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LA POLITIQUE EN AMÉRIQUE DU SUD, UN PENDULE INSTABLE

Salvador Schavelzon, Traduit de l’espagnol (Amérique Latine) par Priscilla De Roo

Association Multitudes | « Multitudes »

2020/4 n° 81 | pages 196 à 203


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ISSN 0292-0107
DOI 10.3917/mult.081.0196
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La politique
en Amérique du sud,
un pendule instable
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Salvador Schavelzon

L’année 2019 se clôt en Amérique du Sud par Une instabilité politique


de grandes révoltes dans les rues et une forte sans perspectives
instabilité politique. L’Équateur, le Chili, la de changement
Bolivie et la Colombie ont connu des sou- Les soi-disant populismes, de gauche comme
lèvements, pendant que la stabilité des gou- de droite, apparaissent comme un symptôme
vernements a été durement remise en cause plutôt que comme une solution. Les manifes-
au Venezuela et au Nicaragua. Pourtant, la tations de rue dans plusieurs pays montrent
situation politique dans la région ne peut être que les périodes de mobilisation désordonnée
caractérisée par aucune tendance commune font bouger l’échiquier politique. L’instabilité
ni aucun nouveau paradigme, si ce n’est la politique fait émerger de nouvelles lignes qui
détérioration générale de l’économie et du croisent les axes antérieurs de lecture de la poli-
cadre institutionnel1. tique et des formes de solidarité, mais rien de ce
qui pourrait s’apparenter à une alternative ne se
1 Depuis l’écriture de cet article, les élections pré-
profile à l’horizon, que ce soit pour les « révolu-
sidentielles du 18 octobre en Bolivie ont vu le grand tionnaires » ou pour les « gestionnaires ».
succès du candidat du MAS, Luis Arce. Il nous a semblé
intéressant de le maintenir dans sa formulation initiale.
La victoire du MAS sans Evo Morales confirme l’erreur Les réponses à la pandémie de la Covid‑19
de ce dernier à se vouloir irremplaçable ainsi que la vola- ne sont que des moments qui s’ajoutent à un pro-
tilité de la situation politique bolivienne, et de la latino-
américaine en général. Ce résultat électoral montre cessus politique établi, sans modifier réellement
que le récit du « coup d’État » ne suffisait pas à rendre son cours, sans grand retournement. Les grands
compte de l’ampleur de la crise politique et de l’exigence
de changement. De fait, avec Luis Arce, c’est une phase fronts populaires ou le retour à l’État qui se pro-
post-Evo Morales qui s’ouvre. filent à l’horizon post-pandémique ne peuvent

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être considérés, pour l’instant, comme des chan- sisme, est rompu. En observant des résultats
gements politiques concrets, ils ne résolvent pas électoraux de plusieurs pays, on peut constater
la crise de la forme de gouvernement. Le néoli- que les victoires échoient à de forces politiques
béralisme manque aujourd’hui d’alternatives ou nouvelles ou renouvelées. Selon des modalités
de transformations pour être remis en question. différentes, Mauricio Macri, Jair Bolsonaro,
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Son affaiblissement n’offre pas de terrain fertile Alberto Fernández, López Obrador, Lenín
pour bâtir quelque chose de nouveau. Face à Moreno, sont plus libéraux, plus populistes,
cette absence d’alternatives, les crises gouverne- plus modérés ou plus extrêmes que les camps
mentales se limitent à être la simple expression politiques qu’ils remplacent. Même la der-
de la crise des régimes. La chute d’Evo Morales nière forme de « kirchnerisme », avec Cristina
en Bolivie consécutive à de fortes manifestations Kirchner comme vice-présidente en Argentine,
d’opposition, le triomphe de Bolsonaro au Brésil ou la candidature à la prochaine présidentielle
comme signe d’un mécontentement généralisé, du ministre de l’économie des gouvernements
le retour du « kirchnerisme2 » en Argentine ou d’Evo Morales en Bolivie, Luis Arce, ne peuvent
les manifestations chiliennes et équatoriennes être lues comme se situant dans une continuité.
nous ramènent inéluctablement au même
point : il n’y a pas de changement politique qui Les limites de la situation politique en Amé-
remette en cause le cours économique néolibé- rique du Sud ne sont pas nouvelles. Les gouver-
ral, mais chaque gouvernement est confronté à nements de gauche n’ont pu arriver au pouvoir
l’instabilité institutionnelle. et se maintenir que parce qu’ils n’opéraient pas
de remise en cause profonde du modèle écono-
La pause actuelle due à la pandémie n’est mique. Aujourd’hui cependant, la situation est
que superficielle, la crise politique transcende telle qu’il est impossible de réunir à nouveau les
la formation de tout nouveau gouvernement. conditions qui ont permis à des régimes pro-
C’est pourquoi elle persiste après chaque renou- gressistes de gouverner la plupart des pays de la
vellement du pouvoir. Elle outrepasse la possi- région durant une décennie. Le modèle qui per-
bilité d’une éventuelle étape post-progressiste mettait une amélioration des conditions sociales
à venir et nous ramène plus en arrière encore. et l’expansion de la consommation, combiné à
Car l’obsolescence politique dont nous parlons un fort développement basé sur l’exploitation
touche aussi le processus de démocratisation. des ressources naturelles, le tout avec un retour
Dans toute la région sud-américaine, les pactes de l’intervention de l’État dans l’économie,
post-dictature qui ont forgé le cours politique n’est plus viable. L’incapacité du progressisme
des années 1980 sont aujourd’hui remis en au pouvoir à empêcher l’augmentation des
cause. Le jeu des gouvernements néolibéraux inégalités, de la précarité et de la dépendance
et progressistes qui se sont succédé depuis lors, financière, combiné à la destruction de l’envi-
fait d’arrangements entre la droite et le progres- ronnement et à l’impuissance face aux modèles
privatisés de santé et d’éducation, explique en
2 Du nom de Néstor Kirchner et de son épouse Cristina grande partie pourquoi le débat politique finit
Kirchner, anciens président(e)s d’Argentine, pour le pre- par s’enfermer dans des questions morales ou
mier de 2003 à 2007, pour la seconde, de 2007 à 2015.
Cristina Kirchner est vice-présidente d’Alberto Fernández idéologiques, privilégiant la personnalité de cer-
depuis le 10 décembre 2019. tains leaders politiques et de leurs partisans.

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Si l’on sort du débat politique binaire qui Chili ; la proximité politique avec les gouverneurs
a dominé ces dernières décennies, opposant régionaux conservateurs du « kirchnerisme » ; la
option sociale à option du marché (sans vérita- cogestion, pour constituer la base parlementaire
blement remettre en cause les intérêts communs brésilienne, du Parti des travailleurs (PT) avec
entre les deux), il existe une immense zone le Parti du mouvement démocratique brésilien
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intermédiaire et ambivalente. On remarque que (droite) de Michel Temer ou encore, le rappro-
les gouvernements de gauche n’ont pas voulu chement du PT des secteurs religieux et agro-
éviter un rythme d’exploitation et de mort sur industriels désormais soutiens de Bolsonaro ; les
le territoire, et que la droite ne fait que poser alliances avec l’entreprenariat rural de l’est de la
ses pas dans le chemin déjà ouvert par ceux à Bolivie, celui-ci ayant rapidement pris le pouvoir
qui elle s’oppose maintenant. Cette interzone, lors de la dernière crise qu’a connu le pays. Sur
c’est aussi le lieu d’une lutte possible, un lieu où un chemin de droitisation générale, avec ajuste-
s’imagine une rupture avec les formes actuelles ments structurels et austérité, accords bilatéraux
du capitalisme, malgré l’absence d’alternatives de libre-échange, répression des mouvements
crédibles pour sortir du présent. sociaux et éloignement des temps qui l’ont vu
arriver au pouvoir, le progressisme a été la der-
nière carte jouée avant que la région n’entre dans
La droite, la pandémie la situation actuelle de crise généralisée.
et le progressisme
La chute du progressisme en Bolivie, en Équa- Durant la (non) gestion de la pandémie au
teur, au Brésil, en Uruguay, au Chili, fabriquée Brésil, cette droitisation s’est traduite par une
par les mains de la droite, n’est pas sans lien minimisation de la menace virale qui confi-
avec les droites au Mexique, en Colombie, au nait au négationisme, s’attaquant au consensus
Pérou, etc. Sur la carte des droites, le « bolso- mondial quant à l’urgence sanitaire et défen-
narisme3 » représente une version particulière- dant cyniquement la nécessité de maintenir
ment radicalisée qui, en se revendiquant de la l’économie en marche. Dans sa nouvelle forme,
dictature passée et en réprimant la gauche, se en rupture avec la précédente démocratie mul-
ménage une place qui gagne en popularité, en tipartite avec laquelle Bolsonaro garde ses dis-
réaction au consensus libéral et démocratique tances, la droite brésilienne est constituée d’une
que les droites traditionnelles, mais aussi la combinaison d’acteurs et de discours qui asso-
gauche, s’étaient ingéniées à mettre en œuvre. cient des secteurs idéologiques anti-modernes,
l’armée, des hommes d’affaires ultra-libéraux,
La social-démocratie ou le progressisme ou des militants évangélistes. Elle tisse de nom-
libéral tombent car ils sont fragilisés par leur rap- breux liens avec un capitalisme d’entrepreneurs
prochement avec les secteurs conservateurs. On qui colonisent des territoires et exploitent des
peut citer par exemple : le maintien du néolibé- ressources naturelles non renouvelables, avec
ralisme « pinochetiste4 » par Michelle Bachelet au pillage économique et entreprises illégales.

3 Du nom de Jair Bolsonaro, président d’extrême- Face à la barbarie antisystème de Bolso-


droite du Brésil depuis fin 2018.
4 Du nom d’Augusto Pinochet, auteur du coup d’État naro, les progressistes trouvent une nouvelle
militaire du 11 septembre 1973 contre Salvador Allende. boussole en Argentine. Le pays se trouve éco-

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nomiquement beaucoup plus fragilisé que les Si l’Argentine et le Brésil s’opposent, dans
autres pays de la région, avec une inflation leur réponse au mécontentement populaire,
et une dévaluation constante de la monnaie avec d’un côté, le retour au progressisme, et de
depuis des années. Il est très dépendant des l’autre, la voie de la pire droite ; le Chili et la
exportations de produits primaires, et connaît Bolivie s’opposent également, face à l’instabi-
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un État qui peine à respecter ses engagements lité provoquée par de la rue, par des signaux
financiers envers les banques et la population. politiques différents. En Bolivie, la résistance
Mais sur le plan politique, le gouvernement a de l’« evismo6 », qui a remporté une quatrième
retrouvé un leadership pugnace pour gérer la élection en 2019 et pourrait la remporter à
pandémie. Faisant preuve d’autonomie poli- nouveau en octobre 2020 face à la présidente
tique face à la crise, le « péronisme5 » a resurgi. par intérim Jeanine Áñez, montre que rien
n’est garanti pour la droite7. Au Chili, rem-
La victoire d’Alberto Fernández sur porter les élections avec le soutien populaire
Mauricio Macri en 2019 a eu lieu au cours s’accompagne d’une explosion sociale et signi-
d’une élection contestée et dans l’ombre de fie montrer continuellement la porte de sortie
Cristina Kirchner, ou plutôt, avec le visage aux différents régimes.
apparent de Fernández cachant celui de
Cristina Kirchner à un électorat qui la reje- Il est donc nécessaire de faire un grand
tait. C’est l’intense rejet de Macri qui a mené effort d’analyse et de revenir aux grandes
Fernández à la présidence comme le rejet manifestations à partir desquelles se sont réel-
de Cristina, quatre ans plus tôt, avait mené lement ouverts des moments de discussion
Macri à la même fonction. La riposte musclée collective sur le cours politique à venir : 2001-
à la pandémie d’un président coordonnant 2002 en Argentine, 2013 au Brésil, la période
chaque détail de sa mise en œuvre devant les de 2000 à 2005 en Bolivie, le Caracazo8 de 1989
caméras, a fait oublier la figure de Cristina au Venezuela ou les mobilisations indigènes
Kirchner. Les chefs de l’opposition ont rejoint en Équateur. Quelque chose qui ressemblait
Alberto Fernández et ont été photographiés à cette perspective semblait vouloir prendre
avec lui dans le cadre de la lutte contre le forme en 2019.
coronavirus. Une position politiquement et
sanitairement correcte, qui, de fait, présente La nécessité d’un changement de para-
un parfait contraste avec celle du Brésil. digme est apparue clairement en Équateur
avec la révolte menée par le mouvement indi-

6 Du nom d’Evo Morales, fondateur du Mouvement


vers le socialisme (MAS), président de Bolivie de 2005 à
2019, démissionnaire en novembre 2019.
5 Du nom de Juan Perón, président populiste d’Argen-
tine qui fonda le parti « révolutionnaire » dit Parti Justicia- 7 Le MAS a largement remporté les élections du 18
liste. Le « peronisme » marqua l’histoire politique argen- octobre 2020 avec 55,1 % des voix contre 28,8 % et 14 %
tine durant trois décennies (de 1943 à 1976 si l’on inclut pour les deux principaux partis d’opposition. Ceci ouvre
le mandat présidentiel de son épouse Isabel). L’extrême une possibilité de rénovation interne du parti qui gagne,
gauche (Montoneros) comme la droite se sont reven- mais sans Evo Morales, bien que l’influence du leader
diqués de ce mouvement. Les époux Kirchner se situent reste présente (sur le modèle du « kitchérisme » plus que
dans la ligne de l’héritage péroniste, Cristina Kichner étant sur celui de la succession à Rafael Correa en Équateur).
actuellement vice-présidente d’Alberto Fernández. 8 Manifestations de Caracas.

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gène (Conaie – Confédération des nationalités pris pour organiser des soupes populaires et
indigènes d’Équateur) durant plusieurs jours résoudre le problème généralisé de la faim.
en septembre 2019. Il s’est affronté au gouver- Le processus de délibération que connaît le
nement de Lenín Moreno sans que le « cor- Chili n’a été que partiellement récupéré par
réisme9 » n’apparaisse comme une alternative. la voie formelle de la Constituante. La convo-
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Les indigènes ont clairement fait savoir qu’ils se cation d’un référendum pour une nouvelle
battaient pour empêcher le retour de ceux qui Constitution et une Assemblée constituante,
avaient envahi leurs territoires avec des projets reporté d’avril à octobre 202010 en raison de
miniers militarisés aux capitaux chinois. De la pandémie, vient d’un accord entre le gou-
même, les protestations se sont multipliées en vernement de droite de Piñera et l’opposition,
Colombie sans qu’une réelle force d’opposition dont la troisième force, la coalition de gauche
n’émerge face à un gouvernement de droite qui radicale Frente Amplio (Front large), née des
a accru sa popularité compte tenu de sa bonne mobilisations étudiantes, voit certains de ses
gestion de la pandémie. dirigeants être élus au Parlement national en
2017. L’appel à « laisser en arrière la Constitu-
tion de Pinochet » de 1981 montre combien le
Le Chili entre vieux consensus néolibéral sur lequel le parti
protestations socialiste s’était appuyé pour gouverner avec
et nouvelle Constitution l’appui du parti communiste, est rompu.
Au Chili, l’instabilité politique provoquée par
la crise du régime a conduit à une mobilisa- Mais l’issue reste floue. Le risque est de voir
tion historique de millions de personnes dans émerger une Constitution qui sera signée par
les rues. L’explosion sociale a commencé le les forces politiques déjà dominantes dans les
18 octobre 2019 avec une action des lycéens décennies précédentes, auxquelles se joindra le
contre l’augmentation du prix du métro. Elle Frente Amplio, ce qui ne pourra pas empêcher
s’est transformée en un soulèvement général les rues d’être à nouveau occupées pour s’oppo-
contre le président Sebastián Piñera, en une ser à une nouvelle Constitution à la main des
confrontation des quartiers périphériques et du puissances du moment. Dans ce scénario, on
centre-ville avec la police et en un mouvement peut imaginer que le pourvoir entrepreneurial
pour une nouvelle Constitution. Ce processus lui-même prendra ses distances avec Piñera et sa
s’est prolongé tout l’été et n’a été interrompu voie de plus en plus répressive, voyant d’un bon
que par la pandémie de la Covid‑19. œil une nouvelle Constitution qui permettra de
calmer les protestations et donner une nouvelle
Il en est résulté des dizaines de milliers viabilité au néolibéralisme chilien. De plus, toute
de détenus et près de 5 000 prisonniers poli- modération du gouvernement de droite sera
tiques. Mais aussi des assemblées générales
qui ont commencé à se reconstituer dans 10 Le référendum a eu lieu le 25 octobre 2020. Le « oui »
l’a largement emporté avec 78 % des voix, avec une abs-
tout le pays après un reflux général, y com- tention de 50 %. Pour l’assemblée chargée de rédiger le
nouveau texte, les électeurs ont choisi à 80 % une assem-
blée constituante composée de citoyens spécialement
9 Du nom de Rafael Correa, président de 2007 à 2017, élus pour cette occasion plutôt qu’une convention mixte,
dont le successeur actuel est Lenín Moreno. composée pour moitié de parlementaires en place.

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exploitée par l’extrême-droite de José Antonio de Evo Morales à être candidat pour une qua-
Kast, sur la ligne du politiquement incorrect et trième fois12 à la présidence, contrairement au
de la relance du discours anticommuniste ultra- mandat de la Constitution qu’il a lui-même
conservateur à connotation fasciste se situant soutenu en 2009, interdisant de se représen-
dans le même spectre politique que Bolsonaro. ter plus d’une fois. Cette candidature était
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également contraire au vote de la population
Le consensus néolibéral se heurte à présent lors du référendum de 2016, où le « non » à
à une résistance au Chili, mais cette résistance la réforme constitutionnelle permettant une
n’a encore ni solution ni horizon politique. La nouvelle réelection du président a triomphé,
question est de savoir si une solution à ce sys- scellant ainsi la première défaite électorale
tème fait d’acteurs politiques anciens et nou- d’Evo Morales depuis 2005.
veaux permettra de combler le fossé mainte-
nant ouvert entre la politique et le peuple. Pour Le MAS-Instrument Politique, porté par
y voir clair, nous ne devons pas uniquement les syndicats ruraux, qui s’était révélé en 1995
prendre en compte les protestations. Les pro- comme un mouvement-parti et avait rem-
blèmes à considérer sont l’économie informelle, porté les élections de 2005 en promettant la
la majorité non syndiquée des travailleurs, le « décolonisation » du pays et une « révolution
travail précaire, les peuples traditionnels et les culturelle démocratique », se trouve mainte-
tendances contraires au développement capi- nant à un tournant décisif car il a tout parié
taliste. Le risque de la voie constituante, lancée sur la réélection d’Evo Morales. Mais la nou-
par la socialiste Michelle Bachelet alors sans velle candidature de Morales, conquise de
grand soutien mais accélérée avec l’explosion manière habile, a conduit à une élection dif-
sociale, est qu’elle aboutisse à un amer constat. ficile, avec un procédé de décompte des voix
Sans réponses réelles à la crise, sans modifica- ayant donné lieu à des soupçons de fraude.
tion des bases du modèle et sans dépasser les Ceci a provoqué de fortes mobilisations popu-
déclarations symboliques comme cela s’est pro- laires et la recommandation, par l’Organisa-
duit en Bolivie, elle permettra que survive un tion des États américains, de tenir de nouvelles
modèle social qui ne se maintient dorénavant élections alors même qu’elle avait été invitée
qu’au moyen d’une répression sévère. par le gouvernement à vérifier la bonne tenue
du scrutin et se prononcer sur d’éventuelles
fraudes. La poursuite des manifestations et
La chute du MAS11 la répression policière ont créé une situation
en Bolivie intenable pour le maintien du gouvernement.
En Bolivie, les élections du 20 octobre 2019 L’armée, la Central Obrera Boliviana (Centrale
ont été suivies de trois semaines de mani- ouvrière bolivienne, principale centrale syn-
festations sociales qui ont paralysé toutes les dicale du pays) et d’autres acteurs ont exigé la
villes du pays. La raison en était l’obstination démission du président. Avant de s’y résoudre,
Evo Morales a renoncé à appeler à de nouvelles
11 Abréviation de Movimiento al socialismo – Instru-
mento Político por la Soberanía de los Pueblos (Mouve-
ment vers le socialisme-Instrument politique pour la 12 Evo Morales a été élu une première fois en 2005, puis
souveraineté des peuples). réélu en 2009 et 2014.

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élections (qu’il avait envisagées pour laver les pouvoir depuis plus de plus dix ans ont souf-
soupçons de fraude), anticipant une défaite fert de la crise de la gouvernabilité néolibé-
qui l’obligerait de toute façon à démissionner. rale. En Bolivie, la mise en place d’un modèle
L’armée n’était plus non plus prête, au nom du économique fait d’alliances avec le secteur de
gouvernement du MAS, à assumer une répres- l’agrobusiness et d’un pari de communication
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sion sanglante contre les opposants comme dirigé vers la classe moyenne, faisant que les
elle l’avait fait en 2003, ce qui avait permis, en politiques sociales et les rentes pétrolières se
réaction, l’accession d’Evo Morales au pouvoir. traduisent en consommation et en migrations
de travail vers les villes, a failli. À la mobilisa-
Le 11 novembre 2019, Evo Morales, son tion sociale qui a permis au MAS d’arriver au
vice-président et les hautes autorités des deux pouvoir et d’élaborer une nouvelle Constitu-
assemblées – contrôlées par le MAS – ont tion s’est substituée la propagande d’État et le
démissionné et se sont exilés, créant un vide renforcement des institutions traditionnelles
dans l’ordre de la succession. Peu après, la sans une once de « décolonisation » dans leur
seconde vice-présidente du Sénat, la sénatrice fonctionnement.
d’opposition Jeanine Áñez a pris ses fonctions
de présidente par intérim sans le soutien de Un contexte régional penchant à droite a
la majorité du Congrès, mais avec l’appui de mis fin au gouvernement d’Evo Morales, qui a
l’armée, et sans se heurter à une mobilisation joué son va-tout pour sa réélection mais n’a pu
massive. Ce gouvernement constitue un fait se maintenir avec ce qui était jusqu’alors son
accompli, il devient légitime y compris aux principal capital politique : le vote populaire.
yeux de la majorité au Congrès du parti d’Evo L’érosion du soutien populaire après treize ans
Morales, qui cherche cependant à le remplacer de gouvernements progressistes a placé la Boli-
en demandant la convocation la plus rapide vie sur la carte de l’indétermination politique
possible de nouvelles élections. L’arrivée de la sud-américaine. À l’arrivée de la pandémie, le
pandémie permet à Mme Áñez de suspendre pays se débattait entre installation d’un gou-
les élections prévues en décembre 2019 et de vernement de droite et retour potentiel du
prolonger son mandat, tout en présentant sa progressisme, avec un candidat modéré qui
candidatura aux élections présidentielles fina- peut être comparé à un « progressiste libéral »
lement fixées au 18 octobre 2020. du type Alberto Fernandez en Argentine. Luis
Arce, ministre de l’économie du gouvernement
Comme Lula13 et le « kirchnerisme », Evo du MAS, cherchera à contourner l’image néga-
Morales bénéficie toujours d’un soutien électo- tive d’Evo Morales comme un funambule dans
ral considérable, suffisant pour constituer une un environnement inflammable où il n’existe
force politique de poids, malgré ses difficultés pas de dynamiques pour contrer le consensus
à s’imposer sur le plan électoral. Autant que de néolibéral qui, à son tour, ne peut être pour-
la polarisation politique, les gouvernements au suivi qu’à un coût social croissant.

13 Luis Inácio da Silva, dit « Lula », diminutif de Luis et si- Peut-être que la force dont Evo Morales
gnifiant également « calamar », président du Brésil de 2002
à 2010, la continuité de son action étant assurée par Dilma bénéficie encore pourra-t-elle empêcher l’avè-
Roussef, présidente de 2011 à 2016, date de sa destitution. nement d’un gouvernement d’extrême-droite

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en Bolivie lorsque la situation institutionnelle Le « kirchnerisme » et le PT n’auraient pas non


se sera normalisée. De fait, comme en Argen- plus été possibles sans la mobilisation et la lutte
tine, le vote bolivien est plus progressiste que politique dans les rues. Mais le chemin suivi,
conservateur, contrairement à celui du Pérou, une fois stabilisée la dispute pour le pouvoir
de la Colombie ou du Brésil. Mis à part l’épo- à la force du vote, montre un destin commun
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pée communicative, il n’y a plus d’espoir de qui comporte un risque pour les mobilisations
changement profond au sein du MAS. récentes, au Chili comme ailleurs : la capacité
à neutraliser les énergies du changement. Ceci
nous amène à prendre en compte l’efficacité
Une marge politique étroite que conserve le modèle d’organisation sociale
Bien que la nuance entre un néolibéralisme dominant pour s’imposer, malgré sa mise en
assumé, conservateur, et un progressisme qui crise, quelles que soient les variantes politiques
ne rompt pas avec le néolibéralisme et cherche des gouvernements.
à positionner un État interventionniste, soit
réelle, on constate que, sous différentes lati- Loin d’idéaliser la résurgence récente de
tudes sud-américaines, l’ancienne droite ins- la mobilisation, ou d’espérer qu’elle pourra à
titutionnelle et le progressisme font partie du elle seule pallier l’absence de voies politiques
même consensus, de la même adhésion ou qui pourraient nous mener à la construction
de la même impuissance face aux formes du d’un monde nouveau, nous devons cerner les
capitalisme contemporain. La marge permise tâches prioritaires qui nous attendent face à
à la politique est étroite, elle se joue principa- l’échec de l’expérience de gouvernements pro-
lement dans le domaine de la communication gressistes : avancée de la précarité, exploitation
électorale. L’idéologie et les différences formes économique vorace de nombreux territoires,
de politiques ne définissent pas des modèles de carence des conditions de vie pour la grande
développement selon les pays, mais des styles majorité de la population. La force commune
de gestion du même capitalisme, avec la seule des peuples semble être la seule voie à suivre,
liberté de décider de son mode de fonctionne- tant pour s’opposer, désobéir et empêcher la
ment et d’exploitation. machine de fonctionner que pour construire
une véritable alternative.
Le triomphe d’Evo Morales en 2005
représentait quelque chose de nouveau car il Traduit de l’espagnol (Amérique Latine)
venait de la rue et de la mobilisation sociale. par Priscilla De Roo

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