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BOTERO MACHIAVÉLIEN OU L'INVENTION DE LA RAISON D'ETAT

Stéphane Bonnet

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2003/3 n° 66 | pages 315 à 329


ISSN 0014-2166
ISBN 9782130534426
DOI 10.3917/leph.033.0315
Article disponible en ligne à l'adresse :
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BOTERO MACHIAVÉLIEN
OU L’INVENTION DE LA RAISON D’ÉTAT

« Tenga per cosa risoluta, che nelle deli-


berazioni de’Prencipi l’interesse è quello,
che vince ogni partito. E perciò non deve
fidarsi d’amicitia, non di affinità, non di lega,
non d’altro vincolo, nel quale chi tratta con
lui non habbia fondamento d’interesse. »
Giovanni Botero, Della ragione di Stato,
livre 1, chap. 6.

Botero contre le machiavélisme

Giovanni Botero est le premier auteur d’un traité de la raison d’État1. À


ce titre, il ouvre un débat qui se prolongera pendant toute la première moitié
du XVIIe siècle. De nombreuses fois réédité et traduit en espagnol, en fran-
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çais, en latin et en allemand, l’ouvrage de Botero suscitera, dans les décen-
nies qui suivent sa publication, une abondante littérature politique centrée
sur la notion de raison d’État2. Cela ne suffit cependant pas à faire de Botero
l’inventeur du concept. L’auteur piémontais nous dit lui-même à quel point
l’expression ragione di Stato est d’usage courant, à la fin du XVIe siècle, dans
l’entourage des rois et des princes :
Ces années passées (...) il m’a fallu faire plusieurs voyages, et hanter plus que je
n’eusse voulu, les Cours des Rois et des grands Princes, ores deçà, ores delà les
monts. Où, entre autres choses que j’ai remarquées, je me suis fort émerveillé d’ouir
parler tout le jour de la Raison d’État ; et alléguer sur telle matière, ores Nicolas

1. La première édition du traité Della ragione di Stato est de 1589. Dans le cadre de ce tra-
vail nous utilisons toutefois l’édition de Paris publiée en 1599 et accompagnée d’une traduc-
tion française de Gabriel Chappuys. Avant Botero, l’expression ragione degli Stati est utilisée
par Guichardin, mais elle n’est ni définie avec précision, ni mise en œuvre avec la valeur d’un
concept fondamental. Cf. Guicciardini, Dialogo del reggimento di Firenze, Bari, Laterza, 1932,
p. 161-163. Ragion di Stato apparaît pour la première fois chez Della Casa, en 1547, et semble
avoir, dès cette époque, la valeur d’une raison qui fait exception à la loi chrétienne comme à
la loi civile. Mais Della Casa utilise la notion sans en déterminer rigoureusement la significa-
tion. Cf. Giovanni Della Casa, Orazione a Carlo V per la restituzione di Piacenza, Venise, Occhi,
1769, p. 244. L’émergence de l’expression ragione di Stato dans la littérature politique italienne
a été étudiée, entre autres, par Rodolfo De Mattei, Il problema della « ragione di Stato » (locuzione e
concetto) nei suoi primi affioramenti, in Il problema della « ragion di Stato » nell’età della Controriforma,
Milan-Naples, Ricciardi, 1979.
2. Sur la postérité de Botero en Italie, on consultera utilement Tommaso Bozza, Scrittori
politici italiani del 1550 al 1650, Roma, Edizioni di « Storia e Letteratura », 1949, et Luigi Firpo,
Nota critica, in Giovanni Botero, Della ragion di Stato, con tre libri delle cause della grandezza delle
città, due aggiunte e un discorso sulla popolazione di Roma, Turin, UTET, 1948.
Les Études philosophiques, no 3/2003
316 Stéphane Bonnet

Machiavel, ores Cornelius Tacite ; celui-là pour ce qu’il donne les règles et préceptes
qui appartiennent au gouvernement des peuples ; celui-ci pour ce qu’il exprime
vivement les moyens pratiqués par Tiberius Cesar et pour obtenir, et pour se
conserver en l’Empire de Rome1.
Avant Botero, il existe donc un machiavélisme ou tacitisme des courtisans et
des ministres qui pense la pratique politique des gouvernements royaux et
princiers en termes de raison d’État. Or Botero, loin de s’inscrire dans cette
tradition, s’y oppose avec virulence. Della ragione di Stato commence comme
un traité contre Machiavel et se range du côté de l’opinion commune lors-
qu’il s’agit de faire du secrétaire florentin un théoricien de la raison d’État.
D’un tel théoricien, Botero prétend sur le champ récuser l’autorité :
« (...) Machiavel fonde la raison d’État sur le peu de conscience (...) »2 et ceux
qui se réclament de lui ou de l’exemple de Tibère accréditent « tant barbare
manière de gouverner (...) qu’impudemment elle s’oppose à la loi de Dieu ;
jusqu’à dire qu’aucunes choses sont licites par la raison d’État, autres pour la
conscience »3. Et Botero d’ajouter : « Chose la plus absurde, déraisonnable
et la plus impie du monde (...). »4 La raison d’État machiavélique, parce
qu’elle fait peu de cas de la conscience, refuse de reconnaître la loi de Dieu,
qui est le principe même de toute moralité. Son immoralité est aussi bien
une impiété, et cette impiété est irrationalité (déraisonnable traduit irratio-
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nale), la loi de Dieu étant identique à la raison elle-même. Avoir peu de cons-
cience, c’est être sourd à la voix de la raison, c’est-à-dire à la voix de Dieu en
l’homme. La raison d’État serait ainsi une raison d’exception dont les
décrets s’opposent à la loi de Dieu5.
Il semblerait par conséquent que l’on doive deux fois refuser à Botero le
privilège d’avoir inventé le concept de raison d’État. Une première fois

1. « Questi anni adietro (...), mi è convenuto fare varii viaggi, e pratticare, più di quello
ch’io haverei voluto, nelle Corti di Rè e di Prencipi grandi, hor di quà, hor di là da’ monti.
Dove trà l’altre cose da me osservate, mi hà recato somma meraviglia il sentire tutto il di
mentovare Ragione di Stato : et in cotal materia citare hora Nicolò Machiavelli, hora Cornelio
Tacito ; quello, perche dà precetti appartenenti al governo, et al reggimento de’ popoli ;
questo, perche esprime vivamente l’arti, usate da Tiberio Cesare, e per conseguire, e per
conservarsi nell’lmpero di Roma » (cf. Giovanni Botero, Della Ragione di Stato, livre I, Avant-
propos, Paris, Chaudière, 1599, p. 1).
2. « (...) il Machiavelli fonda la Ragione di Stato nella poca conscienza (...) » (ibid.).
3. « (...) cosi barbara maniera di governo (...) in modo che si contraponesse sfacciata-
mente alla legge di Dio ; fino à dire, che alcune cose sono lecite per ragione di Stato, altre per
conscienza » (ibid., p. 2).
4. « Del che non si puo dire cosa ne più irrationale, ne più empia (...) » (ibid.).
5. « (...) celui qui ôte à la conscience la juridiction universelle de tout ce qui se passe
entre les hommes, tant ès choses publiques, qu’ès particulières, montre qu’il n’a point d’âme
ni de Dieu. Les bêtes mêmes ont un instinct naturel, qui les pousse aux choses utiles, et les
retire des nuisibles ; et la lumière de la raison, guidée de la conscience donnée à l’homme
pour savoir discerner le bien et mal, éclairera-t-elle pas ès affaires publiques ? » ; « (...) chi
sotra alla conscienza la sua giuridittione universale di tuttociò, che passa trà gli huomini, sì
nelle cose publice, come nelle private, mostra che non have anima, ne Dio. Sino alle bestie
hanno uno istinto naturale, che le spinge alle cose utili, e le ritira dalle nocevoli ; e il lume
della ragione è il dettame della conscienza, dato all’huomo per saper discernere il bene, e’l
male, sarà cieco ne gli affari publici (...) ? » (ibid.).
Botero machiavélien ou l’invention de la raison d’État 317

parce qu’il le trouve déjà constitué dans le vocabulaire des politiques avec la
signification d’une rationalité de l’État qui déroge à la raison universelle qui
est en Dieu. Une seconde fois parce que l’attitude qu’adopte Botero vis-à-
vis des zélateurs de cette raison d’État immorale relève à première vue d’un
retour à la conception médiévale du politique. On sait en effet comment les
décrétistes, glossateurs et commentateurs du XIIe et XIIIe siècle s’accordent
pour affirmer que les lois humaines, qu’elles relèvent du jus propium ou du jus
commune, sont subordonnées au droit naturel, c’est-à-dire au droit divin tel
que l’Ancien et le Nouveau Testament l’ont révélé aux hommes. Le principe
de la soumission à Dieu est maintenu même chez les auteurs qui remettent
en question le strict légalisme médiéval en interprétant de la manière la plus
large possible la maxime d’Ulpien : princeps legibus solutus est 1. Ainsi Jean de
Salisbury place-t-il le prince au-dessus des lois humaines tout en le soumet-
tant à Dieu par la rectitude de son jugement2. Le prince est en somme le
représentant sur terre de la justice divine3.
Or, la manière dont le traité Della ragione di Stato définit la relation du

1. Citée par le Digeste (I, 3, § 31), cette maxime ne vise à 1’origine que les règles de police
et de droit privé. Mais, à partir du XIIe siècle, elle est régulièrement utilisée dans une acception
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générale. On la trouve, par exemple, chez Thomas d’Aquin : « (...) devant le jugement de
Dieu, le prince n’est pas dégagé de la loi, quant à sa puissance de direction ; il doit exécuter la
loi de plein gré et non par contrainte. Le prince est enfin au dessus de la loi en ce sens que, s’il
le juge expédient, il peut modifier la loi ou en dispenser selon le lieu et le temps » (cf. Thomas
d’Aquin, Somme théologique, t. 2, II, 1, question 96, art. 5, Paris, Éd. du Cerf, 1993, p. 608).
« (...) quantum ad Dei judicium princeps non est solutus a lege quantum ad vim directivam
ejus ; sed debet voluntarius, non coactus, legem implere. Est etiam princeps supra legem,
inquantum, si expediens fuerit, potest legem mutare, et in ea dispensare pro loco et tempore »
(cf. Divi Thomae Aquinatis Summa Theologica, t. 2, II, I, quaestio XCVI, articulus V, Rome, For-
zani, l923, p. 688).
2. Cf. Jean de Salisbury, Policraticus sive de nugis curialium et vestigiis philosophorum, IV, 2,
Oxford, Webb, 1909.
3. Dans une perspective qui reste essentiellement théocratique, la pensée politique du
Moyen Âge présente certaines anticipations de ce que sera la raison d’État du Cinquecento.
Chez les décrétistes de la fin du XIIe siècle et du début du XIIIe est envisagée l’idée qu’un mal
devient un bien dès lors que la nécessité du gouvernement et le service du bien public le com-
mandent. Pour obéir à Dieu et réaliser sa justice, le prince devra préserver son domaine et se
préserver lui-même. Face à ses ennemis, il devra agir d’une manière qui est en soi un mal,
mais lui sera permise à titre de moyen au service de l’utilité publique et de la justice divine.
Toutefois l’expression « raison d’État » n’est pas encore employée pour désigner ce qui justi-
fierait une telle dérogation à la moralité et aux commandements de Dieu. L’expression ratio
status telle qu’elle émerge peu à peu chez les auteurs du moyen-âge ne signifie pas une raison
de l’État et encore moins une raison d’exception, mais plutôt le status, c’est-à-dire l’état ou la
situation de l’Empire, de l’Église, voire du prince ou du roi, en tant qu’ils rendent raison des
exigences ordinaires du gouvernement, lesquelles restent subordonnées aux décrets de Dieu.
De surcroît la raison d’État moderne, dans l’acception qui est d’abord la sienne au XVIe siècle,
ne prétend pas seulement déroger à la justice divine pour mieux l’asseoir. Elle s’installe plutôt
de manière ordinaire dans l’immoralité et prétend donc soustraire l’action politique au gou-
vernement de Dieu. La rupture avec la tradition médiévale est donc indéniable. Sur les origi-
nes possibles du concept de raison d’État dans la pensée juridique et politique du Moyen Âge
deux sources offrent de précieuses indications : Michel Senellart, Machiavélisme et raison d’État,
Paris, PUF, 1989, et Gaines Post, « Ratio publicae utilitatis, ratio status et » raison d’État «
(1100-1300) », in Le Pouvoir de la raison d’État, Paris, PUF., 1992.
318 Stéphane Bonnet

prince à Dieu paraît impliquer le retour à une justification entièrement théo-


logique du pouvoir politique :
Le Prince donc se doit humilier, de tout son cœur, devant la Majesté divine, et
reconnaître d’elle le Royaume, et l’obéissance de ses sujets : et plus il est élevé par-
dessus les autres, plus il se doit rabaisser devant Dieu ; et n’entreprendre aucune
chose qu’il ne soit assuré être conforme à la loi de Dieu1.
La soumission du prince à Dieu est affirmée d’une façon si absolue qu’elle
ne semble pas laisser la moindre place à une exception d’immoralité, fût-elle
un détour nécessaire pour maintenir l’État en tant qu’organe de la justice
divine. Les décrets du prince ne sont licites que s’ils s’accordent avec les
décrets de Dieu.

Retour à Machiavel
Botero commence ainsi par récuser le concept de raison d’État dont il
hérite. Mais contrairement aux premières apparences, il ne reproche pas tant
à ses contemporains d’opposer raison politique et raison divine que de ne
pas aller assez loin dans l’affirmation de l’autonomie du politique. Comment
expliquer sinon qu’il prétende remplacer la raison d’État immorale du
machiavélisme, laquelle se définit encore en relation au droit divin, fût-ce
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sur le mode de l’antinomie, par une raison d’État affranchie de la référence à
Dieu ou à une quelconque moralité transcendante ? En ce sens, le premier
livre du traité Della ragione di Stato, dont l’avant-propos se plaçait sous le
signe de l’antimachiavélisme, nous propose en fin de compte un véritable
retour à Machiavel. L’expression ragione di Stato est certes absente du corpus
machiavélien ; mais ce qui est avant tout étranger à Machiavel, c’est l’idée
d’une politique conçue comme transgression ordinaire ou extraordinaire de
la moralité transcendante qui vient de Dieu. Il n’y a pas chez Machiavel
d’exception à la loi divine, parce qu’il n’y a pas de loi divine. En revanche,
bien qu’elle ne reçoive pas le nom de raison d’État, la notion d’une rationa-
lité pensée en dehors de tout lien à une quelconque transcendance joue
assurément un rôle central dans la politique machiavélienne.
Lorsque Botero révoque la raison d’État immorale et lui substitue une
raison d’État définie de façon purement mondaine, il joue implicitement
Machiavel contre le machiavélisme :
État est une ferme domination sur les peuples ; et raison d’État est la connais-
sance des moyens propres à fonder, conserver et agrandir une telle domination et
seigneurie2.

1. « Deve dunque il Prencipe, di tutto cuore, humiliarsi innanzi la Divina Maestà, e da lei
riconoscere il Regno, e l’obedienza de’popoli ; e quanto egli è collocato in più sublime grado
sopra gli altri, tanto deve abbassarsi maggiormente nel cospetto di Dio : non metter mano à
negotio, non tentar impresa, non cosa nissuna, ch’egli non sia sicuro esser conforme alla
legge di Dio » (cf. Della ragione di Stato, op. cit., livre II, chap. 15, p. 103-104).
2. « Stato è un dominio fermo sopra popoli ; e Ragione di Stato è notitia di mezi atti a
fondare, conservare, e ampliare un Dominio cosi fatto » (ibid., livre I, chap. 1, p. 4).
Botero machiavélien ou l’invention de la raison d’État 319

L’État se constitue par la domination. Il faut donc supposer au principe de


son existence une intention de dominer et non une intention d’obéir aux
exigences de la raison divine. L’intention de dominer s’incarne dans le
prince, lequel utilise les peuples comme une matière qu’il modèle à son gré.
Dans la mesure où la domination est ferme, c’est-à-dire stable, elle devient
un État et la maîtrise exercée par le prince se fait disposition permanente à
dominer. De la sorte, l’État ne poursuit d’autre fin que la satisfaction d’un
intérêt particulier, celui de qui désire la domination. Il n’est nullement ques-
tion de loi divine, de moralité ou d’immoralité, ni d’un bien public et d’une
justice pour tous, qui, même sans Dieu, pourraient reconduire une trans-
cendance en fonction de laquelle il faudrait évaluer les impératifs de la
domination.
Il y aurait donc, à première vue, chez Botero, une coupure insurmon-
table entre le statut du prince soumis à Dieu et la définition de la raison
d’État. C’est pourquoi aussi l’attitude de Botero vis-à-vis de Machiavel est
plus nuancée qu’il ne paraît d’abord. Celui qui proclame son opposition au
machiavélisme comme théorie de la raison d’État immorale et impie admet
par ailleurs, lorsqu’il définit pour sa part la raison d’État, que l’autorité poli-
tique ne se fonde pas dans l’obéissance à une moralité transcendante qui
vient de Dieu, mais seulement dans la mise en œuvre des moyens qui per-
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mettent d’assurer la domination. Ce qui commande alors, c’est l’intérêt par-
ticulier du prince et la raison d’État est la connaissance des impératifs hypo-
thétiques auxquels il faut obéir pour maintenir la domination, autrement dit
servir l’intérêt du prince. C’est ici que Botero devient machiavélien : sa rai-
son d’État n’est ni immorale ni impie ; elle est essentiellement indifférente à
la moralité transcendante et à la religion. Elle ne se définit pas en opposition
à la raison universelle qui est en Dieu mais plutôt sans elle. Or au lieu de se
référer à la loi divine ou à quelque loi morale supérieure à l’État, le Machia-
vel du Prince ne paraît s’intéresser qu’à l’efficacité de l’action en vue de
l’établissement, de la conservation ou de l’élargissement d’une domination.
Quant à celui des Discours, il conçoit la moralité, du moins en tant qu’elle
devient consciente sous la forme de règles, comme indissociable des lois de
la République, lesquelles ne sont fondées que dans l’accord des égoïsmes,
chacun voulant les lois pour se protéger des autres1. La politique machiavé-
lienne est donc, de part en part, indifférente à la moralité transcendante. De
ce point de vue, on peut dire de Botero qu’il donne son nom à un concept
dont Machiavel est l’inventeur. La raison d’État botérienne correspond à
cette politique affranchie de toute exigence supérieure que Machiavel
s’efforce de penser.
Mais dans la mesure où Botero maintient par ailleurs l’impératif de la
soumission du prince à Dieu, la question se pose de savoir comment une
raison d’État qui, par essence, est indifférente à la transcendance pourrait

1. Cf. Niccolò Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, livre I, chap. 2, Milan,
Rizzoli, 1984, p. 66.
320 Stéphane Bonnet

cependant ne pas être en contradiction avec les commandements de Dieu,


être amorale sans être immorale. Le problème de Botero sera ainsi de mora-
liser ou de rechristianiser la politique quoique précisément il faille recon-
naître la politique pour ce qu’elle est, une activité dont les buts n’ont rien à
voir avec la morale transcendante du christianisme.
L’opposition de Botero à Machiavel se jouera donc sur la nature des
moyens mis en œuvre pour assurer une domination et non sur la finalité
interne qui oriente l’action de l’État. Botero prétend concevoir des moyens
qui s’accordent avec la moralité chrétienne ; Machiavel, pour sa part, affirme
que la méchanceté est souvent utile1. Ne sommes-nous pas alors revenus à
notre point de départ ? S’il y a une raison d’État machiavélienne, ne faut-il
pas en définitive la concevoir comme une licence d’immoralité et Machiavel
ne nous montre-t-il pas lui-même le visage du machiavélisme, opposé à la
raison universelle et à Dieu ? Un prince qui ne vise qu’à assurer sa domina-
tion et qui, dans ce but, utilise régulièrement la méchanceté ne semble pas
délivré de toute transcendance mais plutôt ordinairement opposé à elle et,
en conséquence, opposé au bien public. Ce prince en somme serait un tyran
qui ne se soucie que de son intérêt et l’asseoit aux dépens des autres et
contre Dieu. C’est là toutefois méconnaître ce que signifie la méchanceté
chez Machiavel ainsi que l’usage qui en est préconisé. En premier lieu, la
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méchanceté ne se définit pas en fonction de la transcendance divine et de sa
loi, mais seulement par rapport à une morale immanente à la société et à
l’État. En second lieu, elle ne saurait être une manière de gouverner qui suf-
firait à établir et maintenir la domination ; elle est plutôt un détour efficace,
une transgression des règles morales ordinairement admises, en vue de
modifier ces règles ou d’en rétablir l’autorité. Car la domination ne peut être
durablement assurée que si elle paraît juste au plus grand nombre, utile au
bien public. Il n’y a donc pas de domination qui puisse être tout à fait
opposée à la moralité ou même indifférente à elle. Machiavel nous montre
qu’il est possible de concevoir un prince qui réalise les conditions effectives
de la moralité, tout en assurant sa domination par l’usage d’une méchanceté
calculée.
Certains des termes du débat sur la raison d’État tel qu’il se développera
après Botero sont donc déjà présents chez Machiavel. Celui-ci fonde le
concept d’une raison politique séparée de la transcendance et, dans ce cadre,
il pense à la fois l’immanence des règles morales et la nécessité d’une excep-
tion à cette moralité. Sous le masque de l’antimachiavélisme, Botero reprend

1. Ce que Machiavel dit de la méchanceté des scélérats dessine en creux ce qu’est l’usage
de la méchanceté par le virtuoso et ce qu’est donc une méchanceté vraiment utile. Quand
Machiavel observe, au livre I, chapitre 27 des Discours, que les hommes sont rarement tout
mauvais ou tout bons (al tutto cattivi o al tutto buoni), la remarque porte principalement sur la
pusillanimité des méchants. Ainsi de Giovampagolo Baglioni, scélérat s’il en fût, qui, ayant le
pape et les cardinaux à sa merci, n’osa point saisir l’occasion de s’en débarrasser. Le virtuoso,
lui, n’aurait pas hésité et aurait rendu à l’Italie le plus grand des services. Cf. Discorsi, op. cit.,
livre I, chap. 27, p. 121-122.
Botero machiavélien ou l’invention de la raison d’État 321

à son compte la radicale autonomie du politique et lui donne le nom de rai-


son d’État. Ainsi ne se contente t-il pas de reconduire l’opposition entre un
gouvernement selon Dieu et un gouvernement contre Dieu. Il permet au
contraire que s’ouvre, sous le signe de la raison d’État, le véritable débat
moderne sur la relation que la politique entretient avec la moralité. Pour
assurer sa domination, celui qui gouverne doit-il toujours respecter les règles
morales acceptées par l’opinion commune ou bien lui faut-il parfois s’y
opposer ? C’est ici que Botero, reprenant à son compte l’inspiration machia-
vélienne, affirme cependant son originalité face à Machiavel et oblige ses
sucesseurs à se situer non point seulement en fonction du machiavélisme et
de l’antimachiavélisme mais aussi par rapport à la distinction entre raison
d’État ordinaire et raison d’État extraordinaire, la première désignant
l’ensemble des impératifs de gouvernement généralement compatibles avec
la moralité commune, la seconde renvoyant aux impératifs qui dérogent à
cette moralité1.

« L’intérêt apaise tous »

Chez Machiavel, le prince hors de la république ou le législateur d’une


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république mettent ordinairement en œuvre, pour assurer leur pouvoir, des
moyens qui vont contre les règles ordinaires. Chez Botero, le prince chré-
tien gouverne par raison d’État, laquelle n’est pas un mode extraordinaire de
justification de l’action politique, mais son régime constant. Or Botero défi-
nit la raison d’État comme la connaissance des moyens permettant de fon-
der, conserver et agrandir une domination2. Il n’est donc pas ici question de
respect des lois ou des coutumes ; il est seulement question d’un but, la
domination, dont Botero ne paraît pas se demander s’il est ou non compa-
tible avec la moralité, et des moyens pour parvenir à ce but selon les trois
espèces de la fondation, de la conservation et de l’élargissement. Le prince
botérien paraît s’installer dans l’exception par rapport à la moralité. Cette
exception n’est pas nécessairement une opposition à la moralité. Elle
consiste seulement à se tenir hors du champ moral, à ne pas s’interroger sur
la valeur morale d’un décret princier et à ne considérer que son efficacité
politique. Si l’on en restait à cette définition, il faudrait même dire que
Botero est plus machiavélien que Machiavel, puisqu’il radicalise le discours

1. Les deux premières éditions du traité Della ragione di Stato définissent strictement la
raison d’État comme la connaissance des moyens ordinaires du gouvernement en vue de
conserver une domination et, dans une moindre mesure, la fonder ou l’élargir. Mais les édi-
tions suivantes intègrent la distinction des deux raisons d’État, l’ordinaire et l’extraordinaire,
puisque Botero maintient sa définition mais concède l’existence d’une seconde raison d’État
en reconnaissant que l’expression est habituellement employée à propos « di quelle cose, che
non si possono ridurre à ragione ordinaria, e commune » ( « des choses, qui ne se peuvent
réduire à l’ordinaire et commune raison » ). Cf. Della ragione di Stato, op. cit., livre I, chap. 1,
p. 4.
2. Voir la note 2, p. 318.
322 Stéphane Bonnet

du Florentin. Quand celui-ci distingue, d’un côté, le prince non républicain


et, de l’autre, le chef républicain et le législateur, comme celui qui se donne
les moyens de la domination et ceux qui désirent le bien public, Botero,
quant à lui, ne connaît qu’un seul prince, celui qui se donne les moyens de la
domination, et il nomme raison d’État la connaissance de ces moyens.
Toutefois la vertu du prince chez Botero est bien loin de la virtù machia-
vélienne. En premier lieu, cette vertu reste une vertu chrétienne. Elle n’est
pas tant l’ensemble des qualités qui permettent d’agir selon la raison d’État
que l’ensemble des qualités qui font un prince chrétien. Il y a ainsi une dua-
lité dans le prince de la raison d’État tel que le conçoit Botero. D’un côté il
cherche la domination et les moyens de la domination, de l’autre il obéit à
Dieu et c’est par là que sa domination est justifiée1 et attire sur elle le
concours surnaturel de la grâce divine2.
De la sorte, la définition botérienne de la raison d’État, d’abord détachée
de toute considération morale, se trouve sensiblement limitée. Tous les
moyens de domination sont bons, à condition qu’ils soient conformes à la
loi de Dieu. L’obéissance à la loi divine est ce que le prince doit à Dieu en
échange du royaume et de l’obéissance des sujets qu’il a reçus de Dieu. La
volonté de Dieu est au fondement de l’État et l’État est fait pour accomplir
cette volonté sur terre. Sans doute est-ce pourquoi, après avoir défini la rai-
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son d’État comme connaissance des moyens de fonder, conserver et agran-
dir une domination, Botero réduit immédiatement la portée de sa définition
en précisant que la raison d’État concerne plus spécifiquement les moyens
de la conservation et non ceux de la fondation et de l’élargissement : « Car la
raison d’État suppose le prince et l’État ; le premier comme ouvrier ; le
second comme matière (...). »3
Les moyens de la domination sont donc subordonnés à la désignation
du prince et à l’établissement de l’État, lesquels supposent la fondation dont
il faut comprendre qu’elle ne relève pas, en définitive, de la raison d’État. Le
même argument vaut pour l’élargissement qui suppose le maintien d’une
domination déjà existante, mais se présente comme une fondation eu égard
aux populations nouvellement soumises. Or, si la fondation ne relève pas
stricto sensu de la raison d’État, c’est qu’elle relève de Dieu et que les meilleurs
moyens ne sauraient permettre au fondateur d’État d’agir efficacement s’il
n’était d’abord l’élu de Dieu.

1. « La Religion est le fondement de toute principauté : car toute puissance venant de


Dieu, et ne s’acquérant la grâce et la faveur de Dieu autrement, que par la Religion, tout autre
fondement sera ruineux. » « La religione è fondamento d’ogni Prencipato, perché, venendo
da Dio ogni podestà e non si acquistando la grazia e ‘l favor di Dio altramente che con la reli-
gione, ogni altro fondamento sarà rovinoso » (cf. Della ragione di Stato, op. cit., livre II, chap. 15,
p. 106).
2. « La Religion procure de maintenir les États, par l’aide surnaturelle de la grâce de
Dieu (...) ». « La religione procura di mantener gli Stati con l’aiuto sopranaturale della grazia di
Dio (...) » (ibid., livre II, chap. 14, p. 102).
3. « Imperò che la Ragione di Stato suppone il Prencipe, e lo Stato (quello quasi come
artefice, questo come materia) » (ibid., livre I, chap. 1, p. 4).
Botero machiavélien ou l’invention de la raison d’État 323

La raison d’État est en définitive la connaissance des moyens de conser-


ver une domination, mais cette domination est elle-même un moyen au ser-
vice de Dieu. Cette connaissance est donc, dans le prince chrétien, subor-
donnée à la religion ou obéissance à Dieu, qui est la mère de toutes les
vertus. L’intention de Botero est ainsi de montrer comment une raison
d’État au service de la domination peut aussi servir la loi de Dieu. Cela paraît
impossible si l’on s’en tient aux présupposés anthropologiques de Machia-
vel. Une humanité généralement méchante, avide et peureuse – uomini, fugi-
tori de’pericoli, cupidi di guadagno1 – ne peut produire un prince vertueux au sens
chrétien.
Or Botero paraît accepter de considérer la peur et l’avidité comme les
passions fondamentales. Au premier rang parmi les manières d’entretenir le
peuple (trattenere il Popolo) Botero place l’abondance, la paix et la justice2 : la
première permet que le peuple ait assez de subsistances pour ne pas craindre
la faim, la deuxième que ces subsistances ne risquent pas d’être prises ou
détruites par l’ennemi extérieur, la troisième que chacun se sente protégé de
l’iniquité de ses compagnons. Possédant peu, le peuple désire acquérir au
moins les biens nécessaires à la survie et craint d’en être privé. Le peuple
désigne donc la masse de ceux qui ne sont pas assez riches pour se sentir à
l’abri du besoin et dont l’inquiétude, si elle n’est apaisée, peut à tout moment
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entraîner la ruine de l’État. Ainsi, dans l’État botérien, les pauvres ressem-
blent-ils grandement à l’homme machiavélien : « Les pauvres et les miséra-
bles ne peuvent vivre sous les lois, parce que la nécessité en laquelle ils se
trouvent ne connaît et n’a point de loi. »3 Botero reprend ici la maxime tradi-
tionnelle : necessitas non habet legem. Mais au lieu d’entendre par nécessité,
comme le font les juristes médiévaux, l’état de menace qui pèse sur la chré-
tienté et sur l’Église et autorise que soient employés tous les moyens, sans
souci d’aucune loi, pour le salut de la patrie chrétienne, Botero donne un
sens nouveau à la maxime. Il pense la nécessité d’une façon qui le rapproche
de Machiavel. La nécessité qui n’a point de loi, c’est d’abord la nécessité pas-
sionnelle commandée par les circonstances. Chez Machiavel, c’est donc la
fortune, dont les hommes du commun sont les jouets, et que le virtuoso,
conduit par la prudence, sait apprivoiser. Mais pour Botero, seuls les pau-
vres sont véritablement soumis à des circonstances qu’ils ne contrôlent pas
et qui déterminent en eux une peur et une avidité impossibles à réfréner. En
conséquence ils n’ont aucun souci des lois, c’est-à-dire des règles morales et
des justes décrets du prince. Manquant de tout, les pauvres désirent
s’emparer du bien d’autrui et sont donc avides de richesse aux dépens des
autres hommes. Ils ne peuvent reconnaître l’utilité des lois qui interdisent de
nuire à autrui et, en particulier, au bien d’autrui. Il leur semble, au contraire,

1. Cf. Niccolò Machiavelli, Il Principe, Turin, Einaudi, 1961, chap. 17, p. 81.
2. Cf. Della ragione di Stato, op. cit., livre III, chap. 1, p. 119- 120.
3. « I miseri non possono viver sotto le leggi ; perche la necessità, nella quale si trovano
non conosce legge » (ibid., livre IV, chap. 3, p. 134).
324 Stéphane Bonnet

immédiatement utile de voler. L’intérêt immédiat des pauvres est contraire à


l’intérêt commun. Puisque leur sécurité n’est pas assurée, ils deviennent
dangereux pour les autres. Ils donnent l’image de ce que seraient tous les
hommes, si l’État n’assurait la paix et la prospérité.
Car l’avidité qui nuit aux autres n’est toutefois pas le seul régime des pas-
sions humaines à l’intérieur de l’État. Botero distingue trois classes sociales
essentiellement définies par le rapport qu’elles entretiennent à la richesse :
En tout État, se trouvent trois sortes de personne, les opulents, les pauvres, et
les médiocres ; entre l’un et I’autre extrème de ces trois sortes, ceux qui sont au
milieu sont ordinairement les plus paisibles, et plus aisés à gouverner : et les extrè-
mes, plus malaisés : car les puissants, à cause de la commodité que les richesses
apportent quant à soi, malaisément s’abstiennent du mal : les pauvres, à cause des
nécessités en lesquelles ils se trouvent, semblablement ont coutume d’être fort
vicieux1.

Les pauvres comme les puissants agissent bien souvent d’une manière qui
nuit aux autres introduisant la discorde dans l’État ou complotant contre le
prince, les premiers parce qu’ils désirent ce qu’ils n’ont pas, les seconds,
parce que, possédant beaucoup, ils cherchent à obtenir encore plus. Nous
sommes ici très prés de la manière dont Machiavel pense les mobiles qui
animent les grands et le peuple2. Mais Botero se distingue de Machiavel
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lorsque, renouant avec Aristote3, il introduit, entre les grands et les pauvres,
une classe intermédiaire, assez riche pour échapper au désespoir, c’est-à-dire
à l’excès de crainte, assez pauvre pour n’avoir pas les moyens de trop gran-
des ambitions. La classe moyenne, rassurée quant à sa prospérité, ne désire
rien d’autre que le repos sous la protection de l’État.
L’opposition à Machiavel ne réside donc pas tant dans l’identification
des passions dominantes : des pauvres, on peut dire qu’ils ont peur de mou-
rir de faim, c’est là le danger qui les menace le plus, et qu’ils désirent avant
tout ce qui peut atténuer leur indigence. Quant aux autres membres de la
société, ils sont conduits par un désir de richesse et d’acquisition en général,
qui vise au-delà du strict nécessaire. Chez les plus riches, la passion de pos-
séder devient insatiable et donc nuisible ; la peur de perdre ce qu’ils ont déjà
pousse les opulents à l’extension de leur puissance et à chercher par eux-
mêmes les moyens de leur sécurité ; tandis que, chez les médiocres, le désir
de richesse s’accorde avec l’intérêt du prince et la conservation de l’État.

1. « In ogni Stato sono tre sorti di persone, gli opulenti, i miseri, e i mezani. Tra l’uno, e
l’altro estremo di queste tre sorti, i mezani sono ordinariamente i più quieti, e più facili a
governare ; e gli estremi i più difficili. Perche i potenti, per la commodità, che le richezze
apportano seco, difficilmente s’astengono dal male ; i miseri, per le necessità, nelle quali si
trovano, similmente sogliono esser molto vitiosi » (ibid., livre IV, chap. 1, p. 133).
2. Le conflit des grands et du peuple oppose deux variantes du désir de possession. Les
grands possèdent déià beaucoup et, craignant de perdre leurs possessions, cherchent à les
accroître pour se protéger. Le peuple en revanche, possédant peu, désire acquérir des posses-
sions et jalouse les grands. Ainsi les grands désirent toujours plus et les humbles désirent ce
qu’ils n’ont pas. Cf. Discorsi, op. cit., livre I, chap. 5, p. 74-75.
3. Cf. Aristote, Les Politiques, livre III, chap. 10, Paris, Flammarion, 1993, p. 238-239.
Botero machiavélien ou l’invention de la raison d’État 325

N’ayant pas les moyens de se protéger seuls, il s’en remettent à celui qui
gouverne. Et la peur n’est chez eux absente que dans la mesure où l’État
favorise leur enrichissement et les protège en assurant la paix et la justice.
En retour, le prince s’appuie sur eux pour contrôler les pauvres et les riches.
Régner consiste ainsi, chez Botero comme chez Machiavel, à maîtriser la
peur et le désir de possession des gouvernés.
Si Botero distingue trois classes dans l’État, et non deux, ce n’est donc
pas au nom d’une théorie des passions qui lui serait propre, mais plutôt
parce qu’il conçoit des moyens de gouverner les passions bien différents de
ceux que propose Machiavel1. La nouveauté botérienne réside dans la
manière dont sont envisagés la richesse et ses modes d’acquisition. Chez
Machiavel, la richesse est statique, conçue comme un patrimoine, qu’il faut
protéger des convoitises ou augmenter en se faisant des ennemis, car celui
qui s’enrichit le fait nécessairement aux dépens des autres2. Botero, pour sa
part, pense la richesse de manière dynamique : la quantité de richesse aug-
mentant, il est possible de satisfaire le désir de richesse de ceux qui la pro-
duisent, et même d’enrichir l’État, sans nuire aux autres. La classe moyenne
est précisément la classe des producteurs qui satisfont leur désir de richesse
par l’industrie. C’est pourquoi son intérêt, loin d’être à l’origine d’une insta-
bilité nuisible à l’intérêt commun, s’avère être au contraire le meilleur allié de
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l’intérêt commun.
La domination au service de Dieu devient donc possible si le prince
1. Nous ne dirions donc pas, comme l’affirme Yves Charles Zarka, que pour Botero
« les hommes ne sont ni foncièrement méchants, ni mûs par un goût permanent de la puis-
sance » et qu’en conséquence l’anthropologie de Botero s’oppose radicalement à celle de
Machiavel. Cf. Yves Charles Zarka, Raison d’État et figure du prince chez Botero in Raison et déraison
d’État, Paris, PUF, 1994, p. 111. Ce qui, pour le Florentin, conduit avant tout l’action du
prince comme celle des autres hommes, c’est le désir d’acquistare (Il Principe, op. cit., chap. 3,
p. 16). La méchanceté se fonde en premier lieu sur ce désir d’acquisition, lequel devient chez
le prince un désir de domination, c’est-à-dire un désir qui, aidé par la virtù, cherche à maîtriser
les conditions changeantes de l’acquisition. Or ce désir reste, chez Botero, le désir le plus
commun, mais il ne rencontre pas les mêmes conditions d’exercice.
2. Machiavel envisage certes la manière dont une république bien ordonnée peut jouir
d’une population nombreuse qui, assurée de sa sécurité, s’évertue à s’enrichir par le moyen de
l’agriculture et de l’industrie. Cf. Discorsi, op. cit., livre II, chap. 2, p. 300. Mais une telle
richesse sera bien vite source de corruption ; car dans une république où les particuliers
s’enrichissent, on honorera plus la richesse que la virtù. L’accroissement de la richesse est
donc avant tout nuisible et ne saurait être durable, puisqu’il conduit à la ruine de la répu-
blique. Un État ne peut rester libre que s’il maintient ses citoyens dans la pauvreté (ibid.,
livre III, chap. 16, p. 513, et chap. 25, p. 530-532). Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de mesurer la
prospérité du prince non républicain, Machiavel la pense en termes de parcimonie et
d’épargne ; sauf à s’enrichir par la guerre ou à dépouiller ses sujets, il faut ménager son bien,
comme s’il n’y avait que deux façons d’être riche, par l’avarice ou le pillage. Machiavel ne
semble pas concevoir la richesse de l’État comme pouvant résulter d’un accroissement de la
richesse des particuliers. Cf. Il Principe, op. cit., chap. 16, p. 76-79. C’est que le rapport à la
richesse est essentiellement pensé selon un seul mode d’acquisition. S’enrichir, c’est
s’emparer de certains biens et en priver les autres. La production qui permet d’ajouter par le
travail une valeur nouvelle à ce qui est déjà possédé joue un rô1e secondaire. Celui qui y par-
vient sera, à un moment ou à un autre, dépossédé par la fortune, c’est-à-dire dans la plupart
des cas par des ennemis qui convoitent ce qu’il possède. S’il n’est pas en droit impossible que
les richesses se multiplient indéfiniment, cela est de fait impossible.
326 Stéphane Bonnet

organise les moyens de la prospérité et, en aidant la classe moyenne à déve-


lopper la production industrielle, se donne le loisir de contrôler les grands et
les pauvres. Le principe essentiel de la raison d’État botérienne est celui de
l’intérêt entendu non pas au sens générique, déterminé comme le but du
désir passionnel en général, mais au sens particulier, à savoir comme le but
que vise le désir d’acquisition seul. Loin d’être générateur de conflits,
l’intérêt est pour Botero ce qui permet d’établir les conditions de la paix
civile, laquelle rend les hommes dociles au prince et à Dieu : « (...) l’intéret
apaise tous (I ‘interesse acqueta tutti). »1
La raison d’État botérienne, qui, selon le principe de la soumission à
Dieu, paraissait être une raison d’État essentiellement chrétienne, se mue
ainsi en raison d’État économique2. Pour assurer la richesse de l’État, deux
moyens peuvent être employés, la guerre et l’industrie. La guerre permet de
s’enrichir aux dépens des autres États. Elle n’est plus cette situation ordi-
naire des relations entre les hommes et entre les États en fonction de
laquelle le prince machiavélien devait assurer sa domination. Elle est plutôt
un moyen au service de la paix intérieure. Mais l’industrie permet de parve-
nir au même but que la guerre par des moyens qui ne nuisent pas aux autres
États et sont en définitive plus efficaces : « Il n’y a chose de plus grande
importance pour accroître un État, et pour le rendre fort peuplé et riche de
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tout bien que l’industrie des hommes et la multitude des arts et métiers. »3
L’industrie est fondée sur les talents de la classe moyenne qui, par ce moyen,
s’enrichit, se multiplie, attire la main d’œuvre étrangère, permet à l’État
d’augmenter sa population et le rend plus à même de l’emporter à la guerre
sur les autres États. L’industrie assure donc la richesse et la paix intérieure et
permet de vaincre dans la guerre extérieure. Elle est le véritable fondement
de toute prospérité.

L’ordinaire et l’extraordinaire

On voit que, à la lumière de cette raison d’État devenue raison écono-


mique, la vertu du prince change sensiblement de signification. Rapportée à
Dieu, la vertu de celui qui gouverne est d’abord la piété : la religion est la
mère de toutes les autres vertus et consiste à s’humilier devant Dieu. Elle a
pour auxiliaire la tempérance qui, en accord avec les principes religieux,
éloigne du prince et de son État le luxe et le vice. Mais rapportée à la raison

1. Cf. Della Ragione di Stato, op. cit., livre III, chap. 2, p. 125.
2. Michel Senellart parle à ce propos de raison d’État mercantiliste, dans la mesure où
les activités de production permettent à la fois l’accroissement de la richesse et de la popula-
tion, le développement du commerce et l’augmentation du stock monétaire. Botero serait en
somme un précurseur de Colbert. Cf. Michel Senellart, Machiavélisme et raison d’État, op. cit.,
chap. 3, p. 71-83.
3. « Non è cosa che, importi più, per accrescere uno Stato, e per renderlo e numeroso
d’habitanti, e dovitioso d’ogni bene, che l’industria degli huomini, e la moltitudine
dell’arti (...) » (cf. Della Ragione di Stato, op. cit., livre VIII, chap. 3, p. 239).
Botero machiavélien ou l’invention de la raison d’État 327

d’État, la vertu se divisera maintenant en quatre autres espèces orientées


vers l’intérêt commun compris comme prospérité commune. Il faut que le
prince soit juste, c’est-à-dire qu’il distribue de manière proportionnée aux
grands, aux pauvres et à la classe moyenne les biens et les honneurs, et qu’il
veille à la justice commutative entre les sujets. Il faut qu’il soit libéral, soula-
geant la misère des pauvres, faisant œuvre de mécénat en faveur des lettres,
des sciences et des arts, œuvre pieuse en faveur de la religion. Justice et libé-
ralité s’appuient toutefois sur deux autres vertus plus strictement politiques :
la prudence, qui est la connaissance des mœurs, du pays, de l’histoire et des
moyens de gouvernement, autrement dit, connaissance de la raison d’État ;
la valeur, qui permet au prince d’agir résolument et sans reculer devant la
peur. Ainsi, dans la perspective de justification du prince devant Dieu, la
hiérarchie des vertus semble subordonner à la religiosité la tempérance, qui
modère le désir de domination, puis la justice et la libéralité, et enfin la pru-
dence et la valeur. Mais dans la mesure où le prince cherche à assurer sa
domination, la hiérarchie se renverse, et ce sont la prudence et la valeur qui
paraissent commander.
En ce sens, Botero ne restaure pas l’image du prince pieux, libéral et
juste renversée par Machiavel. Il apparaît plutôt que la libéralité et la justice
botériennes sont en définitive subordonnées à l’intérêt et pourraient être
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pratiquées par un prince non chrétien. Certes, Botero affirme que le Prince
doit être religieux et non pas seulement simuler la piété. Mais la raison en est
qu’il est difficile de feindre longtemps1. Dans cette perspective, c’est bien le
souci de maintenir sa domination qui commande au prince d’être chrétien.
La religion comme les autres vertus qui l’accompagnent sont les moyens
qu’emploie la prudence pour assurer l’intérêt du prince. Il pourrait donc suf-
fire d’être prudent et valeureux, c’est-à-dire de comprendre ce qu’il faut faire
pour maintenir sa domination, et de le faire résolument. Sous une fidélité
apparente à la tradition politique chrétienne, Botero tire ainsi les conséquen-
ces de la révolution machiavélienne. Dorénavant le pouvoir politique ne
peut plus être pensé comme réalisation sur terre des exigences de la mora-
lité. Il est d’abord réalisation des exigences de la passion d’intérêt ou désir de
possession. Les impératifs hypothétiques qui permettent à l’État d’assurer
les conditions de satisfaction de cette passion sont ce que Botero nomme la
raison d’État, laquelle suppose un prince prudent et valeureux. La raison
d’État est la raison du prince qui veille à l’intérêt de ses sujets, dans le but
d’asseoir sa domination.
L’exception du prince botérien n’est donc pas tant l’exception d’un
prince qui se trouverait au-dessus des lois humaines parce qu’il serait, plus
que tout autre, soumis à la loi de Dieu. Si une telle soumission, qui définit la
vertu chrétienne, est envisagée par Botero et mise pour ainsi dire en exergue à
sa théorie politique, il ne s’agit cependant pas de ce qui fonde le concept de la
raison d’État. Il faut au contraire supposer une autre vertu du prince, vertu

1. Ibid., livre II, chap. 15, p. 103.


328 Stéphane Bonnet

profane qui fonde la raison d’État dans la prudence séculière de celui qui
connaît les moyens de contrôler les passions. De la sorte, la raison d’État
apparaît bien comme le nom que donne Botero à l’exception du politique,
laquelle n’est pas pensée en rapport à la loi divine, mais dans sa relation au
régime ordinaire des passions humaines. Si par révélation, autrement dit par
obéissance aux commandements de la religion chrétienne, ou par cons-
cience, les hommes se conduisaient tous selon les exigences de la raison uni-
verselle, selon les règles inconditionnées d’une moralité ayant valeur aux yeux
de tous, alors l’État serait inutile. Chacun voudrait ce qui est bon pour tous et
nul n’agirait d’une manière nuisible à autrui. Mais la plupart des hommes
n’entendent pas les ordres de la raison ou, s’ils les entendent, ne leur obéis-
sent pas. C’est qu’ils ont l’esprit occupé par la peur et le désir d’acquisition,
chacune de ces passions variant en intensité selon que les circonstances favo-
risent l’une plutôt que l’autre. Au regard de ce qui est ordinaire pour la raison,
la condition humaine s’installe habituellement dans l’exception. Les hommes
ne sont pas ce qu’ils devraient être, à savoir des êtres rationnels. Ils n’agissent
pas comme ils devraient agir, sous le commandement de la raison, pour le
plus grand bien de tous. L’autorité politique pallie ce défaut de rationalité.
Elle n’est pas absolument rationnelle, puisqu’elle est elle-même conduite par
l’une des passions humaines fondamentales : le désir d’acquisition qui, lors-
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qu’il s’applique aux hommes autant qu’aux choses, devient désir de domina-
tion. Mais tandis que les hommes sont généralement aveuglés par leurs pas-
sions ou du moins trop pressés de les satisfaire pour raisonner sur les moyens
d’y parvenir, l’État est précisément ce par quoi, dans un monde où règne la
déraison des passions, un peu de raison vient aux hommes. Par lui, certains
impératifs de prudence, en d’autres termes les impératifs d’une raison subor-
donnée à des fins qui ne sont pas les siennes, peuvent être mis en œuvre.
Pour que l’intérêt du prince triomphe, il faut que le prince soit raisonnable et
sache modérer son avidité, qu’il ménage l’avidité de ses sujets et apaise leur
peur. Mettant la raison au service de sa passion du pouvoir, le prince se
soucie en définitive de ce qui est bon pour tous. Dans l’exception déraison-
nable des passions le prince introduit l’exception raisonnable du politique,
l’exception d’une raison qui, quoique soumise aux mobiles passionnels,
retrouve une certaine forme de moralité.
Ainsi, le débat entre les partisans d’une raison d’État morale, qui
s’accorde avec la loi de Dieu, et ceux d’une raison d’État immorale apparaît
somme toute secondaire à partir du moment où est reconnue la différence
de la raison d’État moderne et de la ratio status médiévale. La raison d’État
obéit d’abord à l’intérêt et ne se détermine point en rapport à une quel-
conque moralité transcendante. Mais les moyens à mettre en œuvre pour
préserver l’intéret des gouvernants varient en fonction des circonstances. Si
les passions qui rendent les hommes méchants s’apaisent, il est possible de
gonverner sans recourir à la méchanceté. Mieux, si le prince, comme le
pense Botero, dispose des moyens qui permettent d’apaiser les passions,
alors il peut gouverner sans utiliser l’immoralité. Mais dans le cas où l’avidité
Botero machiavélien ou l’invention de la raison d’État 329

et la peur se réveillent et rendent les hommes dangereux les uns pour les
autres et en particulier dangereux pour celui qui gouverne, alors sans doute
faut-il recourir à des moyens extraordinaires et immédiatement immoraux.
Le législateur et le prince non républicain de Machiavel seront méchants
contre les méchants. Raison d’État ordinaire et raison d’État extraordinaire
sont en définitive les deux figures d’une même raison d’État, laquelle est,
par définition, indifférente à toute moralité transcendante mais tout à fait
intéressée à obtenir de ceux qu’elle gouverne un comportement favorable au
prince. Par la douceur ou par la contrainte, la raison d’État commande en
tout cas de conduire les hommes, naturellement portés à la méchanceté, jus-
qu’à se comporter d’une manière qui leur donne l’apparence de la bonté.
Si, chez nombre d’auteurs et dans l’usage que nous a transmis la tradi-
tion, le concept de raison d’État tend, après Botero, à se spécialiser1, ne dési-
gnant plus que les moyens exceptionnels mis en œuvre pour le salut public,
sans doute est-ce parce que la conscience d’une solidarité, qui réunit l’intérêt
de celui qui gouverne à l’utilité que le peuple lui reconnaît, n’est jamais si
forte qu’au moment où des circonstances extraordinaires ravivent la peur et
l’avidité des hommes. Alors il n’est plus possible de gouverner en suivant les
règles habituelles qui ont jusque-là assuré la tranquillité du prince et du plus
grand nombre des sujets. Le prince est renvoyé à l’exigence de faire triom-
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pher son intérêt, menacé par une méchanceté dont il n’avait plus l’habitude.
C’est ici que se dévoile la vérité de la raison d’État, la vérité d’une politique
qui ne peut plus se parer d’une légitimité fondée dans une coutume ou dans
des lois généralement acceptées. La seule exigence est de se sauver, de
vaincre sous peine d’être vaincu, et dans l’adversité qui sans cesse invente de
nouveaux ennemis, les moyens qu’il faut utiliser ressembleront nécessaire-
ment à ceux que Machiavel recommande au législateur d’une république
comme au prince non républicain. Dans de telles circonstances, le prince ne
peut oublier qu’il dépend seulement de lui et des moyens qu’il utilise de sau-
ver son pouvoir. Il sait avec certitude que les hommes ne sont pas naturelle-
ment disposés à lui obéir et qu’il faut, par raison d’État, les y conduire de gré
ou de force.
Stéphane BONNET.

1. Scipione Ammirato et Traiano Boccalini, entre autres, reprochent à Botero de


confondre raison d’État et politique. Et tandis qu’Ammirato prétend réserver l’expression
aux seuls moyens extraordinaires, employés en cas de nécessité et en vue du bien public (Sci-
pione Ammirato, Discorsi sopra Cornelio Tacito, Florence, Giunti, 1594, p. 227), Boccalini pro-
pose, quant à lui, de définir la raison d’État comme contraire à la loi de Dieu et à celle des
hommes. Cf. Traiano Boccalini, Ragguagli di Parnaso, centuria seconda, ragguaglio 87, Bari,
Laterza, 1948. L’idée botérienne d’une raison d’État ordinaire qui se confondrait avec le bon
gouvernement connaîtra toutefois une certaine postérité. Cf. Girolamo Frachetta, L’idea del
libro de’governi di Stato e di Guerra (...) con due discorsi, l’uno intorno la ragione di Stato, e l’altro intorno la
ragione di Guerra, Venise, Zenaro, 1592. Voir aussi Giovanni Antonio Palazzo, Discorsi del
governo e della ragion vera di Stato, Venise, Franceschi, 1606 (1re éd., Naples, 1604). Également
Ludovico Zuccolo, Considerazioni politiche e morali sopra cento oracoli d’illustri personnagi antichi,
Venise, Ginami, 1621.

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