répété
ou associé à un vers pour faire ressortir tous les mots du texte. Le caractère très réitératif de ces pièces est
noté par Raymond Ammann au sujet du jeu chanté collecté à Maré qui se compose : « […] d’une courte
mélodie simple […] continuellement répétée pendant le récit de la légende » (Ammann 1994 : 60).
22 Le nombre de syllabes correspond au nombre de notes. Cette scansion syllabique, sans le moindre ornement
ni mélisme d’aucune sorte, correspond au système giusto syllabique bichrone de Brăiloiu (1973 : 154). À
chaque répétition, des modifications rythmiques ou mélodiques peuvent être effectuées pour permettre de
prononcer chaque syllabe du texte. À l’image des possibilités de variations ponctuelles, une certaine
récurrence du contour mélodique apparaît, telle qu’elle figure dans cette berceuse, Gumej a meköl  25 :

23 Les intervalles utilisés dans les chants et jeux chantés s’inscrivent dans un système tempéré  26 . L’ambitus
est assez restreint et dépasse rarement l’octave. La ligne mélodique la plus fréquente se déroule par
mouvements conjoints de seconde en prenant appui sur des notes « pivots » qui inscrivent la courbe
mélodique dans une certaine linéarité. Les enchaînements de tierce, de quarte et de seconde sont
caractéristiques des chants et jeux chantés. En règle générale, l’empreinte du contour du chant oscille entre
le Ie et le V e degré. Les phrases mélodiques dévoilent donc un grand nombre d’occurrences par des paliers
en recto tono et/ou des insistances sur certains degrés de l’échelle.
24 Les lignes mélodiques se caractérisent ainsi par une stabilité et une simplicité qui sont largement
recherchées par les Lifous car la mélodie est avant tout fonctionnelle et toujours liée à la parole chantée :
elle est le support du texte. Dans le discours des femmes, l’absence de toute convention artificielle et inutile
dans les expressions orales chantées en langue drehu est perçue comme une qualité recherchée. Cette
simplicité et cette récurrence mélodiques sont largement invoquées pour soutenir l’atmosphère auditive
recherchée et/ou réclamée par l’enfant. Seuls ces paramètres permettent de le calmer.
Loin d’être la spécificité exclusive de la mélodie, cette simplicité se retrouve dans le rythme des chants et
jeux chantés pour enfants, qui se caractérise par la répétition presque systématique d’une cellule alternant

une valeur longue et une brève, sous sa forme binaire :


ou ternaire

.
25 L’irrégularité du nombre de syllabes dans les textes des chants enfantins drehu se traduit invariablement
de deux manières. À l’intérieur de la structure, si une syllabe est ajoutée, une valeur de durée est monnayée
dans le rapport 1/2. Inversement, deux valeurs de durée sont amalgamées pour une syllabe en moins
toujours dans le rapport 1/2, comme cela figure dans la transcription de cette chanson, Pelepele waco  27 :
26 Cet ostinato rythmique caractéristique et commun à l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie est généralement
nommé le rythme du pilou. Il se compose d’une « […] suite ininterrompue de courts motifs rythmiques. Ces
motifs sont formés par deux à quatre coups de différentes dynamiques et/ou de différentes longueurs,
frappés par des instruments à percussion » (Ammann 1994 : 30). Il prédomine tant dans les chants et jeux
chantés pour enfants en langue drehu que dans le répertoire de danse. Il s’avère même être un symbole
identitaire largement attesté dans la musique kanak. Dans les croyances traditionnelles, il puise son origine
mythique dans les manifestations acoustiques de la nature – » le bois » - et le rythme du corps humain – » le
cœur, les pulsations cardiaques » :
Notre rythme c’est le rythme du cœur, celui du sang qui coule dans nos veines. Le vieux, il a ramassé un bout de bois et il a tapé le
rythme sur un tronc creux […] celui des battements du cœur qui résonne dans notre corps. […] En puisant dans le rythme du cœur, il
s’est mis à frapper sur le bois, à sauter sur un pied, puis sur l’autre, puis à tourner. Voilà comment sont nés le rythme et la danse.
(Entretien avec une grand-mère, Drueulu, 15.02.2005)
27 Cet état de fait explique la constance de la répétition de ce paramètre. L’ostinato rythmique ferait donc lui
aussi écho aux réminiscences des premières perceptions acoustiques intra-utérines : le battement
rythmique du coeur. La combinaison de ce paramètre aux petits tapotements, aux caresses sur le corps de
l’enfant et à la répétition mélodique contribue ainsi à installer une atmosphère acoustique réconfortante,
en résonance directe au bien-être vécu, perçu et entendu dans le ventre de la mère. Enfin, le dernier
paramètre, qui exprime de manière plus directe une intention affective dans les chants et jeux chantés pour
enfants en langue drehu, se situe dans le contenu textuel du chant.

Un message textuel affectueux


28 Lorsque l’on se penche sur l’analyse du contenu textuel des chants et jeux chantés pour enfants, on se rend
compte que la manifestation du bien-être est assez récurrente dans ce répertoire. Elle se dévoile sous la
forme d’expressions comme « Dors bien » dans cette enfantine Eaea pepe :

Eaea pepe eaea peepe Eaea bébé, eaea bébé,


eaea pepe eaea peepe Eaea bébé, eaea bébé,
meeme hnyawa Dors bien,
a meköle hnyawa ju Dors bien
hune i tanehe i Sur l’oreiller
tanehe i drohmeci Sur l’oreiller garni de feuilles sèches de bananier
28
ea ihe i hae ioele   . Ea ihe i hae ioele.

29 Elle est renouvelée maintes et maintes fois par les démonstrations de tendresse et d’amour, comme dans
cette berceuse, Waicopë  29 :

30 31
Waicopë sue ni jë e Dizen Waicopë , crie mon nom à Dizen
32
ke ngazo lae Hnaweo car Hnaweo
i atre saene triji ni. m’a rejetée.
Ie oie ! hë ni jë hanying kölö, Oh yé ! Interpelle-moi mon amour,
Ie oie ! suene jë hanying, kölö, Oh yé ! crie-le fort mon amour,
Ie oie ! hë ni jë hanying. Oh yé ! interpelle-moi mon amour.

33
30 Le recours fréquent à des interjections exclamatives propres à la langue drehu, telles que ekölöhini  dans
la berceuse Aköne Caeë, est également répandu :

Aköne Caeë me Nekö i Sinepi Aköne, Caeë, et l’enfant de Sinepi,


Waheo Wahile Watreudro, Waheo, Wahile, Watreudro,
Pia Wahnyamala me angetre Lösi, Pia, Wahnyamala, les gens de Lösi,
ekölöhini Wahemunemë. Disons au revoir à Wahemunemë.
Lapa neköeng pëhë angetre Lösi, Les gens de Lösi restent orphelins,
pë loi angatr, pë tixe i angatr, sans joie, sans chef.
pë titaxapo ne la baselaia i nyidrë, La chefferie reste sans protection.
ekölöhini Wahemunemë. Oh, Wahemunemë.
Tha hna majemine troa upi nyidrë, On n’a pas l’habitude,
kowe la huliwa matre iananyi. De le voir éloigné de nous par le travail.
Ekölöhini hekölö i hekölö, Oh, oh, oh,
hekölöhini Wahemunemë. Oh, Wahemunemë.
Lapa neköeng (pëhë) angetre Lösi, Les gens de Lösi restent orphelins,
pë loi angatr, pë tixe i angatr, sans joie, sans chef.
pë titaxapo ne la baselaia i nyidrë, La chefferie reste sans protection.
ekölöhini Wahemunemë. Oh, Wahemunemë.

34
31 Ou encore ekölö iaue   dans la berceuse Cai Waminetu :

Lozati joxu hane hi lo la nyima


ne atrunyi nyipëti. Princesse Loza, voici un chant pour t’honorer.
Alo alo Zawe ekölö iaue. Oh Zawe, oh Zawe.
Ca i wamine tu e calojë e Jope Une petite est née là à Jope vers le sud.
a xome la waka. Oh Zawe, oh Zawe.
Alo alo Zawe ekölö iaue. Gens de Gaica et vous les atresi  35 ,
Angetre Gaïca me angatresi les deux atresi, voici notre princesse,
lu’atresi hane hi lo la joxu celle devant qui nous devons nous humilier,
ne tro së a thili kow une fleur de lys, une rose,
i lis i rouz i kuron ka lolo. une couronne magnifique.
36
Ca i wamine tu e calojë e Jope Une petite est née là à Jope  vers le sud.
a xome la waka. Oh Zawe, oh Zawe.
Alo alo Zawe ekölö iaue.

32 Il arrive aussi fréquemment qu’on retrouve l’interjection au qui signifie « oh » ! Quoi qu’il en soit sur les
différentes formulations existantes en langue drehu, ces expressions et intentions affectives imprègnent les
chants et jeux chantés que les adultes adressent à l’enfant. Cette verbalisation franche ou indirecte de
sentiments s’exprime soit par le texte en lui-même, soit par le recours à des exclamations caractéristiques
de la langue.

Conclusion
33 Cette imbrication de faits, de manifestations et d’explications de phénomènes témoigne d’une dimension
affective constante dans le répertoire enfantin drehu. Elle est même largement recherchée et invoquée par
différents procédés pour que l’enfant puisse s’éveiller au monde dans un tissu permanent d’émotions et de
sentiments. Les intentions affectives, dont l’émanation relève avant tout du milieu maternel, sont donc
constantes, multiples, et peuvent être simultanées ou non. Elles prennent forme dans des postures et des
codes gestuels particuliers de tapotements et de caresses. Ceux-ci peuvent se combiner à des expressions
poétiques, mélodiques et rythmiques, basées sur la répétition qui évoque stabilité, réconfort et
réminiscence des premières perceptions acoustiques. Mais l’expression des émotions dans le répertoire
enfantin drehu n’est pas qu’une réalité en soi. Elle ne peut se dissocier des circonstances musico-culturelles
et sociales d’où elle émerge et qui imprègnent les manières de les chanter et les mettre en jeu. Elle est une
émanation sociale qui se rattache non seulement à la sensibilité collective, mais aussi à celle, plus
singulière, de l’interprète. Car sous une forme musicale commune, signifiée, reconnue et identifiée par
l’ensemble des membres de la communauté drehu, la verbalisation des affects mobilise en définitive un
vocabulaire, des attitudes et des expressions multiples. Chaque femme ajoute ainsi sa note particulière
selon son histoire individuelle, sa psychologie, son état affectif du moment, son statut social, son origine
géographique, son âge, etc. Les émotions suivent ainsi des logiques musico-culturelles à la fois communes et
personnelles qui tiennent une place de première importance dans le répertoire enfantin drehu.
Références

BIBLIOGRAPHIE
AMMANN Raymond 1994 Les danses kanak : une introduction (Description, Classification et Analyse). Nouméa : ADCK.

AMMANN Raymond 1997 Danses et musiques kanak. Nouméa : ADCK.


ARLEO Andy 1994 « Vers l’analyse métrique de la formulette enfantine », in Poétique n° 98 : 153-169.

ARLEO Andy et André-Marie DESPRINGRE 1997 Chants enfantins d’Europe. Paris : L’Harmattan.
AROM Simha 1985 Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale, structure et méthodologie. Paris : SELAF.

BEAUCOMONT Jean et al. 1961 Les comptines de langue française. Paris : Seghers.
BEAUDET Jean-Michel et Lionel WIERI 1990 Chants Kanaks. Cérémonies et Berceuses. Paris : ADCK-CNRS-Musée de l’Homme.

BRĂILOIU Constantin 1973 Problèmes d’ethnomusicologie. Textes réunis et préfacés par Gilbert Rouget. Genève : Minkoff.
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LARSEN May et Henry 1960 La Cyprée d’or : expédition Nouvelle-Calédonie. Neuchâtel : La Baconnière.
MICHEL Louise 1988 [1875] Légendes et chants de gestes canaques. Paris : Éditions 1900.

OPIE Iona et Peter 1959 The Lore and Language of School Children. Oxford : Oxford University Press.
RUWET Nicolas 1972 Langage, musique et poésie. Paris : Seuil.

SORIANO Marc 1980 « Formulettes », in Encyclopedia Universalis, vol. 7. Paris : Universalis : 181.

NOTES
1. Ce concept polysémique désigne à la fois l’île de Lifou, la langue qui y est parlée et ses habitants.
2. La Nouvelle-Calédonie se situe dans la partie sud-ouest de l’océan Pacifique, à environ 1500 kilomètres à l’est de l’Australie, et à 18 000
kilomètres de la France métropolitaine. Elle appartient à la Mélanésie, l’une des composantes géographiques de la région Pacifique, incluant la
Nouvelle-Guinée, les îles Salomon, le Vanuatu et les îles Fidji. Cet archipel se compose de plusieurs îles ou îlots : l’île principale, appelée la
Grande Terre, l’île des Pins et l’île Ouen au sud, les quatre îles Loyauté, Ouvéa, Lifou et Maré, qui longent la Grande Terre sur une ligne nord-
ouest-sud-est à environ cent dix kilomètres de distance.
3. Seules trois études ethnomusicologiques – qui privilégient toutes le répertoire de danses – ont été menées sur la culture musicale kanak :
celle de Jean-Michel Beaudet et Lionel Wieri (1990), et celles de Raymond Ammann (1994 et 1997).
4. Les récents travaux de l’équipe Musilingue (Arleo et Despringre 1997) ont permis de faire des avancées considérables dans la diffusion de la
connaissance scientifique sur ce patrimoine oral chanté.
5. L’écriture du palindrome « kanak » désignant la population mélanésienne de la Nouvelle-Calédonie est invariable en genre et en nombre.
6. Une première enquête de terrain de six mois dans le cadre de la préparation d’une maîtrise de musicologie : « Les berceuses kanak des îles
Loyauté » (J. Le Floch’, dir. Poitiers : UFR de Sciences Humaines et Arts, 2001) ; une seconde investigation de février à avril 2002 pour la
rédaction d’un DEA d’ethnomusicologie : « Les chants enfantins de Lifou » (A.-M. Despringre, dir. Paris IV-Sorbonne-LACITO-CNRS, 2002) ; et
ensuite trois missions dans le cadre de mon doctorat d’ethnomusicologie : « Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu : chants et
jeux chantés pour enfants en langue drehu (îles Loyauté-Nouvelle-Calédonie). Analyse de l’expression d’un répertoire en évolution constante. »
(A.-M. Despringre. dir. Paris IV-Sorbonne-LACITO-CNRS, 2008, félicitations du jury). Elles se sont déroulées de la manière suivante : huit mois
d’octobre 2003 à mai 2004 ; deux mois de décembre 2004 à mars 2005 ; treize mois de février 2007 à mars 2008.
7.Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu, littéralement « chant et jeu (fonction) destiné pour, (collectif) les enfants en langue
drehu ».
8. Dès son mariage, la femme crée un lien relationnel entre deux groupes : son clan d’origine et celui de son mari. Le mariage est une étape
essentielle dans sa vie. Une fois mariée, l’honneur pour une femme est de donner le plus rapidement possible un grand nombre d’enfants à son
mari, d’assurer la survie du clan. Plus la femme aura d’enfants, plus elle sera gratifiée par les personnes de la lignée paternelle et aura en charge
toute l’éducation des petits.
9. Dans la société kanak, la majorité du répertoire musical kanak gravite autour de la musique de danse. Celle-ci appartient à des clans
particuliers, connus et identifiés par l’ensemble des membres de la communauté, et ne peut être interprétée que par les détenteurs de ce
patrimoine.
10. Cf. Beaudet (1990 : 19) et Ammann (1997 : 215).
11. Les folkloristes anglais Iona et Peter Opie réalisent en 1959 la distinction terminologique entre le nursery lore, c’est-à-dire les productions
pour adultes à l’intention des nourrissons, et le children’s folklore, qui désigne les pièces que les enfants s’adressent directement entre eux.
12.Nyima nyine amekölen signifiant littéralement « chant pour endormir ».
13.Elo que l’on peut traduire littéralement par « jeu ou jeu chanté ».
14.Nyima qui veut dire « chant ».
15. Langue parlée sur l’ile de Maré, l’une des quatre îles Loyauté, située au sud-est de Lifou.
16. Cette expression qui signifie littéralement « pour tapoter l’enfant » désigne en définitive l’action de bercer l’enfant. Action, gestuelle et
intention affective sont indissociables dans la pratique du bercement à Lifou.
17. Elle est tantôt ponctuelle, ludique et imitative. Progressivement, l’enfant, en grandissant, y prendra une part de plus en plus active et
participante.
18.Petrepetr : formulette de jeu chanté pour balancer un enfant sur les jambes. L’enfant est posé sur les tibias ou les jambes de la grand-mère et
balancé de haut en bas sur chaque pulsation. Á la fin, il est jeté sur le côté.
À partir de Ziziakötre la grand-mère chatouille tout le corps de l’enfant.
19.Ca neköi aji : formulette de jeu chanté pour chatouiller le corps d’un enfant. L’enfant est allongé devant la grand-mère, les jambes écartées,
posées de chaque côté de ses hanches. Les doigts partent des pieds du petit, puis, sur chaque pulsation, les mains montent petit à petit jusqu’au
cou : « un pas de souris, deux pas de souris, trois pas de souris, quatre pas de souris ». La formulette se ponctue par des chatouillements sur tout
le corps.
20. Cf. les descriptions du répertoire enfantin faites par Raymond Ammann (1997 : 215), Louise Michel (1988 [1875] : 58), Emma Hadfield (1920 :
132), et Larsen (1960 : 206).
21. La terminologie familiale drehu diffère en de nombreux plans de l’acception occidentale plus restreinte qui peut y être associée. Les
désignations en langue des différents membres de la famille éclaircissent le lien très élargi qui unit l’enfant à son environnement familial
considéré comme direct. Á titre d’exemples, un enfant désigne par thin, traduit littéralement par « maman », sa mère biologique ou adoptive,
les sœurs et les cousines parallèles de sa mère ainsi que les épouses des cousins du père. Par treetre, signifiant « tante », il nomme ses tantes
paternelles, les individus appartenant au clan maternel, les beaux-pères, les belles-mères et les tantes paternelles.
22.Nyima sous-entend un contour mélodique nettement marqué : nin, l’air, la mélodie, le ton, le son, la voix ou nin la, l’air du chant.
23.Elo désigne à la fois le mode de diction du jeu chanté, les expressions en parlando, entre parlé-récité et chanté, qui tendent à se rapprocher
de la langue parlée et le jeu d’un instrument de musique.
24. Ruwet (1972 : 100-134) et Arom (1985 : 261-269).
25. Collectée auprès de Öna qatr Alikie, Hmeleck, Lifou (21.03.2005).
26. Vraisemblablement introduit par les missionnaires et fixé par des instruments de musique tels que la guitare, l’accordéon, l’harmonica et le
ukulele.
27. Collectée auprès de Öna qatr Alikie, Hmeleck, Lifou (25.06.2007).
28. Formules fréquemment employées pour signaler la fin d’un chant de danse. Il n’existe aucune correspondance en langue française, c’est
pourquoi elles ne sont pas traduites.
29. Collectée auprès de Maria qatr Sio, Jozip, Lifou (14.05.2007).
30. Anthroponyme.
31. Toponyme.
32. Anthroponyme.
33. Interjections exclamatives que l’on peut traduire par « Oh ! », qui peut signaler en fonction du contexte dans lequel elle s’inscrit, une
expression de joie ou de douleur. Ici, il s’agit de l’expression d’une douleur liée à un départ.
34. Forme écourtée de l’interjection ekölöhini. Dans ce cas-là, elle exprime la joie à la naissance d’une petite fille d’un grand-chef.
35. Les atresi sont les dignitaires et les protecteurs de la grande chefferie. Il y a deux atresi dans la chefferie de Gaica, l’un des trois districts de l’île.
36. Toponyme.

RÉSUMÉS
Cet article examine les questions d’expression des émotions dans les chants et jeux chantés que les adultes transmettent aux enfants en langue
drehu. Il s’appuie à la fois sur des données collectées au cours d’entretiens de type ethnographique (par observation directe et participante et
entretiens de type semi-directif), sur l’analyse historiographique des données archivistiques disponibles et sur l’analyse musicale sémiotique. Il
considère les principes conscients et/ou inconscients, implicites et/ou directs, de communication à la fois verbale et non verbale qui véhiculent
une intention affective dans ce répertoire, visant ainsi à déterminer comment cette imbrication de processus s’articule et réussit à la diffuser.

AUTEUR
STÉPHANIE GENEIX-RABAULT

A soutenu une thèse d’ethnomusicologie à Paris IV-Sorbonne-LACITO-CNRS (2008), après avoir réalisé huit ans d’investigations en Nouvelle-
Calédonie sur le répertoire enfantin. Désormais post-doctorante associée au LACITO-CNRS, elle poursuit sa réflexion dans des actions diverses
de diffusion et de valorisation de ses travaux au sein de l’Académie des Langues Kanak, de l’Université de la Nouvelle-Calédonie et de l’IUFM.
Elle élargit progressivement sa zone d’étude de ce répertoire à l’ensemble des pratiques en Nouvelle-Calédonie.
Entre rituel et spectacle, une tragédie en rythmes et
en vers. Le bumba-meu-boi de São Luis do Maranhão
(Nord-Est du Brésil)
Marie Cousin

Les fêtes du bumba-meu-boi


1 La question du lien entre musique et émotion évoque bien sûr la question du beau, de l’esthétique, de l’art
pour l’art. Mais il n’est pas évident que les aspects liés aux affects ou à l’esthétique soient toujours détachés
de l’organisation rituelle, symbolique, sociale, religieuse de la musique. De plus, si affects il y a, ceux-ci ne
se laissent pas clairement entrevoir, et apparaissent de façon codifiée, à travers des manifestations musico-
chorégraphiques qui sont leurs catalyseurs.
2 Il n’est pas non plus évident qu’il y ait une séparation nette entre musique, danse, poésie, théâtre, et bien
souvent l’on retrouve tous ces aspects réunis, comme c’est le cas dans les manifestations culturelles
populaires du Maranhão, État du Brésil situé dans région Nordeste, entre le Ceará et le Para.
3 Quelle n’est pas la difficulté, pour le regard étranger, de percevoir l’indicible, de l’ordre du ressenti ou du
codifié, ou encore les enjeux affectifs dont les subtilités sont difficiles à saisir ! Le rituel musico-
chorégraphique du bumba-meu-boi (saute mon bœuf) met en œuvre des stratégies musicales,
chorégraphiques et théâtrales, dans le but précis de provoquer la catharsis, dans un contexte symbolique.
Dans les « fêtes de promesse » que je vais aborder, les sentiments individuels sont, en plus d’être exaltés
dans la fête, dirigés vers l’idée du sacré, dans un idéal de cohésion communautaire.
4 L’émotion, qui s’insère dans les pratiques musico-chorégraphiques, est amenée par un contexte festif par
lequel des modalités musicales, chorégraphiques, performatives, vont permettre à l’individu de se dévoiler.
Et, au-delà du contexte, des moyens particuliers sont utilisés (théâtraux, spectaculaires) pour drainer ces
émotions, en plus du rapport particulier qu’entretient l’individu avec la manifestation.
5 Le rapport entre identité, communauté, fête, et pratique musicale, qui prévaut dans cette région, ainsi que
le lien qui relie l’individu à la communauté et à la fête, et que l’intention individuelle, sont des éléments qui
peuvent nous aider à comprendre la naissance des émotions. Les fêtes du Maranhão sont séculaires et, de ce
fait, portent une valeur historique. La fête du Divin, organisée spécialement par les femmes,
majoritairement afro-descendantes et originaires des quartiers périphériques, met en œuvre des valeurs de
groupe telles que la dignité, la force et la solidarité entre femmes. La fête du bumba-meu-boi, qui met en
scène un mythe à l’image de la société pluriculturelle dans laquelle elle se manifeste, porte, elle aussi, des
valeurs de solidarité. L’organisation de ces fêtes, qui dure plusieurs mois, permet à des réseaux de se
construire.
6 Cavalcanti (2001 : 72) démontre que l’on retrouve la manifestation du bumba-meu-boi, avec son motif
mythique de la mort et de la résurrection, dans différentes régions du Brésil depuis le début du XXe siècle,
la première référence que l’auteur a retrouvé étant le bumba-meu-boi de São Luis, pratiqué dans les rues de
la capitale, mentionné dans un journal de juillet 1829. Parmi les formes régionales, existent le Boi-Bumbá en
Amazonie (Parintins) sur lequel l’auteur a travaillé, le Bumba-meu-boi du Maranhão, du Pernambuco, le Boi
Calemba de Rio Grande do Norte, le Cavalo-Marinho de Paraiba et du Pernambuco, le Bumba de reis ou Reis
de boi de Espirito Santo, le Boi Pintadinho à Rio de Janeiro, Boi de mamão à Santa Catarina.
7 Les moyens utilisés, qui varient selon les fêtes, développent des caractéristiques esthétiques subtiles. Aux
éléments scénographiques, costumes, masques, s’ajoutent la complexité des chorégraphies, et des
esthétiques spécifiques des chants et des rythmes, en particulier des toadas, poésies semi-improvisées, qui
associent le signifié du discours à des modèles mélodico-rythmiques symboliques.
8 Par ailleurs, une grande place est laissée aux expressions solistes, à la fois dans la danse et dans le chant. Le
solo vocal, instrumental ou dansé permet l’expression des identités individuelles et aussi celle de leurs
affects, de façon organisée et codifiée.

La tragédie
Histoire et mythe

9 Les fêtes de bumba-meu-boi sont liées aux grandes questions de la vie et de la mort. Dans cette
manifestation, un mythe tragique est mis en scène et joué de façon cyclique, tous les ans entre le mois de
juin et le mois de septembre. L’éternel cycle de la vie, du recommencement, de la naissance et de la mort,
est représenté par la naissance et le sacrifice d’un bœuf, tragédie vécue et accompagnée par l’ensemble de
la communauté.
10 Interdit au XIXe siècle et jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, le bumba-meu-boi a pendant longtemps été
prohibé dans la ville de São Luis. Il était pratiqué dans les lointains faubourgs, aux limites de la ville, et ses
pratiquants étaient fréquemment arrêtés et emprisonnés. On trouve de nombreux témoignages de cette
répression dans les quotidiens locaux. On jugeait la représentation indécente, bruyante, une « diversion
d’esclaves grotesque », du fait de la liberté donnée au personnage principal Chico, noir esclave. En effet, les
festivités du bumba-meu-boi prennent leur source dans un mythe qui raconte l’histoire d’un magnifique
bœuf, appartenant au patron de la fazenda (grande propriété agricole), dérobé par l’esclave Chico pour
nourrir sa femme enceinte Catirina, qui rêve de manger de la langue de bœuf.
11 Le méfait accompli, le dono (« propriétaire ») de la fazenda étant fou de rage, l’esclave Chico est poursuivi,
recherché par les vachers. Chico se cache dans la forêt, et les Indiens sont lancés à sa poursuite. Chico étant
retrouvé, on envoie chercher le pajé  1 afin de ressusciter le bœuf car, sinon, c’est l’esclave Chico qui va
être mis à mort. Le bœuf est ressuscité, et cet événement donne lieu à une fête. On célèbre ainsi la
naissance, la mort et la résurrection du bœuf à travers un cycle de fêtes durant lesquelles sont exposés les
différents tableaux du mythe.
12 Si Chico est un anti-héros, grotesque, qui fait rire, le sentiment tragique repose sur le bœuf car, comme
dans la tragédie classique, on en connaît le destin, et pourtant on chante sa gloire, sa force et sa beauté
devant une issue, une lutte perdue d’avance. Tout le déroulement des fêtes de la Saint-Jean repose sur
l’exposé de ces différents tableaux et sur cette tension dramatique.
13 De plus, l’histoire du bumba-meu-boi est étrangement à l’image de la société brésilienne : les Amérindiens et
leur chef religieux et spirituel, le modèle économique de la fazenda avec son patron et ses paysans, le bœuf,
ressource professionnelle d’une partie de la population, et le métier de vacher à la fois réalité et idéal
identitaire, et enfin la famille esclave qui illustre la réalité de plusieurs siècles de pratique esclavagiste.
14 Les fêtes communautaires sont organisées dans un lieu spécialement dédié à la célébration, qui est l’arraial
(espace public) ou le terreiro (espace privé).
15 L’enjeu émotionnel de la performance du bumba-meu-boi réside dans l’intensité suscitée par le mélange des
éléments musicaux, chorégraphiques, scénographiques, réunis dans les participants qui sont à la fois
danseurs, musiciens, acteurs et chanteurs. La tension dramatique liée à l’expression du mythe est, elle
aussi, un moyen de réunir tous les participants dans un mouvement commun.
16 Câmara Cascudo décrivait déjà la performance du bumba-meu-boi comme un jeu d’une époustouflante
beauté, mêlant des éléments de mémoire du passé et un profond sentiment social : « l’unique festivité dans
laquelle le renouvellement thématique dramatise la curiosité populaire, la rendant contemporaine. Ses
constantes transformations ne sont en aucun cas réalisées au détriment de l’essence dynamique du folklore,
mais au contraire le ravivent en une incomparable expression de spontanéité et de réalité » (Câmara
Cascudo 1954 : 154).
17 Le bumba-meu-boi, transposé sur les scènes publiques par les politiques locales, accentue aujourd’hui les
aspects spectaculaires de la performance (les superbes costumes et chorégraphies), tandis que la
participation du public est diminuée. La politique locale du tourisme est évidemment à l’origine des scènes
(palcos) et de la transformation des arraiais, ces places publiques au sein de quartiers devenus lieux
« officiels ». Mais, si ces nouvelles institutions sont contradictoires aux pratiques antérieures du bumba-
meu-boi qui soutenaient un idéal déambulatoire et nomade (à l’image du mode de vie des vachers), que peut-
on dire de ses musiques ? Quels aspects musicaux communautaires reste-il en dehors du groupe formé ?
18 Les festivités commencent officiellement le 13 juin, jour de Saint Antoine (Santo Antonio), et les moments
clefs, pour les participants au bumba-meu-boi qui ont instauré cette manifestation comme un art de vivre, se
situent à la fin du mois de juin, entre le 24 (Saint Jean) et le 30.

Sotaques du boi et identités locales

19 L’organisation des différents boi se décline en sotaques ou « accents ». L’accentuation est une question de choix
de procédés esthétiques et organisationnels. Il existe cinq sotaques communément reconnus, devenus en
quelque sorte des « normes stylistiques », mais qui en réalité découlent souvent de choix personnels,
d’initiatives privées, et de styles locaux. D’autre part, la présence et la participation des individus aux
manifestations de Bumba-meu-boi varient d’un sotaque à l’autre, nuançant symboliquement la participation
de la communauté dans la fête. Toute la créativité, les enjeux identitaires sont endossés par ces distinctions
stylistiques, qui offrent des modalités d’expression tout en étant l’image publique des identités régionales 
2.

20 Cavalcanti défend l’idée que la compétition organisée entre les groupes, ainsi que la rivalité qui en découle,
créent une dynamique. Les relations de voisinage rurales ou urbaines contribuent à développer ce réseau,
puisque « l’existence d’un groupe de bumba-meu-boi quelque part en attire d’autres, comme la rivalité est la
base de la performance » (2001 : 73). Si la rivalité est le fondement de la création, comme le suggère
Cavalcanti, les individualités sont alors particulièrement sollicitées dans la valorisation ou la défense d’une
identité de groupe, locale ou familiale.
21 La pluralité stylistique s’explique par une origine géographique particulière (région, quartier) ainsi que par
l’association avec une classe sociale ou un mode de vie (rural, urbain), qui impliquent des organisations
sociales, religieuses, politiques, particulières. La place de l’individu et l’enjeu de sa réalisation au sein des
groupes vont dépendre de ces différents contextes. Il est aussi intéressant de noter comment vont
s’exprimer les identités locales (indianité, identités rurales, mythes) à travers la présence de personnages
comme les esprits de la forêt, reflets du monde surnaturel des « enchantés » (encantados) qui imprègne les
conceptions locales du sacré.

La tragédie et la communauté
22 Les affects évoqués directement à partir du mythe sont des sentiments contraires : la joie et la peine. Dans
le vécu de la fête, le déroulement de l’histoire et sa tension dramatique permettent de vivre ces affects de
façons successives : la joie de la naissance du bœuf, au moment de son baptême, lorsqu’il revêt une nouvelle
« robe », qui a demandé un an de confection et va être portée durant un an ; la tension et la peine de la mort
du bœuf, dont on connaît le tragique destin et auquel il ne peut échapper. Et à nouveau la joie de la
résurrection, lorsque le bœuf est sauvé. Ces sentiments sont portés par les toadas qui sont tour à tour
narratrices, ou encourageantes.
23 La fête a pour but la réunion de la communauté autour de l’événement tragique. Ainsi, bien que les
participants connaissent l’issue et la mort du bœuf, la fête doit célébrer ses qualités : l’animal illumine, il
apporte énergie et joie à l’image des feux de la Saint-Jean, il démontre force et dignité.
24 La beauté et la force de l’animal sont des enjeux de taille et la concurrence est serrée entre qui démontrera
le plus d’énergie, de force, de variations dans la danse du bœuf (le personnage du bœuf est un masque porté
par un danseur), et quel sera le bœuf le plus lumineux, aux motifs les plus complexes et les plus beaux.

Le religieux

25 Les fêtes populaires de São Luis et du Maranhão se répartissent selon le calendrier annuel. Elles sont
organisées par les communautés, en particulier par les maisons de culte afro-brésilien du tambor-de-mina  3
qui est la modalité de culte majoritaire dans le Maranhão et le Nord du Brésil. Les préfectures se chargent
d’organiser les fêtes publiques de juin (Saint-Jean) qui entrent dans la politique touristique locale. Les fêtes
du bumba-meu-boi appartiennent aujourd’hui à la fois au contexte urbain « officiel » et touristique et au
contexte rituel, lié au local et à l’organisation communautaire.
26 Les implications individuelles qui sous-tendent la fête dépendent du contexte de la manifestation : la fête
sera une brincadeira, un « amusement », un « jeu », elle sera présentée sur des scènes publiques, dans des
arraiais, ou encore dans le cadre de scènes fermées (théâtres). La fête sera une obrigação, c’est à dire une
« obligation » rituelle, elle se déroulera dans l’espace privé de la communauté. Les vœux adressés aux
saints, exhaussés, sont payés en offrandes musico-chorégraphiques rituelles. Cette relation intime
individu/saint régit les rapports entre les individus et le sacré dans le système de croyances populaires du
Maranhão.
27 Comme le suggère Abmalena Sanches, « en plus d’être un bien de consommation, un spectacle touristique,
le divertissement du bumba-meu-boi est aussi une « forme de louange », une « religion ». La religiosité
imprègne la conception de la fête. Encore aujourd’hui, le bœuf est conçu, dansé et chanté en hommage aux
saints catholiques, mais aussi, entre autres, aux entités spirituelles adorées dans les terreiros de tambor de
mina, umbanda, pajelança. Ainsi, il peut être compris comme un système d’offrandes entre les hommes et les
divinités » (Sanches 2003 : 8).
28 Si São Benedito (saint Benoît) est le saint patron des afro-descendants et du tambor de crioula (« tambour de
la créole », fête de tambour organisé pour saint Benoît), São João, Santo Antonio, São Marçal et São Pedro 
4 sont les saint patrons des périodes juninas, c’est-à-dire de la Saint-Jean.

29 Selon Sanches, dans la conception des participants, Saint Jean aime particulièrement le bumba-meu-boi, et le
rituel du baptême permet de réactualiser les liens entre le saint et les participants, le bœuf étant baptisé et
dédié au saint. La forme traditionnelle de botar boi au Maranhão (« faire le bœuf », est, d’après Sanches, une
rétribution par promesse, « la promotion du divertissement en hommage à Saint Jean comme forme de
rétribution d’une grâce reçue (Carvalho 1995 : 74). De là, de nombreux groupes se sont créés comme
résultat de paiement de promesses » (Sanches 2003 : 8). Parrain de Jésus, saint Jean aurait le même pouvoir
que Dieu.
30 Dans la fête du tambor-de-mina, religion que pratiquent nombre de participants au bumba-meu-boi, Santo
Antonio est associé à l’esprit caboclo marinheiro, le marin, et au vodun Agongono, nom dérivé de Agonglo, roi
du Dahomey (actuel Bénin) de 1789 à 1797, qui est devenu une entité spirituelle au Maranhão. São João est
associé au vodun Badé, force du tonnerre ; São Pedro à Hevioso, lui aussi un vodun de la foudre. Les entités
de la Saint-Jean sont ainsi liées à la royauté, et aux forces de la mer et du ciel.
31 Sanches défend aussi l’idée que dans la fête du bumba-meu-boi, le catholicisme « s’entremêle avec l’‹ 
encantaria › des terreiros afro-maranhenses où l’on honore les orixás et les voduns jêje/nagô, les ‹ nobres,
gentis ›, les entités brésiliennes comme les caboclos, les indiens et les êtres de la mythologie indigène comme
mãe d’água, curupira et une infinité d’autres. Ce mélange montre l’existence complexe, riche et commune de
nombreuses conceptions religieuses, permettant à chaque participant d’avoir sa liberté de manifester ses
croyances » (Sanches 2003 : 11).
32 Les voduns et les orixás sont les messagers qui réalisent le lien entre la terre et le monde céleste, au sommet
duquel siègent Dieu et ses saints. Si eux ne font jamais le voyage, les entités du tambor-de-mina descendent
régulièrement dans les maisons de culte pour recevoir les vœux et les demandes des êtres humains.
33 Ainsi, dans le Maranhão, les manifestations festives telles que le bumba-meu-boi, le tambor-de-crioula ou la
fête du Divino Espirito Santo sont de façon quasi systématique associées au mode de pensée religieux local.
La fête est pensée comme offrande, une obligation religieuse. Plus la charge émotionnelle, énergétique,
marquée par la participation la plus grande de participant, sera importante, plus la fête sera réussie, et
mieux les divinités seront récompensées. Ainsi, on participe aux fêtes pour de multiples raisons, sociales,
identitaires, et surtout religieuses. Pour les pratiquants de la Mina, le bumba-meu-boi devient le « canal de
communication entre les dieux et ses adorateurs […], un lieu sacré, un espace religieux, une sorte de
prolongement du terreiro (Sanches 2003 : 10). Les pères et mères de saint des plus fameux terreiros de São
Luis se rendent au bumba-meu-boi, en transe, accompagnés des entités qui s’identifient avec le boi, comme la
famille de Légua Boji.
34 Les costumes et les chapeaux des participants sont brodés à l’image des saints auquel le groupe a été dédié.
Les groupes sont aussi créés comme paiement de promesse. Par exemple, le groupe de Santa Fé est né d’une
promesse réalisée en 1988, exhaussée par saint Jean, qui est ainsi devenu le dono, le maître du groupe de
bumba-meu-boi, et à qui toutes les fêtes réalisées par ce groupe sont dédiées.
35 Toada Meu vaqueiro eu sei que meu boi urrou , Santa Fé
Meu vaqueiro Mon vacher
Eu sei que meu boi urrou  5 Je sais que bœuf a meuglé
Ta lindo meu coração C’est beau, mon cœur
Urrou pra fazer a festa Il a meuglé pour faire la fête
Trazendo animação Apportant l’animation
Urrou no pé da roseira  6 Il a meuglé au pied du rosier
Urrou no pé do mourão  7 Il a meuglé au pied du mât
Boi urrou boi urrou la na malhada Le bœuf a meuglé là dans la communauté
O dono da vaquejada Le maître du troupeau
E meu senhor São João Est mon seigneur Saint Jean

Fig. 1. Baptême du boi de Rio Grande devant Saint Pierre.


La robe du bœuf est à l’effigie de Saint Jean et du Saint Esprit représenté par les colombes blanches. Igreja de São Pedro, Juin 2006,
Marie Cousin.

Cheguei Salve São João e São Pedro (Je suis arrivé, louange à Saint Jean et Saint Pierre), toada du groupe Boi de Maracanã.

Cheguei salve São João e São Pedro Je suis arrivé, Salut Saint Jean et Saint Pierre
Eu vou dar um viva Je vais dire « viva »
Pra minha rapaziada À mon groupe
Vem ver morena vem ver Vient voir, ma brune, vient voir
Touro do Maracanã Le taureau de Maracanã
Que na ilha é o pai da malhada Qui est dans l’île, le chef de la communauté  8

36 Tous les ans, durant la nuit du 26 juin, l’église de São Pedro reçoit, pour leur baptême annuel, les groupes de
bumba-meu-boi. Ce rituel, qui dure vingt-quatre heures, consiste à gravir les marches de l’église afin de
présenter le nouveau bœuf devant saint Pierre, patron des marins, afin de faire baptiser le bœuf. Les 29 et
30 juin (jours de São Pedro et São Marçal), dans le quartier João Paulo, est organisée durant quarante-huit
heures une rencontre des musiciens de boi de matracas, fête dont l’apogée se passesous le chaud soleil de
l’après-midi. L’organisation de ces événements développe les liens sociaux et valorise les entreprises
individuelles.
37 La fête du bœuf est liée au sébastianisme du Nordeste du Brésil, mouvement messianique qui voit le retour
du roi du Portugal Sebastião sous la forme d’un taureau avec une étoile au front. La figure du taureau étoilé
est à la fois symbole de force et signe de l’inversion du monde : si un homme arrive à l’attraper avec une
corde, il deviendra le roi du royaume des enchantés, l’Encantaria, à la place du roi Sebastião. L’étoile sur le
front du taureau est un thème récurrent des chants de bumba-meu-boi   9 . Lors du rituel de la mort du bœuf,
le moment où il faut attraper le taureau avec une corde est un moment décisif, accompagné de chants
spécifiques, qui peut durer plusieurs heures.

La communion musicale
38 La musique du bumba-meu-boi saisit le spectateur de deux façons, à la fois par la complexité de son
organisation polyrythmique et par le lyrisme des chants associés à la puissance des chœurs. Le rythme est
primordial et sa frénésie est le symbole acoustique des fêtes de la Saint-Jean. Les polyrythmies de la Saint-
Jean sont « participatives » dans leur représentation communautaire : chaque participant apporte son
instrument, et les percussions couvrent un vaste ambitus sonore, des fréquences les plus aigues aux plus
graves.
39 Le sotaque de matracas est le style qui permet la plus grande participation de musiciens, occasionnels pour la
plupart puisqu’ils ne jouent que lors des fêtes de la Saint-Jean. Sa polyrythmie est constituée par l’ensemble
des variations jouées par les musiciens, puisque chacun peut puiser à sa guise son rythme parmi le
répertoire de variations rythmiques existantes, et le remplacer par un autre quand il le désire. C’est
l’ensemble des formules rythmiques, jouées par
Fig. 2. Les pandeirões du boi de matracas

Pindoba, place Maria Aragão, Juin 2006, Wilton Matos.


Fig. 3. Tambour à friction tambor-onça ou tambour-panthère
Juin 2009, Marie Cousin.

tous les participants de façon aléatoire et variante qui forme le rythme du bumba-meu-boi. L’important étant
de suivre la pulsation commune à l’ensemble des participants. Les instruments sont amenés par les
individus : matracas (à l’image des claves, paire de bâtons entrechoqués pouvant mesurer un mètre de
longueur), pandeirões (tambours sur cadre de plusieurs diamètres, décorés par les noms des quartiers
originels des musiciens), zabumbas (grosses caisses), tambor-onça (tambour à friction au registre grave),
maracas (hochets-sonnailles métalliques)  10 .
La polyrythmie du Boi de matracas

40 Dans un groupe, on trouve aux côtés de ces musiciens occasionnels des musiciens spécialisés, qui forment le
petit noyau central du groupe, ainsi que le choeur, et jouent le rôle des vachers. Ils ont la charge de
composer, de chanter et d’accompagner les toadas.

La musique vocale du bumba-meu-boi : tragédie, critique sociale, affirmation de soi

41 Les toadas sont des poèmes chantés populaires. On retrouve le terme utilisé dans d’autres manifestations
poétiques, comme la poésie chantée des poètes repentistas, qui, eux aussi, associent joute poétique à
improvisation et critique sociale. À la toada du bumba-meu-boi, s’associent à la fois une structure fixe et la
nécessité d’une improvisation.
42 L’improvisation, mesurée en vers et en rimes, doit porter du sens, et le déroulement de la toada jusqu’à son
dénouement doit amener progressivement l’idée d’un état de stupéfaction face à une situation. Parmi les
thèmes les plus évoqués, la magnificence de la nature, la richesse ou la gloire de la communauté, de la
culture et de la fête, le caractère farouche et indomptable du bœuf, la critique sociale et la gloire aux saints
patrons de la fête. La présence des saints, du Dieu chrétien ou encore de la nature est récurrente dans les
toadas. On évoque très fréquemment des entités issues de l’univers mythique local, comme Estrela d’Alva
(première étoile à apparaître au crépuscule et dernière visible à l’aube, qui est en fait la planète Vénus,
symbolisée sur la tête du bœuf), la Sirène ou le roi Sébastien, qui font directement référence au
sébastianisme et à son royaume enchanté.
43 Les toadas sont formées de trois ou quatre phrases, dont chacune peut être divisée en deux, trois ou quatre
vers (tercets et quatrains). Il est d’usage de répéter certaines de ces phrases, en rapport avec le
déroulement sémantique et poétique de la toada, afin de susciter un effet dramatique.
44 La trame poétique comprend une introduction, un déroulement et une conclusion, que l’on retrouve dans le
développement des contours mélodiques. La première strophe est chantée a cappella par le chanteur
principal, et elle est suivie du refrain. Lorsque le chœur entonne à son tour le refrain, les percussions
interviennent. S’ensuit un long développement durant lequel soliste et chœur alternent en chantant le
refrain, accompagnés des percussions. Cependant, chaque fois qu’un nouvel élément (couplet) est introduit
par le soliste, les percussions s’arrêtent (Fig. 4).
Fig. 4

45 L’arrêt des percussions lors d’un nouvel énoncé poétique est la réalisation musicale de l’importance, à la
fois sémantique et mélodique, donnée à la création poétique. L’émotion est à son comble, suscitée par
l’attente du signifié, l’attente d’un achèvement qui permettra à tous de se réinsérer de plus belle dans la
performance communautaire. L’esthétique vocale du bumba-meu-boi influe sur ce moment de tension.
Travaillées par la recherche d’une esthétique sonore originale, les voix rauques des chanteurs transmettent
lyrisme et affects : vibrato sur les voyelles tenues longtemps, voix yodlées en particulier lors de l’attaque de
certains mots-clefs, registre grave. Les trémolos et les yodels apportent un effet dramatique recherché, lié à
la lamentation, aux pleurs, qui se combine avec le contenu sémantique des toadas. Le mode de vie rural,
représenté par la figure du vacher (vaqueiro), se retrouve de façon esthétique dans ces chants : par la
référence aux aboios, le chant des vachers réalisé traditionnellement a cappella pour mener le bétail,
caractérisé par une alternance de timbre de voix lumineux/rauque, des attaques yodlées, une accentuation
vocale decrescendo, et des finales longues (cf. toada Cheguei São João et São Pedro illustrée précédemment).

Les identités vocales : mélodie modale, polyphonie et intensités

46 Les toadas, chantées a cappella par le maître du groupe (le chanteur soliste qui joue le rôle du patron) de la
fazenda, sont reprises par le chœur (formé par les personnes occupant le rôle des vachers. Le chœur
développe, en homorythmie, des voix parallèles qui sont soit chantées à la tierce supérieure ou inférieure,
soit sur d’autres intervalles selon le modèle mélodique de base. La forme mélodique générale est
descendante, avec des appuis sur les termes importants. Les voix rauques se retrouvent sur les longues
tenues. Parmi les modes utilisés, on retrouve fréquemment le mode de sol. Les voix doivent se superposer et
se doubler, et savoir toar, c’est-à-dire doubler la voix, est considéré comme une maîtrise vocale subtile et
recherchée car elle n’est pas donnée à tout le monde. Chanter la contre-voix grave est considéré comme un
grande qualité, rare parmi les chanteurs car cette réalisation esthétique s’avère très délicate.
47 Dans une toada, des passages en rythme binaire alternent avec d’autres en ternaire (hémiole), à l’image de
la polyrythmie qui les accompagne. Durant les longues périodes jouées par les percussions, les cris scandent
la pulsation, avec des termes comme « é boi » ou « ekio ê », qui peuvent être identifiés à une utilisation
accentuelle ou percussive de la voix.
Boi de Santa Fé, Eu vou reunir (chœur)

48 Eu vou reunir /Je vais réunir, Boi de Santa Fé (toada de réunion de la communauté)
Eu vou reunir eu vou guarnicer Je vais réunir je vais regrouper
Meu boi vai rolar no terreiro Mon bœuf va avoir lieu dans le terrain
Vou cantar pra São João Je vais chanter pour Saint Jean
Meu patrão Meu padroeiro Mon patron mon parrain
Eu vou tocar meu apito Je vais jouer mon sifflet
Ta bonito te prepara meu vaqueiroC’est joli, prépare-toi mon vacher !

49 Exemple de toada de critique sociale :


Boi da Maioba – Deus criou o mundo
E triste é muito triste o que no mundo esta acontecendo C’est triste, c’est très triste ce qui se passe en ce moment dans le monde

Por causa de furacão teremoto À cause d’ouragans, de tremblements


e maremoto de terre

Muita gente esta morrendo Beaucoup de gens meurent

Rapazida vê na televisão On voit à la télévision

Milhares de corpos espalhados pelo chão Des milliers de corps dispersés sur le sol

Cenas que me fizeram chorar Des scènes qui me firent pleurer

O povo sem agua sem comida Le peuple sans eau, sans nourriture
e sem remêdio et sans médicaments,

Sem uma casa pra morar Sans une maison où habiter

Chorou Estados Unidos a Tailanda Les États-Unis, la Thaïlande, l’Indonésie


e a Indonêsia ont pleuré

Malasia e a China se foi por obra do divino La Malaisie et la Chine si c’était l’œuvre
du Divin

Cada povo que compra suassina Chaque peuple qui paie sa marque

Mãe natureza se empureceu La mère nature s’est manifestée avec force


Lançou tsunami e furacão À lancé tsunami et ouragans

O povo pobre soffrerá Le peuple pauvre souffrira

Refrain

Deus criou o mundo e nele sempre mandara Dieu a créé le monde et lui commandera
à jamais

Todo que aconteceu nos so podemos lamentar Tout ce qui est arrivé, nous pouvons à peine nous lamenter

50 Le chœur est constitué par les vaqueiros. Intervenant comme conclusion, réunion, rassemblement entre les
longues strophes, traditionnellement improvisées par le chanteur soliste ou composées chaque année, il
permet aux participants de se rejoindre et renforce le sentiment de groupe. Ce sentiment « unificateur » du
chœur est esthétiquement réalisé par une alternance de parties en homophonie et en polyphonie (tenues
finales) : on passe de l’impression verticale d’unisson à la couleur d’accords finaux, ce qui donne une
impression de pluralité et de densité, d’autant plus qu’elle s’accompagne de l’augmentation de l’intensité
sonore.
51 Le chant soliste n’est presque plus improvisé en public, bien qu’il le reste dans les manifestations privées du
Boi. Les strophes chantées par le soliste sont composées chaque année pendant les préparatifs du Boi. Elles
organisent le mythe, constituent une critique sociale annuelle et, surtout, développent les sentiments liés
aux différents temps rituels du Boi.
52 L’esthétique des chants accompagne la compréhension sémantique des couplets dans leur force de
communication émotionnelle. Les chœurs véhiculent un sentiment d’union communautaire, de symbiose,
tandis que du chant soliste découle un flot vocal qui tantôt célèbre le bonheur de la fête communautaire,
tantôt exprime la douleur de la perte du bœuf, la tragédie du mythe, et qui, cependant, agit comme une
critique sociale. Les timbres des voix, les formes mélodico-rythmiques, leurs motifs esthétiques contribuent
à la caractérisation émotionnelle du contenu sémantique.

Le spectaculaire
53 La fête du bumba-meu-boi est un ensemble performatif qui intègre des éléments dynamiques, associés les
uns aux autres, tels les éléments musico-chorégraphiques (le chant, le rythme des percussions, la danse),
plastico-visuels (les costumes, les personnages) et théâtraux (les attitudes corporelles, les masques, les
rôles). C’est une émission pluridimensionnelle de vibrations et de rythmes qui touchent différents niveaux
sensoriels (vue, ouïe, réceptivité du corps aux vibrations), émis de multiples manières (en rapport avec les
moyens scénographiques), qui se développent dans le temps à travers la trame du mythe mis en acte. La
magnificence et la complexité des costumes, la virtuosité de leurs tissages de perles et de plumes, les
dimensions des coiffes des Indiens et des cazumbas créent un univers plastique spectaculaires, les
musiciens – chanteurs et percussionnistes – étant intégrés au groupe des acteurs/danseurs. O amo, le
chanteur soliste joue le rôle du dono (« propriétaire ») de la fazenda ; les vaqueiros sont incarnés par le chœur
et les principaux percussionnistes.

La danse

54 L’organisation chorégraphique est réalisée selon des modèles soit linéaires (issus de la procession), soit
circulaires. Avec la musique, se mettent en place des éléments contrastants qui permettent de réaliser des
variations d’intensité. La danse est répartie entre les différents rôles collectifs (vacher, Indien) ou
individuels (Chico et Catarina, le pajé, le bœuf). L’intensité de l’énergie dans le mouvement dansé est liée au
musical : lors des couplets, l’énergie est moins forte et les mouvements moins marqués. La danse est
traditionnellement organisée sous forme de procession. Les pas diffèrent entre les différents groupes, mais
l’on retrouve des idées communes :
le tour (pas circulaire), dans les virevoltes et les tourbillons du bœuf, des Indiens.
la verticalité, dans les pas des Indiens (associé à des sautillements) et des vachers.
55 La chorégraphie de groupe met en valeur les pas, chevilles, genoux, épaules, et les objets attributs (bâtons,
chapeaux, coiffes). La danse, basée sur la pulsation des percussions, amplifie l’extraordinaire, le beau, la
tension et l’admiration.
Fig. 4. Indiens du Boi de Santé Fé.

Anniversaire de Dona Tété, Juin 2006.

Les masques

56 Les personnages joués – esclaves, bœuf, vachers, Indiens, guérisseur, patron de la fazenda – revêtent des
identités sociales (amérindienne, africaine, paysanne) qui sont associées à des caractéristiques qui font du
bumba-meu-boi une pièce à la fois tragique et comique.
57 Le bœuf (boi ) est un masque réalisé par une armature de bois léger, creuse, sur laquelle est dressée chaque
année la « nouvelle robe » réalisée en velours noir et brodé de perles. La robe est assez longue pour cacher
les jambes du danseur qui porte le masque. Les tournoiements du masque, les rotations, démontrent la
fougue et la vigueur de l’animal.
58 Chico et Catirina, les deux esclaves, sont des personnages liés à la dérision. Ils font rire par leurs attitudes et
leurs costumes : ceux-ci, réalisés dans des tissus usés et recousus, symbolisent la pauvreté paysanne et aussi
son « innocence ». Catirina est souvent jouée par un homme, ce qui accentue le comique du personnage.
59 Les cazumbas, ces masques confectionnés à partir d’éléments symboliques des animaux sauvages et des
représentations catholiques (églises etc.) représentent les esprits de la forêt et de la nature ; ils font peur et
inquiètent. Inventés pour constituer le cordon de sécurité (sotaque da Baixada) autour du groupe, ils
marquent la séparation entre l’extérieur et l’intérieur de l’espace rituel.
60 Les Indiens et les Indiennes représentent la force, le rythme, l’énergie, la beauté de la danse et des corps. On
trouve les Indiens de ruban (caboclos de fitas) et les Indiens de plumes (caboclos de penas), qui font référence à
différents sotaques.
61 Les vachers incarnent l’ordre, la sécurité et l’identité : leurs chapeaux aussi possèdent des caractéristiques
esthétiques différentes selon chaque sotaque (diamètre, décorations).
Le rituel
La naissance du bœuf

62 Le cycle annuel débute le Samedi de l’Alléluia (Pâques) avec des répétitions dans le barracão, local situé dans
le terreiro. Autour du 13 juin, jour de Santo Antonio, les essais doivent être terminés pour l’ensaio redondo,
l’essai arrondi, répétition générale du groupe. Le 23 juin, la veille de São João, on réalise le baptême du
bœuf, durant lequel le nouveau cuir sera présenté à la communauté devant un autel, et le bœuf baptisé en
présence de sa marraine et de son parrain.
63 La naissance est symbolisée par un second baptême qui est réalisé à São Luis le 28 juin, à l’Église de Saint-
Pierre, patron des pêcheurs, dans le quartier de Madre-Deus.
64 La toada suivante, chantée dans les rondes de tambor-de-crioula   11 , fait référence au rituel du baptême du
bumba-meu-boi – qui se déroule dans l’église de Saint-Pierre durant la nuit du 26 juin et durant lequel les
groupes de Boi gravissent les marches pour se faire baptiser devant la statue de saint Pierre, protecteur des
marins :

Na igreja Dans l’église


Na igreja Dans l’église
Na igreja de São PedroDans l’église de Saint Pierre
Na igreja Dans l’église

65 Ce rituel est essentiel car le bœuf non baptisé ne peut présenter sa nouvelle robe. La foule et l’ensemble des
groupes se rassemblent, chaque groupe jouant en même temps, mais sur des pulsations différentes, ce qui
génère un phénomène de « polymusique », qui se manifeste de préférence à l’aube naissante.

La mise en scène du mythe

66 Entre la naissance et la mort du bœuf, le mythe est mis en scène de façon itinérante en de nombreuses
places du centre-ville ou des quartiers périphériques. Déambulant en processions dans les quartiers, les
groupes de bumba-meu-boi s’arrêtent sur les places publiques (arraial) pour jouer plusieurs parties du mythe,
durant lesquelles interviennent les personnages, tandis que les chanteurs narrent le récit, appuyés par les
chœurs. Le terme arraial, qui réfère traditionnellement à un « petit village » désigne aujourd’hui un espace
délimité, aménagé, qui comprend une scène, un terrain et des stands. Les représentations traditionnelles
durent plusieurs heures chaque soir durant toute la période du mois de juin, jusqu’au 30 juin, jour de la
Saint Martial. Tout en suivant une trame commune, chaque groupe de Boi développe une esthétique et une
appréhension propres de la fête, liées à une identité associée au local – les noms des quartiers d’où sont
originaires les groupes apparaissent peints ou brodés sur les instruments et les costumes, ainsi que dans les
chants. Les enjeux identitaires sont importants, et l’implication émotionnelle des participants y est liée.

La mort du bœuf
67 La mort du bœuf est organisée sous la forme d’une procession, dans les quartiers d’où sont originaires les
groupes. Durant plusieurs heures, l’attention est portée sur la poursuite du bœuf. Tous les vachers présents
doivent tenter de l’attraper avec une corde, mais le bœuf se défend et résiste. La procession se dirige vers le
terreiro ou devant l’église du quartier, où le bœuf sera finalement capturé. La tension est élevée et l’émotion
à son comble. C’est le symbole de la lutte de l’animal contre son destin, et de cette lutte émane la beauté de
l’événement. Dans certains terreiros, des sacrifices de bœuf ont réellement lieu.
68 La fête privée du boi-de-encantado peut éclairer les sentiments et les intérêts qui relient la religion Mina et
le bumba-meu-boi. Après le tambor de mina et le tambor de crioula, le divertissement préféré des encantados est
le bumba-meu-boi. Le rituel boi-de-encantado, ou « bœuf des enchantés », réalisé dans les terreiros, peut être
perçu comme le lien entre le divertissement et le religieux.

Conclusion
69 Ces journées particulières déterminent un cadre annuel qui peut être envisagé comme un terreau pour
l’expression des affects individuels : le caractère « rare », « unique » de ces fêtes, la rencontre de centaines
de participants et leur union dans une pulsation commune, la dévotion aux saints et les paiements de
promesse, le sentiment très fort d’appartenance communautaire, la perte de soi dans une ivresse générale
(il arrive fréquemment que des entités spirituelles « descendent » et soient incorporées durant ces
rencontres) se mélangent lors de la fête.
70 Le bumba-meu-boi, en tant que manifestation musicale et chorégraphique communautaire, permet la
cohésion de groupe : tous les ans, les groupes se reconstituent et l’on peut intégrer un groupe de façon
active, porter les costumes et participer aux manifestations du calendrier, mais il faudra suivre les
répétitions organisées ; d’autre part, il est possible de participer au moment même de la manifestation. Les
grandes réunions, en particulier dans le quartier João Paulo, donnent lieu à des ivresses collectives
réunissant plusieurs milliers de personnes et durant lesquelles certains participants entrent dans un état
d’extase, voire de transe religieuse. En effet, les entités du tambor-de-mina « descendent » parfois durant les
rassemblements. Ce sont aussi des moments de rencontre annuels qui permettent aux participants de
revoir des amis ou des connaissances et d’étendre leurs réseaux.
71 À travers cette manifestation, les identités afro-descendantes, rurales et amérindiennes sont affirmées,
dans un genre musico-chorégraphique théâtralisé qui développe l’importance de l’improvisation poétique,
du choeur (coral), de la polyrythmie et des percussions, la construction des toadas ou poésies chantées, la
recherche d’une ivresse collective à travers la danse et la musique, durant de longues heures, du crépuscule
à l’aube.
72 Le contexte du paiement de promesse introduit les participants dans une ritualisation liée au système de
croyances local, où l’expression complète de l’individu, par la danse, le chant, le rythme, le mouvement, et
sa communication avec la communauté, est nécessaire pour satisfaire le monde immatériel (l’encantaria ou
« monde enchanté ») ou divin. Le mythe de la mort du bœuf, tragique, est une toile de fond qui exacerbe et
canalise les émotions. Selon Sanches, la dévotion à saint Jean et aux enchantés renforce les liens de
solidarité entre les strates populaires. Ainsi, dans cet univers on peut se divertir (brincar) par dévotion,
pour payer une promesse, ou pour la le plaisir d’être ensemble et de s’amuser (Sanches 2003 : 11).
73 Dans ce contexte, les affects (douleur, tristesse, joie), la catharsis et les tensions (individuelles, sociales)
sont portés par le chant et la danse, dans le cadre de structures musicales et chorégraphiques fixes. Ils sont
orientés de façon à s’exprimer physiquement dans le lyrisme vocal et chorégraphique et dans
l’improvisation individuelle. Le visuel et l’auditif extrêmement sollicités (magnificence des costumes,
complexité des pas de danse, densité et intensités sonores et visuelles), les individus entrent au bout de
quelques heures dans un état d’extase collectif qui réunit les passions individuelles dans une passion
communautaire. Les objets (masques, instruments, costumes) se chargent des sens, des représentations, des
émotions et des intentions que leur ont prêtés les participants. Ainsi, les émotions n’existent qu’en relation
avec un contexte complexe dans lequel interagissent ensemble la mémoire, le vécu, l’imaginaire, le
symbolique, l’extraordinaire et le musical. Les anciens disent qu’il faut transmettre le bumba-meu-boi de
génération en génération afin de préserver l’héritage transmis par leurs aïeux, comme un modèle de
partage et de lien social.

BIBLIOGRAPHIE
CÂMARA Cascudo, Luis da 1954 Dicionário do Folclore Brasileiro. Rio de Janeiro : Ediouro.

CARVALHO Maria Michel Pinto de 1995 Matracas que desafiam o tempo : é o Bumba Meu Boi de Maranhao - um estudo de tradiçao/modernidade da
cultura popular. São Luis.
CAVALCANTI Maria-Laura 2001 « The Amazonian Ox Dance Festival : An Anthropological Account », in Cultural Analysis 2. Rio de Janeiro :
Federal University of Rio de Janeiro, Brazil : 69-105.
COMISSÃO MARANHENSE DE FOLCLORE 2000 Boletim, São Luis (Brésil) : Comissão Maranhense de Folclore,
<http://www.cmfolclore.ufma.br>
DUARTE Abelardo 1957 Um folguedo do povo : O Bumba meu Boi (ensaio de historia e folclore). Macéio, Alagoas (Brasil) : Caeté.

FERRETTI Sergio F. 1996 « O negro e o catolicismo popular », in Tânia Lima, org. : Sincretismo religioso : o ritual afro, Fundaçao Joaquim Nabuco,
vol. 4 : Congresso afro-brasileiro. Recife : 66-75.
FERREIRA Claudia Marcia et Ricardo Gomes LIMA 2000 Festa na floresta : o Bumba Meu Boi, Funarte, Rio de Janeiro : SESC.

SANCHES Abmalena 2003 « É de fé e devoção o brinquedo da ilha : a religiosidade no bumba-meu-boi », Boletim 26. São Luis (Brésil) : Comissão
Maranhense de Folclore : 8-11.
VIEIRA FILHO Domingos 1955 Os cultos fetichistas no Maranhao. São Luis : Folclore Sempre.

VIEIRA FILHO Domingos 1977 Maranhao, Foclore brasileiro. Rio de Janeiro : FUNARTE.

NOTES
1. Chef spirituel et médecin amérindien.
2. Lebumba-meu-boi da ilhaousotaque de matraca, sotaque de zabumba, sotaque de orquesta, sotaque de costa de mão(Rosario), sotaque da Baixada (région
de l’Intérieur du Maranhão, « abaissée »).
3. Le « tambour des Mina » : le terme Mina désigne au Maranhão les personnes nées en Afrique et déportées au Brésil du temps de l’esclavage –
le port de São Jorge Del Mina était un des principaux ports de la traite négrière – par opposition à crioulo, « né sur le continent, créole ».
4. Saint Jean, saint Antoine, saint Martial et saint Pierre.
5.Urrar, « meugler », est le signe de la résurrection du bœuf, c’est le cri du retour à la vie.
6. Le rosier et ses fleurs sont associés à la dévotion aux saints.
7. Le mourão est le mât cérémoniel où est attaché le bœuf pour le sacrifice.
8. Tout le vocabulaire du bumba-meu-boi fait référence au bétail mais est utilisé de façon imagée pour décrire les activités humaines. Ainsi,
batalhão représente le groupe, la communauté, l’ensemble des personnes participant à la fête, de même que malhada.
9. Comme le suggère Sanches (2003 : 10), pour les personnes pratiquant la religion afrobrésilienne, le bœuf appartient non pas à saint Jean mais
au roi Sébastien. On raconte que D. Sebastião apparaît les nuits de lune du vendredi, sur la plage de Lençois, sous la forme d’un taureau noir, le
cuir recouvert de pierres précieuses, une étoile sur le front et des yeux de braise, terrifiant les habitants, et que celui qui arrivera à le blesser
dans l’étoile située sur son front verra le taureau se transformer en roi, moment où la ville de São Luis sera engloutie et où le royaume
enchanté, caché sous les plages de Lençois, émergera. Bien souvent le bœuf est appelé taureau, et de nombreuses toadas font référence à ce
mythe.
10. Ces termes vernaculaires sont ceux qui sont utilisés par les musiciens locaux.
11. Les liens puissants entre tambordecrioula et bumba-meu-boi font que l’évocation de cette toada dans une ronde de danse suscite aussitôt
recueillement et dévotion.
RÉSUMÉS
La manifestation du bumba-meu-boi au Maranhão (Brésil) est la mise en scène musicale, chorégraphique et théâtrale d’un mythe tragique, qui
fait référence à une ancienne pratique: celle du sacrifice d’un bœuf. Cette manifestation annuelle est organisée en un cycle qui comprend la
naissance du bœuf, le développement du mythe en tableaux musico-chorégraphiques durant les fêtes de la Saint Jean, et la mort du bœuf. Elle
consiste en la représentation symbolique du cycle de la naissance, de la vie et de la mort. Dans cette fête collective et communautaire, les
émotions individuelles sont canalisées à travers une interaction entre mémoire collective, religieux, musical, performance et ritualisation du
mythe.

AUTEUR
MARIE COUSIN
Diplômée d’un DEA en Ethnomusicologie de l’Université Paris 8 – Saint Denis, est actuellement doctorante à l’université de Nice – Sophia
Antipolis. Effectuant des séjours de recherche au Brésil depuis 2001, elle s’intéresse depuis 2004 aux fêtes populaires du Maranhão, le tambor-de-
crioula, le bumba-meu-boi, le tambor-de-mina et la fête du Divino Espirito Santo.
Entretien
Une passion pour l’Iran
Entretien avec Stephen Blum

Ameneh Youssefzadeh et Stephen Blum

1 J’ai rencontré Stephen Blum à New York en 1987, alors que je venais de commencer mon travail de terrain
au Khorassan, grande province du nord-est de l’Iran, où je menais des recherches sur la tradition du barde
(bakhshi) de cette région. Stephen Blum avait lui-même travaillé sur le terrain dans le nord de Khorassan à
la fin des années 1960 ; il avait identifié un certain nombre de musiciens de cette zone musicalement fort
riche, et dont le bakhshi est un des plus illustres représentants. De cette première rencontre je n’ai pas
grand souvenir, sinon que j’étais très intimidée.
2 En 1997, Stephen Blum siégeait dans le jury de ma thèse, à Nanterre. Nous sommes depuis devenus
collègues et amis – et je ne me lasse pas d’apprendre et de me former à ses côtés. J’ai ainsi eu le grand
plaisir de faire du terrain avec lui au Khorassan, en janvier 2006. Il est d’une grande générosité et sa belle
humeur fait que c’est toujours un plaisir et un privilège de se trouver en sa compagnie.
3 Stephen Blum n’est pas seulement musicologue et ethnomusicologue : c’est aussi un érudit, dotés de
connaissances approfondies, notamment dans les domaines de l’art et de la littérature. De fait, ses écrits
prennent toujours en compte tous les aspects de la culture et de l’expression artistique. Selon Nettl (2002 :
147) : « Steve Blum a une capacité à absorber et interpréter telle que j’en étais déjà venu à l’admirer ; de fait,
son savoir est toujours plus étendu que quiconque pourrait le présumer ». Il est cependant extrêmement
modeste, comme tous les grands savants !
4 Blum a souhaité que la conversation ait lieu en français. Elle s’est déroulée chez moi, à New York, en deux
séances de deux heures, au mois de décembre 2009.
5 A. Y.
Fig. 1. Stephen Blum, mai 2010. Photo Y. Z. Kami.
Présentation
6 Stephen Blum est né le 4 mars 1942, à Cleveland, dans l’Ohio, qui est l’un des États les plus peuplés des USA.
Il suit des études à l’Oberlin Collège, dont le conservatoire de musique est l’un des plus anciens et des plus
réputés des États-Unis. En 1964 il reçoit son diplôme de Bachelor of Music et s’inscrit ensuite à l’Université de
l’Illinois, où il étudie auprès de Bruno Nettl, Alexander Ringer et Charles Hamm. Il y obtient son doctorat en
1972 (Blum 1972a). Il enseigne de 1969 à 1973 à l’Université Western Illinois, puis, de 1973 à 1977, à
l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign, et enfin, de 1977 à 1987, à l’Université de York à Toronto, où il
fonde le département de musicologie de la musique contemporaine (dont l’ethnomusicologie faisait partie).
Il est, depuis 1987, professeur de musique au CUNY Graduate Center à New York, où il a été le premier
chargé de doctorants en ethnomusicologie. Stephen Blum est également « éditeur consultant pour la
musique » de l’Encyclopaedia Iranica.
7 Ses recherches et publications couvrent deux principaux champs d’intérêt : d’un côté, les traditions
musicales de l’Iran, et plus particulièrement la musique du Khorassan ; de l’autre, le champ d’application et
les méthodes de l’ethnomusicologie et de la musicologie.

Du pianiste virtuose à l’ethnomusicologue


Vous étiez un pianiste virtuose. Quels souvenirs gardez-vous de vos années de conservatoire ?
Une de mes découvertes a été la musique de chambre – qui est une bonne préparation à la musique
persane. À Oberlin, je me suis d’abord intéressé à l’histoire de l’Asie et de sa littérature ; sa musique ne
m’attirait pas spécialement. J’étais surtout intéressé par la Chine et le Japon, et j’avais d’ailleurs
commencé à apprendre le japonais.
Vous vous installez ensuite en Illinois, où vous rencontrez Bruno Nettl. C’est d’ailleurs à l’Université de l’Illinois que vous devenez
ethnomusicologue. Vous faites partie d’un premier groupe autour de Nettl, avec entre autres Daniel Neuman et Jihad Racy – dont
chacun est devenu par la suite une autorité dans son domaine.
Je suis arrivé en Illinois en 1964, en même temps que Bruno Nettl. J’étais dans sa première classe. Voici
quarante-cinq ans que nous sommes amis. Je suis allé en Illinois avec le désir d’étudier la musicologie. Il
n’y avait pas encore d’ethnomusicologie. Ce n’est qu’en cours de musicologie qu’on parlait
d’ethnomusicologie. Par la suite, en tant qu’enseignant, j’ai toujours enseigné la musique européenne, que
ce soit à Toronto ou en Illinois.
En Illinois, comment étaient vos relations avec vos collègues ?
J’étais proche de Robert Witmer, qui est par la suite devenu mon collègue à la York University de Toronto.
Ensemble, nous y avons établi le programme de musicologie des cultures contemporaines (Musicology of
Contemporary Cultures).
Witmer a aussi travaillé sur les Blackfoot, comme Nettl et vous.
J’étais assistant de Nettl. Je ne suis pas allé avec lui sur le terrain, mais je m’occupais de l’analyse musicale,
des transcriptions, etc. Witmer (1982) travaillait lui aussi sur les Blackfoot au Canada ; ce fut d’ailleurs le
sujet de son mémoire de maitrise.
Comment vous est venu le choix de ce terrain : le Khorassan ? On sait que Nettl avait déjà mené des études de terrain à Téhéran et à
Mashhad.
Oui, Nettl était allé en Iran. Il m’en avait ensuite parlé et j’étais très intéressé. En tant qu’étudiant de
l’histoire de la musique européenne, je me suis penché sur la question des langues, et entre autres sur les
discours et les controverses interminables qui se sont élevés entre l’opéra français et l’opéra italien, puis à
la manière dont les Allemands ont vu tout ça.
C’est donc la question des langues en contact qui vous a amené au Khorassan ?
Comme vous le savez, on trouve différentes ethnies au Khorassan. Je voulais étudier les relations qui se
sont tissées entre les répertoires des trois langues qu’on y parle (persan, kurde et turc) – comme le
français, l’italien et l’allemand dont nous venons de parler. Dans le même domaine, je me suis en outre
attaché aux relations musicales entre les Noirs (Afro-américains) et les Blancs (Euro-américains) aux
États-Unis. Il ne s’agit pas tant d’une question de langue, cette fois-ci, que de contacts musicaux et sociaux.
De fait, votre thèse de doctorat, soutenue en 1972, a pour titre Musics in Contact : The Cultivation of Oral Repertoires in Meshhed. Vous y
étudiez la manière dont les Persans, les Kurdes et les Turcs, interagissent et les effets que cela entraîne sur les genres de leur répertoire.
Dans cette lignée vous conduisez régulièrement, depuis plus de 40 ans, des études de terrain au Khorassan ; vous avez écrit et
continuez à écrire vos réflexions dans de nombreux articles. Cela prouverait donc, contrairement à ce que certains croient, qu’un terrain
n’est jamais épuisé, qu’on trouve toujours quelque chose d’intéressant à en dire ?
On peut toujours trouver de nouvelles choses. Ma connaissance des langues n’est cependant pas suffisante.
D’une année à l’autre, je comprends mieux certains aspects de la question. Les poèmes, par exemple, ne
sont pas si simples. On peut en outre lire toujours plus de littérature persane. Ce que j’ai appris grâce à
vous – votre réflexion sur la relation entre la poésie des bakhshi et la littérature persane – m’est quelque
chose de très utile et d’un grand intérêt (Youssefzadeh 2002). J’arrive à lire des poèmes de Hafez
(XIV e siècle) – et c’est ce même vocabulaire que l’on retrouve dans les poèmes en turc et en kurde au
Khorassan. C’est une culture très cohérente. J’aimerais que les Iraniens en comprennent mieux la richesse,
et celle de leurs traditions.
Fig. 2. Avec Gilbert Rouget, réveillon de la Saint Sylvestre chez Schéhérazade Hassan.

Paris, 31 décembre 2008. Photo Ameneh Youssefzadeh.


Votre intérêt pour l’Iran a-t-il été également précisé par votre rencontre et votre expérience avec Borumand  1 , venu en 1967 conduire un
séminaire d’un mois en Illinois ? J’imagine que ce fut une expérience exceptionnelle que de passer ainsi du temps en compagnie d’un
maître de la musique iranienne – d’autant que vous avez travaillé avec lui et enregistré son répertoire.
Ce qui a été fascinant, c’est tout ce que Borumand m’a appris sur la littérature persane et sa relation avec
la musique. À l’université de Téhéran, il se préparait à diriger des études musicales ; mais à l’époque, il
était toujours professeur d’allemand. La littérature allemande était pour lui enfantine ; il ne s’intéressait
qu’à Nietzsche. À ses yeux, Goethe était enfantin ! Je n’ai pas eu l’impression qu’il était très heureux. Il m’a
un jour expliqué que le dastgâh Homâyun  2 était pareil à un vieillard qui veut confier toute sa tristesse à
un jeune homme.
Qu’a-t-il pensé de votre choix de terrain ?
Ce choix n’était pas encore arrêté. Borumand est arrivé au printemps, et j’ai pris ma décision en été. Ce
même été 1967, j’ai suivi des cours de persan.
Comment se sont déroulées vos premières enquêtes de terrain au Khorassan ?
C’est à l’été 1968 que je me suis rendu pour la première fois au Khorassan. La région avait été frappée par
un tremblement de terre. Je suis arrivé une semaine après le séisme. Mashhad était à l’époque une très
belle ville ornée de nombreux arbres. Je me suis arrêté dans plusieurs « maisons de thé », où il était facile
de bavarder avec les gens – des hommes bien entendu. Heureusement, les Iraniens aimant beaucoup
parler ; rien n’est plus aisé que de s’entretenir avec eux. J’y ai aussi rencontré des naqqâl   3 et des
luthiers, avec lesquels j’ai pris rendez-vous pour de plus longs entretiens. À l’un, je disais que je menais
des études de folklore ; à l’autre, des études de religion ; à un troisième, des études de langue. La Savak, la
police politique secrète de l’époque, m’a donc interrogé parce qu’elle considérait que j’étais évidemment
un espion – vu que je ne disais jamais la même chose à mes interlocuteurs. Mais cette stratégie était
nécessaire car la plupart de ceux que je rencontrais ne voulaient pas parler de musique.
En fait, comme vous travailliez sur les différentes ethnies de la région (entre autres les Turcs et les Kurdes), les policiers avaient sans
doute peur que vous n’exaltiez les revendications identitaires, voire autonomistes, des minorités ! Aviez-vous des contacts avec des
musiciens à Téhéran ?
Oui, mais guère. Je me suis rendu dans une école privée, où les garçons apprenaient la cantillation du
Coran. Des prêcheurs y dispensaient aussi leur enseignement. Le tout était fort intéressant.

Champs d’intérêt
Bien que votre intérêt se porte surtout sur les langues en contact, vous étudiez souvent aussi dans vos publications la poésie chantée –
les relations entre musique, poésie et prosodie. Que ce soit dans vos études de cas, comme la mélodie-type Navâ’i dans la musique des
bardes du Khorassan (Blum 2006), ou dans votre étude sur « L’articulation des rythmes de Kafka selon Kurtág » (Blum 2002b ; 2009), on
décèle clairement votre passion pour la relation entre les mots et la musique, la poésie et la musique.
Est-ce elle qui vous a conduit en Iran, puisque vous-même écrivez : « Dans aucune tradition chantée du monde, la poésie n’a été plus
appréciée qu’en Iran » (2010c) ?
Il existe en effet des relations très étroites entre vers et mélodie dans ce pays. Fârâbi (Xe siècle) dit
d’ailleurs qu’une mélodie sans vers n’est pas complète. On y cherche par exemple toujours à chanter les
poèmes les meilleurs : les ghazal de Hafez (XIVe siècle), le Shâh-nâme, etc. Malheureusement, on ne chante
pas en Iran le Khamse de Nézami (XIIIe siècle). En Asie Centrale, en outre, on chante les vers de ses Saqi-
name.
Vous dites que Borumand vous a un jour affirmé qu’un poème sans musique était telle une mariée sans bijou ; vous avez plus tard
découvert que cette citation faisait référence au fameux couplet d’Amir Khosrow (XIIIe siècle), qui énonce :
« Vois ! La poésie pour la mariée ; mélodie pour sa parure !
Si belle soit la mariée, imparfaite elle est sans parure ! » 4
Pourtant, la relation entre rythme parlé ou chanté, et rythme de la musique, est très complexe. On ne compte d’ailleurs que peu d’études
approfondies sur le sujet. Dans les travaux des chercheurs qui étudient les traditions musicales en Iran, par exemple, on n’en parle pas
beaucoup.
Vous oubliez le travail de Sassan Fatemi (1998) sur la rythmique enfantine, que j’aime beaucoup. Il
s’inspire des travaux de Brăiloiu – dont j’apprécie aussi les études sur la rythmique roumaine et les
rythmes aksak.
On trouve au Khorassan plusieurs systèmes rythmiques. J’aimerais voir quelqu’un s’intéresser aux
systèmes rythmiques des langues iraniennes, comme Jakobson (1952 : 21-66) l’a fait pour les langues
slaves.
Un autre des thèmes qui vous passionnent, est l’improvisation, dont vous traitez notamment dans deux articles « Recognizing
Improvisation » (Blum 1998) et « Representations of Music Making » (Blum 2009a).
On ne peut pas parler d’improvisation sans parler en même temps de composition – de la façon dont on
procède, dont les musiciens agissent envers les compositions et les répertoires qu’ils ont appris de leurs
maîtres – répertoires aussi bien de modèles, que de formules, de pièces, etc. Les travaux de Rouget (2006)
sur le Bénin sont particulièrement éclairants sur ce point.
Il existe en Iran de nombreuses raisons d’improviser. Par exemple, autrefois, le musicien devait
obligatoirement chanter des louanges des hommes importants, des dirigeants, des potentats, des princes,
etc. En même temps, est-ce vraiment de l’improvisation ?
Fig. 3. Avec le barde Rowshan Golafruz. Shirvân (Khorassan), janvier 2006.

Photo Ameneh Youssefzadeh.


En effet, la question se pose ; vous en parlez d’ailleurs dans votre article « Recognizing Improvisation », où vous montrez que
l’improvisation est l’une des réponses possibles à une situation musicale donnée. Par ailleurs, dans la musique du Khorassan, quand on
parle de composition, il s’agit souvent de la composition de vers nouveaux.
Au Khorassan, le musicien dispose de schémas rythmiques sur lesquels improviser – ainsi, les formules de
louange des khans ou, aussi, des brigands. Le barde Mokhtar, par exemple, était attaché à Seyyed Rashid,
auquel il chantait des louanges, comme il l’a fait d’ailleurs à Khânlâr Khân de Bojnurd – l’un brigand,
l’autre aristocrate kurde. Cependant, seuls les musiciens et leur auditoire sauront juger de la « fraîcheur »
des improvisations et apprécier les changements qui y sont significatifs.
On sait en outre l’importance historique et culturelle en Iran de l’intimité entre hommes, dans des
réunions (je n’ai, évidemment, pas d’expérience de semblable intimité chez les femmes). Les hommes
parlent toujours d’amitié, d’affection (mohabbat). Une telle proximité, me semble-t-il, requiert partout
l’improvisation. Il n’y a à ce sujet guère de différence entre l’Iran, la Turquie ou l’Europe du sud-est.
Passant de l’improvisation à la tradition, pensez-vous qu’en Iran la notation et les enregistrements du répertoire (le radif  5 ) aient
entraîné une « rigidité », comme l’avance During (2009 : 124-129), laquelle provoquerait une crise, puisque les jeunes musiciens se
sentent contraints de répéter tel quel ce qui est figé ?
Oui, c’est ce que disent beaucoup de jeunes Iraniens : la tradition est désormais gelée (yakh zade). Mais, il
me semble que cela ne se vérifie pas toujours. Ainsi, certains qui connaissent le radif veulent cependant
faire autre chose. C’est le cas de Payâm Jahânmâni et de son maître, Hossein Alizadeh. J’ai effectivement à
peu près la même expérience que During à ce sujet, mais je ne suis pas certain pour autant que la situation
soit vraiment « gelée ».
Je crains cependant qu’aujourd’hui les étudiants ne passent pas autant de temps qu’auparavant aux pieds
de leur maître. C’est une éventualité, dont je ne connais pas la réalité exacte. Il y a assurément un danger à
disposer de toutes ces publications qui ont été faites sur le radif.
C’est dans les ensembles, qui se sont constitués après la Révolution – par exemple l’ensemble Dâstân – que
l’on observe le plus clairement ce phénomène de « gel ». Ainsi, l’enregistrement sur CD de cet ensemble,
qui se produit avec Parisa, était identique à ce qu’on avait entendu en concert  6 .
Au terme de quarante années, comment voyez-vous la vie musicale du Khorassan ? Y avez-vous observé des changements essentiels ?
J’en vois trois, tout à fait fondamentaux : l’instauration et la prolifération des festivals ; la fermeture des
maisons de thé ; la suppression de la musique des motreb  7 et la disparition des luti  8 . Cependant,
j’éprouve un grand plaisir à voir, après quarante ans, qu’un certain nombre de jeunes gens s’intéressent
aujourd’hui à la musique régionale, grâce aux festivals, à la diffusion des cassettes, etc. Je suis heureux de
constater que certains changements sont pour le mieux : ce n’est, hélas, pas toujours le cas !
La musique de l’Azerbaïdjan vous intéresse également, notamment celle que pratiquent les âsheq, dont le répertoire et la langue sont
proches d’une partie du répertoire des bakhshi du Khorassan. Si vous n’êtes pas encore allé en Azerbaïdjan iranien, vous vous êtes rendu
plusieurs fois à Bakou. Comment s’y déroulent l’enseignement et la recherche, par rapport à l’Iran ? La longue domination soviétique doit
avoir laissé des traces importantes.
Je me suis rendu deux fois à Bakou. Trois institutions y délivrent des diplômes dans le domaine de la
musique des âsheq, et il y a, à l’Académie des Sciences, plusieurs spécialistes de la poésie des âsheq. On ne
trouve rien de semblable en Iran. J’apprécie beaucoup la musique de l’Azerbaïdjan. Des relations étroites
lient la musique des muqâm à la musique des âsheq, en particulier à Shirvan. Il faudrait étudier ce genre de
relations en Iran.
Au mois de novembre 2009, à la conférence de la SEM au Mexique dans le cadre du cinquantième anniversaire de la Society for Asian
Music, vous avez été le principal conférencier d’une table ronde organisée sur le thème « On Hybridity and Postcoloniality » (De
l’hybridation et du post-colonialisme). S’agit-il donc toujours d’un sujet qui demande un discours et une analyse ? On parlait déjà en Iran,
dans les années 1960, de l’hybridation de la musique classique iranienne (Zonis 1973 ; Banâni 1971 : 321-340.). « L’hybridation et la
vulgarisation de la tradition » venaient de l’Occident – un phénomène appelé gharbzadegi  9 en Iran, que vous avez d’ailleurs abordé
dans votre présentation à Mexico. Pouvez-vous nous en parler davantage ?
Quand je suis allé en Iran en 1968, j’ai découvert que beaucoup de mes amis lisaient Gharbzadegi d’Al-e
Ahmad (1962 ; 1988), une diatribe féroce contre tout ce qui provient de l’Occident. J’ai voulu comprendre
les difficultés des Iraniens face à l’Ouest. Dans ce domaine aussi, toutefois, les quarante années qui
viennent de s’écouler ont donné lieu à de nombreux et très importants changements. Les écrits de votre
ami Daryush Shayegan sont ainsi un grand progrès par rapport à ceux d’Al-e Ahmad. Dans son livre Le
Regard mutilé (1989), Shayegan se montrait réticent face à l’hybridation. Il y voyait un grand danger. Je
pense que son attitude a graduellement changé. En effet, dans son livre La Lumière vient de l’Occident (2001),
on le voit beaucoup plus à l’aise face à ce phénomène. Ce livre est plus optimiste que le précédent.
Le danger pour les Iraniens est, à mes yeux, qu’ils s’essaient trop rapidement à des tentatives
d’hybridation et qu’ils ne prennent pas le temps d’y réfléchir posément. Les compositions de Nader
Mashayekhi 10 m’intéressent beaucoup à ce sujet : il y fait appel à la musique classique persane d’un côté,
et à la musique électronique de l’autre, un peu comme John Cage. Il organise un rencontre de deux
mondes. En revanche, je suis désolé d’entendre des vers de Ferdowsi chantés par Shahram Nazeri sur un
schéma composé par son fils, Hafez – parce que j’ai entendu ces mêmes vers chantés par des naqqâl !
Fig. 4. Avec Ozan Aksoy et Ornette Coleman. New York, Juin 2008.

Photo avec l’aimable autorisation d’Alessandra Ciucci.


Revenons au post-colonialisme, qui fut l’un des autres thèmes abordés lors de la conférence à la Society for Asian Music. Vous avez
toujours exprimé vos vues sur la politique et vous vous êtes montré, par exemple, très critique envers la politique des États-Unis, que ce
soit à propos de sa guerre en Irak ou de son invasion de l’Afghanistan.
Dans les années soixante, on parlait plutôt de néo-impérialisme. Des amis iraniens comme Shekrollâh
Pâknejâd 11 m’ont beaucoup appris sur les conséquences de la politique étrangère de mon pays. Au
printemps 1972, j’ai terminé ma thèse et, ce même été, je suis revenu en Iran. On y trouvait beaucoup
d’Américains ; en 1968, il y en avait 5000 ; en 1972, ce chiffre atteignait 50’000. Nixon avait vendu
beaucoup d’armes à l’Iran. Il fallait donc beaucoup d’Américains pour en apprendre l’usage aux Iraniens !
Je n’étais pas à l’aise. J’avais même décidé de ne pas revenir dans ce pays, où j’avais d’abord compté me
rendre chaque été pour me perfectionner en persan. Or, déjà, on pouvait comprendre que le régime
impérial n’allait pas tenir. Ce n’est qu’après vingt-trois ans que je suis revenu sur les lieux, en 1995.

Ethnomusicologie européenne / ethnomusicologie américaine


Toujours dans l’optique du post-colonialisme que nous avons évoquée tout à l’heure, il me semble que la recherche française s’intéresse
très peu à la musique des diasporas sur son sol. Citons par exemple les styles de musique des cultures africaines de l’ancien empire :
les Gabonais, les Ivoiriens, les Burkinabés, les Algériens ?
Pour nous aux États-Unis, ce genre d’études est indispensable, presque naturel, parce que nous sommes
une population mixte. Ici, aux États-Unis, les ethnomusicologues doivent par exemple étudier les relations
musicales entre les Blancs et les Noirs.
Êtes-vous de l’avis de Nettl, selon lequel il faudrait voir « s’il doit y avoir une ethnomusicologie standard au plan mondial, ou s’il y a
différentes ethnomusicologies de par le monde » (in Defrance 2001 : 255) ?
Je pense qu’il faut adapter l’ethnomusicologie aux besoins de chaque pays, lesquels changent en outre
d’une décennie à l’autre. L’histoire de l’ethnomusicologie même nous le montre. En Italie par exemple, il
en va autrement qu’en France. En Italie, il faudrait étudier la musique du sud ; en France, les musiques des
anciennes colonies ; au Brésil toutes les musiques populaires.
Il n’y a donc pas d’ethnomusicologie « standard » ?
Non ! Je n’aime pas ces efforts qui visent à standardiser l’ethnomusicologie. Cela dit, je ne pense pas qu’il
soit nécessaire d’avoir d’un côté la musicologie, de l’autre l’ethnomusicologie – je préférerais un seul
domaine unifié : la musicologie. Mais je comprends que les chercheurs de chaque domaine aient besoin
d’une formation différente. C’est une chose que de travailler sur des manuscrits, sur des partitions, des
notations – et tout autre chose que de travailler sur le terrain. Le vrai problème, c’est qu’il faut identifier
les sources pertinentes, où que l’on se trouve. Le Khorassan présente à ce sujet un certain intérêt, parce
que les poèmes existent, le plus souvent, sous forme écrite. En revanche, le rythme et la mélodie ne sont
pas notés. Ils résident dans la mémoire des musiciens. Dans nos recherches sur les dâstân (récit), nous
faisons usage des sources écrites par les bardes eux-mêmes, aussi bien que des sources enregistrées.
Il existe aussi une ethnomusicologie dite historique.
C’est un terme utilisé par quelques ethnomusicologues qui travaillent sur des sources écrites, par exemple
Richard Widdess (1995) qui a étudié toutes les notations musicales de l’Inde ancienne. J’ai toujours pensé
que l’histoire fait partie intégrante de l’ethnomusicologie. Ainsi, si je suis allé au Khorassan, c’est aussi
parce que j’avais lu Fârâbi (mort en 951) – son œuvre est de la grande littérature. De fait, dans un livre du
XIIe siècle, le Résale ‘elm-e musiqi de Neyshaburi (mort en 1184), on trouve la même histoire des frettes du
dotâr que j’ai réentendue dans la bouche de Mokhtar.
C’est donc que certains des éléments encore en usage aujourd’hui remontent à une très haute antiquité ?
Oui, mais pas toujours aussi haute que les musiciens veulent bien le croire. L‘histoire moderne – celle des
cinq derniers siècles – a toujours intéresse les ethnomusicologues. Les meilleurs travaux, à mon avis, de
l’ethnomusicologie américaine de la dernière décennie, sont très historiques : les études de Thomas
Turino (2000), Donna Buchanan (2006), Jane Sugarman (1998), Peter Manuel (2000) et David Coplan (2008).
Dans Ethnomusicology and Modern Music History (Blum : 1991a), j’ai voulu montrer que les enquêtes
d’histoire doivent être au cœur de l’ethnomusicologie.
Voyez-vous des différences fondamentales d’enseignement entre un étudiant iranien travaillant sur la musique de son pays, et un
chercheur occidental s’attachant à cette même musique – pour reprendre des termes anglais, entre les « insiders » et les « outsiders » ?
Oui. Il y en a de très grandes. Pour les étudiants étrangers, le persan est une langue difficile à apprendre,
sans parler de la maîtrise du corpus littéraire. En revanche, les étudiants iraniens ont immédiatement
accès à toute leur littérature. Par ailleurs, pour travailler véritablement sur le terrain, il faut à mon sens
connaître la langue de ceux qui y vivent, ce qui n’est pas souvent le cas en Iran. Car je suis aussi convaincu
qu’il faut connaître la langue pour entendre la musique. Les mots en font partie – au-delà de leurs
sonorités et de leur valeur rythmique. Il est donc impératif de connaître les langues. Évidemment, il faut
aussi, pour étudier les traités, maîtriser parfaitement l’arabe – langue qui n’est ces jours-ci guère en
faveur auprès des étudiants iraniens, puisqu’ils sont obligés de s’y former, pour des raisons religieuses, dès
leur plus jeune âge.
Il faudrait une « musicologie générale », d’après le terme de Nattiez (1987), qui englobe aussi bien les
traités et la littérature, que les sources humaines, etc. Ce travail de coordination est partout nécessaire,
pas seulement en Iran. Les Iraniens peuvent comparer la terminologie de l’ethnomusicologie occidentale
avec celles de leurs pratiques régionales et des traités arabes et persans sur la musique et la poétique.
Quelle ethnomusicologie vous semblerait-elle la plus appropriée pour l’étude des traditions musicales en Iran ?
Il est bien possible que l’ethnomusicologie française et, disons, l’ethnomusicologie hongroise soit plus
appropriée que l’ethnomusicologie américaine, qui néglige l’analyse musicale. Je suis heureux de voir que
Sassan Fatemi, élève de Jean During, dispense des cours à l’université de Téhéran. En Iran, comme ailleurs
au Moyen-Orient, il est indispensable d’étudier les circonstances mêmes de la transmission, comme l’a fait
Schéhérazade Hassan pour l’Irak (Qassim Hassan 2002 : 311-16).
Vous avez écrit de longues études sur l’analyse musicale. C’est un domaine auquel, jusque là, on s’intéressait peu aux États-Unis. Ne
semblerait-il pas que les choses soient en train de changer ?
Assurément. Au mois de février (2010) doit ainsi se tenir un colloque à Amherst sur les « Analyses de la
world music » avec la participation de Simha Arom. Cette manifestation va ensuite avoir lieu tous les deux
ans. Il existe en outre un projet de revue, par le biais du Web, de l’équipe éditoriale dont je fais partie. On y
trouve des ethnomusicologues nord-américains comme Michael Tenzer (2006), qui entretient des rapports
avec des chercheurs français. Beaucoup d’ethnomusicologues n’ont, cela dit, pas de formation musicale,
car ils viennent plutôt de l’anthropologie et de la sociologie. Il en va très différemment dans mon
université : la plupart de nos étudiants sont des musiciens professionnels, qui se produisent par ailleurs
beaucoup dans divers contextes. Nous avons aussi des étudiants sans formation musicale. Mais, au fond,
c’est aussi la condition de la musicologie : beaucoup de chercheurs américains en musicologie ne peuvent
ni chanter, ni jouer. Cette carence se constate malheureusement dans leurs travaux.
Les œuvres de penseurs français, tels que Bourdieu, Foucault et Lévi-Strauss, revêtent une grande importance aux États-Unis.
Oui. Rouget se moque d’ailleurs parfois des Américains et de leur passion pour Foucault ! Quant à Lévi-
Strauss, il a été l’une des figures marquantes de ma jeunesse, et il le reste aujourd’hui encore. Maintenant,
alors même que j’écris un texte consacré à la théorie musicale, pour une série de livres que publiera
l’Oxford University Press et qui s’attachent aux diverses branches de l’ethnomusicologie, ma réflexion
s’appuie encore sur son œuvre et sur sa pensée.
Que pensez-vous de l’engouement extraordinaire dont la « pop music » fait l’objet aux États-Unis, y compris dans le champ
académique ?
Il est sûr qu’ici, aux USA, il est presque impossible d’échapper à la pop music. Elle forme une grande partie
du monde de mes étudiants, et c’est tout naturel qu’ils veuillent en faire un objet de recherches. Quant à
moi, j’aime beaucoup la musique populaire africaine, mais je n’en fais pas un objet de recherches.
Vous sentez-vous désormais prêt à écrire enfin le livre sur la poésie chantée au Khorassan auquel vous pensez depuis longtemps ?
Tout à fait. Je vais l’écrire très prochainement. Dans la foulée, j’espère que nous pourrons ensemble
dresser une édition critique des dâstân (récits) dans le répertoire des bardes du Khorassan 12 .
N’avez-vous jamais essayé d’apprendre à jouer d’un instrument iranien, ou d’apprendre le chant ?
Je ne pouvais imaginer le faire de manière compétente – et c’est là peut-être une très grande faute.
Vous le regrettez ?
Étant très actif en tant que pianiste, je n’ai pas voulu me risquer à jouer aussi de la musique iranienne : je
trouve offensant, si l’on joue une musique autre que celle de sa culture immédiate, de la jouer de manière
maladroite. Je regrette certes un peu de ne pas l’avoir pratiquée directement, mais je ne vois pas comment
j’aurais pu agir autrement.
L’enseignement est une tâche accaparante, particulièrement aux États-Unis. Comment, en tant que pédagogue attentionné et très
proche de vos étudiants, voyez-vous l’avenir de l’ethnomusicologie ?
J’espère que nous pourrons démontrer à nos collègues les avantages d’une musicologie générale, à même
d’étudier toutes les pratiques musicales ainsi que les processus d’échange qui s’instaurent entre elles.

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NOTES
1. Nur ‘Ali Borumand (1905-1976/7) fut un maître de la musique classique iranienne et un enseignant influent (sur Borumand voir Nettl 1974 :
167-71).
2. Le dastgâh Homâyun, est un des douze principaux systèmes de la musique classique iranienne.
3.Naqqâl : récitant de l’épopée Shâh-nâme ou Livre des rois, immense poème de Ferdowsi (XIe siècle) comptant quelque cinquante mille distiques.
4. Nazm râ hâsel ‘arusi dân o naghme zivarash / Nist bi ‘eyb ar ‘arus-e khub bi zivar bovad.
5. Le radif est l’ensemble du répertoire canonique des types mélodiques et des modes de la musique classique iranienne, organisé selon le style
personnel d’un grand maître.
6. Concert de la chanteuse Parisa, le 9 septembre 2006 au Symphony Space, New York.
7. Le motreb est un joueur de musique urbaine de divertissement.
8. Type de musicien aujourd’hui disparu, le luti était un saltimbanque et un montreur de singes, qui s’accompagnait au tambour dâyere.
9. Traduit en français par « L’occidentalite », voir d’Al-e Ahmad 1988.
10. Compositeur iranien né en 1958.
11. Shekrollâh Pâknejâd était un opposant révolutionnaire au régime du Shah. Emprisonné en 1969 (voir « Dernière plaidoirie de Paknejad » in
Azadeh 1971 : 2058-66), il a été libéré à la révolution de 1979. Il fut l’un des fondateurs du Front démocratique et national de l’Iran. En juillet
1981, il fut arrêté par la police de la République islamique, puis exécuté au mois de décembre de la même année.
12. Il s’agit d’un projet commun de publication d’une édition critique des dâstân (récits) figurant dans le répertoire des bardes du Khorassan.
Cette entreprise est parrainée par la « Iran Heritage Foundation ».

AUTEURS
AMENEH YOUSSEFZADEH
Docteur en ethnomusicologie et chercheuse associée au CNRS, unité mixte 7528, « Mondes iranien et indien». Ses recherches portent sur la
musique des bardes du Khorassan, sur la situation de la musique en Iran après la révolution de 1979, ainsi que sur les relations et la situation
des femmes et de la musique en Iran. Elle est l’auteur de plusieurs articles et CD, ainsi que d’un livre, Les bardes du Khorassan iranien: le bakhshi et
son répertoire. Elle est, depuis 2009, chercheuse invitée à la Columbia University de New York, USA.
Hommage
Les routes d’Acıpayam. In memoriam Talip Özkan
(1939-2010)
Jérôme Cler

1 143 avenue Parmentier, Paris 10e, 6e étage : pendant de nombreuses années, pour beaucoup d’entre nous,
cette adresse fut un « point sublime », un lieu où le temps s’arrêtait, où Paris, ses embarras, sa fatigue,
s’effaçaient. Un indice étonnant, rare, pouvait annoncer aux initiés ce qui avait lieu en ce 6e étage : en effet,
cette extrémité de l’avenue Parmentier est bordée de mûriers, comme si la route de la soie s’était prolongée
jusque là, ou comme si ce trottoir parisien avait voulu évoquer le parc d’Acıpayam à l’artiste exilé qui y
habitait, entouré de saz de mûrier…
2 J’ai connu Talip en 1988 par hasard – de ce hasard qui nous fait dire qu’il n’y en a pas… À cette époque je
pratiquais tant bien que mal la guitare flamenca, pour avoir vécu deux ans en Espagne, et j’écoutais
beaucoup de luths de différentes traditions, entre autres le tar iranien joué par Dariush Tala’i, le ‘ud irakien
de Munir Bachir, et le saz anatolien : à ce dernier, l’amateur français de musique traditionnelle avait alors
accès par trois sources principales : Aşık Feyzullah Tchinar, qui représentait les traditions ésotériques et le
monde des Alevis, et dont le disque avait été publié chez Ocora Radio France par les soins de Jean During et
Irène Mélikoff ; il y avait également le double album d’Alain Gheerbrant, réunissant des enregistrements
qu’il avait réalisés dans les années 1950, y compris un disque entier consacré à Aşık Veysel ; enfin, toujours
chez Ocora Radio-France, brillait le fulgurant disque L’Art vivant de Talip Özkan, où Talip dévoilait la
quintessence de son art du saz. Je me souviens qu’à première écoute, je l’avais trouvé « trop virtuose », ne
sachant pas encore que c’était bien le saz par excellence qui sonnait sous ses mains.
3 En entrant à la fin de l’hiver 1988 dans un restaurant turc où m’avait invité un ami, je fus stupéfait de
reconnaître à une table le visage de Talip Özkan, que j’avais vu sur la pochette de son disque… Je ne savais
même pas qu’il vivait en
Fig. 1. Talip Özkan chez lui, au saz. Photo Jérôme Cler, 1991.
France. J’allai vers lui en demandant « vous êtes Talip Özkan ? » – » Oui », je lui fis mes compliments, lui
demandai s’il donnait des cours – ne pensant pas à moi, mais à un de mes amis qui possédait un grand saz et
désirait apprendre à en jouer. Talip me répondit : « Mais c’est vous qui allez apprendre : il ne faut pas
réfléchir, il faut attaquer ». Ainsi commença notre histoire commune. Deux jours plus tard, je montai pour
la première fois les six étages : j’avais un petit saz, un cura baglama, que j’avais trouvé un jour en Espagne,
également « par hasard », et sur lequel Talip me fit jouer dès le premier cours le mode hüseyini et un air à
5 temps… Bien vite, il m’embarqua dans l’univers des rythmes aksak, surtout 5/8 et 7/8 au début, puis le
vaste monde des « 9 ».
4 Deux fois par semaine, entre 1988 et 1992, je montais les six étages. Une fois arrivé, il fallait tourner à droite
pour emprunter le couloir, au fond duquel se trouvait la porte de Talip. Souvent, avant de frapper,
j’écoutais les sons – saz, tanbur, ‘ud – qui me parvenaient de la leçon en cours, et que je n’osais interrompre.
Puis je frappais, et quelques secondes plus tard, Talip ou un de ses élèves venait ouvrir la porte. Une fois le
seuil franchi, il fallait abandonner toute autre urgence, savoir goûter le moment présent, écouter. Talip
assis par terre en tailleur, au milieu des saz et des coussins étalés tout autour de la pièce ; unique mobilier,
une table basse, avec les outils indispensables : les feuilles de partition vierges, et le cendrier, très sollicité…
Le cours mêlait les deux aspects de toute transmission musicale : la relation de maître à disciple et
l’imprégnation. Talip instaurait une relation directe et singulière avec son élève, qu’il écoutait, corrigeait,
et à qui il constituait un répertoire : la « leçon » proprement dite consistait d’abord à contrôler les progrès,
à partir d’une chanson donnée la fois précédente, à travailler certains détails techniques, à jouer
éventuellement avec Talip, et se concluait par l’écriture d’une nouvelle pièce pour le cours suivant : pour
chacun, surtout les premiers mois, Talip écrivait une transcription, sous forme d’un « squelette mélodique »
plus ou moins détaillé selon le niveau de l’élève – chacun de ses élèves a donc chez soi des classeurs remplis
des pages écrites par le maître, de leçon en leçon. La précision de son écriture, et son élégance sont
impressionnantes… Tout le travail consistait ensuite à donner chair au « squelette », c’est-à-dire à « imiter
les vocalisations des paysans ». Une de ses constantes recommandations était d’écouter le plus possible de
chants, pour s’imprégner de l’ornementation vocale et l’imiter sur le saz. Et quand il s’agissait de jouer un
zeybek, il demandait de prendre pour modèle la clarinette ou le zurna, pour en adapter au saz les ornements
et le phrasé.
5 Quand l’élève rejoignait le groupe des « avancés », le travail se faisait sur partitions de la T.R.T. (Radio-
Télévision Turque) ou, mieux encore, Talip jouait et l’élève devait transcrire lui-même…
6 Mais, en plus de la relation personnelle maître-disciple, il était également très important que l’élève –
surtout s’il n’était pas originaire de Turquie – reste longtemps, écoute les autres, apprenne à préparer le
café ou le thé, de sorte que, peu à peu, il s’imprégnait de la musique, autant que de la langue et d’un certain
art de vivre, certes peu « parisien »… C’est ainsi que certaines leçons s’étendaient sur toute l’après-midi. Je
me souviens combien il était difficile de se lever pour se décider à partir, tellement le monde à l’entour
s’estompait… Aussi, pour tout musicien français habitué au cours standard, payé à la demi-heure – souvent
très cher –, la « méthode » de Talip inaugurait une forte rupture, un vrai « déconditionnement ». Rester des
après-midi entières, c’était aussi écouter les autres et s’initier à la sociologie de la communauté turque
parisienne. Je me souviens d’une époque où des jeunes Assyro-Chaldéens de Sarcelles venaient apprendre,
et surtout demandaient à Talip de leur transcrire les chansons qu’ils aimaient, à partir de cassettes qu’il lui
apportaient.
7 Générosité, désintéressement : en 1989, Talip demandait 500 F par mois ( = environ 80 €), à raison de deux
leçons par semaine, c’était évidemment très peu pour les nombreuses heures qu’il était possible de passer
là, sous ce toit de Paris… Et l’on s’entendait souvent dire : « tu passes quand tu veux ». Il pouvait aussi
proposer qu’on vienne le soir, vers 21h, une fois la journée achevée. L’heure des élus… dîner, rakı, re-rakı,
vin, et Talip prenait le tanbûr, au cœur de la nuit, pour s’aventurer dans les makam : « le son du tanbûr doit
être comme une goutte qui tombe »…
Fig. 2. Talip Özkan chez lui, au tanbûr. Photo Jérôme Cler, 1991.

8 L’« imprégnation », c’était aussi de longues conversations, où Talip avançait ses théories sur la musique, sur
les rythmes, qu’il voulait articuler au monde des nomades de la steppe, des tribus oğuz. Il nous proposait
des pistes de recherches : comme étudier les musiques des Gök Oğuz, Gagaouz, de Moldavie, rechercher le
vieux fond « turcic » des musiques turques – un peu comme Bartók cherchait un substrat musical commun
aux Turcs et aux Magyars…Talip racontait aussi ses expériences du monde paysan anatolien, innombrables
anecdotes, ses collectes sur le terrain, répétant que, devant le jeu du saz de certains paysans, il se sentait
intimidé : l’hommage qu’il rendait à l’art des paysans, à leur science musicale, était un leitmotiv de son
enseignement. Et il prenait bien souvent le parti des paysans contre les fonctionnaires de la musique qui
avaient transcrit leurs répertoires pour la T.R.T.
9 Talip, né en 1939 dans la petite ville d’Acıpayam, au sud-ouest de la Turquie (province de Denizli), se révèla
très vite un musicien exceptionnel, il fit carrière dans le milieu de la musique « officielle » turque, c’est-à-
dire à la Radio, T.R.T., dont il dirigea pendant une quinzaine d’années les programmes de collectes dans
toutes les régions du pays. Il acquit ainsi une connaissance encyclopédique des chansons et danses de toute
la Turquie, qu’il avait mémorisées au cours de ses recherches. À la radio même, il donna leurs lettres de
noblesse à des instruments qui avaient jusqu’alors été négligés, comme le sipsi (petite clarinette de roseau
très jouée dans la région d’origine de Talip).
10 Mais il décida de quitter son pays pour s’installer à Paris en 1976, à la fois pour donner à sa carrière une
dimension internationale et pour poursuivre des études de Doctorat. Pendant ses dix premières années en
France, il donna beaucoup de concerts dans toute l’Europe, et commenca à enseigner son art, sous forme de
cours particulier, attirant autant des élèves français, que les enfants de l’émigration. Au fil du temps, ce fut
cette activité d’enseignement qui prédomina dans sa carrière.
11 Singularité du destin de cet homme qui, un jour, me dit qu’il était le « Ravi Shankar du saz », signifiant par
là qu’il donnerait à son instrument la même renommée que ce dernier avait donnée au sitar. Hélas, ce
n’était pas vraiment le cas : Talip n’a jamais su « vendre » son art, par une sorte de maladresse, qui tenait à
une étrange alliance d’orgueil et de profonde timidité. Sa période glorieuse a surtout été entre son arrivée
en 1976 et la fin des années 80. Mais son caractère impétueux, parfois « sauvage » – de cette sauvagerie
revendiquée par ses ancêtres nomades de la steppe, Djengiz Khan et consorts –, s’accommodait mal de
l’establishment parisien en matière de « musiques du monde »… Lui qui méritait amplement la scène du
Théâtre de la Ville, se moquait éperdument du fait que des programmateurs lui refusent leur salle sous
prétexte que, de toute façon, il jouait dans un modeste restaurant du XIe arrondissement…
12 Il préférait vivre ainsi, au jour le jour, plongé dans la musique, et finalement il s’affirma surtout comme
hodja, un professeur. Sa carrière d’enseignant finit d’ailleurs par s’officialiser sous la forme de contrats avec
le Conservatoire de Rotterdam, à l’ouverture d’un département de musique turque (2000). Dans ses cours
particuliers, chez lui, il se montrait totalement disponible aux plus grands comme aux plus humbles : à la
fois il accueillait, par exemple, Hasret Gültekin 1 , qui venait de Cologne prendre des cours, et il enseignait
aux enfants de l’immigration les bases du solfège avec une infinie patience. Sa patience et sa disponibilité se
transformaient en attention de thérapeute devant les difficultés personnelles de certains élèves…
13 Talip était un homme d’une rare urbanité, « çok efendi », parlait le turc avec raffinement. Les adjectifs
laudatifs qui revenaient le plus souvent dans sa bouche, quand il parlait d’amis, de paysans d’Acıpayam, de
musiciens de son entourage, des femmes, étaient : « noble » et « discret »… Son goût pour la langue,
l’habitude de la poésie paysanne turque où règnent les assonances et les homophonies, alimentait aussi son
humour et ses jeux de mots ; car le rire était une de ses grandes ressources pédagogiques, un ressort vital,
expression de l’énergie qui
Fig. 3. Relevé datant de 1964, fait à Acıpayam.

l’animait. Et surtout, Talip était une puissance, une « force de la nature », comme on dit… Né un 2 août, il
était bien un lion… Il avait beaucoup pratiqué la lutte dans sa jeunesse, et avait gardé en lui, dans son corps,
cette énergie des yörük  2 d’Acıpayam et de Kızılhisar : il aimait raconter que sa grand’mère était une vraie
yörük, qui avait grandi dans la tente des nomades, et que c’est elle, le prenant sur ses genoux enfant, qui lui
avait appris ses premiers rythmes, ses premières chansons.
14 Comme chacun de nous, il était « plusieurs » : la nuit, au tanbûr, on percevait en lui la noblesse ottomane,
l’évocation du palais… alors que le jour, au saz, le paysan, ou le nomade, prenait le dessus. Il tenait parfois
des discours très « turquistes », mais pouvait l’instant d’après condamner tous ceux qui s’enfermaient dans
l’idéologie nationale… Républicain et kémaliste, il réglait parfois ses comptes avec la Turquie qu’il avait
quittée en 1976, et qui était trop étroite pour lui… Il était né sunnite, à Acıpayam, mais adhérait
profondément aux chants alévis qu’il interprétait et aux valeurs qu’ils véhiculaient ; la musique pour lui
était bien sûr au-delà de ces divisions ; en fait, il se réclamait bien plutôt du monde des Turks d’avant
l’islam, des nomades chamanistes. Grand soliste, fortement attaché à la scène qu’il savait occuper
magnifiquement, il a préféré l’existence modeste du professeur à celle du concertiste ; il s’occupait
d’ailleurs toujours lui-même de ses concerts, sa fierté de « roi du saz » rejoignant en cela la modestie de
l’enseignant… On trouvait en lui un étonnant mélange entre l’orgueil du grand maître et la timidité du
simple paysan… Pour ses élèves et ceux d’entre eux qui devinrent ses amis, tous ces traits, parfois
contradictoires, d’une très forte personnalité composaient le quotidien de « l’aventure commune ». En ce
qui me concerne, l’aventure aura surtout été celle de parcourir « à l’inverse » le chemin de mon maître : lui,
né à Acıpayam, ayant ensuite fait carrière à Istanbul et Izmir, s’était ensuite établi à Paris : telle fut sa
« ligne de fuite » ; et moi, ayant grandi à Paris, après ma rencontre avec Talip, j’avais voyagé à Istanbul, puis
à Izmir, et enfin à Acıpayam et Çameli, dont j’avais fait mon terrain d’ethnomusicologue. C’est ce chemin
croisé, cette double « ligne de fuite », qui fit la singularité de notre amitié.
15 « Ligne de fuite » : quand Talip soutint sa thèse de Doctorat à l’Université de Paris 8, Saint-Denis 3 , Gilles
Deleuze venait d’y donner ses derniers cours, avant de prendre sa retraite. J’avais souvent pensé à une
conjonction entre Deleuze et Talip, à une rencontre qui n’eut en fait jamais lieu… en particulier à partir des
concepts de Mille Plateaux, comme laritournelle, la ligne de fuite, la « nomadologie »… Il suffisait de voir
Talip jouer un zeybek pour comprendre ce que Deleuze dit de la composition entre la vitesse et la lenteur.
16 Ce que Talip Hodja nous a le plus offert comme « modèle », c’était sa puissance affirmative, son oui à la vie,
son refus du ressentiment. Quand l’un d’entre nous était triste ou préoccupé, il disait : « Ne pense pas ! Il ne
faut pas penser : le temps est le plus grand des lutteurs ». Le mot « fatigue » lui était étranger car, disait-il
encore, il était de la « vieille terre ». Il aurait pu afficher à sa porte, comme Nietzsche le proposait pour lui-
même : « j’habite ma propre maison, je n’ai jamais imité personne, et me suis moqué de tout maître qui ne
s’est pas moqué de soi ».

BIBLIOGRAPHIE
Discographie
Mysteries of Turkey. CD Music of the World, MOW 115, 1986.
Talip Özkan : the Dark Fire. CD Axiom (USA), 314-512 003-2,1992.

L’art vivant de Talip Özkan, vol. 1. CD Ocora Radio-France, C 580047, 1993.


Turquie. L’art du tanbûr, Talip Özkan. CD Ocora Radio-France, C 560042, 1994.

Talip Özkan : yagar yagmur. CD Kalan Müzik, O78, 1997.

NOTES
1. Hasret Gültekin, un des plus brillants joueurs de saz de sa génération, mort en juillet 1993 dans l’incendie criminel et fanatique de l’hôtel
Madimak à Sivas…
2.Yörük, littéralement « marcheur » : nomade du plateau anatolien.
3. « Rythmes et modes de la musique populaire turque », sous la direction de Daniel Charles, 1989.
Livres
Jean Molino : Le singe musicien. Sémiologie et
anthropologie de la musique. Précédé de : Introduction à
l’œuvre musicologique de Jean Molino par Jean-Jacques
Nattiez
Paris : Actes Sud / INA, 2009

Denis-Constant Martin

RÉFÉRENCE
Jean Molino : Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique. Précédé de : Introduction à l’œuvre
musicologique de Jean Molino par Jean-Jacques Nattiez. Paris : Actes Sud / INA, 2009. 478 p
1 Ce volume propose un ensemble de dix-sept textes écrits par Jean Molino entre 1975 et 2000, sélectionnés et
minutieusement présentés par Jean-Jacques Nattiez. Il s’ouvre sur l’article fondateur publié dans le numéro
17 de Musique en jeu sous le titre : « Fait musical et sémiologie de la musique » et se referme sur une
conclusion spécialement rédigée pour ce livre et qui lui donne son titre. L’organisation en est thématique et
non chronologique ; les articles sont répartis en « fondements », « analyse », « sociologie, histoire et
anthropologie », « esthétique », « esquisse anthropo-historique de la musique », parties que traversent les
questions abordées par Jean Molino et les réponses qu’il a proposé d’y apporter.
2 Face à une telle somme, l’entreprise de recension est particulièrement délicate. Il semble impossible de
rendre brièvement la complexité et la subtilité de raisonnements appuyés sur une culture encyclopédique
qui déborde très largement le champ de la musique et des musicologies. Ayant abondamment écrit sur la
musique depuis 1985, Jean Molino est aussi, indissolublement, une autorité en sémiologie générale, en
linguistique, en littérature française et comparée, domaines qu’il a abordés à partir d’une grande maîtrise
de la philosophie et des langues. Aussi, le compte rendu ne saurait être que partiel et basé sur des choix qui
sont loin d’épuiser la matière de l’ouvrage. Une fois écrit que Le singe musicien est un livre de référence pour
qui s’intéresse à la sémiologie et à l’anthropologie de la musique, à l’analyse musicale et à l’histoire des
théories musicologiques (et ethnomusicologiques), il faut, pour le présenter et inviter à le lire, insister
d’abord sur sa fonction critique. Les textes de Jean Molino interrogent dans trois dimensions : ils interrogent
une réalité, les faits musicaux ; examen qui pousse l’auteur à s’interroger et à présenter des réflexions, des
analyses et des suggestions théoriques et méthodologiques ; réflexions qui suscitent chez le lecteur de
nouvelles interrogations. C’est une partie des entrecroisements entre ces trois modes d’interrogation que je
voudrais essayer de restituer en abordant le propos de Jean Molino dans le cadre du projet d’une
musicologie générale (117 ; chap. 6).

Tripartition
3 Au commencement était la tripartition, pourrait-on écrire, qui induit une approche analytique applicable
non seulement à la musique mais à « n’importe quel objet ou n’importe quelle pratique produits par les
êtres humains » 1 . S’agissant spécifiquement de la musique, elle implique de considérer que « Ce qu’on
appelle musique est en même temps production d’un « objet », objet sonore, enfin réception de ce même
objet. Le phénomène musical, comme le phénomène linguistique ou le phénomène religieux, ne peut être
correctement défini ou décrit sans que l’on tienne compte de son triple mode d’existence, comme objet
arbitrairement isolé, comme objet produit et comme objet perçu. Ces trois dimensions fondent pour une
large part, la spécificité du symbolique » (73-74). D’emblée, il est posé que les trois modes d’existence de la
musique se rejoignent dans le symbolique, donc dans un système de renvois infinis de signe à signes (86-89)
et d’« applications », de mises en correspondance de configurations distinctes  2 . L’infinitude des renvois
constitue le fait musical en fait social total : « […] il n’y a musique qu’avec la construction de systèmes
symboliques sonores susceptibles de renvoyer à tous les domaines de l’expérience. La musique est bien un
fait anthropologique total » (95). Cette infinitude explique également qu’il ne saurait y avoir de musique
« pure », que celle-ci est toujours un mixte multidimensionnel et que son étude doit inévitablement repartir
de cette prémisse, car si LA musique  3 n’existe pas, il ne peut y avoir une théorie qui en rende totalement
compte, pas plus qu’il ne peut avoir d’analyse qui couvre l’ensemble des aspects d’un fait musical. D’où le
projet d’une musicologie générale qui ne proposerait pas un système universellement valable mais viserait
plutôt à concevoir l’articulation et l’interaction de diverses disciplines et approches musicologiques,
anthropologiques et historiques, incessamment repensées à la lumière des spécificités des objets étudiés
sans exclusive (de la musique dite « d’art » occidentale aux musiques savantes extra-occidentales, aux
musiques de transmission orale, aux musiques populaires ou de masse). Quels prolégomènes à cette
musicologie générale peut-on déduire du Singe musical ?

Impureté
4 Les premiers tiennent au mélange et à l’impureté des musiques : elles sont toutes composées d’éléments
hétérogènes (193), donc se mêlent, se font des emprunts et « se jouent les unes des autres » (84) pour
engendrer des formes mixtes. Toute production musicale repose ainsi sur une combinatoire (186-187), son
écoute elle-même est plurielle. De la richesse de l’impureté – qui contredit l’opposition du sonore éthéré et
du charnel inscrite dans bien des théorisations des musiques savantes –, il découle que l’étude du fait
musical doit porter sur la pratique musicale et non sur une ou une série d’œuvres isolées, « purifiées » en
quelque sorte, et s’attacher au rôle qu’y jouent les corps, et leurs mouvements, des producteurs aussi bien
que des auditeurs (140). L’impureté sous-tend une définition « partielle, partiale et provisoire » de la
musique : « elle est son et rythme organisés » (192). Le mélange et l’impureté conduisent donc, en
particulier via les corps, au rythme.

Rythme
5 Et aux deuxièmes prolégomènes qu’affirme avec beaucoup de force Jean Molino : ceux qui ont trait à
l’autonomie du rythme. Celui-ci ne doit pas être conçu comme une composante de la musique, mais comme
un ensemble de pratiques qui animent les corps individuels comme les sociétés. L’expérience rythmique
survient au croisement de l’activité (dont le corps est évidemment partie prenante) des sujets, des rythmes
des sociétés et des rythmes du monde (410-411). Elle traverse également la danse, la parole et la poésie (148-
150), que réunit une forme de « sémantique affective » (250), tant les affects sont attachés au corps et à ses
gestes. Il convient donc de traiter le rythme comme un objet à part entière : « Les relations du rythme et de
la musique ne doivent donc pas être envisagées comme des relations de dépendance entre la musique et un
de ses paramètres mais comme les relations de deux ‹ familles › unies par de multiples réseaux enchevêtrés »
(407). Et, si poésie et langage possèdent un « ancrage musical » (251-252), c’est le critère sémantique qui
permet de confirmer que la musique n’est pas un langage (253). Ayant recouvré son autonomie dans
l’analyse, le rythme, fondement corporel, affectif, individuel et social d’un ensemble expressif musique-
danse-parole-poésie, conduit à une conception de la musique comme pratique à la fois artistique et
cognitive.

Cognition
6 S’inspirant notamment des travaux de Simha Arom et de Steven Feld  4 , Jean Molino considère que « […]
l’art ne reflète pas une conception du monde, il contribue à la produire par des moyens spécifiques » (329).
Les troisièmes prolégomènes soulignent donc la dimension cognitive de la musique. À l’instar des Kaluli, les
êtres humains « […] pensent leur musique et leur musique les fait penser. Comprendre leur musique, c’est
donc la plonger dans le système cognitif qui lui donne tout son sens » (307). L’étude de la musique est ainsi
non seulement susceptible de contribuer à la connaissance des sociétés d’un point de vue externe, elle est
une des voies qui peuvent introduire à une appréhension plus fine de la manière dont les membres d’une
société pensent le monde dans lequel ils vivent, dont ils se le représentent et agissent en fonction de ces
représentations.

Infinitude
7 Une fois énoncés ces prolégomènes, se pose la question des méthodes capables de tirer de la musique les
connaissances qu’ils laissent espérer. Dans le cadre de la tripartition, c’est par la musique, par l’analyse de
ses caractéristiques intrinsèques, qu’il convient de commencer, avant d’envisager les stratégies poïétiques
et esthésiques qui constituent, avec l’objet musical, le fait musical social total. Jean-Jacques Nattiez le redit
dans son introduction : il est indispensable de connaître la nature du fonctionnement interne du fait
musical avant d’aborder son « extérieur » (23), c’est donc par l’analyse de niveau neutre qu’il faut
l’approcher (26). Et, pour ce faire, s’il n’y a pas de « recette » unique, les techniques ne manquent pas et ne
sont pas exclusives les unes des autres. Toutefois, l’approche tripartite se heurte à un obstacle majeur : « Si
l’on met en relation le niveau neutre avec la production et la réception, un problème théorique […] se pose :
comment rendre compte du processus dans son ensemble ? » (109). La réponse est, au premier abord,
quelque peu désespérante : « l’analyse du fait musical est interminable » (110).

Pluralisme
8 La première manière d’affronter ce qui ressemble à une aporie est d’admettre la nécessité du pluralisme
méthodologique : « Une œuvre est une réalité complexe qui constitue un fait social total ; elle est composée
de strates dont les éléments ne se correspondent pas terme à terme ; elle appartient et renvoie à une
infinité d’autres œuvres dans les séries desquelles elle trouve sa place et prend son sens ; elle peut être
envisagée comme objet produit, comme objet reçu ou comme une trace sur laquelle portera une analyse du
niveau neutre. Les outils dont on se sert n’ont qu’une validité locale, hypothétique et révocable. N’oublions
pas enfin qu’il n’existe pas une analyse, mais une infinité d’analyses qui varient et se différencient selon
leurs buts » (134). Il faut donc adapter les approches et les méthodes aux objets travaillés, en fonction de
leur adéquation supposée ou avérée (200), mais aucun modèle d’analyse ne sera jamais universel et capable
de décrire un fait musical dans sa totalité. En revanche, les savoirs peuvent être cumulés et s’entre-
féconder grâce à l’acceptation – mieux, à la recherche – du pluralisme, qui pourra alors ouvrir sur un
comparatisme méthodologique : un horizon de « méta-analyse » (210-211).

Symbolique
9 L’analyse du symbolique soulève, dans cette perspective, des difficultés spécifiques. Jean Molino pose le
problème à propos de la manière dont Steven Feld aborde la place et la signification des oiseaux dans la
société et la musique kaluli : « […] il est à peu près impossible de savoir avec clarté où il y a métaphore et
quels sont les termes en relation métaphorique : le son est-il métaphorique par rapport aux oiseaux, ou
l’inverse ? Est-il métaphorique par rapport aux sentiments ? Les oiseaux sont-ils la métaphore des
sentiments, etc. ? » (315). De fait, tout anthropologue ou sociologue se trouve en permanence confronté au
risque de la surinterprétation, tout particulièrement en ce qui concerne le symbolique (Olivier de Sardan
1996). Sur ce qui peut être saisi, ou est signalé par les membres d’un groupe, comme symbolique, la
tentation est grande de plaquer des schémas interprétatifs constitués à partir d’études précédentes, sur la
base de la convergence des significations qu’elles ont mises en évidence. Une intuition cultivée peut certes
fournir des pistes mais elle ne garantit pas que le schéma utilisé corresponde à la chaîne des renvois qui
opère effectivement dans la situation étudiée. « [I]l s’agit de savoir comment l’homme, manipulateur de
signes et de symboles, construit une représentation symbolique du monde et de lui-même » (339).
L’utilisation par Jean Molino du terme « représentation » est intéressante : parce qu’il semble faire
référence aux théories psycho-sociologiques des représentations sociales, mais ne l’explicite pas et, surtout,
n’aborde pas les méthodes d’enquête développées en relation dialectique avec ces théories (Abric 1994 ;
Jodelet dir. 1989 ; Madiot, Lage & Arruda dir. 2008). Or c’est peut-être à partir de l’analyse de la place du
symbolique dans les représentations, et des méthodes employées pour accéder aux représentations, qu’il
serait possible de mieux appréhender le fonctionnement du symbolique dans les stratégies poïétiques et
esthésiques.

Cultures instables et hétérogènes


10 Plus largement, Jean Molino s’interroge sur ce que pourraient être une anthropologie et une sociologie de la
musique, sur l’arrière-plan de la tripartition, dans la visée d’une musicologie générale. Le postulat de
départ est clair : « La sphère de la musique est de part en part sociale, et il n’y a pas à en faire la sociologie
comme s’il s’agissait de quelque chose qui fût extérieur à la société et qu’il fallait y faire rentrer » (275). La
musique fait partie de la société et la constitue (425). À partir de là, c’est la diversité qui prévaut : il y a des
cultures musicales, dotées de particularités, mais celles-ci ne sont pas essentielles et immuables, elles sont
instables et hétérogènes ; c’est donc à leur organisation particulière, en un temps donné, que la recherche
doit s’attacher, ainsi qu’à leurs éléments communs (même s’ils sont ailleurs arrangés différemment) et à ce
qui circule entre elles. Envisager ensemble spécificités (dans l’organisation temporaire d’éléments non
spécifiques), partages, circulations et échanges, dans une visée qui évoque à la fois Paul Ricœur (2004) et
Édouard Glissant (1990), permettrait de « ne plus parler d’ethnie mais, plus largement, de communautés
symboliques plus ou moins autonomes selon les contextes » (425).

Haut et bas
11 Dans cette perspective, le lecteur ne peut qu’être déconcerté par l’utilisation de dichotomies tranchées
opposant des communautés restreintes à des sociétés diversifiées dans lesquelles il faudrait distinguer des
cultures d’« en bas » et des cultures d’« en haut ». Certes, Jean Molino insiste sur la complexité des relations
entre « haut » et « bas », sur les emprunts et métissages qui, dans le cadre de systèmes hiérarchiques et des
représentations qu’il suscitent, donnent à ces appropriations et à ces mélanges des valeurs particulières
(371-372) mais il recourt encore à l’hypothèse d’une « tribalisation » 5 (360) des sociétés contemporaines et
voit une coupure franche entre musique « classique » et « musique populaire » (396). Il semble que les
textes de Jean Molino soient traversés par une tension entre, d’une part, l’affirmation de la dimension
individuelle des phénomènes  6 (qui invite à l’emploi de l’individualisme méthodologique [267]) et
l’insistance sur les circulations et les échanges qui conduisent à des mixtes et, de l’autre, une inclination à
la dichotomisation et à la catégorisation. Jean Molino pense les « tribus » comme des agrégats de
communautés dans lesquelles seuls certains styles de musique sont goûtés (360), ce qui semble être
contradiction avec les études relevant l’habitude actuelle du zapping musical et de l’éclectisme des goûts  7 .
Plus largement, les passages se sont aujourd’hui multipliés entre genres musicaux et publics et, sans sous-
estimer fractures et distinctions hiérarchiques, c’est dans ce qu’on pourrait qualifier de ponts entre des îles
musicales – pour paraphraser Michel Serres (1975, 1977) – que se tissent la richesse et la complexité des
pratiques (de production et de consommation) musicales contemporaines. C’est pourquoi on peut entendre
le constat : « On ne sait plus ce qu’est la musique » (394) comme un progrès, un ensemble de déblocages qui
découvre les continuums pratiques sonores animales – pratiques humaines, bruits – sons organisés pensés
comme musicaux, continuums qui fournissent un des axes de réflexion d’un livre qui présente l’être
humain comme un « singe musicien » (443).

Sociologie
12 Le chapitre inédit intitulé « Pour une sociohistoire de la musique » (265-289) souligne à juste titre les
manques de bon nombre de travaux de sociologie de la musique, mais par allusion plus que par référence
précise à des auteurs ou des publications. Il renvoie seulement à Max Weber, Theodor W. Adorno, Howard
Becker, ainsi qu’à Bernard Lortat-Jacob et Steven Feld, et se contente, sans plus de précision, d’évoquer la
sociologie et les sociologues. Il existe pourtant des travaux de sociologie des musiques pratiquées
aujourd’hui qui, parce qu’ils harmonisent connaissances musicales et approches anthropologiques à propos
de sociétés plus stratifiées que celle des Kaluli, pourraient apporter une contribution significative au projet
de musicologie générale   8 .
13 C’est alors sur la place que peut occuper la sociologie de la musique dans la tripartition qu’il faut
s’interroger. L’idéal serait de pouvoir conduire l’analyse du fait musical dans sa totalité, mais celle-ci risque
d’être « interminable » (à moins d’un travail en équipe de longue durée sur un objet étroitement
circonscrit). Il est donc nécessaire de segmenter l’analyse tripartite. L’analyse des caractéristiques
intrinsèques de l’objet musical, ou de ses « traces », est indispensable à toute sémantique musicale. Elle peut
aussi fournir le point de départ d’études plus spécialement consacrées aux stratégies poïétiques ou
esthésiques ; mais il faut bien admettre que, dans les conditions concrètes de la recherche aujourd’hui, des
travaux portant uniquement sur l’une ou l’autre de ces stratégies peuvent également enrichir nos
connaissances de la musique  9 . On peut, à partir de là, réfléchir aux méthodes qui compléteraient la
description ethnographique des « petits mondes de la musique » (278), en tempérant un individualisme
méthodologique peut-être trop limitant pour prendre en compte, sans retomber dans un holisme flou, des
actions et entreprises collectives qui ne se résument pas à la somme des actions et interactions
individuelles et mettent en jeu des dynamiques propres. Les techniques d’enquêtes utilisées dans la quête
des représentations sociales et, surtout, les entretiens non directifs (Duchesne 1996 ; Duchesne & Haegel
2005 ; Michelat 1975) peuvent sans doute contribuer à éviter les pièges de la surinterprétation.
Création
14 L’allégorie du singe musicien présente une phylogénèse de la musique reprenant un modèle darwinien de
« descente avec modification », descente au cours de laquelle des innovations sont produites, transmises et
diffusées, sélectionnées – y compris hors de leur zone d’origine – et répliquées pour fournir matière à
d’autres innovations (428-429). Ce modèle permet de penser le rapport de la spécificité irréductible (mais
momentanée) des cultures aux relations et échanges qui les animent. Il pose ainsi la question de la création
et de ses conditions. Acte individuel accompli dans un « foyer » pourvoyeur de modèles (433), ensemble de
décisions entérinées au sein d’une communauté et circulant de foyer à foyer, dans la création se retrouvent
l’individuel et le collectif, le spécifique et le partagé, l’échange et la diffusion. Mais demeure le problème
d’établir les critères permettant de distinguer la création de la « modification » : à partir de quel seuil
qualitatif, dans quelles conditions ce qui apparaît peut être qualifié de radicalement nouveau, parce que ne
correspondant dans sa globalité à rien de ce qui préexistait ? C’est une des questions, parmi tant d’autres
qui se posent à la musicologie générale projetée. Ce n’est pas l’un des moindres mérites du Singe musicien
que de la suggérer in fine. Ce livre doit être considéré comme un « chef-d’œuvre » (au vieux sens artisanal
du terme)  10 , un chef-d’œuvre qui à la fois instruit, provoque la réflexion et oblige en permanence à la
pousser plus loin. En cela il rend mieux envisageable le projet de musicologie générale que l’auteur appelle
de ses vœux.

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NOTES
1. Jean-Jacques Nattiez, Introduction : 14.
2. Jean Molino se réfère à Charles Sanders Pelrce et à Gilles-Gaston Granger ; voir Molino 1979a et 1979b.
3. « || n'y a donc pas une musique, mas des musiques, pas la musique, mais un fait musical. Ce fait musical est un fait social total » (76 ; italiques
dans l'original).
4. Auxquels sont consacrés, respectivement, les chapitres 8 et 14, sans compter les autres mentions de leurs recherches dans le reste du volume.
5. Allusion, semble-t-ll, aux thèses extrêmement contestées de Michel Mafesoll (1988), que Jean Molino ne cite pas.
6. « En sociologie comme en histoire, il n'existe pas d'entités collectives bien définies mais seulement des individus dont les actions
entrecroisées qui font l'histoire et la société » (268).
7. Jean Molino rappelle la diversité des publics qui se pressaient jadis à l'opéra de Marseille mais ne signale pas que c'est maintenant dans des
stades que se bousculent les amateurs d'opéra ne pouvant ou ne voulant pas pénétrer dans les « malsons d'opéra ». Il ne fait pas état des
rapports qu'ont entretenus les concepteurs techno et les compositeurs de l'école dite « spectrale » ou les efforts d'artistes « populaires » comme
Jacques Brel ou Léo Ferré pour lier chanson et musique « d'art », sans même évoquer la pénétration du jazz dans la musique» classique », la
chanson et les arts « traditionnels ». Enfin, où se trouvent le « haut » et le « bas » lorsque celle qu'on nomme la « première dame de France » est
issue de la variété et du show business ?
8. Pour n'en citer que trois, parmi d'autres : Averill 2003 ; Coplan 2008 ; Waterman 1990.
9. On peut tirer des enseignements généraux d'études des processus de production musicale(Guibert 2006), des publics (outre Pierre-Michel
Menger cité par Jean Molino : Antoine Hennion, Maisonneuve & Gomart 2000), du fonctionne ment des orchestres (White 2008), des lieux de
consommation musicale (Argyriadis & Le Menestrel 2003), ou même de pratiques insolites (comme celles des musiciens du métro [Green 1988]).
10. À la réalisation duquel le compilateur et commentateur Jean-Jacques Nattiez doit bien évidemment être associé.
Thomas Turino: Music as Social Life. The Politics of
Participation
Chicago and London: The University of Chicago Press, 2008

Marcello Sorce Keller

RÉFÉRENCE
Thomas Turino: Music as Social Life. The Politics of Participation. Chicago and London: The University of
Chicago Press, 2008. 280 p., glossaire, références, discographie annotée, Index, CD
1 Ce livre a de nombreuses qualités et, du point de vue de l’auteur de ces lignes, peu de défauts  1 . Il faut tout
d’abord signaler qu’il s’agit en principe d’un manuel pour étudiants. Peut-être un peu ardu pour ceux qui
l’aborderaient sans une préparation suffisante, cet ouvrage fournira cependant une nourriture de l’esprit
très stimulante pour les étudiants plus avancés, et certainement une lecture passionnante à toute personne
cultivée s’intéressant à la musique.
2 Parmi ces derniers, qui en constituent le lectorat-cible, on peut craindre qu’il sera surtout lu par celles et
ceux qui en ont le moins besoin – en d’autres termes qui s’intéressent déjà à l’anthropologie, à
l’ethnomusicologie et, de manière générale, aux sciences sociales. En revanche les historiens de la musique
et les mélomanes appartenant à la « culture classique », qui portent attention aux seuls compositeurs,
chefs-d’œuvre, interprètes (et, dans une moindre mesure, à des genres et des styles), ne choisissent
généralement pas ce type de lectures, auxquelles ils préfèrent les biographies et autres monographies. C’est
d’autant plus regrettable que ce livre pourrait les aider à percevoir ce que la musique signifie pour la
plupart des habitants de la planète et, en fin de compte, les inciter à repenser la catégorisation des genres
et des styles musicaux sur la base de leur signification sociale plutôt qu’à partir de leurs caractéristiques
formelles abstraites. Nous en reparlerons plus loin…
3 Avant d’arriver à ce qui me semble être le point central de ce livre, il n’est pas inutile de rappeler que les
manuels sont devenus une sorte de « genre » en soi au sens de la littérature ethnomusicologique
contemporaine. Ils sont d’ailleurs importants bien indépendamment de leur valeur pédagogique – et c’est
en cela qu’ils s’écartent des autres productions écrites par les ethnomusicologues – car, au sein de cette
littérature spécialisée, ils jouent un rôle auquel les monographies ne répondent pas. En fait, ce n’est que
dans les manuels (en particulier du type « introductions aux musiques du monde ») que les auteurs se
risquent aujourd’hui à utiliser le « grand-angle », à élargir leur champ d’observation, afin d’offrir une vue
globale sur l’ensemble des formes existantes de son organisé (l’ensemble des « musiques », si vous
préférez), ainsi que leurs usages et leurs significations dans la vie humaine, d’Est en Ouest, ou du Nord au
Sud (Shelemay 2001 ; Wade 2004 ; Bakan 2007). Sinon, à de rares exceptions près, les ethnomusicologues
produisent soit des essais méthodologiques, soit des études approfondies de situations et de processus
musicaux, géographiquement et culturellement circonscrites, mais dans lesquelles la dimension
comparative est rarement présente 2 .
4 Le manuel de Thomas Turino constitue en quelque sorte un genre en soi. Il ne prétend pas proposer une
introduction aux cultures musicales du monde et à leurs paysages sonores. Il est au contraire centré sur les
différentes façons de faire de la musique qui, selon l’auteur, mènent à des manières tout aussi distinctes de
l’expérimenter. Il expose d’abord (chapitre 2 : 23-65) le cas des performances censées être
« présentationnelles » (presentational), c’est-à-dire « présentées » à un public qui se contentera d’écouter
(dans ce cas, le modèle, « l’idéal type », pourrait-on dire – est celui du concert de musique classique). Il lui
oppose ensuite les performances destinées à être « participatives » (participatory), autrement dit ouvertes à
quiconque souhaiterait s’y joindre, dans lesquelles chacun peut entrer et sortir librement (ce qui en fait une
forme ouverte pouvant être organisée à l’avance en tant que telle, sans forcément faire appel à
l’improvisation, mais nécessitant un certain nombre d’ajustements imprévus de la part de tous les
participants). Il n’échappera pas à l’attention du lecteur à quel point les historiens de la musique
occidentale ont tendance à envisager la musique comme si elle était nécessairement « présentationnelle »,
ce qui est évidemment loin de correspondre à la réalité – en particulier pour les musiques antérieures au
XIXe siècle, pour lesquelles le concert public tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas encore.
C’est probablement parce que les historiens sont encore habituellement marqués par l’influence esthétique
du Romantisme tardif, qui ne prend en considération que des œuvres bien définies, autonomes, susceptibles
d’être transmises telles quelles à la postérité, et prouvant par là même leur statut d’art « supérieur » (high-
art) en résistant avec succès au « test du temps ».
5 C’est l’historien de la musique Carl Dahlhaus qui, en 1970 déjà, signalait qu’avant que surgisse l’idée
d’absolute Musik à la fin du XVIIIe siècle, les genres étaient enracinés dans leur fonction et donc dans leur
rôle d’accompagnement de la liturgie, de la danse, des processions… autant de cas où la musique n’est pas
présentationnelle, mais bien, à divers degrés, participative. La musique était ainsi évaluée et appréciée dans
la mesure où elle était susceptible de remplir sa fonction (une idée assez familière aux ethnomusicologues).
Et même l’autorité de Dahlhaus n’a pas suffi à changer fondamentalement la manière abstraite dont les
genres sont encore aujourd’hui traités (Dahlhaus 1970).
6 Cette distinction opérée par Thomas Turino entre musiques « présentationnelles » et participatives est en
effet, à notre avis, fondamentale. Son livre n’est cependant pas le premier à la souligner, et il est regrettable
que l’auteur qui a le premier abordé cette question ne soit pas ici cité explicitement, ni même mentionné
dans la bibliographie. Cela n’est cependant pas vraiment surprenant, il est notoire que la plupart des
anglophones s’appuient généralement sur les seules sources de langue anglaise, et en effet, comme dans la
bibliographie du présent ouvrage, sur quelques rares auteurs suffisamment célèbres pour avoir été traduits
en anglais (tels que Walter Benjamin et Pierre Bourdieu). D’une certaine manière, on en arriverait à croire
que ce qui n’existe pas en anglais n’existe pas du tout. Cela est d’autant plus regrettable que le premier à
avoir suggéré la distinction entre musiques « présentationnelles » et « participatives » n’est autre que
Heinrich Besseler (1900-1969), élève de Willibald Gurlitt, qui fut aussi le maître de Manfred Bukofzer,
d’Edith Gerson-Kiwi, d’Edward Lowinsky et de Walter Salmen, un érudit connu en particulier pour ses
importantes contributions à l’histoire de la musique du Moyen Âge et de la Renaissance. Installé en
République démocratique d’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, Besseler a largement contribué
au développement de la musicologie marxiste. On peut facilement comprendre comment, du point de vue
marxiste, les multiples usages de la musique et les manières dont elle est perçue selon les époques sont
devenus pour lui une préoccupation majeure. La distinction opérée par Heinrich Besseler entre
Darbietungsmusik, la musique présentationnelle, et Umgangsmusik (souvent abrégé en allemand en U-Musik),
la musique participative, est demeurée pertinente dans la littérature musicale germanophone (Geraths
2005). Le concept de U-Musik est aussi proche de ce que Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) appelait « l’art
en situation » (Proudhon 1865), ce qui justifie donc probablement qu’on le reconnaisse comme l’initiateur
de cette distinction très pertinente.
7 Les deux concepts de « présentationnelle » et de « participative » sont pensés par Besseler comme des
« idéaux types », dans le sens wébérien du terme. Ce qui veut dire qu’il n’existe pas de musiques purement
présentationnelles ou purement participatives, alors que la plupart de celles que nous rencontrons se
situent quelque part entre ces deux pôles opposés ; ce que Thomas Turino explique aussi très bien – en fait
même mieux que Besseler. Contrairement au musicologue allemand, Turino est non seulement familier de
différentes musicales éloignées l’une de l’autre, mais il appuie aussi son propos sur une remarquable série
d’expériences accumulées au cours de sa vie en tant qu’interprète de bluegrass étasunien, de musiques
latines et africaines (sur divers instruments à vent, au banjo à cinq cordes, à l’accordéon à boutons et à la
guitare). Turino est un multi-instrumentiste talentueux – comme en témoigne le CD accompagnant ce livre,
dont il est un des interprètes –, fort d’une expérience directe, de première main, en tant qu’interprète de
musiques relevant tant du pôle « participatif » que du présentationnel, ou à mi-chemin entre les deux ou
même se déplaçant de l’un à l’autre. Lorsqu’il parle de la fonction sociale de la performance, il peut ainsi
confronter les points de vue de « l’intérieur » et de « l’extérieur », Il inclut dans ce dernier celui du
chercheur, de l’ethnomusicologue qui effectue des enregistrements audio ou vidéos dans le but d’expliquer
ces expériences musicales à un public qui n’a ont jamais eu l’occasion d’y assister de près, et qui ne l’aura
probablement jamais. Cela m’amène à souligner un autre thème très important de ce livre : celui la
« musique haute fidélité » (high fidelity music) et l’« art audio » (audio art) (chapitre 3 : 66-92).
8 Turino définit la « musique haute fidélité » comme une forme d’enregistrement (audio ou vidéo) censé
capter l’essentiel d’une performance live. Il analyse en quoi l’enregistrement peut, ou plutôt en quoi il ne
peut et ne parvient à capter l’événement qu’il est censé reproduire. Si imparfait en soit le résultat, la
catégorie de « haute fidélité » existe cependant : des enregistrements commerciaux s’interposent ainsi
entre des artistes et des auditeurs qui ne sont habituellement pas en contact direct. Il y a aussi l’« art audio
de studio », autrement dit la musique enregistrée qui ne laisse aucunement entendre qu’elle devrait, ni
même ne pourrait faire l’objet d’une performance en direct et en temps réel. Ces deux catégories sont
efficaces et utiles car elles nous permettent de prendre conscience que la performance live n’est plus du
tout aujourd’hui la seule manière « normale » d’expérimenter la musique. En outre, la « musique haute
fidélité » et l’« art audio de studio » sont à leur tour susceptible d’être présentationnels ou participatifs
selon les circonstances et le contexte culturel (les Européens écoutent la musique de Youssou N’Dour alors
que les Africains la dansent…).
9 Dans les années 1920, Theodor W. Adorno et Walter Benjamin (même si ce dernier ne se référait pas à
proprement parler à des matériaux musicaux) soulignaient déjà combien l’invention des disques de shellac
et de la radio représentaient un tournant historique extrêmement important dans la manière dont la
musique était perçue. La performance avait perdu son caractère éphémère et, en même temps, s’était
détachée de l’espace physique pour lequel elle avait un jour été conçue. Et pourtant, durant tout le XXe
siècle, les conservatoires et les départements de musique des universités ont professé que la « performance
live » constituait la réalité de la musique (the real thing) et que sa reproduction électronique n’en était qu’un
succédané. Jusqu’à récemment, il était donc impensable de concevoir des genres musicaux sur la seule base
de leur relation aux médias. À l’heure où tant de musiques sont produites électroniquement – celles que
Turino appelle d’« art audio de studio » –, nous sommes nécessairement appelés à repenser la notion de
genre. C’est pourquoi ce livre, sous couvert de manuel, devrait attirer l’attention de spécialistes issus de
champs divers. En fait, repenser la notion de genre dans son ensemble est une tâche trop vaste pour être
confiée aux seuls musicologues : elle nécessite aussi le concours d’experts d’autres domaines.
10 Les deux chapitres suivants fournissent des exemples des quatre grandes catégories proposées plus haut,
choisis dans des contextes culturels familiers à l’auteur : « Musiques participatives, présentationnelles et de
haute fidélité au Zimbabwe » (chapitre 5 : 122-154), et « Musique et danse de l’ancien temps : cohortes et
formations culturelles » (chapitre 6 : 155-188). Vient ensuite ce que je considère être la troisième partie du
livre, elle-même constituée de deux chapitres : « Musique et mouvements politiques » (chapitre 7 : 189-224)
et « Pour l’amour ou pour l’argent » (chapitre 8 : 225-234). Aussi intéressante soit-elle, cette section ne
constitue pas à mon avis le coeur de l’ouvrage. De part sa perspective de type « manuel », on aurait souhaité
qu’il soit assorti de considérations générales sur la relation entre la musique et la politique, le pouvoir, et
donc nécessairement aussi l’argent. À ce stade, le lecteur est peut-être en droit d’en attendre plus – mais en
tant qu’introduction au thème : ces propos restent néanmoins riches en exemples, ici encore pour la
plupart développés à partir des expériences personnelles de l’auteur.
11 Quelle est donc la conclusion de tout cela ? En quoi ce livre est-il important ? J’ai déjà signalé que, au delà
de la quantité considérable d’informations qu’il réunit, et en plus de la présentation raisonnée des quatre
catégories principales sur laquelle il se concentre (performances « présentationnelles » et
« participatives », « haute fidélité » et « art audio de studio »), ce livre est intéressant parce qu’il incite à
réévaluer la notion de genre musical à partir de la fonction sociale et des contenus de la performance – une
idée qui est dans l’air depuis pas mal de temps, mais qui ne s’est pas encore imposée de façon générale. Les
genres musicaux ont été et sont encore souvent conceptualisés en relation avec la théorie des formes  3 .
Cela a certainement été le cas, non seulement dans l’étude de la musique occidentale, mais aussi en
ethnomusicologie où, assurément, même si les exceptions sont monnaie courante, la description des genres
en relation avec les moyens formels qu’ils adoptent (rāg, radif, gagaku) demeure la règle.
12 La question qui se pose maintenant est de savoir si les thèmes abordés dans le livre de Turino représentent
un matériel suffisant pour repenser la notion même de genre : probablement pas. Je pense par exemple à
une question substantielle et tout à fait pertinente qui n’y apparaît pas explicitement : celle de la relation
de la musique au corps. Au moins dans le contexte occidental, si marqué par l’influence de la religion
chrétienne (à tel point que Benedetto Croce a pu soutenir qu’il était impossible de nier que nous sommes
chrétiens – que nous croyons ou non au Dieu chrétien), les genres de « haut rang » (high-brow) sont en
quelque sorte désincarnés, alors qu’on trouve de plus en plus de corporéité à mesure qu’on s’approche du
bas (low-brow) du spectre musical : on ne danse pas sur de la musique classique (si c’est « classique », ça
n’est pas pour danser ; si c’est à danser, ça n’est pas « classique ») Une autre question qui n’est pas abordée
explicitement dans l’exposé de Turino : dans quelle mesure les catégories qu’il décrit correspondent à
différentes manières d’inclure ou d’exclure les gens ? Les formes et les genres musicaux ont tendance à être
socialement sélectifs, hautement idéologiques et efficaces pour tracer des frontières entre les groupes
sociaux et en leur sein (classique, folk, pop, rock…). Aucune musique n’a jamais été conçue pour être
universellement appréciée.
13 Ainsi, s’il me fallait condenser en quelques mots le contenu de ce livre sans chercher à en minimiser ni la
portée, ni l’audience qu’il mérite, je le ferais de la manière suivante : Thomas Turino rend explicite ce qui
n’est considéré qu’implicitement dans la plus grande partie de la littérature ethnomusicologique et qui ne
devrait pourtant pas rester dans l’ombre. En d’autres termes, lorsqu’il affirme avec tant de force qu’il est
important de distinguer les musiques de types participatif et présentationnel, on serait tenté de réagir par
un « oui, bien sûr, cela va sans dire », mais pour ajouter aussitôt : « cela va sans dire, mais… cela va
beaucoup mieux en le disant !   4 »
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NOTES
1. Traduit de l’anglais par Laurent Aubert avec la collaboration de Christine Guillebaud.
2. Les exceptions existent, mais elles sont si rares que nous pouvons mentionner de mémoire les plus connues, telles que Suppan 1984 ; Nettl
1985 ; Bohlman 2002.
3. Leonard B. Meyer a pu définir genre comme étant « un système internalisé de probabilités » « an internalized probability system » (Meyer
1967 : 8).
4. En français dans l’original.
Jean During : La musique à l’esprit. Enjeux éthiques du
phénomène musical
Paris: L’Harmattan, 2008

Monique Desroches

RÉFÉRENCE
Jean During : La musique à l’esprit. Enjeux éthiques du phénomène musical. Paris: L’Harmattan, 2008. 146 p
1 Ce livre collectif publié dans la Collection « Éthique et contextes » sous la direction de Jean During résulte
d’un colloque organisé par la Fondation Ostad Elahi – éthique et solidarité humaine – qui s’est tenu en
octobre 2002 à l’Institut de Psychologie de l’Université Paris-Descartes à Paris. D’emblée, je dirai que cet
ouvrage constitue un incontournable pour quiconque s’intéresse non seulement à la question de l’éthique
en musique, mais aussi et surtout à celle des modalités de performance, d’écoute et de perception
musicales. Neuf auteurs  1 d’horizons divers (psychanalyse, psychiatrie, philosophie, ethnomusicologie,
anthropologie, musicologie) proposent des analyses ancrées dans des observations singulières (terrains
culturels ou observations cliniques) autour du problème de l’éthique en musique. Loin d’un débat sur les
règles de déontologie ou des protocoles de recherche, les auteurs nous convient à une pensée originale
portant sur l’éthos à la base de l’éthique musicale, celle qui interpelle un état d’âme, une tonalité
particulière à une œuvre, celle aussi qui suppose des modalités perceptuelles singulières, que ce soit au
niveau individuel ou collectif. Le livre comporte ainsi sur une série de regards visant à démontrer le
caractère intrinsèque d’une pratique musicale, ce que Jean During appelle dans son introduction, la
« qualité » spécifique d’un individu ou d’un groupe.
2 Afin de bien positionner le concept d’éthique véhiculé par les grands penseurs grecs, l’article du philosophe
Sauvanet examine le rapport privilégié entre l’éthos et le rythme : selon l’auteur, cette relation serait
d’abord guidée par des significations d’ordre moral et non musical. Il précise que « si les rythmes
présentent des évaluations morales variables, c’est que celles-ci répondent à des dispositions morales
propres à chaque individu » (p. 58). La musique chez Platon n’est en effet jamais étudiée en elle-même, pour
elle-même. Comme le rappelle à juste titre Sauvanet, « l’esthétique est subordonnée à l’éthique… et suppose
qu’à tout objet musical (mode ou rythme) corresponde un état d’âme » (p. 59).
3 Cette phrase vient merveilleusement bien résumer les réflexions qui sont au cœur de cet ouvrage. L’éthique
résulte d’une relation créée ou mise en place par l’expérience musicale. Dès lors, elle relève de la conscience
du sujet pensant qui doit agir dans une communauté de règles, de mœurs et de valeurs. Comme l’a bien
écrit ailleurs Bernard Lortat-Jacob, cité par Stiegler dans cet ouvrage, « on ne peut jamais séparer l’objet
musical du sujet qui l’écoute… alors même que l’écoute peut aussi et est très souvent ce qui rassemble en un
‹ nous › les singularités des écouteurs » (p. 25). Par ailleurs, un peu plus loin dans son article, Stiegler voit
dans la world music l’anéantissement du « je narcissique » au profit d’une enveloppe esthétique répondant
aux besoins du marché (p. 33). L’auteur discute alors de la mince place réservée au « je » singulier dans ce
vaste marché de la world music, question qui traverse également le texte de François Picard. Là, on réalise
combien il est difficile de concilier le souci esthétique de la tradition musicale singulière avec les lois du
marketing. Partant de ses expériences de recherche, chacun des auteurs nous convainc de la mise en place
d’un processus de subjectivation musicale tant du côté de la performance que de celui de l’écoute, qui
procure à la fois une singularité et une complexité à la question éthique. Le livre s’appuie dans ce sens sur
des cas concrets qui amènent le lecteur vers cette « sensibilisation culturelle », celle qui associe l’éthos à une
interprétation, l’éthique à une représentation, une pratique à un état d’âme spécifique.
4 L’article de During s’inscrit pleinement dans ce sillage. Il rappelle que dans l’aire culturelle qu’il étudie,
l’Asie centrale et le Moyen Orient, la musique est souvent objet de réprobation morale par les représentants
religieux en raison de son caractère sensuel et amoral. Là, il importe de distinguer l’éthos de l’èthos. Le
premier recouvre l’état, la forme de vie, la conduite, alors que le second renvoie au caractère et au
tempérament (p. 92). Il précise à cet égard que « les maîtres développent souvent eux-mêmes, une éthique
personnelle qui se traduit par des comportements et des traits de caractères remarquables, par une finesse
d’esprit et une grande sensibilité » (p. 92). Puis il précise que, dans le processus de mémorisation, le cœur
intervient, comme le dit si bien l’expression apprendre par cœur (p. 94). During donne l’exemple du mot
persan sine qui évoque une région du cœur où on stocke les affects et les émotions. Transmettre suppose
alors « confier un secret, un mystère, quelque chose d’indicible » (ibid.). Dans le même ordre d’idée, l’article
du philosophe Sauvanet intitulé « Ethos et rhuthmos » pose la question fondamentale du « pourquoi tel éthos
pour tel rythme et pas tel autre ? Question de culture, répond-il, et non de nature sans aucune doute ! »
(p. 60). Pour l’auteur, l’ethos véhiculé par la musique n’est pas directement relié à une représentation, mais
à une sensibilisation culturelle (le mode) et à une puissance de suggestion (le son).
5 Le musicologue Jacques Viret explore quant à lui les implications éthiques de l’avant-gardisme musical
selon lequel Schönberg serait, par ses propositions audacieuses et novatrices, éthiquement « pur » alors que
Stravinsky, s’inscrivant dans le néoclassicisme, serait, quant à lui, « impur ». Il met en doute le fait que
toute musique néoclassique cherchant en premier lieu l’appréciation du public serait de ce fait taxée d’un
signe négatif. Viret pose dans ce sens la question centrale d’une « saine éthique », celle qui doit passer par
« un lien vital entre l’œuvre d’art et l’homme – corps, âme, esprit – qui la produit ou auquel il s’adresse »
(p. 132). Questionnant ensuite la contemporanéité musicale, il évoque la conception véhiculée dans les
milieux musicaux qui veut que l’artiste contemporain ne se préoccupe guère des effets de son œuvre sur les
auditeurs. Certains postulent même que ces effets n’existent pas (p. 135). Viret n’est pas de cet avis et un
chapitre entier de son article est consacré à un regard critique de l’art pour l’art, celui qui est créé sans
égard aux goûts et aux conduites d’attente du public. Les praticiens de la musicothérapie prouvent
d’ailleurs régulièrement la pertinence des bémols qu’il nous faut mettre sur de telles positions. Pour les
adeptes de la musicothérapie, la musique est loin d’être neutre et délivre au contraire « un message », voire
« une signification éthique, positive ou négative » (p. 138). Et l’article d’Edith Lecourt (p. 45) vient illustrer
le fondement d’une telle affirmation.
6 Une dimension importante du livre est consacrée aux conduites d’écoute. Partant d’une citation de Jean
Molino qui disait qu’« entendre une musique, c’est la comprendre, mais en la transformant » 2 , Laurent
Aubert rappelle que notre rapport à la musique est placé « sous le signe d’une double métamorphose : d’une
part, la musique nous transforme par les pouvoirs dont elle est investie ; d’autre part, nous transformons la
musique par notre écoute » (p. 100). La question de la perception est ainsi complexifiée par ces « filtres »
singuliers et culturels qui modulent selon les circonstances le rapport d’un sujet à l’objet musical. Par
ailleurs, Aubert souligne que le développement des musiques du monde et de la world music vient
questionner à son tour le rapport à la tradition interprétée en dehors de son contexte original. Comment
notamment revendiquer l’authenticité d’une pratique traditionnelle mise en spectacle pour le public
occidental ? Répondant lui-même à la question posée, Aubert distingue trois pôles intéressants du
phénomène. Aux côtés de « l’authenticité » (véracité de la musique), il propose deux autres pôles d’analyse :
celui de la « qualité » (beauté du corps, de l’âme et de l’esprit) et celui de l’« exportabilité ». Le premier
renvoie à la créativité singulière de l’artiste et de ce fait peut se rapprocher du concept d’authenticité
singulière mis en avant par Hennion dans sa Passion musicale (1993). Le troisième critère, l’« exportabilité »,
concerne à la fois le contenu musical et son déracinement contextuel, critère qui introduit la question du
dialogue – réussi ou non – entre le musicien et son auditoire. Puis à son tour, Aubert nous ramène à la
question centrale de l’ouvrage, celle de l’éthos vu comme émotion et état d’âme, précisant qu’«
indépendamment des contingences, la musique est génératrice d’effets et d’affects » (p.106).
7 Cet ouvrage sur l’éthique porte ainsi en grande partie sur une dimension éthique vue à partir d’un éthos,
celui qui évoque l’état d’âme et qui interpelle un rapport singulier au passé, à la tradition ancestrale comme
à la contemporanéité. On peut soupçonner, à la lecture de chacun des articles, la richesse des échanges qui
ont dû suivre chacune des présentations lors du colloque. Il est dommage dans ce sens que ceux-ci ne soient
pas joints à la publication.
8 Pour conclure, cette publication, par les regards croisés qu’elle propose, constitue une avancée importante
dans la compréhension des relations entre musique, émotion, connaissance et éthique. Rassemblant des
réflexions issues de différentes disciplines, ce collectif devient ainsi une référence importante pour une
meilleure compréhension du phénomène musical, des stratégies de production aux habitudes et conduites
d’écoutes. Alors que bon nombre de centres de recherche mettent sur pied des comités d’éthique et de
déontologie pour leurs chercheurs, « La musique à l’esprit » oblige sans équivoque à l’ouverture du concept
d’éthique. Ce dernier, bien plus qu’un ensemble de règles de déontologie, atteint l’esprit musical, l’émotion,
l’affect et la sensibilité individuelle et collective. Je terminerai en disant que cet ouvrage montre bien
l’urgence pour les sciences cognitives d’intégrer le domaine du sensible et de l’affect dans leurs
investigations, mais illustre également la complexité de la mise en œuvre d’une telle démarche.

NOTES
1. Dans l’ordre d’apparition des textes, il s’agit de Bernard Stiegler, Alain Didier-Weill, Édith Lecourt, Pierre Sauvanet, Georges Goormaghtigh,
Jean During, Laurent Aubert, François Picard et Jacques Viret.
2. Jean Molino, communication orale, colloque « Musiques orales et migrations musicales », Abbaye de Royaumont, 22 juin 2000.
Laurent Aubert : Mémoire vive. Hommages à
Constantin Brăiloiu
Genève: Musée d’ethnographie / Gollion: Infolio, 2009

Madeleine Leclair

RÉFÉRENCE
Laurent Aubert : Mémoire vive. Hommages à Constantin Brăiloiu. Genève: Musée d’ethnographie / Gollion:
Infolio, 2009. 271 p. (Coll. « Tabou» 6)
1 Mémoire vive a été publié à l’occasion de l’importante exposition sonore L’Air du temps 1 , conçue sur la base
des Archives internationales de musiques populaire qui furent fondées en 1944 au Musée d’ethnographie de
Genève par Constantin Brăiloiu. L’exposition, qui commémore le cinquantenaire de sa disparition, propose
une réflexion anthropologique sur l’identité et la mémoire à l’ère de la mondialisation.
2 Mémoire vive présente treize articles regroupés en deux parties. La première célèbre l’œuvre de Brăiloiu en
faisant état de ses multiples dimensions, tandis que la seconde aborde des problématiques relatives à la
gestion et à la valorisation des archives sonores.
3 La partie I est captivante à plus d’un titre. La plupart des articles y sont rédigés dans un style témoignant de
l’enthousiasme, parfois de la ferveur, voire de la fascination des auteurs pour Brăiloiu. Au-delà de la
grandeur de son oeuvre, qui continue de rayonner sur notre discipline, il semblerait que l’esprit même de
cette personnalité charismatique captive toujours ceux qui puisent dans ses travaux. On mesure
notamment la richesse de ceux-ci par les multiples interprétations qui peuvent en être données. En effet, si
tous s’accordent pour reconnaître que l’apport de Brăiloiu fut déterminant pour la fondation d’une
discipline autonome, les points de vue divergent quant à la nature même de cet apport. Pour Jean-Jaques
Nattiez, Brăiloiu a ouvert la voie à une musicologie générale (p. 40) avec, comme principale préoccupation,
l’étude des systèmes musicaux. À l’inverse, Jacques Bouët met en avant la dimension anthropologique
qu’aurait acquis l’ethnomusicologie lorsqu’elle a traversé « sa phase ‹ braïloienne › » (p. 57). Pour Luc
Charles-Dominique, Brăiloiu « jette véritablement les fondements d’une ethnomusicologie européaniste »
(p. 105).
4 Concernant l’accessibilité des écrits de Brăiloiu, Speranţa Rădulescu évoque, se référant sans doute à ses
textes en langue roumaine, le « style » remarquable de son écriture, « parfaitement limpide, élégant,
souple, vivace, subtil, parfois ironique ou autoritaire – un style qui séduit, qui convainc, qui coupe le
souffle » (p. 30). Or pour Jacques Bouët « […] l’écriture de Brăiloiu sollicite énormément la persévérance de
son lecteur : bien des passages restent obscurs si l’on ne se donne pas la peine de les étayer par le solfège
soigneux des notations musicales accompagnant le texte » (p. 58), d’où une difficulté d’accès aux sources
originales.
5 Les thématiques étudiées par les auteurs peuvent être rapidement résumées comme suit.
6 Le texte de Spreranţa Rădulescu, « Un repère durable : Constantin Brăiloiu (1893-1958) » (pp. 13-33) décrit
comment les idées, les propositions théoriques et méthodologiques avancées par Brăiloiu opèrent au
quotidien dans son travail de recherche.
7 Dans « Brăiloiu : innovations, acquis et prolongements » (pp. 35-53), Jean-Jacques Nattiez revient sur
l’orientation épistémologique suivie par l’ethnomusicologue roumain et montre de quelle manière celui-ci a
abordé la question du processus de création dans les sociétés de tradition orale. Le thème de la création
musicale qui traverse l’œuvre de Brăiloiu est aussi le sujet de l’essai proposé par Victor A. Stoichiţă :
« Constantin Brăiloiu et la création musicale collective » (pp. 73-86). Il retrace, en comparant deux articles
publiés à dix années d’intervalle, la conception que se faisait Brăiloiu de la créativité musicale dans les
milieux paysans.
8 Dans « Brăiloiu aujourd’hui : les floraisons d’une pensée féconde au cœur des grands débats de
l’ethnomusicologie contemporaine » (pp. 55-71), Jacques Bouët démontre la valeur heuristique des avancées
méthodologiques du travail de Brăiloiu, et plus particulièrement en ce qui concerne l’autonomie des
systèmes musicaux. Bouët s’interroge sur l’habitude qu’ont parfois certains de ses collègues
ethnomusicologues (non européanistes ?) d’avoir recours non pas aux écrits originaux du maître roumain
mais à des commentaires et bilans, au risque de limiter l’apport de Brăiloiu à celle d’un simple pionnier de
l’ethnomusicologie. On peut se demander si ce questionnement ne témoignerait pas d’un sentiment
d’inconfort plus largement répandu auprès d’ethnomusicologues européanistes. Par son article « ‹ Folklore ›
et ‹ enfermement national ›. L’ethnomusicologie européaniste de Brăiloiu à l’épreuve de l’exotisme »
(pp. 105-123), Luc Charles-Dominique est là pour nous rappeler que le malaise est bien réel.
9 Dans ce texte, Charles-Dominique analyse point par point les raisons de la marginalité et des partis pris
dont ont souffert les tenants des écoles de l’Europe de l’Est au début du XXe siècle et « qui se poursuit à
l’encontre de certains ethnomusicologues européanistes, notamment en France » (p. 107). Les préjugés
auraient pour origine la nature des terrains de recherche, « de proximité ou au contraire exotiques » d’où
un « clivage […] toujours valide et [qui] ne semble pas près de s’estomper » (p. 105). Ils seraient colportés,
notamment, par l’emploi du terme « folklore ». Mépris, exclusion, discrimination, enfermement,
marginalisation… le constat fait par Luc Charles-Dominique est sans pitié. Une historiographie du terme
« folklore » et des divers concepts qui en découlent (folklorisation, folkloriste, folklore musical, etc.), aurait
pu, ici, être utile. Elle aurait peut-être permis de comprendre les raisons qui ont poussé Rădulescu,
ethnomusicologue européaniste, à écrire : « Les ethnomusicologues et les folkloristes de Roumanie
déplorent souvent… » (p. 22). Outre son caractère ambigu (qui sont les « folkloristes » ? quelle différence
avec les ethnomusicologues ? etc.), cette proposition laisse en effet penser que le cloisonnement dénoncé
par Luc Charles-Dominique n’est pas entretenu que par des ethnomusicologues non européanistes, mais
aussi par ceux qui en seraient les victimes.
10 Dans son article « Brăiloiu revisité. L’héritage genevois de Constantin Brăiloiu » (pp. 87-104), Laurent
Aubert retrace l’histoire des Archives internationales de musique populaire, liée à celle de l’institution qui
les conserve, le Musée d’ethnographie de Genève). Il revient sur l’origine de la Collection universelle de
musique populaire et rend compte de ses questionnements concernant la finalité des archives
ethnomusicologiques, leur valorisation et les limites qu’il convient de poser pour ce qui est de leur contenu.
11 Cette première partie se termine par la republication d’une transcription annotée et préfacée par Aubert
des textes de deux conférences radiophoniques données par Brăiloiu en 1953 à la Radio suisse romande,
suite au voyage musical qu’il fit aux Asturies (nord de l’Espagne) en 1952 (pp. 125-157).
12 La seconde partie de l’ouvrage, « Archiver la musique », propose des textes à caractère plutôt descriptif.
13 Dans l’article « Des archives poussiéreuses à l’avenir numérique » (pp. 161-179), Maurice Mengel retrace
brièvement l’histoire du Phonogramm-Archiv de Berlin, devenu le département d’ethnomusicologie du
Museum für Völkerkunde (Berlin) en 1983. Il évoque la numérisation des archives sonores et survole les
principales préoccupations des gestionnaires de bases de données informatisées.
14 L’article de Katharina Biegger, « L’archivage en proie au temps » (pp. 181-196), apporte un certain nombre
d’informations relatives au contexte de création des Archives de folklore de la Société des compositeurs
roumains fondées par Brăiloiu en 1928 à Bucarest, devenues l’Institut d’ethnographie et de folklore
« Constantin Brăiloiu ». Biegger présente ensuite rapidement le portail informatique ethnoArc.
15 Nicolae Teodoreanu s’emploie quant à lui à coordonner la préservation et le catalogage des archives
sonores de l’Institut d’ethnographie et de folklore « Constatin Brăiloiu » (pp. 241-256). Après un état des
lieux des différents supports d’archive, l’auteur pointe les menaces qui pèsent sur leur conservation.
16 L’article de Pál Richter, « La collection complète des chansons populaires hongroises de Béla Bartók »
(pp. 227-240), concerne les activités ethnomusicologiques du compositeur, et plus particulièrement le
gigantesque travail de transcription qu’il a entrepris en vue de procéder à l’analyse comparative de plus de
13’300 chants populaires hongrois. Un des aspects particulièrement intéressants de sa démarche est le
système de classification qu’il a dû mettre au point pour traiter un corpus d’une telle ampleur. L’ensemble
de ces données (notations manuscrites originales et enregistrements sonores lorsqu’ils existent, système de
classement) est publié sur le remarquable site internet Béla Bartók : Complete Collection of Hungarian Folk Songs  
2 , dont Richter est co-éditeur.

17 L’article de Béla Bartók « Pourquoi et comment recueille-t-on la musique populaire ? » est aussi reproduit
dans cette deuxième partie de l’ouvrage (pp. 197-225). Ce texte donne quelques clés qui permettent de saisir
l’enjeu majeur de son monumental projet de classification : la « préoccupation constante [lors de la collecte
de musique populaire] […] doit être la reconstitution du passé » (pp. 213-214). Il témoigne de la rigueur
méthodologique et scientifique de Bartók.
18 Mémoire vive se termine par l’article de Patrick V. Dasen « Histoire d’une collecte : ‹ Nagkamsa Awajún
nampet dakubau atatui Cenepia › » (pp. 257-265). L’auteur raconte l’expérience de collecte de documents
audiovisuels auprès des Awajún et Wampis de la vallée de Cenepa, en Amazonie péruvienne, ayant consisté
à rassembler en un même lieu, pendant trois jours d’août 2006, des représentants des communautés awajún
et wampis afin d’organiser avec eux le « Premier festival de musique awajún du Cenepa », intégralement
enregistré. Le contexte de captation de ces documents est certes décrit, mais on peut regretter que Dasen
n’ai pas saisi cette occasion pour mener une réflexion un peu plus approfondie concernant l’histoire de
cette collecte, l’avenir de ce festival ou encore la mise en spectacle par les amérindiens de leurs propres
pratiques musicales.
19 Si les textes rassemblés dans cette seconde partie présentent un réel intérêt en ce qu’ils permettent de se
faire une idée assez précise du travail de gestion de grandes collections d’archives sonores, ils peinent
parfois à amorcer une véritable réflexion de fond sur les enjeux de la conservation et de la numérisation,
sur l’institutionnalisation de la recherche en ethnomusicologie, ou encore sur l’impact des technologies
informatiques dans les débats engagés concernant l’intérêt et la nécessité de conduire des recherches
comparatives à très grande échelle, en quête d’universaux en musique.
20 La réalisation de Mémoire vive s’est inscrite, on l’a vu, dans le cadre d’un projet plus vaste initié par Laurent
Aubert à la mémoire de Brăiloiu. Tel qu’il est structuré, l’ouvragereflète donc parfaitement les
préoccupations majeures du savant roumain : la recherche en ethnomusicologie et la constitution
d’archives sonores. Les deux parties de l’ouvrage donnent lieu à des types d’approche sensiblement
différents et sont donc relativement indépendantes. Du coup, mise à part la préface de Laurent Aubert,
aucune n’aborde pleinement la question de la mémoire – pourtant au cœur de l’exposition L’air du temps –
envisagée comme problématique de recherche en ethnomusicologie.
NOTES
1.L’air du temps, Musée d’ethnographie de Genève, du 13 mars au 31 décembre 2009, prolongée jusqu’au 20 juin 2010.
2.http://db.zti.hu/br/index_en.asp>
Guillaume Kosmicki: Musiques électroniques. Des avant-
gardes aux dance floors
Marseille: Le mot et le reste (collection Formes), 2009

Yann Laville

RÉFÉRENCE
Guillaume Kosmicki: Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floors. Marseille: Le mot et le reste
(collection Formes), 2009. 408 p
1 Guillaume Kosmicki est titulaire d’un D.E.A. en Lettres et Arts option musique (Aix-Marseille I) et a suivi un
deuxième cycle en iElectroacoustique au CNR de Marseille. Il enseigne actuellement l’histoire de la musique
au sein de plusieurs « Universités du Temps Libre » dans la région Provence, Alpes, Côte d’Azur et organise
des stages professionnels à l’attention des Centres Nationaux de la Fonction Publique Territoriale.
Parallèlement, il exerce toujours une activité de musicien électronique et s’investit dans le collectif Öko
System. Il est enfin l’auteur d’une dizaine d’articles consacrés aux musiques électroniques et plus
particulièrement aux « free parties » dont un a paru en 2008 dans les Cahiers d’ethnomusicologie. Musiques
électroniques. Des avant-gardes aux dance floors constitue sa première incursion dans le format livresque.
2 Comme annoncé en titre, l’ouvrage s’intéresse aux « musiques électroniques » via le prisme de l’Histoire. Sa
thèse est que les genres apparus sous cette appellation dans les années 1990 avec le fameux « mouvement
techno » (la terminologie n’est sans doute pas très heureuse, mais elle a été consacrée par de nombreux
chercheurs) ne constituent pas en eux-mêmes une révolution des pratiques musicales – opinion assez
courante à l’époque – mais s’inscrivent dans un bouleversement plus global initié par les avant-gardes
classiques.
3 La démonstration accorde ainsi une large place aux innovations marquant l’écriture savante au XIXe siècle
(réhabilitation du timbre, de la dissonance, de l’emprunt et des musiques populaires) et se prolongeant à
travers l’instrumentation au XXe (enregistrement détourné comme outil de jeu, intérêt pour les sons
électrophoniques amenant à intégrer ou à développer une lutherie nouvelle).
4 Une fois ce cadre posé, Guillaume Kosmicki tend à passer outre les intentions des musiciens et à focaliser
sur les technologies, détaillant l’essor des moyens électroniques au sein des musiques « pop », ceci plus
particulièrement à travers le rock psychédélique des années 1960-70, le dub jamaïcain, puis les vagues
industrial, synthpop et disco, pour en arriver à la formalisation des genres house et techno, respectivement à
Chicago et à Detroit.
5 Le dernier tiers de l’ouvrage consacre une dizaine de pages à l’écriture des morceaux « techno » – envisagés
comme « œuvres ouvertes » (Eco 1979) – puis dresse un inventaire des principaux styles regroupés sous
cette appellation générique à l’heure actuelle.
6 Sans qu’il s’agisse d’un reproche, la vision historique déployée par l’auteur n’est pas foncièrement
novatrice. Elle a déjà été explorée par différents journalistes (Kyrou 2002) et critiques d’art (Artpress 1998)
ayant eu à cœur de légitimer ce champ créatif. La gageure ne semble donc pas tant de baliser une histoire
connue – à tout le moins dans ses grandes lignes – mais d’y apporter un éclairage nouveau, bénéficiant des
lumières propres à la musicologie dont se réclame Guillaume Kosmicki. Le résultat est hélas plutôt
décevant.
7 Tout d’abord, la présentation chronologique reproduit un travers que l’auteur dénonce pourtant lui-même
au détour de certains chapitres : celui de faire primer le cadre savant, mieux documenté, plus clinquant, et
d’entretenir de la sorte une forme pernicieuse de Rezeptionstheorie (au sens utilisé par Brăiloiu 1973).
8 Le cas est manifeste à propos du rock, dont les expérimentations électroniques sont majoritairement
présentées via des analogies à la composition d’avant-garde ou des passeurs avérés entre ces deux mondes
(Zappa, Lennon, Cale, Colombani). Sans mettre en cause l’apport de ces artistes, on est en droit de
questionner leur représentativité : ne sont-ils pas l’exception plutôt que la règle ? Leur intérêt pour le
classique n’est-il pas surtout un reflet de leur propre institutionnalisation ? En travaillant sur des questions
similaires, Peter Manuel soulignait fort à propos, en 1995 déjà, que :
Such musics generally do not exhibit the rarefied and relatively «  pure  » forms of postmodernism found in the works of artists like Godard, Warhol
or Cage. Accordingly, the very presence postmodernist attitudes in subcultural expressions is in some respects paradoxical. Urban lower classes
generally have little access to or interest in the élite avant-garde (not to mention poststructuralist literary criticism) ; they do not have the same
easy familiarity with classical and popular culture that characterises today’s well-rounded yuppie culture consumer, and that constitutes a
precondition for so much postmodern art and humour.(Manuel 1995 : 229).
9 Guillaume Kosmicki n’envisage ainsi guère le principe de génération spontanée, le fait qu’une même idée
puisse être émise en plusieurs temps et plusieurs lieux, sans nécessaire lien de causalité, qu’une même
forme puisse avoir des origines totalement diverses, n’excluant pas l’erreur et l’accident.
10 De manière assez symptomatique, alors que ces alternatives sont à peine évoquées au sujet du rock
« blanc », elles deviennent centrales quant aux musiques « noires », présentées comme foncièrement
populaires, tâtonnantes et instinctives. Cette vision reproduit – sans doute involontairement – un clivage
racialisant. En effet, la musique pop américaine et ses ramifications globales sont intrinsèquement
métisses : il faut donc réhabiliter la part d’invention et de hasard chez les rockers à visage pâle, comme en
témoigne l’histoire du célèbre écho sur la voix d’Elvis dans « Blue Moon » (1956) ou les étonnants collages
bruitistes de Nervous Norvus ; et admettre que s’il existe une influence des avant-gardes – quand bien
même extrêmement diffuse – elle est partagée de façon identique par les Noirs. En témoigne la facilité
déconcertante avec laquelle tous les pionniers afro-américains de la techno se reconnaissent dans la
musique du groupe Kraftwerk, lui-même influencé par Stockhausen.
11 Une autre ambiguïté majeure du livre tient à la vision qu’il offre des technologies. En privilégiant la
description des outils et des formes esthétiques plutôt que celle des auteurs, des intentions et des
contextes, l’auteur induit une forme de causalité entre l’une et l’autre, un peu comme si les technologies
avaient un sens propre, dictaient les caractéristiques d’écriture postmodernes et menaient de façon logique
des avant-gardes classiques à la musique de rave.
12 La vacuité de la perspective transparaît à l’intérieur même du livre puisque Guillaume Kosmicki situe les
prémices du renouveau classique bien avant l’apparition des intruments électroniques. Il fait aussi observer
en marge de certains chapitres que tous les styles musicaux ont été redéfinis par les technologies
d’amplification, d’enregistrement et d’intervention sur la matière sonore, y compris ceux affichant les
traits de l’acoustique. Il conclut enfin son tour d’horizon en soulignant que les soi-disant « musiques
électroniques » tendent aujourd’hui à sortir du tout-machine et à intégrer la gamme des instruments
passés. Bref, il apparaît que la technologie n’est pas une fin en soi, ni un modèle de composition, mais un
potentiel dont la « techno » ne représente qu’un usage parmi d’autres. Dans une perspective analytique, il
serait donc plus intéressant de comprendre les motivations des artistes qui, à un moment donné, ont choisi
de le mettre en avant à ce point. Il n’en est malheureusement pas question dans l’ouvrage. C’est d’autant
plus dommage que les rapports entre création et technologies sont manifestement un sujet riche,
passionnant et encore largement sous-exploité comme en témoigne – dans une perspective marxiste – la
recherche de Gérôme Guibert parue en 2006. Mais pour atteindre ce niveau de qualité, il faut d’abord savoir
mettre en doute l’uniformité du discours postmoderne. Ce que Peter Manuel formulait déjà clairement en
1995 :
Postmodern elements in music can also coexist with modern and traditional elements, even within the same song, involving complex processes of
code-switching on the part of the listener. Thus, while modern and pre-modern modes of making and hearing music are obviously related to
particular modes of production and stages of socio-historical development, they are best understood in this context as representing attitudes which
can and do coexist and interact, just as a typical baby-boomer’s record collection might include Madonna, Bach, Philip Glass, Ravi Shankar, and
Voices of the [New Guinean] Rainforest .(Manuel 1995 : 230).
13 En conclusion, l’intérêt de ce Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floors dépendra beaucoup du
lecteur et de ses connaissances préalables.
1. 1. Le néophyte en quête de balises y trouvera un survol complet des ressources électroniques appliquées au champ musical.
2. 2. L’amateur des genres concernés restera sur sa faim dans la mesure où aucun n’est abordé en détail. Qui plus est, il ne manquera pas
d’être étonné par les approximations qui jalonnent ce volume, notamment au sujet des musiques électroniques populaires supposées être
le point fort de l’auteur. À titre d’exemple, la techno de Detroit est définie comme une musique sombre, farouchement rebelle, anti star-
system, née dans les ghettos noirs de la ville et influencée par les « ouvrages de science-fiction de Alvin Toffler » (p. 273). Cette image
relève d’un mythe journalistique construit autour du label Underground Resistance et la deuxième vague d’activistes locaux (Laville 2004) :
les pionniers du genre ne viennent pas du centre décati, où cette musique ne trouvera d’ailleurs jamais public, mais de la tranquille
banlieue pavillonnaire de Belleville ; plusieurs d’entre eux connaissent les honneurs du top 50 (Kevin Saunderson avec le projet Inner City)
et participent au jeu de la célébrité (Juan Atkins remixe Samantha Fox, la plantureuse bimbo des années 1980) ; leur musique est certes plus
robotique et martiale que la house de Chicago, mais encore loin des matraquages industriels qui feront la réputation du groupe Underground
Resistance et de la scène locale durant les années 1990 ; enfin, si Alvin Toffler est une lecture bel et bien revendiquée, il ne s’agit pas de
science-fiction au sens littéral, mais d’anticipation sociologique, thématisant le passage du secondaire au tertiaire.
3. 3. L’universitaire s’étonnera du peu de références mentionnées dans le texte, un choix qui a le mérite de fluidifier la lecture, mais laisse
planer un doute quant au sérieux et à l’objectivité de la recherche. Cette impression est renforcée par la distribution de bons et mauvais
points que s’autorise l’auteur. Au fil des pages, tel musicien est présenté comme un génie, telle pièce comme un chef-d’œuvre ou à l’inverse
comme peu intéressante, voire « franchement de mauvais goût » (p. 237). De telles allégations pourraient faire sens à condition d’être
argumentées, une peine que l’auteur se donne rarement. Il ne dépasse ainsi guère le niveau du commentaire jounalistique. Et encore : dans
le genre, des livres comme Altered State (Collin 1998) ont souvent la bonne idée de rendre la parole aux acteurs du mouvement et de se
baser sur un méticuleux dépouillement d’archives.
4. 4. L’ethnologue (et tout lecteur un tant soit peu versé dans les sciences sociales) regrettera le côté événementiel de la démonstration. Mis
à part quelques grands noms, les gens, les publics, les contextes font cruellement défaut. C’est d’autant plus regrettable pour un genre dont
l’utopie fut à l’origine d’abolir ces vieux schémas d’opposition entre star et public.
5. 5. L’ethnomusicologue, lui, outre les points mentionnés ci-dessus, aura du mal à comprendre l’absence quasi totale d’information
renvoyant au terrain de l’auteur. Il tiquera en outre face aux analyse musicologiques – souvent impressionnistes – et plus généralement
face au manque de vision culturaliste amenant à fournir des analyses aussi plates que : « Il n’est pas étonnant que ce style [la techno
hardcore] se soit rapidement manifesté en différents points de la planète, vers 1991, tant la tendance paraît naturelle » (p. 328).

14 Enfin, il s’étonnera de l’obstination à présenter la techno comme une musique-outil, sans autre forme
d’intérêt que les manipulations du DJ en contexte de fête. La parution chronique d’anthologies au format
CD, dont certaines présentées dans l’ouvrage, montre que ces pièces peuvent très bien être envisagées
comme des oeuvres finies et s’accommoder d’une écoute domestique. Tout comme un rock, une messe ou
une polyphonie pygmée, genres eux aussi à l’origine associés à des cadres de sociabilité précis. Ce
changement mériterait sans doute une explication plus fouillée que celle du déclin, dernier travers auquel
cède l’auteur quand il assène des tirades nostalgiques du genre : « Le fun pour le fun, l’obligation d’être
heureux, telle semble être la caractéristique des années deux mille […] Les mixes ne sont plus des aventures
musicales franchissant les frontières et offrant différents états d’écoute, mais ils s’orientent sur la
continuité sonore surpuissante et écrasante. Le festival des Transmusicales de Rennes 2008 était surchargé
de ce type de son étouffant » (p. 354).
BIBLIOGRAPHIE
ARTPRESS (coll.) 1998 « Techno, anatomie des cultures électroniques ». Artpress (Paris), Hors série numéro 19.
BRĂILOIU Constantin 1973 [1949] « Le folklore musical », in Problèmes d’ethnomusicologie, textes réunis et préfacés par Gilbert Rouget. Genève :
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ECO Umberto 1979 [1965] L’œuvre ouverte. Paris : Seuil.

GUIBERT Gérôme 2006 La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France Genèses, structurations, industries, alternatives. Paris :
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KYROU Ariel 2002 Techno rebelle : un siècle de musiques électroniques. Paris : Denoël.
LAVILLE Yann 2004 Techno-logos, repenser les sous-cultures musicales à travers l’exemple techno. Neuchâtel : Institut d’ethnologie, collection
Ethnoscope 7.

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Discographie
PRESLEY Elvis 1956 « Blue Moon » in Elvis Presley, Elvis Presley. New York : RCA Victor (LMP-1254, 33t).
NORVUS Nervous (Jimmy Drake) 1956 Transfusion. San Francisco : Dot Records (Dot 15470, 45t).
Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de
Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals poussières
Paris: Karthala, 2009

Guillaume Samson

RÉFÉRENCE
Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals poussières. Paris: Karthala,
2009, 279 p., 1 CD Rom
1 Ce premier livre de Julien Mallet s’inscrit dans une tendance récente de l’ethnomusicologie en France.
Rompant avec la tradition d’une ethnomusicologie plutôt rurale, monographique, patrimoniale et/ou
muséale, l’auteur privilégie l’étude des « productions musicales récentes » (p. 9), en les inscrivant dans une
approche contemporaine des sociétés dans lesquelles elles s’insèrent. À travers le tsapiky, « jeune musique »
de la région de Tuléar, il entend comprendre les processus actuels de production de culture et s’intéresser
aux musiciens en tant que « révélateurs sociaux » (p. 15) et acteurs de ces processus. Cette approche
implique une réflexion sur l’acculturation, qui concède au contact culturel une certaine vertu créatrice. Dès
l’avant-propos, Julien Mallet annonce les cadres historiques et sociologiques généraux de son analyse :
indépendances africaines, globalisation, recompositions des repères identitaires, relations interethniques,
rapports ville/campagne… On s’écarte donc clairement d’une approche stéréotypée basée sur la simple
alternative entre tradition et modernité. Le recours aux travaux de M. J. Kartomi illustre bien ce désir
d’étudier comment une « » nouvelle musique » » se construit et s’insère « dans un nouveau contexte social
avec son propre jeu de significations extra musicales » (Kartomi 1981 : 233, cité p. 11). Le concept de « jeune
musique », forgé par l’auteur, est directement lié à cette prise en compte sérieuse de la « nouveauté »
musicale.
2 La première partie de l’ouvrage est consacrée aux conditions d’apparition du tsapiky. Le chapitre 1 retrace
l’histoire de Tuléar, capitale régionale construite à l’époque coloniale et en voie de ruralisation depuis
l’Indépendance. De cette histoire et de la géographie actuelle de Tuléar ressortent deux composantes
essentielles pour la compréhension du tsapiky : le clivage entre le Sud et la capitale (qui fait que le tsapiky
est considéré comme « la musique du Sud ») ; la « circulation des hommes » (p. 42) entre la ville et la
campagne à laquelle s’articule le « système tsapiky ».
3 Décrite dans le second chapitre, l’histoire du tsapiky est liée à l’émergence de l’industrie phonographique
mondiale et à ses impacts régionaux. Favorisant la circulation des musiques entre Madagascar et l’Afrique,
cette industrie fut à l’origine de la diffusion à Madagascar de la musique du Sud-africain Lulu Masiléla, dont
l’adoption à Tuléar donna lieu à la naissance d’un genre : le lulu, « considéré comme l’ancêtre du tsapiky »
(p. 55). L’auteur explique comment l’appropriation de cette musique a participé à la constitution « de
nouveaux genres revendiqués comme malgaches et du Sud » : tsaka oro, pecto, tsapiky. Prenant aussi en
considération le rôle joué par quelques genres « traditionnels », il insiste sur le « tourbillon des influences »
revendiquées par les musiciens de tsapiky. L’analyse du rôle joué par la répétition d’une cellule harmonique
IV-V-I illustre cette approche : centrale dans le tsapiky, cette cellule est présente aussi bien dans la musique
de Lulu Masiléla que dans les musiques occidentales (« snobs ») jouées par les orchestres modernes avant le
tsapiky et certains genres traditionnels comme le renitra. L’auteur montre ainsi que les processus
d’appropriation s’inscrivent dans une expérience interculturelle qui génère de nouvelles formes
d’expressions musicales sans pour autant se déconnecter du passé. « Marginaux de l’intérieur » (p. 83), les
musiciens de tsapiky sont eux-mêmes appréhendés comme des médiateurs dans une situation de crise et de
changement culturel. C’est notamment en réponse à cette situation que Julien Mallet propose son concept
de « jeune musique », qui vise précisément à comprendre la nouveauté musicale comme un élément de
médiation plutôt que de rupture entre le passé et le présent.
4 Le chapitre 3 aborde le tsapiky dans sa dimension contemporaine. La diversité des contextes de performance
du tsapiky en fait le constituant musical de nombreux « événements » : matches de foot, bals poussière,
cérémonies… À travers la description du déroulement d’un concert, on comprend comment l’interaction
qui s’établit entre les musiciens et le public est au cœur de la performance du tsapiky. Le caractère ténu de
la distance entre le public et les musiciens durant le concert est à l’image de la proximité sociale qui existe
entre eux. Etranger au « star system », le tsapiky est une musique qui est avant tout « ancrée dans des
pratiques locales » (p. 93). En cela, il est porteur d’une culture particulière que l’auteur aborde dans un
premier temps sous l’angle de la danse et des textes des chants. Mais c’est au niveau musical que l’analyse
est la plus poussée. À travers la segmentation détaillée d’une pièce de guitare, on comprend les principaux
mécanismes de construction musicale du genre : s’appuyant sur (ou dialoguant avec) la répétition d’un
enchaînement harmonique I-V-IV, le jeu accorde une grande place à la répétition et à la construction
mélodico-rythmiques par variation et transformation de phrases ou de cellules. L’analyse insiste sur la
« plasticité des phrases musicales » et le « jeu sur les différents niveaux de répétition ». L’auteur souligne
par ailleurs l’importance du timbre et des techniques de jeu guitaristique dans la construction du discours
musical.
5 La deuxième partie du livre concerne le rôle joué par le tsapiky dans le déroulement des cérémonies. De
nouveau, ce qui importe à Julien Mallet est de comprendre ces cérémonies dans leur actualité. En insistant
sur la plasticité des cérémonies et leur capacité d’intégration aux situations présentes, il met en évidence le
lien étroit qui existe entre elles et la « culture du tsapiky » (p. 93). Le chapitre 1 est ainsi consacré en partie à
la description de plusieurs cérémonies (funérailles, circoncision) où « le rapport aux ancêtres est au centre
des préoccupations » et au sein desquelles le tsapiky est « sur-présent ». Comme le montre le chapitre 2, le
tsapiky s’inscrit dans un contexte cérémoniel et festif où le système d’échange matériel et monétaire (à
travers les dons) joue un rôle central dans la réaffirmation du lien social. Dans un contexte de réactivation
des liens familiaux, la musique (qui fait venir les défunts) instaure l’ambiance (maresaka) qui permet à la
« communauté des vivants et des morts » (p. 189) de s’exprimer. L’interaction entre les musiciens et le
public est de nouveau au centre des performances du tsapiky. Dans les cérémonies, la construction musicale
« en vague » correspond de fait à la façon dont les musiciens gèrent l’intensité musicale de l’événement et
accompagnent les différentes phases de la fête : arrivée des dons (enga), parades successives des familles,
danse des jeunes durant la nuit… L’auteur signale bien que la relation fondamentale aux ancêtres n’est pas
contradictoire avec l’intégration de la modernité : ce qui compte est de « faire participer les ancêtres à tout
ce qui est bon, à tout ce à quoi on prend plaisir, alcool mais aussi le tsapiky et ses sonorités ‹ radicales › »
(p. 211).
6 La dernière partie de l’ouvrage traite des « mécanismes socio-économiques » (p. 214) qui marquent la
diffusion du tsapiky à l’échelle régionale et que l’auteur intègre dans son analyse du « système tsapiky ».
Dans le chapitre 1, les « trois cercles » qui caractérisent ce système sont étudiés dans le détail. Le premier
cercle concerne les orchestres et les relations de « dépendance réciproque » (p. 230) entretenues entre les
chefs d’orchestre (propriétaires des instruments qui tiennent le rôle de patron) et les musiciens. L’auteur
met notamment en évidence le caractère « labile » (p. 216) des orchestres, qui est en partie lié aux rapports
« tendus » et « conflictuels » (p. 230) entre patrons et musiciens. Le second cercle concerne
l’enregistrement des cassettes et leur rôle dans l’établissement de la notoriété des musiciens. Dans la lignée
des travaux de Peter Manuel (1993), Julien Mallet souligne combien ces cassettes contribuent à la
démocratisation de l’industrie musicale malgache : « Loin d’être simplement instrumentalisés par les
producteurs, les musiciens utilisent ces supports et participent eux-mêmes à la construction de leur
notoriété » (p. 235). Constituant le troisième cercle, les commanditaires privés ou publics du tsapiky sont
aussi en prise avec des « enjeux de prestige et de réputation » (p. 236) : « le commanditaire affirme ainsi sa
puissance. Le tsapiky lui permet de démontrer publiquement sa munificence et sa générosité. » (p. 237). Le
chapitre 2 intitulé « Institutions, marché et aoly » s’intéresse tout d’abord à la façon dont le « système
tsapiky » s’articule avec deux institutions « régulatrices » : la radio et l’Office Malagasy du Droit d’Auteur.
Julien Mallet questionne, entre autres, la dimension problématique des velléités bureaucratiques de
l’OMDA. En remettant par exemple en cause la légitimité des « chefs d’orchestre », elles paraissent parfois
incompatibles avec l’existence même du « système tsapiky », dont les conflits, jalousies et tensions se
règlent aussi à travers les sorts (aoly) et les services des devins-guérisseurs…
7 Ce livre passionnant et abondamment documenté (le CD-Rom qui l’accompagne est très fourni) me paraît
présenter deux intérêts essentiels. Le premier tient à l’objet particulièrement stimulant qu’il traite. Le
tsapiky ne se laisse pas enfermer ici dans des méthodes d’analyse trop rigides et pré-fabriquées : Julien
Mallet l’a bien compris. Il a multiplié les approches de façon très complémentaire et s’est gardé de verser
dans un culturalisme excessif qui aurait été préjudiciable à la compréhension de ce phénomène mobile que
constitue le tsapiky. Dans cette réalité complexe, l’auteur a certes été conduit à opérer des choix. Il a par
exemple privilégié les formes de tsapiky jouées par les orchestres électriques (qui sont la forme dominante
du genre), traitant de façon marginale l’appropriation du tsapiky par les fanfares et les joueurs d’accordéon 
1 . Quoi qu’il en soit, l’approche interactionniste choisie sied tout à fait à la réalité de la « culture tsapiky ».

Un second intérêt essentiel de l’ouvrage réside dans les perspectives méthodologiques qu’il ouvre pour
l’ethnomusicologie en France. La notion de « jeune musique » concerne de fait autant l’objet musical tsapiky
que le regard que l’on est amené à porter sur les créations musicales contemporaines. Ainsi, en démontrant
qu’il est possible de prendre en charge de façon ethnomusicologique une nouvelle musique, il contribue à
légitimer de nouveaux questionnements auxquels la discipline ne peut plus échapper. Changements,
circulations, appropriations, négociations identitaires, institutions, marchandisation sont au cœur des
phénomènes de globalisation et, comme l’affirme l’auteur, les traiter scientifiquement est aussi
« impératif » (p. 9) que de sauvegarder les patrimoines musicaux en danger.

BIBLIOGRAPHIE
KARTOMI Margaret J. 1981 « The process and Results of Musical Culture Contact : a Discussion of Terminology and Concepts », Ethnomusicology
25 : 227-249.
MALLET Julien 2005 Tsapiky, panorama d’une jeune musique de Tuléar. CD Arion, ARN64661.

MANUEL Peter 1993 Cassette Culture : Popular Music and Technology in North India. Chicago and London: University of Chicago.

NOTES
1. Pour une vision plus diversifiée du tsapiky (incluant les fanfares et l’accordéon), Julien Mallet renvoie au CD qu’il a réalisé en 2005.
Luc Charles-Dominique et Yves Defrance :
L’Ethnomusicologie de la France: de l’« ancienne
civilisation paysanne» à la globalisation
Paris: L’Harmattan, 2009

Dominique Salini

RÉFÉRENCE
Luc Charles-Dominique et Yves Defrance : L’Ethnomusicologie de la France: de l’« ancienne civilisation paysanne»
à la globalisation. Actes du colloque de Nice-Sophia-Antipolis (15-18 novembre 2006). Paris: L’Harmattan,
2009. 493 pages
1 Le texte introductif de L’Ethnomusicologie de la France est clair : il s’agit d’un manifeste pour réhabiliter,
repenser, développer l’ethnomusicologie de la France, tant il est vrai que « l’étude de l’ethnomusicologie de
la France, tout comme d’ailleurs celle de l’ethnologie de la France, accuse un retard considérable et est
globalement méconnue et déconsidérée » (p. 6). Important ouvrage de 493 pages qui rassemble les
contributions de 25 auteurs, ce livre est une somme d’informations, de questionnements, de propositions
aussi. Il faut le lire comme un livre-gigogne qui se distribue de manière synchronique et diachronique selon
trois axes choisis : « des collectes romantiques au folk-revival : l’héritage » ; « croisement des disciplines et
théorisation : épistémologie et méthodologie » ; « évolution des terrains et des problématiques et
émergence du multiculturalisme ». Par emboîtement successif, ces thématiques permettent de couvrir les
questionnements divers que ce domaine a pu soulever au cours de son élaboration et d’ouvrir de nouveaux
champs de réflexion.
2 À la lecture des différents textes, apparaît bien l’ambiguïté historique qui pèse depuis toujours sur les
musiques non écrites, en quête d’une identité : lien souvent paradoxal entre la science et le politique,
rapport difficile avec l’histoire au point de brouiller l’accès au sens, d’engendrer des erreurs d’appréciation,
voire de créer des « fables d’identités », place indécise à l’intérieur même de la science musicale. Aussi était-
il nécessaire de tenter de recentrer la problématique, entre rappel historique qui permet de comprendre le
présent et prise en compte de nouveaux questionnements et de nouvelles géographies à l’heure de la
globalisation. Le sous-titre est d’ailleurs bien explicite : de l’ancienne civilisation paysanne à la
globalisation. Nous pourrions bien être, avec « l’urbanisation du monde » les acteurs/spectateurs […] d’une
histoire qui « recommence, mais à une autre échelle » (Augé 2009 : 79).
3 Les contributions s’inscrivent dans trois grands champs imbriqués : l’heuristique, l’épistémique, le
géographique. Il était logique d’ouvrir le débat en rendant un hommage à l’un des « pionniers » de
l’ethnomusicologie, Patrice Coirault. Le texte de Belly pointe l’un des traits fondamentaux de cette époque :
Coirault est une tête chercheuse et non un ethnomusicologue ; employé au Ministère des travaux publics, il
réalise sa passion d’amateur. C’est une manière de rappeler que si, au XVIIIe siècle, la pensée
anthropologique naissait de la rencontre du baroudeur des mers – l’explorateur – et du philosophe, le
premier s’appropriant l’observation du terrain et le second l’interprétation, il a bien fallu attendre Franz
Boas et Bronislaw Malinowski pour faire admettre qu’être ethnologue est un métier qui exige les deux
compétences. Bien sûr, à l’époque, la musique traditionnelle appartient au monde rural et la question de la
transmission ne se pose pas encore. C’est la raison pour laquelle ce qui intéresse surtout les têtes
chercheuses en France, outre l’inventaire systématique, c’est le lien entre le savant et le populaire.
L’ethnologie concerne plutôt l’ailleurs et la politique muséale française confirme la séparation entre les arts
et traditions populaires et les civilisations lointaines.
4 Alors, comment ne pas reposer, avec Maurice Godelier (2007), la question de savoir à quoi sert
l’anthropologie ? ou ne pas citer Marshall Sahlins ? « L’anthropologie a quelque chose à apporter à
l’histoire. L’inverse va sans dire » … mais il ne s’agit pas seulement d’une collaboration entre disciplines…
« le problème est maintenant de faire exploser le concept d’histoire au moyen de l’expérience
anthropologique de la culture » (Sahlins 1989 : 17).
5 Mais, si la dichotomie entre l’histoire et l’anthropologie est moins d’actualité aujourd’hui, nombre de
débats ayant agité l’académie autour de ces questions se sont focalisés sur la science en général. Cet
ouvrage a le mérite de poser cette question sous l’angle de la musique, participant de fait à un rattrapage
historique, à la réhabilitation de la musique comme grille de lecture politique.
6 L’ethnomusicologue est auourd’hui confronté au fait qu’en de nombreuses régions du monde, la musique
« traditionnelle », d’essentielle qu’elle était parce que liée à un socle anthropologique fort, devient un loisir.
Un loisir qui s’affiche actuel, pleinement ancré dans le contemporain, sans nostalgie d’un passé révolu,
décomplexé par rapport aux crispations identitaires des années 1970. Mais c’est là où la transdisciplinarité
académique ne suffit pas. Il est désormais impératif de prendre le mot musique dans son sens générique.
Comme toujours, pourrait-on ajouter, à côté des musiques traditionnelles « s’ouvre le champ immense des
musiques d’aujourd’hui » (Molino). Mais, si nous sommes passés « d’une ancienne civilisation paysanne à un
loisir revivaliste », les ouvertures pourraient bien venir plus des acteurs contemporains et de la musique
vivante que de l’histoire de l’art.
7 Aussi ne peut-on que regretter l’indifférence à l’égard de la musique expérimentale ou pop. Il est fort
dommage en effet que ce qui fait la spécificité de la musique traditionnelle, d’ici et d’ailleurs, son mode de
transmission dans l’oralité, n’ait pas interpellé davantage sur ces nouvelles formes d’oralité recherchées
par les compositeurs. Quarante ans plus tard, les musiques traditionnelles, qui cherchent à sortir du poids
de la répétition de ce qui a été appris, font des incursions dans ce qui s’appelait à l’époque
« l’expérimental » : instruments électrifiés, traitements divers des sources sonores, postures. Or, tout ceci
rappelle bien les « expériences » d’un Mauricio Kagel ou d’un Karlheinz Stockhausen.
8 Alors que les relations entre le savant et le populaire avaient profondément troublé les folkloristes de la
Rezeptionstheorie, en particulier, force est de constater que l’« invention » de la « musique traditionnelle »
par l’ethnographie musicale du domaine français, de la décennie 1980-1990, par des tris subjectifs dans les
pratiques et les répertoires (Mabru), rejoint la fabrique des identités et de l’histoire (Hobsbawm & Ranger
1983). Au moment du revival, le rejet du savant, voire de la froideur universitaire ou encore de la
confiscation de la mémoire par « l’institution patentée » (Le Gonidec), se manifeste par l’attraction du
passé, les musiques anciennes (Hennion), ou par l’organologie (Maillard, Montbel, Laurence). Et c’est par le
biais des études théâtrales – qui débutent à la Sorbonne en 1956 – que naît l’ethnoscénologie (Gauthard) à
l’Université  1 .
9 Mais la création de patrimoines musicaux par des sociétés déculturées, en quête d’une mémoire afin de
réactualiser des traditions indépendamment d’une appréciation nostalgique ou passéiste, peut justement
constituer une « pratique musicale-point de départ » (Desroches) de nouvelles identités. En réalité, et c’est
là la grande leçon conjointe de l’histoire et de l’anthropologie, il n’y a pas de société sans musiques et
danses pour célébrer chaque moment du cycle de la vie à la mort, quelles que soient les géographies, et
indépendamment de leurs histoires aussi, puisque nombreux sont les exemples qui montrent que la fête
permet parfois d’emprunter les histoires des autres.
10 Le glissement sémantique de populaire, pour les folkloristes, à traditionnel, pour les revivalistes, va de pair
avec le processus de décentralisation alors amorcé, à l’instar de la concomitance du régionalisme et du
colonialisme relevée par Luc Charles-Dominique (p. 146), rappelant, si besoin était, le lien du culturel au
politique (Defrance 1993 : 185). L’absence d’intérêt pour le contexte politique s’expliquait autrefois pour
l’ailleurs, la société étudiée étant considérée comme un objet clos, voire sans autre histoire que celle de
l’observateur. Or, la situation actuelle de l’ethnomusicologie française – et qui donc implique l’urgence
d’une re-fondation – s’explique en grande partie par son histoire coloniale, et son centralisme jacobin. Les
politiques de l’État à l’égard du secteur des musiques traditionnelles sont assez éloquentes (De Lannoy). Les
« cultures régionales », qui incluent les langues régionales (rappelons la loi Deixone), sont bel et bien des
indices de résistance identitaire, la région étant, dans la décennie 1970-80, le foyer des minorités nationales
en France (Boursier) 2 , contestataire vis-à-vis de la nation.
11 La question du traditionnel, qu’il soit du terroir ou du territoire élargi, touche encore le problème politique
des identités régionales. De la surprise des politiques, dans les années 70, devant l’ampleur de la résistance
et de la mobilisation populaires pour défendre le Larzac, qualifié alors de « désert », à l’édification,
aujourd’hui, « d’un territoire à partir d’un patrimoine, du culturel, alors qu’auparavant, c’était le territoire
qui façonnait le groupe par ses limites » (Boursier : 101) : voilà résumée une grande partie de l’histoire de
l’ethnologie en France. En prenant une nouvelle tournure, moins idéologique et plus centrée sur le musical
stricto sensu (Casteret, Isnart), la vision du traditionnel aujourd’hui évite les questionnements en vogue
dans les années 1980 : existe-t-il une « ethnomusicologie régionale » ou en tout cas de « proximité » ?
12 Incluse dans le processus de décentralisation, la « délocalisation » à Marseille du MNATP rebaptisé MuCEM
(Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) montre bien que la politique des États s’adapte
aux nouvelles donnes géographiques de la globalisation.
13 Bien entendu, l’objectif de l’ouvrage va bien au-delà d’un seul bilan rétrospectif de l’ethnomusicologie en
France métropolitaine, contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer. De même qu’il s’est agi
d’ouvrir l’espace heuristique à des questionnements revisités voire inédits, il s’agit d’élargir également
l’espace géographique (l’espace français est-il pertinent ? les questions « nationales » ayant montré leurs
limites idéologiques). Retrouver des patrimoines des périphéries (Lemee) mal connus, tus, occultés pour des
raisons historiques (Roten), voire minimisés (Roura), comme être attentifs à la création des nouvelles
identités (Samson, Khatile) : tout ceci relève bien de l’intention affichée dès le début de l’ouvrage et qui
permet des approches plus créatives de la question identitaire (Laborde).
14 Ce tableau de bord s’achève sur un constat : cette spécificité française de privilégier depuis toujours le
« monumental » par rapport à l’« immatériel », préférer l’institution patentée au vécu des associations et
des praticiens, est aujourd’hui à bout de souffle. D’ailleurs n’est-il pas significatif que la France n’ait ratifié
qu’en 2006 la convention de l’Unesco définissant le PCI   3 ? Il s’agit donc de redéfinir un terrain
géographique entre l’ailleurs et l’ici, de recontextualiser des temps, de requestionner les méthodologies
jusque-là admises via la transdisciplinarité ; il faudrait sans doute ajouter via la connaissance des autres
domaines, en renouant notamment avec l’amateurisme et le bénévolat. L’entreprise est considérable, d’où
la démarche – et la création du CIRIEF  4 peut en être la première étape – qui consiste à déconstruire
l’ethnomusicologie historique de la France afin de reconstruire une anthropologie du sonore de l’espace
francophone multiculturel, ouvert sur de nouveaux champs de recherche et de création.
BIBLIOGRAPHIE
ALTHABE Gérard, Daniel FABRE et Gérard LENCLUD 1995 Vers une ethnologie du présent. Collection Ethnologie de la France, cahier 7. Paris : éditions
de la Maison des Sciences de l’homme.
AMSELLE Jean-Loup 2008 « Métissage, branchement et patrimoine culturel immatériel », in Michel Guelfucci & Dominique Salini, dir : La
polyphonie corse peut-elle disparaître ? Collection Hommes & Territoires. Ajaccio : éditions Dumane : 67-73.

AUGÉ Marc 2009 Pour une anthropologie de la mobilité. Paris : Payot & Rivages.

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GODELIER Maurice 2007 Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Paris : Albin Michel

GRUZINSKI Serge 1999 La pensée métisse. Paris : Fayard.


HOBSBAWM Eric & Terence RANGER 1983 The invention of Tradition. Cambridge: Cambridge University Press.

LÉVI-STRAUSS Claude 1987 [1952] Race et histoire. Paris : Denoël.


SAHLINS Marshall 1989 [1985] Des îles dans l’histoire. Paris : Seuil.

SAHLINS Marshall 2009 [2008] La nature humaine, une illusion occidentale. Paris : éditions de l’éclat

NOTES
1. L’ethnoscénologie est aujourd’hui enseignée notamment à l’université de Paris 8, mais pas à la Sorbonne (ndlr).
2.Temps modernes, Minorités nationales de France, no 324-5-6, 1973.
3. Patrimoine culturel immatériel (ndlr).
4. CIRIEF : Centre International de Recherches Interdisciplinaires en Ethnomusicologie de la France, fondé en 2007, sous la présidence de Luc
Charles-Dominique.
Jean-Michel Guilcher: Danse traditionnelle et anciens
milieux ruraux français. Tradition, Histoire, Société
Paris: L’Harmattan, 2009

Marlène Belly

RÉFÉRENCE
Jean-Michel Guilcher: Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition, Histoire, Société. Paris:
L’Harmattan, 2009. 318 p
1 Dans cette publication, Jean-Michel Guilcher offre une synthèse de plus d’un demi-siècle de travaux centrés
sur les danses traditionnelles de multiples aires culturelles du domaine français. En ce sens, sa réflexion se
situe dans le prolongement logique de ses nombreux ouvrages et monographies qui font référence.
Spécialiste incontournable de ce champ de recherche, il propose une étude, une fois de plus, conduite selon
une méthodologie susceptible de servir d’exemple à de nombreux chercheurs. Dans la droite lignée de
l’œuvre de Patrice Coirault (1953-1963) sur la chanson, il se refuse aux hypothèses qui se font passer pour
des thèses sans n’avoir jamais été établies ou aux approches – danses des jours de fêtes, par exemple – ne
donnant à voir que la partie visible d’un iceberg bien plus complexe dans ses réalités profondes.
Entièrement fondée sur l’observation, l’analyse, la vérification et la démonstration, la démarche est d’une
rigueur édifiante. Des insatiables prospections de terrain aux dépouillements systématiques des sources
documentaires touchant, de près ou de loin, son domaine de recherche, il élabore, avec une minutie, une
prudence, une patience et un acharnement sans faille, la réflexion que couronne cet ouvrage. Si l’on ne
prenait garde à la « leçon de morale scientifique » (Lévi-Strauss 1990) qu’elle induit, l’expression toucherait
presqu’à l’obsédante restriction, tant elle est fournie en formulations de type « confessons notre
ignorance », « attention, pas de généralisation », « on ne saurait en conclure que »… : une façon de procéder
qui ne peut qu’inspirer le plus grand des respects ! C’est alors un seul « Bilan provisoire » que prétend
proposer ce maître de recherches du CNRS qui, comble de modestie, ne se permet aucune conclusion mais,
sous l’intitulé « variation et tendance », conclut son propos par « quelques réflexions d’ordre général ». Au-
delà d’un raisonnement linéaire, élaboré selon le principe de la démonstration, l’ouvrage renvoie
également à de multiples autres matériaux ; les annexes renforcent la réflexion et proposent des
approfondissements ; l’appareil critique, d’une profusion et d’une densité extraordinaires, propose
d’irremplaçables enrichissements ; la rigueur des index et l’impressionnante bibliographie font de ce travail
une nouvelle œuvre maîtresse pour le domaine de la danse.
2 L’intention de l’auteur est ici la mise en ordre « selon une perspective générale unifiée » de ses recherches
quant à la transmission au fil des générations et à ses incidences sur l’objet transmis. Sa réflexion se
démarque en bien des points des écrits de ses prédécesseurs et contemporains. Là où, dans la stricte lignée
des idées romantiques, quantité de travaux posent les faits observés en témoignages de temps
immémoriaux, Guilcher, sans hésiter à désavouer ses propres théories de jeunesse, dépasse la quête des
origines pour se pencher sur celle des lignages. Sa rigueur lui permet également de porter un regard
critique sur les textes décrivant le monde rural dans un fonctionnement en univers étanches : le milieu se
serait appliqué à strictement reproduire et aurait disposé de mécanismes assurant une transmission fidèle ;
l’aptitude à la conservation serait à mettre en corrélation avec une incapacité au renouvellement ou à la
création. Ces conceptions, à envisager dans l’héritage herderien du Volksgeist, ont largement été relayées
par le courant de pensée de l’anthropologie culturelle américaine fondée par Boas et popularisée par ses
disciples (voir Amselle 2001). En diamétrale opposition à ce courant, les écrits revivalistes ont colporté, sans
guère plus de fondements, l’image d’une tradition qui n’a eu de cesse que de transformer. Bien loin de
l’esprit trop systématique ou « simpliste » de ces tendances, Guilcher rejoint Mendras (1967) dans sa
présentation du concept de collectivité locale et les théories de Saussure (1962) quant à la propagation des
faits de langue. Son approche de la dynamique des interférences lui permet de montrer qu’à côté d’une
capacité, certes, à conserver, la tradition paysanne a une aptitude tout aussi remarquable à donner forme à
des états nouveaux ; de la même manière que les processus en œuvre peuvent anéantir ici, ils sont à même
d’élaborer ailleurs. Les renouvellements opérés sont alors précisés autant dans l’ampleur de leur diversité
que dans la multitude des formes qu’ils peuvent prendre. Ils sont également appréhendés quant à leurs
conséquences et nuancés selon les pays, les époques, les danses, les milieux, les circonstances d’exécution,
le sexe, l’âge des exécutants…
3 Pour chaque type de danse étudié, Guilcher retrace, aussi précisément que possible, les étapes de
transformations essentiellement échelonnées des dernières décennies du XVIIIe siècle aux premières
années du XXe siècle. Il précise les spécificités de chaque danse aussi bien dans leurs formes que dans leurs
schèmes moteurs ; il montre en quoi la contredanse se pose en rupture avec l’esprit du branle et comment,
au milieu du XIXe siècle, l’élan pour les danses en couple fermé oriente définitivement le répertoire. Mais,
bien au-delà de ces seuls apports à la discipline, Guilcher situe les danses dans le milieu où elles prennent
place. « On ne saurait comprendre la transformation de la danse sans la mettre en relation avec celle du
milieu humain dont elle n’a pas cessé d’être un moyen d’expression privilégié », écrit-il (p. 31). On retrouve,
dans cette approche, le point de vue émique de l’école anthropologique anglo-américaine qui, avec Hood,
Merriam ou Blacking, ne dissocie pas musique et culture. Guilcher n’a alors de cesse que de situer l’Homme
qui danse dans le contexte social, les époques et les schémas de pensée qui lui sont propres. Sa présentation
de la transformation sans précédent qui agite le paysan au fur et à mesure qu’il disparaît devant le
cultivateur de l’ère industrielle complète les travaux des historiens du monde rural. Mais surtout, il
s’attache à établir, selon les époques et les lieux, le lien entre l’évolution de cette civilisation et celle de ses
expressions dansées. Miroir du groupe, espace privilégié où l’homme transfère sa propre image, les
prestations sont présentées comme une sorte de microcosme, au sens littéral et étymologique du terme, de
la société dans laquelle elles prennent corps. À ce titre, Guilcher ouvre la voie à l’étude de la danse dans sa
dimension anthropologique.
4 Analyser le principe de transmission dans les sociétés traditionnelles, c’est inévitablement se centrer sur les
processus de variation qui y opèrent : « Ce sera même un objectif majeur du présent ouvrage d’examiner les
changements de toutes natures qui ont pu […] affecter [les danses paysannes] » (p. 34). Là encore, le
chercheur se dégage des théories de bon nombre d’auteurs. Beaucoup ont vu dans l’acte de transmission
une inexorable dégradation de l’objet transmis due au fonctionnement imparfait de la mémoire. Les
défenseurs de cette thèse se sont alors bien souvent lancés dans des essais de reconstruction de versions
« primitives » ou « critiques », en particulier pour le domaine des chansons ou des contes. Guilcher rejoint,
quant à lui, l’élan impulsé dans l’entre-deux-guerres par Bartók, Van Gennep, Brăiloiu ou Coirault. Telle une
force positive comparable à l’incessant renouvellement d’un organisme vivant, la variation mérite d’être
étudiée pour elle-même. Indissociable de l’acte collectif, partie intégrante de l’être dans la mesure où elle se
fonde sur des schèmes moteurs, la variation propre à la danse s’envisage, selon Guilcher, quelque peu
différemment de celle étudiée dans les faits de langues (Jakobson 1973), les contes (Propp 1970 [1965]), les
chansons (Coirault, Brăiloiu) ou les mélodies (Bartók, Brăiloiu). Le propos mériterait probablement des
nuances, en particulier pour les chants à mener la danse et, plus généralement, les énoncés collectifs et/ou
ceux en lien avec le mouvement. L’analyse montrerait la tendance à l’ancrage autour des schémas narratifs
dans le genre complainte, par exemple, qui, pour autant, se charge de créations et d’inventions
individuelles là où les chants, supports d’un rythme moteur, se dégagent plus facilement du sens du texte,
mais se resserrent autour des appuis ou des formulations inhérentes à la cristallisation qu’exerce la force
du groupe.
5 Pour autant, tout au long de son ouvrage, Guilcher complète et précise la notion même de variation. Par
l’analyse du domaine qui est le sien, il enrichit grandement les connaissances en la matière : il s’applique à
dégager les variations dues aux réinterprétations sans réelle volonté de modifier, celles qui correspondent
au sens étroit étudié par Brăiloiu. Il les discerne des mouvances – relevant d’actes délibérés, d’emprunts
extérieurs, et/ou d’amalgames entre les matériaux à la mode et ceux reçus de la tradition – qui constituent
par rajout aux autres, la variation au sens large. L’analyse montre l’étendue et la diversité du « champ de
possibles » (de Certeau 1974 : 46) à ce niveau : d’un lent et continu remodelage sans atteinte de la structure
fondamentale – reprise de la thèse de Pouillon (1977) – à la remise en question totale d’un modèle qui le
conduit à sa ruine et peut en susciter un autre. Sans quitter sa démarche d’ethnochoréologue, Guilcher
s’attache à poser l’empreinte des milieux citadins sur les répertoires traditionnels en lien avec le déclin
toujours plus marqué de l’expression collective et l’affirmation croissante de l’individu. Il met également en
corrélation la reconversion des attitudes mentales impliquées dans la danse et la sortie de tout processus de
folklorisation, au sens où l’entend Coirault. « Mécanisme premier » du principe de transmission, la
variation est alors assimilable à autant d’évolutions créatrices et indéniablement responsables de la venue
jusqu’à des dates avancées de pans entiers des répertoires de tradition orale ; leur réadaptation permanente
aux canons du moment les a, aussi longtemps que possible, dégagés d’une position anachronique.
6 Tout scientifique qu’il est, cet ouvrage, qui saura prendre le rang qui lui revient, témoigne aussi de la place
que Madame Hélène Guilcher a tenue, avec la discrétion que nous lui connaissons, dans les travaux de son
mari. C’est sur une pensée particulière aux épouses de ces autres chercheurs à qui l’ethnomusicologie des
domaines francophones est largement redevable (Coirault, Laforte, Delarue…), mais également à toutes ces
mains de l’ombre qui ont facilité quantité de réflexions, que nous souhaitons refermer la présentation de
cet ouvrage.

BIBLIOGRAPHIE
AMSELLE Jean-Loup 2001 Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures. Paris : Flammarion.
BRĂILOIU Constantin 1973 Problèmes d’ethnomusicologie. Textes réunis et préfacés par Gilbert Rouget. Genève : Minkoff reprint.

CERTEAU Michel de 1974 Le christianisme éclaté. Paris : Seuil.


COIRAULT Patrice 1953-1963 Formation de nos chansons folkloriques. Paris : éd. du Scarabée.

JAKOBSON Roman 1973 Questions de poétique. Paris : Seuil.


LÉVI-STRAUSS Claude 1990 « Message à Jean-Michel Guilcher », in « Tradition et histoire dans la culture populaire. Rencontres autour de
l’œuvre de Jean-Michel Guilcher ». Documents d’ethnologie régionale. Centre alpin et rhodanien d’ethnologie 11 : 11.

MENDRAS Henri 1967 La fin des paysans, innovations et changement dans l’agriculture française. Paris : S.E.D.E.I.S.
POUILLON Jean 1977 « Plus c’est la même chose, plus ça change ». Nouvelle revue de psychanalyse 15 : 203-211.
PROPP Vladimir 1970 [1965] Morphologie du conte. Paris : Seuil.

SAUSSURE Ferdinand de 1962 Cours de linguistique générale. Paris : Payot.


Frank Tenaille: Musiques et chants en Occitanie. Création
et tradition en Pays d’Oc
Correns / Paris: Le Chantier, éditions du Layeur, 2008

Luc Charles-Dominique

RÉFÉRENCE
Frank Tenaille: Musiques et chants en Occitanie. Création et tradition en Pays d’Oc. Correns / Paris: Le Chantier,
éditions du Layeur, 2008. 296 pages
1 Bien que n’étant pas ethnomusicologue, Frank Tenaille n’est cependant pas totalement inconnu dans le
microcosme. Il a en effet publié Corse, polyphonies et chants (éd. du Layeur, 2000) et surtout Le raï, de la
bâtardise à la reconnaissance internationale (2002) dans la fameuse (et regrettée) collection Actes Sud-Cité de la
Musique. Mais ces deux livres viennent s’insérer dans une longue liste de vingt ouvrages et cinq films aux
thèmes très divers, tournant cependant tous autour des « musiques du monde ». Car Frank Tenaille, qui a
collaboré à de nombreuses revues et émissions radiophoniques, qui est fondateur du réseau Zone Franche
(réseau des musiques du monde), directeur artistique de nombreux festivals et membre de l’Académie
Charles Cros, est parfaitement à son aise dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la création artistique dans
le domaine des musiques du monde. Sa culture sans limites, son érudition confondante, son étroite
proximité avec le monde de la scène et de la musique vivante, rajoutées à un sens aigu de l’observation, font
de lui un chroniqueur sans pareil, un témoin important et avisé. C’est ainsi qu’il faut percevoir son dernier
ouvrage : Musiques et chants en Occitanie. Création et tradition en Pays d’Oc.
2 Une importante introduction tente non seulement de contextualiser les circonstances de l’apparition, de la
formalisation et de la revendication de cette occitanité musicale, mais aussi de présenter la spécificité
culturelle et linguistique occitane, sa diversité, la multiplicité des courants historiques et actuels se
réclamant de sa défense et de sa pérennisation. Frank Tenaille brosse ensuite une longue série de portraits
de tous ceux qui, du début de ce mouvement musical, culturel et politique – vers la fin des années 1960 et le
début des années 1970 – jusqu’à aujourd’hui, ont contribué à marquer de leur empreinte cette histoire
particulièrement intéressante et féconde. Ces notices biographiques, souvent en forme d’entretiens, sont
réparties en dix chapitres : « Mythologies » – les fondateurs comme Claude Marti, Jan dau Melhau, André
Ricros ; « Troubadours » – Jan-Maria Carlotti, Rosina de Peira, Gérard Zuchetto, qui alimentèrent leur
création musicale à la source de la poésie et du chant troubadouresques ; « Folks d’Oc » – Daniel Loddo,
Michel Maffrand, Joan-Pau Verdier, trois personnages aux démarches très différentes dont le regroupement
ici surprend, tout autant que la catégorie censée les réunir ; « Voix des champs et des villes » – Renat Sette,
Marilis Orionaa, Manu Théron ; « Tchatche citoyenne » – Bernard Lubat, Claude Sicre, Massilia Sound
System ; « Souffles inspirés » – Christian Vieussens, Éric Montbel, Michel Bianco ; « Mare Nostrum » –
Miqueu Montanaro, Laurent Audemard, Sergio Berardo et Lou Dalfin ; « Mezcladissa » (sic) – Michel Marre,
Joan-Francés Tisnèr, André Minvielle ; « Instruments en folie » – Patrick Vaillant, Valentin Clastrier, Alain
Cadeillan ; « Cousins » – Pascal Comelade, Beñat Achiary, Jean-Claude Acquaviva et A. Filetta. Chaque
présentation est soignée : la notice biographique est très complète et toujours bien renseignée par des notes
nombreuses et fort copieuses qui montrent le sérieux de Frank Tenaille dans cette entreprise. On y
découvrira également toute la complexité de ces parcours croisés, toutes les influences culturelles,
musicales, intellectuelles et politiques qui en furent à l’origine et qui font de cette histoire un phénomène
d’une extraordinaire complexité.
3 Pour autant, si la liste des personnalités de ce grand mouvement musical est d’une part bien fournie,
d’autre part tout à fait représentative, rien n’est dit dans ce livre des choix qui ont présidé à son
établissement, ni des cohortes de musiciens, chanteurs très talentueux qui ont marqué cette histoire tout
autant que ceux qui sont ici présentés, et sur lesquels le présent ouvrage est muet. Sélectionner n’est pas
condamnable mais il faut pouvoir assumer le choix et le justifier. D’autre part, au-delà de ces présentations
individuelles, le lecteur ne trouvera ici aucun contenu théorique analytique concernant les rapports
souvent tendus qu’entretinrent les tenants de la Nova cançon occitana (la Nouvelle chanson occitane,
engagée, militante, à texte) et les acteurs du revivalisme occitan des musiques et danses « traditionnelles »,
ou encore les mécanismes de cette patrimonialisation musicale chez les revivalistes. Les notions de
mémoire, de « tradition », d’identité, de singularisation/différenciation, de territorialisation, d’inscription
dans des aires culturelles transfrontalières plus larges, d’emblématisation musicale, politique, culturelle,
d’analyse historique, etc., sont globalement absentes de ce qui demeure essentiellement descriptif et
cumulatif : un état passé et présent. Cette absence de posture scientifique se lit aussi dans les choix non
maîtrisés de graphies du vocabulaire occitan : les écritures « mistraliennes », « occitanes » ou la
francisation des termes occitans (par exemple « chabrette » pour « chabreta ») cohabitent de façon assez
désordonnée, parfois avec des fautes, de surcroît. De même, le glossaire présenté en fin d’ouvrage – utile et
nécessaire – aurait souvent mérité des développements un peu plus conséquents, plus précis et aussi plus
nuancés.
4 Mais l’ambition de Frank Tenaille n’est pas scientifique ni vraiment analytique. Il cherche simplement à
nous transmettre, par le biais d’une subjectivité clairement assumée, la perception qu’il a de ce courant
musical, en forme de « récit de voyage » ou de « carnet d’enquête », un peu à la manière d’un bon
ethnographe qui nous laisserait le fruit de ses observations, fines et justes en l’occurrence. Démarche
sensible, intuitive, entreprise quasi phénoménologique… L’ethnologue, l’ethnomusicologue,
l’anthropologue, l’historien, le sociologue même, resteront certes un peu sur leur faim. Mais ce que l’on
découvre dans cet ouvrage très bien conduit, très bien renseigné, très honnête, plein de verve, c’est une
matière riche et abondante, une source du plus grand intérêt pour la grande étude diachronique et
synchronique en anthropologie politique et culturelle que j’appelle de tous mes vœux : celle, collective,
pluridisiciplinaire, du revival des musiques et danses « traditionnelles » en Pays d’Oc et, plus largement, en
France.
Claudie Marcel-Dubois et François Falc’Hun, assistés
de Jeannine Auboyer: Les archives de la Mission de
folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée
national des arts et traditions populaires
Paris: CTHS|Rennes: Dastum, 2009

Jean-Christophe Maillard

RÉFÉRENCE
Claudie Marcel-Dubois et François Falc’Hun, assistés de Jeannine Auboyer : Les archives de la Mission de
folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national des arts et traditions populaires. Éditées et présentées
par Marie-Barbara Le Gonidec. Paris: CTHS / Rennes: Dastum, 2009. 448 p., un DVD-rom
1 Le défunt musée national des Arts et Traditions Populaires (ATP) nous livre une part de ses trésors, après
les avoir longtemps gardés secrets. Belle victoire pour les éditeurs, l’association Dastum, ici en
collaboration avec les Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques : la fameuse phonothèque
Dastum qui, à sa création en 1972, avait bénéficié d’une aide massive et unanime des collecteurs et
chercheurs en musique bretonne, s’était alors heurtée à un refus poli mais catégorique lorsqu’elle avait
sollicité l’accès aux collections des ATP. Cette part de trésor aujourd’hui dévoilée concerne la Mission de
folklore musical en Basse-Bretagne, qui s’est déroulée durant six semaines, de juillet à août 1939, sous
l’égide du tout nouveau musée. La photo de couverture du présent ouvrage plonge d’emblée le lecteur dans
l’atmosphère. Nous sommes le 7 août 1939 à 16 h 15, dans la mairie de Plogastel Saint Germain. Marianne,
encadrée de deux drapeaux français, et un président de la République – Albert Lebrun sans doute –
paraissent observer la scène de leurs regards impassibles. Celle-ci est pourtant inhabituelle dans cette
bourgade bigoudène, plus habituée aux mariages ou aux séances du conseil municipal : Claudie Marcel-
Dubois et son équipe ont installé un studio volant, dont on voit émerger un microphone dressé face à un
homme d’une quarantaine d’années. « Claudie », de dos, note scrupuleusement ce qu’elle entend. Face à
elle, un collaborateur précieux, l’abbé François Falc’hun, brillant linguiste spécialiste de la langue bretonne,
semble aussi absorbé par les informations qu’il recueille. Quelques autres personnes, dont deux dames en
coiffe discrètement assises sur la gauche du cliché et perdues dans un flou photographique, paraissent
attendre leur tour ou observer avec curiosité.
2 Il n’est pas superflu de s’attarder ainsi sur ce cliché. L’ensemble de la publication, en effet, a principalement
insisté sur l’enquête elle-même, épisode-clé de l’histoire de l’ethnographie musicale française du XXe siècle.
Elle ravit presque la vedette au matériau lui-même, pourtant abondant. En fait, l’ouvrage appelle à
plusieurs niveaux de lecture et, de ce fait, s’adresse autant au militant culturel qu’à l’ethnologue,
l’historien, le musicien ou le simple curieux. On saura infiniment gré à Marie-Barbara Le Gonidec, partagée
entre le passé des ATP et le futur du MUCEM (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée),
d’avoir trouvé la formule qui permettait d’offrir au public, avec le plus grand respect pour ses artisans, le
résultat de cette opération à la fois ambitieuse et, en certains points, frustrante.
3 La première partie du livre (pp. 16-97) propose une approche historique de la mission, en la replaçant dans
un contexte qu’il était indispensable de rappeler. Pour ce faire, la responsable de la publication a fait appel
à Yves Defrance, Gilles Goyat, Michel Valière, Christophe Fouin et Silvia Pérez-Vitoria afin de retracer une
chronologie des études antérieures sur la musique bretonne, d’en brosser le contexte scientifique, voire
culturel, face aux traditions rurales du temps, et enfin de dresser un portrait des principaux protagonistes
de l’entreprise : Georges Henri Rivière, directeur-fondateur des ATP et premier instigateur, Claudie Marcel-
Dubois, François Falc’hun, et enfin Jeannine Auboyer, responsable de la photographie et des films, préposée
au journal de bord et occasionnellement dessinatrice.
4 Les objectifs, les moyens utilisés, la préparation puis le déroulement de l’opération sont ensuite évoqués
dans la seconde partie (pp. 98-221). La mission en Basse-Bretagne est donc la première d’une « série de
missions de folklore que doit organiser mon établissement dans les différentes régions de la France,
missions qui ont pour but de rassembler des matériaux originaux avec les méthodes et les techniques dont
dispose maintenant notre science, et de mettre ces matériaux à la disposition des folkloristes, et en général
de tous ceux qu’intéressent de telles recherches », si l’on en croit Georges-Henri Rivière lui-même (cité
p. 102). Les préparatifs seront délicats : en plus d’un questionnaire envoyé aux personnes-ressource
(instituteurs, membres du clergé), d’infinies précautions diplomatiques conduisent à prévenir les
susceptibilités en allant au-devant d’éventuelles polémiques attisées par les tensions « franco-françaises »
entre l’État laïc et l’Église – le terrain a été judicieusement préparé, notamment grâce à la présence d’un
ecclésiastique dans l’équipe scientifique –, mais surtout par les réticences des mouvements régionalistes ou
nationalistes, parfois très virulents.
5 Le lecteur est en outre gratifié de nombreuses reproductions en fac-similé de courriers divers, qui
paraissent aujourd’hui un peu anecdotiques face à l’intérêt immense de l’enquête. Mais qu’importe : Marie-
Barbara Le Gonidec, en dernière héritière de Claudie Marcel-Dubois aux ATP, entend se livrer à une sorte
d’hagiographie et retracer une épopée, sous la forme d’une « légende dorée » qui ne nous épargne même
pas les notes de garagiste, car l’équipe demande une voiture suffisamment robuste pour supporter les deux
cents kilos de matériel (disques vierges, graveur, microphones…). Replonger dans cette ambiance,
aventureuse malgré l’ampleur des préparatifs, n’est pas sans charme.
6 Nous sommes ensuite entraînés dans la mission elle-même, aidés par le journal de bord de Jeannine
Auboyer, qu’il soit transcrit dans le corps du texte ou présenté sous forme de fac-similé. C’est peut-être la
partie la plus passionnante de cette publication : cette troisième section (pp. 222-434) présente la chronique
de l’expédition, avec force photographies rendant extrêmement vivant ce qui n’était auparavant qu’une
abstraction. On se rend dans diverses localités de Cornouailles et du Pays Vannetais, aussi bien chez les
informateurs eux-mêmes que dans les lieux publics, mairies ou salles de fêtes. Les séances de collectage
peuvent être spécialement organisées pour la mission : les informateurs chantent et se livrent alors parfois
à des démonstrations de danses. Il arrive aussi qu’on profite d’occasions particulières : mariages,
enterrements, pardons. La moisson est particulièrement riche, même si l’accueil est variable : on note la
cordialité des Vannetais, la réserve de certains Bigoudens ou l’extrême méfiance des habitants de Scrignac,
qui refusent même de se faire photographier. Au milieu de cette civilisation rurale, on découvre même à
Plomodiern une noce « néo-bretonne » : un militant culturel, un Breton de Paris « tueur de Bécassine », a
convoqué pour l’occasion de jeunes sonneurs versés dans le nouveau biniou bras (grande cornemuse
écossaise), parmi lesquels le luthier Dorig Le Voyer qui, quatre ans plus tard, fondera l’une des principales
fédérations musicales encore actuellement en exercice en Bretagne, la Bodadeg Ar Sonerion. Puis,
brusquement, c’est la débâcle de la mission : les tensions internationales s’étant rapidement aggravées,
Claudie Marcel-Dubois est rappelée d’urgence à Paris le 26 août. Nous sommes à huit jours de la déclaration
de guerre… et la durée de l’opération, prévue jusqu’au 10 septembre, s’en trouve violemment réduite. Les
projets de publications, voire de thèse, n’aboutiront pas pour notre ethnomusicologue. Quelques textes de
conférences et un rapport de mission complètent la publication.
7 Cette série d’informations donne au livre un aspect interactif, largement documenté par le DVD-rom qui le
complète. La consultation des archives permet au lecteur de se déplacer de localité en localité, à moins qu’il
ne préfère suivre la chronologie de la mission ou se référer à la liste des informateurs, qu’ils soient
chanteurs, sonneurs de biniou et bombarde ou accordéonistes. Une table des chants et des airs
instrumentaux est jointe aux documents électroniques ; mais l’utilisateur pourra aussi, tout simplement,
déambuler dans le multimédia, qui associe avec bonheur les portraits photographiques des informateurs,
les enregistrements des documents leur correspondant et, en certains cas, la transcription des paroles ou,
plus rarement, la portion de film les mettant en scène. Plusieurs séquences de danse viennent en outre
éclairer l’important corpus réalisé, quelques années plus tard, par Jean-Michel Guilcher, mais sans aucun
commentaire. On imagine la somme passionnante de travail qui s’ouvre aux chercheurs et aux musiciens,
qui peuvent désormais puiser dans cette impressionnante somme de 201 chansons, 18 airs d’accordéon et
11 airs de biniou et bombarde.
8 Quelles premières impressions retenir de cette documentation ? Dans leurs textes introductifs, Charles
Quimbert et Luc Charles-Dominique expliquent bien qu’un important chantier est désormais ouvert.
Aujourd’hui, l’idée d’une si conséquente vendange de documents lors d’une enquête de seulement six
semaines, effectuée dans une soixantaine de localités, ne correspond certes plus aux critères d’une enquête
de terrain fiable. Cette première approche – car déjà en 1939 l’équipe prévoyait de retourner plusieurs fois
sur place – fait entendre des chanteurs de qualité inégale, mais dans un répertoire en partie inconnu.
D’honnêtes mais peu exceptionnels instrumentistes nous renseignent pourtant utilement sur les styles de
jeu. Mais nous sommes en présence d’un butin qui dépasse les espérances, alors que seules quelques bribes
sonores de cette première moitié de siècle composaient antérieurement nos connaissances. Témoignages
infiniment émouvants de cette civilisation appelée quelques jours plus tard à basculer dans le terrible
épisode du conflit mondial, ces documents laissent à tous la porte ouverte, comme celles des maisons
bretonnes.
Corinne Frayssinet-Savy: Israel Galván: danser le silence
Arles: Actes Sud, 2009

Agnès Aubert

RÉFÉRENCE
Corinne Frayssinet-Savy: Israel Galván: danser le silence. Arles: Actes Sud, 2009. 96 p., ill. coul.
1 Professeur d’éducation musicale et de chant choral, Corinne Frayssinet-Savy est également chargée de
cours aux universités de Toulouse-Le Mirail et de Nice Sophia Antipolis. Elle est notamment l’auteur de
plusieurs publications pour la Cité de la musique de Paris : Décliner le flamenco (1995), L’Andalousie : musiques
traditionnelles, musiques, gitanes (1996) et Flamenco : créativité ou innovation (2002). Cette passionnée ne limite
cependant pas son travail à l’écriture, puisqu’elle est aussi la réalisatrice du film Carte flamenca : la danse
(1994).
2 Quant à Israel Galván de los Reyes, né à Séville en 1973, il apprend la danse avec son père, le danseur José
Galván, et sa mère, la danseuse Eugenia de los Reyes. En 1994, il entre dans La Companía Andaluza de Danza
dirigée par Mario Maya, avant de développer une brillante carrière de soliste.
3 Dans Israel Galván : Danser le silence, l’auteur expose notamment l’idée du silence comme une proposition de
substitut à toute forme de chant ou de musique instrumentale (guitare, cajón, palmas). L’ouvrage est divisé
en quatre parties : « La danse, une proposition » (pp. 7-13), « Danse soliste et danse en solo » (pp. 15-38),
« Corps sonore et plastique rythmiques » (pp. 41-62) et « Musicien-danseur » (p. 65-83). Corinne Frayssinet-
Savy y expose avec brio son interprétation de la danse d’Israel Galván en tant que processus expérimental,
ainsi que sa vision du monde du flamenco en tant que tradition faite d’une succession de ruptures et de
renouvellements.
4 Bien documenté et très riche en descriptions sur presque toutes les facettes du flamenco, cet ouvrage va au-
delà du simple portrait, même s’il pourra paraître un peu ardu au simple amateur de cet art, notamment
dans le chapitre « Danse et Flamenco familial » (pp. 17-22) ou encore « La danse au temps des cafés
cantantes » (pp. 22-27). En revanche, pour un novice, les différents aspects de l’arte flamenco sont très bien
exposées, par exemple dans le chapitre « Corps immobile », dans lequel l’auteur évoque ce jour où, « dans
les arènes de Séville, on l’embauche et le déguise en danseur flamenco. Ils sont plusieurs à devoir danser
une sévillane, mais, à un moment, il ne peut plus. Il s’arrête seul dans l’arène à rester immobile. On lui dit
que l’on n’a jamais rien vu de plus provoquant » (p. 43).
5 En effet la danse d’Israel apparaît ici comme une danse de l’« intériorité » et de l’individualité ; à cet égard,
elle rompt le lien entre le danseur, la musique et le public, trois éléments indissociables qui forment, à mon
sens, toute la magie et l’émotion du flamenco en tant qu’art généreux et, justement, non individualiste. Le
danseur se met ainsi en évidence et apparaît alors comme un intrus visuel, plus que comme une présence
sensuelle.
6 C’est très justement que, dans le chapitre suivant, Corinne Frayssinet-Savy revient sur l’idée que « le
flamenco fait du corps un objet musical, un instrument… » (p. 44). Il n’est plus ici question de danse, et le
titre du livre aurait pu être : Israel Galván : Jouer le silence. L’auteur associe à plusieurs reprises lsrael à une
« figure rythmique ». En général, « la musique sert la danse », mais ici l’auteur évoque l’idée qu’Israel
Galván rompt ce rapport « en restaurant un dialogue entre danse et musique » (pp. 35-37). On imagine alors
que musique et danse forment un seul et unique élément musical. Mais au chapitre suivant, elle nous
rappelle que « danser seul consiste à établir un véritable duo » (p. 37). Qu’en est-il alors quand il danse en
silence ? Avec qui ou quoi est-il alors en dualité ?
7 Ses explications sur le flamenco, bien que très détaillées, nous font parfois oublier que l’ouvrage est dédié à
Israel Galván et à sa danse. Toutefois la dernière partie du livre, « Musicien-danseur », qui lui est
entièrement consacrée, met très bien en relief sa singularité, y compris ses contradictions propres, en tant
que danseur de flamenco. Galván se revendique « novateur » et en même temps parle de son « lien avec la
tradition » (p. 80), une contradiction apparaît ainsi dans son concept d’innovation. Il dit puiser son
inspiration aux sources et explique qu’il « ramène la danse à son essence » plutôt qu’au « joli ». En effet,
l’immobilité recherchée par Israel, qu’il n’oppose pas au mouvement, est une idée surprenante qui ouvre
des possibilités inédites dans la manière de concevoir le flamenco (p. 37). Mais on est alors tenté de se
demander pourquoi il ne crée pas une nouvelle danse qui lui serait propre, plutôt que de se reposer sur un
art déjà établi et qu’il utilise pour s’exprimer.
8 Quoi qu’il en soit, ce petit livre brillamment écrit et très bien illustré nous plonge dans un univers musical
et dansé très en adéquation avec les tendances de notre époque, où l’individualisme de la création prime
sur l’expression collective.
Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e
musica popolare nell’Italia centrale e meridionale
Milano: Franco Angeli, 2007

Giovanni Giuriati
Traduction : Georges Goormaghtigh

RÉFÉRENCE
Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolare nell’Italia centrale e meridionale. Con
immagini di Andreas Fridolin Weis Bentzon, Diego Carpitella, Ando Gilardi, Franco Pinna, Imagines, Milano:
Franco Angeli, 2007. 207 p., photographies n.b.

1 Au cours des années cinquante et soixante du siècle dernier, la recherche ethnomusicologique italienne a
connu un développement très considérable. C’est à cette époque que commencèrent les grandes campagnes
d’enregistrement de musiques paysannes et pastorales surtout au sud de l’Italie, musiques alors
pratiquement inconnues. Le Centro Nazionale di Studi di Musica Popolare (CNSMP), rattaché à l’Académie
nationale de S. Cecilia à Rome et fondé en 1948 par Giorgio Nataletti, joua à cette époque un rôle de pionnier
et devint la référence pour certaines des plus importantes enquêtes de terrain dans le domaine du folklore
musical italien. Le CNSMP, rebaptisé Archivi di etnomusicologia, conserve donc les documents sonores
recueillis par Nataletti lui-même, ainsi que par Diego Carpitella, Ernesto De Martino et Alan Lomax, qui ont
fait l’histoire de l’ethnomusicologie italienne. Bon nombre des documents sonores issus de ces collectes
sont désormais connus ; certains d’entre eux ont même été l’objet de plusieurs rééditions. On ne peut pas en
dire autant des photographies prises dans le cadre de ces recherches, et dont le rapport avec les documents
sonores est souvent plus implicite qu’explicite. Vues à distance d’à peu près un demi-siècle, ces photos
permettent de reconstituer le contexte de ces recherches, au cours desquelles aspects sonores et visuels
étaient envisagés conjointement. Plus généralement, elles mettent en lumière tout un milieu culturel.
2 C’est justement aux photographies conservées dans les Archivi di etnomusicologia qu’est consacré ce beau
volume édité par Antonello Ricci. Ce livre est l’aboutissement d’un travail de catalogage et de
systématisation critique effectué par Ricci sur ces matériaux photographiques depuis plus de dix ans. Il
s’agit d’un ensemble d’environ trois mille cinq cent photos et de plus de mille trois cent négatifs,
diapositives couleur et microfilms.
3 Le mérite du travail de Ricci est avant tout d’ordonner et de faire connaître les documents conservés dans
les Archives. Certaines photos ont déjà été publiées par le passé, d’autres sont inédites ; mais chaque image
reproduite dans ce volume est assortie d’un appareil critique fournissant des précisions sur son rapport
avec la recherche et l’enregistrement musical qu’elle illustre. Ricci écrit à propos de son travail : « J’ai
recherché les liens rattachant les matériaux visuels aux documents sonores (sujets reproduits sur les
photographies, notes de terrain, commentaires enregistrés sur bandes, etc.) ; j’ai aussi tenu compte des
pistes que constituent les indications méthodologiques écrites, à titres divers et de façon plus ou moins
fouillée, surtout par Diego Carpitella et Giorgio Nataletti, à propos de l’utilité d’une « documentation
simultanée » (p. 8). En effet, Ricci nous rappelle que la photographie, dans ce contexte, était perçue plus
comme un complément aux enregistrements sonores que comme instrument de recherche à part entière.
« … on pourrait dire que la documentation sonore était le but principal et le foyer de l’attention scientifique
dans le système de collecte et de documentation du CNSMP, alors que la photographie restait en arrière
plan, comme support documentaire » (p. 15). Ricci soutient cependant que ces images, lorsqu’on les revoit
avec nos yeux d’aujourd’hui, permettent de repérer les motivations et les points de vue selon lesquels on
choisissait de photographier certains sujets plutôt que d’autres. Ralliement politique au monde humble et
exploité des paysans du Sud, découverte de modes de vie et de rituels jusqu’alors inconnus, ainsi qu’une
adhésion émotionnelle aux contextes culturels et sociaux observés au cours de la recherche, qui ressort
avec plus de force en images que dans les sons enregistrés.
4 On peut diviser le livre en deux parties. Dans la première, vaste essai méthodologique et de mise en
contexte critique, Ricci introduit la question des relations entre images et sons dans la recherche
ethnomusicologique tout en fournissant une contribution à la reconstruction d’un climat culturel
permettant de mieux comprendre les raisons et les méthodes de la recherche ethnomusicologique dans
l’Italie d’après-guerre, en donnant un aperçu de l’activité qui se développe à l’époque autour du CNSMP.
Cette étude aborde ensuite les questions méthodologiques relatives à l’enquête et la documentation avec
images photographiques en ethnomusicologie.
5 Ricci organise ensuite sa présentation en cinq chapitres correspondant à autant de case studies, chacune
emblématique d’une attitude à l’égard de l’utilisation de l’appareil photographique « sur le terrain ». Les
titres des chapitres fournissent une idée synthétique du rôle et des positions méthodologiques des auteurs
des images analysées : « Franco Pinna : un regard sur les sons ; Andreas Fridolin Weis Bentzon : une
photographie ‹ aventureuse › ; Diego Carpitella : une photographie ‹ inconsciente › ; Alan Lomax : à la chasse
des chants populaires ». Nous avons affaire à deux photographes professionnels confirmés (Pinna et Gilardi)
et à trois chercheurs ethnomusicologues qui se sont essayés à la photographie. La collaboration et le travail
en équipe sont caractéristiques de la recherche ethnomusicologique italienne dans les années cinquante et
soixante ; il est donc naturel que la collaboration avec un photographe ait été envisagée (on évoquera à ce
propos la collaboration fructueuse qui s’instaura pendant un certain temps entre Roberto Leydi et
Ferdinando Scianna). Tout en participant émotionnellement, Pinna et Gilardi fournirent, chacun à sa
manière, un point de vue professionnel scientifiquement fondé en collaborant avec des anthropologues et
des ethnomusicologues. Franco Pinna collabora en particulier à plusieurs reprises avec le CNSMP de 1952 à
1968 et, les Archivi di etnomusicologia conservent plus de cinq cents de ses photographies.
6 Dans les trois exemples qui suivent, ce sont les chercheurs eux-mêmes qui prennent les photos illustrant
leurs enquêtes sonores. À l’origine simples « notes visuelles » d’une recherche, ces photos en disent long,
comme le remarque justement Antonello Ricci, sur l’attitude de recherche et la position culturelle de celui
qui les a prises. On se rend compte, en observant ces photos, combien les sons et la musique sont
intimement liés à l’engagement social et au regard sympathique et solidaire sur le monde paysan que l’on
découvrait alors à travers ces recherches pionnières dans un milieu culturel politiquement engagé.
7 Le texte se conclut sur une importante bibliographie et un index des noms et des lieux.
8 La seconde partie du livre propose une série de soixante-seize images en pleine page, captivantes et du plus
haut intérêt, reproduites avec une qualité graphique qui permet d’en apprécier pleinement la valeur. Il
s’agit essentiellement de photographies se référant aux recherches menées par Carpitella dans différentes
régions d’Italie, parfois en compagnie d’autres collègues (Nataletti, De Martino, Seppilli). Bon nombre de
ces photos ont été prises par Carpitella lui-même. On trouve également de nombreuses photos de Franco
Pinna en rapport avec des recherches en Lucanie et dans le Sud de l’Italie au cours des années cinquante
ainsi que celles d’Ando Gilardi pour ce qui est des enregistrements en Ombrie. Une autre partie importante
des photos concerne la Sardaigne. Prises dans les années soixante par Andreas Fridolin Weis Bentzon, un
chercheur danois prématurément disparu, dont la recherche sur les launeddas sardes a été d’une
importance capitale. Ces photos témoignent, entre autres visuellement, de toute l’attention et de la
participation de leur auteur à un monde musical et à un style de vie liés à des sons ayant disparu depuis
longtemps. Plus généralement, on constatera que I suoni e lo sguardo s’inscrit dans la tendance actuelle
consistant à réfléchir sur le parcours effectué. Un regard vers le passé, nourri peut-être d’une certaine
nostalgie d’un monde et d’un type d’enquête qui n’existent plus, tendant à historiciser la recherche
ethnomusicologique. Le livre édité par Ricci a le mérite de systématiser, d’ordonner, de cerner
méthodologiquement une question – l’ethnographie visuelle et son rapport à la musique populaire –, un
domaine qui avait jusqu’alors été perçu essentiellement comme « complément » à la recherche sonore,
alors que, pour les chercheurs qui la conduisaient, elle pouvait et devait assumer ses valeurs heuristiques
propres. Le livre restitue donc un aspect significatif des développements de la recherche sur le folklore
musical italien, apportant un nouveau et important élément pour la reconstitution d’une période féconde et
à un débat particulièrement fructueux pour la recherche ethnomusicologique en Italie.
Jean During: Musiques d’Iran. La tradition en question
Paris: Geuthner, 2010

Ariane Zevaco

RÉFÉRENCE
Jean During : Musiques d’Iran. La tradition en question. Paris: Geuthner, 2010. 354 p., photographies n.b. et coul.
1 Ce nouvel ouvrage de Jean During constitue une somme sur la vie musicale en Iran aujourd’hui. Version
remaniée et largement augmentée de son livre italien (Musiche d’Iran. La tradizione in questione, Milan :
Ricordi/BMG, 2005), Musiques d’Iran. La tradition en question a pour ambition non seulement de présenter les
principaux répertoires des musiques d’Iran, mais surtout d’en analyser les dynamiques, dans le temps et
dans l’espace. Le sous-titre annonce la problématique qui sous-tend l’ouvrage : quel est le sens donné
aujourd’hui à la tradition musicale en Iran ? Bien au-delà d’un discours purement musicologique qui
viserait à décrire « les musiques iraniennes traditionnelles », il s’agit donc, dans une perspective autant
sociologique, esthétique, philosophique, qu’ethnomusicologique, de donner à voir les pensées et les
pratiques musicales iraniennes dans leurs contradictions, leurs débats et leurs mouvements : « le fait
musical iranien » défini comme « les attitudes et comportements [qui] orientent les pratiques musicales et
leur expressivité » (p. 11). L’auteur pose d’emblée deux principes à son point de vue : d’une part il prend le
parti de la critique et assume, en tant qu’interprète reconnu de ces répertoires, les jugements subjectifs qui
émaillent ses analyses ; d’autre part il utilise le comparatisme, tant historique que géographique, afin de
cerner les spécificités des pratiques musicales en Iran contemporain. Comme l’indique le pluriel du titre, le
livre concerne les musiques d’Iran, dans leur diversité et parce qu’« il est problématique à notre époque de
délimiter des singularités idéales comme « la musique persane » » (p. 9), appellation qui fait référence à une
culture et un passé plus étendus que ceux du territoire iranien actuel. Néanmoins, la musique persane en
tant que répertoire savant ou lettré, c’est-à-dire celui des « systèmes modaux » dastgâh, reste pour Jean
During le centre des nouvelles formes de musique iranienne, et à ce titre il y consacre une grande partie de
son ouvrage.
2 Le premier chapitre, en forme de bal(l)ade à travers les différents lieux de musique à Téhéran, reflète bien à
la fois le propos de l’auteur (que se passe-t-il dans le monde musical en Iran aujourd’hui ?), la complexité et
la diversité des pratiques musicales (traditionnel savant, populaire ou régional, pop – mais aussi les
recherches locales et la profusion des publications sur la musique), et sa position : le rapport intime qu’il
entretient avec la culture musicale iranienne, et son point de vue qui, quoique optimiste, reste, à l’image de
la majeure partie des musiciens iraniens, nostalgique d’un temps passé où les maîtres cultivaient un certain
« esprit de la tradition » (p. 51) et cherchaient l’émotion esthétique (hâl) dans le cadre de performances
conviviales. Aujourd’hui, les rivalités dominent les rapports entre musiciens, la recherche de création de
« formes sonores » (p. 39) et l’urbanisation démentielle de Téhéran, qui confine la musique aux
appartements, loin de son milieu naturel, dénotent un vécu musical diamétralement opposé à celui prôné
par les dépositaires du savoir de la période Qâdjâr. Pourtant, Jean During ne veut pas sombrer dans le
pessimisme : « c’est bien aussi le thème de la décadence qui donne son sens à l’idée de tradition : c’est de
cette tension polaire que s’inventent constamment les formes de l’authenticité » (p. 55).
3 Comme il le démontre d’ailleurs dans le second chapitre (« Tableau historique et clips d’actualité »),
l’histoire de la musique persane a connu des âges d’or – aux XIV e et XV e siècles, puis à la cour des
Safavides – et des moments de stagnation, ou de brouillage, notamment suite à la concurrence avec la
musique urbaine légère (motrebi) et aux modifications des conditions de performance entraînées par
l’apparition des cassettes et la diffusion radio-télévisuelle. Dans les années 1950 et 1960, c’est le shirin navâzi
(littéralement « style sucré ») qui dominait l’interprétation du répertoire savant : un retour vers les styles
anciens s’est ensuite amorcé. De même aujourd’hui les musiciens se tournent vers l’étude des sources
passées ou vers les musiques régionales et populaires pour tenter de re-dynamiser le radif (répertoire
académique des douze dastgâh). Paradoxalement, ainsi que l’explique Jean During, ce n’est pas tant le statut
des musiciens (rehaussé par rapport à la période Qâjâr – et même sous la République Islamique, malgré la
censure de certains styles ou des performances féminines) qui pose problème, c’est bien celui du
répertoire : à qui et surtout à quoi est-il destiné ?
4 Pour répondre à cette question, l’auteur dégage les principales lignes de transformations du jeu du radif au
cours du siècle dernier et constate, en dépit des changements, la conservation de toutes les formes
antérieures : tendances à l’harmonisation, à l’augmentation de l’orchestre traditionnel, à la narrativité, etc.
Par contre, l’étude des conditions de la transmission du savoir musical révèle que, si le nombre de
musiciens praticiens a été multiplié par dix depuis trente ans, « l’enseignement est devenu une sorte
d’industrie culturelle de masse, et peu de professeurs sont attentifs à transmettre l’esthétique et l’esprit
traditionnel. Ils utilisent à peu près les mêmes recettes pédagogiques qui ont fait de nombreux
conservatoires orientaux des centres d’acculturation et même de déculturation » (p. 79). Selon l’auteur, il
s’agit là d’un obstacle majeur à la vitalité du répertoire savant, de la même façon que la technicisation
(ajoutée, depuis trente ans en Iran, à des performances presque uniquement destinées à l’industrie du
disque, étant donné la difficulté de jouer en concert) a rayé des objectifs musicaux la spontanéité du jeu et
de la création musicale, indispensable à une compréhension traditionnelle de la musique persane.
5 Tout ceci est évoqué par Jean During au fil de descriptions détaillées des instruments (chapitre 3 : « Les
instruments et leurs maîtres »), de leur jeu, de leur fabrication, et de leurs utilisations passées et actuelles –
on trouve par exemple des précisions sur la « mode mystique kurde » (p. 143) qui a fait du tanbur un
instrument désacralisé et, parallèlement, investi d’une aura spirituelle à la mode occidentale. L’auteur
dégage les particularités d’esthétique musicale à travers l’organologie, et pose « la discontinuité comme
spécificité de l’utilisation des instruments anciens » (p. 155). Le but d’une interprétation traditionnelle est
donc la création d’un espace et d’un temps sonore éphémère et subtilement contrasté, à l’opposé d’un jeu
homogène et lisse, concepts qui se comprennent bien à la lecture du chapitre 4, consacré à une description
musicologique du système du répertoire savant, et du fonctionnement de ses formes modales et de ses
rythmes. Après une histoire de l’élaboration et de l’évolution du système des dastgâh et la présentation de
son organisation structurelle, l’auteur dégage les caractéristiques stylistiques du répertoire, dont il qualifie
l’esthétique de « motivique » (p. 185) : les gushe (mélodies ou types mélodiques) sont construits autour de
micro-motifs, ou « modules » qui définissent le caractère persan d’une interprétation bien plus que la ligne
mélodique (p. 188). La question du rythme est aussi abordée en comparaison avec d’autres traditions
musicales du Maghreb et d’Asie Centrale, et une synthèse détaillée des modes et des rythmes des
répertoires régionaux et populaires conclut le chapitre.
6 Le chapitre 5 (« Performance, interprétation, invention ») aborde les différentes façons d’interpréter et
d’inventer : c’est la musique persane en performance. Jean During définit ici ce qui caractérise la
performance traditionnelle (rapport entre chant et instrument, références poétiques du chant et sens du
rythme, niveaux sonores différenciés, etc.) et surtout les démarches créatrices révélées par la pratique de
l’improvisation. Dans tous les cas, le radif fonctionne selon un modèle dont le musicien s’éloigne, se
rapproche, à partir duquel il construit ou déconstruit, mais qui reste toujours la base de la « syntaxe
musicale » (Safvate, cité p. 269) et fonde ainsi l’esthétique de la musique persane. C’est à ces fondements
esthétiques qu’est consacré le dernier chapitre du livre, dans une optique philosophique comprenant une
phénoménologie des affects. S’il n’y a plus de création en musique persane aujourd’hui, mais beaucoup de
travaux scientifiques et méthodes d’apprentissage, c’est parce que « la patrimonialisation du répertoire l’a
dévitalisé » (p. 276). Or cette vitalité se situe précisément dans l’interprétation du texte poétique, qui donne
son contenu au radif, dont l’esthétique globale reste « impressionniste plutôt qu’analytique » (p. 287), et
relève bien des affects (hâl). Le régime cognitif de la musique persane est celui de l’interprétation : produire
une appréhension personnelle et spécifique de la réalité. Pour finir, l’auteur s’interroge sur ce qui pourrait
« briser » la tradition : selon lui, l’occidentalisation (nombre de musiciens se tournent vers l’Occident pour
y chercher des sources d’inspiration de l’interprétation de la musique persane) ou la mondialisation ne
seraient pas tant en cause que la « Technique » (p. 297), qui pourrait entraîner un formatage des sonorités.
Une bibliographie et une discographie exhaustives et commentées, assorties d’une chronologie, complètent
l’ouvrage.
7 Indiscutablement, Jean During offre ici une vision globale du « fait musical » en Iran, à la fois historique,
sociale et esthétique – du point de vue de l’ethnomusicologue et du connaisseur. Son regard personnel
permet au lecteur d’approcher de l’intérieur les problématiques de l’interprétation, dans un langage clair et
fluide. Si le répertoire savant, « la musique persane », occupe une grande place dans ce portrait musical de
l’Iran, c’est que, malgré la revalorisation progressive des traditions régionales, il reste le référent musical
majeur. Toutefois, la « décadence » relative du vécu musical traditionnel décrite par l’auteur concerne,
comme il le note, avant tout Téhéran : les choses sont parfois différentes pour les musiciens en province
(qu’il s’agisse des répertoires savants ou populaires), moins engagés aussi dans les querelles de chapelle qui
divisent le milieu musical de la capitale, et plus proches peut-être d’un environnement naturel exalté par la
poésie (laquelle demeure au centre de la musique). Ils ne démentiraient pas la conception des musiques
d’Iran offerte ici, et, à l’image de l’auteur, considèrent les changements comme inhérents à la notion même
de tradition – tant que ces derniers ne remettent pas en question ses fondements même.
Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye, Jane Harvey et
Emmie te Nijenhuis eds.: Hindustani Music: Thirteenth
to Twentieth Centuries
New Delhi: Manohar & Codarts, 2010

Julien Jugand

RÉFÉRENCE
Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye, Jane Harvey et Emmie te Nijenhuis eds.: Hindustani Music: Thirteenth to
Twentieth Centuries. New Delhi: Manohar & Codarts, 2010. 736 p., ill. n.b.
1 L’histoire de la musique hindustani, la musique « savante de l’Inde du Nord », renvoie à un champ de
recherche d’une grande richesse qui mobilise des disciplines aussi diverses que l’histoire, l’anthropologie et
l’ethnomusicologie. La seconde moitié du XX e siècle voit une remise en cause de certains présupposés à
partir de nouvelles sources textuelles et iconographiques sur la musique qui propose une lecture critique
des historiographies produites à la période coloniale. L’ouvrage Hindustani Music : Thirteenth to Twentieth
Century (HM) représente un effort considérable dans ce domaine. Il met en perspective les travaux
d’éminents chercheurs qui pratiquent pour la plupart la musique hindustani. Certains d’entres eux, comme
Harold Powers qui offre ici une contribution monumentale sur les systèmes de classification des rāga, ont
contribué à la rédaction des sections sur la musique indienne d’encyclopédies comme le New Grove Dictionary
of Music and Musicians (1980).
2 HM est la publication – revue, éditée et augmentée de cinq chapitres – de communications présentées lors
d’un symposium organisé au conservatoire de Rotterdam du 17 au 20 décembre 1997 et intitulé « The
History of North Indian Music : Fourteenth to Twentieth Century ». Elle réunit plusieurs études inédites
ainsi que des mises à jour de travaux antérieurs, utilisant une grande diversité de textes en langues
indiennes et en persan, souvent méconnus. L’introduction présente quatre savants de la période coloniale :
l’orientaliste William Jones, N. Augustus Willard, le musicologue Sourindro Mohan Tagore ainsi que le
personnage clé de la musique hindustani au XXe siècle, le musicologue et réformateur Vishnu Narayan
Bhatkhande. Tout en ayant entretenu des rapports divergents avec l’histoire de cette musique, ils
exercèrent une influence majeure sur sa situation contemporaine. HM est organisé en cinq parties :
3 « The Formative Period » qui débute au XIIIe siècle, à l’époque du sultanat de Delhi et de l’émergence
d’importants centres politiques et culturels régionaux ainsi que de la culture indo-persane. C’est également
à cette période qu’est rédigé un texte fondateur de la musique hindustani, le sagītaratnākara, un traité de
musique en sanskrit abondamment commenté et traduit dans plusieurs langues de l’Inde, ainsi qu’en
persan. Il constitue encore aujourd’hui un texte de référence. Cette partie s’ouvre sur une savante
présentation des sources sanskrites et persanes par Emmie te Nijenhuis et Françoise ‘Nalini’ Delvoye, qui
mettent en évidence leur diversité et la difficulté de leur interprétation. Suivent des contributions de
Madhu Trivedi, Richard Widdess et Katherine Butler Brown.
4 « The Modern Period » est présenté par Joep Bor et Allyn Miner. Suivant une logique chronologique et
géographique, les deux auteurs décrivent les transformations musicales majeures du Nord de l’Inde du
XVIIIe siècle à nos jours, les mettant en perspective avec les transformations politiques et l’évolution des
modes de patronage. Cette présentation est suivie des contributions de Regula Burckhardt Qureshi, Peter
Manuel, Daniel Neuman, Sulochana Brahaspati, Charles Capwell, Michael D. Rosse, David Trasoff et Ashok D.
Ranade.
5 « Musical Instruments » comprend les chapitres rédigés par Allyn Miner, Philippe Bruguière, Joep Bor et
James Kippen ; « Indian Music and the West » ceux de Gerry Farrell, Ian Woodfield, Neil Sorrell et Rokus de
Groot ; « Concept and Theories » ceux de Harold Powers, Suvarnalata Rao et Wim van der Meer.
6 Au fil de ces cinq parties, les contributeurs abordent un large éventail d’aspects de la musique hindustani
tels que les sources écrites et iconographiques, les textes en contextes, les genres poétiques et musicaux, les
lieux et processus de patronage, les communautés de musiciens, les sociétés musicales, les instruments, les
influences mutuelles entre musiques occidentales et indiennes, les systèmes de classification et les concepts
musicologiques.
7 Plusieurs chapitres évoquent également le rapport qu’entretient la musique hindustani avec le colonialisme
et le mouvement nationaliste. Les musiques indiennes considérées aujourd’hui comme « classiques »,
hindustani et carnatique, furent en effet l’objet d’enjeux historiographiques importants à la période
coloniale. Des chercheurs, orientalistes et musicologues indiens, souvent associés au mouvement
nationaliste, tentèrent d’établir une continuité entre les sources textuelles de l’Inde ancienne et la pratique
moderne. Cette entreprise suscita – et suscite encore – de nombreux débats. Elle postule une unité et une
continuité culturelle hindoue issues des visions brahmaniques dont les orientalistes étaient les héritiers et
qui furent également réinterprétées dans le cadre des hagiographies nationalistes. Par ailleurs, elle véhicule
une perspective « pro hindoue » ouvertement hostile aux musiciens professionnels musulmans, qui étaient
alors les principaux détenteurs des traditions musicales de cour.
8 Ces historiographies orientalistes et nationalistes, qui étaient loin de toujours s’accorder, eurent une
influence importante sur la pratique musicale et la perception contemporaine de l’histoire culturelle de
l’Inde. À titre d’exemple, je commenterai trois des contributions de HM qui ont trait à ces questions.
9 Regula B. Qureshi (chapitre 8) présente un texte en urdu, écrit peu après la révolte des Cipayes de 1857, qui
est essentiel à la compréhension de l’histoire moderne de la musique hindustani et de son patronage :
Madan al-Mūsīqī de Hakim Muhammad Karam Imam. Il n’était jusqu’ici accessible que grâce à trois courts
extraits qui furent traduits en anglais en 1959 et 1960 par Govind Vidyarthi. Qureshi propose ici une
introduction critique à ce texte. Elle met en contexte la rédaction du manuscrit avec ce moment charnière
de la période coloniale et inscrit sa publication lithographiée en 1925 au cœur du projet de réforme du
musicologue Bhatkhande, lui même impliqué dans le mouvement nationaliste. L’analyse, extrêmement fine,
participe de la démarche scientifique de l’auteur qui propose une perspective macroscopique des enjeux
historiques et politiques tout en replaçant les acteurs (ici Karam Imam) au cœur de son étude.
10 David Trasoff (chapitre 14) aborde la question des rapports entre le mouvement nationaliste et les
transformations de la musique hindustani dans la première moitié du XXe siècle à travers l’analyse des
quatre premières « All-India Music Conference ». S’appuyant sur la notion d’idéologie coloniale proposée
par Thomas Metcalf et sur les apports de l’historiographie critique dite « postcoloniale » de Partha
Chatterjee et Ranajit Guha, l’auteur analyse ces quatre rassemblements de patrons de la musique, de
musicologues et de musiciens et les interprète comme participant d’un projet politique visant à la
formation d’une culture nationale. Trasoff montre comment les sujets de discussion abordés lors de ces
rencontres ainsi que la place donnée aux musiciens illustrent les enjeux et tensions au sein du milieu
musical et ses liens avec le mouvement nationaliste. Cependant, la distinction courante reprise par l’auteur
entre, d’une part, des réformateurs et musicologues issus des classes moyennes anglicisées possédant la
légitimité de parole et, d’autre part, des membres de l’aristocratie qui seraient réduits aux simples rôles de
bailleurs et de faire-valoir de ces conférences, apparaît trop schématique et soulève des questions
historiques encore non résolues.
11 La contribution de Suvarnalata Rao et Wim van der Meer (chapitre 25) propose une érudite et didactique
rétrospective des enjeux musicologiques du concept de śruti, terme souvent traduit par « micro-
intervalle ». C’est un des concepts clés les plus abstraits de la musicologie indienne dont la première
évocation apparaît dans le nāyaśāstra (qui aurait été composé autour du IIe siècle avant J.-C.). Il fait encore
aujourd’hui l’objet de vifs débats quant à sa pertinence dans la pratique musicale. Rao et van der Meer se
livrent à la fois à une relecture du sens donné à ce concept dans les textes fondateurs de la musicologie
indienne et à une critique éclairée des travaux réalisés pendant la période moderne, donnant une place
importante aussi bien aux postulats des auteurs qu’aux instruments de mesure utilisés. Ils illustrent ainsi
comment le concept de shruti constitue un des axes du débat sur la continuité culturelle et musicale entre
les périodes ancienne et moderne ainsi que sur les liens entre le contenu des traités et la pratique des
musiciens. Cette question, au premier abord purement musicologique, fut influencée, à l’époque du
mouvement nationaliste, par les enjeux de l’élaboration d’une culture « indienne », le plus souvent
considérée comme millénaire, et « hindoue ».
12 Par la diversité de ses contributions et la variété des sources, méthodes et approches employées, HM couvre
un grand nombre d’aspects de l’histoire de la musique hindustani. Malgré l’intervalle de temps important
écoulé entre la conférence de 1997 et sa publication en 2010, il ne put intégrer certains des travaux les plus
récents comme ceux de Janaki Bakhle, Eriko Kobayashi et Lakshmi Subramanian sur la question
nationaliste. L’ouvrage fournit néanmoins de précieux matériaux pour une discussion sur les catégories
musicales, leurs trajectoires historiques et les enjeux que celles-ci soulèvent dans l’Inde contemporaine. La
diversité des contributions offrira également aux lecteurs un aperçu de la complexité du terme de
« musique hindustani », dont l’étude spécifique devra faire l’objet de futurs travaux.
13 HM constitue la référence sur l’état de la recherche dans le domaine. En dépit de certaines illustrations
difficilement lisibles, la qualité des contributions et celle de son édition (renvois entre articles, références
bibliographiques précises, index détaillé) en font un outil indispensable pour tous les chercheurs travaillant
sur l’histoire culturelle de l’Inde. Il confirme la complexité et la richesse d’une musique qui pose encore de
nombreuses questions historiques et anthropologiques et souligne l’importance de recherches
interdisciplinaires conjointes.
CD
Collection universelle de musique populaire/The World
Collection of Folk Music. Archives Constantin Brăiloiu
(1913-1953)
Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert. Archives internationales de musique populaire,
Musée d’ethnographie, Genève/Disques VDE-GALLO, Lausanne, 2009

Madeleine Leclair

RÉFÉRENCE
Collection universelle de musique populaire/The World Collection of Folk Music. Archives Constantin Brăiloiu (1913-
1953). Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert. 4 CD audio. Archives internationales de
musique populaire, Musée d’ethnographie, Genève, AIMP LXXXV-LXXXVIII / Disques VDE-GALLO,
Lausanne, VDE CD-1261-1264, 2009
La seconde réédition de la Collection universelle de musique populaire représente, aux côtés de l’exposition
sonore L’air du temps et de la publication de l’ouvrage collectif Mémoire vive (voir pp. 277-281), l’un des
événements marquants lancés par Laurent Aubert pour faire de 2009 une année célébrant la mémoire de
l’ethnomusicologue roumain Constantin Brăiloiu.
Cette publication se présente sous la forme d’un livre multimédia contenant 4 CD reproduisant les cent
soixante-neuf pièces musicales sélectionnées par C. Brăiloiu pour l’édition originale, augmentées de cinq
morceaux enregistrés en 1952 dans les Asturies (nord de l’Espagne) et restés inédits jusqu’ici. La partie texte
comprend la préface à l’édition originale par Ernest Ansermet, une introduction de Laurent Aubert,
l’ensemble des notices rédigées par Brăiloiu et la reproduction de vingt-et-une photographies noir et blanc.
Quant à l’essai de Jean-Jacques Nattiez : « Brăiloiu, collecteur, comparatiste et structuraliste », il est intégré
au CD 1 (document de 18 pages en format .pdf). Tous les textes sont traduits en anglais.
L’édition originale de la Collection comportait quarante disques 78 tours 25 cm accompagnés de leurs
commentaires. Elle fut publiée entre 1951 et 1958, sous les auspices du Conseil International de la Musique
et des Archives internationales de musique populaire (AIMP), avec le concours de l’UNESCO. À l’initiative de
Jean-Jacques Nattiez et de Laurent Aubert, la Collection fut republiée en 1984 sous la forme de 6 microsillons
33 tours, avec une importante contribution de Nattiez.
Cette seconde réédition met donc à nouveau en circulation ce qui est à la fois l’une des réalisations
majeures de Brăiloiu et l’une des premières publications discographiques d’envergure consacrées aux
musiques du monde. Cette Collection est du plus haut intérêt scientifique, et ce à plusieurs titres.
Tout d’abord, elle permet de redécouvrir de nombreux documents sonores anciens et rares, dont la plupart
sont d’excellente qualité. L’enregistrement le plus ancien date de 1913. C’est la briolée aux boeufs (CD 3 : 1),
un chant de labour capté par Ferdinand Brunot dans le Berry français. Particulièrement émouvant,
l’enregistrement révèle une voix au timbre riche, déroulant une suite de phrases mélodiques qui explore un
large ambitus, alternant avec quelques passages faisant entendre la répétition d’un mot crié-chanté. Toutes
les autres pièces ont été enregistrées entre 1930 et 1953 : on peut estimer qu’un nombre significatif d’entre
elles sont représentatives de répertoires qui ont disparu ou qui ont subi de profondes transformations
depuis l’époque où elles ont été recueillies.
Les critères de sélection et de regroupement des cent soixante-quatorze pièces musicales de cette Collection
sont tout à fait significatifs des motivations qui animaient l’activité de recherche et de réflexion entreprise
par Brăiloiu.
Les musiques sont regroupées en quarante et un petits corpus distincts, correspondant aux quarante
disques 78 tours de l’édition originale, plus l’ensemble de pièces des Asturies. Chaque corpus est associé à
une notice.
Six corpus concernent des musiques provenant d’Afrique (Niger, Algérie, Ethiopie, République du Congo,
Côte d’Ivoire) et cinq d’Asie (populations turcophones d’Anatolie, Inde du Nord, Japon, Chine, populations
aborigènes de Taïwan). Toutes les autres pièces proviennent de diverses régions de l’Europe : Caucase
(Géorgie occidentale, Russie), Balkans (populations roumanophones d’Ukraine ; Roumanie, Bulgarie, Serbie,
Grèce, musique judéo-espagnole de Thessalonique), Europe de l’Ouest (Italie, France, Portugal et Espagne)
et Europe du Nord (Irlande, Ecosse, Angleterre, Belgique, Suisse, Allemagne, Autriche, Norvège et Estonie).
L’anthologie est complétée par deux enregistrements réalisés chez les Inuit de l’ouest de la Baie d’Hudson
(Canada, province du Nunavut).
Vingt-six disques de l’édition originale ont servi de base à la réalisation d’une série de conférences que
Brăiloiu donna à la Radio Suisse romande entre 1951 et 1954. Dans son essai, Nattiez analyse le choix
extrêmement sélectif des pièces musicales présentées dans la Collection, les contenus des vingt-et-une
conférences qui ont été conservées en archive et les textes des notices associés à chaque corpus afin de
reconstituer l’approche théorique et méthodologique des investigations comparatistes de Brăiloiu, que lui-
même n’a jamais exposée de manière complète et systématique. Ainsi, les critères qui semblent avoir
motivé le choix des musiques reflètent certains des principaux axes de réflexion suivis par Brăiloiu : relevé
des différents modes d’expression d’un même genre musical (chants de travail, « chant long », musique
polyphonique, « musique à programme », etc.), confrontation de pièces musicales d’origines diverses
faisant entendre l’un des procédés de composition auxquels il a consacré des études systématiques
(rythmique enfantine, rythmes aksak, échelles, giusto syllabique), ou encore investigation visant à suivre la
diffusion de certaines spécificités stylistiques comme le « chromatisme oriental » ou l’influence de la
musique arabe dans une région donnée. Une autre préoccupation qui transparaît dans les commentaires
rédigés par Brăiloiu est son questionnement concernant l’ancienneté de certaines pratiques musicales.
La grande majorité des enregistrements présentés dans la Collection (soit cent trente-six pièces) donnent à
entendre des musiques vocales. Certains chants sont parfois accompagnés du jeu d’un ou plusieurs
instruments de musique, mais à quelques exceptions près, ils sont relégués au second plan. Cette anthologie
n’est donc pas sans rappeler l’orientation du projet de Béla Bartók qui, entre 1906 et la fin de la Première
Guerre mondiale, a entrepris de procéder à l’analyse comparative d’un corpus de plus de treize mille chants
populaires hongrois, dans le but de rendre compte de l’évolution historique du style des mélodies
chantées1.
Compte tenu de la forte dominante vocale de cette sélection et de la diversité remarquable des expressions
et des timbres vocaux, on peut penser que Brăiloiu avait peut-être en vue l’exploration d’un axe de
recherche dont le fil conducteur aurait été la description et l’analyse des techniques et modes d’émission
vocale.
Enfin, la multiplicité des sources sollicitées par Brăiloiu pour réunir tous les documents nécessaires à la
constitution de sa Collection donnent une idée du rayonnement des réseaux scientifiques auxquels il
appartenait. Les cent soixante-quatorze pièces de la Collection ont été enregistrées par plus de trente-cinq
personnalités différentes, auxquelles il faut bien sûr ajouter Brăiloiu lui-même. Plus d’une vingtaine
d’institutions (centres d’archives, centres et instituts de recherche, conservatoires, universités, sociétés
radiophoniques, etc.) réparties dans plusieurs pays d’Europe et d’Asie avaient été mises à contribution.
L’ensemble des acquisitions d’archives sonores dans lequel Brăiloiu a puisé sa sélection constitue le point de
départ des Archives internationales de musique populaire (AIMP), qu’il a fondées au Musée d’ethnographie
de Genève en 1944. La publication de la Collection et ses rééditions coïncident avec des moments clés dans
l’histoire des AIMP. L’édition originale correspond, on l’a vu, à la fondation des AIMP qui connurent une
période particulièrement prospère jusqu’au décès de Brăiloiu survenu en 1958. Après plus de vingt-cinq ans
d’abandon, les AIMP connurent une renaissance à partir de 1984, date de l’arrivée de Laurent Aubert au
Musée d’ethnographie de Genève et de la première réédition de la Collection, qui fut couronnée en 1986 du
Prix du Patrimoine de l’Académie Charles Cros. Quant à la seconde réédition de 2009, à nouveau célébrée
par l’Académie Charles Cros qui lui a décerné un « Coup de cœur Musiques du Monde » (6 janvier 2010), elle
s’inscrit dans un projet plus vaste conduit par Aubert pour célébrer, en 2009, le cinquantenaire du décès de
Brăiloiu ; elle concorde aussi avec deux autres dates anniversaires qu’on peut rappeler : les soixante-cinq
ans d’existence des AIMP et le vingt-cinquième anniversaire de la première réédition de la Collection et de la
parution de Problems of Ethnomusicology 2qui rassemble, dans une version anglaise, quelques uns des écrits
les plus importants du maître roumain.
Mais la remise en circulation cyclique de cette publication discographique (environ tous les vingt-cinq ans)
coïncide aussi avec des moments-clés de l’édition discographique. Jean-Jacques Nattiez nous rappelle qu’en
1973, Gilbert Rouget soulignait le fait que la première édition avait été publiée au moment où le microsillon
commençait à détrôner le 78 tours et de ce fait était restée injustement méconnue (Nattiez, p. 3). Et en 1984,
la première réédition sur microsillons s’est faite au moment où le CD commençait à supplanter tous les
autres supports. Cette dernière réédition en CD n’a été rendue possible que grâce à l’important travail de
numérisation réalisé par les AIMP pour sauvegarder les précieux documents sonores qu’elles conservent : la
pérennité et la diffusion en sont maintenant assurées par une mise à disposition intégrale des
enregistrements de cet important fonds sur le site du musée d’ethnographie de Genève (http://www.ville-
ge.ch/meg/musinfo_ph.php).
France. Une anthologie des musiques traditionnelles
Guillaume Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009

Luc Charles-Dominique

RÉFÉRENCE
France. Une anthologie des musiques traditionnelles. Enregistrements d’archives; réalisation et textes: Guillaume
Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009
1 Lancé il y a au moins cinq ou six ans par Guillaume Veillet pour le compte des éditions Frémeaux &
Associés, le vaste chantier France : une anthologie des musiques traditionnelles vient de connaître son
aboutissement par une monumentale édition d’un coffret de dix disques. Projet pharaonique comme il en
paraît un tous les dix ou vingt ans, et consacré à un domaine particulier, cette anthologie est le fruit d’une
collaboration d’un nombre considérable de chercheurs et collecteurs individuels, d’associations (entre
autres les Centres régionaux de musiques et danses traditionnelles) et d’institutions, au premier rang
desquelles figure le MuCEM (Musée des civilisations d’Europe et de la Méditerranée, ex-Musée national des
Arts et Traditions Populaires). Alternant avec un certain bonheur des chants de toutes sortes, des pièces
instrumentales, des « paysages sonores » et quelques enregistrements anciens de rituels, chacun des dix
disques offre à l’auditeur une exploration sonore de grande qualité, souvent dépaysante car renvoyant la
plupart du temps à des époques lointaines et depuis longtemps révolues. Chaque disque est introduit par
une petite présentation des principales caractéristiques musicales et culturelles de la zone abordée ; chaque
pièce bénéficie d’une notice écrite avec concision et précision, permettant de contextualiser les divers
enregistrements. Enfin, la provenance des phonogrammes est soigneusement indiquée, de même que, pour
chaque disque, la mention de toutes les collaborations – mais, là, avec des oublis ou au contraire des
mentions qui n’ont pas vraiment lieu d’être.
2 L’organisation de cette anthologie est telle que l’auditeur se voit contraint d’adopter le découpage
« régional » : 1) « Bretagne (enregistrements réalisés entre 1900 et 2006) » ; 2) « France de l’Ouest
(enregistrements réalisés entre 1956 et 2006) » ; 3) « Auvergne et Limousin (enregistrements réalisés entre
1913 et 1998) » ; 4) « Centre France (enregistrements réalisés entre 1909 et 1997) » ; 5) « Sud-Ouest
(enregistrements réalisés entre 1939 et 2006) » ; 6) « Méditerranée (enregistrements réalisés entre 1935 et
2003) » ; 7) » Alpes, Nord et Est (enregistrements réalisés entre 1930 et 2006) » ; 8) « Corse (enregistrements
réalisés entre 1916 et 2009) » ; 9) « France d’Outre-mer (enregistrements réalisés entre 1962 et 2007) » ; 10)
« Français d’Amérique (enregistrements réalisés entre 1928 et 2004) ». Parti pris assez classique, mais qui
présente l’inconvénient de « zoner », de territorialiser des pratiques musicales très diverses, de les
essentialiser aussi. Et puis, un tel traitement est parfois cause d’incohérences difficilement justifiables.
Ainsi, dans le disque « Méditerranée », on trouve des enregistrements de Patrick Mazellier réalisés dans le
village d’Orcières (Hautes-Alpes), c’est-à-dire dans une culture alpine et montagnarde qui a bien peu à voir
avec celle du littoral méditerranéen (il est vrai qu’ici, ce sont le Dauphiné et le Vivarais qui sont en
« Méditerranée »), alors qu’il aurait peut-être été plus judicieux de les placer dans le disque suivant, mais
dans lequel on a bien du mal à comprendre la logique géoculturelle qui a prévalu à l’établissement de la
zone « Alpes, Nord et Est » définie comme suit : « Aire franco-provençale – Val d’Aoste, Suisse romande,
Savoie, Lyonnais –, Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Nord, Wallonie, Paris et le bal musette » ! De même,
dans le texte introductif du disque « Sud-Ouest », la géographie de cette zone est présentée de telle façon
que le Béarn et la Bigorre ne se trouvent plus en Gascogne, que le Quercy est déclaré attenant à l’Auvergne,
alors qu’il l’est tout autant – sinon plus – au Limousin.
3 N’étant évidemment pas spécialiste de ces dix grandes zones, je serai dans l’incapacité de porter une
appréciation précise et détaillée sur la représentativité musicale de chacune d’entre elles en regard des
choix opérés par Guillaume Veillet. Dans celles que je connais le mieux (« Sud-Ouest » et « Méditerranée »),
j’ai constaté des déséquilibres et des manques. Par exemple, dans le disque « Sud-Ouest », la dimension
instrumentale est sous-représentée (même pas le tiers des pièces), avec une curieuse absence de toute
référence au hautbois, alors que sont disponibles les enregistrements de Charles Alexandre aux hautbois de
Bigorre, du Couserans et du Haut-Languedoc. Dans le disque « Méditerranée », aucune référence n’est faite
aux marins et pêcheurs (il existe un air de procession des pêcheurs de Gruissan – Aude – pour la Saint-
Pierre), à l’animation musicale et aux paysages sonores des jeux taurins, au jeu du violon en Languedoc, au
hautbois des Cévennes, au fait que les Gitans sont soit andalous, soit catalans, etc. Mais il est vrai que
vouloir dresser le portrait sonore d’un territoire en soixante-dix minutes, au-delà de la notion de « paysage
sonore » que je considère personnellement comme une construction idéologique, méthodologiquement
inopérante, demeure une formidable gageure.
4 Il y a néanmoins, dans toute cette « régionalisation » musicale, un fait notable qui dénote l’évolution
positive que connaît l’ethnomusicologie de la France depuis déjà un certain nombre d’années. La « France »
qui nous est présentée ici s’ouvre sur l’Outre-mer et aussi sur la francophonie nord-américaine. Certes,
l’intérêt pour l’Outre-mer ne date pas d’aujourd’hui et l’auditeur trouvera dans le disque consacré à cette
zone plusieurs enregistrements déjà anciens de Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite Pichonnet-
Andral. Mais, jusqu’à une période assez récente, le revivalisme français des musiques et danses
traditionnelles n’a pas suscité grande attention, dans l’ensemble, aux musiques de l’Autre, extra-
hexagonales, hors « métropole ». Cependant, cette anthologie, dont la plupart des pièces soit sont
anciennes, soit datent des années 1970 et 1980, ne s’écarte que trop peu encore des cultures musicales
régionales de la France métropolitaine, qui sont ici à peu près toutes rurales, de surcroît. En effet, dans les
huit premiers disques (235 phonogrammes au total), on n’entend en tout et pour tout que six pièces de
musiques tsiganes, juive, d’émigrés polonais, grecs, etc.
5 Cette anthologie publie des enregistrements inédits et d’autres qui ont déjà été publiés. Les pièces inédites
représentent 41 % des phonogrammes (120 sur 293). Ce qui est assez surprenant, c’est que la grande
majorité des pièces publiées provient de CDs assez récents (96 pièces) ; 66 sont des publications
d’enregistrements provenant de disques 33 tours ; seulement 11 sont des publications de 78 tours. D’une
région à l’autre, le ratio entre inédits et publiés varie très sensiblement. Cet intéressant constat est très
éclairant sur les niveaux des différents traitements régionaux de l’édition discographique des documents de
collecte. Certaines régions, notamment à travers leurs Centres régionaux de musiques et danses
traditionnelles ou certaines associations patrimoniales emblématiques et dynamiques, se sont dotées
d’outils éditoriaux efficaces, comme par exemple les collections discographiques d’ethnomusicologie
régionale, généralement estampillées « Atlas sonores ». Dans d’autres régions (parfois pour d’autres
raisons), la publication des sources est moins avancée. De ce point de vue, le disque « Corse » est une
magnifique réussite : il est presque entièrement inédit (20 inédits contre 4 enregistrements publiés dans des
33 tours) ! Au-delà de la beauté des enregistrements, son intérêt n’en est que plus important. Par ailleurs,
j’ai été très surpris de la quantité des pièces inédites en provenance du MuCEM : 45 au total (soit environ un
disque et demi), sans compter celles qui sont reproduites ici mais qui ont déjà été publiées. Ce n’est pas la
présence de ce fonds qui me surprend car on connaît depuis maintenant un certain nombre d’années, avec
Florence Gétreau dans un premier temps, puis avec Marie-Barbara Le Gonidec aujourd’hui, la volonté
d’ouverture, de restitution des fonds aux régions, de collaboration éditoriale. Mais enfin, on se demande
pourquoi le MuCEM, grande institution patrimoniale nationale, ne s’est encore jamais lancé dans une
édition systématique de ses fonds ! On se prend à rêver d’une immense collection discographique, un peu à
l’image de l’édition des archives d’Alan Lomax, qui serait de surcroît véritablement scientifique (avec
comité éditorial).
6 Je terminerai avec deux critiques plus générales, l’une portant sur la présentation formelle de cette
anthologie, l’autre sur son traitement documentaire. Le « coffret » dont il est question ici se résume en
réalité en un large emballage cartonné ouvert sur un côté, dans lequel on glisse un à un les dix « boîtiers
cristal » des CDs ! Présentation tristement indigente (je ne parlerai pas ici des illustrations des jaquettes
conçues par Crumb et qui ne sont pas sans évoquer les années 1970 et leur culture underground) pour une
réalisation qui n’a jamais connu de précédent et qui ne sera sans doute pas renouvelée de sitôt, pour un
projet éditorial d’envergure internationale ! Au-delà de la présentation, c’est le traitement éditorial lui-
même qui semble irrationnel. Ainsi, chaque disque possédant son livret (que l’on froisse ou que l’on arrache
à chaque fois que l’on veut le consulter !), nous avons dix fois le même texte général de présentation de
l’anthologie (les collectes historiques en France, le revival, etc.) et dix fois le même texte d’intention de la
FAMDT (Fédération des Associations de Musiques et Danses Traditionnelles, l’un des partenaires de cette
publication) ; un texte curieux d’ailleurs qui, en insistant fortement sur la nécessité d’utiliser aujourd’hui
ces sources pour une création contemporaine, donne presque l’impression de « s’excuser » d’une
publication à caractère aussi ethnomusicologique, ce qui me paraît en totale contradiction avec le projet
éditorial lui-même.
7 En place de ces redondances, on aurait aimé trouver des textes beaucoup plus consistants sur l’histoire des
collectes, la constitution du champ de l’ethnomusicologie de la France, le revival, etc. On aurait aimé lire un
traitement documentaire réellement scientifique des enregistrements publiés. On ne peut pas mettre côte à
côte une collecte de Ferdinand Brunot et une autre de Claudie Marcel-Dubois sans expliquer ce qui les
différencie fondamentalement, au-delà des décennies qui les ont séparées. On ne peut pas publier des
enregistrements de rituels par Claudie Marcel-Dubois sans se livrer à une anthropologie du sonore, même
rapide. On ne peut pas présenter la flûte pìrula corse seulement comme « un instrument à vent taillé dans le
roseau » ! Par ailleurs, plusieurs chants historiques ou complaintes sont déclarés non « traditionnels », tout
simplement parce que certains sont signés, à l’instar d’une chanson écrite en 1856 et que chantait l’une des
domestiques de George Sand. Guillaume Veillet nous précise alors : « Il ne s’agit en aucun cas d’une chanson
traditionnelle. » Ne doit-on pas ici poser le problème différemment, en évitant à tout prix de reproduire
d’une part les schémas folkloriques historiques, d’autre part de se référer à la notion problématique de
« tradition », en usant de notions plus précises (non connotées) comme par exemple « formes orales
standardisées », que Goody suggéra en son temps et qui me paraît ici beaucoup plus juste ? Une telle
publication, qu’on le veuille ou non, est une édition d’ethnomusicologie. Elle se doit impérativement d’être
présentée de façon rigoureuse et scientifique, au risque d’aboutir à un non-sens éditorial en cas contraire.
8 Que toutes ces petites critiques ne ternissent en rien l’immense plaisir que j’ai ressenti à l’écoute de ces
nombreux disques, plaisir toujours enrichi de la découverte de ces pièces pour la plupart du plus haut
intérêt. C’est une œuvre monumentale, titanesque, rare, qui vient d’être réalisée ici. Il faut en être
reconnaissant à Guillaume Veillet, son concepteur et son réalisateur, et aussi à Frémeaux & Associés qui
poursuivent ici une action patrimoniale utile et de grande ampleur.
Bulgarie. L’art de la gadulka
Enregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler, 2009

Marie-Barbara Le Gonidec

RÉFÉRENCE
Bulgarie. L’art de la gadulka. Enregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler. 1 CD AIMP XCI / VDE CD-1278, 2009
1 L’art de la gadulka est le deuxième disque de la collection des Archives Internationales de Musique Populaire
du Musée d’ethnographie de Genève dédié à la Bulgarie. Si le premier était consacré aux traditions
pastorales (Le Gonidec 2004), où prévalent flûtes et cornemuses, celui-ci se penche sur cet instrument à
cordes appelé gadulka, qui se jouait jadis essentiellement dans l’univers villageois et dont l’aspect et l’accord
varient sensiblement d’une région à l’autre. La gadulka et les aérophones pastoraux représentent les seuls
instruments mélodiques bulgares de tradition rurale, puisque le luth tambura était plutôt joué dans les
régions plus orientales du pays, parmi les Pomaks (Bulgares islamisés à l’époque ottomane). Ces trois
instruments mélodiques étaient accompagnés d’une percussion, la grosse caisse tapan, tandis que, parmi les
Pomaks, se jouait aussi un tambour sur pied appelé tarambuka. Mise à part la cornemuse, tous les
instruments que l’on vient de citer sont présents dans ce CD, de même que l’accordéon, donnant à la gadulka
un riche environnement musical et à ce disque, une certaine variété.
2 Incompatible avec les changements socio-économiques drastiques que le gouvernement communiste
imposa aux Bulgares au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mode de vie ancestral, fondé sur la
propriété familiale et le patriarcat, disparut très rapidement. Sa musique évolua vers une pratique
« urbaine d’ascendance rurale », pour reprendre les termes de l’auteur du livret, ce qui lui permit de se
perpétuer pendant toute la période communiste, qui prit fin en 1989. Le disque présente différents aspects
du jeu de la gadulka, du plus « pur » style traditionnel villageois (plage 1) au jeu plus contemporain (plage
5), en passant par la pratique d’ensemble, typique de la période communiste (plage 13). Le livret retrace
rapidement, dans un style agréable à lire, l’histoire de la musique bulgare de ces dernières décennies, une
musique dite « narodna muzika », que l’on a du mal à traduire, puisque narod signifie « peuple », et que
narodna peut être rendu par « national » ou « populaire », au sens politique du terme (le peuple
représentant la nation), mais aussi par « traditionnel ». Car « La » tradition a bien été maintenue à l’époque
communiste, et, ce avec grand soin, pour conserver cet « art du peuple bulgare » (narodno tvortchestvo)
servant de base pour des compositeurs dans la création d’un « nouvel art démocratique » plus digne de
représenter la nouvelle République, mais sans en gommer les racines, source de fierté. C’est ainsi qu’ont vu
le jour de grandes troupes de musiciens et de danseurs – dont l’ensemble national Filip Koutev, fondé en
1951, est le plus emblématique –, formations « officielles » dans lesquelles la gadulka occupait une place de
choix parmi les autres instruments évoqués plus haut.
3 Le livret décrit ainsi le passage de l’instrument, du village à la scène, évoquant les transformations qu’il a
subies pour ce faire (on voulait imiter le violon…) et jusqu’à son aspect contemporain. Il en est revenu à la
diversité d’accordages qu’il connaissait jadis (accord de Gabrovo : la, ré, mi ; de Dobrudja : la’-la-ré’ ; de
Thrace : la-ré-la ou la-mi-la) et, pour ce qui concerne l’aspect morphologique, c’est la gadulka de Thrace qui
est maintenant considérée comme le modèle standard, et c’est elle qu’on entend ici. Ses trois cordes, à
l’origine en boyau, sont de nos jours des cordes de métal filées. Les cordes sympathiques qu’on lui
connaissait dans certaines régions seulement, dont la Thrace, ont été conservées. Ces onze cordes qui ne
sont pas touchées par l’archet, mais dont la vibration est entraînée par « sympathie », autrement dit par
résonance avec les notes jouées à la même hauteur (ou fréquence) donnent au timbre de l’instrument cette
« épaisseur » et cette richesse de couleurs qu’on entend très bien à la plage 9, laquelle dévoile un très bel
aperçu des sonorités de la gadulka bulgare.
4 L’origine de l’instrument est ancienne. On le compare au rebec médiéval dont il partage la morphologie et
la structure, puisqu’on le confectionne non pas par assemblage de différentes planchettes ou éclisses, mais
à partir d’une seule pièce de bois. La cavité creusée pour la caisse de résonance est fermée par une table
d’harmonie. Si gadulka est le nom que donnent les Bulgares à cette vièle de nos jours, ce type instrumental
n’est pas propre à la Bulgarie. Preuve est donnée avec le rebec ; mais on le trouve aussi, sous des formes
spécifiques, dans le reste des Balkans (lyra grecque, par ex.) et en Turquie (kemençe). Il est intéressant de
noter que son nom viendrait de gud, qui, dans les langues slaves, se rapporte à l’émission sonore. Outre ces
indications géographiques et étymologiques, le livret évoque aussi le contexte de jeu de l’instrument,
souvent utilisé pour les mariages. Plusieurs plages sont consacrées au répertoire nuptial, qui comporte
autant des airs lents (complaintes de la mariée) que des airs à danser, évidemment.
5 Pour réaliser son disque, Jérôme Cler a fait appel à trois gadular différents, dont un, Atanas Vultchev, né en
1937, est un grand virtuose. On l’appelle d’ailleurs le Paganini de l’instrument. Il a fait son apprentissage
auprès de son père Kiril, qui fut engagé dès les premières années du nouveau régime dans l’orchestre de
narodna muzika de la Radio nationale bulgare. Atanas, recommandé par son père dès l’âge de 14 ans, y fait
ses premières apparitions officielles avant de rejoindre plus tard, comme accompagnateur, la fameuse
chorale féminine connue sous le nom de « Mystère des voix bulgares ». C’est donc un musicien riche d’une
double formation : héritier direct, par son père, du modèle traditionnel et lui-même acteur de la
construction des nouveaux modèles culturels de l’époque communiste. Les deux autres joueurs sont Dimitar
Gugov et Nikolaï Paskalev, nés respectivement en 1977 et 1974. Ils représentent la génération formée selon
le modèle « classique » (cours de solfège, d’harmonie et de composition, etc.) alors dispensé dans toutes les
écoles de musique, que l’élève se dédie à la klasitcheska mouzika ou à la narodna, comme ce fut le cas pour ces
deux gadular. Devenus musiciens professionnels (dans tous les sens du terme et en premier lieu dans
l’acception liée à l’excellence), ils ont fait partie de nombreuses formations de haut niveau avant la chute
du communisme et réalisent aujourd’hui de belles carrières dont l’une, celle de Gugov, se poursuit en
France où il réside depuis neuf ans.
6 Ils sont accompagnés par des musiciens ayant un parcours similaire, sauf peut-être le percussionniste
Hasan Mustafov, qui, né en 1939, a connu comme Atanas Vultchev le passage entre la musique de tradition
rurale et la « néo-tradition ». Tous ont fait partie de grands ensembles prestigieux formés à l’époque
communiste et qui perdurent de nos jours. Mais ce disque donne volontairement, avec ces « grands »
musiciens, un aperçu du jeu en petite formation, plus intimiste, qui laisse au mieux se développer « l’art »
de la gadulka.

BIBLIOGRAPHIE
LE GONIDEC Marie-Barbara 2004 Bulgarie. Musique de tradition pastorale. Enregistrements (1992-1997) et texte : Marie-Barbara Le Gonidec. CD
AIMP LXXIV/VDE-1148.
Turquie. Le bağlama des yayla, Ramazan Güngör, Ali
Kıvrak et Hayri Dev
Enregistrements et texte: Jérôme Cler, 2008

Thomas Loopuyt

RÉFÉRENCE
Turquie. Le bağlama des yayla, Ramazan Güngör, Ali Kıvrak et Hayri Dev. Enregistrements et texte: Jérôme Cler. 1
CD Ocora C 560213, 2008

1 Ce CD vient compléter la série des yayla1 issue des enregistrements réalisés par l’ethnomusicologue Jérôme
Cler au fil de vingt années de terrain dans la région des plateaux du Taurus occidental, au Sud de la Turquie.
Après le violon et le sipsi, c’est le üçtelli ou bağlama, instrument de la famille des luths à longs manches, qui
est ici mis à l’honneur. L’intérêt majeur de ce quatrième volume est de réunir trois grands artistes de même
génération mais de sensibilités différentes, mettant ainsi en regard trois versions complémentaires d’une
même tradition musicale. Cela est d’autant plus précieux que ce répertoire, qui témoigne d’un héritage
pastoral ancien, tend aujourd’hui à disparaître, supplanté par les pratiques citadines modernes des plus
grands saz. Nos trois musiciens sont tous des descendants d’anciens pasteurs d’origine turkmène, et leur
musique vit de cette mémoire des anciens temps auxquels ils font constamment référence : des histoires de
bergers et de jeunes filles nomades chantant des « airs de gorge » que les instruments ne se lassent pas
d’imiter. Ramazan Güngör et Ali Kıvrak, après leur enfance dans les plateaux, sont descendus à Fethiye, une
ville de la côte autrefois occupée par les pasteurs pendant les périodes d’hiver, dans laquelle ils se sont
définitivement installés. Le troisième musicien, Hayri Dev, n’a quant à lui jamais quitté cet univers des
plateaux – sauf pour des concerts en Europe et, plus récemment, dans les centres citadins de Turquie. Le
rapport à la nature reste central dans ce répertoire, même si le mode de vie nomade qui lui était
originellement associé a disparu.
2 Le üçtelli, littéralement un luth « avec trois cordes », comporte sur son manche une douzaine de frettes
ligaturées. C’est le plus petit des instruments de la famille des saz. La caisse, taillée dans la masse, est
généralement faite avec du mûrier ou du genévrier, selon que l’on se trouve dans la plaine ou dans les
hauteurs ; le manche est en abricotier. La table d’harmonie est quant à elle le plus souvent faite avec de
l’épicéa, parfois du genévrier. Le jeu du üçtelli présente plusieurs particularités par rapport à celui d’autres
luths : d’une part l’utilisation du pouce gauche pour les accords, d’autre part les claquements sur la table
d’harmonie obtenus avec les ongles de la main droite. S’y ajoute le son, caractéristique du transitoire,
produit par le frottement des ongles sur les cordes métalliques. Tous ces sons, parfois rugueux et
néanmoins délicieux pour les amateurs, traduisent une forme d’expressivité rustique, caractérisée par une
variété d’énergies, d’articulations, et de timbres. Une particularité est l’usage d’une technique apparentée
au hammering ou tapping, produite par l’action de la main droite au niveau des frettes : ainsi, les cordes
entrent en vibration sans avoir été pincées mais plutôt comme si elles avaient été martelées. Il s’ensuit un
timbre très différent du son habituel, riche en harmoniques et qu’on entend surtout dans des airs non
mesurés (voir les plages 8 et 18, entre autres). Aujourd’hui cette technique est couramment utilisée par tous
les grands noms du saz – par exemple Arif Sağ – qui se sont largement inspirés des maîtres du üçtelli (en
particulier Ramazan Güngör) pour enrichir leur technique de jeu. Enfin, il est important de noter que le
üçtelli a gardé une variété d’accordatures qui tend en revanche à s’amoindrir dans le jeu de saz citadin. Sur
ce point, le livret est particulièrement bien documenté. Il constitue même une véritable méthode de uçtelli
(sans doute la première éditée à ce jour !), détaillant les six accordatures utilisées dans ce disque et leurs
rapports harmoniques, ainsi que l’usage d’accords renversés qui manifestent ce que Jérôme Cler décrit
comme une « pensée harmonique ». Les différentes positions de la main gauche et le rôle de chaque doigt, y
compris du pouce, sont illustrés par des schémas. La technique de la main droite est également abordée,
avec les diverses manières de pincer les cordes : « rasgueo » (les ongles des doigts vers le bas et l’index seul
en remontant) ; « tek parmak » (un seul doigt, l’index, joue les cordes alors que le pouce et le majeur
tiennent le corps de l’instrument) ; parmak boğazi (technique apparentée au hammering ou tapping
mentionné plus haut).
3 Le répertoire du üçtelli se partage entre quatre formes principales : l’air long (uzun hava), le zeybek, le boğaz
et l’air rapide. Les airs longs sont caractérisés par l’absence de cycle rythmique régulier (plages 1, 4, 11). Le
zeybek est une pièce rythmée à 9 temps (ce cycle étant de manière générale le plus usité dans cette région,
voir Cler 1994) : comptés 3+2+2+2 dans sa forme lente, et 2+2+2+3 dans sa forme rapide (plages 2, 9, 13, 15…).
Le boğaz est un air de gorge anciennement chanté par des bergères à l’époque pastorale (plages 7, 8, 11, 16,
23…). Enfin, l’air rapide est cyclique et plus allant, comprenant des chansons et des airs souvent dédiés à la
danse. C’est chez Hayri Dev qu’on l’entend le plus.
4 Les dix premières plages du disque sont consacrées à Ramazan Güngör. Aujourd’hui disparu, ce musicien
jouissait d’une renommée particulière, aussi bien dans le milieu académique que parmi les musiciens
populaires de la région, comme un des derniers détenteurs des techniques et répertoires liés au üçtelli,
instrument qu’il avait commencé à apprendre dès son enfance. Il reçut une formation de charpentier mais
un accident l’obligea à abandonner cette vocation. Il choisit alors la lutherie, et se retrouva ainsi à la fois
luthier et luthiste, concordance rare mais d’une grande richesse. Ramazan Güngör se distingue par sa
connaissance large des répertoires de différentes régions de Turquie et par une recherche technique :
visible dans les changements d’accordature, ou encore dans l’usage du hammering qu’il a été un des
premiers à introduire dans le jeu du saz. Cette recherche produit une diversité de dynamiques et
d’atmosphères.
5 Hayri Dev, comme on l’a dit plus haut, est un homme de terroir, qui vit toujours dans sa région natale. Il a
connu en partie la vie pastorale, puis s’est reconverti dans l’agriculture de subsistance. Mais ses meilleurs
revenus, il les doit à la musique en tant que professionnel des fêtes et des mariages. Les pièces jouées par
Hayri s’organisent en suites et sont caractérisées par un style à la fois vif et léger, dont la fluidité frappe
l’auditeur dès les premières notes. Il ne joue pas d’air long mais des mélodies rapides, destinées à la danse,
ou des chansons. Comme il se plaît à le dire lui-même avec humour, les musiciens de la plaine ont un jeu
« plus lourd » que ceux de la montagne. De fait, à l’écoute de Hayri, on ne peut s’empêcher de penser que
l’air et l’eau du plateau sont à la source d’une légèreté de jeu toute singulière, par rapport au jeu des
musiciens de la ville. À l’image du personnage auquel était consacré le documentaire Derrière la Forêt, réalisé
en 1999 par Gülya Mirzoeva, ce jeu allie la vivacité et la sagesse méditative. La référence à la nature
environnante est particulièrement présente. Notons en plage 22 une intéressante imitation des sonnailles.
Hayri Dev est des trois celui chez qui la dimension poétique est la plus présente, à travers de courts couplets
évoquant un événement singulier ou une aventure. Mi-parlés, mi-chantés, ces récits se marient
particulièrement bien avec le son discret et raffiné du üçtelli.
6 Ce disque offre donc un grand intérêt en tant que témoignage d’un répertoire dont le contexte d’origine – la
vie pastorale – n’existe plus. Les enregistrements, très bien réalisés, n’ont subi en studio qu’un simple
équilibrage des fréquences et n’ont pas fait l’objet de montage. Tout cela participe du sentiment général de
sincérité que l’on ressent à l’écoute de ce disque. Ainsi les bruits d’ordinaire considérés comme
« parasites », tels que la douce sonnette de la maison de Hayri, sont perçus agréablement et font partie d’un
tout, celui du moment partagé rendu accessible aux auditeurs.

BIBLIOGRAPHIE
CLER Jérôme 1994a Turquie. Musiques des yayla. CD Ocora-Radio France 560050.

CLER Jérôme 1994b « Pour une théorie du rythme aksak », Revue de Musicologie 80/2 : 181-210.
CLER Jérôme 1998a Turquie. Le violon des yayla. Mehmet ‘Akir, CD Ocora-Radio France 560116.

CLER Jérôme 1998b Turquie. Le sipsi des yayla, CD Ocora-Radio France C 560103.
CLER Jérôme et Bruno MESSINA 2007 « Musiques des minorités, musiques mineures, tiers musical », Cahiers d’ethnomusicologie 20 : 243-271.

MIERZOEVA Gulya et Jérôme CLER 1999 Derrière la Forêt. Production Les Films de l’Observatoire / E-motion picture Baden-Baden / ZDF-Das
kleine Fernsehspiel pour ARTE.
Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Le qin, cithare des
lettrés. Sou Si-tai
Sou Si-tai: cithare qin ou flûte xiao, avec Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud
Millet-Lacombe; texte: Georges Goormaghtigh, 2007

François Picard

RÉFÉRENCE
Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Le qin, cithare des lettrés. Sou Si-tai. Sou Si-tai: cithare qin ou flûte xiao, avec
Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud Millet-Lacombe; texte: Georges Goormaghtigh.
1 CD AIMP LXXXII / VDE CD-1214, 2007
1 Il existe au moins trois bonnes raisons de se réjouir de la publication de cet enregistrement : il vient
heureusement compléter la splendide et ô combien partiale et lacunaire collection Brăiloiu, j’entends ici le
double dispositif constitué par le fonds Brăiloiu en ligne 1 et la Collection universelle de musique populaire en
4 CD, poursuivi avec la collection des Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP). Elle marque un
point final à l’appellation fausse et désuète, de « musique populaire » pour désigner ces musiques, objets et
causes de l’intérêt, de la passion et des recherches des ethnomusicologues, et que l’on appelle enfin : les
musiques des gens ; qu’il s’agisse ici de gens de bien plutôt que de gens de peu, de gens de lettres plutôt que
de gens sans lettres importe finalement bien peu à l’oreille.
2 Cet enregistrement de Sou Si-tai vient à point pour documenter ce qui se présente comme une école
particulière de qin, proclamée bien entendu la « dernière » (il n’en est rien). Les amateurs et connaisseurs
gardaient précieusement la cassette enregistrée par lui et Liu Chuhua (1986).
3 Le disque est superbement enregistré et fait entendre un des plus beaux sons publiés ; c’est en tous cas la
conclusion à laquelle aboutit un travail associant connaisseur, compositrice, spécialiste d’acoustique
musicale et preneur de son (Picard et al. 2009). Ironiquement, il est ainsi associé à celui de Yang Lining,
pourtant cosidéré par les partisans de « l’école de Tsar Teh-Yun » comme emblématique de la prétendue
« école des professionnels de conservatoire » ; il est vrai qu’elle a reçu en secret – Révolution Culturelle
oblige – l’enseignement du dernier (avant le suivant) des lettrés : Zha Fuxi (1895-1976).
4 Enfin, dernier bonheur, non réservé à ses admirateurs : entendre jouer le maître secret, l’ermite des
montagnes lui-même, Georges Goormaghtigh (plages 2 et 9), permet de s’assurer que leur propre maître
Tsar Teh-Yun n’est pas « la dernière des gens de lettres » (Bell 2008).
5 On peut donc jouir de cette musique, de cette sonorité et de la finesse d’une interprétation mature,
empreinte de sérénité. Un partisan affirmé des cordes de soie, John Thompson, répertorie sur son site web
une liste d’enregistrements avec cordes de soie, comme si c’était une catégorie en soi. Si l’on compare les
pièces publiées sur ce disque à celles déjà publiées (soie ou non), on constate que seule la dernière pièce,
Zuiweng yin (plage 10),très courte (0’44), ne figure pas déjà dans des enregistrements avec cordes de soie, la
pièce qui porte le même nom enregistrée par John Thompson lui-même étant en effet différente. Sinon,
seule la plage 1, Guiqulai ci, n’a pas été publiée ni dans l’interprétation du maître Tsar Teh-Yun, ni dans celle
de musiciens ou gens de qin d’écoles réputées différentes, mais seulement par Lo Ka-Ping et Yang Baoyuan.
On l’aura compris, contrairement à ce que l’on a longtemps cru, ce n’est pas le répertoire qui fait la
spécificité d’une école ; ce n’est pas la sonorité – le disque permet de le constater de manière sérieuse – ni la
manière, le style, ou alors d’une manière imperceptible… Reste une éthique, exigeante, et qui a valeur
d’esthétique, que tous ceux qui ont eu le bonheur de partager des moments de musique et d’amitié avec Yip
Ming-Mei, Liu Chuhua, Georges Goormaghtigh, Shum Wing-Foong, Sou Si-tai ou, sans doute, Maître Tsar,
ont éprouvée. On souhaite aux auditeurs un tel bonheur.

BIBLIOGRAPHIE
BELL Yung 2008 The Last of China’s Literati The Music, Poetry, and Life ofTsar Teh-yun, Hong Kong : Hong Kong University Press.

BRĂILOIU Constantin et Laurent AUBERT 2009 Collection universelle de musique populaire. Archives Constantin Brăiloiu (1913-1953). Coffret de 4 CD
AIMP LXXXL-LXXXVIII / VDE-1261-1264.
CAI Deyun (Tsar Teh-Yun) 2000 The Art of Qin Music, ROI RB-001006-2C.

LIU Chuhua (Lau Chor-wah) 1996 Water Immortal, Roi RB-961008-C (HKG,)
LIU Chuhua et SU Sidi 1986 Récital de qin (cithare chinoise), enregistrement public pour l’Institut Belge des Hautes Études Chinoises, 12 août.

LU Jiabing (Lo Ka-Ping) 2004 China : Lost Sounds of the Tao (with four compositions by Lo Ka-Ping), World Arbiter.
PICARD François, Marie-Hélène BERNARD, SUN Ko-shu, avec Alain JOUBERT 2009 « La cithare chinoise qin, contextes de jeu et enregistrement »,
communication au 5e Colloque de Musicologie Interdisciplinaire – CIM09, « La Musique et ses instruments ». Paris, 26-29 octobre.

THOMPSON John 2009 John Thompson on the Guqin Silk String Zither <http://www.silkqin.com/index.html>.
YANG Baoyuan 1994 China Records Carol CCD 94/347.

YANG Lining 1998 China Racines (avec François Picard au xiao). Prise de son Daniel Deshays. ED 9801, Buda.

NOTES
1. <http://www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php>
Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan,
Pangkung, Busungbiu
Réédition d’enregistrements historiques réalisés en 1928 à Bali, compilés par Allan Evans et Edward Herbst,
World Arbiter 2011

Éric Vandal

RÉFÉRENCE
Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan, Pangkung, Busungbiu. Réédition d’enregistrements
historiques réalisés en 1928 à Bali, compilés par Allan Evans et Edward Herbst. Livret de 16 pages en anglais.
1 CD (59’  30’’ ) plus contenu multimédia, World Arbiter 2011
1 Il s’agit d’une parution peu banale que nous offre ici le chercheur américain Edward Herbst, en
collaboration avec Allan Evans, sous le label World Arbiter, l’un des rares à publier des enregistrements
d’archives de musiques traditionnelles. Ce disque constitue le premier tome d’une série de cinq sur lesquels
on retrouvera l’intégralité des 104 plages de 78 tours enregistrées à Bali à la fin des années 20 par les
compagnies allemandes Odeon et Beka. Il s’agit des premiers enregistrements commerciaux de musique
balinaise, et les seuls effectués avant la Seconde Guerre mondiale. En 1999, Herbst nous avait déjà offert The
Roots of Gamelan, qui compilait les quelques plages disponibles à l’époque. Il nous présente maintenant la
collection dans son intégralité, fruit d’une recherche exhaustive s’étendant sur une dizaine d’années.
2 Curieusement, les parutions originales étaient destinées au marché local balinais. Le gramophone
représentait à l’époque un investissement extrêmement coûteux, que seule une infime minorité pouvait se
permettre. Conséquemment, les ventes furent désastreuses. Toutefois, leur impact sur la recherche en
ethnomusicologie a été considérable. En effet, c’est après avoir entendu certains de ces enregistrements
lorsqu’il était à New York que le compositeur Colin McPhee se rendit à Bali afin d’entreprendre une enquête
approfondie (1966), ouvrant ainsi la voie à de nombreux chercheurs jusqu’à nos jours. McPhee a d’ailleurs
joué un rôle essentiel dans la présente réédition, laquelle a pu être réalisée en grande partie grâce à sa
collection personnelle, car il fut un des rares à s’être procuré ces enregistrements.
3 Ces musiques ont été captées à une époque où Bali vivait de profonds changements socioculturels. Sous
domination néerlandaise depuis 1908, la société balinaise des années vingt se transforme, passant d’une
civilisation avant tout agraire et relativement isolée à une société administrée à l’occidentale et pleinement
intégrée au réseau commercial colonial. C’est également à cette époque que l’île se fait connaître au niveau
international par le biais des touristes fortunés en mal d’exotisme et de « pureté », qui affluent en nombre
croissant.
4 Comme en guise de réponse à ces transformations importantes, la musique traditionnelle du gamelan se
verra complètement réinventée. Le kebyar, style explosif et innovateur, apparaît autour de 1915 dans
certains villages du nord de l’île – région sous contrôle direct des Hollandais depuis 1849 – pour ensuite se
propager rapidement vers le sud, où il s’épanouira. Le genre emprunte auprès de tous les répertoires,
palatins comme villageois, tout en remaniant de façon radicale les canons esthétiques traditionnels : grande
liberté formelle, irrégularités métriques, accentuations syncopées, modulations dramatiques de tempi et
articulation contrastée des dynamiques. Comme signature stylistique, le kebyar propose également une
petite révolution : l’abandon momentané d’une pulsation stable – jusque là régente absolue des musiques de
gamelan –, dans un nouveau type de passage constitué de cascades de phrases jouées à l’unisson dans un
style rhapsodique parlando/rubato. Ces mélodies singulières, nécessitant une virtuosité et une coordination
d’ensemble sans faille, en viendront à être désignées par le terme même de « kebyar ».
5 Bali 1928 : Gamelan gong kebyar propose les performances de trois des orchestres les plus actifs de l’époque :
Belaluan (sud), Pangkung (centre-sud) et Busungbiu (nord), cet ordre de présentation suggérant un
cheminement à rebours vers les origines nordiques du genre. Le gamelan de Belaluan, qui fut le premier à se
produire régulièrement pour un auditoire touristique, interprète tout d’abord Kebyar Ding (« ding » étant le
premier degré de l’échelle pélog à cinq sons du gamelan gong kebyar), un morceau de bravoure qu’on a dû
diviser en six « mouvements », étant donné la durée maximale de trois minutes des plages de 78 tours. Le
côté « patchwork » de la forme, même à l’intérieur d’une seule plage, est particulièrement mis en évidence.
En témoigne, dans l’introduction (« Kebyar »), la surprenante juxtaposition entre une mélodie lyrique,
légèrement asymétrique, et un passage kebyar enflammé, joué fortissimo. On imagine d’ailleurs facilement
les musiciens s’en donnant à cœur joie avec ce nouveau procédé, tant les sections kebyar sont
omniprésentes. Leur exécution, plus « carrée » et moins fluide que ce qu’on entend aujourd’hui, semble
toutefois trahir une certaine immaturité technique. La sélection de Belaluan est complétée par deux pièces
de danse et deux pièces cérémonielles – dont l’une, Buaya Mangap (« crocodile à la gueule ouverte »), fut
transcrite pour deux pianos par Colin McPhee (1940). Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler de
pièces répondant au style kebyar, on perçoit tout de même l’influence du nouveau genre à travers
l’interprétation des musiciens.
6 Plus avant à l’intérieur des terres, l’orchestre de Pangkung offre une prestation moins portée sur les
nouvelles techniques, les passages kebyar étant employés ici avec davantage de discernement. On remarque
par contre une exécution un peu plus fluide que celle de l’ensemble précédent. Les formes sont plus stables
et conservatrices, indiquant qu’il s’agit probablement ici, non pas d’authentiques créations, mais de pièces
de temple exécutées « à la façon kebyar », comme en témoigne la pièce Gending Longgor II, toujours jouée
dans les cérémonies du nord de l’île.
7 Enfin, avec le gamelan de Busungbiu, on goûte à toute la vitalité du kebyar. L’orchestre maximise
l’exploitation des registres, fait entendre les échanges de soli et utilise de façon dramatique les successions
soudaines d’arrêts et de silences, faisant en cela usage des traits qui deviendront les caractéristiques les
plus saisissables du genre. Certains passages, particulièrement les soli joués par quatre musiciens sur le
carillon de gongs (reyong), sont d’une virtuosité hallucinante, laquelle n’a rien à envier aux performances
des meilleurs groupes actuels. Les passages kebyar sont pleinement mis en valeur par une exécution tout en
agilité et en souplesse, sans jamais que ne soit mise de côté leur énergie explosive. En un mot, on jouait en
1928 dans le village de Busungbiu le kebyar tel qu’il sera exécuté ailleurs des décennies plus tard.
8 On ne saurait passer sous silence l’excellent article de Herbst qui accompagne cette publication et qui est
disponible en fichier PDF sur le disque même. L’auteur y retrace en détails l’histoire des enregistrements
originaux et situe le contexte historique entourant l’émergence du kebyar. Une bonne partie de ses
recherches a été consacrée à rencontrer les aînés des villages concernés, auxquels il a fait réécouter les
pièces. L’article met pleinement en valeur les propos qu’il en a recueillis dans un examen approfondi de
chaque sélection de la nouvelle édition. Ces témoignages représentent une contribution originale aux
recherches musicologiques sur Bali, enrichissant par le biais de l’oralité les perspectives historiques que
nous détenions sur le kebyar et qui, jusqu’à maintenant, étaient grandement limitées par la rareté des traces
écrites. Un glossaire détaillé propose également un élargissement du vocabulaire lié aux techniques de jeu
du gamelan. De plus, le disque donne à voir trois courts films muets du légendaire danseur I Marya, réalisés
par Rolf de Maré en 1938. D’autres films d’archives sont également disponibles sur le site internet de la
compagnie World Arbiter (www.arbiterrecords.com).
9 Souffle et crépitements sont bien sûr inhérents à ce genre de parution, et on voit difficilement comment
l’équipe de World Arbiter aurait pu faire mieux dans la restauration sonore des documents. On appréciera
toutefois la grande netteté des aigus, là où résident les couleurs caractéristiques du gamelan. D’autres
problèmes découlent également des prises de sons originales, l’équipement de l’époque ne permettant pas
un rendu adéquat de toutes les fréquences. En témoignent les enregistrements de Busungbiu, où les
métallophones graves sont quasi-inaudibles.
10 En considérant le disque dans son ensemble, on constate avec étonnement que, malgré une dizaine
d’années d’existence seulement, les caractéristiques singulières du style kebyar étaient déjà bien en place,
du moins au niveau de la structure. Les musiciens de Belaluan, Pangkung et Busungbiu nous démontrent
que les musiques dites traditionnelles ne relèvent pas toujours d’un développement progressif, mais
peuvent parfois jaillir presque spontanément pour se cristalliser rapidement sous des traits qui
deviendront leur marque distinctive.
11 De par la valeur historique évidente des enregistrements qu’on y retrouve, et également au vu de la
documentation exhaustive et inédite qui l’accompagne, Bali 1928 : Gamelan gong kebyar constitue un
incontournable de la discographie ethnomusicologique du Sud-Est asiatique. On peut aisément supposer
qu’il en sera de même pour les quatre volumes suivants, à paraître dans les prochaines années.

BIBLIOGRAPHIE
HERBST Edward 1999 The Roots of Gamelan. 1 CD World Arbiter 2001.

McPHEE Colin 1940 Balinese Ceremonial Music, pour deux pianos. New-York : G. Schirmer.

McPHEE Colin 1966 Music in Bali: A Study in Form and Orchestration in Balinese Orchestral Music. New Haven: Yale University Press.
Pérou. Musique des Awajún et des Wampis d’Amazonie,
Vallée du Cenepa
Enregistrements : Franz Treichler ; textes : Raúl Riol et Jeremy Narby, 2009

Michel Plisson

RÉFÉRENCE
Pérou. Musique des Awajún et des Wampis d’Amazonie, Vallée du Cenepa. Enregistrements : Franz Treichler ;
textes : Raúl Riol et Jeremy Narby ; fichier pdf avec les paroles des chants en awajún, espagnol, anglais et
français. 1 CD AIMP XCII / VDE-1279, 2009.
1 Ce très beau disque nous plonge dans l’univers musical des ethnies des Basses Terres du Pérou, sur lesquels
existent également quelques livres d’ethnologues 1 . L’Amazonie péruvienne est très souvent la laissée-
pour-compte des musiques amérindiennes ; on lui préfère en général l’Amazonie brésilienne, beaucoup plus
médiatisée et qui a fait l’objet de nombreux et beaux enregistrements, comme ceux de René Fuerst, de
Gustaaf Verswijver ou de Luis Fernandez, publiés comme le présent CD dans la collection des Archives
Internationales de musique populaire (AIMP) de Genève. Cet album est donc le bienvenu dans le champ des
musiques amérindiennes.
2 Les ethnies Awajún et Wampis, dont nous pouvons écouter quelques beaux moments musicaux dans cet
album, appartiennent au groupe ethnolinguistique du haut et moyen bassin du fleuve Marañon que les
Espagnols appelaient « Jivaro » – sans doute une déformation du terme Shiwar.
3 En 2002, on comptait environ 100 000 individus dans le groupe ethnolinguistique jivaro, répartis entre
l’Equateur et le Pérou, sans compter les groupes ethniques ayant adopté leur mode de vie mais parlant
d’autres langues, comme les Candoshi et les Shapra qui parlent le candoa, ainsi que le relève Pierre Salivas
dans sa thèse sur la musique des Jivaro/Shuar (2002). Le livret du présent album, publié en 2009, donne
quant à lui une estimation de 75 000 individus pour les seuls Awajún. Divergence des chiffres, mais on sait
que les groupes jivaro du Pérou et d’Equateur connaissent globalement une natalité relativement élevée
malgré les guerres de frontières entre militaires péruviens et équatoriens, l’avidité implacable et
destructrice des multinationales minières, pétrolières et forestières liée aux pouvoirs locaux, et la
paupérisation générale des peuples amérindiens, qu’ils soient chasseurs-cueilleurs ou agriculteurs. Autre
signe de vitalité : ces cultures jivaro défendent farouchement leur identité vis-à-vis du pouvoir central,
même s’ils acceptent les écoles étatiques depuis les années 1960.
4 Le premier « Festival de musique awajún » a eu lieu en 2006 dans la vallée du Cenepa, affluent du Marañon,
à l’initiative de l’ODECOFROC, une organisation indigène de la région fondée en 1995 et soutenue par des
ONG nationales et internationales. Cette organisation regroupe les cinquante-trois communautés
autochtones du bassin de la rivière Cenepa, soit environ 12 000 personnes. Ainsi, à l’instar ce qui se passe au
Brésil, en Equateur et au Mexique notamment, les communautés amérindiennes s’organisent et défendent
farouchement leur identité culturelle. À preuve, ce disque produit par Laurent Aubert, qui, comme
l’écrivent ses auteurs Raúl Riol et Jeremy Narby, correspond à « un besoin formulé par les communautés
locales ». Il ne s’agissait pas pour eux d’imposer de l’extérieur un relevé systématique des répertoires, mais
« d’accompagner la prise de conscience des Indiens de la nécessité de conserver leur patrimoine immatériel
autant que matériel », en se donnant pour règle d’intervenir le moins possible sur le choix des musiques
que les Indiens voulaient transmettre. Les Amérindiens ne sont donc plus un objet esthétisé par une vision
occidentale dominante, mais deviennent ainsi les sujets actifs et conscients de leur propre création
culturelle. Cette démarche est assez rare, du moins en Amérique latine, pour mériter d’être soulignée.
5 Pour ce qui est de la culture elle-même, nous retrouvons certains traits communs à de nombreuses ethnies
amérindiennes des Basses Terres, comme le chamanisme et l’absorption de plantes telles l’ayahuasca 2
,ingéré sous forme de pâte, qui permet de « voir » la vie, d’« acquérir la vision » à travers la transe et de
conduire au « voyage dans le monde des esprits et des ancêtres », comme le souligne le livret.
6 D’autres déterminants culturels, notamment musicaux, sont propres aux Jivaro. Comme chez les Shuar, on
retrouve ici les chants sacrés anen et les chants profanes nampeg, ainsi que d’autres pièces avec des
instruments tels que la flûte traversière pinkuy (plage 21) ou la flûte droite à encoche pijug (proche de la
quena andine), en os de chevreuil (plage 20). L’instrumentarium comprend également l’arc-en-bouche, seul
cordophone américain d’origine précoloniale. Le tambour tuntui est présent dans deux morceaux(plage 27
et 28), mais ne figure pas dans les photos du livret, où l’on voit en revanche un membranophone à deux
peaux de type colonial (p. 17) 3 . On ne peut que le regretter car cet idiophone à fentes, couché sur un
support ou suspendu, proche du teponaztli aztèque et méso-américain, est aussi une caractéristique assez
répandue des cultures des Basses Terres amazoniennes.
7 Ce qui domine dans cet album est, d’une part, la qualité des chants, notamment ceux des femmes, comme
dans la plage 23, où l’échelle mélodique est constituée d’intervalles disjoints sur un ambitus assez large, et
d’autre part, la forte présence du pentatonisme. Hégémonique dans les Andes, de la Colombie au Chili, le
pentatonisme est en général plus rare dans les Basses Terres où l’on trouve beaucoup plus fréquemment ce
que le musicologue argentin Carlos Vega 4 a appelé le « tritonique » ou le « trisonique », ainsi que des
échelles tétratoniques (plage 9), comme on trouve dans d’autres enregistrements de musiques jivaro.
8 Un des intérêts de ces enregistrements est bien la présence persistante d’échelles pentatoniques, plus d’une
quinzaine au total, notamment dans les belles voix de femmes a cappella, mais aussi le fait que ces échelles
utilisées par les Awajúns et les Wampis sont assez peu fréquentes dans les Andes. Il y a là une vraie
originalité musicale, que ce CD met bien en valeur par une excellente prise de son. Au final, à part l’absence
de carte, sans doute justifiée par un livret déjà épais, aucun défaut n’est à signaler dans ce bel album de
musique amérindienne, qui nous ouvre un univers musical encore peu connu.

BIBLIOGRAPHIE
DESCOLA Philippe 1986 La nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris : Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.

DESCOLA Philippe 1993 Les lances du crépuscule. Relations Jivaros, Haute-Amazonie. Collection Terre Humaine. Paris : Plon.
D’HARCOURT Raoul 1954 « Les formes du tambour à membrane dans l’ancien Pérou », Journal de la Société des Américanistes, 43/1 : 155-160.

SALIVAS Pierre 2002 Musique Jivaro. Une esthétique de l’hétérogène. Thèse de doctorat d’ethnomusicologie sous la direction d’Eveline Andréani.
Paris : Université Paris VIII.

NOTES
1. Voir notamment Descola 1986 et 1993.
2.Ayahuasca : Banistériopsis. Très fréquent dans tout l’ouest d