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Démosthène Agrafiotis,  Sandeep Bhagwati,  José Luis Castillejo, Barbara Clausen,  


François Coadou,  Michel Collet, Valérie Da Costa,  Jean Décarie,  Laurent Devèze, Tagny Duff,  
Jean-Baptiste Farkas, Michel Giroud,  Per Hüttner,  Sophie Lapalu,  François-Joseph Lapointe,
André Éric Létourneau, Olivier Lussac, Valerian Maly,  Richard Martel, Corinne Melin,
Armando Menicacci, Ghislain Mollet-Viéville, Cynthia Noury, Rainer Oldendorf,
Louis-Claude Paquin,  Hubert Renard, Alain-Martin Richard, Paul Robert, Christopher Salter,
Yann Toma, Valentine Verhaeghe, Marianne Villière, Christian Xatrec

Sous la direction de
Michel Collet et André Éric Létourneau

isba – Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon


Pôle de recherche : Le corps de l’artiste
hexagram – Réseau international dédié à la recherche-création
en arts médiatiques, design, technologie et culture numérique

Les presses du réel, 2019


coll. Nouvelles scènes
Table des matières

rabat avant Danse dans la neige et Les saisons Sullivan  : 129


les œuvres de Françoise Sullivan et de Mario Côté
À propos de L’homme-sandwich dans le désert vues depuis la Méditerranée
Paul Robert
Armando Menicacci

À POSTERIORI 135
La transduction du réel 7 Origines performatives ?
Michel Collet et André Éric Létourneau Démosthène Agrafiotis

De l’art d’action 11 La performance de l’interaction 147


À propos de quelques définitions de la performance Christopher Salter
Olivier Lussac
Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : 159
Matériau manœuvre : énoncés généraux 21 l’art de participer discrètement à l’art
Alain-Martin Richard Corinne Melin

Coécriture à quatre voix sur des pratiques 25 Art action et performance : périphéries sans centre ! 173
de recherche-création performatives Richard Martel
Louis-Claude Paquin, Cynthia Noury, André Éric Létourneau, Tagny Duff
Advenir, devenir visible : la performance, 183
L’art comme collectionneur 47 entre fait et fiction, action réelle, théâtre documentaire,
André Éric Létourneau authenticité, mise en scène et reportage artistique
Valerian Maly
Standard II / Constat de manœuvre : 51
conversation avec José Luis Castillejo L’ouverture du séminaire : actrices et acteurs 189
par André Éric Létourneau Rainer Oldendorf

IKHÉA©SERVICE N° 24 63 Art action ou l’art des actes vivants 191


in slowmo veritas Michel Giroud
Jean-Baptiste Farkas
La performance comme dispositif d’expérimentation 195
À propos d’un art irréductible au projet 67 scientifique
conscient de l’artiste François-Joseph Lapointe
Ghislain Mollet-Viéville
Actions avisuelles et anti-performance 203
C’était la poésie dans la vie de tous les jours 75 Michel Collet
Quelques notes sur la performance, Guy Debord,
les situations et Paul Nougé Manifestation d’indifférence 211
Marianne Villière
François Coadou

£€ ¢OMM€R¢€ D€ £’ART 81 Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? 215
Sophie Lapalu
Sandeep Bhagwati

Fabio Mauri : un théâtre sans théâtre 85 De la transsubstantiation des matières 221


Valérie Da Costa
supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière
Yann Toma
Je suis Monty Cantsin, je suis Karen Eliot, 91
je suis Neam Cathod, je suis... Espoir et performance 229
Per Hüttner
Jean Décarie ou Victor Fitrof

Les années soixante-dix ou 99 Biographies 238


la peste soit de la performance et des performeurs !
Laurent Devèze
Remerciements 242

Un questionnaire oublié ou Réflexions sur l’historicisation 111 Colophon 244


et la contemporanéité de la performance
Barbara Clausen rabat arrire

Rosée, un réseau d’actions de Jean-Pierre Le Goff 121 Existe en blanc


Valentine Verhaeghe Christian Xatrec

4 5
Avant-propos

La transduction du réel

Michel Collet
et André Éric Létourneau

6 7
L’art performance s’exerce au croisement des catégories. Sa pratique se NOTES 6.   Nous pensons dimensions spectaculaires de l’œuvre ou du geste d’art ont été régulièrement
notamment aux activités
propage de manière transductive dans le monde de l’art, puis hors de ce cadre 1.   Alain-Martin Richard, d’Allan Kaprow interrogées, nonobstant le contexte socio-historique qui les a vus naître.
et de Linda Montano.
pour se manifester, par extension, à travers différentes activités de la vie « Énoncés généraux : matériau
Traditionnellement, les pratiques artistiques tendent à tracer
manœuvre », in Inter, n° 47, 7.   Gilles Lipovetsky
quotidienne. printemps 1990, p. 1-2. et Jean Serroy, L’Esthétisation une frontière entre l’art et le monde, c’est-à-dire entre l’action délimitée
2.   Stephen Wright, « Vers un du monde : vivre à l’âge
Le titre de cet ouvrage, Art performance, manœuvre, coefficient de art sans œuvre, sans auteur,
du capitalisme artiste, Paris, du champ de l’art et la totalité des faits qui existent dans les milieux de vie.
Gallimard, 2013, p. 272.
et sans spectateur », in xv e
visibilité, fait référence à deux concepts proposés respectivement par Alain- Biennale de Paris : du 1er octobre 8.   Ibidem. La production des œuvres d’art se nourrit certes de cette réalité, mais
Martin Richard en 1990 et Stephen Wright en 2007. Comme le décrit 2006 au 30 septembre 2008, s. l., se positionne dans une infime portion de l’activité humaine, cloisonnée par
Éditions Biennale de Paris,
Richard dans le texte « Énoncés généraux : matériau manœuvre1 », la manœuvre 2007, en ligne : http://archives. les champs institutionnels des cultures légitimes, commerciales ou univer-
biennaledeparis.org/fr/2006-
désigne, au sens large, une approche singulière de l’art action qui s’inscrit à 2008/anno/artsansoeuvre. sitaires. L’art contemporain se nourrit et agit à même ces trois sphères.
html, consulté le 7 octobre
même la réalité sociale, la plupart du temps hors des murs du musée ou 2018. Il se trouve la plupart du temps en marge du quotidien et de ses rituels ordi-
de la galerie. Par conséquent, il peut arriver que des personnes qui participent 3.   Marcel Duchamp,
naires (prendre le métro, écouter la radio, se brosser les dents, etc.), et ce,
Duchamp du signe, écrits réunis
à une manœuvre ne discernent pas toujours le cadre artistique dans lequel et présentés par Michel malgré les projets exemplaires de certains artistes pour faire évoluer les
Sanouillet, Paris, Flammarion,
elles sont impliquées. La manœuvre trouve ses modes d’existence en s’inté- 1975. pratiques artistiques6. Remettant en question la volonté séparative de l’art
grant à des champs d’activités extra-artistiques et, à l’image de la vie, elle 4.   Stephen Wright, art. cit. de se distinguer de la pratique quotidienne de l’existence, les approches
acquiert son sens à travers un processus, sans nécessairement escompter un 5.   Terme employé par furtives, invisuelles et à faibles coefficients de visibilité artistique témoignent
Alexandre Gurita, le directeur
résultat définitif. actuel de la Biennale de Paris, d’autre volonté : celle d’étendre le champ de l’action dans une vision élargie
pour désigner « un art qui
Une autre approche de ces pratiques est proposée par Stephen n’est pas dépendant de l’œuvre, de l’art.
de l’objet et [sic] de l’image »
Wright en 2007 dans un texte intitulé « Vers un art sans œuvre, sans auteur, (http ://alba.edu.lb/french/ Depuis l’avènement du Web, l’art à caractère monstratif se posi-
workshop-invisuel- av, consulté
et sans spectateur 2 ». Pour tenter de mieux cerner les contours de ces pratiques, le 7 octobre 2018). tionne particulièrement dans une nouvelle économie dématérialisée qui
Wright s’inspire d’une notion proposée par Duchamp, celle du « coefficient repose notamment sur la construction du capital symbolique et réputa-
d’art3 », pour formuler le concept d’art « à faible coefficient de visibilité tionnel de l’artiste. De même, nombre d’usagers des réseaux sociaux se
artistique4 ». mettent en scène en performant des actions, participant ainsi à l’hyperspectacle
Ces pratiques, que l’on pourrait qualifier d’invisuelles 5, s’inscrivent à permis par le numérique. Selon Gilles Lipovestky et Jean Serroy, l’hyper-
la croisée de la vie sociale et de la vie quotidienne. Elles se présentent comme spectacle obéit à la même logique spectaculaire marchande que le spectacle
une réponse critique à la marchandisation croissante de l’art en tant qu’activité debordien :
assujettie à l’industrie culturelle et aux réseaux touristico-culturels mon- À ceci près que les maîtres mots qui en donnent les clés ne sont plus ceux
dialisés. Elles interrogent la notion même d’événement artistique, laquelle est qu’affectionnait Debord – aliénation, passivité, séparation, falsification, appauvris-
soumise aux impératifs des diffuseurs, des festivals, des galeries, des musées sement, dépossession –, mais excès, surenchère, créativité, diversité, mélange des genres,
et autres institutions de l’industrie culturelle dans une économie de plus second degré, réflexivité. Le capitalisme créatif transesthétique a fait naître la société
en plus dématérialisée. Les pratiques furtives, la manœuvre ou encore l’art de l’hyperspectacle, qui est en même temps celle de l’entertainment sans frontières.
7

à faible coefficient de visibilité artistique tentent de déjouer les impératifs [...] On est dans l’hyperspectacle lorsque, au lieu de « subir » passivement les programmes
de la représentation marchande qui s’est graduellement intégrée à la pratique médiatiques, les individus fabriquent et diffusent en masse des images, pensent en
de l’art performance, activité maintenant bien établie dans le monde fonction de l’image, [...] agissent et se montrent en fonction de l’image qu’ils veulent voir
de l’art. Dans ce contexte, on constate, selon les pays, selon les artistes, projetée d’eux8.
l’apparition d’une pléthore de types de monstration performative conduisant
inévitablement les diffuseurs culturels à privilégier certains modes On observe que l’art action est aujourd’hui aux prises avec un refoulé,
de création. celui de ses enjeux et du positionnement de ses pratiques. Un impensé de
la monstration de l’art action hante les conditions actuelles de la performance.
La lassitude des publics vis-à-vis de la monstration spectaculaire de
Dans ce livre, nous ne saurions prétendre à l’exhaustivité à cet égard.
la performance a certainement contribué, ces dernières années, à l’émergence
Nous souhaitons que soit évoquée une diversité de démarches expérimentales
de pratiques furtives, immatérielles, intangibles ou invisuelles. Cependant,
en art action qui ont la particularité d’ouvrir des champs et des pratiques
ces pratiques in socius qui mobilisent l’art comme un outil de transformation
expérimentales. Celles-ci tendent à s’absenter du visible, d’un espace circons-
de la vie sociale ont, d’une certaine manière, toujours existé. Des patrimoines
crit, de la reconnaissance et des spectacularités qui en découlent. Nous avons
culturels immatériels aux avant-gardes du xx e siècle, de Goya à Filliou, les
pensé cet ouvrage comme un témoignage de l’état de ces expérimentations

8 Éditorial Michel Collet et André Éric Létourneau 9


à travers une partition pour plusieurs voix/voies, un chantier de réflexion
De l’art d’action : à propos
9.   Comme en témoigne la
photographie de l’action furtive
volontairement divergent, qui connecterait recherches historiques, positions de l’artiste Paul Robert en page
de couverture.

de quelques définitions de la
théoriques et comptes rendus d’expérimentation où le « je », celui de l’acteur
de l’art en action, n’est pas exclu de la recherche. Ces témoignages sont
d’autant plus précieux que, par nature, l’expérimentation du réel n’implique
que rarement un dispositif d’archivage, voire parfois même la présence de
spectateurs9.
performance
Cet ouvrage regroupe des productions d’artistes qui se positionnent
à distance, voire en porte-à-faux des mécanismes instaurés par les modes de
professionnalisation dominants en art contemporain. Il rassemble également
des chercheurs-créateurs qui développent une réflexion sur les nouvelles
manières de faire de la performance, de l’« anti-performance », de l’art action,
Olivier Lussac
de la « situation construite », de la manœuvre ou de l’invisuel. Il propose des
approches transversales de ces questions à travers des récits de pratiques et
des contenus critiques originaux pour analyser la théorie possible qui émerge
de ces pratiques.
Dans cette optique, ces textes ne séparent pas toujours la théorie de
la pratique. Nous tentons plutôt de repérer, de nommer ces réalités expérien-
tielles en utilisant des méthodes de recherche non conventionnelles pour en
présenter les aspects les plus vivants. Par exemple, les textes que signent
ici Louis-Claude Paquin, Cynthia Noury, Tagny Duff, André Éric
Létourneau (en dialogue avec ces trois auteurs ainsi qu’avec José Luis
Castillejo), Michel Collet, Hubert Renard, Yann Toma, Per Hüttner,
Christian Xatrec, Rainer Oldendorf, Sandeep Bhagwati, Marianne Villière
et Jean-Baptiste Farkas s’éloignent des modèles traditionnels de la
distanciation théorique et proposent des constats d’actions issus d’écritures
performatives ou à performer. Armando Meniccaci, Barbara Clausen,
Valentine Verhaeghe et Valerian Maly livrent quant à eux des récits réflexifs
sur l’expérience de l’art en acte. Dans une veine semblable, Démosthène
Agrafiotis, Christopher Salter et Laurent Devèze proposent un examen
de la genèse sociohistorique de l’art action en lien avec le patrimoine
culturel immatériel qui donne naissance aux gestes performatifs. Le présent
ouvrage tente également le dépassement des affirmations disciplinaires et
des arborescences qui tendraient à fixer des origines et un schéma de pensée
à la performance. Olivier Lussac, Richard Martel, Michel Giroud et Jean
Décarie (Victor Fitrof) précisent ainsi les repères qui jalonnent cet art sans
contours et en décèlent les nouveaux voisinages. Chez François-Joseph
Lapointe, Ghislain Mollet-Viéville et Sophie Lapalu, il est question
des régimes de perception et d’existence de l’art performatif in socius, tandis
que François Coadou, Valérie Da Costa et Corinne Melin distinguent,
dans les expérimentations proches mais déjà inscrites dans une histoire
contemporaine de l’art action, lignes et intensités à l’œuvre dans cette cons-
tellation de pratiques expérimentales.

10 Éditorial Michel Collet et André Éric Létourneau 11


Souvenir de Mike Hentz faisant un bouche-à-bouche à trois truites tuées, le corps NOTES 2.   Richard Martel, « Art S’il est bien un domaine où la rationalité ne trouve guère d’application
action », in Michaël La Chance
ruisselant de peinture blanche, alluvionnant toutes sortes de pigments fourrés dans 1.   Arnaud Labelle-Rojoux, et Richard Martel, Index concrète (à l’exemple des actions précitées), c’est bel et bien ce territoire,
L’Acte pour l’art, Paris, du performatif, Québec,
ses poches sur fond musical de valse viennoise... (Le Frigo, Premier Symposium d’art
Les Éditeurs Évidant, 1988, Éditions Interventions, 2013,
qui ne suppose pas une logique du spectacle vivant tel que nous l’entendons
performance, Lyon, 1979) [...] p. 290-295. p. 4. [Supplément à la revue habituellement. Sans scène ni espace de représentation, sans texte pro-
Inter : art actuel, n° 115,
Souvenir de Nigel Rolfe réalisant durant douze heures à l’aide de suie et de farine,
automne 2013.] grammé, sinon sans histoire cohérente à proprement parler ni fiction,
3.   Arnaud Labelle-Rojoux,
sur une surface d’environ 4 mètres × 4 mètres, le détail très grandi d’une peau de zèbre, op. cit., p. 290.
l’art d’action se joue comme la situation la plus libre et la plus réelle, libérée
qu’il effacera en une demi-heure en une épuisante reptation... (Project Gallery, de toute convention. Il y existe bien des dispositions qui reposent sur
Dublin, 1979) [...] un échange sans détour entre un artiste et des participants. C’est par ailleurs
ce qui fait l’essence de l’art d’action, cette espèce d’art qui n’est ni théâtre,
Souvenir de Richard Martel marchant silencieux sur un sentier de farine, pieds
ni danse, ni musique, et, pourtant, maintes fois, des effets extraits de ces
chaussés de raquettes québécoises, pour aller assassiner, dans l’indifférence générale
formes d’art vont être produits, réitérés et affirmés sans être un spectacle.
(et à sa stupeur) une plante verte d’un unique jet de vinaigre... (Galerie Donguy, 1985) [...]
C’est ce que signale Richard Martel dans le passage suivant :
Souvenir de Joëlle Léandre fouettant à coup de serpillière son violoncelle ou bien le
bichonnant amoureusement... (Polyphonix ii, Centre Pompidou, 1987) [...] art action  –  Il est préférable de parler d’art action plutôt que de performance
pour considérer des aspects plus appropriés aux arts dits visuels qu’aux autres disci-

Arnaud Labelle-Rojoux 1 plines. Dans l’univers anglo-saxon par exemple, le concept de performance est associé
au théâtre comme à la danse. Ce n’est donc plus la dimension du spectaculaire
qui semble l’intérêt du protagoniste. De même, dans le livre sur la performance
de RoseLee Goldberg, on trouve Robert Lepage qui, ici, est surtout reconnu comme
un artiste de théâtre. D’ailleurs, le concept d’art action peut s’appliquer à diverses
situations sans nécessairement tomber dans le spectaculaire. On peut cependant y
injecter des « unités » de spectaculaire. Quant au concept d’art, il est un domaine privi-
légié qui a une longue histoire s’écartant du théâtre et de la danse. Des gens de
la danse font aussi une différence entre chorégraphie et activité performative. Il faut
donc préférer art action pour renouveler le vocabulaire et préciser la pertinence
d’intervenir dans « l’acte pour l’art »2.

L’art d’action serait donc une singularité dans l’horizon des perfor-
mances, provenant principalement des arts visuels, plutôt que d’autres
genres artistiques (les pièces de théâtre de Robert Lepage sont en effet une
incongruité dans un ouvrage concernant la performance, à moins de
considérer dans une certaine mesure que tout est performance). Cela signifie
aussi que le périmètre de cette notion semble considérablement élargi,
justement à tous les aspects de la vie sociale, économique et politique.
La notion d’« acte pour l’art » renvoie, quant à elle, à quelque chose de plus
précis. Dans son livre éponyme, qui retrace l’histoire de l’art-action
depuis le début du xx e siècle et qui constitue à ce jour une des meilleures
critiques sur le sujet en langue française, Arnaud Labelle-Rojoux
affirme que : « Les performances sont des “accomplissements”. Rien de plus,
rien de moins3. » Richard Martel propose pourtant cette définition de
l’art-action, où il met en jeu différentes catégories, en étant plus précis par
rapport à la citation précédente :

La performance est une mise en situation de matériaux dans un contexte,


une destitution des rapports conventionnels et une transformation des catégories sty-
listiques. La performance colporte les acquis culturels et cherche à définir des ailleurs

12 De l’art d’action : à propos de quelques définitions de la performance Olivier Lussac 13


potentiels dans l’hégémonie des formes plus ou moins institutionnalisées, selon les 4.   Richard Martel, 9.   Richard Kostelanetz, Selon Kostelanetz 9, le happening et ce qu’il nomme kinetic environments
« Performance », in Doc(k)s The Theatre of Mixed-Means:
genres et les besoins d’affirmation ou de négation. Il y aurait des performances issues de Action, Ajaccio, Akénaton, An Introduction to Happenings, et mixed-means performances dérivent d’une fusion des arts, remontant
2003. Kinetic Environments, and Other
pratiques comme les arts visuels, la poésie, la musique, le théâtre... et d’autres qui tentent 5.   Christian Biet et Christophe Mixed-Means Presentations,
jusqu’aux cérémonies primitives, dans lesquelles ont été intégrés la danse
de déterminer des critères délimitant des méthodologies hors des conditionnements Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, New York, The Dial Press, et l’action rituelle, le chant et les arts plastiques. La séparation des catégories
Paris, Gallimard, coll. Folio 1968.
et des conventions, essayant d’appliquer à ce style de positionnement une originalité essais, 2006, p. 7. 10.   Olivier Lussac, Happening renvoie, selon lui, à la tradition de la reconnaissance de l’art distinct
et Fluxus. Polyexpressivité et
fonctionnelle [...]. La performance s’articule la plupart du temps en fonction du contexte 6.   Michael Kirby,
pratique concrète des arts, Paris,
de la vie, tradition apparue à la Renaissance. Il remarque également que
Happening: An Illustrated
de sa présentation. Il y a des performances où le corps est totalement présent, d’autres Anthology, New York, E. P. L’Harmattan, 2004, p. 196. non seulement les nouvelles formes de mixed-media dérivent de cérémonies
Dutton, 1965.
où l’appareillage « objectuel » tend à constituer l’essentiel de l’activité ; à d’autres moments, 7.   Michael Kirby,
primitives, mais qu’elles sont également différentes dans leurs relations
l’investigation suppose le questionnement théorique, tandis qu’à certaines occasions, The New Theatre: Performance réciproques. Car cette nouvelle forme artistique peut tout aussi bien
4 Documentation, New York,
il y a interactivité entre le performer et le public . New York University Press, utiliser un langage verbal que la musique, la danse, la lumière, les odeurs ainsi
coll. The Drama Review Series,
1974.
que des médiums technologiques : film, vidéo, enregistrement sonore,
Situation, contexte, détournement des conventions traditionnelles,
8.   RoseLee Goldberg, systèmes d’amplification, télévision en circuit fermé, radio et, aujourd’hui,
mutation des expressions, enjeux du corps, questionnements pratiques et théo- Performance Art: From Futurism
to The Present, New York et ordinateur, voire réseau de communication. Bien que ces mixed-media
riques, participation sont autant d’éléments essentiels à l’art d’action. Londres, Thames and Hudson,
1995 (1re édition : 1979).
dérivent des fusions artistiques élaborées au xix e siècle (Wagner), ceux-ci
Dans la somme consacrée au théâtre intitulée Qu’est-ce que le théâtre ?, Deux auteurs ont néanmoins se séparent radicalement de cette conception fusionnante.
mentionné le terme performance
Christian Biet et Christophe Triau rappellent que : « Le théâtre est avant Goldberg. Il s’agit Kostelanetz préfère donc utiliser les termes de theatre of mixed-means
d’abord un spectacle, une performance éphémère, la prestation de comédiens de Michael Kirby en 1974
(cité dans le texte principal) ou de mixed-media et distingue quatre genres :
devant des spectateurs qui regardent, un travail corporel, un exercice vocal et d’Adrian Henri, Total Art:

et gestuel adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et dans un décor


Environments, Happenings, — Les happenings purs ne sont pas pratiqués dans des situations
and Performance, New York
particulier 5. » Cette définition est séduisante, quand on se réfère au théâtre. et Toronto, Oxford University théâtrales conventionnelles, mais, par nature, ils délimitent un espace
Press, 1974. On ne peut
Mais il n’en est rien, si on considère l’art d’action, car ce dernier n’est donc pas assurer la « paternité » et imposent une focalisation sur les actions. Parfois, l’environnement
du terme à la seule RoseLee
pas spectacle adressé. C’est même tout le contraire. En effet, les artistes de ce Goldberg. Mais c’est surtout est naturel. Ils peuvent être élaborés n’importe où, avec ou sans
en 1977 que le terme va surgir spectateur.
genre artistique ne sont pas à proprement parler des comédiens et ils ne se de manière essentielle, avant
la constitution du département
produisent pas dans un décor scénique. Ils ne déclament pas de texte, ou alors de Performance Studies à
— Les happenings scéniques sont pratiqués dans des espaces définis,
très rarement. En fait, ils ne jouent que leur propre rôle. Ils ne revêtent pas la Tisch School de l’Université le plus souvent des scènes théâtrales. Les actions des performeurs sont
de New York, avec le colloque
de costume et ne se donnent pas véritablement en spectacle, bien que, parfois, de Michel Benamou et indéterminées ou variables. C’est le cas des actions Fluxus, des events
Charles Caramello (dir.),
ils puissent évidemment s’en rapprocher. Mais ce qui met irrémédiablement Performance in Postmodern de Cage. Toutefois, selon Kaprow, cette catégorie n’est pas à proprement
Culture, Milwaukee, Center
en doute la comparaison entre spectacle vivant et art d’action est bel et for Twentieth Century Studies, parler un happening, mais une forme non théâtrale scénique. Pour
bien la prise de risque réel par les artistes. University of Wisconsin- lui, un match de football entre dans cette catégorie. Les interprètes usent
Milwaukee, 1977.
On peut bien sûr s’interroger sur le fait de savoir si la performance est d’actions indéterminées et le public reste passif.
un spectacle ou pas. Si tel est le cas, quelles sont les conditions de cette « forme — Les performances scéniques exigent que les actions soient planifiées,
spectaculaire » ? La performance s’exerce-t-elle vers le public ou à l’encontre ce qui les distingue des actions Fluxus, de conception bien plus minimale
de celui-ci ? L’action est-elle dirigée vers le sujet qui regarde et vers celui et bien plus aléatoire. Le public observe, et les dimensions temporelles
qui expérimente ? Que cherche-t-elle à révéler ? Est-elle vraiment du théâtre et spatiales sont définies par avance. Les performances scéniques
ou autre chose ? Artistes et chercheurs usent souvent de stéréotypes soit pour sont proches du théâtre conventionnel. Cependant, des modes différents
confirmer, soit pour démentir le contenu originel de certaines performances. de communication sont utilisés, et il n’y a pas de fonction fusionnante.
Ces dernières renouvellent-elles aujourd’hui le genre ? Cela peut être un travail de mime, une danse ou une simple expérience
L’art d’action se démarque avant tout du happening, dont le fondement perceptuelle. On reconnaît ici les principes de la scène Merz : « La scène
serait plus théâtral. Michael Kirby, après avoir écrit Happening: An Illustrated Merz connaît seulement la fusion de tous les facteurs en un travail
Anthology 6 en 1965, va poursuivre en 1974 sa recherche sur le théâtre expé- composite. [...] Les matériaux de la partition sont tous les tons et
rimental avec l’ouvrage intitulé The New Theatre: Performance Documentation7. les bruits capables d’être produits par un violon, tambour, trombone,
Le terme performance apparaît alors, grâce à RoseLee Goldberg 8, mais elle machine à coudre, montre à grand-père, cours d’eau, etc. Les matériaux
n’est pas la seule à l’utiliser. Michael Kirby et Adrian Henri l’ont également ne doivent pas être utilisés de façon logique dans leurs relations
employé, comme Richard Kostelanetz en 1968. objectives, mais seulement à l’intérieur de la logique de l’œuvre d’art10. »

14 De l’art d’action : à propos de quelques définitions de la performance Olivier Lussac 15


— Enfin, les environnements cinétiques diffèrent du happening pur par l’espace 11.   Joseph Danan, Entre 13.   Joseph Danan, – la mise en jeu de l’artiste lui-même ;
théâtre et performance : la question Entre théâtre et performance,
qui est spécifiquement défini et par le comportement du public, qui est du texte, Arles, Actes op. cit., p. 23. – la non-séparation entre l’art et la vie (ou l’ébranlement de cette frontière) ;
Sud – Papiers, coll. Apprendre, 14.   Cf. Carl E. Loeffler,
précisément programmé. Cependant, comme les purs happenings, ils sont 2013. « From the Body into Space: – l’importance primordiale du corps ;
structurellement variables ou ouverts dans le temps et dans l’action. 12.   « To be a performance Post-Notes on Performance
artist, you have to hate theatre. Art in Northern California », – l’unicité de l’événement, le rôle de l’imprévu, de l’incontrôlable, voire de l’improvisé ;
Theatre is fake: there is in Carl E. Loeffler and Darlene
Dès le début des années soixante-dix, le terme performance est évoqué a black box, you pay for a ticket, Tong (éd.), Performance en tout cas, le caractère éphémère de la chose ;
comme le plus approprié pour catégoriser toutes ces formes d’art-action and you sit in the dark and see Anthology: Source Book of
somebody playing somebody else’s California Performance Art, – le partage d’une expérience ;
et, bien au-delà, dans les arts visuels, diverses formes de théâtre expérimental life. The knife is not real, the San Francisco, Last Gasp Press
blood is not real, and the emotions et Contemporary Arts Press,
et multimédias, d’où la confusion qu’ont entretenue Christian Biet et – la protestation, la contestation (de l’académisme / du pouvoir politique) ;
are not real. Performance is just 1989, p. 389.
the opposite: the knife is real, 15.   « If a work of plastic art
Christophe Triau en parlant de « performance éphémère ». Il faut signaler que the blood is real, and the emotions – la transgression, la provocation, la subversion ;
can exist as a gesture (and not
are real. It’s a very different
leur conception repose sur les écrits de Richard Schechner, fondateur avec concept. It’s about true reality. »
just as the result of a gesture)
– la revendication féministe, la question posée au « genre » et à l’identité sexuelle ;
then critics of the most recent art
Victor Turner du département de Performance Studies, à New York. Propos rapportés par Chris are right to feel threatened by
Wilkinson dans « Noises off: the ‘theatricality’ of temporalized – la marginalité, toujours en tension avec une récupération effective ou possible ;
Selon Schechner, la performance peut s’étendre à une dimension anthropo- What’s the difference work. [...] The witness is forced
logique et culturelle plus large, puisqu’elle met également en jeu les rituels,
between performance art and to examine his own impressions [...]
theatre? », in The Guardian, and thus his own psyche instead 13
le sport, de nombreuses activités humaines, etc. 20 juillet 2010, et cités dans of being able to pretend – l’accomplissement d’une tâche réelle, sans mimèsis .
Christian Biet, « Pour une to a formal objectivity. » Scott
extension du domaine de la
Il y aurait donc deux orientations dans la performance, l’une plus glo- performance (xviie -xxie siècle).
Burton, « Time on Their
Il demeure néanmoins, comme l’a souligné très tôt Tom Marioni, que :
Hands: Summer Exhibitions
Événement théâtral, séance,
balisante, l’autre plus restrictive (en se référant à l’art d’action). Joseph Danan comparution des instances »,
at the Whitney and the
« Dans un médium d’art comme la performance, où la vie devient
Guggenheim », in Art News,
a lui aussi fait des remarques à ce propos dans son opuscule intitulé Entre in Communications, n° 92, vol. 68, été 1969, p. 42-43. souvent le contenu total de l’œuvre, la vie peut aussi devenir la forme,
2013, p. 23-24. Traduction libre.
théâtre et performance : la question du texte11. Pour répondre à ce qu’il nomme avec peu ou pas de distinction entre ce qui stoppe l’art et ce qui commence
un « flottement » entre les deux sens, Danan renvoie à Peter Handke la vie14. » Toute attention portée à la performance-action doit considérer
et à sa création de 1966, Outrage au public, spectacle où l’auteur dit lui-même la vie et les expériences des artistes produisant les œuvres comme
« qu’il n’y a rien à voir », mais, pour autant, les comédiens se prêtent à un « profondément unies à la vie » (T. Marioni). L’action et la vie sont pour
jeu théâtral. Danan ne parle pas à ce propos de performance, mais de lui intimement liées, que ce soit dans un contexte privé ou dans la sphère
« théâtre de performance », ce qui, au demeurant, ne semble pas être la même publique. Aussi n’y a-t-il pas de distinction entre la matière et le cadre
chose. Plus loin, il aborde la performance au sens restreint et laisse la parole de l’expérience. The Act of Drinking Beer with Friends Is the Highest Form
aux artistes qui ne considèrent pas que la performance soit du théâtre. of Art, présentée au musée d’Oakland en 1970, a été la première intervention
Il fait intervenir Marina Abramovi� (Cleaning the Mirror, 1995), Chris Burden d’Allan Fish (alias Tom Marioni). Il avait invité vingt-et-un amis à venir
(Shoot, 1971) et Joseph Beuys (Coyote: I Like America and America Likes Me, boire de la bière. Seize personnes se sont présentées, tous des sculpteurs,
1974). Selon Abramovi� : à l’exception de Warner Jepson, un compositeur de musique. Ils ont bu
Pour être un artiste de performance, il faut haïr le théâtre. Le théâtre est faux ; ensemble, puis les canettes vides et les mégots de cigarettes ont été conservés
il y a une boîte noire, vous payez votre ticket et vous vous asseyez dans le noir et vous comme documentation de l’activité. Il s’agissait d’exagérer le concept
voyez quelqu’un jouer la vie de quelqu’un d’autre. Le couteau n’est pas réel, le sang n’est d’art, et les traces de l’action sont devenues l’enregistrement d’une activité
pas réel et les émotions ne sont pas réelles. La performance, c’est exactement le contraire : réelle. Cette tendance inscrite dès le début des années 1970 force à
le couteau est réel, le sang est réel, et les émotions sont réelles. C’est un concept très penser que la distinction traditionnelle entre les arts vivants et les arts
différent. C’est à propos de la vraie réalité12. de « production » est complètement effacée, tout comme celle « entre un art
comme “service” et un art comme objet » (Scott Burton). Selon ce
Il ne s’agit pas là de préjuger de la réalité ou de la fiction des actes, dernier, « si une œuvre d’art plastique peut exister comme geste (et pas
mais d’essayer de comprendre un mécanisme qui s’est mis en place dans les simplement comme le résultat d’un geste), alors les critiques de l’art le plus
années 1960. Pour autant, certaines formes de théâtre (le « théâtre de récent sont en droit de se sentir menacés par la “théâtralité” d’une œuvre
performance ») sont aussi réelles que la performance, même si, très souvent, temporalisée. [...] Le témoin est forcé d’examiner ses propres impressions
la prise de risque réel est largement amplifiée dans l’art-action. Danan repère et, par conséquent, sa propre psyché, au lieu d’être capable de prétendre
ainsi différents critères et les énonce, sans toutefois les trouver suffisants pour à une objectivité formelle15. »
faire contraste avec le théâtre (ou du moins une certaine forme) :
Mais, de même que RoseLee Goldberg désignait Robert Lepage
comme « performeur », Joseph Danan place Romeo Castellucci, les Chiens

16 De l’art d’action : à propos de quelques définitions de la performance Olivier Lussac 17


de Navarre ou Thibaud Croisy, autant dans le théâtre que dans la perfor- 16.   Mario Perniola, 18.   Éric Mangion (dir.), distinction nette entre performing art et performance art, cette confusion ayant
Le Sex-Appeal de l’inorganique, À la vie délibérée. Une histoire
mance. Comment justifie-t-il cette position ? Ses critères ne sont-ils pas assez traduit de l’italien par de la performance sur la Côte été savamment entretenue et continuant de l’être aujourd’hui :
Catherine Siné, Paris, Éditions d’Azur de 1951 à 2011,
précis par rapport à ce que recherche le théâtre ? La performance serait-elle Léo Scheer, coll. Lignes, (catalogue de l’exposition Un autre quiproquo vient de l’ambivalence du mot entre son origine anglaise
un théâtre poussé à l’extrême ? Danan en reste à des exemples strictement 2003, p. 224. éponyme présentée à la Villa
et sa traduction française. Pour les anglosaxons, tout jeu d’acteur ou toute interprétation
17.   Christophe Kihm, Arson du 1er juillet au 28
théâtraux et à la sphère du « vivant ». Il ne parle pas d’un autre modèle « La société de la performance », octobre 2012), Nice, Villa
musicale ou chorégraphique est une performance. Un artiste « exécutant » est donc
in Art Press 2, n° 18, Arson, 2012, p. 6.
qui semble tout aussi essentiel : la question de l’enregistrement ou, même, consacré à « Performances performer. En France, la performance est essentiellement liée à la pratique d’artistes
de la vidéo-performance. Si, en effet, le théâtre porte à l’émotion et l’art-action, contemporaines », août-
plasticiens qui transgressent leurs univers, ou du moins aux artistes qui font
septembre-octobre 2010,
aux confins de celle-ci, il convient de penser qu’un film ou qu’une vidéo peut p. 5.
preuve de tentatives de croiser les genres, ce qui semble beaucoup plus logique quant
également conduire à cet excès. Il y aurait alors, pour Danan, un aspect au rapport avec l’histoire et aux fondements de l’art-action. Appeler le moindre spectacle
performatif « endogène », lié au théâtre, et un aspect « exogène », ce qui ramène « performance » comme on le lit trop souvent fait perdre du sens au sujet et à l’objet
à accentuer le caractère purement théâtral de l’étude de Danan, à l’exception même de l’art-action18.
des trois exemples rapidement esquissés d’art-action. Le cinéma et la
vidéo sont aussi porteurs de sensations et d’émois, avec des effets internes
et externes. L’art d’action n’est donc pas le théâtre, même contemporain,
a contrario de la visée de Danan, ce que suggère justement l’esthéticien italien
Mario Perniola :

À première vue, cette expérience du présent ressenti comme quelque chose de


plus intense et de plus ardent que l’expérimentation du théâtre traditionnel, qui est imi-
tation de l’action et non véritable action, a l’air de nous introduire dans une dimension
caractérisée par une plus grande spiritualité et vitalité. [...] en effet, à la différence
de la représentation théâtrale traditionnelle, la performance ambitionne d’être un événement
unique, irrémédiable, irrévocable, non renouvelable, et c’est justement la raison pour laquelle
elle exige son enregistrement, sa reproduction photographique, son tournage cinématographique
ou vidéo, bref, sa transformation en images, en documents, en matériaux, en objets à archiver
et à conserver (nous soulignons) 16.

Il est bien temps, désormais, de faire une distinction entre toutes les
formes d’art vivant, comme le suggèrent Christophe Kihm et Éric Mangion,
afin de ne pas faire l’amalgame. Kihm parlera d’une surenchère performative,
d’un terme passe-partout bien commode pour y mettre toutes les formes de
spectacle, sans préjuger de qualités différentes entre les arts vivants :

En 2010, dans son contexte particulièrement exalté, où ce terme semble plus


que jamais ouvert à toute proposition artistique pour peu qu’une action y soit produite,
et puisqu’avec la performance les voies de l’interdisciplinarité semblent immédia-
tement retrouver celle de l’indiscipline, il devient difficile d’assigner des limites
à un territoire précis. Tout le monde fait de la performance ou du moins croit en faire [nous
soulignons]. Étrange situation pour une pratique minoritaire qui, historiquement,
avait fait de ce statut mineur la condition même de ses audaces. Il apparaît plus
que jamais nécessaire de repenser l’ensemble de ces pratiques, de situer leurs enjeux,
et de spécifier au sein de l’ensemble « performance » des discriminations pertinentes afin
de mieux les évaluer17.

C’est bel et bien cette situation marginale qu’il faut analyser. Une autre
définition, plus récente, fait état de la même constatation. Mangion fait une

18 De l’art d’action : à propos de quelques définitions de la performance Olivier Lussac 19


Matériau manœuvre :
énoncés généraux 1

Alain-Martin Richard

20 21
NOTES 2.   Petit Robert, Paris, 1987, La manœuvre n’est pas un produit. Elle n’est jamais le résultat d’un travail.
p. 1147.
Page précédente : Elle est ce travail lui-même. La manœuvre n’est pas une œuvre d’art. Elle n’a
1.   Article publié en page qu’un lien théorique avec l’art dans sa définition « ensemble de moyens,
couverture de Inter, art actuel,
n° 47, printemps 1990. de procédés réglés qui tendent à une certaine fin2 ». La manœuvre n’est pas un
poème. Elle n’a qu’un lien étymologique avec la poésie dans son sens « créer,
faire ». La manœuvre n’a aucun antécédent formel.
Elle est d’abord mouvement. La manœuvre n’a de norme que son
propre mouvement, elle n’a d’autre désir que la prolifération des créativités.
Par cette prolifération, la manœuvre supprime donc l’extrême visibilité de
l’artiste comme centre d’intérêt, comme être mythique. Elle détourne l’atten-
tion passive du spectateur vers l’attention active de l’intervenant. Dans la
manœuvre, c’est la « spontanéité » des intervenants potentiels qui détermine
la stratégie.
Ainsi, la manœuvre peut se faire sans la présence de son organisateur.
Elle met en branle un processus qui joue sur l’interactivité, sur l’intersubjecti-
vité  ; elle n’est pas que le simple déroulement d’un concept clos. Nul ne
peut prévoir quels seront les résultats d’une manœuvre. On ne peut prévoir
pour la manœuvre que le type d’intervention. Elle n’a pas le script et la
chronométrie d’un spectacle de scène. Sa durée n’est déterminée que par
son intention. C’est que la manœuvre s’extirpe des cadres de production des
« arts artistiques »  : salles spécialisées, musées, galeries, théâtres, festivals,
soirées de levée de fonds, colloques etc. Les lieux de la manœuvre n’ont pas
de fonctions spécifiques au champ de l’art. Les lieux de la manœuvre
sont les circuits de circulation, les zones fonctionnelles de la cité, les centres
nerveux de communication, les aires de loisirs.
Dans ce sens, la manœuvre peut se faire dans le silence, dans le bruit,
dans le stimulus de l’œil ou de la peau, dans le détournement des habi-
tudes, dans la masse grouillante ou dans l’intimité relative, dans les médias,
en dehors des médias. Elle peut toucher indifféremment toutes les castes,
elle peut s’immiscer indifféremment dans les maisons, les bureaux,
les ateliers, les usines. Dans tous les cas, la manœuvre n’est jamais arbitraire
ni préalablement esthétique. La manœuvre présume un terrain d’action.
La manœuvre présume que sur le terrain d’action, il y a des foules ou
des individus qui majoritairement ne sont pas venus voir ou participer
à une manœuvre. Elle est donc sauvage. La manœuvre est un processus qui
n’est pas dompté. La manœuvre n’est pas nécessairement circonscrite dans
un territoire donné.
La manœuvre ne peut être une catharsis. La catharsis n’a qu’un champ
social restreint  : en privé ou en spectacle à titre de valorisation universelle
de la souffrance. Comme la manœuvre n’est pas un spectacle, elle intéresse
assez peu la dramaturgie, la théâtralité. Comme la manœuvre n’est pas
une dépression ou une psychose, elle n’intéresse pas du tout la psychologie.
La manœuvre se nourrit de la réalité sociale, politique, écologique.

22 Matériau manœuvre : énoncés généraux Alain-Martin Richard 23


La manœuvre n’a pas de matériau particulier. À la limite, elle n’a
pas de matériau du tout. Elle est immixtion, interconnection. Un ensemble Coécriture à trois voix
sur des pratiques
de « ruses et de procédures » qui touche le vivant et ses machineries.
Ainsi, rien de ce qui bouge ne lui est indifférent. On conçoit qu’il puisse y
avoir des manœuvres urbaines, des manœuvres immatérielles, des manœuvres
médiatiques. On imagine aussi des manœuvres d’édition, de production de
faux, d’écriture etc.
de recherche-création
performatives

Louis-Claude Paquin, Cynthia Noury,


André Éric Létourneau, Tagny Duff

(Re)mise en contexte

Ce texte, qui porte sur des pratiques singulières de recherche-création


performative, est un exercice d’écriture expérimental où sont
« performées » trois voix distinctes. La première rapporte celles de deux
chercheurs-créateurs, André Éric Létourneau et Tagny Duff, qui ont discuté
de leur pratique lors d’une entrevue « performative » réalisée par Cynthia
Noury et dont le compte-rendu subjectif constitue le corps du texte. S’ajoute
ensuite en retrait la voix de Louis-Claude Paquin qui « performe »
l’insertion d’ancrages conceptuels en contexte. En guise de conclusion,
les deux chercheurs-créateurs livrent leurs commentaires sans médiation
sur le processus et le résultat de cette coécriture.

24 Matériau manœuvre : énoncés généraux Alain-Martin Richard 25


Préambule NOTES 6.   Carolyn Ellis et Leigh Ce texte procède de la co-construction narrative sans intermé-
Berger, « Their Story/My
Page précédente : Story/Our Story : Including diaire (unmediated co-constructed narratives12), puisque les deux chercheurs-
Nous avons convenu que ce texte, tout comme les pratiques de recherche- the Researcher’s Experience
1.   Ce texte n’a pas pour créateurs dont les propos sont rapportés, soit Tagny Duff et André
création1 dont nous voulons rendre compte, serait performatif de façon à faire but de définir la recherche-
in Interview Research »,
création, mais plutôt
in Jaber F. Gubrium et James Éric Létourneau, sont appelés à contribuer directement à son élaboration
émerger quelques connaissances sans gommer la rencontre de subjectivités, de présenter des pratiques
A. Holstein (éd.), op. cit.,
singulières de recherche-
p. 157-183. en rédigeant la conclusion13.
celles des trois voix, à la base de cette émergence. La métaphore de la perfor- création. Le Conseil
7.   Ibidem, p. 162-165.

mance qui nourrit la méthode pratiquée donne un texte non représentationnel2 de recherches en sciences 8.   Ibid.
humaines du Canada
dont la lecture pourra être déroutante puisqu’on n’y trouvera pas la (crsh) définit la recherche-
9.   Ibid. Entrevue 1 : Cynthia Noury avec André Éric Létourneau
création de la façon suivante : 10.   Mikhail Bakhtine
transcription fidèle d’une parole ni d’une argumentation théorique et que les « Approche de recherche est philosophe et théoricien Après quelques appels manqués, la voix d’André Éric Létourneau résonne
combinant des pratiques de la littérature russe. Il publie
voix des protagonistes – chercheurs-créateurs, intervieweuse et chercheur – de création et de recherche en 1924 une réflexion sur enfin sur Skype14. Ma première question à peine posée, il se lance et
y sont superposées sans être hiérarchisées. universitaires et favorisant le contenu, le matériau
parle avec enthousiasme de ses débuts dans le milieu de l’art alternatif
la production de connais- et la forme de l’œuvre littéraire
sances et l’innovation grâce où il propose les notions
Le canevas d’entrevue a été conçu de façon à ce que les chercheurs- à l’expression artistique, à de dialogisme, de polyphonie
des années 1980. Relatant son passage progressif des études en psychologie
créateurs : 1) décrivent leur pratique en la contextualisant avec une œuvre l’analyse scientifique et à l’ex- et d’hétéroglossie. Traduite vers les médias de masse, il explique que la « manœuvre15 » lui permet de
périmentation. Le processus en français en 1978,
de leur choix ; 2) en identifient et en distinguent les éléments qui relèvent de création, qui fait partie sous le titre Esthétique et théorie proposer un art qui mobilise la société comme matériau tout en s’y infiltrant.
intégrante de l’activité de du roman, sa pensée a eu
de la recherche et ceux qui relèvent de la création ; 3) indiquent les méthodes recherche, permet de réaliser une grande influence sur Je l’écoute avec intérêt, mais le temps file. Je note compulsivement
des œuvres bien étoffées sous le structuralisme.
mobilisées à travers celle-ci. diverses formes d’art. » 11.   Marie Scarpa, dans mon cahier. Je sais que, bientôt, il me faudra réduire son élan à quelques
Conseil de recherches en
Les entrevues s’inspirent du courant de l’entrevue postmoderne3, plus sciences humaines du Canada
« Dialogisme », in Anthony lignes. J’appréhende ce moment. J’ai peur de le décevoir en simplifiant ses
Glinoer et Denis Saint-Amand
spécifiquement l’entrevue réflexive (reflexive interview4), qui est considérée (crsh). Définitions : recherche-
création, mis à jour le 19 août
(dir.), Le Lexique socius, 2014, propos, alors je tente une série de reformulations, que je condense ici :
url : http://ressources-socius.
comme « un événement performatif transformant l’information échangée 2016, url : http://www. info/index.php/lexique/21- « Donc, si je résume le processus que tu mobilises dans ta pratique, je retiens
sshrc-crsh.gc.ca/funding- lexique/64-dialogisme
en expérience partagée5 ». Ellis et Berger proposent par ailleurs une typologie financement/programs- (consulté le 10 décembre l’idée de créer une situation qui produit une forme de déstabilisation cognitive
programmes/definitions-fra.
heuristique de l’entrevue en fonction du degré d’implication du chercheur aspx#a25 (consulté le 11
2016). des participants à ta manœuvre. L’objectif est alors de transformer les horizons
12.   Carolyn Ellis et Leigh
janvier 2017).
dans son compte-rendu écrit6. La méthode retenue est celle de l’entrevue Berger, art. cit., p. 169-173. d’attente des participants par rapport à la vie et, éventuellement, à leur milieu
dyadique réflexive (reflexive dyadic interviewing 7) qui consiste, dans 2.   Peter Dirksmeier et
13.   Ibid.
associé. » « Oui, acquiesce-t-il, cela permet de déstabiliser cognitivement
Ilse Helbrecht, « Time, Non- 14.   L’entrevue avec André
un premier temps, en une conversation égalitaire au cours de laquelle Representational Theory Éric Létourneau a été réalisée
la personne – et moi-même – pour qu’elle puisse accéder à un autre niveau
l’intervieweuse, Cynthia Noury dans ce cas-ci, peut révéler ses opinions sur and the “Performative le 21 octobre 2016 sur Skype. de réalité à travers l’expérience, nous permettant ainsi de réorganiser le réel. »
Turn” – Towards a New 15.   La manœuvre est une
le sujet abordé ou s’exprimer sur le processus communicationnel en cours8. Methodology in Qualitative déclinaison de l’art perfor- En réécoutant l’enregistrement, je réalise que notre échange s’est construit
Social Research », in Forum : matif apparue dans les années
Dans un second temps, lors de la production du compte-rendu, elle est Qualitative Social Research, 1990. S’inscrivant dans
dans un jeu constant de reformulations validées et enrichies par mon inter-
vol. 9, n° 2, 2008, url : http://
autorisée à extraire de la totalité des propos les moments qui lui apparaissent www.qualitative-research.
la réalité sociale et procédant locuteur, une dynamique qui se poursuivra également dans l’entrevue suivante
par le détournement
saillants et à y adjoindre ses réflexions et ses ressentis, ajoutant ainsi net/index.php/fqs/article/ des habitudes, cette pratique avec Tagny Duff.
view/385/839 (consulté vise la participation des
des éléments contextuels et des couches supplémentaires au compte-rendu le 11 janvier 2017). spectateurs dans un processus Afin de réfléchir aux méthodologies qu’emploie André Éric Létourneau
3.   Jaber F. Gubrium et James
d’entrevue qui devient alors récit9. A. Holstein (éd.), Postmodern
de création basé sur l’inter-
subjectivité. Voir le à travers la création, nous choisissons de nous concentrer sur la série perfor-
Interviewing, Thousand Oaks, texte d’Alain-Martin Richard
Puis, au fil de ce récit sont insérés onze ancrages conceptuels proposés Calif., Sage Publications, reproduit dans cet ouvrage, mative « Standard ii 16 ». Amorcée à la suite des événements du 11 septembre
2003. « Matériau manœuvre :
par Louis-Claude Paquin autour de l’artivisme, de l’expérimentation, de énoncés généraux », p. 21.
2001, elle consistait, pour résumer ce processus complexe en termes simples,
4.   Norman K. Denzin,
la réflexivité, de l’agentivité, de la chair, des « humides », de la fictionnalisation, « The Reflexive Interview and 16.   Pour une présentation à observer trois minutes de silence commémoratif pour chacun des pays du
a Performative Social Science », détaillée de la série « Standard »,
de la mythification, de la recherche performative, de l’amalgame des métho- in Qualitative Research, vol. 1, voir : Karen Spencer, « Éric
monde, de l’Afghanistan au Zimbabwe, et ce, pendant 189 rencontres
des et de la postdisciplinarité. Cette façon de faire vise à inverser la dynamique n° 1, 2001, p. 23-46, et Norman Létourneau – Détourner la d’une journée chacune avec des inconnus. À la captation sonore du moment
K. Denzin, « The Cinematic norme », in Esse arts + opinions,
habituelle de la théorisation, qui s’inscrit dans un absolu et s’ancre dans Society and the Reflexive n° 57, hiver 2003, url : http:// de l’action s’ajoutait la prise d’une photo du lieu désert après l’observation
Interview », in Jaber F. esse.ca/fr/eric-letourneau-
des exemples pour se légitimer, au profit de l’établissement d’un dialogisme Gubrium et James A. Holstein detourner-la-norme (consulté du silence, la documentation devenant ainsi partie intégrante de ce rituel dans
(éd.), op. cit., p. 141-155. le 11 janvier 2017), et le livret
autour de certains mots. Associé aux travaux de Bakhtine10, pour qui le 5.   Traduction libre de du coffret cd Standard iii, lequel les phénomènes de synchronicité occupent une place centrale.
sujet est constitutivement divisé et multiple et où tout mot, discours ou parole l’anglais, la phrase originale 2016, url : http://www.
étant : « Interviews arise out of systememinuit.com/musee_
« est toujours le mot d’autrui, un mot déjà dit, déjà habité11 », le dialogisme performance events. standard/standard_3/francais/
They transform information into (consulté le 20 octobre 2016).
consiste à échafauder un réseau d’interrelations conceptuelles qui nous shared experience. » Norman
apparaissent résonner dans certains mots. K. Denzin, « The Reflexive
Interview and a Performative
Social Science », art. cit.,
p. 24.

Coécriture à trois voix


26 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 27
17.   La notion de « really- 20.   Michel Maffesoli, André Éric m’explique : « Je me suis intéressé au silence commémoratif,
André Éric Létourneau : Standard ii made » a été développée par Le Réenchantement du monde :
d’une part comme matériau sonore, mais aussi comme rituel ordonnant le réel
l’artiste québécois Denys une éthique pour notre temps,
Tremblay dans le cadre Paris, La Table ronde, 2007.
de ses expérimentations visant 21.   Stéphanie Lemoine
pour le déconstruire et le reconstruire autrement, notamment en déplaçant
Un livre aux pages blanches et un chronomètre. à inscrire un art fictif à et Ouardi Samira, Artivisme : le silence commémoratif dans le cadre de rencontres individuelles, puis
même la réalité sociale. art, action politique et résistance
Le participant me contacte par courriel, par téléphone ou en personne pour Voir : Hervé Fischer, Un roi culturelle, Paris, Alternatives, vers les lieux que différentes personnes ont choisis afin d’observer ce silence.
américain, Montréal, vlb 2010.
prendre rendez-vous. éditeur, 2009. Ce qui m’intéresse dans “Standard”, c’est de prendre le silence pour le
22.   Boris Groys,
18.   La « géotransgression » vise
« On Art Activism », in e-flux, “distorsionner”, d’en faire un moment où on ne fait rien, un moment
à occuper un espace a priori
Il ou elle choisit un lieu où nous nous rencontrerons, afin d’observer un interdit d’accès. « La géo-
n° 56, 2014.
de déstabilisation cognitive. Je dirais que l’art, en ce sens-là, peut être une
23.   Paul Ardenne, « L’art dans
silence de trois minutes pour l’un des pays du monde. transgression consiste
l’espace public : un activisme », ouverture vers une autre manière de percevoir la réalité telle qu’on la
à occuper, s’approprier ou
intervenir dans un territoire, in Les Plumes  [revue.edredon],
Il nous est impossible de choisir pour quel pays nous observerons ces trois qu’il soit physique ou virtuel, actes du colloque « L’œuvre construit habituellement. » Cette manœuvre illustre également le potentiel
dans l’espace public /
minutes de silence. Depuis le début du processus, en octobre 2001, chaque
afin d’y établir un contre-
Le public dans l’espace de
de transformation du rapport à un lieu, puis, par extension, du lieu lui-même
espace plus égalitaire et
rencontre se voit assigner un pays différent, suivant son ordre d’apparition propice au partage. » l’œuvre » tenu les 29 et 30 avril et de la société en général par une action simple. Ainsi, pour André Éric,
Voir : André Éric Létourneau, 2009 à l’Université du Québec
sur la liste des nations reconnues par l’iso. « Les lanceurs d’alertes », à Montréal, [Montréal, la pratique de l’art est une manière d’ouvrir des espaces ayant le pouvoir
in Jean-Paul Lafrance (éd.), Association des étudiants au
100 Notions sur la civilisation doctorat en études et pratiques de changer le monde, qui devrait autant que possible être intégrée à d’autres
Sur les lieux, nous ouvrons le livre à la page correspondant à la position numérique, Paris, des arts], 2011, pdf accessible
champs de pratique.
Les éditions de l’immatériel, à l’url : http://edredon.uqam.
qu’y occuperait le pays s’il s’agissait d’une encyclopédie les classant par ordre 2016. ca/les-plumes-revue

alphabétique (Afghanistan en pages 1 et 2, Afrique du Sud en pages 2 19.   Cette notion, proposée edredon/2011/13-lart-dans- L’expression « changer le monde », voire le réenchanter20, inscrit
lespace-public-un-activism.
et 3, jusqu’à Zimbabwe en pages 396 et 397). Nous observons ainsi, dans
par Stephen Wright, est ainsi html, p. 4. cette pratique dans le même courant que l’artivisme21, c’est-à-dire une
décrite : « This escapological
24.   Ibid., p. 5.
un lieu choisi par le participant, trois minutes de silence commémoratif drive has nothing to do with some pratique radicale qui est le fait d’artistes militants qui visent la
flight of fancy from unpleasant 25.   Ibid., p. 10.
pour ce pays que nous n’avons pas choisi. realities. Quite the contrary résistance politique, économique, sociale et culturelle ; qui visent
it is motivated by the will
or even need to directly confront, à sensibiliser, mais surtout à mobiliser les spectateurs-citoyens.
En amont, pendant et en aval de chacune de ces rencontres dans un on the 1 :1 scale, those realities — Cette « antidiscipline artistique » s’ancre autant dans les avant-gardes
something art has by and large
nouveau lieu, une série d’événements, souvent organisés par l’inquiétante proven unable, or unwilling, que dans des traditions carnavalesques, et s’inspire de la contre-
to do. This drive is not charac-
étrangeté de la synchronicité, se manifeste. L’œuvre se crée au croise- terized exclusively by the desire culture comme des mouvements de désobéissance civile et d’action
ment de notre rencontre mutuelle à même la vie. Nos discussions en amont to escape ideological capture,
directe. Il ne s’agit plus de critiquer les conditions politiques, éco-
though that is surely part of
et en aval de la rencontre, puis le moment de silence, se constituent the motivation; nor even to escape
nomiques et sociales qui régissent le système de l’art, mais de changer
institutional capture, with its
de perceptions sensorielles, de pensées, de discussions et d’événements debilitating prescriptions of celles-ci par la pratique artistique, non pas à l’intérieur du système,
visibility, though that too is
imprévisibles. a key factor. » Stephen Wright, mais à l’extérieur de celui-ci, dans la réalité même22. C’est une forme
« & then you disappear »,
Je voulais créer une manœuvre faisant transiter le ready-made sonore in n.e.w.s, 1er décembre 2012, d’art public, non pas de la commande publique, mais de deuxième
url : http://northeastwest
de John Cage vers une sorte de « really-made17 » parfois géotransgressif 18. south.net/escapology
manière, « un art d’intervention [qui] se qualifie par son goût de
Une action amalgamant l’art et la vie à travers un geste à la fois politique
(consulté le 23 juin 2017). l’intrusion, par sa défiance envers le programme, par ses velléités
et intime. Un geste qui s’inscrit dans une sorte d’escapologie19 de la régula- de clandestinité23 ». L’espace public est utilisé « comme espace de libre
tion des espaces, de leur usage habituel. Une action qui se trouve à la croisée appropriation physique, en s’adonnant à des performances réalisées
de l’art, de l’engagement politique et de l’ethnométhodologie. Chacun de façon impromptue, sans avertissement24 ». Les propositions
de ces silences commémoratifs, détournés par cette pièce de leur fonction « pour contrastantes et en porte-à-faux qu’elles soient, entendent bien
initiale, opérationnalise la mémoire par un geste de cognition incarné. demeurer le plus possible élémentaires, d’une lisibilité, sinon d’un sens,
immédiats25 ». La différence radicale de la démarche dont il est
Chacune des rencontres est ensuite archivée sans témoignage de nos question ici avec celle de l’artivisme réside dans le fait que les actions
échanges interpersonnels. Nous enregistrons le paysage sonore pendant se suffisent en elles-mêmes et ne sont donc pas transformées en objets
le silence, puis nous prenons une photographie du lieu après notre inter- s’inscrivant dans le régime de l’exposition et, par là, sur le marché
vention sans apparaître nous-mêmes sur l'image. C’est le croisement de l’art. Du côté anglophone, la « social practice » de l’art estompe
de l’écriture non écrite, du détournement de la pratique institutionnelle les délimitations entre la fabrication d’artéfacts, la performance,
du silence commémoratif qui forge la mémoire collective, d’une rencontre l’activisme politique, l’animation communautaire, l’environnemen-
par laquelle l’art permet une relation autrement impossible. Une tentative talisme et le journalisme d’enquête. Il vise à produire de nouvelles
de concevoir ce que peut être l’art, activé et construit à même la vie. modalités sociales en suscitant la participation des spectateurs.

Coécriture à trois voix


28 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 29
André Éric propose par ailleurs que : « La recherche-création, ce n’est pas juste 26.   Louis-Claude Paquin, 34.   Hans-Jörg Rheinberger, ils deviennent des outils de recherche, ils nous invitent à penser34.
« La recherche », dans Métho- An Epistemology of the Concrete :
un artiste qui va dans le champ universitaire et qui développe dologie de la recherche création, Twentieth-Century Histories Un parallèle entre les processus des sciences, ceux des humanités
2014, pdf accessible à l’url : of Life, Durham, c. n., Duke
une pratique influencée par les impératifs de ce champ, c’est aussi http://lcpaquin.com/ University Press, 2010, p. 156.
et ceux de la création artistique peut être établi sur la base de l’impré-
une méthode qui inscrit l’art au-delà de l’art lui-même. Elle devrait donc methoRC/1_1_recherche.pdf 35.   Ian Hacking, dictibilité de leurs résultats. Pour Hacking, le monde résiste aux
27.   Élie During, Laurent The Social Construction
permettre aux chercheurs universitaires de s’affranchir des contraintes Jeanpierre, Christophe Kihm of What ?, Cambridge, Mass., expérimentations et les scientifiques doivent s’accommoder, soit en
et al. (dir.), In actu. De Harvard University Press,
du “monde de l’art”, en appliquant le concept de liberté universitaire l’expérimental dans l’art, Dijon, 1999, p. 71.
corrigeant les théories en cours de vérification, soit en changeant leurs
à la recherche-création. » Il souligne néanmoins qu’il existe certaines limites Les presses du réel, 2009, 36.   Elke Bippus, « Artistic croyances sur le fonctionnement des appareils, soit en modifiant
p. 13. Experiments as Research », in
inhérentes à la recherche universitaire et aux impératifs des organismes 28.   Allan Kaprow et Jeff Michael Schwab (éd.), op. cit., ceux-ci de façon à produire un couplage robuste entre ces éléments35.
subventionnaires. Comment alors compose-t-il avec ce que je qualifierais Kelley, Essays on the Blurring 2013, p. 124. Si l’expérimentation artistique repose également sur la résistance
of Art and Life, Berkeley, 37.   Cité par Marie-France
de « liberté négociée » ? « Comme d’habitude, je prends tous les points Calif., University of California Daniel, Richard Pallascio des médias ou des processus, au lieu de s’ajuster face à celle-ci comme
Press, 1993. et Louise Lafortune, Pensée
de vue », me répond André Éric, précisant par la suite que cette négociation 29.   Élie During, Laurent et réflexivité : théories et pratiques,
en science, il s’agit d’accueillir les manières alternatives d’aborder
s’effectue en combinant des projets subventionnés et non subventionnés Jeanpierre, Christophe Kihm Sainte-Foy, Presses et de penser le monde et la vie que la résistance révèle. C’est ainsi
et al., op. cit., p. 16. de l’Université du Québec,
au sein de sa pratique de la recherche-création. Je le relance sur un 30.   Ibid. 2004, p. 3. que l’expérimentation artistique n’est pas uniquement confinée à une
38.   Jean Piaget, Recherches
sujet connexe : « Justement, comment décris-tu la composante recherche 31.   Henk Borgdorff,
sur l’abstraction réfléchissante,
pratique, mais comporte une dimension épistémique inhérente36.
« Artistic Practices and
de cette pratique dans un cadre universitaire ? » « La notion d’expérimentation Epistemic Things », in Michael Paris, Presses universitaires
Schwab (éd.), Experimental de France, 1977. La méthodologie de recherche-création d’André Éric se réalise en
pousse la recherche, me répond-il. Ma motivation première à faire de Systems : Future Knowledge 39.   Philippe Perrenoud,
trois temps : celui de la recherche préalable sur la thématique qui sera celle
l’art a toujours été l’expérimentation en termes de forme, à savoir comment in Artistic Research, Louvain, « Mettre la pratique réflexive
Leuven University Press, au centre du projet de de l’œuvre ou de la manœuvre, celui de son déroulement in socius en
la pratique artistique s’inscrit dans le champ de l’art, plus largement dans 2013, p. 115. formation », in Cahiers péda-
32.   Ibid., p. 117. gogiques, n° 390, 2001, p. 44. évolution constante et celui du post-mortem qui n’en est jamais un puisque
la société et comment elle peut contribuer à la changer. » 40.   Jean Donnay, « Chercheur,
33.   Hans-Jörg Rheinberger, les œuvres continuent de circuler et de se transformer. À ses dires, l’ethno-
Toward a History of Epistemic praticien même terrain ? »,
Cette notion d’« expérimentation », centrale dans la pratique scienti- Things : Synthesizing Proteins in Recherches qualitatives, n° 22, méthodologie ou d’autres disciplines en sciences sociales peuvent également
2001, p. 53.
fique à partir du xviie siècle26, a migré dans le domaine des arts dans in the Test Tube, Stanford,
Calif., Stanford University 41.   Donald A. Schön, être mobilisées au cours de ce processus afin d’étudier l’effet de la
les années 1950 et 1960 : « L’idée de l’art expérimental appartient Press, 1997. Le Praticien réflexif : perturbation dans le milieu associé. Même s’il estime qu’il est parfois
à la recherche du savoir caché
à la tradition des avant-gardes historiques27. » Bien qu’esthétiques, dans l’agir professionnel, pratique de séparer recherche et création pour créer une certaine « distance »
Montréal, Logiques,
leurs expériences se voulaient totales, en même temps qu’existentielles, 1982/1994. entre ces composantes, il soutient qu’il y aura toujours de la recherche
sociales et parfois politiques. Ainsi, pour reprendre le titre du recueil 42.   Gaston Pineau,
dans la création et inversement.
« Les réflexions sur les
d’essais de Kaprow, l’expérimentation se situerait dans la zone pratiques au cœur du tournant
réflexif », in Éducation Cette phase dite du post-mortem est une forme de réflexion sur sa
floue entre l’art et la vie28. L’expérimentation scientifique et artistique permanente, n° 196, 2013,
p. 9.
pratique. Le concept de « pensée réflexive » remonte à Dewey, qui dans
« ont en commun, sinon certaines méthodes, du moins certaines
Comment nous pensons, désigne, en opposition à la pensée spontanée,
attitudes fondamentales qui participent, de part et d’autre, à la pro-
« une manière de penser consciente de ses causes et de ses consé-
duction de résultats, de formes, d’objets : étonnement, tâtonnement,
quences37 ». Pour Dewey, ce processus est entièrement situé dans
doute, bricolage, erreur et ratage, etc29. ». Dans ce contexte, expé-
l’expérience même de la personne. Jean Piaget nomme « abstraction
rimenter c’est mobiliser « des méthodes permettant à l’indécision ou
réfléchissante38 » la pensée de la pensée, celle qui, cessant de penser
à l’incertitude, au doute ou au questionnement de se produire, en actes,
le monde, se prend pour objet, analyse son propre rapport au monde
dans un processus de création30 ». Cette forme d’expérimentation
et les opérations mentales qui sont mobilisées39. Ce retour de la pensée
n’a pas pour but de produire de la connaissance, mais plutôt d’engager
sur elle-même « fait adopter une position d’extériorité ou une mise
dans une forme de « réflexivité expérimentale » qui touche les
à distance qui facilite la construction d’un objet [...] et la (dé)cons-
fondements de notre perception et non pas de notre compréhension31.
truction du sens de l’action40 ». L’objet dont il est ici question est la
Dans cette perspective, les objets, les situations ou les événements
recherche-création. C’est Schön41 qui a proposé ce tournant épistémo-
hybrides résultant de la recherche artistique peuvent être considérés,
logique où : « Ce n’est plus la science avec ses théories, lois et modèles
selon Borgdorff, comme des « choses épistémiques32 » au sens de
qui est à réfléchir pour l’appliquer, mais l’inverse, la pratique non
Rheinberger33, qui introduit dans les sciences du vivant l’épistémologie
scientifique, avec ses contraintes, ses aléas, ses limites, son subjectivisme42. »
du concret. Borgdorff écrit, en paraphrasant Rheinberger, qu’aussi
Celui-ci distingue la réflexion sur l’action, qui est rétrospective et
longtemps que les œuvres et leurs concepts demeurent flous (blurred),
distanciée, de la réflexion dans l’action, qui est intuitive, prospective
ils génèrent une tension productive : en tendant vers le non su,

Coécriture à trois voix


30 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 31
et adaptative à l’évolution de la situation. La réflexivité vise à construire 43.   Alan Bleakley, « From 50.   Andrew Pickering, de la traduction, développée à partir des années 1980, propose
Reflective Practice to Holistic The Mangle of Practice : Time,
un espace « transitionnel », un espace symbolique entre le chercheur- Reflexivity », in Studies in Agency, and Science, Chicago, le « principe de symétrie généralisé » entre des humains, les objets
Higher Education, vol. 24, n° 3, University of Chicago Press,
créateur et sa pratique de telle sorte à permettre, par distancia- 1999, p. 319. 1995, p. 6.
(« non-humains ») et les discours. Déjà, Pickering, lorsqu’il étudie
tion, sa propre émancipation. Toutefois, le présupposé d’une agentivité 44.   Ibid., p. 323. 51.   Ibid., p. 16. la pratique de scientifiques dans leur laboratoire, avait constaté que
45.   Gilbert Simondon, 52.   Ibid., p. 20.
personnelle transparente d’une pratique réflexive émancipatoire est leurs machines étaient dotées d’une agentivité matérielle qui ne
L'Individu et sa genèse 53.   Ibid., p. 22.
mis à mal dans une perspective poststructuraliste ou déconstructiviste physico-biologique,
54.   Gilbert Simondon,
peut être ramenée au domaine humain50. Selon lui, il y a un entrelacs
Paris, Presses Universitaires
qui problématise la notion de sujet au profit des conditions de de France, 1964. Du mode d’existence des objets constitutif (constitutive intertwining) entre l’agentivité humaine et
techniques, Paris, Aubier,
possibilité de la construction de subjectivités. Au lieu d’être considéré 46.   Jane Bennett, Vibrant
1989, p. 246. matérielle51. Ainsi, les intentions humaines sont liées et entrelacées de
Matter : A Political Ecology of
55.   Ibid., p. 239.
unitaire et psychologiquement et biologiquement constitué, le sujet y est Things, Durham, c. n., Duke plusieurs façons avec l’agentivité matérielle, ce qui permet l’ajustement
University Press, 2010. 56.   Louis Quéré, art. cit., p. 6.
conçu comme une pluralité d’identités situées qui sont culturellement 47.   Bruno Latour, Changer de 57.   Paul Feyerabend,
réciproque des performances des machines et des humains52.
construites43. Bleakley propose pour sa part un troisième type de société, refaire de la sociologie, Contre la méthode – Esquisse Il utilisera l’expression « danse de l’agentivité » pour décrire ce phéno-
Paris, Édition La Découverte, d’une théorie anarchiste
réflexion, la réflexion par l’action incarnée (embodied), qui subsume 2006, p. 104. de la connaissance, Paris, Points mène d’ajustement53. Gilbert Simondon situe quant à lui le mode de
48.   Ibid., p. 103. Sciences, 1998.
la dualité extériorité/intériorité pour une posture écologiste 58.   Ces concepts font
l’objet technique en deçà de l’agentivité telle que décrite précédemment
49.   Louis Quéré,
où les frontières entre la personne et l’environnent sont brouillées44, « Retour sur l’agentivité des référence aux travaux de puisqu’il s’agit « d’accomplir un certain fonctionnement selon un
John Cage et Brion Gysin
ce qui explique le sentiment qu’il y a toujours un peu de création dans objets », in Occasional Papers
du CEMS, n° 25, url : http:// respectivement. schème déterminé54 » et que pour qu’elle ait lieu, l’opération technique
la recherche et inversement. cems.ehess.fr/index.php?3534 a besoin des opérations de l’agent humain : « Les gestes de l’opé-
(consulté le 11 janvier 2017),
p. 3. rateur font partie eux aussi de la réalité technique55. » Il s’agirait d’une
Selon André Éric, la démarche évoquée plus tôt est similaire à celle
agentivité des objets restreinte à leur mode de fonctionnement
des arts, à la différence « qu’en recherche-création universitaire nous devons
et « d’un fonctionnement couplé à des opérations, diverses et variées,
nommer la posture – la paire de lunettes – adoptée au préalable, quitte
d’un opérateur humain56 ». Dans ce couplage, il y a articulation
à ce qu’elle évolue après ». Établissant un parallèle entre la réalisation
d’ensembles d’opérations qui ne sont pas de la même nature et donc
d’une œuvre d’art et le processus d’individuation d'individuation de l'être
on ne peut parler de symétrie. Que ce soit dans son acception
développé par le philosophe Gilbert Simondon45 – André Éric propose
forte ou mitigée, l’œuvre est ainsi dotée d’agentivité dans le processus
que la dimension préindividuelle, l’individuation et la composante
de création.
transindividuelle de l’œuvre correspondent respectivement aux étapes
de genèse, de production/présentation et des conséquences post-mortem Cette vision autonomiste de l’œuvre se reflète bien dans la pratique créative
de la création –, il précise que l’œuvre développe une forme d’autonomie d’André Éric puisqu’il se dit « contre la méthode57, privilégiant
au-delà de l’ego et des intentions initiales de l’artiste puisqu’elle est sujette plutôt l’approche intuitive anarchique du chercheur-créateur classique ».
à l’individuation. Amenée à se modifier constamment, l’œuvre a ainsi L’un de ses objectifs est de déclencher une situation construite – notamment
ses propres besoins et il importe d’être à son écoute afin de lui donner par la manifestation de déstabilisations cognitives – qui s’inscrit comme
le soutien approprié à son développement. manœuvre à même un « environnement associé ». La première itération
de la série performative « Standard » se basait ainsi sur trois règles
L’autonomie de l’œuvre et sa capacité à se développer renvoient
conceptuelles simples qui ont été appelées à évoluer et à se formaliser tout
au concept d’agentivité (agency) qui, dans la perspective du nouveau
au long d’un processus qui se voulait néanmoins intuitif au départ. Ces règles
matérialisme, n’est plus l’apanage exclusif des humains. Dépassant
conceptuelles ont été suivies avec rigueur jusqu’à ce que les limitations se
la vision constructiviste qui confère aux symboles et aux discours
multiplient. Elles sont ensuite devenues un moteur de détournement donnant
un rôle dans la construction de la réalité, cette perspective conçoit
lieu à un « élargissement » et à l’établissement de nouvelles règles. Selon
la matière comme non seulement « récalcitrante » et « vibrante », mais
André Éric, il s’agit donc d’une méthodologie amenant l’œuvre à évoluer au
agissante46. Selon Bruno Latour, il faut élever les objets « au rang
gré des circonstances, laissant parfois apparaître des « chance operations » et
d’acteurs de plein droit47 ». Pour lui, « [t]oute chose qui vient modifier
des synchronicités de type « cut-up58 » ou, inversement, se développant à travers
une situation donnée en y introduisant une différence devient un
elles. Je propose une reformulation de ses propos : « On pourrait donc
acteur48 ». Dans la classe de ces objets qui font agir les gens, on
dire qu’il s’agit d’une méthode dans l’action. » « Oui. Puisque le matériau
« trouvera aussi bien les esprits, les dieux, les fantômes que les œuvres
de la manœuvre, c’est la société, nous sommes dans un milieu très riche où
d’art, les lois, les techniques, les outils, les machines et les faits
des “saillances” émergent et font évoluer l’œuvre constamment », précise-t-il.
objectifs de la science49 ». La théorie de l’acteur-réseau, ou sociologie
Vers la fin de notre entrevue, il ajoute que, pour lui, la vie est une

Coécriture à trois voix


32 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 33
expérimentation à part entière. « Méthode et expérimentation sont donc 59.   Maurice Merleau- 65.   Speculative Life Cluster, J’ai de la difficulté à composer avec la méthode que nous nous sommes
Ponty, Le Visible et l’Invisible, Speculative Life Laboratory,
consubstantielles », conclut-il. suivi de Notes de travail, url : http://www.speculative imposée pour ce texte et tout particulièrement à me situer comme intervieweuse
Paris, Gallimard, 1964/2010, life.com/speculative-life-
p. 176. laboratory/ (consulté le 20
dans ce contexte d’écriture collaborative. J’identifie un premier nœud dans
C’est au moyen de la phénoménologie que l’habituelle dualité entre
60.   Ibid., p. 181. octobre 2016). la pratique de l’entrevue dyadique réflexive. Comment rapporter une entrevue
la société, le monde comme matériau et le créateur-chercheur qui 61.   Ibid., p. 178.
66.   FluxMedia, About
FluxMedia, url : http://www. sans l’amoindrir ? Pour moi, l’événement performatif qui se déploie lors d’une
fait œuvre se trouve subsumée, sinon transcendée. Parmi les concepts 62.   Ibid., p. 180.
fluxnetwork.net/about-
63.   Ibid., p. 199.
entrevue est irréductible. Il est difficile d’y rendre justice à travers une
issus de cette approche, il y a celui de « chair » proposé par Maurice fluxmedia/ (consulté le 20
64.   Ibid., p. 183. octobre 2016). quelconque médiation, tout particulièrement avec l’écriture, que je considère
Merleau-Ponty, qui permet d’abolir la distance entre la personne 67.   Roy Ascott,
« Edge-Life : technoetic limitante parce que trop fragmentée. Il ne me reste plus qu’à espérer que
et le monde : « L’épaisseur du corps, loin de rivaliser avec celle du monde, structures and moist media », les éclats d’entretiens abîmés et incomplets que je laisse derrière moi seront
est au contraire le seul moyen que j’ai d’aller au cœur des choses, in Roy Ascott (éd.),
Art, Technology, Consciousness : enrichis par la présence de multiples voix à l’intérieur de ce texte.
en me faisant monde et en les faisant chair59. » La chair, ni matière, ni Mind@Large, Bristol,
Intellect, 2000, p. 2.
esprit, ni substance60, est plutôt médiation, surface de contact. 68.   Ibid.
Entrevue 2 : Cynthia Noury avec Tagny Duff
Le corps, ce par quoi je m’insère dans le monde, le perçois, l’explore 69.   Ibid.

et agis en lui, est comparé à un feuillet à double face61 : c’est le corps que 70.   L’entrevue avec Tagny
Tagny Duff m’ouvre la porte du tout nouveau Speculative Life Lab65,
Duff s’est déroulée en anglais
j’ai, celui qui constitue un objet de volonté et de connaissance impar- et a été réalisée le 3 novembre un espace de recherche-création interdisciplinaire à la jonction entre les arts
2016 dans les locaux
faite pour le sujet incarné, indissociable du corps que je suis, dont du Speculative Life Lab et les sciences où les médias électroniques côtoient un laboratoire humide
à l’Université Concordia.
l’irréductible subjectivité est vécue de l’intérieur. Essentielles ambi- (wet lab) permettant de manipuler des cellules de mammifères. Situé dans les
71.   Pour une présentation
guïtés impossibles à dépasser, le corps, ni pure extériorité, ni pure détaillée de « Cryobooks locaux de l’Université Concordia, ce laboratoire est notamment affilié
Archives », voir : Tagny
intériorité, à la fois actif et passif, signe et sens, est le lieu d’interférence Duff, « Cryobook Archives »,
au réseau FluxMedia66, également dirigé par la professeure.
de perceptions, d’émotions, de désirs, où s’organisent des projets in Canadian Journal of
Communication, n° 37, 2012, Roy Ascott, au tournant des années 2000 dans un énoncé pro-
signifiants, toujours réintégrés au monde, par ses mouvements, p. 147-154.
72.   Ernestine Daubner, grammatique, propose le terme de « moist media » pour désigner
ses actions soumises à la médiation des outils. Après avoir qualifié « Hybrides culturels : un domaine qui se situe dans un entre-deux entre le monde sec (dry)
la chair de moyen de communication, Merleau-Ponty en viendra biofictions, biocyborgs et
agents artificiels », in Ernestine du numérique et de la virtualité et le monde mouillé du vivant (wet) 67.
à se demander : « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque Daubner et Louise Poissant
(dir.), Art et biotechnologies, Il estime que ce nouveau domaine comprenant des bits, des atomes,
le monde est chair62 ? » Ce concept lui permet de penser, hors de tout Québec, Presses de
l’Université du Québec, des neurones et des gènes, rempli de potentialité et de promesses,
dualisme, le lien qui relie le corps de la personne, le voyant, au monde, 2005, p. 18.
constituera le substrat de l’art du siècle à venir68. Cet art, qu’il qualifie
le visible : « La chair disons-nous, est la déhiscence du voyant dans
de transformatif, participera à la construction d’une réalité fluide69.
le visible et du visible dans le voyant63. » Merleau-Ponty utilise un terme
L’espace qui est décrit ici est plutôt celui de la convergence créative
de botanique qui dit la déchirure spontanée du fruit arrivé à maturité
des technologies du vivant et de la pratique artistique pour créer des
faisant jaillir ses semences. Ainsi, si nous translatons ce concept de
discussions culturelles autour des enjeux reliés aux biotechnologies.
chair à la relation entre le corps œuvrant et le monde œuvré, le pro-
cessus circulaire de la recherche-création entre ces deux pôles se trouve L’entrevue réalisée avec Tagny s’articule autour de « Cryobook Archives »,
alors à les féconder mutuellement. La chair devient donc « ce domaine une performance qu’elle a amorcée en 201070. Ce projet d’art biologique explore
étrange auquel l’interrogation proprement dite donne accès64 » la viralité et la matérialité des médias numériques contemporains par la
et l’exploration de ce domaine constitue précisément l’objet de la création de livres reliés avec du tissu humain71.
recherche-création.
Cette pratique est à situer dans le registre du « moist art » tel que
Quelques jours après notre conversation, me voilà à réécouter des proposé par Roy Ascott dans son manifeste, dans la mesure où il y a
extraits de mon entrevue avec André Éric en les comparant avec les gribouillis une combinaison de cellules organiques ayant subi un traitement par
inscrits à la volée dans mon cahier. Je soupèse plusieurs formulations de la bio-ingénierie pour en faire des tissus, à un autre type de système,
ses propos, choisissant nerveusement celles qui composeront l’article. J’écris. qui est dans ce cas-ci non pas artificiel, mais un artéfact matériel
J’efface. Je réécris. J’enregistre une énième version de mon document de et culturel : le livre physique qui est en voie de numérisation.
travail. Ça y est. J’ai enfin terminé la première section de l’article. Au moment Si la pratique du bioart annonce une nouvelle époque de la création
d’écrire ces lignes, je me sens comme si je marchais en équilibre précaire artistique, « elle porte aussi des échos du passé, révélant ainsi son
sur non pas un, mais des fils de fer tendus entre des subjectivités multiples. statut d’hybride culturel72 ».

Coécriture à trois voix


34 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 35
73.   Ernestine Daubner, art. Selon Tagny, « Cryobook Archives » permet notamment d’explorer le rapport
cit., p. 18.
74.   Roger Odin, De la fiction. que le public entretient avec la mort face aux promesses d’immortalité des
Arts et cinéma, Bruxelles, biotechnologies. Créant un parallèle avec la longévité de l’information
De Boeck Université, 2000,
p. 12. imprimée dans les livres, ce projet remet également en question les modalités
75.   Ibid., p. 17.
de conservation des données biologiques. Tagny se lève pour me montrer
76.   Ibid., p. 21.
77.   Ibid., p. 23.
un coffret en bois posé sur l’un des comptoirs du laboratoire. Il s’agit en fait
78.   Ibid., p. 31. d’une « cryobibliothèque portable » développée avec l’aide de David St-Onge
79.   Ibid., p. 32.
afin d’exposer les « cryolivres » en galerie. Le coffret est modelé à l’image
80.   Ibid., p. 38.
de ceux utilisés pour distribuer des livres aux gardiens de phare au
xixe siècle. « À l’origine, je souhaitais faire une intervention afin de raconter
l’histoire invisible de “Cryobook Archives” – c’est-à-dire tout ce à quoi
le public n’a généralement pas accès – à travers la création d’un mythe,
m’explique-t-elle soutenant maintenant le coffret devant elle tel un porteur
de livres. Je voulais marcher dans la galerie parmi la foule afin que les visiteurs
soient confrontés à leur matérialité. »

Dans ce cas-ci, c’est une stratégie représentationnelle, la biofiction,


Tagny Duff, Cryobook Archives, 2010.
qui est mobilisée afin de « dévoiler les enjeux graves découlant
de la manipulation, de l’exploitation et de la marchandisation de la vie
par les intérêts corporatifs biotechnologiques73 ». Décrivant la pratique
Tagny Duff : Cryobook Archives de la fictionnalisation, Roger Odin, identifie les processus constitutifs
suivants : diégétiser, narrer, « mettre en phase » et construire
Cryobook Archives reflects on the use of, preservation and distribution of une structure énonciative (propre au système sémiotique retenu) 74.
tissue towards information and knowledge creation. The work asks : how Schématiquement, diégétiser c’est donner une impression de réalité :
might the public encounter with tissue and biotechnological devices 1) par des représentations figuratives75, ici le coffret ; 2) par l’effacement
used to preserve its integrity offer a rethinking of the status and instrumen- du support76, ici la distribution des livres aux gardiens de phare ;
talization of bodies in the pursuit of knowledge and information? 3) en construisant un espace habitable susceptible d’accueillir
des personnages77, ici la galerie. Narrer repose sur deux opérations :
This installation features sculptures, a series of handmade books,
1) la mise en succession temporelle d’actions ou de micro-
made of human and pig ex-plant tissue, HaCat cells, and synthetic biological
transformations78 ; 2) une opération de transformation reliant la
virus (Lentivirus). Tissue culture engineering techniques such as
fin au début79, ici la marche à travers la foule. Cette dernière participe
transfection and immunohistochemical staining procedures along with
de la mise en phase qui consiste à susciter une participation affective80,
traditional book binding techniques are used to manifest the fleshy books.
ici la confrontation avec la matérialité des cryolivres.
Sculptures are exhibited in a “cryobook archive”, a portable -80 freezer
unit and a mobile miniature library. In an era of mobile media, portable Il n’a cependant pas été possible pour Tagny de déambuler dans la galerie
electronic devices and hyper-mobility of documents, this biotechnological avec sa cryobibliothèque portable, puisque les cryolivres ont été égarés
apparatus looks to the past for its future modes of distribution and dans la poste avant d’atteindre le lieu de l’exposition, provoquant plutôt
encounter. The mobile cryolibrary is a small, easily carried wooden box, un non-événement. « La perte des livres s’est finalement avérée plus profonde
with a self-contained power source, in keeping with the form of portable que la performance prévue initialement », ajoute-t-elle. Cette réponse me
libraries used in North America to distribute the latest books to lighthouse laisse perplexe : « Pourquoi ? » Elle complète : « Parce que, dans ce cas-ci, la
outpost workers in the Great Lakes Regions in early period of the mythologie du projet est plus importante que le projet en lui-même. »
Industrial Era. The art gallery (and other sites and situations) becomes
Gilbert Durand a développé une approche analytique, la mythana-
the lighthouse outpost that requires a mobile portable device to share
lyse, de la construction et de la production imaginaire qui se fait
the cryobooks in a hybrid frontier between the worlds of laboratory science
à travers les mythes qui sont « des systèmes dynamiques de symboles,
and artistic display/conservation.
d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui, sous l’impulsion

Coécriture à trois voix


36 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 37
d’un schème, tend à se composer en récit81 ». Alors que la mythocritique 81.   Gilbert Durand, 88.   Hanne Seitz, ou construites qualitativement, ces recherches ne visent plus à décrire
Les Structures anthropologiques « Performative Research »,
est une méthode concrète d’analyse d’une œuvre artistique qui repose de l’imaginaire : introduction in Tobias Fink, Burkhard Hill, et à analyser la réalité, mais à la produire88. Les chercheurs exercent une
à l’archétypologie générale, Paris, Vanessa-Isabelle Reinwand
sur les principes théoriques du structuralisme figuratif de Durand, Bordas, 1969/1983, p. 64. et al. (éd.), Die Kunst, über
influence sur leur objet d’étude non seulement par les questions
la mythanalyse concerne, au-delà de l’œuvre artistique, un moment 82.   Fátima Gutiérrez, Kulturelle Bildung zu forschen : qu’ils posent, mais également en changeant les perceptions de celui-
« Mythocritique, mythanalyse, Theorie- und Forschungsansatze,
culturel complet82. Nous serions donc ici face à un phénomène inversé, mythodologie : la théorie Munich, Kopaed, 2012, ci et en contribuant à l’émergence de formes, de structures et de
p. 2.
un processus de mythification. Claude Lévi-Strauss83 définit le mythe fondatrice de Gilbert Durand
et ses parcours méthodolo- 89.   Brad Haseman, règles qui le modifient. Ce paradigme se caractérise par un pluralisme
comme étant une histoire que les gens se racontent à propos d’eux- giques », in Fátima Gutiérrez « A Manifesto for Performative méthodologique puisque le design de la recherche est généré et testé
et Georges Bertin (dir.), Research », in Media Interna-
mêmes et de la société dans laquelle ils vivent, afin de comprendre la Actualité de la mythocritique : tional Australia, incorporating lors du et par le processus de recherche, amenant parfois même
esprit critique, revue interna- Culture and Policy, n° 118,
nature des rapports qu’ils entretiennent avec le monde extérieur tionale francophone de sciences 2006, p. 8. l’invention de nouvelles méthodes89. Parmi ces méthodes, la recherche-
sociales, vol. 20, 2014, p. 12.
et la position qu’ils occupent dans l’ensemble de l’univers84. Pour 83.   Claude Lévi-Strauss,
90.   Henk Borgdorff,
création occupe une place de choix : la question de l’art comme
« The Debate on Research
Mircea Eliade, les mythes sont des récits qui « fournissent des modèles Anthropologie structurale, Paris, in the Arts », in Sensuous forme de recherche et de la recherche comme pratique artistique
Librairie Plon, 1958/2010. Knowledge, n° 2, Bergen,
à la conduite humaine et confèrent par là même signification et valeur 84.   Pierre Fraser et Bergen National Academy continue de susciter des débats au sein des institutions universitaires90.
à l’existence85 ». Mihai Coman propose la notion de « mythification86 » Georges Vignaux, of the Arts, 2006.
La recherche performative est une recherche sur et par des pratiques
L’Intelligence artificielle : 91.   Hanne Seitz, art. cit., p. 6.
et établit une analogie entre le mythe et l’information dans la puissance d’un mythe, v/f 92.   Anne Brewster, performatives. La connaissance est alors produite et diffusée dans
Éditions, 2016, p. 111.
le cadre d’un événement-crise, qui engendre un déséquilibre social : 85.   Mircea Eliade, Aspects
« Beachcombing : A Fossicker’s l’action et celle-ci n'est plus seulement discursive, mais images, sons,
Guide to Whiteness
« Les deux formes de discours ont en effet pour fonction commune du mythe, Paris, Gallimard, and Indigenous Sovereignty », mouvements, etc. La recherche performative implique un engagement
1963/2005, p. 12. in Hazel Smith et Roger
de rendre intelligible et supportable un désordre collectif et d’inaugurer 86.   Mihai Coman, Thornton Dean (éd.), concret avec des pratiques sociales, des matériaux, des corps, l’espace
un nouvel ordre (ou de rétablir un ancien), par le biais d’un processus Pour une anthropologie des Practice-Led Research,
Research-Led Practice in
et même les idées91. En tant que chercheure performative, Anne
médias, Grenoble, Presses
de reconstruction symbolique de l’événement87. » Dans ce cas-ci, universitaires de Grenoble, the Creative Arts, Édimbourg, Brewster ne « pense » pas son chemin à travers une question
2003. Edinburgh University press,
le mythe permet de construire du sens et de fabriquer du lien social, 87.   Matthews Jacob et Won
2009, p. 142. ou un problème, mais s’immerge dans leurs dimensions corporelles
93.   Hanne Seitz, art. cit., p. 6.
ici autour des enjeux reliés aux biotechnologies. Lee, « Information télévisuelle et affectives92. L’absence de reproductibilité, d’applicabilité et de
de crise et “mythification” :
aperçus du traitement média- généralisation de la recherche performative est vue comme une force,
Cet attrait pour ce qui échappe à la documentation se reflète aussi tique de la marée noire de
l’Erika », in Quaderni, vol. 64,
car les pratiques artistiques ou sociales ne sont stables et prédictibles
dans la façon dont Tagny conçoit la performance. Ainsi, elle remet aujourd’hui n° 1, 2007, p. 106. que dans les modèles théoriques, alors qu’elles sont profondément
en question les pratiques qui l’ont animée à ses débuts : « Faire de la perfor-
contingentes, instables et éphémères93. Ainsi, dans une perspective
mance in situ ou des manœuvres, c’est en quelque sorte supposer que
performative, la pratique de la recherche est plus importante que les
nous connaissons le contexte et la situation dans laquelle nous opérons.
résultats qui sont éventuellement générés.
Je commence cependant à réaliser que ces situations changent constamment
et qu’elles ne sont jamais réellement telles que nous les concevons. Les élé- Utilisant normalement le terme « pratique » afin de décrire ses
ments sur lesquels nous portons notre attention ne sont peut-être pas les plus activités, Tagny considère que « Cryobook Archives » est son premier « vrai »
intéressants. Nous devrions plutôt nous concentrer sur les angles morts. » projet de recherche-création puisqu’il a été financé en tant que tel.
Je la relance : « Est-ce qu’in socius serait un terme plus englobant ? » Par ailleurs, elle ne voit pas la nécessité de distinguer les composantes
Elle enchaîne : « Ce que je fais en ce moment ne cadre dans aucune rhétori- « recherche » et « création » au sein de cette démarche. « Pour moi, la recherche
que performative. J’essaie plutôt d’ouvrir la façon dont nous concevons la émerge d’un modèle créatif parce que j’ai été formée de cette façon,
performance et le corps. Je suis intéressée par ce qui échappe à la perception explique-t-elle. Je crois aussi que ces deux composantes peuvent en venir
humaine. J’essaie de révéler ces angles morts, notamment en recourant à s’interchanger. Ça dépend vraiment du projet. » Le processus est donc
à l’instinct qui permet de faire l’expérience d’éléments qu’il serait impos- l’élément clé de sa démarche de recherche-création. Il ne s’agit alors
sible d’appréhender par la conscience. » Influencée par la tradition de la perfor- pas de la méthodologie au sens propre, mais de tout ce qui est nécessaire
mance féministe, plus spécifiquement par Tanya Mars et Suzanne Lacy, à la réalisation du projet.
Tagny s’inscrit ainsi dans la mouvance de la recherche performative Le moment est bien choisi pour ma prochaine question : « À quelles
(performative research) qui favorise l’investigation constante dans l’action. méthodologies et méthodes fais-tu appel dans ta pratique ? » Elle explique :
La recherche performative provient d’un « tournant performatif » « Je n’ai jamais travaillé à partir d’une méthodologie prédéfinie, mais,
qui s’est opéré dans les sciences sociales et les théories issues de même en tant qu’artiste, je savais que je me situais dans le paradigme de
nouveaux paradigmes. Ainsi, qu’elles soient testées quantitativement la recherche-création. Je le savais parce que chacune de mes œuvres tentait

Coécriture à trois voix


38 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 39
de répondre à une question. Pour moi, c’est une forme de recherche. » 94.   Le terme amalgame 102.   Ibid., p. 54. propriété des personnes ou des choses, mais une action, une condition
de méthodes est une 103.   Karen Barad,
Une vingtaine d’années plus tard, elle parle plutôt d’un « amalgame traduction libre de « metho- « Quantum Entanglements and
de possibilité pour une reconfiguration des enchevêtrements102.
dological mangle ». Cette
de méthodes94 » pour décrire son approche qui consiste à reconfigurer vision de la méthodologie,
Hauntological Relations of Barad spécifie que les enchevêtrements ne sont pas que des entrelace-
Inheritance : Dis/Continuities,
des méthodologies propres aux arts, aux sciences pures et aux humanités développée par Tagny Duff Spacetime Enfoldings, and ments d’entités séparées, mais des relations de responsabilités
dans son article, s’inspire Justice-to-Come », in Derrida
tout en maintenant leurs formes distinctes. Par exemple, dans le notamment des travaux Today, vol. 3, n° 2, 2010, irréductibles103.
d’Andrew Pickering. p. 265.
cadre d’un projet, l’art peut informer la praxis, la science les protocoles 95.   Andrew Pickering, op. cit.
104.   Andrew Sayer, « For Au cours des minutes suivantes, j’essaie de reformuler les propos
en laboratoire et les humanités l’éthique et la présentation de la recherche à 96.   Ibid., p. 203. Postdisciplinary Studies :
97.   Andrew Pickering Sociology and the Curse de Tagny à plusieurs reprises afin de m’assurer que j’ai bien compris l’apport
travers les écritures créatives. Même si plusieurs ponts peuvent être observés of Disciplinary Parochialism/
et Keith Guzik, The Mangle de chaque discipline à son amalgame méthodologique. Au détour d’une
entre ces trois disciplines – notamment entre les arts et les sciences pures, in Practice : Science, Society, Imperialism », in John Eric
and Becoming, Durham, Thomas Eldridge, phrase, Tagny mentionne le mot « autoethnographie ». Je lui demande
puis entre les sciences pures et les sciences humaines –, l’échange entre c. n., Duke University Press, John MacInnes, Sue Scott
2008. et al. (éd.), For Sociology : si c’est une méthode qu’elle mobilise. Elle rectifie le tir : « Je n’ai jamais utilisé
ces univers est souvent tendu. « Ce n’est pas toujours facile, concède Tagny, Legacies and Prospects,
98.   Ashley Holmes,
Durham, c. n., Sociology ce mot pour décrire le résultat de mes recherches. Recherche performative
mais c’est une manière très productive de faire et de penser. » Je la relance : « Reconciling Experimentum Press, 2000, p. 88.
and Experientia : Ontology for (performative research) est le terme que je préfère. » Elle m’explique une
« À quels niveaux ressens-tu cette tension plus spécifiquement ? » Elle précise Reflective Practice Research
105.   Basarab Nicolescu,

in New Media », in Speculation La Transdisciplinarité : fois de plus que lorsqu’elle entreprend un projet, il ne lui vient jamais à l’esprit
qu’il ne s’agit pas d’une tension individuelle, mais plutôt institutionnelle manifeste, Monaco, Éditions
and Innovation : Applying
du Rocher, 1996. de dire : « Je vais prendre une approche ethnographique pour faire ceci ou
puisque la transdisciplinarité ébranle les structures et les méthodologies Practice led Research in the
Creative Industries, Brisbane, cela. » Elle se demande plutôt ce qu’elle cherche à accomplir et met en place
propres à chaque champ.  Queensland University
of Technology, 2006, p. 1. les stratégies pour y parvenir, amorçant ainsi le processus de recherche-
99.   Stephen A. R. Scrivener,
Le concept d’« amalgame de méthodes » pointe directement création. « Des chercheurs issus des humanités pourraient décrire mon travail
« Reflection in and on Action
vers l’expression « the mangle of practice » proposée par Pickering95 and Practice in Creative- comme étant autoethnographique après coup, mais je ne viens pas de cette
Production Doctoral Projects
en réponse au fait que la sociologie des sciences donne trop de pouvoir in Art and Design », in Working tradition-là », conclut-elle.
Papers in Art and Design,
à l’agentivité humaine sur le monde au détriment du rôle qu’y jouent n° 1, 2000. Pour pallier le cloisonnement disciplinaire, des approches ont été
les non-humains. Comme nous l’avons vu précédemment, il propose 100.   Bruno Latour, Pandora’s
Hope : Essays on the Reality avancées et mises en pratique, dont l’interdisciplinarité et la transdisci-
une analyse des pratiques scientifiques qui examine les intersections of Science Studies, Cambridge,
Mass., Harvard University
plinarité. Une approche est interdisciplinaire lorsque l’analyse et la
entre les agentivités humaines et non-humaines, mais également les Press, 1999, p. 303. synthèse réalisées convoquent les perspectives de plusieurs disciplines.
performances émergentes de ces intersections dans le temps. Ce qu’il 101.   Rick Dolphijn et Iris
van der Tuin, New Materialism Cette approche a pour objectif de traiter une problématique dans son
considère être la théorie de toutes choses (Theory of Everything96) Interviews & Cartographies,
ensemble, en identifiant et en intégrant toutes les dimensions et
a été appliqué à d’autres domaines de recherche dont la théorie Ann Arbor, Open Humanities
Press, 2012, p. 50. les interrelations des différents éléments afférents. Elle implique une
littéraire, la géographie, les sciences environnementales et les études
synthèse des savoirs, méthodes et langages disciplinaires pour
logicielles97. Elle est également convoquée ici pour ce type particulier
constituer un cadre plus large. L’enjeu consiste à jeter des ponts entre
de recherche-création qui se situe aux frontières entre les domaines
les différentes disciplines en adaptant leurs concepts, méthodes et
techno-scientifiques et la création artistique, domaines qui sont
systèmes de valeurs, ce qui nécessite la négociation et l’établissement
habituellement conçus comme opposés98. Dans un tel cas, il faut éviter
des correspondances langagières. Toutefois, la collaboration se
que la méthodologie de la recherche-création soit subsumée par celles
fait trop souvent sur un fond de compétition ou d’hégémonie disci-
de la production technologique qui bénéficient d’une plus longue
plinaire104. La transdisciplinarité est une approche plus ambitieuse,
tradition de pratique et de normes bien établies99. C’est ce que permet
car elle est basée sur le refus de diviser le monde et ses problèmes
la dialectique de la résistance et de l’accommodation propre au
en disciplines. Elle propose plutôt de construire ses propres objectifs,
« mangle of practice » dans les pratiques hybrides. Parmi les termes
contenus et méthodes : étudier le désordre plutôt que d’imposer l’ordre ;
qui ont été proposés dans la perspective du nouveau matérialisme pour
refuser le découpage binaire, la causalité unique ; prendre en compte
dépasser la pensée dualiste, Latour avance le concept d’articulation
le tiers au lieu de l’exclure, etc. Pour Basarab Nicolescu, auteur
en précisant que ce n’est pas une catégorie du langage, mais une pro-
de La Transdisciplinarité : manifeste, l’univers est composé de niveaux
priété ontologique de l’univers100. Karen Barad utilise quant à elle
de réalité dont la structure est discontinue et qui n’obéissent pas
le concept d’enchevêtrement (entanglement) de la nature et de la culture,
aux mêmes logiques105. Dans la même veine, Edgar Morin, pour qui
des sciences de la nature et des sciences humaines, du sujet et de l’objet,
le monde est complexe et la pensée ne doit être ni holiste ni réduction-
ainsi que de la matière et de la signification dans le cas de la création
niste, propose d’« écologiser » les disciplines. Il s’agit de tenir compte
artistique101. Dans cette perspective, l’agentivité n’est plus une

Coécriture à trois voix


40 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 41
de tout ce qui est contextuel, y compris les conditions culturelles et 106.   Edgar Morin, 110.   Ce passage de nature permet de dévoiler, non pas les coulisses de l’entrevue postmoderne, mais
La Méthode, Paris, Seuil, phénoménologique qui est
sociales, et d’adopter un point de vue « métadisciplinaire », le préfixe 1977-2006/2008. ajouté est tiré de notre com- son caractère co-constructif intrinsèque, lequel est trop souvent occulté
munication à l’acfas sur
meta- signifiant dépasser et conserver106. Dans la foulée du mouvement 107.   Julie A. Buckler,
le bilan de notre expérience.
en recherche, particulièrement lorsqu’il s’avère trouble110.
« Towards a New Model
postmoderne, la postdisciplinarité comporte une charge critique of General Education at 111.   Le commentaire
Ainsi se clôt le compte-rendu réflexif des entrevues avec André
Harvard College », in Harvard de Tagny Duff a été rédigé
non négligeable contre l’aspect rigide et normatif, l’impérialisme des University, Faculty of Arts en anglais afin de lui permettre Éric Létourneau et Tagny Duff à travers lequel des ancrages conceptuels
and Sciences, Essays on de s’exprimer dans sa langue
disciplines scientifiques, mais surtout des sciences humaines et sociales General Education in Harvard maternelle sans médiation. ont été performés. Suivent les commentaires sans médiation des chercheurs-
dans le monde universitaire : « Le terme postdisciplinaire évoque College, Cambridge, Mass., 112.   Media theorist Kim
créateurs interviewés sur le processus et son résultat.
Harvard College, 2004, p. 2. Sawchuk, writing on Tanya
un univers intellectuel basé sur les ruines des structures disciplinaires 108.   Andrew Sayer, art. cit., Mars’ work over the last four
démodées, oscillant entre notre nostalgie pour cette unité perdue p. 83. decades, likens her method
to “performance as research,” Commentaire de Tagny Duff  111
109.   Marie-Anne Paveau,
et notre excitation face à la liberté intellectuelle que leur abandon nous « Pour une épistémologie something she notes as akin
to that of a qualitative
procure107. » Il ne s’agit pas d’abolir les disciplines, mais d’étudier des critique », in Semen. Revue
researcher who engages in
Research-creation is a term that continues to be questioned, debated
de sémio-linguistique des textes
objets ou des phénomènes dans leurs ramifications sans s’embarrasser et discours, n° 34, 2012, p. 6. a process of questioning and and deliberated within the academic milieu. Is it a methodology or a practice ?
“learning through doing.”
des frontières fortement établies et policées qui imposent leur prisme “Performance (Art) as a Do we refer to it as a noun or a verb, or both ? Does this engagement require
Method of Inquiry,” Ironic to
aux réalités étudiées. Cette approche est qualifiée par certains de Iconic : The Performance Works a new set of assessment criteria and vocabulary–or even its own discipline ?
of Tanya Mars, ed. Paul
postdisciplinaire108. Marie-Anne Paveau utilise le concept de métissage Couillard (Toronto : Fado
These are important questions touched on in the interview.
Performance Inc., 2008) p. 16.
pour qualifier ce type de recherche : « Les concepts et les méthodes 113.   Andrew Pickering notes;
One dominant concern emerges from the discussion. Misunderstan-
ne sont plus ceux des différentes disciplines qui contribuent à un champ “I find ‘mangle’ a convenient ding of the methodological approach can and does surface when scholarly
and suggestive shorthand for
donné, mais qui sont propres à leur rencontre chaotique. Il s’agit the dialectic [resistance and artistic works (such as The Cryobook Archives) engage with a variety
and accommodation] because
de faire preuve de créativité pour inventer une approche qui dépasse for me, it conjures up the of processes and methods, which themselves borrow from various disciplinary
les emprunts pour constituer une recherche métissée109. » image of the unpredictable traditions. Cryobook Archives (2010-ongoing), a multi-modular project
transformations worked upon
whatever gets fed into the ranging from in situ laboratory performance research, sculpture, text,
Je découvre la cause de notre malentendu en réécoutant l’entrevue. Je réalise old-fashioned device of the
same name used to squeeze installation and performance, is exemplary of how art and scholarly engage-
alors que la tension transdisciplinaire évoquée par Tagny se reflète à même the water out of the washing.”
(The Mangle of Practice. Time, ment across a range of fields, such as life sciences, engineering, sculpture
notre échange, et ce, malgré son ton convivial. Nous venons en effet de Agency and Science, op. cit.,
and media/biological art, can provoke confusion around its methodological
deux traditions opposées sur certains plans – les sciences sociales et humaines p. 23.). Tagny Duff’s use
of the term mangle suggests approach, its process and its resulting framework for evaluation.
dans mon cas, les arts dans le sien – et, dans mes interventions, je cherche less of a dialectic and more
of an additive process where As Cynthia confirms, the early performance research, originally done in
malgré moi à mettre une « étiquette » méthodologique connue sur son travail, practices maintain their
singularity as explained in 2010 within the wet laboratory, can be framed as engaging with an auto-
ce qu’elle se refuse à faire. Une réflexion rétrospective sur l’action m’amène her article, “Mangling Metho-
ethnographic research methodology. It can also be seen as applying methods
à prendre conscience de l’influence de mon parcours universitaire sur ma dologies Across Performance
Research, Biological Arts and of wet lab and tissue engineering techniques and protocols from the life
vision, somme toute conservatrice à ce stade, de la méthodologie en recherche- the Life Sciences.” Duff,
T. (2015). Mangling metho- sciences. It is, however, from the point of view of performance research112
création. Cette situation révèle par le fait même un second nœud dans la dologies across performance
research, biological arts and an emphasis on process, rather than established methodologies from
pratique de l’entrevue dyadique réflexive, soit l’émergence possible de tensions and the life sciences. Media-N,
the social sciences and applied sciences, that I situate the project.
provoquées par la rencontre des subjectivités, ainsi que leur nécessaire négo- 11(3), 62-69.

ciation, qui peut néanmoins s’avérer difficile à cerner dans le feu de l’action. It is the overlapping range of approaches to process and methodology
that I refer to as the “mangle”, originally a term coined by Andrew
Deux nœuds ont ainsi été identifiés dans le cadre de ce premier
Pickering113. I resituate the term to emphasize how various overlapping
exercice de production d’un compte-rendu réflexif d’entrevue, soit le souci
processes and methodologies performed in scholarly and artistic exploration
de rapporter l’échange sans « l’amoindrir » – un paradoxe, étant donné
can create something that is rather messy, uncomfortable, and sometimes
l’inscription de l’entrevue postmoderne dans un paradigme non représenta-
violently entangled, potentially creating a novel interdisciplinary or
tionnel – et la difficulté à assumer ouvertement les tensions qui peuvent
transdisciplinary approach.
émerger dans ce processus, de la conduite de l’entrevue jusqu’à l’écriture et
la publication. À travers ces deux cas de figure, je réalise à quel point Cynthia writes poetically of how transdisciplinarity “shakes” the
il peut être délicat d’assumer sa position d’intervieweur au vu et au su de ses structure and methodological conventions of each field. I appreciate
interlocuteurs et lecteurs. J’ai d’ailleurs été tentée de la masquer à plusieurs her vision of the “shaking” or trembling that occurs from mangling of not
moments. Malgré ces difficultés, la pratique de l’entrevue réflexive just the structure or methods, but the fields of knowledge themselves.
For example, artistic and creative practice stand to generate novel processes

Coécriture à trois voix


42 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 43
from engaging with scholarly methods and practices, if their distinct 114.   A recent panel on 117.   L’« applied art criticism » « Cryobook Archives » sont des maœuvres qui proposent, à même les dispositifs
research-creation with Tagny est un concept emprunté
approaches are recognized. Scholarly approaches from the humanities, Duff, Matt Soar and Krista à Michel Chevalier et mis en œuvre, des traces de médiation destinés à des témoins distants.
Lynes, organized by Peter qui a été activé lors d’un atelier
social science and applied sciences stand to transform too when conversing van Wyck in December 2016 qu’il donnait à Montréal La forme de ce texte répond à la dimension expérimentale des
with artistic practices, stretching and trembling in productive ways if through the Department en juin et juillet 2006.
œuvres étudiées, s’apparentant par conséquent à la notion de critique d’art
of Communication Studies Voir : http://www.targetautono
they respect the distinct practices and process from arts, giving them equal at Concordia, articulated pop.org/index.php?module=
appliquée117, une tentative de faire imploser le récit conventionnel de la pratique
similar concerns. News& id=cntnt01
value and emphasis. 115.   Marcel Duchamp, &cntnt01action=detail& artistique et de remettre en question le modèle régnant de la production du
Le Processus créatif, Paris, cntnt01articleid=13&
An underlying concern about how interdisciplinary/transdisciplinary L’Échoppe, 1987. cntnt01returnid=35 (consulté discours en art.
le 26 juin 2017).
art and scholarly practices are framed within definitions of research-creation, 116.   Pour Reprendre les
118.   Nous faisons ici référence La méthodologie de l’art peut s’appliquer à la vie, aux écrits, à notre
propos d’Alexandre Gurita :
as determined by governmental and university funding bodies and « L’art invisuel est visible, à la théorie du cadre de
manière d’être dans le monde à travers la pratique quotidienne de l’existence.
mais pas en tant qu’art. Bateson telle qu’exposée
programs, becomes evident throughout our conversation. Neoliberal rhetoric Il se dispense de l’objet d’art dans l’article d’Albert Piette,
Ainsi, le cadre118 souvent ritualisé de l’art tente encore une fois de se fluidifier
« Pour une anthropologie
promoting innovation, experimentation and interdisciplinary research et ne nécessite pas d’être
comparée des rituels contem- pour proposer un sens aux événements imprévisibles de la vie. À ce titre,
vu pour exister. Il est furtif
porain », in Terrain, n° 29,
tends to focus on outcomes and outputs of research justified by economic par définition parce qu’il
1997 (mis en ligne le 21 mai je tenais à ce que le travail plus récent de Cynthia Noury, qui se situe
n’est pas repérable par l’art
growth, as determined by capital gain in key industry sectors. On the other institué. C’est une invisibilité 2007 à http://terrain.revues.
au croisement de la manœuvre et du journalisme, soit évoqué dans sa notice
artistique. » Récupéré le 6 org/3261).
hand, discussions like this one (and others) 114 emerging in universities janvier 2018 de : http://www. biographique.
between artist-researchers and scholars across disciplines, facilitated in part biennaledeparis.org/wp-
content/uploads/2011/09/
by these same structures, provide a generative platform to contemplate bdpus11fr.pdf
Épilogue
how processes, methodologies and practices across disciplines may conjure
novel modalities of thinking and making. Cette première expérience de coécriture collaborative nous amène
à prendre conscience du potentiel de l’entrevue réflexive en tant que méthode
Commentaire d’André Éric Létourneau de recherche performative. Elle ouvre des voies alternatives à la production
de connaissances – autant en sciences sociales et humaines que dans
La méthodologie de départ pour élaborer ce texte collectif comportait le domaine des arts et des médias –, d’une part, en mettant en évidence
un a priori : Cynthia Noury et Louis-Claude Paquin allaient prendre pour la situation de l’entrevue ainsi que l’expérience de celui ou de celle qui la fait
point de départ le travail de Tagny Duff et mien pour en tirer des et, d’autre part, par une théorisation adaptée aux pratiques. Il reste à disposer
observations et des réflexions sur les méthodes propres à la recherche- de l’inévitable déception qui sera ressentie autant par les lecteurs souhaitant
création et sur le concept d’artiste-chercheur. Au cours du processus, acquérir un savoir qui leur semble exhaustif et objectif que par celles et
Cynthia a décidé de concentrer son attention sur deux projets précis tirés ceux qui se prêtent avec générosité à l’entrevue et qui entretiennent l’espoir
de nos corpus respectifs. L’intuition de Cynthia Noury, guidée par le hasard de voir leurs propos rapportés intégralement.
et une bonne dose de perspicacité, l’a amenée à diriger son attention sur
deux manœuvres qui mobilisent la notion de livre comme composante
essentielle. Dans « Cryobook Archives », Duff propose de suivre l’évolution
d’un livre constitué de tissus vivants. Ma manœuvre, « Standard ii »,
repose quant à elle sur l’usage d’un livre comportant deux cents pages
blanches comme seul objet matériel permettant d’ancrer l’œuvre
hors du corps des participants. Dans les deux cas, le livre comme objet agit
comme une forme d’anarchive comportant un fort coefficient d’art115 invisuel 116.
Il devient le support d’une « écriture non écrite » d’expériences onto-
logiques invisiblement inscrites dans la production de multiples espaces
dans le temps.
Avant d’écrire ces lignes, j’attirais l’attention de Cynthia Noury sur
le fait qu’elle avait inconsciemment choisi deux projets de livres qui tendent
à témoigner d’une écriture hors page. L’impératif des écrits sur l’art comporte
généralement la production d’un discours sur les œuvres, une forme d’histoire
parallèle extradiégétique au récit de l’œuvre elle-même. « Standard ii » et

Coécriture à trois voix


44 sur des pratiques de recherche-création performatives L.-C. Paquin, C. Noury, A. É. Létourneau, T. Duff 45
L’art comme collectionneur

André Éric Létourneau

46 47
Les collectionneurs d’art sont de passage. Même les musées peuvent diffi- NOTES L’énaction – c’est-à-dire la mise en œuvre d’un geste par le mouvement
cilement affirmer posséder une collection réellement « permanente ». L’objet, 1.   André Éric Létourneau, physique d’un ou de plusieurs êtres – nourrit ainsi la collection des réalités
« L’art comme collectionneur.
tout comme la collection, est impermanent par nature. Le concept de patrimoine
multiples que l’art effectue. Comme collectionneur, l’art participe à l’énaction
Si l’on considère l’art comme un principe qui se généralise à l’ensemble
culturel immatériel et la des écritures non écrites et à leurs inscriptions, intangibles, à travers
collection », Conférence donnée
des sphères de la réalité, l’art survivrait à l’impermanence des objets et au Queens Museum of Arts, une infinité de lieux. Cette collection se déploie de manière immatérielle dans
à New York, le 29 septembre
des collections. L’art, comme moyen de transduction, trouve sa genèse dans 2011. le temps. Le savoir et l’intuition nous permettent de mettre en pratique
la totalité des faits, ce qui le rend porteur de la dynamique des mémoires
2.   Renvoi à l’ouvrage
ce patrimoine immatériel transductif.
de José Luis Castillejo paru
collectives. en 1967, La Caída del avión
en el terréno baldío, dont le titre
est inspiré d’une citation de John
C’est l’art qui fait office de collectionneur1. L’art est collectionneur. Cage : « But beware of that which
L’art génère une anarchive de nos expériences. L’art n’est pas un produit, c’est is breathtakingly beautiful, for
at any moment the telephone may
un principe d’action, d’activation, une manière de sonder les modes possibles ring or the airplane come down
in a vacant lot. » (« Mais méfiez-
d’existence. C’est une boîte noire de la connaissance qui témoigne de l’existence vous de ce qui est d’une beauté
à vous couper le souffle, car,
et de la non-existence des faits et de leurs relations respectives. Jusqu’à ce à tout moment, le téléphone peut
que, un jour, un avion ne s’écrase dans un terrain vague2. Restera alors la boîte sonner ou l’avion s’écraser dans
un terrain vague. ») John Cage,
noire. Mais, dans la mesure où l’on accepte d’attribuer la pratique de l’art « Lecture on Nothing », dans
Silence : Lectures and Writings,
à l’ensemble des êtres existants, celui-ci continuera à agir à même le réel, Middletown, Conn., Wesleyan
University Press, 1961, p. 111.
au-delà de cette catastrophe. Nous ne collectionnons pas l’art. C’est l’art qui Traduction libre.
nous collectionne. Comme le patrimoine culturel immatériel est une collection
naturelle et transductive de sa culture associée. L’art encode un processus à
la fois historique et métahistorique.
Ce principe selon lequel l’art serait un « collectionneur » trouve
ses flux d’intensité à travers toutes les pratiques artistiques, qu’elles soient
d’origine humaine ou extra-humaine. Les animaux, les végétaux, les pierres,
les lieux (et leurs « génies ») sont aussi « artistes », puisque chacun d’entre
eux met en œuvre différentes opérations qui activent des relations. Parmi ces
modes d’existence de l’art, la pratique de la manœuvre ouvre la possibilité
de dépasser l’impermanence de l’objet et l’hégémonie de la monstration
spectaculaire. La manœuvre active l’art comme action et nourrit sa « collection »
par l’activation de différentes opérations partagées entre les êtres qui parti-
cipent à son expérience. La manœuvre, l’art furtif, l’invisuel, c’est l’art comme
expérience directement vécue.
À travers la manœuvre, l’art peut se déployer à même les gestes les
plus courants de l’existence : se mouvoir, discuter, se promener, rire, manger,
prendre un verre, lire, etc. Les discussions, les relations, les réciprocités
qui s’établissent entre les êtres dans le cadre d’une manœuvre s’inscrivent dans
la collection d’expériences générées et préservées par l’art. Ces expériences
s’inscrivent invisiblement à même les lieux où se déploient les manœuvres.
Cet art en acte contribue à faire fructifier la mémoire des lieux. L’art encode
un processus à la fois historique et métahistorique.
Dans la collection d’expériences qu’il active et préserve, l’art produit
une écriture non écrite qui s’engrave à même les espaces où l’art est en action.
C’est par cette relation entre l’inscription d’un acte d’art et l’ensemble d’un
espace que se réalisent l’art et sa collection.

48 L’art comme collectionneur André Éric Létourneau 49


Standard II /
Constat de manœuvre :
conversation
avec José Luis Castillejo

par André Éric Létourneau

André Éric Létourneau, Standard ii (encodage de la mémoire), constat de manœuvre sur vidéo (2007).
Cette vidéo devait être à l’origine présentée par Folie/Culture, sur l’écran géant du Centre de service Desjardins Québec-Est, face au
parvis de l'Église Saint-Roch (ville de Québec). La veille de la diffusion, la direction de Desjardins annonça qu’elle ne présenterait pas Standard ii
(encodage de la mémoire), alléguant que la vidéo comportait une dimension politique trop manifeste.

50 51
Seychelles
silence observé avec José Luis Castillejo
entrée principale de la Torre Picasso
Nuevos Ministerios
Madrid, 1er mars 2010, 18 h 56

52 53
Standard II / Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo NOTES 6.   José Luis Castillejo J’avais fait, en Allemagne, dans les années 1970, des expériences avec les livres
en conversation avec
par André Éric Létourneau 1.   Référence au texte précédent Éric Létourneau, extrait sans écriture – ce que j’appelle l’écriture non écrite. C’était un livre relié dont les pages
de cet ouvrage, « L’art comme de l’entretien (2000),
site de Radio-Canada,
étaient vides. J’avais un excellent photographe, et alors j’avais exploré différentes possi-
collectionneur », p. 49.
2.   « The past does not influence http ://ici.radio-canada.ca/ bilités ; le livre vide à plat, page par page, photographié, ou le livre debout qui est
radio/navire/rencontres_
me, I influence it », disait
De Kooning. Cité par
castillejo. html (consulté photographié à moitié, pages ouvertes – ou un quart des pages ouvertes. [...] Ce livre
le 9 novembre 2017).
John Cage, dans History of
7.   Le protocole décrivant a [ainsi] une structure narrative [...] 6.
Experimental Music in the United
Introduction – « La lecture de l’écriture non écrite » States, Silence, Wesleyan la manœuvre Standard ii
University Press, 2011, p. 67. se trouve en encadré Pour activer la manœuvre Standard ii , José Luis Castillejo avait choisi
à la page 28 de ce livre.
Par principe, la discussion qui a lieu lors des manœuvres-rencontres 3.   Boucher, Marie-Pier, le hall de la tour Picasso, un immeuble conçu par Minoru Yamasaki (l’archi-
Melgar, Gema, Nobert, Frank
de Standard ii  n’est pas enregistrée ni spectacularisée. Un enregistrement et Prost, Jean-François, tecte du World Trade Center à New York). Le 1er mars 2010 à 18 h 56,
Adaptive Actions, [2010], isbn
du paysage sonore est réalisé au moment d’observer le silence, puis une 978-0-9866375-0-6 https ://
nous y avions observé trois minutes de silence en faisant usage des objets
photographie de l’endroit où nous avons observé le silence est prise après issuu. com/adaptiveactions/ habituellement utilisés pour activer cette manœuvre : un livre aux pages
docs/aamadrid_all_web_03,
l’activation de la manœuvre. consulté le 1er décembre 2018 blanches et un chronomètre. Notre période de trois minutes de silence com-
4.   Groupe d’art action et
Avant de réaliser une action dans un contexte particulier, je tente mémoratif, exécutée pour les Seychelles, s’était déroulée devant un arbrisseau
de musique expérimentale créé
a priori de pratiquer une « lecture de l’espace ». Elle me permet de mieux à Milan en 1959 par Walter enclavé dans une boîte de plexiglas placée à l’entrée de l’édifice, au centre
Marchetti et Juan Hidalgo
appréhender les relations possibles entre l’environnement et l’action à auquel se joindront différents du hall. Résolument déprimant à contempler, l’arbre était pompeusement paré
artistes, notamment Esther
exécuter. Dans la pratique d’un art in socius qui « collectionne1 » l’expérience Ferrer. de décorations représentant de petits lapins de Pâques suspendus à des ramu-
directement vécue, cette « lecture de l’espace » fait partie intégrante du
5.   Les salles de concert res demi-mortes qui flotillaient à travers une multitude d’œufs multicolores.
étaient les seuls lieux culturels
processus de recherche et de création. Le passé et le présent du génie du lieu où les représentations n’étaient Selon le protocole habituel dans le cadre de l’activation de Standard ii ,
pas soumises à un examen préa-
co-construisent avec nous le geste d’art. Les modes d’existence de ces lable par le bureau de la censure j’avais enregistré le paysage sonore au cours de notre action silencieuse.
sous le régime franquiste.
espaces nous influencent, de même que nous les influençons2. Je m’apprêtais ensuite à prendre une photographie du lieu où nous nous étions
Chaque lieu se constitue de différentes composantes. Certaines positionnés. Un gardien de sécurité s’était alors interposé pour nous interdire
sont visibles, audibles, tactiles, tangibles, fruit d’une réalité relativement l’usage de l’appareil photo. Notre action avait, semblait-il, enfreint les consignes
appréhendable. D’autres échappent aux sens : elles sont secrètes, intangibles, de sécurité du bâtiment. Ce garde ayant été décrété notre geste géo-
camouflées, transductives, transpersonnelles... J’appelle cette appréhension transgressif, je réalisai tout bonnement la photographie à partir de l’esplanade
d’un espace « la lecture de l’écriture non écrite ». La « lecture de l’espace » de l’immeuble.
et la « lecture de l’écriture non écrite » se produisent sous des formes à la fois Bien que je m’étais imposé depuis 2001 de ne jamais révéler la nature
conscientes et intuitives. L’art permet de faire fructifier « l’écriture non des échanges avec les participants à la manœuvre Standard ii , j’avais proposé
écrite » qui se trouve à même l’esprit du lieu. à José Luis Castillejo, au sortir du hall de la tour, d’enregistrer formellement
Parmi les participants qui ont activé avec moi la manœuvre notre conversation7. Comme son travail avait été particulièrement important
Standard ii  depuis 2001, José Luis Castillejo a une importance très parti- dans le processus de recherche-création qui avait donné naissance à ce
culière. Cette rencontre prit place en 2010 à Madrid dans le cadre de projet, je souhaitais également, dans le contexte de cette manœuvre, le faire
la programmation présentée par Adaptive Actions et l’événement Madrid parler de ses propres activités. Cette exception (qui confirme la règle)
Abierto3. a ainsi donné naissance à ce « constat de manœuvre ». Il témoigne également
de la pensée et de certaines préoccupations de l’artiste remarquable que
En plus de ses activités d’écrivain, José Luis Castillejo avait poursuivi,
fut José Luis Castillejo (1930-2014).
au cours de sa vie, une longue carrière diplomatique. Ambassadeur
d’Espagne, il avait coordonné la production de publications clandestines
pendant le régime franquiste. Il avait également rédigé des essais sur la
politique, la philosophie et la société. Au cours des années 1970, il participait
aux actions performatives de l’influent groupe Zaj4. Celles-ci furent
présentées dans différentes salles de concert à travers l’Espagne5.
J’avais emprunté le concept d’escritura no escrita (écriture non écrite)
à José Luis Castillejo, à la suite d’un entretien que nous avions réalisé sur les
ondes de Radio-Canada en novembre 2000 :

54 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 55
Conversation avec José Luis Castillejo institutions ont avantage à ce qu’on souligne un événement historique plutôt
qu’un autre. Pour le souligner, on observe un silence ritualisé.
 . D’un autre côté, si on prend le problème du silence et de l’ineffabi-
lité dans un contexte plus large, le sujet n’a pas été étudié sérieusement. 
[...] D’ailleurs, je m’étais posé la question de l’ineffabilité dans le contexte
Des origines de la posture absolutiste absolutiste, et quand j’ai découvert que ça nous menait à une soi-disant omni-
 José Luis Castillejo, merci d’avoir participé à cette expérience science, une soi-disant sagesse, et que tout cela était faux, j’ai abandonné
sur le silence. et je me suis tourné vers l’expérience immédiate. Donc, il serait intéressant de
voir les limites du dire. Mais est-ce qu’on peut parler des limites du dire avec
  J’avais peur que le gardien ne vienne nous interrompre.
le dire ? Et des limites de l’écrit avec l’écrit ?
Mais je serais demeuré en silence pendant trois minutes tout en le laissant
nous parler.  Pouvez-vous me parler de l’absolutisme dans le contexte de la philo-
sophie occidentale ?
 En fait, il nous a plutôt ignorés. C’est la photographie (après l’action)
qui l’a fait paniquer.  . La philosophie occidentale est tombée dans l’absolutisme, à mon
avis, après les présocratiques. Le paganisme, le monde d’Homère, des dieux
 . Ce projet que vous faites sur le silence, c’est un peu une étude
et des héros, n’était pas absolutiste. Les anciens dieux pouvaient devenir
sociologique sur la manière dont les institutions, ou la société, emploient le
saouls, ils avaient des faiblesses, des « péchés ». Leurs pouvoirs n’étaient pas
silence. C’est très valable puisque cette pratique est généralisée dans le monde.
absolus. Ils en avaient parfois beaucoup, et d’autres fois non. C’est peut-être
[...] À mon avis, au commencement, c’était peut-être une institution répu-
avec la philosophie de Platon, qui avait beaucoup voyagé en Orient et en
blicaine laïque.
Égypte, que cela a commencé. C’est lui qui a été l’un des premiers à aborder
 Il y a peu d’écrits sur le sujet. Je crois que cette pratique du silence

CONSTAT DE MANŒUVRE

CONSTAT DE MANŒUVRE
les idées sous un angle absolutiste. Sa théorie des idées est absolutiste (parti-
commémoratif est indirectement née de cette notion de laïcité post-révolution- culièrement à partir de ses constats sur la démocratie athénienne). Un des
naire française, puis elle s’est officialisée après la Première Guerre mondiale. mérites de Karl Popper, c’est de mettre en perspective cette pensée de Platon.
 . Et il doit aussi y avoir des variations et tout un monde autour C’est incroyable ce que Popper a fait avec ce qu’il appelle « la théorie des
de cette pratique [...] : qui sont les gens qui l’organisent, qui y participent, trois mondes ».
pourquoi, comment, etc.  Est-ce qu’Aristote avait une position différente par rapport à cette
 ... et d’une culture à l’autre, comment les institutions ont posture absolutiste ?
pu adapter et utiliser ce rituel. [...] Ce projet est aussi lié à l’une des notions  . Je crois qu’Aristote était moins absolutiste. Même Plotin, qui était
dont nous avons discuté : l’hégémonie actuelle d’une certaine attitude abso- platonique, était moins absolutiste que Platon. Le problème de l’absolutisme,
lutiste (en opposition à la posture relativiste). Ces moments de silence c’est qu’il a été renforcé par le monothéisme.
commémoratifs sont traditionnellement commandés par des institutions et
 Donc le paganisme échapperait à cet absolutisme ?
sont, d’une certaine manière, de nature absolutiste. Aussi, à cause de l’instru-
mentalisation de ces rituels qui sont souvent utilisés pour promouvoir  . À mon avis, oui. La Renaissance italienne, qui réintroduit le

des idéologies spécifiques : la mort d’un dirigeant communiste en Chine, paganisme, n’est pas absolutiste. Ils étaient chrétiens, mais ils voulaient placer
l’héroïsme patriotique en Occident, etc. le Christ dans le contexte d’un « Dieu païen ». C’était un monde très pluriel,
ce n’était pas absolutiste. La Renaissance a voulu faire quelque chose que
 . Peut-être qu’à l’origine, l’intention était de faire une chose
Luther n’a pas compris. Au début, l’Église a voulu faire des concessions au paga-
différente de ce que pratiquait de l’Église. [...] Peut-être que les gouverne-
nisme avec la Trinité mais, à mon avis, la force du monothéisme l’a emporté.
ments font ça parce qu’il faut respecter un pluralisme religieux [...].
Alors l’Église a introduit le culte des saints et – très important – le culte
Par exemple, aux Nations Unies, ils ne peuvent pas faire un Te Deum parce
de la Vierge. Le problème de l’Église, c’est qu’elle est devenue très dogmatique,
qu’il y a plusieurs religions. Alors, c’est devenu une pratique...
surtout avec la Contre-Réforme. Le peuple de la Renaissance était à moitié
 ... « universelle », dans l’idée d’universalisme des Lumières. athée. C’était un monde très pluriel. Il percevait Jésus-Christ parmi les dieux
Il y a un côté « absolutiste » dans la récupération et la promotion de cette anciens. Au fond, je crois que la Renaissance italienne est à étudier de nouveau.
pratique par les institutions. Ce type de silence sert habituellement à [...] Jésus-Christ a dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui
« promouvoir » quelque chose de façon spectaculaire. [...] Les États et les est à Dieu. » Ce qui est clair de Jésus-Christ, c’est qu’il voyait le pouvoir

56 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 57
« temporel » d’un côté, et le pouvoir « spirituel » de l’autre. On connaît assez 8.   Nous empruntons ce terme corporations] veulent créer une société fausse. Totalement artificielle,
à Deleuze.
de choses de Jésus-Christ. Peut-être qu’il ne se croyait même pas Dieu. manipulée... Naturellement, ça échoue. N’importe quelle chose absolutiste
Une chose importante de Jésus, c’est qu’il appelait ce Dieu monothéiste et et totalitaire échoue.
puissant « le petit Père ». Il essayait peut-être de promouvoir une « réduction»  Qu’est-ce qui a historiquement nourri l’évolution vers cette situation ?
du monothéisme.
 . L’argent ! L’économie.
 Donc, le « petit père » aurait été un dieu, mais parmi plusieurs ?
 Mais l’argent est là depuis longtemps !
 . On ne sait pas beaucoup de choses à ce sujet. [...] Et moi,
 . Oui. Mais, avant, l’argent était en concurrence avec beaucoup
à 79 ans, je ne me mettrai pas à étudier le christianisme. [...] Nous faisons
d’autres valeurs. On a parlé de la noblesse : les bourgeois français avaient
partie d’une civilisation que nous ne comprenons pas (dans le sens
de l’argent, mais pas la noblesse. La noblesse, la vérité, la science... Il y avait
profond de comprender en espagnol). Nous ne comprenons pas les paradoxes
un monde où un médecin avait plus de prestige qu’un commerçant avec
de la civilisation occidentale gréco-romaine chrétienne. Bouddha, c’est
de l’argent. Le facteur de la poste – quand j’étais petit – était très orgueilleux :
très facile à comprendre. Une conversation de trois ou quatre heures... puis
les lettres étaient sacrées et son fils allait être médecin. Il y avait une pluralité
vous lisez Kalupahana et vous comprenez... Bouddha était anti-absolutiste.
de valeurs. L’argent sans doute, mais plusieurs autres valeurs. [...]
Puis il y a le problème des absolutistes qui ont ensuite interprété le
bouddhisme à leur manière. Ces choses, je peux les comprendre. Mais la  Et maintenant il n’y a presque plus de compétition...
civilisation chrétienne, non.  . Pratiquement plus : l’argent domine tout. On évalue maintenant
 Nous sommes dans une société où une certaine forme les médecins par rapport à leur valeur financière, les avocats aussi. Et ça, c’est
d’absolutisme (particulièrement en ce qui a trait à la production de l’espace) typiquement américain puritain. Les puritains, calvinistes – ceux de Genève,
est de plus en plus présente. de l’Écosse, du Massachusetts. [...] Pour les puritains, vous allez garantir votre
accès au ciel par votre succès avec l’argent. Pour les gens qui contrôlent la

CONSTAT DE MANŒUVRE

CONSTAT DE MANŒUVRE
 . Partout ! [...]
société américaine, si vous n’avez pas de succès avec l’argent, vous êtes un fou,
un imbécile, un marginal... Il y a quarante ou cinquante ans en Europe, on
« Société sans penser, société violente »
disait d’un écrivain avec respect : « Mon dieu, c’est un écrivain ! » Maintenant,
 Les révolutions française et américaine ne correspondaient on doit dire : « C’est un best-seller, il a vendu deux millions de copies... »
pas à l’image idyllique que projettent les Lumières. Résultat : aujourd’hui, L’argent !
les corporations ont leur emprise partout dans la production et l’ensignement8
de l’espace. On a vu cela aujourd’hui à la tour Picasso. Zaj
 . [...] Les grandes entreprises ! Si on avait eu affaire à un Guardia  Pouvez-nous nous parler de votre implication dans le groupe Zaj
Civil, on aurait discuté et il vous aurait laissé prendre votre photo (pour en Espagne durant les années 1960 et 1970 ?
documenter le lieu de la manœuvre). [...] Il y a de moins en moins d’espaces
 . Je dois ma libération à Juan Hidalgo. Mais la tragédie de Juan
de liberté.
Hidalgo, c’est qu’il n’a pas eu l’attitude d’André Breton, de faire quelque chose
 J’ai même pensé que le garde accepterait lui-même de se faire de plus « large ». Moi, je voulais qu’on se mette en relation avec des peintres
prendre en photo, mais je me trompais. Ce hall était vraiment privé. et avec l’art. Il me répondait : « Ah ! Le marché de l’art est pourri ! La musique
 . J’ai écrit un essai il y a deux ou trois ans [sur une problématique] est morte ! » Il ne jurait que par John Cage. C’est bien John Cage, mais il y a
horrible : Société sans penser, société violente. Pensar, dans le sens du verbe d’autres choses. La musique est morte ? Si la musique est morte, elle va sonner
« penser ». Ce qui manque dans nos sociétés, ce ne sont pas des pensées. très longtemps ! Moi, je voyais dans Zaj la possibilité de l’ouvrir comme un
Il y a beaucoup de produits qui sont des pensamientos, des pensées fétiches. mouvement culturel satirique, critique. Avec un sens de l’humour... [...] Puis
Mais penser, le verbe penser ? Il n’y a plus de « penser ». Les gens ne pensent on m’a chassé, parce que j’étais ami de Greenberg, ami des peintres.
plus. Des pensées ? Il y en a partout. Dans Wikipédia, il y a toutes sortes  Donc, ce fut une relation difficile.
de « pensées ». Il y a aussi le produit de la pensée. Mais pas le « penser »...
 . Non, elle était très bonne, mais un jour j’ai simplement reçu une
« Société sans penser, société violente », c’est la société américaine.
lettre de renvoi. Mais nous sommes encore amis. On dialogue parfois.
Cette société sans « penser ». Je l’appelle « Matrix » : elle est condamnée à l’échec,
Écoutez, il y a trente ans qu’il m’a chassé. Alors moi, j’étais seul avec mon
parce que tout effort absolutiste est un échec. Ils [les valets des grandes
Livre des i. Seul... J’ai fini ma période Zaj et j’ai commencé ma période

58 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 59
d’écriture moderne. Il m’a libéré deux fois. Une fois, j’ai été libéré par  Cette idée de « la société ouverte » de Popper, est-ce qu’elle est
Zaj. Une deuxième fois, j’ai été libéré quand il m’a chassé de Zaj. Puis la en danger ?
fois suivante, je me suis libéré avec Bouddha, puis une quatrième fois, avec  . Moi je pense que c’est un concept qu’il a employé idéologiquement
Popper. On ne finit jamais de se libérer. Même si on est au nirvana, on (dans le contexte socio-historique de son époque). (...). Se donner à soi-même
continue ! (rires) [...] une étiquette, « Ah ! Nous sommes une société ouverte ! » ... je n’aime pas ça...
Mais revenons à l’histoire de l’absolutisme. [...] À la Renaissance, il y a Quand on ne nous a même pas laissé prendre une photo dans un des bâtiments
beaucoup de choses qui ne sont pas absolutistes. Après la Renaissance – de Madrid !
ce qu’on appelle la modernité –, l’absolutisme s’introduit. Il s’introduit dans  Incroyable, n’est-ce pas ?
le protestantisme aussi. Au fond, le protestantisme, c’est l’Ancien Testament...
 . Une entreprise privée, quelle mentalité « ouverte » ! Et le pauvre
le dieu monothéiste, etc. Et dans la plupart des mouvements philosophiques,
type là-bas, il est obsédé par le terrorisme ! Est-ce que ce pauvre crétin croit
l’idéalisme par exemple, je vois de l’absolutisme. Je vois de l’absolutisme aussi
qu’il peut arrêter le terrorisme comme ça ?
dans l’empirisme anglais... Et ne parlons pas du positivisme ! Dans le nihi-
lisme aussi... Et le matérialisme ! Dans la philosophie que j’ai étudiée –  Ce sont les imprévus dans ce projet qui en font l’intérêt. Ce qui est
Russell, Wittgenstein –, il y de l’absolutisme. L’existentialisme aussi, dans arrivé est un imprévu, mais en même temps...
le fond. Bien que je pense que Heidegger avance des choses très intéressantes  . Ils sont imprévus, mais c’est dans la logique sociale d’aujourd’hui.
sur ce qu’est la pensée, il m’a donné de bonnes idées pour concevoir la  ... ce projet révèle notamment les mécanismes de cette logique.
Société sans penser. Heidegger est très pessimiste : il dit qu’après Parménide,
 . C’est pour ça que ces projets ne sont pas inutiles. Je n’aime pas
on a arrêté de penser. Je pense que c’est un peu exagéré. C’était un type
l’art avant-gardiste, mais ce que tu fais, je ne le classe pas comme art avant-
très profond. L’anthropologie existentielle, de type « Narcisse », c’est très
gardiste, je le vois comme une étude sociologique de certaines pratiques
intéressant. [...]

CONSTAT DE MANŒUVRE

CONSTAT DE MANŒUVRE
sociales.
 Donc, avec la chute du pouvoir de l’Église, du christianisme,
 Ça peut être une forme d’art, de faire des études sociologiques...
est-ce que cette tendance absolutiste aurait pu se transformer, sans néces-
sairement s’amplifier ?  . Il y a toujours de l’art et de la science en tout.

 . Il s’est transformé dans le matérialisme et dans le rationalisme.  Je ne fais pas vraiment de distinction. C’est dans la manière de faire
Et maintenant, c’est le pouvoir de l’argent. Qui est toujours, comme Freud que ça devient de l’art.
l’a dit, un symbole de la rétention de l’enfance au niveau anal. La plupart (un temps)
des gens ne s’en rendent pas compte. Il faut faire attention aux conséquences
psychologiques de cette obsession avec l’argent. Naturellement, ça existe  . J’avais pensé écrire mes livres en anglais. Mais si j’écris en
et, si on s’en rend compte, on peut vivre avec ça ! Freud n’a pas dit qu’on anglais, je vais entrer dans le monde des universités américaines, ce qui n’a
pouvait enlever toutes les névroses, mais simplement qu’il fallait avoir la com- pas de sens. Tandis qu’en Espagne, d’une façon underground, ça circule...
préhension des choses. [...] C’est très intéressant, l’histoire de l’absolutisme.  Un jour, ça se trouvera peut-être traduit en anglais et ça circulera
Il faut l’écrire. Personne ne l’a écrit. dans les universités !
 Vous pourriez écrire cette histoire.  . Ça, je pense que ça c’est quand je serai mort ! (rires) J’ai une vie
 . J’ai écrit des essais à ce sujet. Certains sont parus, mais ma très intéressante. Je pense qu’avec ma femme, j’ai trouvé beaucoup de compré-
situation c’est que j’ai 79 ans et que mes projets d’art sont plus connus que hension. C’est mieux que l’illumination des mystiques et tout ça. C’est une
mes essais. [...] Ce serait aux professeurs d’écrire cette histoire, mais ils grande liberté. On a le sens qu’on ne se soucie plus du passé – ou du futur.
sont souvent spécialisés dans des champs trop spécifiques. Si on le pouvait, C’est une chose très spéciale.
on pourrait repérer ce qu’il y a de moins absolutiste chez Kant ou saint  Vous m’aviez déjà dit il y a longtemps que vous écriviez des poèmes
Thomas d’Aquin et faire une histoire de l’absolutisme. Nous avons été dans à votre fiancée. [...]
l’absolutisme jusqu’ici. [...] Je vois l’absolutisme dans la société. Et cette  . Je n’ai jamais été un poète. Je suis prosiste (sic) comme
idée de la société ouverte, on la prend comme si c’était un acquis. Je pense Cervantès, Rojas... J’aime la prose. Pourtant, j’aime des poètes comme Eliot,
que c’est dangereux de penser que, parce qu’une société est démocratique Mallarmé ou Pound. Je pense qu’en Espagne j’ai toujours été beaucoup plus
et qu’il y a des élections, c’est une société ouverte. intéressé par la prose. [...] Les essais, c’est une chose récente que j’ai

60 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 61
IKHÉA©SERVICE N° 24
commencée en 1984. Ça fait seulement quinze ou vingt ans. Les œuvres
beaucoup plus créatives sont plus anciennes. Bon, j’ai écrit des essais
avant ça. C’est-à-dire que si je n’avais pas été libéré par Zaj, j’aurais été un
écrivain d’essais toute ma vie. Mais pas un écrivain d’avant-garde.
Ce qui pose problème d’être un écrivain d’avant-garde, c’est qu’on est dans IN SLOWMO VERITAS
un autre monde. Un monde qui est plus profond et en même temps avec
plus de difficultés, un monde beaucoup plus minoritaire. C’est un autre
monde. [...]
 Merci beaucoup, José Luis.
 . Pour moi, c’est un grand honneur. On n’est pas seuls ! (rires) Jean-Baptiste Farkas
C’est ce que je dis à un ami parfois. Je ne suis pas seul.

Madrid, 1er mars 2010.

CONSTAT DE MANŒUVRE

62 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 63
NOTE Lors de l’ouverture de l’exposition « SLOW 206 h1 », le samedi 5 avril
1.   Montée à l’Espace de l’Art 2014, j’ai été copieusement interrogé au sujet des activations du « ralentisseur »,
Concret (eac), à Mouans-
Sartoux, par Fabienne
Slowmo, qui étaient en cours à Nice, à Monaco, à Mougins et à Mouans-
Fulchéri. Sartoux, mais qui demeuraient imperceptibles. Il faut savoir qu’à l’initiative
d’Éric Mangion, le réseau botox(s), Isabelle Pellegrini et moi-même,
avions commencé à « déployer » Slowmo quelques mois auparavant et qu’en
ce début d’avril, nombre d’actes de ralentissement battaient leur plein.
Or plusieurs des artistes invités à l’exposition « SLOW 206 h » regrettaient
de ne voir apparaître de Slowmo nulle part, bien que l’activation du service
ait été annoncée un peu partout.
« On en parle, on en parle, mais pourquoi ne voit-on rien ? » Dilettantisme ?
Pointe ? Sinon quoi ? « Agir avec une lenteur exagérée. »
Plus tard dans la soirée, j’avais en face de moi Jean Dupuy et un de
ses amis, également exposant, Émile Laugier, à qui j’expliquais que les
ralentissements n’apparaissaient pas dans l’exposition « SLOW 206 h », ni dans
aucune autre exposition d’ailleurs, mais qu’ils avaient, depuis « l’ombre
où ils étaient tapis », des effets directs sur le fonctionnement des structures
où ils étaient activés. « Il y a ralentissement en termes d’activité, en termes

RETOUR SUR UN PASSAGE À L'ACTE


de travail et non de “choses à voir” », une façon pour moi de présenter l’idée
dans son plus simple appareil, « pas d’exposition, pas d’objet d’art, mais
des actes perpétrés dans une logique héritée de l’obstructionnisme ». Réagissant
à mes propos, Dupuy et Laugier affichaient une mine aimable, mais aussi
préoccupée. Dupuy parla le premier : « Oui, c’est intéressant, n’est-ce pas,
de choisir de ne pas apparaître en tant qu’artiste tout en faisant une
proposition dont l’objectif est de frapper les esprits. C’est un positionnement
pertinent. Mais, d’autre part, comment les ralentissements cheminent-ils
jusqu’à la conscience, comment se communiquent-ils ? En l’occurrence, à qui
s’adressent-ils et qu’engagent-ils concrètement ? »
Je me gardai bien de fournir des réponses satisfaisantes. Or, un peu
plus tard dans la soirée, Émile Laugier me tendit une perche de premier ordre
lorsqu’il en vint, dans la conversation, à un fait récent qui lui paraissait peu
anodin, irritant, même. Celui d’avoir été payé par l’Espace de l’Art Concret
pour sa participation à l’exposition « SLOW 206 h » en plusieurs chèques. Selon
lui, « un fait peu explicable, qui plonge dans l’embarras et ne se laisse pas vrai-
ment comprendre. Dois-je déposer ces chèques les uns après les autres, ou
Carton d’invitation à l’exposition « SLOW 206 h », avec l’aimable autorisation de l’Espace plutôt les déposer d’un coup, mais, dans ce cas, quel travail de paperasse ! J’ai
de l’Art Concret.
appelé l’administration de l’eac et pas un éclaircissement ne m’a été fourni ».
« Vient la lenteur, sort le secret. » Il ne me restait dès lors qu’à ajouter ceci :
« Sans le savoir, Émile, vous avez donné un bras entier à une activation de
Slowmo ! Celle qui consistait, pour le comptable de l’EAC, à effectuer ses règle-
ments par tranches de 300 euros “pour les faire durer” ! »

64 ikha©service n°24 in slowmo veritas Jean-Baptiste Farkas 65


À propos d’un art
BIBLIOGRAPHIE

livres
ikha©services, 68 pages de passages à l’acte !,

irréductible au projet conscient


Brest, Zédélé éditions, 2004.
Glitch : Beaucoup plus de moins !,
Brest, Zédélé éditions, 2006.

de l’artiste
Des modes d’emploi et des passages à l’acte,
Paris, éditions Mix, 2010.
Le Tournant hostile. Des passages à l’acte et des modes d’emploi,
[Fichier e-Pub], Paris, Art Book Magazine éditions, 2016.
ikha©services, Glitch : retours d’usagers,
Toulouse, éditions autrechose, 2016.

textes
Jean-Baptiste Farkas et Ghislain Mollet-Viéville, « À propos des énoncés d’art »,
in Critique, n°s  759-760 : À quoi pense l’art contemporain ?, sous la direction de Laurent Jeanpierre et Élie During,
Paris, Les Éditions de Minuit, 2010, p. 719-734.
Jean-Baptiste Farkas, « Le cauchemar de Marcel Duchamp »,
Ghislain Mollet-Viéville
in Collectif, Contre-attaques, perspective 2 : Jean-Marc Rouillan, Marseille, Al Dante, 2011, p. 425-432.
Jean-Baptiste Farkas, « Des modes d’emploi et des passages à l’acte. Supplément »,
in Collectif, Manières & Protocoles. Journée d’étude # 4, Paris, éditions Mix ; Bordeaux, ebabx, 2012, p. 31-43.
Jean-Baptiste Farkas, et P. Nicolas Ledoux, « Entretien, 2009-2015 »,
in Optical Sound, n° 3, octobre-novembre 2015, p. 52-63.

66 ikha©service n°24 in slowmo veritas Jean-Baptiste Farkas 67


Jean-Baptiste Farkas, 2011, ikha©services. Photo : Sylvie Chan Liat.

68 À propos d’un art irréductible au projet conscient de l’artiste Ghislain Mollet-Viéville 69


En tant qu’agent d’art, je m’attache à faire intervenir différentes instances NOTES venait de sortir de la broyeuse en payant le prix qui était demandé, 450 €
qui mettent à jour les modalités de production, de diffusion, d’acquisition 1.   Voir Jean-Baptiste Farkas, (prix de l’impression intacte), majoré de 30 %, soit 585 € (prix de l’impression
Des modes d’emploi et des passages
et d’actualisation d’œuvres dont l’originalité demande des principes à l’acte, Paris, éditions Mix.,
broyée). 
inédits de présentation et d’activation. Mettant en pratique ce postulat, 2010.
En tant qu’agent d’art et collectionneur, j’ai alors souhaité me mani-
2.   practices in remove,
j’ai étendu ma collection d’art à tous ses contours sociaux. Une façon pour http://practicesinremove.org/ fester en fonction de ce que m’inspirait l’idée d’un suicide jusqu’au-boutiste
moi de refuser sa valorisation en tant qu’objets fétichisés. français, consulté
et j’ai immédiatement jeté les rognures dans la poubelle de l’immeuble, au
le 22 septembre 2017.
Mes actions au sein du milieu de l’art sont ainsi ouvertes sur la réa- milieu de tous les détritus, afin que personne ne puisse en récupérer les restes.
lité de la vie et donnent à l’expérimentation, à l’échange ainsi qu’au partage J’ai ainsi procédé à l’anéantissement graduel de l’œuvre d’art de P. Nicolas
la primauté sur le principe d’une appropriation exclusive des œuvres. Ledoux.
C’est pourquoi je considère que l’art ne doit pas s’accrocher comme un trophée C’était pour moi une façon de me confronter à ce que nous propose
au-dessus de la cheminée. Il doit plutôt être appréhendé en relation avec l’ikha©services n° 30 (variante 1) : Acheter/Casser : « Malaise assuré ! ». Mode
des initiatives collectives au sein desquelles il y a non plus un auteur pour d’emploi : sur le lieu de son acquisition, détruisez l’article que vous venez d’acheter.
une œuvre unique, mais de multiples auteurs pour de multiples réalisations
(Je précise que je n’ai prévenu aucun des deux artistes concernés
de chaque œuvre.
dans l’exposition, de façon à « souligner le caractère offensif [sic.] de cette
L’art doit pouvoir s’effacer face aux comportements qu’il induit. exécution »).
Paul Valéry le pressentait déjà en 1935 lorsqu’il demandait : « Et pourquoi ne
Avec cette opération, je ne suis pas devenu l’auteur d’une œuvre d’art.
pas concevoir comme une œuvre d’art l’exécution d’une œuvre d’art ? »
Je ne suis qu’à l’origine d’une « œuvre » entendue au sens d’activité, de travail,
Dans cet état d’esprit, Jean-Baptiste Farkas offre, avec son entreprise d’action : on m’a vu à l’œuvre !
ikha©services1, des œuvres qui ne sont pas des objets d’art. Ses propo-
De mon point de vue, ce que j’ai réalisé, avec cette Impression-suicide
sitions ont pour point de départ des directives, des protocoles, des modes
n° 22 – Broyée, n’était qu’une façon logique d’exploiter l’œuvre d’art de P. Nicolas
d’emploi qui nous invitent à envisager notre vie de façon décalée. Le but est
Ledoux de différentes manières. Dans un premier temps, elle a été exposée
d’expérimenter des situations déstabilisantes nous amenant à avoir des ré-
dans la poubelle. Puis, en vertu du principe que « rien ne se perd, rien ne
flexions en porte-à-faux et à faire prédominer la notion de vitalité sur celles
se crée... tout se transforme », elle s’est retrouvée vraisemblablement éparpillée
d’inertie et d’indolence.
dans une décharge municipale ou, si elle a été incinérée, la voilà maintenant
À la fois critique, ludique, accablant (parfois même un peu vache) sous la forme de triviales poussières disséminées dans l’univers (on peut
et généreux, ikha©services ne se contente pas de valoriser le gâchis imaginer ce que l’on veut). Mais je l’ai aussi exposée au sens de « décrire,
ou la dépense ; son ambition est d’imposer un engouement pour le destructif énoncer, expliquer », ce qui s’avère la plus claire façon de la mettre en exposition,
et la soustraction afin d’enclencher des processus nous faisant vivre l’art... étant donné que je suis bien incapable de dire sous quelle forme et dans quel
sous une pluie de coups ! recoin elle se niche aujourd’hui.
Dans ce contexte, c’est sous l’intitulé « gagner et perdre » que la Pour donner une suite malséante à cette affaire, j’ai proposé à la vente
galerie mfc-michèle didier présentait, pendant l’été 2016, une série d’activa- mon Impression-suicide n° 22 – Broyée.
tions d’ikha©services par Jean-Baptiste Farkas et P. Nicolas Ledoux.
C’est Bérengère de Thonel d’Orgeix qui, la première, a manifesté
À cette occasion, P. Nicolas Ledoux avait réalisé des impressions à de l’intérêt pour son acquisition. Sa collection a en effet pour but de n’acheter
tirage unique : les Impressions-suicides. Le principe était que, chaque jour à 18h, que des œuvres détruites. C’est donc contre 602 € que j’ai conclu l’affaire
l’une d’entre elles était décrochée des cimaises et passait à la broyeuse tant avec elle.
qu’elle n’avait pas trouvé d’acquéreur. Les rognures qui en résultaient étaient
Ce qui était cependant clair à mes yeux, c’est que, sans l’autorisation
placées dans un sac en plastique et constituaient alors une nouvelle œuvre
de P. Nicolas Ledoux, j’avais fait subir une transformation à son œuvre d’art
d’art de P. Nicolas Ledoux.
Impression-suicide n° 22 – Broyée et j’étais conscient qu’il pouvait me le reprocher
Le 23 juin 2016, à l’issue du vernissage et ayant à l’esprit les principes en vertu de son droit moral. Cela m’apparaissait comme une intéressante
de practices in remove, une plateforme de recherche internationale manière de l’obliger à clarifier sa position sur l’intérêt que l’on devait trouver
« dont la finalité consiste à étudier et à pratiquer la notion de moins dans toutes à ses Impressions-suicides.
sortes de contextes et de répertoires2 », j’ai acheté l’Impression-suicide n° 22 qui

70 À propos d’un art irréductible au projet conscient de l’artiste Ghislain Mollet-Viéville 71


Se posait ainsi le problème du statut de ce que je venais de vendre
à Bérengère. P. Nicolas Ledoux aurait pu considérer qu’il s’agissait toujours
de son œuvre malgré la transformation que je lui avais fait subir, mais
il préféra décréter que l’Impression-suicide n° 22 – Broyée, jetée par moi à la
poubelle, ne pouvait plus être considérée comme son œuvre d’art. Je n’ai donc
pas vendu une œuvre d’art rattachée à son nom d’artiste, je n’ai vendu que
les résidus d’une œuvre détruite et ayant disparu.
Ce que j’ai effectué chez Michèle Didier doit s’interpréter selon l’état
d’esprit avec lequel j’acquiers les œuvres de ma collection.
Par exemple, j’ai donné plusieurs chèques (de 1000 à 2000 €) à des
artistes dans le but de leur acheter une œuvre ne consistant qu’en l’acte de son
achat (sans objet d’art, sans contrepartie d’aucune sorte et ne donnant pas
lieu à une facture ni à un certificat).
Car, pour moi, l’art doit nous engager à des prises de conscience.
Ces œuvres m’ont été inspirées par la démarche des artistes à qui j’ai fait cette
proposition d’achat. Ils en ont été les instigateurs à travers les propos que
j’ai pu échanger avec eux sur l’art immatériel et à partir de ce que j’ai compris
de leur réflexion.
Ce sont des œuvres indissociables du contexte qui les fit émerger, et
Ghislain Mollet-Viéville, exposition « gagner et perdre » le 23 juin 2016 à la galerie mfc-michèle didier, Paris.
Photo : Jacques Salomon. ce sont les artistes qui leur ont donné (et leur donneront à travers le compte
rendu qu’ils en feront) leur sens et leur véritable légitimité. Dans ma collection,
elles ont pris leur véritable forme à partir du moment où mon compte
bancaire fut débité du montant des chèques que les artistes ont encaissés.
Je les expose par l’intermédiaire des échanges verbaux (parfois écrits) que
j’ai avec mes interlocuteurs. Ce sont des œuvres qui contribuent à me faire
repenser mon statut d’agent d’art présentant une collection qui existe essentiel-
lement dans la connaissance que j’en ai et que je transmets : en parler les
révèle et les enrichit des réflexions qu’elles suscitent.
Au fond, mes œuvres ont pour but essentiel de socialiser l’art.
D’autres œuvres de ma collection fonctionnent, elles aussi, de manière
contraire au système socio-économique du marché de l’art. J’ai par exemple
deux petites toiles monochromes de l’artiste Bobig, qui m’a payé pour que
je les expose chez moi en permanence (dans ma bibliothèque !).
J’ai un ikha©services de Jean-Baptiste Farkas (n° 18 : La destruction
du lieu d’exposition, « un modèle d’exposition par le moins ! ») pour lequel
j’ai rayé que j’en étais le propriétaire dans son « certificat » (cette œuvre reste
la propriété de Jean-Baptiste, à qui j’ai demandé de la revendre successivement
à d’autres collectionneurs à la condition qu’ils procèdent à une destruction
de lieu d’exposition et qu’ils acceptent qu’elle passe de main en main sans
Ghislain Mollet-Viéville, le 23 juin 2016 dans le local poubelle de la galerie mfc-michèle didier.
jamais appartenir à qui que ce soit).
Photo : Jacques Salomon.
J’ai acheté à JaZoN Frings une action de la bourse de valeurs qu’il a
créée : un système de notation construit à partir des aléas rattachés à sa propre
vie. Les événements et les expériences vécus par JaZoN sont mis sous forme

72 À propos d’un art irréductible au projet conscient de l’artiste Ghislain Mollet-Viéville 73


de cotations qui font l’objet de reports immédiats sur Internet, comparables
à ceux que diffuse Wall Street dans le monde de la finance. C’était la poésie
D’une façon générale, j’ai constitué ma collection d’art à partir de
mes relations avec les autres et elle comporte toutes les propositions/actions dans la vie de tous les jours 1
Quelques notes sur
dans lesquelles je m’investis. Cet ensemble d’œuvres constitue la métaforme
d’un art qui ne m’intéresse plus quand il produit des formes matérielles.
Je privilégie le vécu en art plutôt que sa contemplation passive, et cela cons-
titue une attitude qui produit des œuvres ne relevant plus uniquement des
normes rattachées à la propriété privée, ni de l’esthétique des chefs-d’œuvre
la performance, Guy Debord,
uniques et sacralisés.
À l’avenir, j’envisage avec jubilation que la plupart des objets d’art
les situations et Paul Nougé
puissent tomber dans la désuétude, entraînant l’abandon de leur accumu-
lation, la capitulation du commissariat d’expositions « showroom » et,
finalement, l’abdication de l’artiste génial qui recherche la notoriété à tout
prix dans les fastueuses foires internationales.
Dans cette heureuse perspective, les contours sociaux de l’art devien- François Coadou
draient enfin l’art lui-même !

74 À propos d’un art irréductible au projet conscient de l’artiste Ghislain Mollet-Viéville 75


Dans l’ouvrage classique qu’elle a consacré à l’histoire de la performance, NOTES 2.   Guy Debord, « L’avant- l’isolement, une recherche de construction d’une situation sur la base de la misère (misère
garde de la présence », dans
le premier du genre qui ait circulé en France, où il fut traduit en 2001, Page précédente : « Notes éditoriales », in Inter- matérielle, misère des rencontres, misère héritée du spectacle artistique, misère
nationale situationniste, n° 8, 2
Roselee Goldberg n’évoque nulle part l’Internationale situationniste (1957- 1.   Phrase tirée de Marcel
janvier 1963, p. 20 (rééd. Paris,
de la philosophie précise qui doit beaucoup « idéologiser » la réalité de ces moments) .
Mariën, Tout reste à dire,
1972), ni celui qui en fut à la fois l’un des principaux fondateurs et anima- Bruxelles, Didier Devillez,
Fayard, 1997, p. 316).
1997, p. 39.
Les analyses qui suivent Si Debord reconnaît donc que le happening est « une recherche de
teurs, à savoir : Guy Debord. Et pour cause, dira-t-on peut-être ! Les situation- doivent beaucoup à l’article
de Vanessa Theodoropoulou, construction d’une situation » (et c’est bien là ce qui explique, sans doute, la
nistes n’ont-ils pas développé une critique pour le moins sévère du happening « Prendre position sur
à peu près tous les aspects proximité apparente dont on parlait plus haut avec les recherches de Debord
(mot plus couramment utilisé à l’époque que performance) ? Certes. Mais, de l’existence qui se propose
et de l’Internationale situationniste), ce n’est que pour mieux le récuser
justement, n’est-ce pas au contraire une bonne raison d’aller y voir de plus près ? à nous... La critique situation-
niste des avant-gardes cependant : la suite de la phrase se hâtant en effet d’ajouter qu’il est une
N’y a-t-il pas toujours beaucoup à apprendre sur une théorie, ou sur tout et néo-avant-gardes artis-
tiques », in François Coadou recherche de construction d’une situation « sur la base de la misère ».
autre type de phénomène d’ailleurs, de la part de ses contradicteurs ? Surtout et Philippe Sabot (dir.),

s’ils sont d’une certaine acuité politique, historique et conceptuelle ; et plus


Situations, dérives, détourne- Mais en quoi cette misère consiste-t-elle ? Il est permis de penser qu’elle
ments. Statuts et usages
encore si cette critique engage chez eux un ou des points essentiels dans leur de la littérature et des arts chez tient à « l’isolement » dont Debord a parlé juste auparavant. Un isolement dont
Guy Debord, Paris, Art Book
propre pensée, dans leur propre positionnement, ce qui est ici le cas. Magazine / Limoges, ensa on se souviendra qu’il est, pour Debord, la caractéristique la plus générale
Limoges, 2016, p. 81-103.
(et la plus fondamentale) du spectacle. Ce serait par conséquent dans la
La critique du happening dans l’Internationale situationniste et chez 3.   Guy Debord, La Société
du spectacle, Paris, Buchet- mesure exacte où il ne s’excepterait pas de celui-ci que le happening ne saurait
Debord s’exerce en effet à partir d’une proximité apparente entre le hap- Chastel, 1967.
prétendre au rang de construction d’une situation.
pening en question et ce qu’ils font, eux, ou ce qu’ils recherchent. Proximité
propre, à leurs yeux, à soulever des malentendus, qu’il s’agit dès lors, par cette L’argument peut surprendre : le happening ne rejette-t-il pas, pré-
critique, de dissiper. Tâche d’autant plus importante à mener à bien cisément, ce qui caractérise traditionnellement un spectacle ? « Absence de
que cette proximité apparente et ces différences réelles tiennent à ce qui spectateurs séparés », recherche de « quelque chose qui se passe » : tout cela,
constitue le cœur du projet situationniste : celui d’un dépassement de l’art et Debord le lui concède volontiers. Mais, selon lui, cela ne constitue pas
d’une redéfinition de celui-ci, aujourd’hui, comme création ou, mieux, comme pour autant une sortie du « spectacle artistique ». Ni moins encore une sortie
construction de situations, et qu’elles engagent, par là même, un débat sur du spectacle tout court.
l’héritage de deux des principaux mouvements de la première moitié du Pour mieux comprendre ce qui se joue ici dans ce dédoublement, dans
xxe siècle, dont les praticiens et théoriciens du happening purent se réclamer cette nuance entre spectacle artistique et spectacle tout court, il convient
dans la seconde moitié du siècle : le dadaïsme et le surréalisme. Deux de rappeler que Debord est, à ce moment-là, en train d’élaborer un concept
mouvements dont l’Internationale situationniste et Debord se revendiquent original de spectacle. Concept certes basé sur le sens artistique de celui-
eux aussi pour justifier leur démarche, mais dont ils proposent, précisément, ci, mais qui lui donne une signification beaucoup plus large et beaucoup
une interprétation fort différente, du point de vue notamment de plus radicale, comme phénomène social (idéologique et politique) : celle
leur signification historique, c’est-à-dire aussi de leur signification pour qu’exposera, avec toute l’étendue qu’il y faut, le livre La Société du spectacle3
le présent. alors en gestation. Or, donc, du spectacle en ce sens-là, le happening
C’est ce nœud de problèmes – dont on s’accordera à dire qu’il est décidément ne s’échappe pas, en tant précisément – et nous y reviendrons –
tout sauf anecdotique – qu’on voudrait par conséquent essayer d’examiner qu’il est isolé : isolé de la réalité sociale, isolé de la vie quotidienne ou,
un peu ici. pour le dire autrement, séparé d’elles.

Reprenons pour cela les choses de plus près, et dans l’ordre. Quand bien même en fût-il une nouvelle forme, le fait est que le hap-
pening demeure encore et toujours de l’art. Une partie du réel coupée du reste
Dans un texte intitulé « L’avant-garde de la présence », publié en janvier
du réel, qu’elle entend représenter, c’est-à-dire auquel elle prétend au fond
1963 dans les « Notes éditoriales » du n° 8 de la revue Internationale situation-
se substituer. Et c’est bien là, justement, ce que Debord lui reproche.
niste, Debord résume ainsi sa position vis-à-vis du happening :
Le happening se révèle, sous cet aspect, comme un cas-limite, où
On peut considérer cette forme de rencontre sociale comme un cas-limite du les cartes se brouillent peut-être un peu plus, où le malentendu est peut-être
vieux spectacle artistique dont les débris sont jetés là dans une fosse commune ; comme susceptible de se prolonger plus longtemps qu’ailleurs, et, à ce titre, comme
une tentative de renouvellement, trop encombrée alors d’esthétique, de la surprise-party un cas particulièrement préoccupant à l’intérieur d’une évolution plus géné-
ordinaire ou de l’orgie classique. On peut même estimer que, par la recherche naïve rale que Debord trouve à l’œuvre dans l’art et la culture de l’après-guerre :
de « quelque chose qui se passe », l’absence de spectateurs séparés, et la volonté d’innover l’apparition d’une fausse avant-garde – à fonction de divertissement
tant soit peu dans le si pauvre registre des relations humaines, le happening est, dans

« C’était la poésie dans la vie de tous les jours  »


76 Quelques notes sur la performance, Guy Debord, les situations et Paul Nougé François Coadou 77
idéologique et politique – qui, sous les dehors de prolonger le geste anti- 4.   Serge Berna, Jean-Louis 8.   Sur le rapport entre La critique situationniste posséderait par conséquent cette vertu :
Brau, Guy Debord et al., situationnistes et surréalistes
artistique, ou extra-artistique, qui avait animé les avant-gardes « Conférence d’Aubervilliers », bruxellois, voir Guy Debord, elle nous permettrait de faire le départ entre une forme vidée de sens,
historiques dans la première moitié du xxe siècle (et en particulier deux in Guy Debord, Œuvres,
édité par Jean-Louis Rançon,
Lettres à Marcel Mariën, édition,
introduction et notes de
qui participe volontiers de l’organisation du monde de l’art et de l’organisation
d’entre elles : dadaïsme et surréalisme), n’en propose au vrai qu’une copie Paris, Gallimard, coll. François Coadou, Toulon, du monde en général, et des gestes qui, dans la descendance du dadaïsme,
Quarto, 2006, p. 88. La Nerthe, 2015.
vidée de sens, hors contexte. 5.   La notion de situation 9.   Paul Nougé, Histoire de ne du surréalisme, mais aussi de l’Internationale lettriste et de l’Interna-
apparaît dans le premier texte pas rire, Bruxelles, Les Lèvres
Les néo-avant-gardes (puisque c’est de cela qu’il s’agit, et que c’est publié par Debord, en 1952, nues, 1956 (rééd. Lausanne,
tionale situationniste elles-mêmes, entendent sortir du rôle d’échappatoire
le nom par lequel on les a désignées) se trompent (et trompent) fondamenta-
« Prolégomènes à tout cinéma L’Âge d’homme, coll. Cistre – où la société du spectacle a tout intérêt que l’art se cantonne, en abandonnent
futur » (Ion, n° 1, p. 217, rééd. Lettres différentes, 1980).
lement sur un point : elles répètent indéfiniment, comme s’il se suffisait en fac-similé Paris, Jean-Paul 10.   Paul Nougé, L’Expérience le vieux concept pour intervenir dans la vie et la changer. Elle permettrait
Rocher, 1999). D’abord continue, Bruxelles, Les Lèvres
à lui-même, un geste de négation de l’art et un appel à une transformation simple mot d’ordre au contenu nues, 1966 (rééd. Lausanne,
à la fois d’en rappeler l’existence historique et d’en penser la possibilité
imprécis, elle n’est que peu
de la vie qui avaient caractérisé en leur temps dadaïsme et surréalisme. Geste à peu théorisée.
L’Âge d’homme, coll. Cistre – toujours aujourd’hui.
Lettres différentes, 1981).
6.   Karl Marx, Manuscrits
et appel qu’il n’y a plus de sens, pourtant, à refaire désormais, puisqu’aussi Tâche d’autant plus nécessaire que ces exemples historiques et que
de 1844, traduit de l’allemand
bien dadaïsme et surréalisme l’ont déjà fait, mais dont il conviendrait plutôt par Jacques-Pierre Gougeon, ces possibilités pourraient bien nous échapper, les uns recouverts qu’ils sont
Paris, Flammarion, 1996.
de tirer toutes les conséquences aujourd’hui. Après avoir proclamé la fin 7.   Georg Lukács, Histoire du linceul d’une histoire officielle, les autres prises au piège de leur (quasi-)
de l’art, et la nécessité pour lui de devenir expérience, reste désormais à en et conscience de classe (1923), invisibilité. Piège qui est l’envers de ce qui fait aussi leur chance et leur force :
traduit de l’allemand par
réaliser le programme, concrètement. Kostas Axelos et Jacqueline ils sont anti-spectaculaires, furtifs, discrets.
Bois, Paris, Éditions de Minuit,
Et c’est bien ce qu’entendent faire, quant à eux, Debord et ceux qui coll. Arguments, 1960. Pour qu’on saisisse mieux ici en quoi ces gestes peuvent concrètement
ne s’appellent pas encore situationnistes, mais lettristes, dès 1952, lorsqu’ils consister, et comment s’exerce possiblement leur puissance de transformation
en appellent à l’« acquisition de la critique des arts », au « dépassement des et d’intensification de l’existence, il convient pour finir de prendre un
arts4 » et à la construction de situations5, c’est-à-dire de moments de vie libres, exemple. Un exemple choisi, non pas dans l’actualité, mais à nouveau dans
dérobés à l’organisation habituelle de la vie, bientôt envisagée, d’après un l’Histoire. Non pas, cela dit, dans celle de l’Internationale situationniste,
concept qu’ils empruntent à Karl Marx6 et à sa relecture par Georg Lukács7, dont il a déjà été beaucoup question, mais sans aller chercher bien loin – parce
comme la forme quotidienne – et la plus réelle – de l’aliénation. qu’ils se sont à un certain moment côtoyés8 – dans celle du groupe surréaliste
On comprend mieux, dès lors, la misère de la séparation qui caractérise, de Bruxelles.
pour Debord, le happening : il donne l’illusion de la liberté à des gens qui On dira donc un mot pour finir de Paul Nougé.
ne sauraient vraiment être libres ici parce qu’ils ne le sont nulle part et qu’il le Nougé : la tête forte du groupe de Bruxelles, dont l’œuvre serait sûre-
leur fait oublier. C’est un opium. ment tombée dans l’oubli si elle n’avait été sauvée par Marcel Mariën. Et dont
Jugement sans appel, comme on voit. Quelles conclusions pourrons-nous il faut bien reconnaître que, malgré tout, elle n’en est pas pour autant devenue
donc en tirer ici pour penser le happening ou la performance aujourd’hui ? célèbre.
Car il est bien clair qu’on ne saurait par contre le récuser. Comme telle, En quoi consiste-t-elle ? En un ensemble de textes, publiés dans les
la critique de Debord a quelque chose d’extrêmement convaincant. Mieux années 1920, 1930 et 1940, le plus souvent de façon anonyme, sous pseudo-
encore, elle n’a pas pris une ride. Au contraire. Si déjà l’évolution de la perfor- nyme ou par le moyen de supports (tracts, plaquettes) qui en assuraient
mance, depuis l’esprit destructeur de Dada jusqu’aux formes des années une diffusion ciblée mais confidentielle, hors des circuits de la reconnaissance
1960 et 1970, avait de quoi indigner Debord, qu’aurait-il donc pensé en effet littéraire. Textes ensuite rassemblés, pour l’essentiel, par Mariën dans deux
de son devenir actuel ? Entrée dans les institutions du monde de l’art, pro- volumes : Histoire de ne pas rire9, en 1956, et L’Expérience continue10, en 1966.
grammée, cadrée, la performance semble, à l’aune même des années 1960 Où Nougé, loin de chercher à faire de la littérature pour la littérature,
et 1970, être rentrée dans le rang. Il n’y a plus en elle ne serait-ce que l’illusion réécrit tout ce qui lui tombe sous la main – écrits d’auteurs divers, manuels
même de la transgression. scolaires, publicités – pour produire, à partir de cette réécriture, des effets
Mais de quoi au juste parle-t-on lorsqu’on parle ici de performance ? d’échappée dans la pensée et dans les comportements, dans la vie quotidienne
La forme que le mot en est venu à désigner épuise-t-elle tout ce qu’on dont la langue est l’étoffe même, le matériau. Où Nougé, enfin, théorise ses
pouvait espérer de l’Histoire qu’on vient d’esquisser à grands traits ? Peut-être propres expériences, ou celles qu’offre à ses yeux la peinture de René
pas. Mais sans doute faut-il, alors, se débarrasser du mot : il prête à confusion, Magritte, qu’il considère comme un alter ego dans le domaine des images.
il empêche de penser. Sans doute faut-il plutôt parler de gestes. De gestes, Mais si cet usage de la langue, donc, et de la réécriture, au titre de
hormis toute gesticulation. De gestes en contexte. De gestes dans la vie. provocatrices d’expériences, de provocatrices de pensées et de comportements

« C’était la poésie dans la vie de tous les jours  »


78 Quelques notes sur la performance, Guy Debord, les situations et Paul Nougé François Coadou 79
£€ ¢OMM€R¢€ D€ £’ART
inhabituels, anormaux, a déjà en soi quelque chose de considérable, ce n’est 11.   Marcel Mariën,
Tout reste à dire, op. cit.,
là encore que la partie émergée de l’iceberg. L’essentiel de Nougé fut peut-être p. 39-43.
12.   Ibidem, p. 40.
ailleurs. À un niveau plus profond, s’il est possible, d’immersion dans la vie.
13.   Ibid., p. 49-50.
Dans un entretien avec Christian Bussy, daté de 1970, et publié en 1997
aux éditions Didier Devillez, Mariën rapporte en effet ceci :

Nougé ne se contentait pas seulement d’écrire de temps en temps ou même


d’écrire et de détruire, mais il appliquait sa méthode dans la vie. Et cela engendrait des Sandeep Bhagwati
situations humaines extrêmement compliquées, que l’on mettait généralement sur le
compte d’un caractère difficile, alors que ce n’était pas du tout le cas. [...] Nougé mettait
tout le temps en pratique ce qu’il a appelé d’ailleurs, d’une manière générale,
l’expérience, l’expérience continue et continuelle. C’était la poésie dans la vie de tous
les jours. [...] Il créait des choses désagréables. Je crois qu’il le faisait pour mettre les gens
dans une situation étrangère à leur confort, à cette sorte de confort que malgré tout
on recherche à tout moment11.

Plus précisément :

Une des formes de cette action, sa découverte importante, la plus importante de


toutes, et sur laquelle Nougé n’a jamais desserré les lèvres, c’était l’introduction de l’ima-
gination dans la vie de tous les jours, la vie de tous les jours étant bien ce qu’elle est,
avec son cortège de médiocrité et de petites choses mesquines, sans importance, et futiles.
Il s’agissait d’utiliser ce que peu de gens sont capables d’utiliser de façon purement
désintéressée : le mensonge12.

Ou encore :

Une autre découverte de Nougé, c’est l’idée d’introduire le test sur le plan
intellectuel dans les rapports. Il a notamment écrit un texte qui s’intitule « L’Épreuve
poétique », dans lequel il propose d’introduire des sortes d’anecdotes, des blagues pour
tester l’interlocuteur, pour essayer de découvrir son attitude vis-à-vis de telles ou telles
13
choses .

Sans doute, ce ne sont là que des exemples. Mais ils indiquent un pas-
sage, qu’explorèrent aussi les situationnistes et avant eux les dadaïstes.
Un passage qu’on peut emprunter encore aujourd’hui. Tandis que la société
du spectacle semble avoir partout triomphé, que le vieux monde continue
de se maintenir, en attendant qu’il s’effondre et, bien mieux, comme prélude
enfin à le renverser, comme une manière de vivre d’ores et déjà une vie
libre, intense, désaliénée, réunifiée, un siècle après Dada, cinquante ans après
la mort de Nougé et un peu plus de vingt ans après celle de Debord,
l’expérience continue.

« C’était la poésie dans la vie de tous les jours  »


80 Quelques notes sur la performance, Guy Debord, les situations et Paul Nougé François Coadou 81
£€ ¢OMM€R¢€ D€ £’ART 8. Le commissaire peut alors décider de continuer (il retourne alors à
l’étape 4) ou d’arrêter. Dans ce cas, il faut d’abord traiter les demandes
les rgles du march de subventions (voir ci-dessous). Si aucun nouveau commissaire n’est désigné
(si la demande de subvention est refusée), les pots-de-vin recommencent,
1. Chaque participant reçoit de la caisse un capital de départ : six billets
et les étapes 3 à 7 sont répétées indéfiniment à défaut de règle déterminant
de 5 €, trois billets de 10 € et deux billets de 20 € (100 € au total). Chacun reçoit
une fin.
en outre un billet de 100 €.
2. Chaque participant peut choisir le rôle soit de comdien,
rgles supplmentaires
de danseur ou de musicien. Ces trois groupes s’assoient à part les uns
des autres. Chacun possède une structure de rémunération distincte. 1. Si un participant n’a plus d’argent, il peut lécher les bottes du commis-
saire et lui demander à genoux d’être mis au programme. Le commissaire
lui demande alors un service spécial (voir ci-dessous). Si le participant accepte
comdien danseur musicien d’exécuter le service, il reçoit de l’argent. Sinon, il rejoint le public.
Réciter / mimer : 5€ Danser / mimer : 5€ Jouer de la musique : 5 € 2. Chaque fois qu’il y a changement de commissaire , un membre du public
Danser / chanter : 10 € Jouer de la musique / réciter : 10 € Chanter / réciter : 10 € (le premier à crier ou celui qui crie le plus fort) peut présenter une demande
Jouer de la musique : 20 € Chanter : 20 € Danser / mimer : 20 € de subvention au commanditaire . Le commanditaire lance alors cinq dés.
Si trois des dés affichent la même face, la subvention est accordée. S’il s’agit
de trois six, le participant reçoit le montant de départ (6 × 5 € / 3 × 10 € / 2 × 20 €,
plus un billet de 100 €). S’il s’agit de trois cinq, il reçoit 5/3/1 (+ 100) ; s’il s’agit
3. Chaque participant peut ensuite offrir un pot-de-vin secret au com-
de trois quatre, 5/2/1 (+ 100) ; s’il s’agit de trois trois, 4/2/1 (+ 100) ; s’il s’agit
manditaire (choisi par tirage au sort) en vue d’obtenir le titre de commissaire
de trois deux, 4/1/0 (+ 100) et, s’il s’agit de trois un, 3/0/0 (+ 100). Il devient
(il ne revoit plus cet argent !). Celui qui offre le pot-de-vin le plus élevé devient
alors commissaire et paie son billet de 100 € au commanditaire .
commissaire et donne alors au commanditaire son billet de 100 € (lequel
ne peut être utilisé qu’à cette fin). Il peut être commissaire aussi longtemps 3. À chaque nouveau tour, le commanditaire peut renoncer à son rôle
qu’il le souhaite ou qu’il peut encore payer pour une prestation. et quitter le jeu en empochant son argent. Ou bien il peut échanger ses billets
de 100 € (sauf un) contre des billets d’une autre valeur et devenir un partici-
4. Le commissaire invite ensuite jusqu’à trois artistes à offrir une
pant normal, admissible à tout rôle. Dans ce cas, un nouveau commanditaire
prestation. Ces derniers sont rémunérés selon la grille ci-dessus.
est choisi par tirage au sort, et le jeu recommence à l’étape 3.
(Remarque : chaque prestation doit être payée avec le billet qui correspond
à son prix. On ne pourra donc, par exemple, payer un danseur chantant
qu’avec un billet de 20 € et non avec deux billets de 10 €.) services spciaux
5. Les artistes improvisent ensemble et le commissaire dirige leur pres- 1. danse-contact : exécutez un solo. C’est le public qui paye, et vous
tation par tout moyen qu’il juge approprié. Tous les autres participants forment recevez un quart des recettes.
le public . (Le public ne peut offrir de prestation ni occuper la fonction 2. fantme : vous dirigez les artistes au cours de la performance suivante, mais
de commissaire .) disparaissez ensuite dans l’ombre de manière à ce que le commissaire reçoive
6. Si une performance dure plus de trois minutes, elle coûte au commis- les applaudissements. Vous obtenez 50 % des recettes dues au commissaire.
saire 5 € par tranche de trente secondes supplémentaire (arrondir). 3. esclave : au cours de la performance suivante, le commissaire peut
7. À la fin de la prestation, le public applaudit artistes et le commissaire, s’asseoir ou s’appuyer sur vous, vous chevaucher ou utiliser votre corps comme
et chacun de ses membres verse à la caisse un montant de 0, 5, 10 ou 20 €, un accessoire à l’usage des artistes. Vous recevez toutes les recettes dues au
selon son appréciation de la performance. La caisse donne à chaque artiste commissaire.
un billet du type de celui qui a été reçu en plus grande quantité, et le commis-
saire reçoit le reste de l’argent. (Si ce dernier recueille plus de 100 €, il peut
racheter son billet de 100 € au commanditaire .)
Écrit lors de l’anniversaire de l’art, le 17 janvier 2009.
Traduit de l’anglais par Christophe Bernard.

82 £€ ¢OMM€R¢€ D€ £’ART Sandeep Bhagwati 83


Fabio Mauri :
un théâtre sans théâtre

Valérie Da Costa

84 85
NOTES L’œuvre de Fabio Mauri (1926-2009) occupe une place centrale dans l’art
1.   Toutes les citations italien de la seconde moitié du xxe siècle. Elle couvre cinquante ans
en italien sont traduites par
l’auteure. Pour une analyse
de création et est riche en dessins, peintures, installations, mises en scène
plus précise de l’œuvre de Fabio de théâtre et performances. Ses débuts, à la fin des années 1950, se
Mauri, cf. Valérie Da Costa,
Fabio Mauri : la passé en actes / caractérisent par un travail sur le monochrome qui croise l’image de l’écran
The Past in Acts, Dijon,
Les presses du réel, 2018. de cinéma. Toutefois, Mauri vient du monde de la littérature et du théâtre.
2.   Sur ce sujet, je renvoie
Au début des années 1960, il écrit et met en scène des pièces de théâtre
notamment au chapitre
de mon livre « La sculpture récitatives faites pour l’espace scénique, Vivì (1962) et L’Isola (1966), avant
comme mise en scène de soi »,
dans Pino Pascali : de s’engager quelques années plus tard dans un travail performatif qui se
retour à la Méditerranée, Dijon, caractérise par une dramaturgie et un important dispositif scénographique
Les presses du réel, 2015,
p. 97-115. Voir aussi Luca porté par de nombreux participants. Cette conception de la performance
Massimo Barbero (dir.),
L’Attico di Fabio Sargentini situe néanmoins ces actions à la forte théâtralité davantage du côté du régime
1966-1978, catalogue de l’expo-
sition présentée au Museo de la performance que de celui du théâtre, donnant ainsi forme, selon
d’Arte Contemporanea Roma,
Milan, Electa, 2010 ; Ilaria
les mots de l’artiste, à « un teatro che non è teatro » (« un théâtre qui n’est pas
Bernardi, Teatro delle mostre, du théâtre1 »).
Roma, maggio 1968, Milan,
Scalpendi Editore, 2014 ; L’année 1971 est un moment décisif dans le travail de Fabio Mauri,
« La performance in Italia : temi,
protagonisti e problemi », in car c’est à cette époque que l’artiste crée ses premières performances,
Ricerche di storia dell’arte, n° 114,
2014 ; La Performance dal tempo médium encore jeune dans la péninsule, quoique nombre d’artistes italiens
sospeso: il tableau vivant tra
realtà e rappresentazione = aient été marqués non seulement par la présence du Living Theatre en
The Performance Where Time
Stands Still: Tableau Vivant
tournée en Italie en 1965 et notamment au Teatro Eliseo (Rome), où Mysteries
between Reality and Repre- and Smaller Pieces est présentée en mars 1965, mais aussi par le rôle crucial
sentation, catalogue de l’expo-
sition « Ennesima. Una mostra joué par la galerie L’Attico de Fabio Sargentini, qui a accueilli à Rome toute
di sette mostre sull’arte
italiana », Milan, La Triennale une scène des arts vivants encore inconnue en Italie : Simone Forti,
di Milano et Mousse Pu-
blishing, 2015 (commissaire :
Steve Paxton et Trisha Brown pour la danse ainsi que Terry Riley, Steve
Vincenzo de Bellis). Reich et Philip Glass pour la musique.
3.   Fabio Mauri, « Note
tecniche comunque Pourtant, contrairement aux propositions performatives de Pino Pascali,
disorganiche sull’azione Che
cosa è il fascismo », document de Jannis Kounellis, d’Eliseo Mattiacci, de Luigi Ontani, de Vettor Pisani
distribué lors de la présentation
de Che cosa è il fascismo
ou encore de Gino De Dominicis2, qui sont essentiellement individuelles dans
aux Stabilimenti safa Palatino leur forme et trouvent place au sein de galeries ou d’ateliers, Fabio Mauri
de Rome, dans la soirée
du 2 avril 1971. Repris dans propose un travail performatif qui s’engage du côté du collectif et qui, en cela,
Fabio Mauri, Scritti in mostra.
L’avanguardia come zona s’apparente davantage à une forme théâtrale.
1958-2008, sous la direction
de Francesca Alfano Miglietti, La première de la longue série de performances collectives qui occu-
Milan, Il Saggiatore, 2008,
p. 21-24. pera le travail de Mauri jusqu’à la fin des années 1990 s’intitule Che cosa è il
fascismo, sans point d’interrogation, une œuvre qu’il préférera qualifier
d’« azione3 » plutôt que de « performance », soulignant ainsi la présence plus
distanciée du corps au profit d’une utilisation du texte. Car, comme dans
chacune de ses grandes performances collectives (Gran Serata Futurista
1909-1930 [1980], Che cosa è la filosofia. Heidegger e la questione tedesca. Concerto
Fabio Mauri, Che cosa è la filosofia. Heidegger e la questione tedesca. Concerto da tavolo, 1989, documenta (13), Hauptbahnhof, da tavolo [1989], le texte, tel un tapuscrit de théâtre, est écrit par l’artiste
Kassel, 2012. Photo : Claudio Abate. Courtesy The Estate of Fabio Mauri and Hauser & Wirth.
et donne le fil directeur de l’action à suivre par les interprètes.
Vingt-six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la mort
de Mussolini (1883-1945), Fabio Mauri revient sur les années de guerre et du
« ventennio fascista », qui ont coïncidé avec sa jeunesse.

86 Fabio Mauri : un théâtre sans théâtre Valérie Da Costa 87


7.   Conservé dans les archives Fabio Mauri choisit de montrer comment la beauté, celle de la jeunesse,
du Studio Fabio Mauri
et publié dans Fabio Mauri, peut coïncider avec le mensonge. Il met en scène une expérience traumatique
Der Politische Ventilator, op. cit.,
p. 9-16.
liée à son histoire personnelle en simulant et reconstituant une cérémonie
8.   Fabio Mauri avait prévu d’enrôlement (Ludi Juveniles) organisée par la gil (Gioventù Italiana del Littorio).
de travailler avec une trentaine
d’étudiants, mais seuls treize Introduisant dans l’espace de la représentation des éléments de la réalité,
étudiants joueront en définitive
et incarneront plus d’un rôle.
il construit une dramaturgie en partant de véritables documents historiques.
La liste de leurs noms est Pendant une heure, les étudiants, des acteurs non professionnels, sont
publiée dans Fabio Mauri,
Der Politische Ventilator, op. cit., ainsi amenés à lire des extraits de textes de propagande fasciste écrits entre
p. 16. Voir ce que dit l’artiste
dans le documentaire 1929 et 1941 valorisant la patrie, la famille, la race, le corps, l’agriculture,
de Gianfranco Pangrazio
qui lui est consacré : Fabio
qu’ils accompagnent d’exercices sportifs (jeux de balle, parade de drapeaux,
Mauri e la sua arte (2009, escrime...) du même genre que ceux qu’on pouvait voir lors de ces cérémonies
58 min 54 s).
faites pour embrigader le peuple italien.
La scénographie joue un rôle central. Elle est visuellement très
présente, se déployant autour d’un grand tapis au motif de la croix gammée
et d’un écran affichant les mots « The End » comme dans les tableaux et
dessins de Mauri intitulés Schermi. Autour du tapis, six tribunes sont divisées
en corporations (Professeurs d’université, Magistrats, Paysans, Artistes,
Fabio Mauri, Che cosa è il fascismo, 1971, Stabilimenti safa Palatino, Rome. Photo : Marcella Galassi.
Courtesy The Estate of Fabio Mauri and Hauser & Wirth. Journalistes, Journalistes étrangers, Ingénieurs, Sportifs...). Deux d’entre
elles sont ornées de l’étoile de David, signe de discrimination raciale, et dans
Che cosa è il fascismo est la première de plusieurs performances politiques 4.   Cf. le texte autobio- l’une d’elles, celle qui représente l’Autorité, Fabio Mauri a placé une figure
graphique de Fabio Mauri,
dont l’origine est le souvenir d’un moment vécu à l’adolescence : un rassem- « Preistoria come storia » (1994), en cire à l’effigie d’un général nazi : le général Ernst von Hussel, de passage
publié à l’occasion de l’expo-
blement fasciste à Florence, en 1938, à l’occasion de la visite d’Hitler. sition « Fabio Mauri. Opere
à Rome et pour qui cette fête est donnée. Un film de propagande, provenant
Fabio Mauri, qui a douze ans, est dans la section des balilla. Il assiste à cet e azioni 1954-1994 », Galleria de l’Istituto Luce, présente l’actualité de l’époque et est projeté à la fin de
Nazionale d’Arte Moderna
événement avec son ami Pier Paolo Pasolini (1922-1975), qui est de quelques e Contemporanea, Rome, 1994, l’événement. Il montre, entre autres choses, Goebbels en visite à Venise en
et repris dans Scritti in mostra,
années son aîné et qu’il a rencontré à Bologne en 19384. op. cit., p. 95-101. 1937. L’action se termine par le bruit de plus en plus fort de bombardements
5.   Fabio Mauri, « The
Dans les très nombreux textes qui accompagnent et viennent éclairer son et des pas d’une troupe de soldats.
Jewish and Myself (speaking
travail, Fabio Mauri est souvent revenu sur sa jeunesse, faussée car marquée personally) » (1995), repris
dans Scritti in mostra, op. cit.,
Le texte original7, très précis, que suivent les acteurs est constitué
par le fascisme : p. 257-261. de monologues, de dialogues, d’extraits musicaux et de descriptions
6.   Les artistes Jannis
Le fascisme était un grand mensonge. Je n’étais pas fasciste, je ne pouvais pas Kounellis et Michelangelo
d’exercices sportifs à effectuer. Il est organisé en séquences : « Collocazione
l’être, j’étais un enfant. Ma famille était de tradition libérale. Mais le soleil était fasciste.
Pistoletto ainsi que les critiques imaginaria », « Il console eritreo », « La nazione come madre », « Come si serve
Germano Celant et Achille
L’enseignant était fasciste, le sport, le samedi avec ses rassemblements obligatoires, les Bonito Oliva interviennent una nazione », « Saggio ginnico. Il fascismo e il mondo », « Scherma », « Cos’è un duce »,
également dans ce séminaire.
journaux, les bandes dessinées, le tram, le cinéma, les gens, la mer. Cf. le texte de Giorgio « La potenza dell’Italia », « Sbandieramento », « Monologo sulla razza », « I pattini
Pressburger, Arte contemporanea
e teatro, distribué lors de la
a rotelle », « Film Luce » (« Placement imaginaire », « Le consul érythréen »,
En 1971, j’ai créé Che cosa è il fascismo. Une performance complexe dans laquelle représentation du 2 avril 1971 « La nation comme mère », « Comment servir une nation », « Essai de gymnas-
je cherchais à représenter la tromperie que j’avais vue et vécue. Cette fausse jeunesse et reproduit dans Fabio
5
Mauri, Der Politische Ventilator, tique. Le fascisme et le monde », « Escrime », « Qu’est-ce qu’un chef »,
cachée dans l’ordre, plongée dans un mensonge aberrant, catastrophique . Milan, Krachmalnicoff,
1973, p. 19. « La puissance de l’Italie », « Parade de drapeaux », « Monologue sur la race »,
La première représentation de Che cosa è il fascismo a lieu le 2 avril 1971 « Les patins à roulettes », « Film Luce »).
aux Stabilimenti safa Palatino, un complexe de studios de cinéma situé Face à cette dimension théâtrale, dont on reprochera à Fabio Mauri la
à Rome. Les participants sont des élèves de deuxième et troisième années trop grande véracité, certains étudiants se sont positionnés moins dans l’esprit
de l’Accademia d’Arte Drammatica Silvio D’Amico ayant suivi un séminaire de jouer que dans celui de croire, une attitude qui, après la répétition générale,
(« Gesto e comportamento nell’arte oggi ») donné par l’écrivain et réalisateur contraindra Fabio Mauri à les écarter du projet8.
Giorgio Pressburger  6, qui se conclut par une intervention de Fabio Mauri
Le trouble que crée l’œuvre vient de cet écart infime entre l’espace
sur l’art contemporain dont la première idée, celle de réaliser une exposition,
fictionnel, qui au demeurant n’est pas la scène d’un théâtre, mais un espace
sera en définitive remplacée par une performance.

88 Fabio Mauri : un théâtre sans théâtre Valérie Da Costa 89


où acteurs et spectateurs se côtoient sur un même plan, et la véracité
Je suis Monty Cantsin,
9.   Fabio Mauri, « Diario
secondo performance »,
des sources qui constituent le texte à interpréter dans des unités de temps dans Scritti in mostra, op. cit.,
p. 249.

je suis Karen Eliot,


et d’espace qui se rejoignent. Fabio Mauri crée une atmosphère où passé 10.   Ibid., p. 250.
et présent ne se distinguent plus, plongeant les spectateurs dans un profond 11.   Fabio Mauri, « Senza corpo »

malaise, celui de vivre ou, pour certains, de revivre ces années noires. (2003), écrit à l’occasion du

je suis Neam Cathod,


colloque « Il corpo fra creatività
Che cosa è il fascismo n’est en aucun cas une exaltation du fascisme ; c’est au artistica e tecnologia », Museo di
arte moderna e contemporanea
contraire une dénonciation. Il n’est donc pas hasardeux que l’artiste ait choisi di Trento e Rovereto,

je suis...
7 novembre 2003. Repris dans
des étudiants en art dramatique et non de vrais acteurs pour les confron- Fabio Mauri, Scritti in mostra,
ter à ce moment de l’histoire collective de l’Italie que ces jeunes interprètes op. cit., p. 309-310.

n’ont pas connu.


Entre des performances individuelles comme Ebrea (1971),
Ideologia e natura (1973), Intellettuale (1975) et Senza titolo (1992), Fabio Mauri
crée d’autres performances collectives comme Gran Serata Futurista 1909-
1930 (1980) et Che cosa è la filosofia. Heidegger e la questione tedesca. Concerto da Jean Décarie ou Victor Fitrof
tavolo (1989), qui se caractérisent par la présence du texte, le nombre de
participants et l’importance du dispositif scénographique.
Ces performances seront un moyen de jouer avec les frontières.
Fabio Mauri rompt avec les catégories esthétiques afin que l’œuvre soit le ré-
sultat de différents modes d’expression travaillés ensemble et réunis pour
souligner la « différence à la fois imperceptible et abyssale entre le théâtre
et la performance9 », créant ce qu’il nomme un « théâtre de la performance10. »
Contrairement à la plupart des performances d’autres artistes dans
les années 1970 et 1980, Fabio Mauri a choisi de ne pas placer son corps au
centre de l’action, mais celui d’autres participants sélectionnés pour leur
physique, leur psychologie, leur histoire personnelle, impliquant ainsi une mise
à distance entre l’artiste et l’objet performatif. Ce point de vue, rare à l’époque,
vient de son expérience d’auteur et de metteur en scène de théâtre, où le
corps est celui de l’acteur qui interprète une partition, un texte, et non celui
de la personne qui met en scène et qui orchestre :

Je n’ai quasiment jamais ou que très rarement parlé de ce que j’ai aimé. J’ai eu
le besoin d’analyser et de décrire le fascisme que j’ai connu, le nazisme, que j’ai
haï, le mensonge idéologique, l’erreur fondamentale, l’héroïsme des idées, la férocité
de l’histoire. Si mon corps n’est pas ou n’a jamais été le sujet acteur, sa passivité a
été complète et involontaire. Ce n’était pas un corps, mais peut-être un corpus.
Comme celui de la littérature, de l’histoire, de la philosophie, avec ses mille jambes,
yeux, langues et membres. C’est la référence avec laquelle et contre laquelle j’ai vécu,
avec laquelle j’ai cherché à régler mes comptes. Je pense que ce corpus-corps est
l’enveloppe de la conscience11.

90 Fabio Mauri : un théâtre sans théâtre Valérie Da Costa 91


pr-texte

Pour certains, la performance se définit par l’acte pour l’art, l’action


corporelle pour elle-même, signifiante, une manœuvre qui engage le corps
individuel et le corps social. Des courants modernistes et postmodernistes
s’approprient le corps en gestes comme médiateur de sens et de non-sens
in situ. Entrer en action sans autre motivation que l’énoncé en lui-même,
pour lui-même, un énoncé critique qui interroge et pose un regard oblique
sur l’étant présent. En toile de fond des mouvements artis-tiques se trouve
la notion de libert.
À la fin du xixe siècle, l’émancipation de l’artiste passe par l’affran-
chissement du système des Beaux-Arts, de la notion du beau, mais surtout
des valeurs bourgeoises et conservatrices de la classe dominante que ces
objets symbolisent. Mais ces objets ne sont pas que symboliques. Ils cachent
un capital, une valeur ajoutée monnayable en plus de renforcer le statut social
de son propriétaire. L’artiste demeure un pourvoyeur de notoriété. Il s’assu-
jettit aux demandes des puissants en renforçant l’idéologie capitaliste.
En ce début de xxe, l’on assiste à une déconstruction de ce système
des Beaux-Arts. L’art moderne devient un vecteur de nouveauté, d’engage-
ment politique et, pour toutes et tous, un acte révolutionnaire. La vitesse,
la machine sont des sources d’inspiration pour les artistes. La modernité fait
un pied de nez à cet art qui détenait jusqu’alors la vérité quant aux valeurs
esthétiques et aux méthodes canoniques de création. Le nouveau est une
valeur première des modernes. Chaque œuvre doit être unique, originale.
Les mouvements artistiques se multiplient : futurismes, dadasme, cubis-
mes, cubo-futurisme, constructivismes, surralisme... L’art devient
un moteur de changement individuel et social.
Le contexte historique est particulièrement propice à ces change-
ments. N’oublions pas que nous sommes dans la première moitié du xxe siècle
et que le siècle précédent s’est terminé sur des innovations intellectuelles
et technologiques qui ont transformé de façon radicale le regard posé sur le
monde. Pensons à l’avènement de la psychanalyse, à la philosophie matérialiste
de Marx et Engels et à la découverte de la mécanique quantique, par exemple.
Le monde n’est plus ce qu’il était...
L’interrogation sur la finalité de l’art est une caractéristique de cette
époque moderniste. Chaque artiste tente de redéfinir son domaine d’expertise.
Le questionnement sur le support de l’œuvre, le médium en lui-même, est
une préoccupation majeure. L’artiste questionne la nature de la toile, de la
Cathod, Neam et Anod, Loulou (dei) (artistes). Deitcioza. Performance/entraînement. Montréal, peinture, du bronze, du marbre, bref, pour que l’énergie créatrice puisse
Qc: Festival d'appartement, Les mauvais jours, 1990. Photo : © Pierre Lefebvre.
enfin se libérer, il faut aussi s’affranchir de la matière constituante de l’œuvre.
Avec l’urinoir – Fontaine – de Marcel Duchamp, le travail de l’artiste est
transformé. L’Homo faber fait place à l’Homo sapiens sapiens. Marcel Duchamp
touche, avec ses ready-mades, à l’idée de l’anti-art qui deviendra, après la
Seconde Guerre mondiale, un sujet notable de discussion chez les artistes

Je suis Monty Cantsin, je suis Karen Eliot,


92 je suis Neam Cathod, je suis... Jean Décarie ou Victor Fitrof 93
et les critiques d’art. Tout matériau est susceptible de faire émerger un chef- NOTES 3.   Arthur Cravan, « L’Expo- tombe au sixième. Il devient le seul poète à avoir combattu un boxeur profes-
sition des indépendants »,
d’œuvre jusqu’à l’absence même de matériel. L’objet d’art est peut-être appelé 1.   Hermann Nitsch, artiste in Maintenant, revue littéraire, sionnel et de surcroît un champion du monde.
radical du mouvement n° 4, mars-avril 1914, p. 20.
à disparaître. que l’on désigne sous le vocable 4.   Entretien avec Vito Acconci, C’est la personnalité de ce poète hors norme qui charmera les
d’actionnisme viennois.
En ce début du xxe siècle, l’artiste s’approprie les moyens de repro- 2.   Charles Sala, Cravan
Artitudes, n° 2, novembre 1971 ;
cité dans François Pluchart,
dadastes et les surralistes au point que ceux-ci le désigneront comme
duction mécanique et magnétique. La photographie, le film et, plus tard, Fabian Avernarius Lloyd « Happening », Encyclopædia le précurseur de leurs mouvements. Partout où il passe, il sème le scandale et
dit Arthur - (1887-1920) », Universalis [en ligne], consulté
la vidéo deviennent des médias très prisés d’expressions artistiques. Encyclopædia Universalis le 22 septembre 2017. ne manque pas d’insulter les artistes et les littérateurs. Il ne s’embarrasse pas
[en ligne], consulté le 1er url : http://www.universalis.fr/
En musique, on assiste aux mêmes phénomènes. Le matériel sonore pro- octobre 2017. url : http://www. encyclopedie/happening/ de la scène. Son attitude quotidienne porte la marque d’un anarchiste qui
venant d’un moteur d’automobile est aussi considéré que le son d’un violon universalis.fr/encyclopedie/ 5.   Cette citation provient conspue l’autorité. Dans le numéro 4 (mars-avril 1914) de la revue littéraire
cravan-fabian-avenarius-lloyd- du dossier d’aide à la visite
ou d’un oscillateur. L’invention de l’enregistrement et de ses possibilités dit-arthur/ de l’exposition Robert Filliou, Maintenant dont il est le seul éditeur et le seul rédacteur, il fait la critique
génie sans talent, Musée
de reproduction offre à l’artiste de nouveaux potentiels sémiotiques. d’art moderne Lille Métropole,
de « L’Exposition des indépendants » où il se met à injurier chaque participant,
La technologie, la logique technicienne, la machine et la reproductibilité font Villeneuve-d’Ascq, non sans une certaine pointe d’humour. Il invective la peintre Marie Laurencin
6 décembre 2003-28 mars
leur entrée dans la démarche de création. L’importance de l’œuvre unique 2004. en ces termes : « En voilà une qui aurait besoin qu'on lui relève les jupes et
si chère aux modernistes fait place à la démultiplication des moyens et, qu’on lui mette une grosse... quelque part... ». Il exprime ses regrets, « ... je tiens
conséquemment, des démarches artistiques. Pour certains historiens essentiellement con lise à la lettre : En voilà une qui aurait besoin con lui
d’art, la reproductibilité opère une transformation ontologique fondamentale relève les jupes et con lui mette une grosse astronomie au Théâtre
de l’art, autant chez l’artiste que chez le public. L’art fait son entrée dans des Variétés3 ».
la postmodernité. Le happening voit le jour dans les années 1960 avec John Cage et Allan
Kaprow. Le happening est conçu comme un environnement multimédia-
la performance tique où l’on retrouve toutes sortes de moyens d’expression. L’événement doit
Le corps n’échappe pas à cette logique du support ou du médium. se tenir dans des contextes qui ne sont pas consacrés traditionnellement à
Au départ objet privilégié de représentation par lequel transitent les valeurs l’art. Autre particularité, le happening est spontané et le public peut participer
sociales et religieuses, il devient, avec le happening et la performance, à l’événement.
la matière première, le support même de l’œuvre. Dans le souci de découvrir De son côté, l’art corporel ou performance se dissocie du happening
de nouveaux espaces esthétiques, l’artiste, qu’il provienne du théâtre, de la trop théâtral et spectaculaire. Cette approche revêt un caractère de l’ordre
danse ou de l’art visuel, s’applique à transformer le corps et par extension du privé contrairement au happening. L’intimité devient un espace de
notre conception de celui-ci. révélation. L’action du corps ou sur le corps, contrairement au happening,
Nous pouvons faire remonter la performance aux rituels tribals, à la est une action individuelle. Le performeur Vito Acconci s’exprime ainsi à
culture orale, aux manifestations festives marquant les transitions de saisons propos de la performance : « Il s'agit de provoquer une motivation, d'atteindre
ou les rites de passage. Le théâtre et la performance ont de toute évidence à une question plus privée. Dans un happening, il y a une ouverture, dans
les mêmes origines, comme l’énonce Hermann Nitsch1 avec son Théâtre des mon cas, il y a comme un espion qui observe une action. Ce qui est intéres-
Orgies et des Mystères. sant, c'est de modifier une situation4. » Robert Filliou, artiste du mouvement
fluxus, affirme : « Il n'y a plus de centre dans l'art. L'art c'est là où tu vis. »
arthur cravan Et « L'art, c'est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art5. » Ce faisant,
il convoquait le flux vital (fluxus) comme source de création. Pour les artistes
La performance, et plus particulièrement la performance furtive telle que fluxus, l’art = vie. Ces affirmations d’Acconci et de Filliou sont des clés
nous la connaissons aujourd’hui, plonge ses racines dans la vie même importantes pour comprendre la performance furtive.
d’Arthur Cravan, poète et boxeur. De son vrai nom Fabian Avernarius Lloyd,
il est le neveu d’Oscar Wilde par alliance. Wilde est l’époux de Constance noste
Mary Lloyd, la sœur de son père Otho Holland Lloyd2.
De ce désir de désaliénation de l’autorité en art, de l’ensemble de ces artistes
Cravan est sacré champion de boxe amateur de France dans la catégorie
et mouvements dont nous venons de discuter, nous pouvons certes
des mi-lourds en 1910. C’est en 1916 qu’il ira jusqu’à provoquer en combat
tirer un élément commun, un moteur fondamental qui guide l’acte d’expres-
le plus grand boxeur de son temps, Jack Johnson, un Américain, champion
sion : la libert totale. évidemment, certains pourraient affirmer que tout
du monde dans la catégorie des lourds. Prévu pour vingt rounds, Cravan, ivre,
cela relève de l’utopie, ce qui n’est pas faux, mais dans la perspective d’un

Je suis Monty Cantsin, je suis Karen Eliot,


94 je suis Neam Cathod, je suis... Jean Décarie ou Victor Fitrof 95
système de pensée, nous nous situons dans ce que j’ose appeler un système jours et du commentaire critique social. Le nosme fonctionne avec des
de philosophie applique. pseudonymes et des identités collectivement partagées : monty cantsin,
Je vais maintenant m’attarder sur un mouvement plus proche de nous, karen eliot, luther blissett et plusieurs autres. Ce sont des pseudonymes
que je situe à la frontière du domaine de l’art, de l’anti-art et de l’activisme social, que l’on peut utiliser pour signer toutes sortes de manifestations nostes.
le nosme. L’idée derrière l’appropriation de ces noms fictifs par l’ensemble des citoyens
du monde est une stratégie d’embrouillement. Les gouvernants ne peuvent
Mais, qu’est-ce que le nosme ? Il existe autant de définitions du
repérer un individu si tous les citoyens se nomment Monty Cantsin ou Karen
nosme qu’il y a de nostes. Le nosme est la façon de penser le nosme.
Eliot. Les nostes se réfèrent à ces procédés comme à un jeu radical de
Chaque définition du nosme est un vrai mensonge sur le nosme.
confusion.
Le nom même du noste est un pseudonyme noste. Les identités peuvent
être individuelles ou collectives. Le concept de nosme doit être repensé Une primeur : le performeur, auteur, musicien et professeur André
chaque seconde. La tactique consiste à brouiller et moduler perpétuellement Éric Létourneau a déjà utilisé le pseudonyme Karen Eliot pour quelques-unes
les récits nostes. Les définitions du nosme doivent être paradoxales, de ses actions radiophoniques.
incomplètes, contradictoires afin de rendre impossible toute catégorisation L’immortalit est noste ; le magazine smile est noste ; les
et étude historique. Le nosme est un plagiat. festivals d’appartement sont nostes ; Stewart Home est noste ; Miklos
Attention :::: tout noste peut se rclamer de toute conception, Legrady est noste ; la campagne de sang est noste ; tentatively,
de toute dclaration, de tout crit et de toute uvre d’art. a convenience est noste ; aubergine kartoffeln est noste ;
la singularité est noste ; 6 o’clock est noste ; les quatorze maîtres de
Le noste est un maître sans esclave. Il est totalement libre d’uti-
l’univers sont nostes, life to lie & file to vile to bile to vague to smile
liser n’importe lequel des moyens mis à sa disposition pour remplir sa mission
est noste, neam cathod est noste ; phcus est noste ; l’anti-art
première, c’est-à-dire le partage de la pensée et de l’idéologie noste.
est noste ; mahl est noste ; totale libert noste ; le fer à repasser
Le mouvement noste est le fruit de la rencontre d'artistes de l’art enflammé est noste ; la pauvret, la pauvret, salut les riches est
postal : David Zack, William Hogg Greathouse Jr. alias Blaster Al Ackerman, noste ; boris wanovitch est noste ; le plagiat artistique est noste ;
Maris Kudzins et Istvan Kantor alias Monty Cantsin alias Amen. l’art postal, machinesexactiongroup and kantor family circus est noste ; la grve de
surtout populaire dans les années 1960 et 1970, consiste en l’envoi d’œuvres l’art est noste ; la grande confusion est noste ; l’anti-nosme est
sous forme de carte postale commerciale sur laquelle on dessine, écrit et/ou noste ; no-galero, Montral, 1980 est noste ; kiki bonbon est noste ;
peint. Le système postal devient la galerie d’exposition. Cette façon de le plagiat littraire est noste ; red armband est noste ; antihro
faire préfigure les réseaux socionumériques que nous connaissons aujourd’hui. est noste ; dei est noste : gogo est noste...
Il n’est donc pas étonnant que les médias de communication deviennent
Pour le noste, l’art de performance est un style de vie. Tous les jours,
les outils de création privilégiés des nostes. L’émergence concrète du projet
il pose des gestes de dénonciation, de révolution et de confusion. Il peut
noste a lieu à Montréal, Québec, Canada en 1979, sous l’impulsion de
à tout moment insulter un passant à la manière du poète Benjamin Péret,
monty cantsin. Il se constitue autour de l’ambassade noste et du centre
crier dans le métro des poèmes anarchistes. Pour le noste, son vêtement
d’artistes autogéré vhicule art de Montréal. Ce mouvement connaîtra
doit être une installation. Pour lui, il est toujours 6 o’clock. Le noste
au cours des trente années suivantes une croissance internationale.
a le projet de transformer son quotidien en mythologie. La pratique de la
Le mouvement noste entretient une certaine parenté critique performance furtive est son instant de liberté.
avec les arts d’avant-garde tels que dada, le surralisme, fluxus, l’inter-
nationale situationniste, l’art conceptuel, le punk, la musique indus- post-texte
trielle et l'electropop, les mouvements politiques et religieux d'esprit
libre comme l'glise primitive subgenius et la culture gaie, lesbienne, Durant le xxe siècle, et ça continue, nous assistons à une lente trans-
transgenre et queer, la littérature de science-fiction, la pataphysique, formation du regard sur le monde, sur l’être humain et ses sociétés. L’affran-
les sciences spculatives et cognitives. chissement de l’autorité, de la mainmise sur les consciences, est au cœur
de tous les domaines d’activités humaines et l’art est devenu une fenêtre d’ex-
L’acte noste est une parodie du monde de l’aaaaaarrrt.
pression de ce phénomène. En plus, l’art s’est transformé en canal de
L’inspiration provient de la performance et de l’expérimentation des médias,
communication où chaque individu ou regroupement peut faire valoir sa
de la poésie d’Endre Ady de Diósad, du vernissage, de la vie de tous les
vision sur le monde avec l’objectif de se débarrasser de cette conscience

Je suis Monty Cantsin, je suis Karen Eliot,


96 je suis Neam Cathod, je suis... Jean Décarie ou Victor Fitrof 97
malheureuse, de cette relation maître/esclave toujours présente (cela aussi
relève de l’utopie). La révolution est loin d’être terminée ! Mais, pourquoi Les années soixante-dix ou
la peste soit de la performance
les artistes ne vont-ils pas vers la politique ? J’aimerais répondre que
l’artiste n’a pas besoin de cette déportation vers le cadre politique puisqu’il
est le politique. Toute expression, quelle qu’elle soit, est avant tout politique.
l’anti-art dans le domaine de l’art est un concept quantique peut-être,
mais certainement pas un non-sens. L’artiste se situe justement dans
et des performeurs !
cette quête philosophique d’un mieux-être global, c’est une quête typique-
ment humaine et ses œuvres sont justement des applications de réflexions
portées à la conscience de l’autre.

smile  !!! je suis ... noste !


Laurent Devèze

de bien curieux « hors-d’uvre » (eks-ergon)

Deux anecdotes peuvent éclairer le propos qui suivra, comme ces antiques
exergues qui, bien que placés avant le texte, n’en constituaient pas moins une
sorte de protubérance organique visible censée annoncer le contenu de la
réflexion tout entière et qui, comme la ramure de l’arbre qui se voit en premier,
s’avéraient, à y regarder de plus près, inséparables de son tronc même.

BIBLIOGRAPHIE

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Je suis Monty Cantsin, je suis Karen Eliot,


98 je suis Neam Cathod, je suis... Jean Décarie ou Victor Fitrof 99
anecdote i NOTES Que n’aurais-je vécu de plus fort en passant la représentation à partager
1.   Pierre Guyotat, Tombeau avec lui un vin chaud ? De l’alcool, en tous cas, et surtout bien sûr pour
J’ai eu la chance d’assister en 1982 à la première de Tombeau pour cinq pour cinq cent mille soldats, Paris,
l’ivresse. Et pour m’affirmer au moins clairement en rupture vis-à-vis
cent mille soldats de Pierre Guyotat1, mis en scène par Patrice Chéreau tout Gallimard, coll. L’Imaginaire,
1967. de tous ceux qui préfèrent mourir très vieux, « entuyautés » et inconscients
récemment nommé par le nouveau gouvernement de gauche à la tête du 2.   Pierre Guyotat, Coma, Paris,
Gallimard, coll. Folio, 2007.
dans quelque prison-clinique, plutôt que dans une énième soûlerie héroïque,
théâtre de Chaillot. Comme le fameux « vieil as de pique » entendu par erreur
dans les bras d’un improbable Calliclès.
lors d’Hernani, la scène rêvée de la masturbation collective des soldats
sous la douche enflamma la salle pour moitié composée d’anciens abonnés.
Ce fut un tollé. anecdote ii

Debout sur ma chaise avec ma compagne et à côté de Claude Piéplu, Lorsqu’enfin sorti de son asile de Rodez où les électrochocs en série
excellent acteur resté populaire pour avoir prêté sa voix à un dessin animé (cinquante-huit exactement) lui avaient ôté jusqu’au désir de vivre,
célèbre, les Shadocks, nous hurlions notre soutien à ce texte flamboyant, Antonin Artaud vit ses amis (et parmi eux André Breton en parfait chef
à ces corps en transe et à tous les spasmes érotisés de cette jeune soldatesque de file) organiser, en son honneur et à sa gloire, une représentation au
qui allait bientôt violer, tuer et tout brûler dans une Ecbatane algérienne. théâtre Sarah-Bernhardt, honteusement rebaptisé depuis théâtre de la Ville,
D’autres manifestaient leur colère, « Virez Vitez ! », hurlaient-ils en l’illustre Louis Jouvet lut les Cenci en entier et l’on eut sans doute des frissons
facile assonance, ulcérés par les sexes masculins qui se balançaient sous leur en entendant le très vieux Charles Dullin qui avait, malgré son grand âge,
faux nez, faux car c’est l’Algérie et la torture française qu’ils trouvaient en fait le déplacement. Le public se sentait sans doute lui aussi « du bon côté ».
fait absolument irreprésentables. J'étais heureux, mieux, j’exultais, le jeune Or, dehors, errait Artaud. Comme on dit pudiquement, « il n’avait
Normalien que j’étais alors avait connu sa première bronca au théâtre et avait pas pu rentrer ». (« Ça ne va pas être possible » disent les vigiles aux jeunes
combattu livret en main pour la liberté d’expression. trop basanés à l’entrée des boîtes de nuit, l’euphémisme est toujours la figure
de style préférée de l’oppresseur). J’ai appris cette « anecdote » concernant
Nous sortîmes après la tombée du rideau, tout remués mais
l’auteur des Tarahumaras il y a peu. Il faudrait être un fieffé écrivain
sûrs de notre bon droit. Et là, aux pieds des marches de ce grand bâtiment
pour imaginer une pièce où se rencontreraient les deux génies, le mort et
à l’architecture néo-fasciste, une vieille « 4L » était singulièrement garée.
le vif, tandis qu’en dehors de leur morceau de trottoir imaginaire où ils
C’était en fait une sorte de débris, plutôt une camionnette, et du tas
dialogueraient, au chaud dans le théâtre qui ne veut pas d’eux, leurs phrases
de chiffons et autres cartons qui semblaient l’isoler du froid sortait de temps
écrites résonneraient.
à autre un grand dégingandé famélique qui lançait des regards apeurés.
En vérité, eux, sont à proprement parler, définitivement classés comme
À l’époque, l’on parlait en France des « nouveaux pauvres », et nous
« obscènes ».
nous lamentâmes de concert sur ce phénomène qui avait tragiquement
supplanté les rares clochards de notre enfance. Nous ne pouvions
imaginer que, des années plus tard, la même réalité sociale de douleur
et de honte mêlées se nommerait « S.D.F. » (la planète bureaucratique
aime les sigles) et ferait partie du paysage ordinaire des villes européennes.
Je n’imaginais pas non plus – je ne l’ai appris que bien plus tard en lisant
son autobiographie2 – que le désœuvré en camionnette ne l’était
pas et qu’il s’agissait bien de Pierre Guyotat lui-même, l’auteur de ce chef-
d’œuvre vénéneux. Il n’avait pas pu rentrer ou n’avait pas voulu, trop
impliqué, trop agité, trop angoissé, trop tout. En somme, je m’étais rendu
complice de cette mise à l’écart du créateur lui-même, je m’étais,
à dire vrai, « payé de mots », fabriqué une petite gloire à raconter aux amis
le lendemain, intarissable sur mon soutien si combatif. Soutien à quoi
en fait ? Au processus abject d’exclusion d’un théâtre qui a tourné
définitivement le dos à Dionysos ? Le drogué, le fou, le sans domicile fixe,
mis en dehors du théâtre même quand celui-ci vibre de ses propres mots.
Je me croyais maquisard et je fus en un sens collabo.

100 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 101
La peste soit de la performance et des performeurs ! 3.   Spinoza, « Chapitre viii. 4.   « La pureté c’est une comme le dit Sartre, à l’exigence de se « salir les mains4 » dans le réel, et surtout
De la nature naturante » idée de fakir ou de moine.
et « ix. De la nature naturée », Vous autres les intellectuels, à se sentir « situé5 ».
Souvent, pour congédier la performance et en marquer une possible obso- in Court Traité sur Dieu, l’homme les anarchistes bourgeois,
lescence, l’on entend dire qu’elle appartiendrait aux années soixante-dix. et la béatitude, dans Œuvres vous en tirez prétexte pour ne La notion de situation sartrienne est infiniment plus efficace pour saisir
complètes, Paris, Gallimard, rien faire. Ne rien faire, rester
Parfois il s’agit plutôt d’exprimer un distinguo entre une bonne performance, coll. Bibliothèque de la immobile, serrer les coudes l’esprit de ce temps que les malheureuses expériences « d’encartage » qui
Pléiade, 1954. contre le corps, porter des
celle du corps « présent », sorte de subtile manifestation de l’être de l’étant, et gants. Moi, j’ai les mains sales.
relèvent davantage de l’après-guerre et du respect répandu alors unanime-
une transe décidément trop chamanique pour être honnête, trop vocifé-
Jusqu’aux coudes. Je les ai ment pour le Parti communiste, le « parti des fusillés » de la Résistance.
plongées dans la merde et
dans le sang. » Jean-Paul Sartre,
rante ou trop nue, trop « années soixante-dix » justement pour être recevable. Les Mains sales, Paris,
Être située, pour une performance, c’est reconnaître que Steven
Or il serait aisé de congédier cet heideggerianisme de pacotille dans
Gallimard, coll. Folio, 1972. Cohen par exemple, l’homme chandelier, comme juif sud africain ne peut
5.   « Écrire c’est d’une certaine
une entreprise de défense et illustration de la performance habitée par façon vouloir la liberté ; pas échapper au risque extrême de se produire à Soweto. C’est dans le même
si vous avez commencé de
exemple, comme performance performante et non performance performée gré ou de force vous êtes enga-
esprit comprendre le geste du jeune Kendell Geers des années de lutte,
(après tout, Spinoza et sa pensée de l’« étendue » a au moins autant de gés. » Jean-Paul Sartre, qui jeta à travers les vitres de la Johannesburg Art Gallery une bouteille
« Qu’est ce que la littérature ? »,
concept opératoires à offrir au penseur du corps que l’auteur du magnifique dans Situations II, Paris, de bière nommée « lager » comme ce camp retranché des Afrikaners
Gallimard, 1972.
Acheminement vers la parole), mais l’on risque alors en fait de manquer qui mettaient leurs chariots en cercle fermé pour se protéger des « sauvages »,
notre objet critique3. et qui donna son nom même à un symptôme psychiatrique de paranoïa
dépressive (« lager syndrome »).
En effet, que veut-on dire exactement en jetant un pareil anathème,
et qu’est-ce qui, en invoquant les années soixante-dix, est censé, en ces C’est saisir qu’Olev Kulick, se sentant, dans le totalitarisme soviétique
dernières, disqualifier les œuvres en question ? moribond, réduit à l’état de bête cherchant sa pitance, devient bel et bien
un chien. Qu’un de ses plus remarquables successeurs, Piotr Pavlenski, se coud,
L’on a toujours intérêt à bien saisir ce qu’un tel choix périodique dé-
dans la Russie si répressive de Poutine, les lèvres durant le procès fantoche
termine comme conception de l’Histoire, ce qui gêne tant certains critiques
des Pussy Riots ou tente vainement de se lover dans un cocon de barbelés
d’aujourd’hui dans « les années soixante-dix » pour qu’elles soient
qui lui déchire la peau.
ainsi implicitement utilisées comme un adjectif dégradant, presque comme
un repoussoir ? Quand Joe Errant se balance, nu, au dessus d’un jury médusé,
tandis qu’il refuse d’accrocher ses toiles mais les présente dans un désordre
En somme, il faudrait tenter de faire de cet anathème une affaire
de squat, ou lorsque Fabien Guillermont s’épuise à jeter des avions de
sérieuse. Hegel ne voisine pas si mal avec Spinoza.
papier à la face des lieux de pouvoir, tous deux courant le risque de la dérision,
Tout anathème désigne en premier lieu les a priori de celui qui le pro- leurs corps vivants et charnels effectivement sont « situés », et c’est en ce
nonce. « Le lieu d’où il parle », auraient précisément dit les années soixante-dix sens qu’ils relèvent bellement des « années soixante-dix ». Une performance
et leur horizon théorique. « années soixante-dix » n’est jamais indifférente au monde et refuse de se
Or c’est cela que la pensée critique relève quand, dans une école d’art par penser en apesanteur. En une bien ironique volte-face, ce sont celles qu’on
exemple, elle reproche à un étudiant son engagement dans des gestes trop renvoie ainsi au passé qui sont les seules vraiment contemporaines.
symboliquement immédiats pour convaincre. En cela, les années soixante-dix Andréas Pashias, en Olympionike tragique, s’entête à vouloir
sont assez justement invoquées. rester grec comme est serbe à jamais Marina Abramovi� ; que l’un ne puisse
L’époque est en effet encore marquée par Dylan et les Black Panthers, s’échapper des rayures bleues taggées du drapeau hellène, que l’autre se
par la toute-puissance sartrienne – en tous cas en France – et celle du marxisme, débatte sur un tas d’os sur lesquels semble encore palpiter de la chair
ou du moins de Marcuse ou de Lukács. L’on aurait trouvé impensable, en lambeaux, tous deux disent assez que l’on ne peut pas réduire l’engagement
en cette époque honnie, que celui qui se nomme performeur et qui est au seul embrigadement politique institutionnel si commode à pourfendre
censé faire de son propre corps à la fois sa « matière » et son sujet, reste par quand on veut avant tout refuser de reconnaître que tout art est « en
exemple muet dans son art face aux milliers de corps qui périssent en situation ».
mer à sa porte ou à ceux d’enfants maudits qui préfèrent exploser en semant Même « Oscar », l’écorché de nos salles d’anatomie, n’est en rien
la mort autour d’eux plutôt que de vivre leur jeunesse parmi nous. Il est universel et Foucault nous a montré à quel point il est « situé » lui aussi,
trop simple là encore de caricaturer cette réflexion des seventies qui ne pantin biologique indétachable d’une histoire occidentale de la médecine.
s’entend pas coupée de son « épistèmê » tout entière, l’engagement dont il est Claude Boudeau se tape la tête sur nos trottoirs comme il se mue en thon
question ici n’en appelle pas à un quelconque embrigadement, mais, mort, sûr que le plus grave crime de notre société est d’être en fait

102 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 103
fondamentalement pédophile. Pédophilie qu’elle a prétendument 6.   « La vie végétative de Mais il y a également d’autres réalités qui se tapissent derrière cette
l'homme, qu'il a en commun
en horreur, mais qui la pousse à faire défiler au pas des enfants soldats dans avec toute la nature vivante, invective en forme de dénonciation anachronique, celle qui manifeste son
l'incite au développement,
les pays qu’elle manipule ou des mannequins de plus en plus jeunes à à l’activité et au plaisir, à la
malaise devant la crudité des corps désirants et désirables.
l’abri de ses frontières. Pédophile, cette société européenne qui, sans évoquer fuite du déplaisir ; elle s’éprouve
La performance performante est toujours érectile ou mouillée. Charnel,
sous la forme d’entraînements
la honte des mini miss, se tord de désir devant des podiums où des jeunes et de pulsions (strömende,
le corps provoque parce qu’il montre ce que précisément on ne montre plus
drängende Empfindungen).
filles de seize ans anorexiques ou ivres de cocaïne défilent pour son bon Ces sensations constituent depuis qu’un ordre moral nauséabond s’est répandu des États-Unis à l’Iran.
le noyau de toute philoso-
plaisir, mais qui hypocritement souhaiterait voir la peine de mort rétablie phie du progrès, donc
Les années soixante-dix comme anathème parlent aussi de ce phéno-
pour les deux ou trois dégénérés qui se jettent sur des gosses en ogres révolutionnaire. » Wilhelm
Reich (1945), La Révolution mène-là. Non, on ne se prononce plus pour ou contre les seins nus sur la plage,
maléfiques. Sexuelle, Pour une autonomie
caractérielle de l'homme, mais pour ou contre le burkini, et c’est bien sûr Cabu et Wolinski qu’on
Pédophile, ce monde, car non pédagogique, son contraire ; société qui Paris, Union Générale
assassine.
d’Éditions, collection 10/18,
n’écoute pas sa jeunesse et qui ne la supporte que publicitairement désirable 1970, p. 373.
Les historiens diront un jour ce que le sida a autorisé comme régression
et silencieuse. Refus des jeudis soir comme de l’expression de leurs aspirations
dès le début des années quatre-vingt dans la sexualité qui se libérait alors
qu’on réduit à néant en les sous-employant ou en les rejetant aux marges
tout juste du carcan de la jurisprudence judéo-chrétienne grâce, précisément,
du travail. Ces phrases sonnent très « années soixante-dix » diront les mêmes
aux combats des années soixante-dix.
détracteurs, mais il nous faut bien dire que lorsque Claude Boudeau rampe
en Grèce, nu avec une tête de thon tranchée sur la tête, c’est qu’il dit au monde Les arts n’échappent pas à cette histoire et, même s’ils peuvent constituer
que celui-ci reste totalement sourd aux cris de sa propre jeunesse et que parfois un ultime îlot de résistance, ils sont pour les plus « plaisants » devenus
l’agitation sympathique du bistrot n’empêchera nullement le jeune poisson essentiellement des parangons de vertu.
d’agoniser à l’air libre dans l’indifférence générale et les papotages. Du corps, mais pas trop, semblent manifester ces pseudo performeurs
La philosophie peut s’inquiéter de cet assourdissant silence il n’est qui agissent alors comme ces senseurs qui établissent, sans rire, la distinction
pas sûr que sa clameur reste longtemps confinée dans les seuls arguments entre différentes tailles de sexe masculin pour déterminer à partir de quand
d’un débat esthétique. l’érection peut être dite patente et là supporter légitimement, selon eux,
la censure.
La performance est un art fondamentalement « situé », car notre corps,
même le plus nu, dit encore la communauté et la civilisation auxquelles il Nu mais convenable, sans poil ni semence ni encore moins sang.
appartient, il manifeste son bassin de civilisation dans son plus contemporain Oubliée la Démeter-Madame Poule, dénoncé le coq/cock de Steven Cohen sur
état de développement, c’est-à-dire dans son questionnement le plus violent le parvis du Trocadéro. Pas de Woodstock et de bains de boue au royaume
ou sous-jacent. Encore une fois, il parle toujours « de quelque part », auraient de la téléréalité.
dit les années soixante-dix. Ainsi la performance qui nous intéresse, celle-là même que l’on cri-
Ainsi on assiste à un retournement théorique essentiel : ce sont tique en lui accolant la caractéristique réputée infamante des années soixante-
les performances qui se présentent au contraire comme muettes et sourdes dix, a, elle, un sexe (parfois même les deux à la fois), en tous cas un sexe
à ces problématiques sociales ou politiques qui sont, elles, illustratives désirant, et le montre. Les King’s Queer et Luce de Tetis désirent plus
et ornementales. Peu importe qu’elles se parent d’on ne sait quelle recherche qu’ils ne délirent et n’imagineraient pas sans répugnance ou ironie s’installer
ontologique aux accents vaguement phénoménologiques (souvent dans dans ce qu’il faut bien appeler de son nom : l’académisme d’un corps sans
le vocabulaire du cartel seulement), elles ne font que « couvrir de guirlandes chair, d’une nudité empêchée / sans péché.
de fleurs les chaînes dont les hommes sont chargés », aurait dit le Rousseau À l’heure où ces critiques sont proférées, on rêverait presque non
du Discours sur les sciences et les arts. sans ironie d’un État encore plus policier où tous les sites visités des mêmes
Se complaire dans un silence élégant et convenu, c’est se taire devant commentateurs tartuffes seraient publiés au grand jour...
certaines réalités qui font et fondent pourtant notre situation au monde Les années soixante-dix de Marcuse à Reich ont non seulement
et c’est en fait fredonner tantôt des chansons de variétés ou des hymnes prôné, mais expérimenté la sexualité comme un terrain libératoire, le corps
militaires, tantôt des cantiques religieux, espérant ainsi étouffer les cris des désirant se faisant vecteur de la transformation de soi vers un sujet libre et,
faibles plutôt que de se laisser pénétrer et traverser par eux. La performance par là, vers le citoyen d’une nouvelle organisation sociale. Il y avait du Fourier
ainsi fièrement « insituée » et si haineuse envers « les années soixante-dix » dans ces actes-là6.
est étymologiquement condamnée à n’être jamais enthousiaste.

104 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 105
Les hippies font l’amour dans le même mouvement qu’ils font com- 7.   « Comme la peste, le laisse nous repaître de son éternel et si cru basculement, « cul par-dessus tête »
théâtre est donc un formidable
munauté et c’est sans doute cette effrayante propension à refuser d’enfermer appel de forces qui ramène dit l’expression commune. La performance s’attache au pilori de nos rêves
l’esprit par l’exemple à la source
le sexe en l’intime qui plonge dans l’effroi notre société du contrôle. Société de ses conflits, » Antonin
de domination ou de soumission les plus enfouis et se déploie tel le cri du
qui, hélas, forme le quotidien de nos travaux et de nos jours. Artaud, « Le théâtre et la peste », torturé ou du jouisseur. Si cette violence-là inquiète, alors il faut s’en réjouir
dans Le Théâtre et son Double,
Le réputé le plus intime, le plus ordinairement « encaleçonné », fait Paris, Gallimard, 1964. profondément, car c’est précisément là la marque de sa pertinence
8.   « Travaillez maintenant,
communauté ne serait-ce que dans la capacité du désir de s’aventurer hors jamais, jamais : je suis en grève.
et, en définitive, de sa nécessité.
Maintenant, je m’encrapule
des barrières sociales déterminées. Il ne faut pas oublier que la pire chose pour le plus possible. Pourquoi ? Obscène est ainsi nécessairement le performeur qui tend à montrer
Je veux être poète et je travaille
l’apartheid – cette hideuse doctrine du développement séparé des cultures – à me rendre voyant : vous
ce que d’ordinaire l’on cache ou que l’on ne montre que de temps en temps sur
n’était évidemment pas l’existence de tribus, mais au contraire la possibilité ne comprendrez pas du tout un théâtre apprivoisé en codes scéniques et dans l’affreuse bienséance de
et je ne saurais presque vous
du couple mixte, ce que les Nazis condamnaient à mort également. expliquer. Il s’agit d’arriver la représentation bourgeoise (adjectif des années soixante-dix désignant une
à l’inconnu par le dérèglement
Ainsi, organiser à l’insu du contrôle social des connivences entre des de tous les sens. » Arthur classe de possédants ayant en haine le corps et son désordre et, par là, tout
Rimbaud, « Lettre à Georges
êtres qu’on souhaiterait distinguer et compartimenter s’avère un formi- Izambard, 13 mai 1871 », dans
art qui s’en réclame et qui ne s’épuise pas dans sa valeur marchande...).
dable démenti à l’ordonnance en question. Tant que Benoît et Djemilla ou
Lettres de la vie littéraire C’est dehors que l’artiste opère bien plutôt, non sur scène, mais en compagnie
d’Arthur Rimbaud (1870-
Saïd s’aimeront, l’inquiétude régnera chez les racistes de tous bords. Pasolini, 1875), Paris, Gallimard, coll. de ses compères, « perdants magnifiques » et pestiférés, tous les Antonin
L’Imaginaire, 1990.
comme Le Caravage avant lui, s’unit à des corps que l’appartenance à sa Artaud et Pierre Guyotat du monde7.
classe aurait dû lui interdire, pour aimer embrasser des bouches sans dents Le troisième impensé de cette invective historique est de sous-entendre
ou trouver belle à pleurer une madone de bordel, ils en seront, douteusement, que rôde autour de ces performances moquées une forte odeur de drogue.
tous les deux « punis ». Certaines performances forcément hystériques seraient, à en croire
Les penseurs d’extrême droite n’ont de cesse aujourd’hui de vouloir nos contempteurs, toujours plus ou moins le fruit de l’ivresse et de l’état second
briser le lien entre sexualité et politique, car ils savent ce que celui-ci à forte présomption vénéneuse.
représente comme danger à leurs a priori sectaires. Mélangés voluptueuse- Les années soixante-dix et Timothy Leary ont effectivement tout
ment étaient donc au contraire les jeunes gens des années soixante-dix, expérimenté du peyotl au lsd, et l’on évoque non sans satisfaction la liste des
et l’on ne peut que parfois s’étonner que certaines performances d’Yves Klein « overdosés » qui, de Jimmy Hendrix à Jim Morrison, ont, comme les sexuel-
ou certains happenings d’Allan Kaprow aient pu être organisés et mon- lement déviants cités plus haut, été bien « punis » eux aussi.
trés sans que les vindictes de la censure se soient manifestées, ce qu’elles
« Années soixante-dix » désignerait donc ici cette propension méphi-
feraient évidemment aujourd’hui.
tique à chercher dans l’abus de substance légale ou la prise de substance illégale,
La performance sexuée est donc peut-être « années soixante-dix », mais la capacité à ainsi s’excéder en lieu de se recueillir. Pour le dire autrement,
c’est alors un titre de gloire dont elle doit s’honorer. il y aurait des performances qui sentiraient le tofu, le jus de carotte et
Faire de son corps ce qu’il est, à savoir une bombe à retardement le respect de soi et d’autres qui sentiraient trop fort la vinasse, quand elles ne
de désirs et, inversement, un réceptacle inévitable des concupiscences exté- fleureraient pas bon la proximité des tribunaux.
rieures, est la preuve d’une authentique lucidité. Accepter ces forces qui « Années soixante-dix » serait ici, et c’est évidemment essentiel, plus
nous animent et nous font vivants (et qu’on les nomme « libido » ou ou moins synonyme d’illégal.
« Wille zur Macht » importe peu en fait), c’est refuser de faire de son corps
Or précisément ce soupçon, là encore, se fait qualité immense s’il signi-
l’étendard de valeurs extérieures, mais bien à l’inverse travailler, en et par lui,
fie que le performeur est prêt à se sacrifier, au sens moins bataillien que
sans le nier dans ce qui fait son âpreté ou parfois même son ridicule.
rimbaldien du terme.
Tortillant, bestial et bouillant, la performance a affaire aussi à ce
Ce fameux long et parfait dérèglement de tous les sens de la lettre à
corps-là et, si être « contemporain » c’est oublier Bataille, alors nous devons
Izambard8 désignait déjà un tragique programme : le haschich, l’amour homo-
être fiers de notre anachronisme. « On saura un jour que Bataille est un
sexuel et passionné avec Verlaine, et peut-être même déjà la continuation de
de nos plus grands philosophes », disait Michel Foucault, et ce temps-là est
la poésie par d’autres moyens, le trafic d’armes à Harare.
peut-être paradoxalement venu.
Le performeur ainsi voué aux gémonies des années soixante-dix est
Le corps, le nôtre exactement, se tord de désir, aspire à être
essentiellement rimbaldien dans son refus de concevoir que son œuvre puisse
battu et ensanglanté, à tourner au sein de machines qui n’ont plus rien à voir
le laisser indemne.
avec la sage ordonnance de Vitruve, et Nikolaos Stathopoulos nous

106 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 107
L’idée, si bienséante, que l’art serait un travail n’a plus cours ici 9.   Claude Lévi-Strauss, comme « années soixante-dix » est un privilège de « pieds poudreux ». Repro-
1952, Race et histoire, Paris,
et, a contrario, le « ne travaillez jamais ! » de Rimbaud que Filliou et Debord unesco et 1987, Paris, Denoël che en forme de reconnaissance majeure qu’adressent de pauvres sédentaires
(Folio Essais).
reprendront après lui prend un sens bien singulier. Chaque performance 10.   « C’est le chemin inverse
qui confondront toujours ces embarquements aventureux et sans retour
exige en effet qu’on accomplisse un retour fort aléatoire, comme lors des anciennes écoles théâtrales ; possible à l’identique avec de simples déplacements, déplacements qui
au lieu d’aller de la personne
d’une redescente après un « fix », par exemple, ou une énorme cuite, sans au personnage – comme prennent souvent chez eux (le mot est si éloquent) des allures de « résidences ».
croyaient faire ces écoles –
que celui-ci ne garantisse jamais qu’on retrouve son état initial. On ne quitte le panique essaie d’arriver
« Les choses finissent toujours par dire ce qu’elles sont », disait Lacan.
pas sobrement l’atelier pour remettre à plus tard ou reproduire dans une du personnage qu’il est (par
D’ailleurs, et pour achever les acceptions que sous-tend ce reproche
l’éducation anti panique
tranquille protection de soi son acte performatif. implantée par les “augustes”)
d’être « des années soixante-dix », après l’engagement, la sexualité et
à la personne qu’il renferme. »
Comme le dit Austin dans sa philosophie analytique du langage, parfois, Alexandro Jodorowsky, le refus du travail, il faudrait aussi bien sûr parler du goût des autres, de la
« L’acte théâtral », dans
dire c’est faire ; le performeur en somme, quand il performe, est comme Le Théâtre de la guérison, Paris, « pensée sauvage ».
Albin Michel, 1995.
celui qui a juré, sa parole l’oblige définitivement, sauf à être précisément par- Souvent congédiée aujourd’hui au prétexte de danger d’exotisme,
jure. Tout performeur véritable dit en effet à sa manière « je le jure » à chaque cette certitude qu’il fallait aller se coltiner des cultures radicalement autres
acte performatif. Car son acte n’est en rien une poiesis, mais bien une (cultures qui seraient sans doute plus proches, pour parler comme l’auteur
praxis qui le transforme en profondeur, comme au tribunal votre serment vous de Race et Histoire9, d’un idéal d’adaptation à la nature qu’à sa pure et
transforme aux yeux de la loi de simple passant en témoin. (Témoin se disait simple domestication et transformation qui nous habitent encore aujourd’hui
d’ailleurs « martyr » chez les Anciens tant porter témoignage pouvait aller pour en Occident jusqu’au suicide collectif) serait purement et simplement ana-
eux avec une capacité à accepter de souffrir.) chronique. Or heureusement, grâce à certains performeurs, cette ouverture
L’accusation ici conçue désigne surtout un monde qui souhaite voir au plus lointain ailleurs perdure en nos temps aveugles qui traitent si aisément
l’art réduit à la fabrication d’objets (virtuels ou non, conceptuels ou de « voyeurs » ceux qui n’entendent pas détourner leur regard de réalités
matériels, peu importe pour le raisonnement) à forte valeur ajoutée. Or, pour dérangeantes.
reprendre la distinction platonicienne, la praxis, véritable création, engage, Marguerite Bobey sait ce que la forêt dense abrite de sagesse et
au contraire de la poiesis, le corps et l’âme tout entiers. En bref, ce n’est pas une pourquoi les peuples qui la font vivre sont précisément en danger de mort,
activité extérieure qui laisserait son auteur intouché. par exemple, tout comme Kendell Geers sait qu’un sangoma n’est pas un
Non, la nudité publique n’est jamais chose facile à assumer pour savant de pacotille. De même, Jay Fox sortira de sa souille en un personnage
celui qui se dépouille, et le retour aux habits-habitus d’après-performance « acéphale » que n’aurait pas désavoué le fondateur de la fameuse société
n’en n’est jamais vraiment un ; de même, le cri ne laisse pas la bouche secrète du même nom. Il est de bon ton aujourd’hui de ne pas lire Castaneda
et le gosier aussi prompts à chuchoter ou à se taire une fois qu’il a été proféré. ou de feindre qu’on ne comprend pas Jodorowsky et son théâtre « panique »
Lorsque Julien Blaine déclare, par exemple, qu’il « faut s’y faire, je vocifère ! », de la guérison. Mais ce que dit ce dernier, expliquant à qui veut encore
il ne parle peut-être pas simplement du temps de la performance. De même, l’entendre que le but d’un acteur n’est pas de faire le voyage de la personne
chez Homère, Ulysse ne « revient » jamais chez lui, si revenir signifie un qu’il est à l’état d’être enfin sur scène un personnage, mais, qu’à l’inverse il
retour à l’état antérieur. Son nom même est d’ailleurs évocateur de cet état doit, créant la panique alentour et en lui, peut-être passer du personnage que
de fait, Ulysse se dit « Odysseus » en grec ancien, son nom est voyage. la société lui impose d’être au vrai être vivant sur la scène, est évidemment
L’épopée du héros, en ce sens, rejoint en quelque sorte le trip du perfor- riche de perspective pour la présente analyse10.
meur, qui ne saurait imaginer un retour « à la normale » après son acte. Et, là Castaneda, chez son sorcier Yaqui, a saisi que regarder n’est pas voir
encore, ce que d’aucuns lui reprochent par « années soixante-dix » interposées, et que, pour voir, comme l’antique Œdipe le chante, il faut savoir être dans
c’est au contraire sa marque d’authenticité la plus incontestable. une cécité face au monde qu’on nous présente.
Si une performance laisse intouché son auteur, c’est qu’elle est aussi Refuser les ombres de la caverne pour voir enfin : les performeurs,
ratée que ces voyages organisés qui seront toujours plus organisés que voyages. ceux précisément qu’on repousse dans les « années soixante-dix », ont raison
Maîtrisée, car trop maîtrisable, elle n’embarquera jamais son créateur d’en appeler à l’exigence du voir et non du regard. Qu’elle soit d’Éleusis
qui ne pourra alors jamais « faire la route » pour rester dans la métaphorique ou du Mexique, de Sibérie ou de Barbès, la rencontre avec des êtres pro-
évocation des années Katmandou. prement illuminés peut, en effet, ouvrir sur des mondes nouveaux,
Rimbaud, Kerouac, ou même le vieil Homère – l’on choisira bien ces « autres terres en vue » que chantait Élie Faure, le vieux critique d’art
l’univers poétique que l’on veut –, mais, une fois encore, se faire désigner au style inimitable.

108 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 109
Adepte de « la philosophie du goéland » de Kenneth White ou « homme-
Un questionnaire oublié ou
11.   Kurt Cobain, « Lettre à
The Advocate, décembre 1992 »,
carrefour » chanté par Édouard Glissant – l’on choisira la « géopoétique » dans Journal, traduction
de Laurence Romance, Paris,

Réflexions sur l’historicisation


que l’on veut –, mais de terres celtes en archipels créoles le performeur 10/18, 2004.
authentique se frotte forcément aux expériences anthropologiques des transes
oubliées ce qui, du fait même de son exigence créative, le rend plus apte
à comprendre et à nous « passer » ce savoir rejeté.
L’on peut bien maudire ces artistes en les expulsant verbalement en un
et la contemporanéité de la
arrière historique, mais l’on ne fera jamais que les confirmer dans ce très noble
et rare rôle de « passeurs ». Ce sont ceux qui pleurent encore avec Gilgamesh
performance
la mort d’Enkidu.
Ainsi, d’accusations sous-entendues d’embrigadement ou d’exotisme,
de prise de drogue ou d’exhibitionnisme facile, d’ivresses en illustrations
ou de redites, l’anathème « années soixante-dix ! » si souvent entendu doit bien
plutôt nous faire réfléchir sur ce que notre temps souhaiterait voir à Barbara Clausen
toute force disparaître de ses écrans de contrôle qu’il choie aujourd’hui jusqu’à
l’écœurement.
Laissons-les, ces insensés, suppôts de l’ordre, mépriser ceux qui,
pour parler comme Cendrars, ont choisi, à vie, de « bourlinguer », les Sophistes
aussi nommaient Socrate « l’extravagant ». Ce texte se base sur un questionnaire qui m’a été envoyé en 2013 sur
le statut de la documentation de la performance et sur l’institutionnalisation
Extravagance pour laquelle, après tout, Walk on the Wild Side
actuelle des pratiques performatives. Mes réponses devaient paraître dans
de Lou Reed pourrait bien avoir été écrite. Tentons alors, fiers des années
un ouvrage collectif de la collection The Shadowfiles, publiée par De Appel.
soixante-dix, de donner raison et de rendre enfin justice à leur rejeton,
Le projet n’a cependant pas vu le jour et, comme cela arrive parfois,
Kurt Cobain, qui écrivait dans son journal : « J’ai collaboré avec
il a été mis de côté. Mais ce questionnaire m’est souvent revenu à l’esprit,
l’une de mes seules idoles, William Burroughs, et je ne me suis jamais senti
surtout lorsque je réfléchissais à l’importance que l’on accorde aujourd’hui
aussi cool11 » !
à la documentation des performances et à la façon dont notre compréhension
de ces sources documentaires a évolué au cours des dernières années.
Les documents et les archives, en tant qu’outils aussi bien que méthodes
de travail et de recherche, sont devenus une sorte de métagenre qui,
de plus en plus, fait office de catégorie générale au sein de laquelle sont
rassemblées les pratiques interdisciplinaires traitant des notions de mémoire,
de présence, d’immédiateté et de direct dans les arts visuels. Au cours
des trois dernières années, j’ai donc continué à actualiser mes réponses
et à les diffuser de manière à en faire un document autonome évoluant en
parallèle des discours et des pratiques sur lesquels il se penche. Une première
version du questionnaire a été publiée dans la revue C-Magazine (numéro
C-129) en 2016. Aux fins de la présente publication, j’ai mis à jour certaines
questions et réponses.

110 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 111
La performance et l’action en direct font partie intégrante de la pratique
de nombreux artistes actuels, à tel point qu’on peut parler d’un réel
renouveau du genre depuis une dizaine d’années. Comment expliquer
ce développement récent ?

barbara clausen Il y a plusieurs facteurs, pratiques et courants qui, à


la fin des années 1990, ont contribué à susciter un intérêt renouvelé et sans
cesse croissant pour les différentes histoires de la performance ; un passé
qui s’appréhende principalement à travers des textes documentaires et
des sources visuelles dont le statut oscille constamment entre documents,
artefacts et œuvres d’art.
Du début et au milieu des années 1990, les Performance Studies et
l’histoire de l’art ont commencé à se demander si les performances historiques
pouvaient faire l’objet de reconstitution, essentiellement à des fins de
recherche et d’enseignement. Cette curiosité hermétique correspondait
aux intérêts artistiques de l’époque, comme la remise en question
des pratiques axées sur la critique institutionnelle, l’avènement de l’esthétique
relationnelle et des pratiques installatives qui cherchaient à mobiliser le
public. Cette évolution a été assimilée grâce à la volonté croissante des
commissaires et conservateurs de musées d’activer l’espace d’exposition
Boris Charmatz, Flip Book, performance tirée de la série « Musée de la danse : Three Collective Gestures (Trois gestes collectifs) », présentée pour en faire un lieu de médiation et de participation. Tout ce qui précède
au Museum of Modern Art de New York, du 1er au 3 novembre 2013. Photo : Julieta Cervantes ; image numérique © The Museum of Modern Art ;
avec l’aimable autorisation de scala / art resource, New York. est le résultat et le reflet de l’intérêt grandissant pour la production de
connaissances et la recherche artistique.
Une autre raison de ce renouveau est la découverte par le marché de
l’art, au milieu des années 1990, de la valeur des nombreux fonds et archives
d’artistes de la performance, de photographes documentaires, de vidéo-
graphes et de cinéastes. Ces archives, souvent sans droits d’auteur clairement
définis à l’époque, se sont rapidement retrouvées dans des collections privées
et publiques, des fonds de centres d’artistes et des archives accessibles au
public. Cela a donné lieu non seulement à l’historicisation, mais également
à l’institutionnalisation des pratiques performatives.
Enfin, dernier point mais non le moindre : depuis le tournant du millé-
naire, on assiste à un glissement de la politique européenne et américaine vers
des valeurs conservatrices et, plus récemment, vers l’extrême droite. Cette
tendance entraîne la nécessité d’agir sur divers plans socioculturels. Le début
des années 2000 a été marqué par un besoin de repenser les paramètres
de la démocratie – littéralement d’essayer de comprendre ce que cela signifie
de prendre position et d’intervenir dans l’espace public, tout en remettant
en question la politique de la représentation et les processus de valorisation
qui ont cours dans les cadres institutionnels. Les événements paradigmatiques
du 11 septembre 2001 et, tout récemment, les élections aux États-Unis
ont eux aussi contribué à cette dynamique. Depuis lors, on assiste à
l’émergence de nombreux mouvements dans le monde contre la machine de la
guerre, la politique de l’oppression et de l’exclusion et le pouvoir sans limites

Un questionnaire oublié ou Réflexions sur l’historicisation


112 et la contemporanéité de la performance Barbara Clausen 113
du marché qui, en dépit des krachs boursiers et de la sensibilisation accrue entre le direct et le médiatisé, l’original et la reproduction, devient obsolète
des consommateurs, domine les politiques culturelles. Chacune de ces en tant que cadre dialectique, mais elle conserve son intérêt en tant que
causes offre un espace propice à la prise de conscience du pouvoir d’agir et de relation corrélative.
l’effet et des conséquences des actions possibles. On peut dire que la relation dialectique et binaire entre le direct et le
Bien que ces contextes et développements culturels, qui ont favorisé médiatisé est devenue de plus en plus obsolète ; on pourrait même avancer
un intérêt soutenu pour la performance, fassent l’objet de débats et de recher- qu’elle l’a toujours été. Le plus important est d’examiner comment les artistes
ches théoriques et pratiques, ils continuent d’avoir une incidence sur la façon abordent cette synthèse entre le direct et le médiatisé, et donc de se demander
dont les pratiques performatives sont mises en images et sur les effets de comment la spécificité du lieu et du moment de l’exposition, en tant que
leurs documentation, archivage et reprise. Notre conception de la performance médium performatif en soi, est traitée, interprétée et reproduite dans ce qui
et de son histoire s’en est trouvée modifiée, passant d’une approche fondée devient sa propre image, entre le spectateur et l’action.
sur le corps à un médium hybride et à une pratique discursive qui fonctionne
à la fois comme un outil, un modus operandi et une méthode de travail.
La liste des raisons qui expliquent cette évolution est loin d’être Qu’est-il possible ou impossible d’enregistrer, de documenter et d’archiver
complète. Les facteurs qui ont joué un rôle déterminant dans l’essor socio- d’une action ou d’une performance donnée ?
politique et économique de la performance – ainsi que l’histoire l’a démontré
depuis le début du xxe siècle – varient continuellement, tout comme les b Lorsqu’on regarde la quantité remarquable d’écrits et de matériel visuel
œuvres concernées. Cette histoire et ces pratiques reflètent non seulement qui existe sur l’histoire de la performance depuis les années 1950,
notre conception de la performance, mais aussi la façon dont ce mode on constate que l’essentiel de ce matériel a été produit, diffusé et
d’expression influence notre conception du direct, dans un échange constant archivé grâce aux efforts considérables d’artistes, de photographes profes-
entre ceux qui interrogent et ceux qui décident de répondre. sionnels, de chroniqueurs, de témoins et d’institutions. La photographie,
le cinéma, la vidéo, l’Internet et les médias sociaux ont accéléré ce processus
de reproduction et de diffusion immédiate. La corrélation entre la mise
en scène d’une image pour la caméra et la captation d’un événement
Quelles sont les distinctions qui demeurent entre la performance
avec la caméra a disparu, de sorte qu’elle échappe à la relation dialectique
« originale » en direct, unique et non reproductible, et une performance
et antagoniste de la revendication d’authenticité.
ou pièce théâtrale ?
La question de ce qui n’a pas été enregistré, ou qui ne peut être
b La question de l’originalité ou de l’authenticité de la performance enregistré, documenté ou archivé, nous amène à nous demander ce qui peut
a toujours été une affaire d’interprétation idéologique et de stratégie motiver un individu à refuser délibérément que des traces soient conser-
d’inclusion et d’exclusion, lesquelles changent constamment au fil du temps. vées. Il s’agit alors d’une question conceptuelle, comme dans le cas bien
La performance se situe à la jonction de l’opposition et de la connu de Tino Sehgal. Cela a toutefois donné lieu à une avalanche d’images
contre-manifestation et a toujours, depuis ses débuts au xxe siècle, été ancrée non autorisées, de blogues, de descriptions et de commentaires ; une sous-
dans le champ de tension de trois sphères d’expression médiale distinctes : économie d’images découlant de la décision par un artiste de refuser
premièrement, la perception et l’expérience du corps ; deuxièmement, la toute production d’images et d’objets. Un autre exemple intéressant
reproduction de l’acte par l’entremise des médias analogiques, puis numéri- est celui de Tania Bruguera, qui s’intéresse précisément à cette dynamique
ques ; et, troisièmement, la diffusion et la réception publique grâce aux et au capital symbolique des images documentaires en lien avec sa pratique
différents médias de masse, allant des journaux à l’Internet. du direct. Dans le cadre d’un projet réalisé à la Tate Modern, Bruguera a
Ces processus interreliés suivaient autrefois un ordre chronologique ; inversé le processus d’autorisation entre le public et l’institution en accordant
ils se déployaient dans le temps, et différents auteurs et protagonistes le statut d’image officielle à toutes les images prises par le public, tout
intervenaient. De nos jours, en raison notamment des médias sociaux, en limitant à une sélection restreinte le droit d’utilisation et de diffusion
ils apparaissent simultanément sous la forme d’événements médiatiques par l’institution.
à plusieurs niveaux. Cela a provoqué l’effondrement des frontières entre
les couches de temps et a mené à l’assimilation accélérée de l’acte performatif
lui-même, dans sa forme médiatisée. De ce point de vue, la relation

Un questionnaire oublié ou Réflexions sur l’historicisation


114 et la contemporanéité de la performance Barbara Clausen 115
Dans quelle mesure est-il possible ou impossible de reconstituer, d’activer NOTES (pensons à Yves Klein et James Lee Byars lançant tous deux de l’or dans
. l’artiste peut construire
ou de recontextualiser une performance ? 1.   « If you believe in the l’ uvre les airs), lorsque le certificat d’authenticité rattaché aux pratiques
sacred authenticity of the original, . l’ uvre peut etre
then by definition no redo could fabriquee conceptuelles, souvent immatérielles et de nature performative, est devenu
b Comme l’a fort justement souligné l’historienne de l’art Carrie Lambert- threaten it; if you think perfor- . l’ uvre peut ne pas etre non seulement une preuve d’achat, mais bien l’objet de propriété (le certificat)
mance is always already mediated, realisee
Beatty, la question de savoir si les performances historiques peuvent ou then live bodies are as much chacune de ces propositions et le script d’éventuelles reconstitutions. Cette idée est clairement énoncée
non faire l’objet de reconstitution ne devrait pas reposer sur la notion a form of representation as any etant equivalente et
et mise en œuvre dans la Declaration of Intent (Déclaration d’intention)
other. » Carrie Lambert-Beatty, conforme aux intentions
d’authenticité de l’original. « Against Performance Art », de l artiste, le choix
de Lawrence Weiner :
in Artforum International, des conditions depend
New York, vol. 48, nº 9, mai du recepteur au moment
« Si vous croyez à l’authenticité sacrée de l’original, alors par définition les de la reception 
2010, p. 211. . the artist may construct the piece
reprises ne peuvent constituer une menace ; si vous pensez que la performance est déjà Lawrence Weiner, Declaration
of Intent, 1968. (Traduction 2. the piece may be fabricated
une médiation, alors le corps vivant est une forme de représentation comme toutes Lawrence Weiner)
3. the piece need not be built
les autres1. »
each being equal and consistent with the intent of the artist,
En somme, tout peut être reconstitué, au sens où le passé peut être
the decision as to condition rests with the receiver upon the occasion
réinterprété, mais on doit préciser clairement dès le départ quelle perspective
of receivership 2
est adoptée (celle de l’artiste, des documents, des témoins). L’impossibilité
de la répétition dépend de la façon particulière dont chaque participant passé,
présent et futur (indépendamment du fait qu’il soit performeur, témoin,
lecteur ou spectateur) anticipe l’événement, le vit et y réagit. De nos jours, des artistes réinterprètent ou revisitent des
performances « emblématiques » ou canoniques, et la pratique de divers
artistes et commissaires intéressés par la performance a inspiré
Les premiers adeptes de la performance semblaient opposés à l’élaboration de protocoles. Comment une performance change-t-elle
certains mécanismes du marché de l’art qui mettaient l’accent sur l’objet du fait d’être présentée dans un nouveau contexte ou interprétée
en tant qu’œuvre d’art par excellence, en tant que marchandise. par un autre artiste dans un lieu différent ? Et quel est son lien avec la
À l’origine, les performances étaient la « propriété » de l’artiste et performance originale ?
« signées » par ce dernier, qui en était l’auteur. De nos jours, les artistes
utilisent des scripts et des scénarios ; ils recourent à des acteurs et répètent b Un bon nombre d’artistes qui pratiquent la performance aujourd’hui
leurs performances. S’agit-il d’une « simple » redéfinition ou d’une s’inspirent de l’histoire et des historiographies plus nuancées de
réarticulation du médium ? la performance en recourant à des stratégies de reconstitution et
d’appropriation. Dans certains cas, ils oscillent entre l’intention « originale »
b Cette question revêtait une grande importance à l’époque où la vague de l’artiste, la revendication d’authenticité des témoins et les documents
des reconstitutions a commencé, vers le milieu des années 2000, mais historiques officiels. Dans d’autres cas, mus par quelque chose qui se
aujourd’hui, l’idée voulant que l’immédiateté d’un événement représente situe entre la nostalgie et la stratégie commerciale, ils réinterprètent
forcément un geste anti-institutionnel et anticapitaliste pourrait être simplement des images d’œuvres devenues célèbres dans le canon
trompeuse. De la même manière, la transposition d’un événement en direct de l’histoire de l’art. Le désir de s’approprier et de revisiter une performance
sous la forme d’une photographie, d’un objet ou d’une installation n’obéit historique donne la possibilité d’effectuer une réflexion critique, c’est-à-
pas nécessairement aux règles du marché. Le fait de devenir visible ou dire qu’il permet de s’interroger sur ce que le renouveau de la performance
d’adopter une forme ou un statut matériel n’empêche pas une œuvre d’être révèle sur un monde de l’art de plus en plus déterminé à saisir la politique
subversive. Cela mène aussi à la fausse et naïve conception et catégorisation du quotidien à l’intérieur de ses murs. Dans le meilleur des cas, le rapport au
de la performance en tant que genre éphémère et, de ce fait, critique. passé ne se caractérise pas par la compétition ni l’admiration ;
Malgré la connotation initiale critique et anticommerciale du terme, le fait il témoigne plutôt d’une volonté de poser de nouvelles questions et
de qualifier certaines œuvres d’éphémères a aussi permis d’exclure des artistes d’apporter des points de vue inédits et des histoires parallèles qui mettent
d’avant-garde du canon hétéronormatif majoritairement blanc pendant des en évidence les enjeux actuels de l’émancipation politique. Cela est d’autant
décennies. plus vrai lorsque certains procédés et modes de fonctionnement comme
La réalité financière de l’« absence de valeur marchande » de la perfor- la répétition issue du théâtre postdramatique ou la politique du montage
mance a pris fin au moment même où elle a commencé, dans les années 1950 cinématographique sont transposés et utilisés aux fins d’itération,

Un questionnaire oublié ou Réflexions sur l’historicisation


116 et la contemporanéité de la performance Barbara Clausen 117
d’appropriation ou de reprise d’une performance dans un contexte 2.   Voir Barbara Clausen, Maintenant que la performance refait surface sous une multitude
« Parallel Times – Whether
d’exposition. Pensons notamment au travail de Jimmy Robert, Sharon Hayes, One’s Own or That of Others: de formes dans les pratiques artistiques contemporaines, quelle relation
Curating Performance »,
Gerard Byrne, Constanze Rhum, Rabih Mroué et Walid Raad. in Beatrice von Bismarck,
peut exister entre l’artiste de performance ou d’art vivant et le patrimoine,
Tout en reposant sur des approches fort différentes, ces pratiques
Rike Frank, Benjamin Meyer- les collections ou le musée ?
Krahmer et al. (dir.), Timing:
On the Temporal Dimension
témoignent d’une conscience du fait que tout acte d’appropriation changera of Exhibiting, Berlin et
b L’institutionnalisation actuelle des pratiques performatives,
nécessairement notre lecture de l’œuvre originale. Cela permet notamment New York, Sternberg Press,
2014, p. 171-186. que ce soit en tant que mode de production ou qu’outil de représentation,
une articulation des processus d’inclusion ou d’exclusion qui témoigne
influence la façon dont la connaissance est traitée et transmise au sein
à la fois du passé et du présent.
des institutions et par l’entremise des expositions. Le lieu de sa monstration
dans le contexte d’une exposition joue un rôle majeur dans cette évolution.
Les expositions constituent un espace d’exploration et d’intervention
Des entretiens avec certains des premiers artistes de performance, ainsi qu’un moyen d’expression pour les artistes. Ces dernières années,
des documents, des photographies et des enregistrements de les artistes, les chorégraphes et les commissaires en sont venus à
performances sont désormais intégrés (ou peuvent l’être) à de nouvelles percevoir l’exposition comme un environnement propice aux pratiques
performances, à des expositions et à des collections muséales. critiques et transdisciplinaires, où l’on observe de plus en plus de
Comment ces archives peuvent-elles donner lieu à une expérience rapprochements conceptuels entre le performatif et l’archivé. Ce croisement
« vivante » et inédite ? des approches performatives et conceptuelles permet aux artistes d’« exposer »
les complexités et les défis auxquels font face les producteurs culturels
b La profusion de textes d’histoire de l’art et d’archives visuelles pour qui l’authenticité et la reproduction sont des questions importantes.
et sonores sur la performance depuis les années 1960 est aujourd’hui Le lieu d’exposition offre par conséquent la possibilité d’activer la
une composante à part entière des pratiques critiques de l’art performatif tension entre l’expérience épisodique et l’expérience sémantique. Je pense aux
et constitue une source intarissable de connaissance et d’inspiration. travaux d’artistes tels que Sharon Hayes, Paulina Olowska et Tris Vonna-
Cela a mené à une réflexion de plus en plus critique sur la linéarité narrative Michell, de chorégraphes comme Noémi Solomon, Boris Charmatz
de la performance et sur son institutionnalisation actuelle en tant que et Xavier Le Roy, en ce qu’ils nous permettent d’être témoins de la façon
processus tributaire de sa reproduction médiale. Les artistes qui recourent dont nous expérimentons la connaissance, par exemple en exposant une
à une approche documentaire tournée vers le passé, en exposant des archives performance historique tirée d’une collection ou d’archives (pouvant provenir
visuelles ou en s’entretenant avec des témoins de performances passées, aussi bien d’une bibliothèque que d’Internet), en produisant de nouvelles
rendent de plus en plus floue la dichotomie entre l’actif et le passif en performances pendant une période donnée ou pour une série d’événements,
ce qui a trait à l’institution, à l’artiste et au spectateur. Le point de départ ou en invitant des artistes et des danseurs à prendre part à une chorégraphie
de l’art performatif résidera à l’avenir dans l’intégration consciente des ou à une performance emblématique. Cette mise en relief des pratiques
discontinuités, des attentes, des échecs et des ruptures qui sont habituel- autoréflexives de l’art performatif ainsi que de ses modes d’existence
lement écartés du processus d’historicisation. fondés sur le temps et sur le processus s’opère tout aussi bien à l’intérieur
Une approche possible consiste à transposer la politique institution- qu’à l’extérieur du médium de l’exposition.
nelle de la performance dans le musée et l’espace d’exposition, et de réécrire À mesure que les pratiques et les discours de l’art performatif
ainsi l’histoire d’une institution en parallèle à l’art qu’elle présente et aux et du commissariat s’entrecroisent, la mise à profit du cadre spatiotemporel
discours qu’elle met de l’avant, en juxtaposant l’histoire officielle à des histoires de l’institution et de son engagement croissant en faveur de la programmation
oubliées dans la mise en scène des œuvres. Les travaux de Sophie Bélair d’événements en direct permet d’ouvrir de nombreuses possibilités.
Clément, Tanya Lukin Linklater, Andrea Geyer, Babette Mangolte et Sarah Cela devient particulièrement avantageux lorsque la question de la revendi-
Pierce offrent des exemples probants de cette approche. Tous remettent cation d’authenticité est non pas débattue dans le cadre classique de la
en question la revendication d’authenticité de la performance et la relation dialectique, mais plutôt discutée, développée et transposée
politique de l’éphémère en relation avec le pouvoir de l’archive et l’exposition sous forme de corrélation fructueuse au sein des diverses composantes
en tant que lieu de mise en valeur 3. d’une exposition, d’un colloque, d’une publication ou d’une série de
performances. L’exposition, en tant que mode performatif en soi, peut tout
à la fois servir d’avant-scène, de contexte contingent et de lieu de production,

Un questionnaire oublié ou Réflexions sur l’historicisation


118 et la contemporanéité de la performance Barbara Clausen 119
de médiation, de contemplation et de réception des connaissances.
Cela s’avère particulièrement lorsque les performances peuvent se déployer Rosée, un réseau d’actions
de Jean-Pierre Le Goff
dans le temps dans une institution et échapper ainsi aux paramètres
de l’événement présenté à l’occasion d’un vernissage. Mentionnons à titre
d’exemple, les projets de commissariat « If I Can’t Dance » à Amsterdam,
« Akira » à Édimbourg ou l’exposition performative itinérante
« La monnaie vivante / The Living Currency (2006-2010) » organisée par
Pierre Bal-Blanc, ainsi que mes propres projets de co-commissariats
au mumok Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, à Vienne et à la Tate
Modern, à Londres. Ces initiatives ont conduit à la création de départements, Valentine Verhaeghe
de programmations régulières et d’institutions consacrés aux pratiques
performatives, notamment au Whitney Museum, au Museum of Modern
Art ou encore au Van Abbemuseum à Eindhoven, à la Tate Modern à Londres,
sans oublier, bien sûr, au Musée de la danse de Charmatz à Rennes et,
prochainement, à The Shed à New York, ... Et la liste continue de s’allonger...
encore et encore.

Texte publié en anglais (2016) dans cmagazine 129, traduction française par Nathalie de Blois.

Un questionnaire oublié ou Réflexions sur l’historicisation


120 et la contemporanéité de la performance Barbara Clausen 121
Action réalisée durant la nuit du NOTES

1.   Les personnes citées

30 avril au 1er mai 1990, dans une prairie par J.-P. Le Goff dans un
document préliminaire sont :
Daniel Lines, Daniel Daligan,

située sur la commune de Rosey, en Christian Dautriche, Gilbert


Descossy, Michel Bondon,
Philippe Soriano, Robert

Haute-Saône. Un groupe d’artistes et Lagarde, Pierre Marquer,


Guy Flandre, Christine
Delcourt, Claudette Lucand,

de poètes a été contacté au préalable par Jean-Marie Bassot, Michèle


Bachelet, Fanny Viollet, Peter
Kràl, Oscar Borillo, Krzysztof

Jean-Pierre Le Goff, pour prendre


Fijalkovski, Alain Sonneville,
Sylvie Cao Van, Patrick Bailly-
Maître-Grand, Valentine

part à l’action1 : il s’agissait d’être présent


Verhaeghe, Michel Collet,
Gabriel Zimberlin, Françoise
Soriano, Henri Monnier,

aux premières lueurs du jour, au beau


Martine Amalvict, Philippe
Perez, Gérard Vanthier, Alain
Vallegeas. 

milieu de la campagne, afin d’y recueillir


la rosée. L’action ne sollicitait pas de
spectateurs, mais des participants.
L’action est nommée Rosée ascendante.

[Fig. 1] Jean-Pierre Le Goff, Rosée ascendante, page dactylographiée, reproduite en photocopie, 1990.
 Collection particulière.

122 Rosée, un réseau d’actions de Jean-Pierre Le Goff Valentine Verhaeghe 123


Les archives des années 1990 de Jean-Pierre Le Goff comprennent 2.   Jean-Pierre Le Goff,
Rosée ascendante, page
un grand nombre de bulletins de correspondance, qui constituent un corpus dactylographiée, reproduite
en photocopie sur papier de
littéraire, indissociable du vaste agencement constitué d'actions, de propo- couleur rose, 1990. Collection
sitions et d'installations réalisées par l'artiste durant ces années. Ce sont particulière. [Fig. 1]
3.   Jean-Pierre Le Goff,
le plus souvent des bulletins d'une seule page, dactylographiés et reproduits Rosée ascendante, compte-rendu,
quatre pages dactylographiées,
en photocopie, sur des papiers de couleur, de format standard A4 ou A5. reproduites en photocopie
La plupart de ces documents tenaient lieu d’invitation à participer à l'événe- sur papier blanc, 1990.
Collection particulière.
ment et étaient adressés à quelques correspondants, tout en contribuant 4.   Jean-Pierre Le Goff,

à la conception poétique et conceptuelle de l’action et à sa mise en œuvre. CoQuillages, Saint-Loup-de-


Naud, Éditions Des Grands
Ils scandaient les développements et la multiplicité de ce qui peut être Champs, 2014.

considéré comme un processus activé dans une économie de moyens radicale.


Pour l’organisation de l'événement Rosée, ce sont trois bulletins qui,
en amont, furent adressés à un collectif d’artistes dans la région Est de
la France, proches de Rosey et susceptibles d'accompagner l’action sur le site.
En décembre 1989, une première lettre, manuscrite, adressée à chacun
des membres du collectif précisait quelques points pratiques et mentionnait
le nom des personnes pressenties pour participer à l'action Rosée. Un second
bulletin était une invitation ; enfin, Rosée ascendante, un texte dactylographié
et photocopié sur un papier de couleur rose2 [Fig. 1] fut adressé aux parti- [Fig. 2] Jean-Pierre Le Goff, de face, dans la prairie de Rosey, entouré de quelques participants. Photo : M. Collet.
cipants quelques jours avant l’événement. Ce dernier bulletin proposait
à chaque participant d'apporter un objet avec lui ou de l'adresser au préalable
à J.-P. Le Goff qui se chargerait de l'apporter sur le site, où chacun des
objets serait déposé dans le champ vers vingt-trois heures le 30 avril 1990
afin de recueillir la rosée ; et les premiers effets de la rosée devraient être consta-
tés vers quatre heures du matin.
L’événement terminé, J.-P. Le Goff adressa un texte de quatre
pages en forme d’un compte-rendu à tous ses correspondants et aux co-acteurs
de l'action Rosée 3. Quelques photographies et des objets – des récipients,
ayant servi à l’action, complétèrent la documentation de l’événement [Fig. 2],
[Fig. 3].
L’art en acte de J.-P. Le Goff s'est ainsi disséminé, pendant plusieurs
années, au travers d'événements restreints difficilement identifiables
– tel que Rosée – et partagés au sein de tout petits groupes, hors institution,
parties émergées d'une fiction poétique au devenir imprédictible dont le mode
de communication échappait au systématisme et à l'ambition de l'art
à l'ère de l'information. « Mes idées, écrit Jean-Pierre Le Goff, appartiennent
plus au domaine de la rêverie qu’à celui de la preuve. Tout ici a apparence
d’égarements, d’axiomes aux évidences troubles, de postulats à la viabilité
[Fig. 3] Le Palimpseste de la rosée, papier calligraphié à l’encre noire, déposé dans le pré par J.-P. Le Goff : « Personnellement j’avais prévu quelques
incertaine. [...] J’ai souci de ne point perdre de vue le fonctionnement de la mots calligraphiés sur un carton blanc qui disaient le rapport de la rosée et de l’inspiration. Au lever du jour le carton devait être relevé en faisant
un angle de 45° avec le sol afin que la rosée s’écoule et dilue, ou peut-être pas, les mots. » J.-P. Le Goff, Rosée Ascendante, compte-rendu.
rationalité, bien que je me serve d’elle pour lui faire dire ce qu’elle n’affirme Photo : M. Collet.
pas et qu’elle dissimule dans l’impénétrabilité de ses halliers4. » En suivant une
rationalité de l'égarement, les propositions se déployaient en séries
de figures qui se dépliaient elles-mêmes dans un système global révélé, tenu,
et questionné par le langage et ses jeux.

124 Rosée, un réseau d’actions de Jean-Pierre Le Goff Valentine Verhaeghe 125


Ces figures étaient révélées au fil des rendez-vous dans des lieux qui 5.   Jean-Pierre Le Goff, 10.   Banalyse, Éléments de Jean-Pierre Le Goff a participé à plusieurs actions développées par
La voie des Céphalophores, banalyse, Édition de documents
avaient été choisis pour leur correspondance – faisant lien entre une couleur page dactylographiée, reproduite conçue et établie par Marie- les acteurs de la Banalyse ; en 1985, son nom figure dans les « registres d'émar-
et un son, ou un élément de géographie et un concept, ou une légende en photocopie sur papier de
couleur bleue, 1990.
Liesse Clavreul et Thierry
Kerserho, Caen, Le Jeu
gement du Congrès ordinaire de banalyse » – ive Congrès, et il participera
locale et un tracé et réunies dans des combinaisons de sens proliférantes. Collection particulière. [Fig. 4] de la Règle, 2015. Concernant par la suite à six congrès. Le groupe des banalystes le nommera « délégué aux
6.   Jean-Pierre Le Goff, J.-P. Le Goff, voir p. xxxii
L’événement Rosée, se déroulant à Rosey, était une étape dans un arpentage Préalable sur la perle, et xxxiii . affaires très parisiennes ». Un livre-somme10, publié vingt ans après le
in La Nouvelle Revue Française, 11.   Préface de Pierre Bazantay
de toponymies et de correspondances ponctué par nombre de figures ; ce n° 474, Paris, 1992, et Yves Hélias, in Banalyse,
dernier Congrès des Fades, réunit aujourd'hui l’ensemble des textes et des docu-
furent la Perle, le Fil à plomb, le Rayon du solstice d’été. Ces figures enchaînaient p. 126-155. ibid. ments photographiques des actions banalytiques et permet d'appréhender
7.   Jean-Pierre Le Goff, 12.   Ibid.
ou jouxtaient encore d'autres ensembles, aux frontières ouvertes, telle Rosée ascendante, op. cit. [Fig. 1] 13.   Ibid.
l’histoire de cette aventure collective qui, pour l'essentiel, est à situer
l’image des Vertèbres qui « sont des perles sur le fil de la moelle épinière5 ». 8.   Jean-Pierre Le Goff,
14.   Ibid. entre 1982 et 1991. Le livre est préfacé par Pierre Bazantay et Yves Hélias,
La voie des Céphalophores, op. cit.
Le projet Perles est particulièrement remarquable, prévoyant leur chute 9.   Jean-Pierre Le Goff, Rosée
15.   Ibid. cofondateurs du Congrès ordinaire de banalyse11. D’emblée, ils affirment
depuis le haut de la cathédrale de Strasbourg, le long d'un fil suspendu avec ascendante, compte-rendu, op. cit. qu'ils entendent garder une distance avec les catégories d’auteur ou d’œuvre,
des centaines de perles de couleur que le poète avait « enfilées » selon un préférant les termes d’acteur et d’action qu’ils envisagent comme un engage-
ordre de correspondances chromatiques. L’installation activée devait laisser ment, avec des convictions, certes, « clairement acquises à la critique
s'écouler les perles le long du fil à plomb, mais le dispositif ne fonctionna du capitalisme12 », mais déplacées sur le terrain de l’expérimentation et du jeu.
pas comme prévu, le destin enroula le fil qui bloqua la chute des perles. Leurs questionnements trouvent une origine dans les années 1970 dans le
Cet échec fut intégré à la fiction du projet global et ces moments firent l'objet milieu universitaire et intellectuel de l’époque, leurs références étant pour une
d'un constat et de spéculations6, mais aussi se métamorphosèrent en bonne part le surréalisme et le situationnisme, revendiquant, par exemple,
d’autres actions, en amont de l'action Rosée, « les perles jonchant le parvis la pratique de la dérive : « Il nous arrivait simplement de pratiquer, à
de la cathédrale de Strasbourg préfiguraient déjà la rosée7 ». Un second l’occasion, certaines des nouvelles modalités de jeu qu’ils avaient avancées
exemple, La voie des Céphalophores 8 trouvera son origine dans l’image (les situationnistes), en particulier l’exercice de la dérive qui avait surtout
du Fil à plomb, que le poète projeta sur la carte de France afin de tracer une le mérite de métamorphoser des errances aléatoires en démarches assumées13. »
ligne Nord-Sud. Cette pièce déclenchera plusieurs rencontres et portera Forts de leur engagement politique, les acteurs de la Banalyse
l'action vers d'autres lieux, selon de fausses coïncidences, autant d'extensions vont entreprendre des actions dans un contexte qui, défendaient-ils, appelait
imprévisibles dynamisées par les forces poétiques d'une hagiographie locale, une critique de la postmodernité et de l’idée d’une supériorité du politique
comme par exemple la légende des saints porteurs de tête. Les actions sur la culture. L’événement fondateur de la Banalyse, envisagé comme un
de J.-P. Le Goff exposent une constante réévaluation du quotidien au travers « passage à l’acte » sera le Premier Congrès de Banalyse aux Fades en juin 1982,
d'une lecture des lieux comme porteurs de fictions, du récolement en même temps, insistent Pierre Bazantay et Yves Hélias, « qu’une
d'indices et de l'importance accordée aux signes du banal. Autant d'asso- manifestation qui peut faire fonction d’envers symbolique14  », cette première
ciations dynamisantes puisées dans les phénomènes météorologiques comme rencontre étant organisée le jour de la première Fête de la Musique mise
dans les jeux de couleurs, le paysage, l'intérêt pour la pesanteur, pour en place par le tout nouveau ministère de la Culture à Paris :
un rayon de soleil. Ces relevés font référence à un éprouvé, à la sensation,
ils se combinent au sein d'un système singulier de correspondances À partir de 1981, force est de prendre acte de l’ampleur du triomphe

et d'équivalences, propre à l’artiste, qui pendant plusieurs années explora capitaliste, force est de mesurer l’accomplissement sans frein des volontés de la raison

ainsi les périphéries et le presque-rien. Ce sont quelques-unes des imbrica- marchande et force est de constater les immenses boulevards qui s’ouvrent devant

tions et logiques de sens mais aussi des bifurcations inattendues qui la domination spectaculaire alors que les industries médiatiques se déploient de façon

constituèrent Rosée. accélérée. C’est au cœur de ce premier « constat du désastre » que s’épanouit l’idée
banalytique. Désormais, devant une réalité aussi écrasante, maintenir une position
Une autre particularité est à relever chez cet auteur, soit une écriture
critique ne pouvait reposer que sur des bases extrêmement modestes et à rebours
des constats : « Peu avant le coucher du Soleil nous montâmes en une caravane
des ambitions idéologiques ayant jusqu’alors prétendu « changer le monde ». Le temps
de voitures au champ pour y déposer les objets. J’en étais chargé de 18,
était venu pour la résistance du dérisoire15  ».
je les présentais et les déposais9. » Ainsi, l’ensemble du processus comprenant
l'invitation de témoins-acteurs, une indifférence certaine de l’auteur vis-à-vis Rosée s'inscrit dans cet esprit ; c'est une action du dérisoire, un hommage
de l'effet produit, l’activation de constats, la distance prise à l'égard de à rien, sinon à la rosée de l'aube, constatée en présence de co-acteurs dans
toute action ostentatoire tout en s'écartant des centralités d'une géographie ce « lieu champêtre et nocturne », en ce 1er mai, une action qui ne saurait être
du système de l'art, fonde une authenticité de l'acte qui n'est pas sans rappeler « qu’attention discrète à l’éphémère, à la délicatesse, à l’instabilité du monde
le projet banalytique.

126 Rosée, un réseau d’actions de Jean-Pierre Le Goff Valentine Verhaeghe 127


physique16  » – une vacance dans le territoire d'une géographie dessinée
Danse dans la neige
16.   Jean-Pierre Le Goff,
Rosée ascendante, op. cit.
par un nom. Mais plus encore, il est intéressant de questionner l’espace-temps 17.   Stéphane Mallarmé,

et Les saisons Sullivan :


particulier activé par ces actions, lorsque dédiées au constat de la banalité Divagations, Bibliothèque-
Charpentier, Eugène Fasquelle,
d’un quotidien que l’imaginaire du poète vient ici révéler ; précisément, les pro- éditeur, 1897 p. 256.
18.   Jean-Pierre Le Goff,
positions de J.-P. Le Goff s’inscrivent à l’opposé des produits culturels,

les œuvres de Françoise Sullivan


Rosée ascendante, compte-rendu,
dénoncés par les banalystes pour leur capacité à nous envoyer des injonctions op. cit.
19.   Ibid.
relatives à notre manière de passer du temps.
Le temps, engagé par J.-P. Le Goff, est celui d'une action restreinte,
indicielle, par laquelle le créateur proposait d'explorer un temps autre
et de Mario Côté
que celui de l’administration des choses et qui ouvre à un espace indéterminé
où les notions d’utilitaire et de quantité, voire d'esthétique, seront scrupu- vues depuis la Méditerranée
leusement écartées. Il ouvre un espace pour l'expérience partagée, une scène
de l’écriture « avec l’immunité du résultat nul17  ». Il est de toute évidence
inutile de rechercher un quelconque résultat ; en effet, cette nuit, entre le
30 avril et le 1er mai, ne produisit aucune rosée, c’est ainsi que J.-P. Le Goff
l’écrivit dans son compte rendu : « Nous nous étions donné rendez-vous
à six heures au lever du soleil. Nous fûmes déçus car nous constatâmes une
Armando Menicacci
absence presque totale de rosée18.  » Et l’auteur de finir ainsi par la phrase toute
banale : « Il n’y eut donc pas de rosée ascendante puisqu’il n’y eut aucune
rosée descendante19. »

« Ce que j’éprouve pour ces photos relève d’un affect moyen, presque d’un dressage.
Je ne voyais pas, en français, de mot qui exprimât simplement cette sorte d’intérêt humain ;
mais en latin, ce mot, je crois, existe : c’est le studium, qui ne veut pas dire, du moins
tout de suite, « l’étude », mais l’application à une chose, le goût pour quelqu’un, une sorte
d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière. C’est par
le studium que je m’intéresse à beaucoup de photographies, soit que je les reçoive comme
des témoignages politiques, soit que je les goûte comme de bons tableaux historiques :
car c’est culturellement (cette connotation est présente dans le studium) que je participe
aux figures, aux mines, aux gestes, aux décors, aux actions.

Le second élément vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n’est pas moi
qui vais le chercher (comme j’investis de ma conscience souveraine le champ du studium),
c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. [...] Ce second
élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est
aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum
d’une photo, c’est ce hasard qui me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). »

1
Roland Barthes

128 Rosée, un réseau d’actions de Jean-Pierre Le Goff Valentine Verhaeghe 129


Le mercredi 14 septembre 2016, à l’invitation de Gisèle Trudel et de Nina NOTES 3.   Pour plus de détails de compléter les quatre saisons. Ensemble, ils mènent un grand travail
sur les circonstances qui ont
Czegledy, j’ai animé au Musée d’art contemporain de Montréal une table Page précédente : entouré l’origine du projet, de préparation, de recherche de financement et d’analyse rétrospective de la
1.   Roland Barthes, La Chambre voir le texte de présentation
ronde laser2 intitulée « La reconstitution en danse ». Cette dernière avait pour claire. Notes sur la photographie, de Louise Déry dans l’album
succession temporelle et spatiale à partir des photos de Perron qui les amène
but de réunir les deux coréalisateurs du film Les Saisons Sullivan (2007), Paris, Cahiers du cinéma, Les Saisons Sullivan in fac- à se poser de nouvelles questions. Comme Côté l’écrit : « Finalement, le pro-
Gallimard et Seuil, 1980, simile, Montréal, Galerie
Mario Côté et Françoise Sullivan, ainsi que l’historienne de l’art contem- p. 48-49. de l’uqam, 2010, p. 7, acessible cessus d’analyse des photos a-t-il conduit à une réelle reconstitution ou à une
en ligne à l’adresse : https://
porain Anne Bénichou et la professeure d’informatique et membre du groupe 2.   Les rencontres laser galerie.uqam.ca/fr/publi libre réinterprétation8  ? »
cations-2010/65-les-saisons-
de recherche arc_danse Brigitte Kerhervé. La soirée a débuté par le (Leonardo Arts Science
sullivan-.html (consulté
Evening Rendezvous) sont
visionnement d’un extrait des Saisons Sullivan montrant Danse dans la neige. un programme international le 18 septembre 2017) ; La question du statut notationnel des images qui documentent
de rencontres qui rassemblent Gilles Lapointe, La Comète
Le film avait été motivé par le désir de reconstituer cette fameuse artistes et chercheurs pour automatiste, Montréal, une performance
des présentations informelles Fides, 2008 ; François-Marc
performance improvisée réalisée en 1948. Mon intention ici n’est pas de faire devant un public (http://www. Gagnon, Chronique du mouve-
lasertalks.com). Leonardo ment automatiste québécois André Rouillé interroge de manière intéressante la valeur de trace et d’indice
un compte rendu de la soirée, ni de retracer l’histoire de la performance 1941-1954, Montréal, Lanctôt,
est une revue sur les relations
1998 ; enfin, Claude Gosselin,
de la photographie:
de Sullivan ou encore de faire une analyse détaillée du film. D’autant plus entre la science, la technologie
Françoise Sullivan. Rétrospective :
et les arts dirigée par
qu’avant de recevoir l’invitation je ne connaissais (mea culpa) ni Sullivan Roger F. Malina et publiée Montréal, Musée d’art contem- Le désormais fameux « ça a été » barthien n’est qu’une épure, un être théorique
porain, du 19 novembre 1981
ni sa célèbre Danse dans la neige. Il faut dire qu’en Europe – où j’ai fait mes
par mit Press.
au 3 janvier 1982, Québec,
sans réalité, fabriqué sur mesure, et qui place la photographie sous une quadruple autorité :
Sullivan n’est pratiquement Ministère des Affaires
études – Sullivan est plus connue comme plasticienne et signataire pas mentionnée dans les livres celle de la chose (le « référent adhéré »), celle d’un passé considéré comme un ancien
culturelles, 1981. Cf. Mario
européens d’histoire de la danse, présent, celle de la représentation et celle des substances [...]. La notion de « ça a été »
du manifeste Refus global que comme artiste de performance3. Je vais donc comme celui d’Alessandro
Côté, « Recréer Danse
dans la neige », in Ciel variable,
poser ici un regard venu d’ailleurs sur les relations entre le film et la danse Pontremoli, Storia della danza. n° 86, automne 2010, enferme la photographie dans le carcan d’une problématique métaphysique
Dal Medioevo ai giorni nostri, en ligne : http://cielvariable.ca/
performative de Sullivan. En particulier, je vais explorer les questions Rome, Le Lettere, 2002. recreer-danse-dans-la-neige-
de l’être et de l’existence, elle réduit la réalité aux seules substances, elle rabat les images
Et elle est à peine mentionnée mario-cote/ (consulté le 20
théoriques que suscite ce qui relève, a priori, d’une tentative de recréation dans l’ouvrage d’Isabelle « toujours visibles » sur les choses, et néglige totalement les formes photographiques.
février 2017).
Ginot et de Marcelle Michel,
de cette œuvre. Danse dans la neige pourrait être définie comme une 4.   En 1988, pour l’exposition Or, la photographie, fût-elle documentaire, ne représente pas automatiquement le réel
La Danse au vingtième siècle,

performance furtive4 dansée que Françoise Sullivan a elle-même improvisée


Paris, Larousse, 2008. On parle Mémoire objective, mémoire
et ne tient pas lieu d’une chose extérieure9.
surtout d’elle comme signataire collective. Photographies de
Maurice Perron, celui-ci expose
sur des pentes enneigées près du mont Saint-Hilaire, dans la province du Refus global.
vingt photos de Danse dans la Mais la lecture que Rouillé fait du « ça a été » néglige les guillemets posés
« Comment apprend-t-on neige, dans un agencement très
de Québec, le 28 février 1948. À l’origine, Sullivan avait rêvé de produire à reconnaître une pratique différent de celui que Sullivan par Barthes le sémioticien. À mon avis, ces signes de ponctuation soulignent
furtive ? Par nature,
un cycle complet de danses improvisées sur le thème des quatre saisons. celle-ci s’opère dans le secret.
avait fait dans son album de
ce qui, pour Barthes, tient non pas d’une déclaration à fonction ontologisante,
1977, où elle ne présentait que
À l’été 1947, elle avait déjà esquissé l’été en se rendant sur les rives du Saint- Pour éviter d'être observé, dix-sept photos. mais plutôt d’une mise en évidence du caractère énonciatif du processus
il faut se donner du mal.
5.   Cf. Mario Côté, art. cit.
Laurent aux Escoumins. Puis, à l’hiver 1948, elle réalisa Danse dans la neige. L'art furtif se déguise parfois
de véridiction. Or, si dans une perspective post-wittgensteinienne, sous le règne
pour imiter autre chose, 6.   Ibidem.
Jean-Paul Riopelle, à peine rentré de France, l’avait invitée à le rejoindre s’insérant dans le tissu social 7.   André Rouillé, La Photo- du jeu de langage, l’on peut attribuer une valeur documentaire à une image,
de façon à passer pratiquement
à Otterburn Park, où se trouvait aussi Maurice Perron. Le lendemain inaperçu. Il se sert du langage
graphie. Entre document et art
elle ne peut avoir un statut de document notationnel, un statut de partition.
contemporain, Paris, Gallimard,
de l’arrivée de Sullivan, ils allèrent marcher dans la neige. Il avait plu la veille, et de nos lectures de la ville
coll. Folio, 2005, p. 15. Une partition est l’objet qui garantit l’identité d’une œuvre tout en permettant
en tant qu'espace sémiotique.
et la neige était devenue gelée et dure en surface. Pendant la promenade, Qualifier un geste artistique
différentes interprétations. Or, une série de photos, ou même un film,
de furtif, c'est aussi suggérer
Sullivan repensa ses scénarios d’improvisation en fonction des éléments qui que son intention n'est pas de ne peuvent être un document ayant valeur notationnelle, car elles sont aussi
confronter, tout au moins pas
l’entouraient. Tous les scénarios qu’elle avait imaginés étaient vivifiés par ouvertement. Son caractère poli- l’enregistrement d’une interprétation particulière de cette œuvre. Des clichés
les pentes et les textures du paysage. Riopelle, accompagné de Maurice Perron, tique n'est ni patent ni énoncé ;
ou la captation filmique d’une performance sont l’enregistrement d’au moins
il est enfui dans la nature
devait filmer la performance de Sullivan. D’ailleurs, selon ses dires, même de l'activité. Le furtif
trois choses : le point de vue du preneur de vue, l’œuvre elle-même et une
est une démarche hasardeuse
elle lui proposait de se placer à chaque endroit où elle décidait d’improviser5. puisqu'à l'image de l'ironie interprétation contingente de cette œuvre. Une partition est justement l’objet
il risque de passer inaperçu.
Malheureusement, le film est aujourd’hui perdu, mais il reste les célèbres En revanche, la possibilité de qui permet des interprétations contingentes de l’œuvre en question. C’est un
clichés de Perron6. méprise est précisément ce
qui rend la découverte d'un acte document rendant compte d’une œuvre, mais sans la contingence des inter-
furtif si gratifiant. En effet,
En octobre 2005, Mario Côté rencontre Françoise Sullivan à Bruxelles, des actions furtives pourraient prètes qui l’exécutent. C’est pourquoi un enregistrement audio de l’Appassionata
alors qu’elle participe à une exposition en compagnie de Monique Régimbald- se produire tous les jours sans de Beethoven n’est jamais confondu avec la partition auto-graphe et ne peut
que nous nous en rendions
Zeiber et d’Aïda Kazarian, exposition dont Louise Déry assumait le com- compte. » Kathleen Ritter, avoir de statut notationnel.
« Comment reconnaître
missariat. En prenant un café, Côté et Sullivan s’entendent pour remonter une pratique furtive : guide Ce sont les raisons pour lesquelles Côté passe du désir de reconstru-
de l’usager », in Paul Ardenne,
Danse dans la neige. C’est à ce moment que le projet de « redonner vie7 » Sylvette Babin et al., Lieux ction à celui de la recréation. Il faut donc se poser un certain nombre
et non-lieux de l’art actuel,
à la performance prend forme. En même temps, ils se donnent un second Montréal, Les éditions esse, de questions : pourquoi vouloir reconstruire cette œuvre ? Quel(s) fantasme(s)
défi très ambitieux, celui de réaliser le projet dans son entièreté, c’est-à-dire 2005.
préside(nt) à ce désir ?

130 Danse dans la neige vue depuis la Méditerranée Armando Menicacci 131
Reconstruction, recréation et réactivation de Danse dans la neige 8.   René Durocher, Paul- 10.   Évidemment, avec dans des lieux similaires. Il s’agit plutôt d’une performance in situ qui
André Linteau, Jean-Claude certaines exceptions, comme
Robert et al., Histoire du Québec le cas d’Isadora Duncan ou de refuse la répétition, comme elle refuse l’espace théâtral. On peut dire aussi
Une fois accepté le fait que l’œuvre ne pourra pas être reconstruite techni- contemporain, t. II : le Québec Rudolf Laban à Monte Verità
depuis 1930, Montréal, Boréal, entre 1913 et 1918. Sur Halprin,
que le désir de Sullivan de destiner sa performance à la pellicule en
quement et que les seules opérations possibles sont la recréation et la 1989, p. 338. cf. Anna Halprin, « Trente fait aussi une des premières œuvres chorégraphiques, voire performatives
réactivation, il faut s’interroger sur leur opportunité : pourquoi réactiver 9.   Guy Robert, L’Art années de transformations par
au Québec depuis 1940, Montréal, la danse. Entretien avec Nancy pensées pour l’écran. On ignore ce que Françoise Sullivan connaissait
et recréer Danse dans la neige soixante ans plus tard ? Et encore, pourquoi La Presse, 1973, p. 16. Stark Smith (1989) », dans
Mouvements de vie, Bruxelles, du cinéma expérimental, en particulier les films de Maya Deren, qui sont
un film ? Il est ici question d’herméneutique plus que d’exégèse philologique. Contredanse, 2009, p. 6-28.
considérés comme les premières œuvres dans lesquelles la danse ren-
Pour comprendre le sens d’une telle opération aujourd’hui, il faut tout 11.   Un des exemples les
plus frappants de ces dernières contre le cinéma expérimental, mais Sullivan reste certainement, au moins
de même un peu d’exégèse, de studium. Puisque la chorégraphie est perdue, années a été la 6th Caribbean
Biennal (2001) de Maurizio dans ses intentions, une pionnière de la ciné-danse ou danse pour l’écran.
on est en droit de se demander quelle a été la force expressive de Danse dans Cattelan, biennale du far niente,
ou For the Love of God (2007)
Dans cet esprit, une des forces de la performance consiste en son déplacement
la neige dans le contexte historique et politique de l’époque. de Damien Hirst, qui lie du théâtre vers l’espace public et de la salle en présence vers l’écran de
poétiquement argent et mort,
ou encore les Affiches (1994- cinéma. Il s’agit d’une œuvre qui refuse d’être insérée dans le marché habituel
1. L’œuvre dans son contexte 2009) de Michel François,
œuvres vouées à la dissolution de la danse. Le choix d’un espace ouvert, lointain, pratiquement sans public,
Pour nombre d’historiens, la Grande Noirceur, qui s’étend plus ou dans l’espace public et à la
le refus du théâtre et de la fixité de l’œuvre placent historiquement Danse dans
détérioration entre les mains
moins des années 1944 à 1959 (deuxième mandat du premier ministre Maurice des spectateurs. la neige en porte-à-faux vis-à-vis du marché, ce qui m’amène à la regarder
12.   Mario Côté, art. cit.
Duplessis), apparaît comme la période de « l’apogée de l’Église catholique comme une des premières œuvres de danse dans la nature et dans l’espace
au Québec, [mais] aussi celle où l’institution commence à manifester public, du moins dans le continent américain. D’habitude, dans l’histoire
des signes sérieux d’essoufflement et d’inadaptation face aux transformations de la danse, on fait remonter le mouvement de déplacement de la
de la société10 ». Malgré l’apparition de conflits ouvriers forts, les élites, scène à la ville puis à la nature à Anna Halprin dans la première moitié
associées à l’Église catholique – qui avait en main une très grande partie des années 196012. Mais, avec l’œuvre de Sullivan, on est en 1948 ! Avec tous
de l’éducation –, se sont recroquevillées dans un conservatisme très dur qui ces déplacements, ces anticipations et ces refus, Danse dans la neige semble
a créé encore plus de tensions sociales. À partir des années 1940, on perçoit un parfait épiphénomène d’œuvre devançant et presque annonçant le mani-
aussi un renouveau artistique, dans la littérature et les arts plastiques, alors feste du Refus global, qui sera publié le 9 août 1948 et signé, entre autres,
que la mise à l’index des livres par l’Église est encore en vigueur. par Borduas, Riopelle, Perron et Sullivan.
Dans ce contexte, le mécontentement des élèves de l’École des beaux-arts Aujourd’hui, la question du marché est plus actuelle et globale que
de Montréal n’est pas sans conséquence, car il conduit en 1945 au départ jamais. Nous voyons une pléthore d’œuvres prenant le marché de l’art pour
de son directeur, Charles Maillard. Peu à peu se forme autour de Paul-Émile cible13. Le marché spéculatif de l’art depuis le début des années 1980
Borduas un groupe d’artistes qui créera le mouvement automatiste et a modifié le système de valorisation et de monétisation de l’art, créant des
qui prônera, entre autres, « le refus de l’académisme et de toutes contraintes, confusions notables et maintes fois remarquées (mais pas encore désactivées)
[...] le règne de l’imagination instinctive et de l’impulsion créatrice ; entre la valeur marchande et la valeur artistique des œuvres et transfor-
en peinture [...] la possibilité de créer des sensations nouvelles par le jeu des mant celles-ci en outils et moyens de diversification de patrimoines.
couleurs sous l’effet du subconscient : dans la vie, [...] la liberté, la spontanéité, Bref, comme au temps de Danse dans la neige, une critique du marché reste
le dynamisme11 ». On sent autant le lien avec le surréalisme, qui avait plus qu’actuelle.
fortement influencé Borduas, qu’une visée politique de l’art en lien avec les
Danse dans la neige se trouve donc non pas reconstruite, mais recréée
problématiques sociales de l’époque. Or, dans un contexte politique si
ou, en tout cas, réactivée par la recontextualisation filmique au sein
différent, avec une Église bien moins puissante et des tensions socioéco-
des Saisons Sullivan. Pour cette raison, Mario Côté ne parle pas de recon-
nomiques si dissemblables en ce début du xxie siècle, pourquoi et comment
stitution, mais de « re-médiatisation14 » au cœur d’un projet filmique que
cette Danse dans la neige peut-elle nous parler aujourd’hui et être encore
je considère comme une nouvelle création, liée au désir originel de Sullivan
actuelle ? Pourquoi et comment la réactiver ?
(ainsi qu’elle l’a formulé en 1948), qui ne se sert de la recréation de Danse
dans la neige que comme point de départ du projet, presque comme excuse.
2. Actualité de Danse dans la neige
Le film réactive les problématiques de cette performance furtive, puisque
Ce qui me touche particulièrement dans cette œuvre, mon punctum, certaines des questions qu’elle abordait poétiquement sont toujours
c’est d’abord ce qu’elle refuse d’être : un artéfact ciselé, répété, chorégraphié présentes, même si elles ont changé de forme, de dimensions et d’incidence
et fixé pour un théâtre quelconque en vue de sa circulation professionnelle socioéconomique. Les Saisons Sullivan est donc plus un make qu’un remake.

132 Danse dans la neige vue depuis la Méditerranée Armando Menicacci 133
Danse dans la neige n’a pas besoin d’être recréée, car sa force lui vient
probablement – voire justement – de sa disparition en tant que performance :
elle se nourrit de son existence mythologique grâce aux photos de Perron,
À POSTERIORI
qui sont là pour suggérer son effectuation en tant que geste artistique.
Sa puissance d’agir lui vient de sa position dans l’histoire et la géographie.
Comme l’a montré Anne Bénichou lors de la soirée au Musée d’art
Origines performatives ?
contemporain de Montréal, l’œuvre de Sullivan n’a pas cessé d’habiter des
artistes, et même de « faire des petits », preuve de sa capacité, qui semble rester
intacte, à mobiliser les imaginaires. La création des Saisons Sullivan opère
donc comme un geste artistique à part entière qui nous replonge dans
ce que la performance avait presque soulevé soixante ans plus tôt Démosthène Agrafiotis
en matière de critique du marché. Malgré le temps, Danse la neige ne sent
pas la naphtaline.

Danse dans la neige, interprétée par Ginette Boutin, extrait Les Saisons Sullivan, coréalisation Mario Côté,
Françoise Sullivan, 2007. Photo : Steeve Desrosiers.

Pour Marie Beaulieu et Michèle Febvre.

134 Danse dans la neige vue depuis la Méditerranée Armando Menicacci 135
1. Indications préliminaires 2. Récits-sources
L’expérience d’un événement violent ou d’une situation difficile ou rcit i
encore d’un environnement menaçant ou exaltant fait surgir l’insupportable
et/ou l’indéchiffrable. Dans un temps ultérieur, un travail d’interprétation Je suis né en 1946 dans une petite ville de la Grèce centrale, Karpenissi,
peut éventuellement éclairer la complexité des émotions, des sentiments la capitale du nome [grec ancien nomos] d’Eurytanie qui se situe sur les
et des apories qui naissent de cette expérience. Par conséquent, quelles sont flancs du mont Velouchi au sud du Pinde, le massif montagneux qui domine
les conditions pour élucider cette expérience ? Quelles sont les possibilités la Grèce méridionale. Ces montagnes sont connues sous le nom d’Agrafa,
interprétatives auxquelles les récits et les discours peuvent se référer ce qui signifie « non inscrits » dans les livres officiels de l’Empire byzantin
a posteriori ? La psychanalyse est confrontée à ce problème aussi bien sur et plus tard de l’Empire ottoman. Une continuité civilisationnelle de groupes
le plan théorique que dans la pratique de l’analyse. Par exemple, comment ethniques nomades circulaient dans cet espace montagnard. Souvent, les
l’expérience du rêve peut-elle se transformer en ce mélange de parole/récit/ personnes se trouvant en situation d’illégalité dans les villes allaient chercher
narration/discours de l’analysant ? On pourrait y voir une analogie refuge et liberté dans ces endroits isolés aux conditions d’accès difficiles
avec la recherche scientifique, quand l’« omniprésence » de la découverte pour les représentants du pouvoir.
et celle de la force de l’imagination se doivent d’être élaborées pour enfin Ces montagnes ont une très longue histoire. C’est une région pauvre.
être modelées dans un article scientifique où règnent surtout la rationalité, Ses habitants pratiquent depuis toujours l’élevage des moutons et des chèvres
la méthode et la cohérence dans une sorte d’hyperrationalisation et vivent d’une agriculture extrêmement limitée et de la récolte des noix
a posteriori. et des châtaignes. On peut trouver, encore aujourd’hui, des bergers nomades
Si on ramène ces remarques-questions indicatives à mon histoire qui passent les étés dans les montagnes d’Agrafa et les hivers dans les
personnelle en tant qu’artiste de la performance, je me pose la question, plaines de Thessalie.
quelles expériences de mon enfance pourraient me permettre de construire Aussi, dans les églises chrétiennes orthodoxes, on trouve des œuvres
un récit au sujet de mes origines performatives. Quelle utilité pourrait-on appartenant au courant de peinture dit d’Agrafa, largement représenté
attribuer à cet acte a posteriori ? Dans quelle mesure ces événements dans la région. Cette dernière abritait aussi des écoles supérieures consacrées
« traumatisants » déterminent-ils mon trajet artistique ? Risque-t-on un péché à la formation de hauts fonctionnaires pour l’Empire ottoman avec deux
« exhibitionniste » en fouillant dans les souvenirs de l’enfance ? objectifs : former des fonctionnaires polyglottes au service de l’Empire et
créer une résistance vis-à-vis de l’Église catholique qui revendiquait une partie
des pays balkaniques (voir « Μουσείο Ελλήνων », l’École des Grecs qui était
située dans le village de Vragkiana).
Après la guerre de l’indépendance contre l’occupation ottomane,
la région d’Eurytanie a fait un effort pour exister et assurer le minimum vital
pour la population pauvre. L’émigration est encore aujourd’hui une
solution (les États-Unis, l’Australie et, plus tard, l’Allemagne). La région a
vu naître des hommes politiques qui ont joué un rôle important dans l’histoire
moderne de la Grèce (Georgios Kafandaris) et des écrivains reconnus
(Zacharias Papandoniou).
Pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile qui l’a suivie,
la région de Karpenissi a été tour à tour sous le contrôle des Italiens, des
Allemands, des andartès [rebelles, partisans] et de l’armée gouvernementale.
La région a représenté un espace de résistance contre les armées étrangères
et le champ sanglant de la guerre civile. En réalité, les opérations militaires
n’ont pris fin qu’au début des années 1950.
Je suis né en pleine guerre civile. Je garde très peu de souvenirs
de la période 1946-1953. L’un d’eux est lié à la destruction de notre maison,
un autre à la présence de réfugiés qui venaient s’abriter chez nous pour

À POSTERIORI
136 Origines performatives  ? Démosthène Agrafiotis 137
éviter les combats entre les partisans et l’armée régulière (sous les instructions Lamia s’emparait des enfants turbulents. Il est clair que ma mère avait créé
des Américains) qui avaient lieu dans les montagnes. Hospitalisée, ma mère une atmosphère de contrôle et de discipline parce qu’elle était trop prise
a eu droit à des oranges pour se rétablir après une opération chirurgicale. par les travaux domestiques et les difficultés quotidiennes. Elle avait conçu
Lorsque je lui ai rendu visite à l’hôpital, elle m’a offert une orange : ainsi, un univers de menaces symboliques et mythologiques pour m’obliger à suivre
ce jour-là, j’ai mangé pour la première fois de ma vie une orange dont je garde ses recommandations.
le souvenir du goût sublime. En voyant le diable, en entendant le bruit des osselets, j’ai eu subi-
Ma famille a quitté Karpenissi en 1954 pour s’installer à Athènes. tement le sentiment que les menaces de ma mère se réalisaient. Je fus
De 1954 à 1964, nous sommes revenus au village pour y passer les vacances submergé par l’émotion. Quelle confusion ! Sur l’instant, j’ai bien reconnu
d’été. J’ai donc eu une éducation et une socialisation à la fois urbaines l’homme qui imitait le diable : c’était le violoniste qui jouait dans les mariages
et quasi rurales. et les baptêmes, un homme toujours aimable. Mais la peur et l’incapacité
de maîtriser l’événement m’envahirent. J’ai commencé à courir tout
en regardant derrière moi pour être certain que le diable ne me suivait pas.
rcit ii
Je suis arrivé à la maison en battant tous les records possibles de vitesse pour
Dans la partie sud de la ville de Karpenissi se situait le quartier nommé monter une pente – notre maison était située en hauteur de la petite ville.
« ta gyftika » (le quartier des Gitans). Les Grecs considèrent que les Gitans Arrivé à la maison, j’ai fermé la porte, je me suis couché dans mon lit et
sont arrivés d’Egypte [gyftika]. Les Gitans étaient spécialisés dans les travaux j’ai passé une nuit d’enfer – l’image du diable ne me lâchait pas, elle me tenait
de forge et étaient forts en musique. Ceux qui s’étaient installés là n’étaient par la gorge.
plus des nomades ; ils étaient devenus sédentaires, mais d’une certaine Le spectacle et la réalité étaient pour moi indissociables.
manière ils restaient isolés. Si un mariage mixte avait lieu, l’événement était
considéré comme un « scandale ». Bien sûr, la rumeur absurde courait qu’ils
étaient tous des voleurs, voire des voleurs d’enfants.
Un jour, juché sur le balcon de l’église de la Sainte-Trinité, je regardais
la pièce de théâtre populaire Panaretos, une variation du poème épique
Erotokritos écrit par Vicenzos Kornaros en Crète au début du xviie siècle.
Une représentation avait lieu chaque année sur la place centrale de
Karpenissi. D’où j’étais placé, j’avais une vue générale sur l’action, mais
l’acoustique était mauvaise (à cette époque-là, il n’y avait pas de système
d’amplification). J’étais fasciné par les costumes et les cris des acteurs.
Ils jouaient en fait tous les rôles d’une manière assez grossière et semblaient
avoir beaucoup de difficultés à se rappeler leur texte, chose par ailleurs
négligeable, car le public connaissait l’essentiel de l’histoire et chaque phrase
était connue et répétée par les spectateurs. J’ai vu ce jour-là, apparaître la
Mort, sous la forme d’un diable avec une longue queue, un visage noir et
deux cornes. Son vêtement, sur lequel avaient été cousus des os d’animaux,
était orné de touches de rouge. Son regard était étincelant. Tendant une
boîte, il faisait le tour de la place demandant quelques pièces pour la troupe
de comédiens. ([Fig. 1 à 4] Ces photos datent du début des années 1970.
On peut remarquer l’influence esthétique de la télévision et du cinéma [Fig. 1] Théâtre populaire à Karpenissi. Photo : Démosthène Agrafiotis.

de l’époque dans le spectacle populaire.)


J’avais à peu près huit ans et j’avais grandi avec ces images plus ou
moins effrayantes : ma mère, qui croyait aux farfadets, affirmait qu’elle les
avait vus après la fête de la Théophanie, que des fées circulaient la nuit dans
les rues de notre ville et volaient la voix des enfants et que le monstre

À POSTERIORI
138 Origines performatives  ? Démosthène Agrafiotis 139
[Fig. 3] Théâtre populaire à Karpenissi. Photo : Démosthène Agrafiotis.

[Fig. 2] Théâtre populaire à Karpenissi. Photo : Démosthène Agrafiotis. [Fig. 4] Théâtre populaire à Karpenissi. Photo : Démosthène Agrafiotis.

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140 Origines performatives  ? Démosthène Agrafiotis 141
rcit iii À ce moment-là, un homme s’avançait, ses vêtements à l’envers,
son visage noirci par la fumée, l’air excité. Il se mettait à déclamer des paroles
Le lundi gras qui suivait le spectacle de Panaretos (qui a lieu tradition-
incohérentes, à rire, à courir de tous côtés... Évoquant les problèmes de la
nellement le dernier dimanche du Carnaval), un autre évènement traditionnel
ville, il faisait appel au maire pour l’inciter à réaliser des travaux dans la
avait lieu. C’était « o gyftikos gamos » [le mariage gitan]. Il s’agissait d’un faux
cité, car, après la guerre civile, la vie était difficile pour tout le monde.
mariage imitant tous les aspects d’un mariage traditionnel. Comme pour
Puis, subitement, il se mettait à crier, à pleurer, à se plier en deux... faisant
la fête de Panaretos, là aussi le mariage était organisé de façon collective
mine de chercher des toilettes, mais la petite ville ne disposait pas de toilettes
par les hommes de la communauté. La mariée, c’était le boucher, un homme
publiques. Il criait qu’il ne pouvait plus se retenir, descendait alors ses
rondelet avec un teint très clair, personnification du bonheur et de la
pantalons et faisait semblant de se soulager. Il prétendait ne plus pouvoir
prospérité. Il-elle avançait assise sur un âne, mais à l’envers. Elle était habillée
supporter l’odeur de ses excréments, qui étaient plus que visibles car, sous
d’une robe blanche, avait le visage caché derrière un tissu semi-transparent,
son pantalon, il portait un deuxième sous-vêtement blanc souillé d’un mélange
maquillée de façon outrancière. Le « mari », c’était le propriétaire d’un
de tarama et de farine. Il courait çà et là, et le public réagissait à ses propos
café, bien connu pour son style très particulier, à la fois de macho et de brave
par des rires et des exclamations.
garçon.
Qui était cet homme ? C’était le frère de ma mère, mon oncle Vassilis
Le cortège du mariage apparaissait à l’entrée de la ville et avançait
Koutsothodoros (l’homme sans maquillage à demi-allongé sur la Figure 5),
lentement. Un garçon conduisait l’âne, et la mariée saluait tout le monde
le commerçant le plus important de la ville, un homme habile et efficace qui
comme si elle était la reine d’Angleterre. Le cortège, accompagné de musiciens
avait créé une entreprise florissante en vendant du tissu, des vêtements,
gitans, arrivait sur la place centrale de la ville après deux heures de marche
des linges et des produits pour les femmes et pour leurs travaux de ménage
durant lesquelles, il s’arrêtait devant les maisons pour boire, manger et
et de couture. Pendant trois étés consécutifs, j’ai travaillé dans son magasin
danser. Les hommes étaient maquillés de noir, comme des Gitans forgerons
pendant les vacances, et y ai appris les secrets du métier de commerçant.
dont les visages étaient souvent noircis par le feu. Souvent, ils portaient
Par exemple, nous parlions entre nous une langue différente, la « langue des
leurs vêtements à l’envers. Quand la mariée arrivait sur la place centrale,
mendiants » que mon oncle avait apprise avec les mendiants nomades.
les spectateurs tout autour se trouvaient dans un état d’exaltation et de dérision
Ainsi, les clients ne pouvaient pas comprendre ses instructions concernant
extrême qui culminait au moment où le jeune couple échangeait des baisers
le marchandage des prix.
passionnés [Fig. 5].
Moi, j’étais le roi de la section des fils de la marque dmc. Je connais-
sais toutes les références et les couleurs par cœur. J’ai d’ailleurs gardé un
attrait particulier pour cet article et, il y a quelques années, un ami vidéaste,
Robert Cahen, m’a emmené visiter les usines de fils dmc à Mulhouse.
Aujourd’hui en déclin, dmc était, à une époque, la référence pour les aides-
couturières et les jeunes filles grecques qui brodaient.
Une grande partie de la réussite commerciale de mon oncle était liée
aux mariages. Il recevait la famille de la future mariée pour préparer sa
dot (draps, serviettes, nappes) ainsi que les cadeaux que ses parents offriraient
à la famille du futur époux. Un rituel très compliqué et extrêmement
profitable que mon oncle concluait toujours avec la distribution de loukoums
en lançant sa phrase humoristique : « Voyons si les loukoums sont salés
à souhait ! »
Un jour, mon oncle me demanda de l’accompagner à l’atelier de fabri-
cation des boutons parce qu’il avait besoin de mon aide. Un homme au
visage pâle et aux mouvements indécis se trouvait là, l’air malade. Mon
oncle le conduisit vers une chaise et me demanda de le tenir par les poignets.
[Fig. 5] « o gyftikos gamos » [le mariage gitan]. Photographe inconnu. J’échangeai un regard plein de sympathie avec lui. Puis mon oncle lui
fit signe d’ouvrir sa chemise. Il passa ses mains sous les aisselles de l’homme,

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142 Origines performatives  ? Démosthène Agrafiotis 143
l’empoignant avec force et tirant brusquement sur les tendons qui traver-
sent cette partie-là du corps, tout en criant violemment. Le client s’évanouit
presque et resta quelques minutes dans un état de torpeur. Je m’imaginais
être à la fois dans une salle de torture, un bloc opératoire, un cauchemar
sans issue. Mon oncle me dit alors de continuer à tenir les poignets du client
et d’attendre qu’il reprenne possession de son être. Il nous laissa là et alla
à son travail au magasin.
Après un moment, l’homme reprit conscience. La couleur de
son visage était redevenue normale. Se déclarant en pleine forme, il sortit
de l’atelier en se déplaçant avec assurance et échangea quelques mots
avec mon oncle – ils étaient tous deux commerçants. Je suis sorti de l’atelier
avec stupéfaction (je devais avoir quinze ans). Mon oncle me dit
qu’en tant que guérisseur il avait simplement réorganisé le fonctionnement
du système nerveux de cet homme. Il m’expliqua qu’il faisait cela à titre
gracieux pour « laver sa vie de toutes les mauvaises actions et de tous
les péchés ».
Évidemment, j’ai voulu continuer à être son assistant et j’ai vu
des hommes et des femmes entrer malades dans l’atelier pour en ressortir
guéris. Mais surtout, j’ai appris à soutenir la pratique thérapeutique de
mon oncle en évitant cette impression désagréable, que le système nerveux
du « client » allait passer à travers mon corps et, à chaque fois, me faire
remonter l’estomac dans la gorge, comme on dit. La phrase qu’utilisait mon
oncle était pratiquement la même que celle de ma mère, une guérisseuse
populaire, qui justifiait ainsi sa pratique : « Je le fais pour sauver mon âme et
trouver une place au paradis. »
Voilà donc un performeur-commerçant qui travaillait pour son entre-
prise et pour la communauté. Il était à la fois absolument sérieux et tout à
fait drôle et avait réussi à se faire une place unique au sein de la communauté
locale.
Son activité de guérisseur bénévole a contribué à faire de mon oncle
un personnage mythique dans la région de l’Eurytanie et à lui assurer une
Mon oncle est à demi-allongé parmi la petite bourgeoisie locale lors d’une fête campagnarde. Photographe inconnu.
existence humainement complexe.

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144 Origines performatives  ? Démosthène Agrafiotis 145
3. Clôture en tant qu'ouverture
Il est évident qu’après tant d’années mes récits sont aujourd’hui construits La performance
par rapport aux événements et situations auxquels ils font référence. Mais ils
souffrent d’un a posteriori trop rationnel, trop élaboré. de l’interaction
Malgré une sélection biaisée, malgré cet arbitraire énorme, ces récits
montrent des liens (plus ou moins artificiels), possibles entre des éléments
biographiques et des actions artistiques qualifiées de « performances ».
Cet appel à l’histoire personnelle, ce retour aux origines, privilégie le passé
au détriment du présent et du futur. En cultivant un déterminisme facile, Christopher Salter
je me permets de dire que ma narration se présente ici comme un acte
performatif. Celui-ci ne peut être considéré comme une enquête au
nom de la vérité ; c’est plutôt une réflexion, dans le cours de mon existence,
de sa vanité et dans l’énergie du moment.

Athènes – New York, 10 novembre 2016


Traduit du grec par Michèle Valley.
Relectures et révisons Michel Collet, Magalie Bouthillier, André Eric Letourneau et Colette Tougas.

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146 Origines performatives  ? Démosthène Agrafiotis 147
Kebo Ketan, 2017, Sekarputih, au sud de Ngawi, partie Est de Java. Photo : Anke Burger.

148 La performance de l’interaction Christopher Salter 149


Le virtuel, partie I NOTES La communitas à Java
1.   Edith Turner, Communitas:
Le public est assis en tailleur sur une grande plateforme au milieu des The Anthropology of Collective
Si nous avons fait l’expérience de ce théâtre de marionnettes par un
musiciens et des chanteurs. Devant eux, un grand écran blanc occupe toute Joy, Vienne, Springer, soir humide de décembre, c’est grâce à un autre événement – en fait, la raison
2012, p. 3. Traduction libre.
la largeur de la structure. Une lumière vive, éblouissante, est projetée sur sa 2.   Arnold Van Gennep, première pour laquelle ma femme et moi sommes à Java. L’artiste de perfor-
Les Rites de passage : étude
surface lisse à partir d’une petite lampe suspendue en plein centre, tandis que systématique des rites (1909),
mance et d’art visuel indonésien Arahmaiani Feisal nous a invités à assister
d’autres sources de lumière halogène éclairent le pourtour de l’écran. Paris, Picard, 2004. à un happening étrange et déconcertant en plein cœur de la campagne de l’est
3.   Victor Turner, The
Également assis dans la position du lotus, les musiciens sont éton- Ritual Process: Structure and de Java. Intitulé Kebo Ketan (littéralement « buffle de riz collant »), l’événe-
namment détendus – rien à voir avec leurs homologues d’outre-mer.
Anti-Structure, Chicago, ment est une sorte d’action performative politico-rituelle à laquelle participent
Aldine Press, 1969, p. 94.
Ils s’entassent au milieu d’un attirail d’instruments métalliques aux noms Traduction libre. des membres de la communauté, des artistes et des organisateurs locaux
dignes du Dr Seuss : gongs, bonangs, kenongs, gambangs, sarons, genders. ainsi que des des activistes, des artistes et des musiciens venant des quatre
Bien que j’ignore le nom de chacun de ces métallophones, celui de l’ensemble coins de l’est et du centre de Java. Qualifié de « happening artistique percu-
orchestral, gamelan – dérivé de l’ancien mot javanais gamel, qui signifie tant », Kebo Ketan vise à attirer l’attention sur un problème écologique concret
« frapper avec un marteau » –, m’est bien familier. auquel est confronté le petit village de Sekarputih, au sud de Ngawi, dans la
partie est de Java, soit l’augmentation du déboisement qui menace l’existence
Malgré le jeu instrumental fluide, par moments laconique, puis
de sources d’eau essentielles dans la région.
soudainement énergique, la véritable vedette du spectacle est assise à l’avant
de la scène, face à l’écran blanc vivement éclairé – dos au public. Il rit et À première vue, l’événement semble être un grand rassemblement
plaisante aussi bien avec les spectateurs qu’avec les musiciens, mais en réalité communautaire festif qui se déroule en continu : trois jours de performances
son attention est tout entière tournée vers un ensemble de personnages musicales traditionnelles et contemporaines (y compris une prestation du
bidimensionnels finement ciselés, qu’il manie avec doigté. « Bob Dylan indonésien »), une procession rituelle partant d’un vieux kraton
situé dans une forêt à proximité du village, etc. Ici, toutes les traditions
Il est d’ailleurs parfois difficile de savoir ce qui prime dans ces sortes
religieuses et culturelles se mêlent pour former une communitas spontanée
de représentations traditionnelles grivoises : le dalang, le maître marionnettiste
– terme employé par les anthropologues Victor et Edith Turner pour
qui manipule les délicates silhouettes en cuir représentant un défilé de person-
décrire le regroupement non structuré d’une communauté de personnes
nages tirés des récits les plus anciens, les épopées sanskrites du Mahâbhârata
où les hiérarchies, rangs et structures de pouvoir établis cèdent la place à
et du Râmâyana, ou les marionnettes elles-mêmes – des objets animistes
la solidarité sociale. Selon Edith Turner, la « communitas est le plaisir que
qui semblent dotés de pouvoirs latents en attendant de reprendre vie grâce à
ressentent les membres d’un groupe à partager des expériences communes
l’art raffiné du dalang.
avec leurs semblables. Cela peut naître n’importe où [...] quand la communitas
Le spectacle dure jusque tard dans la nuit. Comme nous ne connais- surgit, on est conscient qu’elle l’emporte sur les constructions psychologiques
sons pas les complexités ni les nuances du javanais, langue dans laquelle et sociologiques1. »
l’histoire est racontée, notre rapport au temps et au récit est constamment
Si elle renferme un « potentiel qui ne s’est pas encore extériorisé
perturbé. Par moments, le dalang semble parler à n’en plus finir en em-
et fixé sous une forme structurée », la communitas est aussi intimement liée
pruntant une panoplie de voix et de tons, pendant que les marionnettes
aux rituels ou à ce que Van Gennep appelait « les rites de passage » au cours
restent figées dans le temps et l’espace contre la surface de l’écran. À d’autres
desquels un individu passe par une série d’étapes rituelles « qui accompagnent
moments, le spectacle semble former une boucle, une sorte d’éternel retour
chaque changement de lieu, d’état, de position sociale et d’âge2 ». Plus préci-
en arrière – une autre scène de bataille entre Rama et Ravana qui se
sément, ces transitions se caractérisent par trois phases : (1) la séparation, (2)
répète ad nauseam. Le niveau d’attention des spectateurs eux-mêmes fluctue
la marge ou le limen et (3) l’agrégation et la réintégration. Si la première
au cours de ce long spectacle, passant du rire animé à la somnolence durant
phase (séparation) est marquée par une rupture individuelle par rapport
les interminables passages dramatiques. Le temps ne peut qu’être ressenti
à une structure sociale ou culturelle existante, c’est dans la phase transitoire
comme une boucle...
de la marge, ce que Turner appelle la « liminalité », qu’une transformation
commune peut vraiment avoir lieu. Autrement dit, l’individu « passe à
travers un domaine culturel qui n’a que quelques-uns ou aucun des attributs
de l’état passé ou à venir3 ».

150 La performance de l’interaction Christopher Salter 151


Il est tout à fait normal que le caractère transitoire et non différencié 4.   Colin McPhee, 5.   Alberto Pérez-Gómez, Le fait que le titre de l’œuvre de Forsythe soit identique à celui du vaste
A House in Bali, Jakarta, Built upon Love: Architectural
de la communitas soit lié à l’expérience éphémère du liminaire. En effet, c’est Periplus, 1947, p. 37. Longing after Ethics and projet utopique de l’architecte Frederick Kiesler ne semble pas être le fruit
Traduction libre. Aesthetics, Cambridge (Mass.),
l’éloignement des hiérarchies établies et des structures de pouvoir des conven- mit Press, 2006, p. 105. du hasard. Comme l’a écrit l’historien de l’architecture Alberto Pérez-
tions sociales caractérisant la phase de séparation dans les rites de passage Traduction libre. Gómez, le projet non réalisé Endless House (La Maison sans fin) de Kiesler
6.   À l’origine, Forsythe
chez Van Gennep qui permet à la communitas de se former en premier lieu. lui-même était l’un proposait un espace « modulable, animé par le changement et empreint
des interprètes, mais, lors
Pour nos esprits, nos corps et nos âmes d’étrangers, toutefois, les im- de la représentation à laquelle
de temporalité », rendu possible grâce à la « corrélation de l’art et de la
pressions suscitées par les rituels hybrides exécutés lors de l’événement
j’ai assisté à Paris, le danseur science »5. Dans le même ordre d’idées, l’Endless House de Forsythe, qui balaie
Richard Siegal remplaçait
Kebo Ketan resteront à jamais insolites. Ces rituels consistent en un mélange le chorégraphe. les derniers vestiges de la séparation entre les spectateurs et les interprètes,
de traditions javanaises fusionnées avec des rites contemporains : le dépla- consiste en deux actes qui se déroulent dans des lieux physiques distincts.
cement à travers la campagne d’un énorme buffle fait de riz collant, Malgré cette disparité spatio-temporelle, Endless House joue aussi avec
accompagné d’une procession de centaines d’artistes et de membres de la l’idée d’un espace foisonnant de possibilités d’interactions dans une tentative
communauté ; des danseurs de Barong qui, en apparence possédés, évoluent de mettre en scène un acte ritualisé de possession des corps par des forces
costumés en lions ; le martèlement dissonant des tambours et le bruit et des énergies extérieures.
métallique des instruments du gamelan. Ces impressions d’une grande Alors que la seconde partie du spectacle consiste en une représen-
intensité sont pourtant éphémères, déroutantes et énigmatiques... comme tation d’une heure et demie de Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent)
si nous observions ces rituels depuis une boîte vitrée, sans cadre pour les d’Emily Brontë, version drag-queen, dans laquelle les danseurs reconfi-
interpréter. Mais, s’il y a une chose que l’on retire de l’événement, c’est que gurent constamment l’espace de représentation ainsi que la position physique
la puissance des formes d’expression artistiques collectives peut être et la perspective spatiale du public au moyen de cloisons sur roulettes,
utilisée pour conjurer les démons... la première partie est celle où l’hypnotique gamelan fait sentir sa présence.
Ici, deux danseurs6 occupent un grand espace vide où ils accomplissent
Le virtuel, partie II : hypnose et préparation à la mort un rituel étrange : une sorte de « pièce » à la Samuel Beckett, qui présente
un étrange pastiche/collage burlesque d’épithètes injurieuses et de blasphèmes
Revenons à ce spectacle de marionnettes à Surakarta (Solo). Bien que inspirés des divagations du tueur en série des années 1960 Charles Manson.
l’incroyable dextérité du dalang qui manie les marionnettes en cuir brut me Comme l’ont écrit les critiques de l’époque au sujet de la première partie
fascine, ce sont les résonances et les pulsations sonores croissantes du d’Endless House, « il n’y a pas de danse à proprement parler » – en fait, la danse
gamelan qui l’accompagne qui me plongent dans une sorte d’extase ; une a lieu dans l’espace au-dessus de la scène, appelé « les cintres », où les tubes
musique que le compositeur canadien et adepte du gamelan balinais métalliques qui supportent des rangées de gros projecteurs hmi montent
en Occident Colin McPhee a déjà décrite « comme le tintement de milliers et descendent dans une lente et gracieuse chorégraphie, au son de la musique
de cloches, délicat, indéfinissable, doté d’un charme sensuel et d’un profond du gamelan qui accompagnait traditionnellement les serimpis, danses de
mystère4 ». Le gamelan peut prendre différentes formes, mais la plus connue cour en usage à Surakarta et à Yogyakarta, en Indonésie. Ces projecteurs
est le kebyar balinais, un style intense qui contraste avec les accords lents, ressemblent à de grosses lanternes dont l’apparence se transforme au rythme
mystiques, du style javanais. des explosions de couleur psychédéliques. Curieusement, les dix premières
Je me souviens de la première fois où j’ai entendu les fluides accords rangées de sièges sont interdites d’accès, de sorte que les spectateurs
hypnotiques du gamelan javanais qui accompagne traditionnellement sont relégués à l’arrière de l’énorme théâtre, ce qui ajoute au caractère surréel
les étranges performances hiéroglyphiques et la transformation des corps et hors du commun de l’expérience dans son ensemble.
dans les danses de cour de Java. Cette musique spécifique était utilisée Le son métallique cadencé et envoûtant du gamelan qui résonne
dans le premier acte de l’œuvre de danse-théâtre Endless House de William en toile de fond des insanités de Manson n’est pas fortuit dans Endless House,
Forsythe avec le Ballet de Francfort – présentée pour la première fois qui traite autant de rituels de possession et d’exorcisme collectif des esprits
en 1999 à Francfort, et par la suite à Paris (où je l’ai vue) dans deux théâtres maléfiques que de la capacité des arts vivants à transformer le rapport
(où j’ai travaillé) : l’espace caverneux de la mc93, la maison de la culture entre l’observation et le senti. En rétrospective, les rituels dont nous sommes
de Bobigny en périphérie de Paris, et l’espace plus caverneux encore de la témoins au cours de Kebo Ketan et au théâtre de marionnettes à Solo en
Grande halle de la Villette. 2016 font écho à l’expérience saisissante du tout aussi énigmatique spectacle
de danse-théâtre auquel nous avons assisté quelque seize ans plus tôt.

152 La performance de l’interaction Christopher Salter 153


Interaction / arts vivants 7.   Antonin Artaud, 9.   Rustom Bharucha, de nombreux artistes de l’époque qui se sont tournés vers l’exotisme de
Le Théâtre et son double suivi Theater and the World:
de Le théâtre de Séraphin, Paris, Performance and the Politics l’Afrique et de l’Asie, Artaud s’est inspiré de la danse balinaise qu’il a décou-
Pourquoi établir un lien entre ces épisodes disparates de performances Gallimard, 1964, p. 73. of Culture, Londres, Routledge,
1990, p. 16.
verte au pavillon néerlandais de l’Exposition coloniale de Paris en 1931.
en direct et ces traditions que des années, voire des siècles, séparent ? 8.   Ibidem.
10.   Chris Salter, Entangled: Il fournit des descriptions colorées, qualifiant les danseurs de Barong
En partie parce que je suis en train d’écrire ce texte en Indonésie. Le voya- Technology of the Transformation
of Performance, Cambridge de « marionnettes animées » qui, de par leur « dédale de gestes, d’attitudes
geur invétéré que je suis se trouve dans ces lieux – les grandes capitales (Mass.), mit Press, 2010.
et de cris jetés en l’air », réussissaient à créer une nouvelle métaphysique des
javanaises du passé, Surakarta et Yogjakarta –, des villes où la vie culturelle
arts de la scène libérée de la parole et de la représentation.
animée témoigne d’une époque révolue. Ce retour en Indonésie est une
occasion de réfléchir à la façon dont l’art peut faire partie de la vie de Artaud n’aborde pas explicitement le wayang dans ses nombreux écrits ;
tous les jours plutôt que d’être un sous-produit des industries culturelles toutefois, les autres « arts virtuels » des formes de représentations d’Asie 
et du marché mondial. Mais aussi parce que ces anciennes formes [du Sud-Est] qu’il examine s’avèrent aussi des formes de fusions protomé-
de théâtre, de danse et de musique nous en apprennent étonnamment plus diatiques, au même titre que l’incontournable Gesamtkunstwerk, terme
sur la transformation des arts vivants par la technè de l’interaction que désormais cliché que Richard Wagner avait employé pour décrire la fusion de
le plus récent des projets de cyberthéâtre. la poésie, de la musique, du mouvement et du texte dans une œuvre d’art
totale. Malgré l’approche orientaliste controversée, que l’on sait aujourd’hui
Le théâtre de marionnettes présenté à Java offre aussi en quelque sorte
inexacte9, de ce qu’Artaud appelait le « théâtre oriental », sa description de
un antidote à l’actuelle torpeur technologique dans laquelle nous plongent
la façon dont ces genres de spectacles transcendent les principes de
les vidéos boomerangs d’Instagram et à notre capacité de concentration
l’ordonnance hiérarchique du théâtre « occidental » – où le texte a préséance
atrophiée par les téléphones intelligents. Par sa transformation spatio-tempo-
sur tous les autres éléments et où la séparation entre les disciplines et
relle et matérielle d’objets statiques en tableaux vivants et en scènes drama-
formes artistiques est essentiellement fixe – mérite encore réflexion. Cela est
tiques grâce à des effets d’ombres et de lumière toujours sur le point de
particulièrement crucial au moment où nous cherchons à comprendre les
disparaître, le théâtre de marionnettes semble, en fait, plus virtuel qu’Oculus
fondements phénoménologique et technologique de l’immersion et de l’inte-
Rift ou htc Vive. Cela n’est guère surprenant – les marionnettes font partie
raction dans les arts vivants, qui comprennent de plus en plus l’usage des
d’une longue tradition de performance où l’on donne vie à des person-
technologies numériques. Dans sa description saisissante du « théâtre de
nages et à des objets inanimés en leur donnant tout à coup une étonnante
la cruauté », un spectacle capable d’« enserrer des organes », Artaud annonce
vitalité qui, en même temps, n’existe pas.
déjà les nouvelles formes d’expérience esthétique que procure la performance,
Déjà, en 1938, le grand métaphysicien du théâtre Antonin Artaud qui tentent de remédier à notre actuel état de stupeur catatonique
soutenait que le théâtre, tout comme la pratique de l’alchimie, constituait « médiatisé ».
une réalité virtuelle, dans le sens non pas d’une simulation technolo-
gique du monde matériel, mais plutôt d’un double fictif (« C’est que l’alchimie
« L’interface high-tech »
comme le théâtre sont des arts pour ainsi dire virtuels, et qui ne portent
pas plus leur fin que leur réalité en eux-mêmes7 »). Le théâtre de marionnettes Dans l’avant-propos de mon livre Entangled : Technology and the
appelé wayang kulit dans le Sud-Est asiatique, qui signifie littéralement Transformation of Performance, publié en 2010, le metteur en scène de théâtre
peau de « fantôme » ou d’« ombre » en malais (les marionnettes finement et d’opéra Peter Sellars décrit la longue histoire des arts vivants au regard
ouvragées sont faites de peau ou de cuir de vache), joue lui aussi avec des questions plus récentes de l’interaction et de la transformation. « Ce n’est
une réalité qui est double : une réalité où l’insaisissable monde de l’ombre pas un hasard si le triomphe du réalisme bourgeois dans le théâtre du xixe
des anciennes effigies védiques ne s’anime que sur la surface du long kelir siècle (une réussite avant-gardiste en soi) a provoqué une réaction contraire
(écran) blanc grâce à l’apport du dalang humain et du scintillement lumineux chez les artistes qui avaient besoin de sortir de leurs salons, avec des projets
d’une ampoule ou d’une lampe à l’huile de noix de coco. inspirés de la terre et du cosmos tels que Le Sacre du printemps, Le Poème
Le wayang kulit ne semble pas être une forme théâtrale inusitée pour de l’extase et ainsi de suite. Ces œuvres synesthésiques puisent leurs sources
Artaud, qui décrit le théâtre non occidental comme englobant non seulement dans les récits d’anthropologues revenus du nord-ouest du Pacifique,
le domaine « spirituel et imaginaire à une efficacité analogue à celle qui, de Guinée, du Maroc, du Brésil ou de Roumanie, dépeignant des pratiques
dans le domaine physique, permet de faire réellement de l’or8 », mais de performance extrêmes et stupéfiantes10. »
aussi les corps humains qui se déplacent sur la scène comme quelque chose Sellars décrit également l’emprise actuelle que les nouvelles technologies
de surhumain : une série de signes ou de « hiéroglyphes animés ». À l’instar (« l’interface high-tech ») ont sur les artistes. Ces derniers sont attirés par

154 La performance de l’interaction Christopher Salter 155


les objets, les procédés et les entités techniques parce qu’ils présentent un 11.   Ibid. 14.   Ibid., p. 258. ce que certains entendent effectivement par Dieu, mais il n’en est pas moins
12.   Gregory Bateson, 15.   Ibid., p. 259.
potentiel de communitas et de liminalité dans leurs tentatives de « fragmenter, « Forme, substance et diffé-
immanent à l’ensemble interconnecté formé par le système social et l’écologie
16.   Ibid., p. 260.
perturber et diversifier de grands récits déjà anciens en offrant une multi- rence », in Vers une écologie planétaire14.
de l’esprit, t. II, traduit
tude de perspectives simultanées, des vocabulaires interdépendants de l’anglais par Ferial Drosso,
La notion d’immanence suggère que le divin se manifeste déjà de
Laurencine Lot avec le
fraîchement négociés et l’expérience directe de l’ambiguïté, de l’ineffable11. » concours d’Eugène Simion façon directe dans le monde matériel, contrairement à la transcendance,
et Christian Cler, Paris,
On peut même avancer que les formes d’interaction directe médiati- Seuil, 1980, p. 243. où le divin est inaccessible. Le « soi », en tant que frontière délimitée, est donc
13.   Ibid., p. 256.
sées par la technologie pourraient transcender l’ordonnancement de plus en problématisé par un circuit cybernétique d’information (ce que Bateson
plus envahissant de la vie que la révolution numérique a quantitativement a défini comme « une différence qui crée une différence ») et de rétroaction ;
inculqué à nos corps et nos âmes par l’intermédiaire de notre capacité l’expansion du corps-esprit vers l’extérieur a pour effet de « réduire le
croissante à donner forme, à manipuler et à moduler par ordinateur des états champ du “soi” conscient15 ».
vécus et expérimentés dans le temps, directement au niveau du signal. Cette constellation changeante de l’environnement du « soi » nous
Ainsi, plus fondamentalement, selon la conception de l’interaction de Sellars amène à réfléchir au rôle de l’interaction (techniquement médiatisée) dans
– à laquelle j’adhère –, les êtres qui sont en interaction ne sont pas fixes, le cadre de performances en direct, et pour ce faire, je me reporte à nouveau
mais en mouvement ; ce sont des êtres en transition, non liés, façonnés en aux formes de spectacles asiatiques séculaires : le nô et le bunraku du Japon,
temps réel par leur environnement sociotechnique pendant qu’ils le façonnent. le wayang et sa version cambodgienne, le sbek thom, les danses de cour
Ces êtres couplés en de complexes boucles de rétroaction transforment complexes du bedaya et du serimpi ou, encore une fois, le martelage hypnotique
leurs états structurels et ontologiques aussi bien qu’ils sont transformés par que l’on retrouve dans le legato caractéristique du gamelan javanais, pour
ceux-ci. n’en citer que quelques-unes. C’est peut-être du fait de mes multiples voyages
Dans son essai « Forme, substance et différence », l’anthropologue en Asie au cours des dernières années. Mais peut-être aussi parce que ces
Gregory Bateson décrit cette boucle interactive entre les humains et arts virtuels engendrent des rituels d’interaction entre la scène et les
leur environnement. « Comment définir cette chose que nous désignons par spectateurs – où les frontières du sens, de la conscience, de l’attention et du
l’expression : “organisme + environnement” 12  ? » Pour répondre à cette « soi » fluctuent. Ces performances sont des lieux esthétiques où des états
question, Bateson se fonde sur ce qu’il appelle le « principe même de la pensée proches de la transe permettent la libération de la limite du « soi » individuel,
cybernétique » – soit le « circuit entier ». Un être humain abat un arbre à et où l’« interaction » est précisément ce qui rend possible cette libération.
la hache. Selon Bateson, pendant que l’humain utilise la hache, ce qu’il fera En conclusion de « Forme, substance et différence », Bateson décrit
dans le futur s’inspire en partie du passé. Ce sont les différences, dans la partie « certaines expériences et certaines disciplines » susceptibles de modifier notre
entamée de l’arbre, dans la rétine de l’individu, dans son système nerveux, conception commune de l’interaction en tant que processus où le « soi »
dans son système musculaire et dans la trajectoire de la hache, parmi individuel interagit avec – c’est-à-dire influence (et contrôle) – un objet
de nombreux autres facteurs, qui constituent le circuit, non seulement des extérieur. « Sous lsd, j’ai éprouvé, comme beaucoup d’autres, la disparition
explications (pourquoi l’arbre devient ce qu’il devient), mais aussi des actions de la division entre le “soi” et la musique que j’écoutais. Le récepteur et
et du changement (comment l’arbre se transforme dans le temps). « Après tout, la chose reçue se confondaient étrangement en une entité unique16. » Voilà
on dit bien que le circuit cybernétique le plus simple a une mémoire de peut-être une nouvelle « écologie des idées » ou une nouvelle écologie des expé-
type dynamique – non pas fondée sur le stockage statique, mais sur le dépla- riences qui s’inscrira dans la constellation de plus en plus technologiquement
cement de l’information le long d’un circuit13. » structurée de l’environnement du « soi ».
Cependant, Bateson en arrive à une conclusion plus radicale. L’idée Alors que j’assiste au wayang kulit dans la nuit moite de Java et que
d’un « corps » et d’un « esprit » individuel interne et de leur interaction j’entends des langues et des sons qui me sont tout à fait étrangers et qui m’enve-
avec un environnement externe est « absurde » à ses yeux, car ils ne peuvent loppent, j’ai aussi, par moments, cette sensation profonde que cette division
être séparés. Ni le corps ni l’esprit (que Bateson qualifie également de fausse entre le « soi » et le monde tend à se dissoudre, là où la magie de l’ineffable et de
dichotomie) ne s’arrêtent à la surface de la peau. l’indicible commence tranquillement à produire ses effets.
L’esprit individuel est immanent, mais pas seulement dans le corps.
Il est immanent également dans les voies et les messages extérieurs au corps ;
il existe également un Esprit plus vaste, dont l’esprit humain n’est qu’un sous-
système. Cet Esprit plus vaste est comparable à Dieu, et représente peut-être

156 La performance de l’interaction Christopher Salter 157


Allan Kaprow, Jean-Paul
Thibeau : l’art de participer
discrètement à l’art

Corinne Melin

Représentation de Wayang Kulit à Surakarta (Solo), Java central, 2017. Photo : Chris Salter.

158 La performance de l’interaction Christopher Salter 159


NOTES Les projets artistiques qui vont nous intéresser ici développent un art
1.   Howard S. Becker, qui se diffuse à l’ombre de la scène artistique dominante. Ces projets diffus
Les Mondes de l’art, Paris,
Flammarion, coll. Champs
se font dans la durée et nécessairement en collectif. Ils peuvent durer
arts, 1988. Le sociologue de quelques heures à quelques années. Les participants sont pour la plupart
Becker donne une définition
volontairement imprécise issus des mondes de l’art au sens de Howard S. Becker1. L’œuvre existe par
des mondes de l'art ;
il ne les envisage pas comme la participation d’un collectif temporaire et en fonction du cadre que l’artiste
des institutions, c'est-à-dire
comme des dispositifs
fourni et qui peut être un énoncé, des concepts, une méthode. L’appropria-
structurels qui garantissent, tion de ces cadres par le groupe donne la possibilité de déployer les projets
en tant que tels, la prévisibilité
des comportements et des sur des territoires inconnus.
relations entre acteurs.
Les mondes de l'art n'ont C’est par, ou, à travers l’expérience collective qu’œuvrent les deux
qu'une « fonctionnalité locale
ou limitée », et leur structure artistes qui vont nous intéresser ici, soit Allan Kaprow et Jean-Paul Thibeau.
n'est pas déterminée a priori.
2.   Kaprow avait participé à
Ces deux artistes n’ont pas le même ancrage historique et géographique,
l’élaboration de cette rétrospec- mais ils sont paradigmatiques, chacun à leur manière, d’un art « construit »
tive, mais il ne l’a pas menée à
termes : il disparaît en avril 2006. pour le sujet. L’artiste américain Allan Kaprow a mis en place un art
Voir Eva Meyer-Hermann,
Andrew Perchuk, Stephanie de la participation via le happening et l’activité, de la fin des années 1950
Rosenthal (éd.), Allan Kaprow :
Art as Life, Los Angeles, Getty
jusqu’à sa dernière rétrospective Art as Life en 20082. Le contexte était
Research Institute, 2008, marqué par les mouvements et les tendances pop art tardif, néo-dada,
catalogue d’exposition.
3.   Cet artiste français Fluxus. Le musicien et compositeur John Cage avait alors une influence
a vécu une dizaine d’années majeure sur les artistes, dont fait partie Kaprow, qui tentaient de relier
aux États-Unis et participé
notamment au mouvement à sa suite l’art et la vie. L’artiste français Jean-Paul Thibeau a mis en place
Fluxus.
4.   Voir le livre de Robert dès la fin des années 1990 une méthode expérimentale appelée les
Filliou, Teaching and Learning « protocoles méta ». Elle est fondée sur la recherche du commun au sein
as Performing Arts, Cologne,
Kasper Koenig Verlag, 1970. d’un collectif de participants hétérogènes, et à partir de thématiques issues
5.   Allan Kaprow en
de questions touchant le social, la culture, l’économie, l’art, entre autres.
entretien avec Jacques Donguy
dans Hors limites. L’art et Un de leur point commun est d’avoir été proche de Robert Filliou, à divers
la vie, 1952-1994, Paris, Centre
Georges Pompidou, 1994 ; moments de leur carrière respective3. Ils échangèrent notamment sur
catalogue d’exposition.
l’art et l’existence, la pédagogie de l’art, la transmission4. « L’art est ce qui
rend la vie plus intéressante que l’art. » Cette pensée de Filliou (maintes fois
citée) est une bonne synthèse de ce qui se joue avec les artistes qui nous
intéressent ici.

Allan Kaprow

Le premier happening public d’Allan Kaprow, 18 Happenings in 6 Parts


en 1959 à la Reuben Gallery de New York, a fait l’objet d’une préparation
minutieuse et l’énoncé qui en découle est très détaillé. Chaque happe-
ning a été chronométré, les mouvements des participants anticipés tout
comme les déplacements du public. Bien qu’il n’y ait pas eu de répétition,
il y avait peu de place à l’improvisation. Kaprow raconte que, néanmoins,
le public ne suivait pas ses indications. Il allait et venait dans la salle.
De ce constat, dit-il, « j’ai commencé à écrire le plan plus simplement5 ».
Entre 1962 et 1966 environ, Kaprow expérimente plusieurs formes de
happening et, par extension, produit plusieurs types d’énoncés. Ces derniers
restent détaillés avec un découpage précis des actions et offrent plus
de place à l’appropriation des participants. La définition qu’il propose

160 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 161
du happening en 1967 en rend compte. « Un happening, contrairement à 6.   Entretien avec 11.   Il obtient en 1969 Le cadre de l’enseignement11 influe sur la conduite des happenings
Allan Kaprow, dans Kaprow, des heures d’enseignement
une pièce de théâtre, peut se produire dans un supermarché, sur une auto- Pasadena Art Museum, 1967 ; à l’université de San Diego des années 1970. Prenons l’exemple de Time Pieces réalisé à Berlin en 1973
catalogue d’exposition. qui vont le conduire à un poste
route, sous une pile de chiffons et dans la cuisine d'un ami, soit tout à la fois, 7.   John Cage, Silence, de professeur. Il y enseignera
avec une centaine de participants12. Dans l’énoncé du happening, il pré-
soit de façon séquencée. Si [les happenings] sont séquencés, cela peut durer conférences et écrits, traduit jusque dans les années 1990. cise à plusieurs reprises la nécessité de discuter, avant et après, avec le groupe
de l’anglais par Vincent Barras, 12.   Time Pieces est réalisé lors
plus d’un an. Le happening est réalisé à partir de plans mais il n’y a ni Genève, éditions Héros-Limite, du festival « Aktionen der avant- des expériences vécues. « Time Pieces est conçu pour un nombre varié de
répétition, ni public. C'est de l'art mais de l’art proche de la vie6. » Dégageons 2003, p. 16. garde », Berlin, Neue Berliner
Kunstverein, 1973.
participants ; les échanges, les discussions avant de commencer l’activité :
8.   Le biographe d’Allan
les traits de cette définition. Avec un happening, le théâtre qui se joue est Kaprow, Jeff Kelley, expose 13.   Script de « Time Pieces », sur la faisabilité et après l’activité retour sur les expériences, les implications
ces changements dans la bio- archives de la critique d’art,
« continuellement en train de devenir ce qu’il devient7 ». Le happening se fait graphie qu’il lui consacre. Fonds Pierre Restany. de chacun. Ces échanges sont à considérer comme faisant partie inté-
hors des limites de l’espace scénique, sans répétition et sans acteurs. Jeff Kelley, Childsplay : The Art
of Allan Kaprow, Berkeley
14.   Ray L. Birdwhistell, Kinesics grante de la structure de l’activité13. » Les participants disposent durant ce
and Context : Essays
Ce qui importe, c’est ce qui se fait au moment où cela se fait. Le happening et Los Angeles, University on Body Motion Communication, temps de documents divers, des photos, des énoncés, des vidéos et des bandes
of California Press, 2004 ; Philadelphie, University of
retient en somme du théâtre sa théâtralité, c’est-à-dire un langage détaché voir chapitre sept, « passing Pennsylvania Press, 1970.
sonores réalisés en faisant les activités. Ce temps qu’on pourrait qualifier
through », p. 113-138.
du texte, un langage fait d’expressions. Les lieux institutionnels apparaissent 9.   Allan Kaprow, L’art et
15.   Allan Kaprow, How to..., de temps pédagogique est bien un retour critique sur ce qui a été vécu
1973, livret de « Time pieces »,
inadaptés au happening qui n’a ni forme ni durée déterminée. Un happe- la vie confondus, Paris, Centre cité par Jeff Kelley. collectivement. Les lectures de Kaprow, à ce moment, portent notamment
Georges Pompidou, 1996.
ning se fait avec des personnes ayant choisi d’être là : il n’y a pas de public Textes réunis par Jeff Kelley sur les théories de la nouvelle communication dans lesquelles des anthropo-
et traduits par Jacques Donguy ;
ou il n’y a que des participants. Il n’y a pas de préparation avant la réalisation. voir Allan Kaprow, « L’Art
logues et des sociologues américains démontraient la place du langage cor-
Cela dit, Kaprow, et jusqu’à sa disparition en 2006, réunissait les partici- expérimental », p. 98. porel dans diverses situations de communication. Il lit ainsi Erving Goffman,
10.   Ibid., p. 89.
pants au préalable ; il leur expliquait le cadre mais ne leur disait pas comment Gregory Bateson et particulièrement Ray L. Birdwhistell et son ouvrage
faire ; l’activité se découvrait en acte. Kinesics and Context : Essays on Body Motion Communication14. Ce dernier étu-
L’année 1967 marque un changement profond dans la démarche de diait le langage corporel utilisé, sciemment ou non, par un individu dans
Kaprow. Il s’apprête à quitter la scène new-yorkaise et à partir « sur les routes8 ». des situations de communication de la vie courante : gestes, regards,
Il a la volonté de faire exister l’art où l’on ne l’attend pas, au hasard des situa- expressions faciales, micromouvements, etc. Dans Time Pieces, pour garder
tions, des contextes. Il qualifiait alors l’art qu’il faisait d’expérimental. cet exemple, les participants étaient invités à compter les battements de cœur
Expérimenter, dit-il, « c’est imaginer quelque chose qui n’a jamais été réalisé ou les souffles de leur partenaire, à écouter leur voix préenregistrée, à grimper
auparavant, par une méthode jamais utilisée auparavant, dont le résultat les marches avec un partenaire, à envoyer de l’air dans un sac plastique ou
serait imprévu9. » L’expérimentateur s’aventure sur un territoire dont il ne dans les bronches de son partenaire, etc. Time Pieces comprenait des occasions
connaît pas les limites, évolue dans un espace-temps indéterminé et hasar- répétées de contacts entre les participants. Le contact était selon Kaprow
deux, à l’image de la vie. « Toute la composition dont l’expérimentateur « une manière d’enregistrer des sensations, quelque fois fortes, non spécifiées
a besoin est celle qu’il observe dans la vie10. » Dans le happening Self-Service, à l’avance, mais découvertes lors de la réalisation de l’énoncé qui était
en 1966, les propositions ont été élaborées à partir de situations rencon- vraisemblablement objectif 15 ».
trées dans le quotidien : attendre dans la rue, aller à l’hôtel, etc. Ces activités En 1980, le mot happening est remplacé par celui d’activité. L’activité
transitaient par des objets et des lieux symbolisant la société de consom- peut être écrite au préalable ou non, s’écrire en se faisant ou après un retour
mation de masse : la voiture, le supermarché et des lieux anonymes : cabine sur expérience. L’activité est plus intimiste qu’un happening. Elle s’inscrit
téléphonique, hôtel. Par exemple, « en position d’attente à un carrefour, le plus souvent dans le cours de la vie des participants. Leur environnement
compter 202 voitures rouges » ou « prendre une chambre d’hôtel, faire l’amour quotidien et leurs espaces de vie deviennent le lieu de l’activité : la cuisine
et recouvrir de bâche noire l’ensemble des meubles de la chambre ». dans laquelle ils cuisinent, les rues dans lesquelles ils promènent leur chien,
Les énoncés sont ainsi réduits à quelques phrases. Cela va s’accompagner font leurs courses, etc. Durant l’été 1981, Kaprow écrit une lettre à ses amis
d’un changement dans la conduite d’un happening. Désormais, les dont, entre autres, Wolf Vostell, Richard Hamilton, Stephan von Huene,
participants partagent la même activité au même moment et en sa présence. Jean-Jacques Lebel, Robert Filliou. Il leur propose de réaliser une « pièce
Kaprow réalise de très nombreux happenings sur ce mode, une trentaine privée » s’il les héberge, lui et sa femme, pendant quelques jours. Kaprow
entre 1968 et 1969 : Runner, Transfer, Record I et II, Round Trip, Overtime, raconte ce qu’il a proposé à Pierre Restany et à sa femme lors d’un séjour à
Arrivals, Population, Message Units, Travelog, Refills, Barreling, Six Ordinary Paris. L’activité, dit-il, « était basée sur le fait de croiser quelqu’un dans la rue.
Happenings, Course. Et sur ce qui se passe alors : regard..., sourire..., échange d’information...,
changement dans la façon de se croiser – parfois on se retourne –, question...
“ Qu’est-ce qu’on va faire après s’être regardé ? ” C’est très facile ou très

162 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 163
difficile...16 » L’activité ou l’expérience artistique part bien du cours de la vie 16.   Allan Kaprow en entretien
avec Jacques Donguy
des participants. Elle l’intensifie et en fait un moment extraordinaire. dans Hors limites, op. cit., p. 70.
17.   La notion de « réinvention »
Elle reprend ensuite son cours, marquée par les formes, les seuils et les durées
apparaît en toutes lettres et pour
de ce qui a été expérimenté. Le caractère formel des habitudes s’atténue au la première fois sur les supports
de communication de la
contact de l’inattendu. rétrospective « Allan Kaprow :
Precedings » de 1988, au centre
Dès le milieu des années 1980, la question de la rétrospective se pose. d’art contemporain de l’univer-
sité d’Arlington au Texas.
Plutôt que d’exposer des traces partielles, des énoncés, des notes, en somme 18.   Texte présentant la
des archives, Kaprow choisit de réinventer17 son passé. Il écrit : « Tous ces rétrospective « Allan Kaprow :
Precedings » de 1988 dans Allan
événements (happenings, etc.) avaient pour l’essentiel existé une seule fois Kaprow : Art as Life, op. cit.
et étaient modifiables. Ils n’avaient pas de formes fixes, ils dépendaient du
contexte, des participants. Pourquoi donc ne pas continuer en ce sens et
modifier la mémoire qu’on en a18. » Lors de sa dernière rétrospective, il décide
de déléguer la réalisation d’un happening. Par ce choix, il anticipe sur
sa disparition prochaine et arrive à l’aboutissement logique d’une démarche
dans laquelle le sujet participe au processus artistique.

Jean-Paul Thibeau
Le projet « Au bord des protocoles méta » démarré en 2001 par l’artiste
français Jean-Paul Thibeau se déploie en fonction des rencontres, des
lieux, des occasions, etc. Il est constitué d’une suite de sessions réunissant
une quinzaine de personnes comme à Roubaix lors du « Laboratoire d’ex-
périmentation » en septembre 2005, ou en rassemblant une centaine,
lors de la troisième session au Palais de Tokyo à Paris en 2004. Chaque
session fait l’objet d’un « thème » croisant plusieurs champs – culture,
travail, art, social, économie, politique –, interrogés via des protocoles méta.
Une session peut se dérouler dans une institution, au bord de l’eau ou dans
la nuit, comme « Au bord de la nuit... » au Musée de l’Objet, à Blois en 2005.
Un projet peut durer une journée ou quelques années comme le projet en
cours « Traverses et Inattendus » à la Chapelle Faucher en Dordogne,
commencé en 2016 et qui se poursuivra en 2018. Un projet méta n’a pas
en somme de forme, de durée et de lieu prédéterminés.
La constitution du groupe de participants est un point central dans
un projet méta. Au fil des sessions, il est apparu un fonctionnement adéquat
à leurs bons déroulements. Ainsi, le groupe est constitué, pour le dire
de façon abstraite, de cercles concentriques, allant du centre à la périphérie.
Le noyau comprend l’artiste et quatre à cinq personnes au maximum qui
travaillent ensemble depuis plusieurs années. Ils n’ont aucune obligation ;
ils participent selon leurs disponibilités. Le rôle de ce noyau est d’organiser
en amont et de coordonner sur le terrain. Sur place, les coordinateurs
s’effacent : leur fonction n’est pas de tenir une position autoritaire. Ils faci-
litent la prise de parole et sa circulation ; ils conduisent une activité ou en Allan Kaprow, Movement score for 18 Happenings in 6 Parts, 1959. Happening presented at Reuben Gallery, New York.
Courtesy : Allan Kaprow and Estate and Hauser & Wirth.
impulsent d’autres. Une session méta englobe tous les temps d’une journée :
du lever au coucher en passant par les repas, la toilette, etc. Ce sont des

164 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 165
Allan Kaprow, Movement score for Household, 1964. Happening presented for Festival of Contemporary Arts, Ithaca, New York.
Courtesy : Allan Kaprow Estate and Hauser & Wirth.

Allan Kaprow, Poster for Fluids, 1967. Happening presented for “Allan Kaprow,” Pasadena Art Museum.
Courtesy : Allan Kaprow Estate and Hauser & Wirth.

166 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 167
Réinvention de Fluids d’Allan Kaprow par Corinne Melin et une quinzaine de participants, 2011-1967.
Copyright Mathilde Warin.

Allan Kaprow, Score for Going/Staying, 1981. Activity. For Marianne Filliou, Marcelline Filliou, and Robert Filliou
Pouillac le Moustier, France. Courtesy : Allan Kaprow Estate and Hauser & Wirth.

Réinvention de Fluids d’Allan Kaprow par Corinne Melin et une quinzaine de participants, 2011-1967.
Copyright Mathilde Warin.

168 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 169
moments de partage conviviaux, mais aussi des moments où l’activité artis- 19.   Jean-Paul Thibeau, ce qu’il croit savoir pour mieux le reconsidérer. En conséquence,
« Sur les protocoles méta... »,
tique se poursuit. C’est une utopie sans doute que de faire de chaque moment 2001, http ://protocoles une plateforme d’échanges commune ne peut être stable ; processus inventif,
meta.com/spip.php ?article52,
un moment extraordinaire car les habitudes de chaque participant prennent consulté le 26 octobre
elle est en transformation constante ; elle dépend de la capacité de chaque
le dessus rapidement. Et les coordinateurs, ou le noyau, réorientent « l’énergie », 2016. participant à se défaire de ses pratiques et modes de penser. Et chacun a
si l’on peut dire, vers l’art et son activité. En somme, ils acceptent de tenir son propre rythme. Chaque participant a en conséquence une place
un niveau d’attention soutenu et continu pendant toute la durée d’une session, singulière dans le projet. Celle-ci étant indéterminée, il cherche sa relation
pour que l’activité artistique se maintienne, se développe. Vient ensuite aux autres avec son langage, ses attitudes, entre autres. Jean-Paul Thibeau
un cercle plus large composé de participants connaissant la démarche de écrit : « [...] Notre œuvre n’est ni avant, ni après – mais dans cet interstice
l’artiste, ayant déjà participé à un projet ou découvrant totalement cette forme entre le moment où le monde nous fait et celui où il nous défait... L’art pour
d’art. Puis un troisième cercle est constitué de personnalités qui sont invitées nous n’est pas plus que cela : avoir conscience de cet interstice et de notre
à partager une expérience issue de leur champ disciplinaire respectif : socio- coresponsabilité à cet endroit et à ce temps-là...19 ».
logie, anthropologie, philosophie, histoire, etc. Par exemple ont été invités :
Jean-Pierre Cometti, Yves Hélias, Raphaële Jeune, Jean-Claude Moineau,
Toni Negri, Pascal Nicolas-Le-Strat, Steven Wright, Joëlle Zask. Quelle
que soit sa place dans le cercle, chaque participant arrive avec un rôle et/ou
une fonction propre au domaine (culturel, social, scientifique ou artistique)
dans lequel il opère au quotidien : enseigner, animer, diriger, théoriser,
peindre, etc. Pendant une session, la grande difficulté est justement de faire
en sorte que les participants se défassent des emprises qui hiérarchisent leurs
savoirs, paroles, corps, etc., pour constituer une parole commune.
Le plus souvent, les participants sont informés du contenu et des
éléments de méthode avant de commencer. La méthode rassure. Cependant,
ils comprennent vite qu’elle est souple, malléable, et que le vocabulaire,
aussi précis soit-il, est également perfectible. Bien que le cadre de l’expérience
soit déterminé, ses limites sont paradoxalement floues. Il s’agit de vivre
des expériences collectivement, d’ouvrir à de nouvelles questions, d’étendre
le territoire.
Les protocoles qui interviennent à différents moments d’une session
sont des actes performatifs : ils placent les participants dans l’agir. Ils sont
construits à l’appui de corps, de durées, de manières d’être, de concepts, ainsi
qu’à l’appui des modes d’agir et de penser fixés dans un champ. Ils peuvent
être relatifs à la danse, à la musique, à la théorie de l’art, à la nourriture entre
autres. L’objectif d’une session, d’un projet, est de parvenir à créer une plate-
forme d’échanges commune, ne fût-ce que le temps du projet. Une session
est ainsi construite sur la base de la collaboration ou d’un processus inventif.
Il s’agit d’inventer ensemble et, pour ce faire, de suspendre temporaire- Projet « Traverses & Inattendus », La Chapelle Faucher, Dordogne, 2016 - ... , vue des participants, habitants, invités.
ment les conditionnements du corps, de la pensée, des désirs, etc. Il s’agit Photo : © Lucas Leclercq.

de révéler les forces déjà là et qui pourraient se constituer en langage commun.


Ces forces le plus souvent ne parviennent pas à se constituer car les emprises
qui hiérarchisent les relations empêchent leur émergence. Pour y parvenir,
il semble nécessaire que chacun évite de prendre une posture autoritaire,
s’adapte le plus naturellement aux corps en présence (sourires, gestes, etc.),
utilise des mots ordinaires ou non spécialisés, bref, qu’il accepte d’être dépos-
sédé temporairement de ces compétences, de son savoir, de remettre en jeu

170 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 171
Vers une conclusion
Art action et performance :
20.   Mark Granovetter,
Le marché autrement. Les réseaux
dans l’économie, traduit
Allan Kaprow et Jean-Paul Thibeau se sont mis délibérément à l’écart de l’anglais par Isabelle This
de la scène artistique dominante pour œuvrer. Les cadres des expériences
artistiques qu’ils proposent sont majoritairement placés dans un contexte
Saint-Jean, Paris, Desclée
de Brouwer, coll. Sociologie
économique, 2000. périphéries sans centre !
d’interaction culturelle, sociale et psychologique. Les données de
l’expérience, soit les formes naturelles et sociales générées, fournissent
un appui intellectuel, linguistique, matériel, temporel, habituel, performatif,
éthique, moral et esthétique à l’intérieur duquel un sens est à trouver.
Ce n’est pas par rejet que ces artistes se maintiennent à distance des
institutions, mais parce que sa diffusion dans le tissu culturel et social
Richard Martel
fournit la base à son déroulement et à sa chance de succès. Cette créativité
diffuse crée un éclairage propre. Et, si elle est placée sous les feux de
la rampe, elle risque de le perdre.
Dans ces deux démarches, le groupe de participants est central.
Il est constitué d’individus issus d’horizons variés se connaissant ou pas, se
reconnaissant ou non, et placés temporairement dans un contexte spécifique
et relatif au choix de l’artiste. Ces groupes sont faits de connaissances, de
connivences, d’amitiés qui se font et se défont. Ils constituent une sociabilité
informelle qui émerge spontanément des interactions entre les participants.
Ce réseau informel est sociologiquement et économiquement faible.
Par contre, il est efficace pour transmettre et diffuser les expériences
artistiques non institutionnelles. En effet, les « liens faibles20 », très nombreux,
forment des chemins courts entre les individus répartis dans les réseaux.
Ils créent spontanément des ponts vers des marges, des périphéries,
c’est-à-dire qu’ils créent des connexions inattendues. Dans un réseau consti-
tué de « liens forts », au contraire, l’information s’y déplace mais n’en sort pas.
Car, pour l’individu, il s’agit d’intégrer le groupe et d’adapter son comporte-
ment en ce sens. Dans les pratiques d’Allan Kaprow et de Jean-Paul Thibeau,
les participants pratiquent à la marge, explorent des territoires inconnus.
L’art s’en trouve ainsi diffusé plus largement. L’art n’a pas de limites.

172 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 173
Prolégomènes Positionnement dans l’histoire

En 2015, écrire sur les pratiques en art vivant, soit en performance et en art On assiste à l’émergence de l’individuel. Depuis les années cinquante, une
action, demeure toute une entreprise ! En circonscrire les tendances, ici, préoccupation s’affirme quant au positionnement tant de la matière que
ailleurs, en sachant que ce type de discipline est en continuel renouvelle- de la personne et à leur déploiement dans l’histoire. En architecture, par
ment, est presque impossible à faire, tout comme en généraliser une délimita- exemple, avec le brutalisme, c’est la matérialisation : le matériau doit « paraître »,
tion qui soit juste et qui tende vers une sorte d’universalité. Les artistes sont démontrer ses textures et ses constituants. En musique, on appelle le son,
nombreux, leurs productions multiples, et des festivals se tiennent un peu préconisé comme matière, « musique concrète », une nomination qui lui
partout. À l’ère de la mondialisation, il est question d’un envahissement dans convient bien. En littérature, avec le nouveau roman, l’attention étant plus
le culturel par des artistes de toutes catégories. Dans ce texte, toutefois, ce portée sur l’auteur que sur son contexte historique, une sorte d’introspection
sont les artistes de l’art action qui nous intéressent. s’installe. Serait-ce l’influence de la Déclaration universelle des droits
D’abord, il convient d’établir une différence dans la terminologie. de l’homme qui, on le sait, date de 1948 ? En peinture aussi, la matérialité
Je préconise l’emploi d’art action plutôt que de performance, qui est utilisé pour et les divers constituants de la « picturalité » sont investigués : « Que l’art dise
toutes sortes d’occasions : on parlera de la performance d’une banque, la vérité sur l’art ! » clamait Hervé Fisher.
d’une automobile, voire d’un sport en particulier. Déjà, nous devons délimiter Par ailleurs, l’arrivée de nouveaux outils, de nouvelles technologies et
l’art par le langage, le tout s’accomplissant d’une manière engagée, dans une machines permet d’utiliser des paramètres neufs. S’installe à ce moment
sorte de dégagement des structures conventionnelles. une sorte de travail en laboratoire où l’artiste s’apparente plus à un ingénieur
L’art action possède une histoire et un avenir que les artistes contri- philosophe qu’à un décorateur ou à un animateur culturel.
buent à « alimenter » par leurs gestes et leurs prises de position. Sans cesse en Il faut aussi prendre en considération l’investigation des sciences
mutation, il se poursuit. En art, il y a une grande contamination et les formes humaines dans les processus artistiques, ce qui amène une panoplie d’analy-
sont continuellement en transformation. Or, les générations se succèdent ses et, donc, de remises en question : l’art et ses multiples supports sont
et les préoccupations divergent ; ces dernières s’ajustent dans le tissu social, déstabilisés tant sur le plan du contenu que sur le plan du contenant. Il faut
selon les relations humaines et institutions plus ou moins « officielles » ou prendre position et interroger les catégories comme les systèmes. Analytiques,
« alternatives ». De tout temps, les artistes ont agi dans une conscience histo- les propositions artistiques s’émoustillent et d’autres options sont proposées
rique de leur époque, mais ils ont aussi toujours proposé des renouvellements. dans le champ vaste et diversifié de la culture !
Autre chose à prendre en considération : les artistes des années soixante
sont souvent des diplômés d’écoles spécialisées ou d’universités, adoptant
une approche plus théorique, ce qui facilite l’analyse et l’implication au sein
d’une recherche, et suppose des incursions dans des méthodologies et
contextes diversifiés. Dès lors, on pulvérise les formes et les contenus, mili-
tant pour de nouvelles stratégies. C’est l’éclatement des disciplines, d’où le
concept de dématérialisation de l’œuvre d’art. De multiples tentatives esthé-
tiques surgissent, dont les pratiques en « art vivant » comme l’art action
et la performance.
Il y a aussi contamination de certaines disciplines par d’autres, de la
musique jusqu’à la poésie, en passant par les arts plastiques. Chez les artistes
Fluxus par exemple, c’est une évidence. Les années soixante voient l’arrivée
de nouveaux supports comme le magnétophone, la vidéo et divers méca-
nismes et instruments avec lesquels les artistes « expérimentent », occasionnant
de nouvelles pratiques. On parle de proposition artistique plutôt que d’œuvre
d’art, une transformation de la forme comme du concept dans le nom.
Le fameux débat du xxe siècle au sujet de l’avant-garde entre la poésie et
les arts plastiques a soulevé bien des prises de position entre les protagonistes.
Même s’il n’est pas encore terminé, il permet encore aujourd’hui une prise
de position !

174 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 175
Évidemment, on peut comprendre que cette « attitude » n’est pas mécanismes et d’opter pour une option différente dans des systèmes
nouvelle ; on peut en trouver l’ancêtre chez les cyniques grecs, par exemple. périphériques où l’imaginaire trouve un terrain d’expérimentation et de
À toutes les étapes de l’histoire humaine, les artistes et intellectuels ont concrétisation. Il convient de remodéliser, de réaliser une proposition qui
soumis les pouvoirs au questionnement. Leur situation suppose une s’affirme comme une situation contre l’ordre constitué et déterminé par
certaine investigation. Ce même concept d’attitude présuppose aussi de tenir l’enveloppe institutionnelle. L’agir suppose qu’on n’ait pas retenu la
compte de la réalité tant physique que psychologique de l’artiste émetteur. limitation et qu’on investigue par l’apport d’un incessant réalignement
On se rend compte que l’attention principale porte plus sur la personne, de l’effort pour un avenir non plus conditionné, mais ouvert aux périphéries
étant donné son implication, que sur son œuvre. en tant que disciplines indéterminées et volatiles.
Le positionnement en art action se justifie par les transformations
sociales, techniques, comme esthétiques, propres aux grandes transformations Centre et périphérie
des années soixante, principalement. Cet éclatement stylistique se vérifie dans
Entre le centre et la périphérie, un agencement de substances et leur mor-
le « décentrement », le dégagement du centre vers la ou les périphérie(s).
phologie exécutent une danse dans le chaos des interactivités relationnelles.
Il y a homologie structurale : les périphéries sont politiques, institutionnelles,
La programmation est alors infectée et reformule les mécanismes de sa
disciplinaires. C’est à cette occasion que les pratiques performatives trouvent
composition ; un réaménagement accompagne la distribution des actions
leur justification, leur matérialisation et leur diffusion.
dans le contexte de leur présentation, et ce même contexte tend à s’actualiser
Mais des livres et des histoires existent sur le développement de ces par des agirs non conventionnels. Ces derniers incitent à prendre position
« disciplines », consolidant les pratiques alternatives et leur déploiement dans et proposent une modélisation en fonction des déterminismes à pulvériser,
le socius. La plupart du temps, ils témoignent d’une responsabilisation des à anéantir même, peut-être...
artistes eux-mêmes plutôt que d’une implication institutionnelle. On y traite
L’action directe, l’intensité objective, l’énergie dépensée : une
donc d’une sorte d’autogestion, d’une sorte de contre-culture.
offrande dans l’immensité du culturel, conditionné politiquement,
voire métaphysiquement. La mécanique sociale est un rouleau compresseur.
Faire de l’art plus qu’en produire Dans son engrenage se déposent des sédiments de déréglementation pour
Un postulat : toute remise en question du plan formel en appelle à une une activation au sein des zones de plasticité poétique. Transformer des
recodification – ou recodifiaction – de son positionnement dans l’architecture mentalités reste plus réconfortant que de déposer des œuvres dans des
du système qui le fabrique ou le distribue. La dématérialisation de l’art musées ! C’est un passage de l’ornement au questionnement, un dégagement
suppose une approche diamétralement opposée, dynamique, dans la hiérar- des tissus conventionnels, une pulvérisation potentielle dans cet agir
chie des systèmes de monstration et de démonstration. L’actualité du à partir de sa réflexion, comme un miroir actualisant sa présence plus
processus, donc, prend une dimension importante, pouvant même prendre ou moins fonctionnelle mais, également, plus ou moins déstabilisante. Il faut
le dessus sur le produit. Nous sautons du produire au faire, à la recontex- réaffirmer le positionnement artistique comme une relation-osmose dans
tualisation du procédé délimitant l’énergie artistique et sa distribution. les tentacules institutionnels, reconfectionner des styles de pratique,
L’appareillage conceptuel aura-t-il contribué, en outre, à transformer l’allure fournir des occasions de délire pulsionnel, contaminer le réel avec
du fait artistique ? Les propositions peuvent obtenir un statut allogène des imaginaires pour réaffirmer nos façons de penser. Parce que la pensée
dans la cacophonie des propositions artistiques. est assujettie à l’organisation sociétale, nos opinions sont relatives et nos
perceptions des écarts culturels deviennent également soumises à des
On nous aura fait réfléchir parce qu’un acte en puissance de se
fluctuations de toutes sortes. Dès lors, l’artiste n’est pas libre puisqu’il
réaliser aura puisé dans une certaine activité en train de se programmer
est façonné par le territoire de son agir ainsi que par une certaine mise en
ou de s’installer, comme une solution dans l’engrenage démesuré du culturel
scène de l’ordre du vécu. C’est pourquoi les relations en réseau sont déter-
globalisé. Plus que jamais nous avons besoin d’un renouvellement de nos
minantes. Elles sont des occasions de vérifier tant les situations que les
imaginaires, personnels comme collectifs, d’une transformation des codes
aliénations. Elles permettent des motivations et des points de vue, organisés
et de la nature même du moyen d’expression : tout poursuit une quête
paradoxalement dans l’univers de la création, l’acte étant une proposition
existentielle puisqu’elle fait partie des positionnements actif et réflexif, dans
dans le mécanisme de l’échange.
un traitement renouvelant ses structures comportementale et langagière.
Il faut créer l’événement, organiser des rencontres, rendre active
Faire de l’art, non plus en produire, suppose une activité artistique
la pensée, impliquer une praxis, rompre avec les habitudes, proposer
qui supplante l’œuvre comme finalité. Il convient de trouver de nouveaux

176 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 177
du comportemental, agir dans l’actualisation des conventions, réaliser un Dans l’agir distributif, il y a une déstabilisation du modèle dit régnant.
possible dans l’incontrôlable potentialité, affecter des dispositifs plus ou Les espaces et l’architecture sont des données qui ne sont pas neutres, qui
moins fictionnels, manifester une métaphysique de l’étrange... Nous devons déterminent la morphologie et la matérialité du dispositif tout comme sa mise
de même accomplir la correspondance et permettre le délire, ici aussi plus en forme. Revenons à l’échelle humaine par des pratiques qui juxtaposent
ou moins construit, infiltrer et déstabiliser, connaître de nouveaux agence- le festif et le dialogue pluriel, polyphonique, de telle sorte que l’aspect
ments par le glissement de l’imaginatif dans les composantes du réel. symphonique soit un entraînement dans la structure de l’énoncé.
Contre l’hégémonie de la pensée dirigée, qu’elle le soit par le politique L’institution muséologique ne détient plus le monopole du discours esthé-
ou le religieux, il convient de renouer avec la solidarité dans des relations tique du moment où l’échelle se trouve relativisée. Retournons potentiellement
à l’échelle humaine parce que nous sommes des animaux rationnels à la tribu, dans une position « groupale », pour y établir des ponts, produire
ayant des systèmes sensitifs et intellectuels. En fait, il faut définir des zones de l’autogestion, nous responsabiliser par la participation à une notion qui
de contact par le dialogue et le « voisinage », affirmer le communicatif, se nomme projet, nous dynamiser en organisant un modèle micro-organique
surtout à l’époque des mécanismes virtuels divers, accomplir le rituel par en son mode de gestion par une solidarité dans un moment créatif.
la fête contre les contaminants de toutes sortes, et nous reconnaître comme L’institution muséologique impose des modèles en fonction des exigences
des alliés au-delà des différences. Il faut replacer l’humain au centre du de son espace architectural : un ajustement à sa mesure pour soumettre
discours, déterminer des relations malgré les oppositions, confirmer ainsi le système esthétique aux conditions de sa monstration ; un assemblage
les allégeances et les réseaux, et permettre la confrontation des idées comme technique limité et orchestré, qui insinue de nous conformer à une délimi-
des pratiques. Il faut rester tolérants dans les hiérarchies pour créer, plutôt, tation formelle. Dans le « réseau éternel », la « responsabilisation » repose
des zones où le partage s’accomplit dans le dialogue, pratiquer l’activisme sur l’appartenance à un mode original de gestion. Elle s’agite grâce à une
ludique et dénoncer les mensonges institutionnés par la mécanique solidarité-réseau. Les centres plus ou moins alternatifs, toujours à l’échelle
abstraite avec le langage comme matière réflexive. Il faut proposer, finalement, humaine, sont des phares et des alambics où s’accomplit l’art en actes,
de comprendre, de légitimer le positionnement critique et polysémique, et souvent dans une atmosphère festive de non-compétition. C’est une sorte
militer pour l’égalité dans nos logiques différentielles. de mobilité dynamique qui suppose une communication et un échange, un
Considérer les périphéries, donc, avec les axes, politique, institutionnel, processus de contamination de l’énergie créatrice pour un « transformable »
disciplinaire, est essentiel. Comme proposition de système, le relativisme dans la machine distributrice et, ici aussi, une soupape de sécurité
se trouve au sein de la hiérarchie, dans un désir de propagation par un angle envers la prépondérance du modèle statique et directeur qui fonde et tente
d’attaque actif, décentré, mais visant également à obtenir une légitimité de déterminer les allures du produit. Quel imposant système !
à la périphérie. Une périphérie disciplinaire s’affirme par un renouvellement des
formes et des matériaux. Encore une fois, préconiser l’application à l’échelle
Périphéries politique, institutionnelle, disciplinaire humaine implique une reformulation de la grammaire esthétique et vise
une utopie décentrée. L’art action survient alors, comme la possibilité du
Une périphérie politique stipule de propager les agirs à l’extérieur des
brin d’herbe dans la machine, pour affirmer la proposition d’un geste ou d’une
grands centres dominants, selon une géographie de partenaires dans la toile
situation s’accomplissant dans le moment et à partir d’un contexte à
avec des relations de réciprocité. Contre la prépondérance des grandes
optimiser. Contre, encore ici, une hégémonie particulière dans les genres,
capitales artistiques que sont, par exemple, New York, Paris, Londres,
une certaine interdisciplinarité suppose une nouvelle nomenclature pour les
il convient de mettre en contact des villes dites intermédiaires, sur le plan
systèmes d’expressivité. Contre, également, l’économisme de la marchandise,
artistique, en proposant des liens périphériques qui entrent en communication
elle propose une praxis, un processus qui s’accomplit dans une situation à
et se solidarisent en réseau. Considérer les zones périphériques comme un
malaxer hors des impositions et des habitudes. De toute manière, les nouvelles
système relationnel et politique, c’est susciter la fabrication du culturel sans
générations d’artistes touchent visiblement à plusieurs disciplines et offrent
la nécessité d’un recours à une domination de la qualité par la quantité.
une certaine recherche dans l’effort de transformation des méthodes
C’est aussi produire sa propre culture comme option et solution à la supré-
comme des matières, des formes comme des mécanismes, le tout affectant
matie, surtout à l’époque d’une mondialisation cannibale axée sur un
la puissance et l’acte dans l’orientation artistique. Contre, donc, le pouvoir
économisme destructeur.
absolutiste du modèle-archétype dominant, l’effort artistique vise à se dégager
Une périphérie institutionnelle propose une modulation de du système conventionnel et à le modifier de l’intérieur, en y produisant
l’engrenage où la distinction comprend un aspect organisationnel opératoire. des propositions qui ne sont plus des œuvres, mais des événements devenus

178 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 179
actes de création : un faire plutôt qu’un produire ! Une périphérie disciplinaire Les moyens de « communication » ne sont pas des destinations, mais
justifie ainsi une panoplie de moments et de propos de résistance dans le plutôt des occasions de diffusion ; la proposition, elle, prend en considération
magma institué : déstabilisation par un imaginaire, réflexibilité et agir dans les conditions physiques comme psychologiques du contexte et la présence
des occasions de non-conventionalité. d’un public.
N’oublions pas, en outre, que le rapport avec le public vient combler
La rencontre, le public, les médias sociaux un manque, contrecarrer la solitude de l’atelier, une situation où l’artiste
L’art action est une discipline aujourd’hui reconnue et même enseignée travaille en vase clos, rencontrant au vernissage les amateurs d’art, et souvent
dans les universités, disons, presque mondialement. Mais une question à ce seul moment. Difficile, alors, de connaître le niveau de réception.
reste importante : la présence d’un public est-elle essentielle ? Effectivement, C’est d’ailleurs une explication supplémentaire à cette question : pourquoi les
on remarque chez les nouvelles générations une motivation axée plutôt artistes en sont-ils arrivés à présenter en direct l’« acte artistique » ?
sur le plan de l’expression individuelle qui, à la limite, n’a pas nécessairement Résumons : par art de la présence, il faut comprendre que cette présence
besoin de la présence d’un public... Particulièrement avec les médias s’accomplit dans une praxis de relations et, donc, que la présence d’un public
sociaux, fort employés par les artistes, il peut s’agir d’un performatif qui se veut une constituante complice de l’art en action.
considère la dissémination d’une activité dans les réseaux comme valable, Au siècle dernier, le théâtre s’est fait « surpasser » par le cinéma, puis
sans nécessiter la présence « actualisante » d’un public. le cinéma par la télévision et la télévision, par les médias sociaux. Cependant,
Or, si l’on se souvient bien, Rudolf Schwarzkogler, l’actionniste le théâtre existe toujours, tout comme le cinéma et la télévision, d’ailleurs.
viennois, a pris cent quatre-vingt-douze photos pour une action sans public, Dans les années soixante, à mon avis, il s’agissait principalement d’une
donc pour la photo principalement. Un paradoxe ! Cependant, ces photos- impulsion dirigée vers un extérieur, vers un public à provoquer, notamment,
archives ont eu une large diffusion et un impact certain : elles se tandis que les actions des artistes récents, souvent solitaires dans leur
retrouvent dans presque toutes les publications sur la performance et l’art livraison, trouvent leur distribution dans des mécanismes de diffusion,
action. Aussi à considérer : le groupe semefo de Mexico, une influence particulièrement les médias sociaux : micropolitique plus que grands récits !
directe de l’actionnisme, qu’il revendique de toute manière. Les photos Donc, l’émetteur-artiste dans son rapport avec le public se trouve
des actionnistes viennois ne laissent personne indifférent. Imaginons de même quelque peu transformé.
un artiste dans sa chambre qui exécute une action quelconque, captée D’un point de vue organisationnel, l’association est possible et même
en photo ou en vidéo, puis « injectée » sur Youtube, presque immédiatement, nécessaire : le « réseautage » concerne des affinités. À l’époque, on avait
même. Sans public ? Sans savoir si elle obtient des répercussions ? Autre employé le concept de réseau naturel, existant en fonction des personnes
constat : sur un coin de rue, on chante une chanson, captée et postée d’abord, physiquement, par rapport au réseau artificiel des divers types de
sur Youtube ; est-ce vraiment communicatif ? Est-ce que c’est d’une certaine connexion par des mécanismes de communication.
efficacité ? Je m’interroge également : ce besoin de documenter et de vérifier
Au Lieu, centre en art actuel, on a organisé dix-huit rencontres sur
le nombre de « regardeurs » est-il le résultat des exigences des pouvoirs publics
l’art action et la performance. Au cours des dernières éditions, c’est par zones
qui « soutiennent » et « subventionnent » ? Le résultat d’un certain contrôle ?
géographiques que la sélection des artistes a été faite. On a bien évidem-
La question mérite d’être posée.
ment remarqué des critères culturels propres aux régions concernées.
Rencontre, échange, contact, l’art action vise une osmose, physique- Il y a une grande différence d’expression entre les artistes brésiliens, cubains
ment, tandis que les actes en privé et disséminés médiatiquement créent une et espagnols, par exemple, ce qu’on ne discerne point lors d’une soirée
certaine diffusion, mais n’impliquent pas d’« infusion » ni de plus grandes avec des performeurs de pays différents. Le fait d’une sélection par « région »
répercussions, me semble-t-il. La relation est ici virtuelle, non directe. par des organisateurs de ces mêmes régions semble une validation à puiser
Doit-on comprendre que l’objectif de la diffusion aurait pris le dessus sur celui dans son bagage culturel les motivations de l’action, ce qu’on a pu vérifier lors
de la production ? La production irait-elle jusqu’à orienter la diffusion ? des festivals que nous avons organisés ces dernières années. Ainsi nommés,
Toutefois, les artistes de l’art action savent à quel point la présence ces festivals sont des moments privilégiés pour dynamiser la discipline.
d’un public reste importante. Souvent, elle influence directement le Ce sont des occasions de rencontre et d’échange où s’installe une sorte de
protagoniste : faire une action devant vingt, ou quatre-vingts, ou deux cents confrérie, de tribu, au sens anthropologique du terme ; des occasions de
personnes a une incidence sur le déroulement d’une activité et, à certaines vérifier les transformations ou les conformités, favorisant autant la confron-
occasions, peut même la conditionner ; on doit absolument en tenir compte ! tation que la relation. Ce concept même de relation avec l’esthétique rela-

180 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 181
tionnelle, confirmé dans les années quatre-vingt-dix et deux mille, témoigne
d’une dimension de partage qui est aussi importante de la part d’un
NOTES

1.   Lettre de Robert Filliou, Advenir, devenir visible :


la performance, entre fait
publiée en appendice à
émetteur que d’un récepteur, même s’il semble convenir aux années cinquante L’Histoire chuchotée de l’art,
et est, paradoxalement, encore d’actualité ! Sauve, Clémence Hiver, 1995,
s. p.

et fiction, action réelle, théâtre


Unanimement, on reconnaît la pertinence d’organiser des rencontres
et autres occasions performatives. Mais on se pose quand même la question :
est-il toujours important de le faire ? À l’ère où les nouvelles générations
semblent prioriser leur « énonciation performative » par l’insémination de dis-
positifs médiatiques, il faut analyser la destination, au sens de « digestion »,
documentaire, authenticité,
mais aussi au sens de « projection ». Communauté d’usage par l’intermédiaire
des médias sociaux, une interactivité reste possible ; ces liens confirment mise en scène et reportage
une certaine présence.
L’art action est en processus, en redéfinition permanente. On ne saurait artistique
dire ce qu’il deviendra. Toutefois, si l’acte performatif utilise des procédés,
des éléments de spectaculaire, il convient de ne pas tomber dans le « spectacle »,
comme le disaient Debord et les situs. Pour poursuivre des trajectoires en
fusionnant, en reliant ou en déliant, la personne concernée se doit d’être préco-
nisée, puisque ce n’est pas nécessairement l’institution qui la produira. Comme
le soulignait Filliou, « [l]’art doit revenir au peuple auquel il appartient1 » !
Valerian Maly
Une version légèrement différente de ce texte est parue dans la revue Inter, n° 124, automne 2016, p. 78-81.

Richard Martel, « Déambulation » avec 12 participants au Sesc Pinheiros, Sao Paulo, le 13 avril 2011. Photo : Patrick Altman.

182 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 183
Ci-contre : Boris Nieslony, « Ma », Moltkerei Werkstatt, Köln [Cologne], 1993. Photo : Peter Farkas.

Advenir, devenir visible  : la performance, entre fait et fiction, action réelle, théâtre documentaire,
184 authenticité, mise en scène et reportage artistique Valerian Maly 185
« Performance art is now ». Ainsi résonnent les premiers mots du manifeste NOTES 5.   « Witnessing a performance Un événement désigne l’apparition d’un processus observable qui
challenges an audience’s own sense
THIS is Performance Art 1 rédigé par l’artiste américaine Marilyn Arsem 1.   Marilyn Arsem, of self. » Ibid. (Traduction libre.) survient, advient. Il est observable, car il vient littéralement devant les yeux
THIS is Performance Art, 2011, 6.   « La littérature doit être
à l’occasion du festival Infr’Action Venezia de 2011. Dans son avant-propos, originellement publié sur le site
du spectateur, il advient en devenant visible. Les événements uniques
régie par un acte créateur.
l’artiste de performance Joakim Stampe indique que ce manifeste a été www.infractionvenice.org, Elle doit être de la “fiction”, et imprévisibles font l’objet de reportages et, en même temps, ils constituent
puis sur le site web être une invention propre,
écrit « à une époque où les qualités vraies et intrinsèques de la performance de Marylin Arsem http:// elle doit avoir une langue un sujet privilégié pour les arts expérimentaux. Advenir, devenir visible :
marilynarsem.net/workshops/ singulière, elle doit – voilà qui
s’entremêlent avec les notions d’art vivant et de re-enactement, et basculent et http://totalartjournal.com/ est particulièrement important
l’art de la performance est le seul art qui inclut explicitement le spectateur,
archives/4298/this-is-
vers leur contraire : la mise en scène, la théâtralité, le spectacle2 ». C’est performance-art/
– avoir une puissance imagi- sa présence étant la condition de l’événement, de l’avènement...
native propre, une puissance
ainsi que pourrait s’expliquer le mal-être qui gagne un nombre croissant (consulté le 20 février 2019). de transformation du monde », « Assister à une performance met à l’épreuve la perception que le public
Également publié sur https :// déclarait Iris Radisch,
d’artistes et de spectateurs – ou faudrait-il dire de témoins ? – évoluant dans www.facebook.com/notes/ directrice des pages culture a de lui-même5. »
joakimstampe/manifesto- du journal Die Zeit, lors
le milieu de la performance. thisis-performance- d’un entretien télévisé dans le Si la notion d’authenticité a pu servir à séparer l’art de ce qui
art-writtenby-marilyn- cadre de l’émission Kulturzeit
Marilyn Arsem, une artiste pratiquant depuis plus de trente ans arsem/10150159437662760 diffusée le 8 octobre 2015 n’en était pas – à ce propos, voir la controverse autour de l’attribution
(consulté le 7 octobre 2017). sur les ondes de la chaîne
« l’art de l’action (réelle) » – ainsi que l’on désigne souvent la performance –, (Les traductions sont libres). de langue allemande 3sat (url :
du prix Nobel de littérature à la journaliste biélorusse Svetlana Aleksievitch6 –
était jusqu’il y a peu professeure à la School of the Museum of Fine Arts at 2.   « ... when performance http ://www.3sat.de/mediathek/ les notions de vérité, d’objectivité et de réalité deviennent de plus en plus
art’s true and intrinsic qualities ?mode=play&obj=54485).
Tufts, où elle tentait d’explorer et de comprendre les phénomènes de la are being confused by notions (Traduction libre.) fluctuantes. « Le doute permanent, l’incertitude obsédante quant à savoir
of live art and re-enactment, 7.   « Der dauerhafte Zweifel,
performance à travers ses enseignements. En 2011, elle rédige un manifeste and is drowning in the die nagende Unsicherheit darüber,
si ce que nous voyons est conforme à la réalité ou aux faits, collent aux images
intitulé THIS is Performance Art et s’attaque à « la mise en scène, la théâtralité, unclear matter of its opposite :
the staged, the theatrical,
ob das, was wir sehen, wahr, documentaires comme une ombre7 », écrit Hito Steyerl. Depuis que l’art
realitätsgetreu oder faktisch ist,
le spectacle » au nom d’une définition très étroite des phénomènes à the spectacle. » Joakim Stampe, begleiten dokumentarische Bilder contemporain aspire à dire le réel et à s’investir d’une signification socio-
commentaire du manifeste wie ihr Schatten » Hito Steyerl,
l’origine de la performance, dont le spectacle ou le désir d’être vu n’ont de Marilyn Arsem, THIS Die Farbe der Wahrheit. politique, les matériaux documentaires, les extraits d’archives et les
is Performance Art, https :// Dokumentarismen im Kunstfeld
pourtant jamais été exempts. Une démarche qui prête d’abord à la www.facebook.com/notes/ [La Couleur de la vérité.
témoignages sont devenus une partie intégrante des œuvres. Cela s’est révélé
joakimstampe/manifesto-
controverse. Un manifeste est une déclaration de buts et d’intentions : dans thisis-performance-art-
Le documentaire dans le champ évident lors de la biennale de Venise de 2015, intitulée « All the World’s
de l’art], Vienne, Verlag Turia
le contexte artistique, les manifestes comprennent souvent des programmes writtenby-marilyn-arsem/ + Kant, 2008. (Traduction Futures ». Non seulement le titre suggère différentes possibilités d’avenirs
10150159437662760 libre.)
esthétiques. Ainsi que le suggère l’étymologie latine, manifestus, leur (consulté le 7 octobre 2017). 8.   Sybille Krämer, « Zuschauer
à esquisser, mais les œuvres exposées évoquaient des visions plurielles
(Traduction libre).
effet doit être manifeste. Il faut qu’il soit tangible, palpable. Il peut sembler 3.   « Failure is always possible. »
zu Zeugen machen. Überlegungen et des perspectives multiples.
zum Zusammenhang zwischen
paradoxal que Marilyn Arsem cherche à délimiter la performance, un Marilyn Arsem, THIS is Performanz, Medien und Contrairement aux reportages habituels et à la structure narrative
Performance Art, op. cit. Ibid. Performance-Künsten » [Faire
domaine artistique qui a commencé par se définir par l’élargissement des (Traduction libre.) des spectateurs des témoins. du théâtre classique, les « reportages artistiques » adoptent justement
4.   « Performance art is now
frontières jugées trop étroites des performing arts – les arts scéniques –, qui Réflexions sur le lien entre per-
cette multiplicité de perspectives – et ils peuvent tout à fait être des œuvres
/ Performance art is real / formance, médias et arts perfor-
sont justement en train de s’approprier les stratégies performatives. Le théâtre Performance art requires risk matifs], in e.p.i. Zentrum
de performance. En tant qu’art fondé sur le temps (« La performance,
/ Performance art is not an Berlin – Europäisches Perfor-
post-dramatique a découvert les vertus de « l’action réelle » : désormais, investment object / Performance mance Institut, 13. Performance c’est maintenant »), la performance s’exprime moins au moyen du langage
art is ephemeral. » Ibidem. Art Konferenz. Die Kunst der
les acteurs pataugent dans de l’eau réellement froide. Lors du symposium (Traduction libre.) Handlung 3, Berlin, Eigenverlag, que grâce à des états, des énergies d’attention produisant des « images-
2005, p. 16-19.
« Future Aesthetics of Performing Arts », récemment organisé au Theater derrière-les-images », qui « font du spectateur un témoin8 ».
9.   « Es ist eine Lampe
Gessnerallee à Zürich, de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer une direkt auf das Bild des Toten
gerichtet, hinter das ich À l’occasion du symposium « Erinnerung » au Moltkerei Werkstatt
déprofessionnalisation de la formation des comédiens. Quoi de plus ringard mich begebe. Das Bild ist so groß
à Cologne, en 1993, Boris Nieslony a proposé une performance intitulée
que de réciter des textes par cœur ; ce serait bien plus « authentique » de lire les wie ein Gesicht 1 zu 1. So kann
ich durch das Foto das Bild Ma – Version iv. Une œuvre aux strates multiples, à la fois reportage impres-
dialogues directement sur la feuille, en préservant toutes les possibilités de sehen. Wenn ich durch das Licht
durch das Foto durchschaue, sionnant et approche empathique de la notion de mort. Habillé en noir,
trébucher sur le texte... « L’échec est toujours une option3. » dann ist es ein Gefühl als ob es
über meine Haut legt. Das ist Nieslony se tenait debout derrière des images de gens assassinés, qu’il
« La performance c’est maintenant / La performance est réelle / eine Kontaktaufnahme. » Boris
accrochait à une corde tendue horizontalement, de façon à ce que son visage
Nieslony, cité par Helge Meyer
La performance exige le risque / La performance n’est pas un objet d’investis- dans Schmerz als Bild. se trouve à la même hauteur que les photos. « Une lampe est dirigée
Leiden und Selbstverletzung in
sement / La performance est éphémère4 » – voilà les titres des cinq parties der Performance Art [La douleur directement sur le visage du mort, derrière lequel je me place. L’image fait
du manifeste de Marilyn Arsem, un écrit compact et concis comptant comme image. La souffrance
la même taille qu’un visage, à l’échelle 1:1. C’est ainsi qu’à travers la photo,
et l’automutilation dans
exactement vingt-huit phrases. Ces affirmations pourraient aussi bien être la performance], Bielefeld,
je peux voir l’image. Si je regarde la photo à travers la lumière, cela me donne
Transcript, 2008, p. 292.
les fils conducteurs d’un reportage : le caractère unique de l’événement est (Traduction libre.) le sentiment qu’elle se couche sur ma peau. C’est une prise de contact9. »
commun à la performance et au reportage, les deux se veulent au cœur
Le corps du performeur entre ainsi en correspondance immédiate avec
de la « vie réelle » – peu importe ce que cela peut bien vouloir dire à l’heure
le portrait d’une personne morte et anonyme. Les visages déformés par
de l’authenticité mise en scène...

Advenir, devenir visible  : la performance, entre fait et fiction, action réelle, théâtre documentaire,
186 authenticité, mise en scène et reportage artistique Valerian Maly 187
la douleur et la torture, les parties du visage distordues nous émeuvent de
façon étrange : elles sont choquantes, déconcertantes, mais elles produisent L’ouverture du séminaire :
actrices et acteurs
également un effet de « déjà-vu ». Boris Nieslony puise dans le répertoire
habituel de la presse, mais il retravaille ses images en les agrandissant. Ainsi,
les images parviennent à nous toucher d’une façon tout aussi directe que
dérangeante : si la photographie de presse a coutume de montrer l’horreur
avec une distance pseudo éthique – les cadavres sont encadrés par un décor
de destruction urbaine ou naturelle –, les images telles que celles-ci nous
parviennent uniquement par l’intermédiaire de la médecine légale, et encore.
Une relation aux entrelacements multiples se noue entre le performeur et Rainer Oldendorf
la photographie. Elle est renforcée par des gestes, le bras du performeur longe
son corps, son intérieur fragile est tourné vers l’extérieur, ses mains manquent
de frôler un autre visage.
D’autres images ont été juxtaposées à des objets, la plupart du temps
des objets familiers du quotidien, tels que des peluches ou encore une cravate,
une lampe de poche, un ballon coloré, voire un nez de clown. Un jeu d’alter-
nance troublant se met en place : ces objets doivent-ils être associés au per-
formeur ou à la personne représentée ? Ainsi dotées de ces attributs, les scènes
font naître des souvenirs au silence oppressant. Un slip féminin étendu
sur un cercle en métal éveille, pour l’anéantir brutalement, un imaginaire
érotique et sexuel ; et on voit littéralement le jeune homme torturé jouer avec
la balle. Boris Nieslony soulève ainsi une thématique visuelle développée
en particulier par les artistes au xviie siècle, à l’époque de la guerre de Trente
Ans. Ici, la fugacité de la vie est représentée à l’aide de moyens contem-
porains, mais, contrairement aux célèbres vanités, l’artiste ne recourt guère
à des motifs symboliques tels que la bougie à moitié brûlée, la bulle de savon
qui éclate ou le sablier représentant le temps qui passe. Nieslony crée
un ballet d’images aux associations immédiates, qui déclenchent surtout une
chose : des images abandonnées depuis longtemps se libèrent, une mémoire
inconsciente de la mort s’enclenche – celle-là même que le déferlement
d’images quotidien atténue et refoule. C’est ainsi qu’il parvient littéralement
à nous « re-porter », à nous emmener et nous ramener vers des espaces visuels
et mémoriels enfouis en nous.
Rainer Oldendorf, marco14 et CIAM4 / Naufrage avec spectateur, arrêt sur image, 2017.

Traduit de l’allemand par Marina Skalova.


Relectures et révisons Magalie Bouthillier, Valentine Verhaeghe.

Advenir, devenir visible  : la performance, entre fait et fiction, action réelle, théâtre documentaire,
188 authenticité, mise en scène et reportage artistique Valerian Maly 189
Mai 2017. Des acteurs du film picaresque Art action
marco se mêlent aux participants du séminaire
marco14 et CIAM4 / Naufrage avec spectateur
ou l’art des actes vivants
devant l’entrée du bâtiment central du Polytechnion
d’Athènes qui forme ici une scène en marbre.
À cet endroit précis a été inauguré, en Juillet 1933, Michel Giroud
le 4e Congrès International d’Architecture
Moderne (CIAM4). En Novembre 1973 ce fut
le lieu central du soulèvement contre la dictature
militaire. L’arrêt sur image montre l'instant
dans le film où les acteurs de marco14 et CIAM4 / 
Naufrage avec spectateur quittent cette scène
et marchent vers la caméra.

190 L’ouverture du séminaire : actrices et acteurs Rainer Oldendorf 191


La fabrique de l’art est devenue une usine mondiale sous la forme du NOTES 7.   Cf. Marie-Liesse Clavreul Il convient d’abord d’anéantir toute performance efficace, toute
et Thierry Kerserho (dir.),
marché, de la prolifération des biennales et des foires ainsi que du spectacle 1.   Maurizio Lazzarato, Éléments de banalyse, valeur et tout talent (brillantine et brio des singes savants et des perroquets
Marcel Duchamp et le refus du préface de Pierre Bazantay
en tout genre (comme dans le sport et la variété mondiale). Cette industrie travail, Paris, Les Prairies et Yves Hélias, Caen,
très très bien éduqués dans les écoles mondiales de la rentabilité, de
culturelle, y compris, bien entendu, l’art performance à la mode, est ordinaires, 2014. Le Jeu de la règle, 2015. l’efficacité et du marketing) afin de laisser poindre et jaillir des actes vivants
2.   Céline Alvarez, Les Lois 8.   Cf. John Cage, Pour les
de plus en plus dominante, toutes tendances confondues, puisqu’elle génère naturelles de l’enfant, Paris, oiseaux. Entretiens avec Daniel hors de toute esthétique conventionnelle (ancienne, classique, moderne
Charles, Paris, Pierre Belfond,
des centaines de milliers d’emplois divers1. A contrario, l’art de l’action Les Arènes, 2016.
1976; Tacet, n°1: Qui est John
ou d’avant-garde) : simplement parler, échanger, écouter, partager, faire jaillir,
3.   Robert Filliou, Teaching
(des suites d’actes vivaces) se développe sur quelques axes indissociables : and Learning as Performing Arts,
Cage ?, 2012. au hasard, intuition et imagination, fantaisie et esprit jubilatoire, sans aucun
9.   Ornella Volta (éd.),
Cologne, Walhter Koenig,
l’art de la paix, imaginé par Louwrien Wijers, Joseph Beuys, Robert Filliou 1970. Erik Satie : écrits et manuscrits, objectif utilitaire. Rien n’est plus difficile que de faire apparaître le simple
et le Dalaï-Lama en Hollande en 1983, l’art du non-enseignement ou la 4.   Cf. Jon Hendricks, Dijon, Les presses du
réel, coll. L’écart absolu –
et le facile7. John Cage, dans les années 1950, ouvrit la porte des cours sans
Fluxus Codex, New York, Harry
transformation nécessaire et fondamentale de l’école depuis la maternelle N. Abrams, 1988 ; Nicolas
Fondamentaux, à paraître. cours à la New School for Social Research : George Brecht constitua des
10.   Alfred M. Fischer
selon la méthode ludique, fondée sur l’échange et le jeu, inventée par Maria Feuillie (éd.), Fluxus dixit : une
anthologie, Dijon, Les presses (éd.), George Brecht, Events :
cahiers de notes. À la même époque, Cage8 imagine la musique indéterminée
Montessori et récemment appliquée en France par Céline Alvarez2, Enseigner du réel, 2002 ; Lóránd Hegyi, eine Heterospektive = et le piano préparé, selon les flux du hasard. Par ailleurs, l’Esotérik Satie
Jeanne Brun, Marco Pierini a heterospective, Cologne,
et apprendre comme art 3, inventé par Robert Filliou dans les années 1960, et al., Fiat Flux : la nébuleuse Walther Koenig, 2005. avec Vexations (un motif de trois minutes répété huit cent quarante fois,
Fluxus = The Fluxus Nebula 11.   Jean-Hubert Martin,
et, enfin, l’art de la fête permanente ou l’abolition du travail et son remplacement 1962-1978, Cinisello Balsamo, Michel Collet, Sylvie Jouval
composé en 1893, mais joué pour la première fois seulement en 1963, à New
Silvana Editoriale, 2012.
par des activités ludiques, proposé par Charles Fourier et Robert Filliou, et al., Robert Filliou : York, grâce à John Cage et à La Monte Young), ouvre une voie possible et
5.   Les jeux du hasard génie sans talent, Villeneuve
théorisé par Johan Huizinga dans son ouvrage Homo ludens et activé à dans la construction des situations d’Ascq (France), Musée potentielle immense par la répétition du même air exécutable par n’importe qui
et la pratique de la dérive, grâce d’art moderne de Lille, 2003.
l’extrême par Fluxus et compagnie sous l’impulsion burlesque de George à Guy Debord. Cf. Laurence 12.   Charles Fourier,
(un grand pied de nez aux écoles de virtuoses qui recherchent les variations
Maciunas4. Aujourd’hui, plus aucune illusion n’est permise face à la machine Lebras et Emmanuel Guy (dir.), Théorie des quatre mouvements mélodiques). Satie9 trouve ici la source indéfinie des micro-tonalités de
Guy Debord : un art de la guerre, et des destinées générales,
industrielle de l’art du spectacle pour tous, partout (musées, théâtre, Paris, bnf/Gallimard, 2013. Dijon, les presses du réel, chaque instant, que Cage va révéler. C’est en même temps extrêmement facile
6.   Michel Giroud, 2009.
concerts, télévision, web...). Il convient de tenter d’en finir avec toute forme Le Musée des muses amusées, 13.   Édouard Glissant,
et particulièrement difficile (comme le Tao ou le Zen), car cela exige une
de spectacle et tout particulièrement le petit spectacle de l’art performance Dijon, Les presses du réel, Tout-monde, Paris, extrême concentration et une patience maximum (la respiration et le souffle
2014 ; François Lagarde, Les Gallimard, coll. Folio, 1995 ;
(action devant un public, conférence face à des assis, assez serviles, gesticu- Objets amusés de Michel Giroud, avec Patrick Chamoiseau, deviennent des techniques majeures). Vers 2000, le Labor Mondial Orkestra
Montpellier, Hors œil édition, L’Intraitable beauté du monde,
lations pour un public soi-disant éclairé5). 2006, dvd. Paris, Galaade et Institut du
généralise la Vexation à tous les domaines : voilà un exemple exemplaire
L’art comme action engendre des actes réciproques, avec les autres
Tout-monde, 2009. de l’art action d’el coyote. George Brecht10, avec ses Events, propose un
14.   On ne saurait oublier
(il est nécessaire de refuser toute tentative de représentation spectaculaire) la poésie-action de Bernard dépassement définitif de tout art spectaculaire, avec le presque rien, le vide
Heidsieck, ni les célébrations
afin de permettre le réveil des spectateurs endormis plus ou moins zombis afin de Paul-Armand Gette,
et même le rien (avec Cage, ils ont médité l’introduction au bouddhisme zen
qu’ils puissent devenir ou redevenir des êtres humains, terriens, vivants, vifs
ni les performances collectives de Suzuki, comme les propositions de Marcel Duchamp). Son ami Robert
de Jean Dupuy.
et vivaces. Filliou11 tenta courageusement et dans le fou rire du soleil noir (l’inespoir
de Nerval) de transformer tout acte en fête (et pas seulement le 17 janvier), et
Toutes sortes d’interventions sont alors possibles, avec n’importe
même si possible tous les jours (expérience quasi impossible). Cela fait penser
qui et n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où, n’importe comment,
immédiatement et autrement au projet merveilleux et utopique de Charles
sous des formes en formation et en transformation (jamais immobiles,
Fourier, l’auteur du sublime ouvrage L’Attraction passionnée12, selon les trois
mais trouées, fluides, mobiles, hasardeuses) verbales, sonores, gestuelles,
passions fondamentales : la papillonne – éloge de la curiosité absolue, disparate,
graphiques, visuelles. Il s’agit d’éviter la scène et la mise en scène comme le jeu
dispersée, en zigzags, la cabaliste – ou le dialogue critique – et, enfin,
théâtral ainsi que toute spécialisation qui nous enfermerait dans une virtuo-
la composite – ou l’éloge du mélange, du mixage, du collage, de l’assemblage,
sité brillante, talentueuse et fascinante, engendrant le succès et l’admiration
du métissage, ce qui nous fait penser à la créolisation d’Édouard Glissant
des pauvres zombis impuissants. Cet art de l’action se manifeste dans le simple,
dans son ouvrage Tout-monde13. Faire advenir un autre monde par l’art
dans le facile, dans le spontané, dans le banal, dans l’ordinaire et dans le
de l’action ludique, fondé sur la passion, la réciprocité, l’émulation, la non-
commun. Il n’y a plus de héros, de champion, de Tarzan, de maestro.
compétition, l’échange, la générosité et la bienveillance, semble un objectif
Dans les années 2000, Giroud/Gerwulf a imaginé le concept et la pratique
encore bien utopique malgré de réelles expériences dispersées. Il est impos-
du Labor Mondial Orchestra (lmo), sur le territoire potentiel du Kao Mondial
sible, sinon extrêmement difficile de briser les murailles plus ou moins visibles
Kabaret (kmk), permanent, provisoire, éphémère, transitoire et relatif, plus
qui nous empêchent de bifurquer pour devenir un carrefour de croisements
ou moins visible, avec le minimum de moyens, selon les principes du
et d’entrecroisements14. L’art de l’action, hors de toute hiérarchie comme de tout
manifeste Maximum Minimum6.
centralisme délétère, pourrait permettre enfin des respirations, des souffles

192 Art action ou l’art des actes vivants Michel Giroud 193
jubilatoires, sans amertume et sans rancune. En tout domaine pourraient
La performance comme
15.   L’œuvre de Jean Dupuy
est un immense tableau
s’épanouir alors les dix sens (les cinq sens extérieurs et les cinq sens intérieurs scénique de l’art de
l’action des signes grâce

dispositif d’expérimentation
bien oubliés : haptique, intuitif, théorique, imaginatif, saltatoire). L’art de à son théâtre subtil et hilarant
l’acte ou des actes n’est guère possible sans une trans(e)versalité, dès le jeune de l’anagramme ; tout autre-
ment, mais aussi idiot,
âge et jusqu’à l’âge adulte, afin de pouvoir choisir les divers chemins de il y a son « cousin » Charles

traverse, au bon gré des vents divers, des chemins sans chemin, sans guide
autoritaire ni modèle imposé15. L’art de l’action alors prendra un sens, loin de
Dreyfus Pechkoff, le pince-
sans-rire burlesco-minimal
en diable. Cf. Jean Dupuy,
Where, Paris, galerie
scientifique
la compétition et du rendement comme de la croissance mortifère d’un monde Loevenbruck, 2013 ;
Jean Dupuy : Bio / biblio / filmo /
dominé par le profit16. C’est là, le véritable sens de l’art de la paix imaginé vidéographie : 1955-2015,
New York, édition Christian
par Beuys et Filliou17. Xatrec, 2015 ; Charles
Dreyfus Pechkoff, Fluxus :
l’avant-garde en mouvement,

In Alpina, 27-29 novembre 2016.


Dijon, Les presses du réel,
coll. L’écart absolu – Fonda- François-Joseph Lapointe
mentaux, 2012.
16.   N’oublions surtout
pas les manœuvres actuelles
en France, insolites et à l’écart :
Pap Circus (Max Horde),
Montagne froide (Michel Collet
& Valentine Verhaeghe),
Flying Carpet (Richard Piegza),
Pan total (Alain Snyers et
Daniel Daligand), New Crium
Delirium Erratum Coyote
Circus (depuis 2008) et
Zigzag Circus (depuis 2016).
17.   Isabelle Fremeaux
et John Jordan, Les Sentiers
de l’utopie, Paris,
La découverte, 2012.

194 Art action ou l’art des actes vivants Michel Giroud 195
François-Joseph Lapointe, Récolte d’un échantillon de microbiome cutané lors de la performance 1000 Handshakes, Perth, Australie, le 6 octobre 2015.

196 La performance comme dispositif d’expérimentation scientifique François-Joseph Lapointe 197


On fait de la science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres : NOTES 4.   Allan Kaprow, op. cit., est de se situer entre des domaines de pratiques : l’art et la science5. Toujours
p. 105.
mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est 1.   Claude Bernard, 5.   Ibidem, p. 41. selon Kaprow, « le geste expérimental se situerait ainsi entre l’art et la vie,
Introduction à l’étude de la
une maison.
médecine expérimentale (1865),
6.   David Zerbib, configuré selon les modes de construction et d’observation, d’activité
« Les noms du per : l’art
Paris, Flammarion, 1966,
expérimental et l’épreuve
et de passivité dérivés de la science ». Quant à l’expérimentation scientifique,
Henri Poincaré p. 13.
2.   Allan Kaprow, L’Art et
des limites », in Élie elle relèverait plutôt, pour paraphraser Kaprow, de « la science et la vie
During, Laurent Jeanpierre,
la vie confondus, Paris, Éditions Christophe Kihm et al. confondues ». Face au mystère de la vie, les sciences expérimentales cherchent
du Centre Pompidou, 1996, (dir.), In actu. De l’expérimental
p. 102. dans l’art, Dijon, Les presses des réponses ; la tâche de l’artiste expérimental est de poser des questions
3.   Paul Ardenne, Un art du réel, 2009, p. 35.
plutôt que de livrer des réponses. L’expérimentation est un processus de
En supposant qu’il soit effectivement admissible, tant pour les artistes que contextuel. Création artistique 7.   Ibid.
en milieu urbain, en situation, 8.   Ibid. questionnement, de remise en question, de mise à l’épreuve d’hypothèses et
pour les scientifiques, de participer au processus de la recherche de d’intervention, de participation,
Paris, Flammarion, 2002, 9.   Richard Schechner, de requestionnement. L’essence de la démarche expérimentale tient beaucoup
façon analogue, de nombreuses questions demeurent sans réponses depuis p. 62. « Déclin et chute de l’avant-
garde (américaine) », plus de l’action d’expérimenter que du produit de l’expérimentation.
Léonard de Vinci. En quoi l’art pourrait-il enrichir la recherche scientifique ? dans Performance. Expé-
rimentation et théorie du théâtre
Cette préséance de la démarche sur l’œuvre est poussée à l’extrême chez
En quoi les scientifiques pourraient-ils être de véritables créateurs si les aux États-Unis, traduit de certains artistes qui ont même fait du protocole d’expérimentation scienti-
créateurs, eux, n’ont guère d’espoir de devenir des scientifiques ? En quoi l’anglais par Marie Pecorari,
édition établie par Anne fique l’objet de leur recherche artistique.
l’art et la science pourraient-ils participer de la même quête de savoir ? Cuisset et Marie Pecorari,

Dans ce chapitre, je tenterai de répondre à ces questions difficiles.


sous la direction de Christian Parallèlement à l’aspect procédural de l’expérimental, il existe
Biet, Paris, Les éditions
Si la science et l’art veulent cesser d’opérer en vase clos sans grand espoir Théâtrales, 2008, p. 293. un point de rupture sémantique entre l’expérimentation « scientifique »
10.   Ibid.
de collaboration, il est avant tout capital d’établir un nouveau modèle coopé- et l’expérience « artistique », au sens phénoménologique du mot.
11.   Laurent Jeanpierre,

ratif. Or, je propose l’approche expérimentale comme véritable point « Introduction aux conditions Les deux termes « peuvent s’opposer, comme deux pôles passifs et actifs
de l’art expérimental »,
de rencontre entre ces champs distincts de la connaissance. Je m’intéresse in Élie During, Laurent
de l’empirisme, son négatif et son positif  6 ». On trouve, d’un côté,
en particulier à la pratique de la performance comme exemple d’hybridation
Jeanpierre, Christophe Kihm « l’expérience menée, conduite activement et rationnellement, dans le but
et al. (dir.), In actu.
possible entre l’art et la science. Afin d’en finir avec les querelles épistémo- De l’expérimental dans l’art, d’établir des vérités qui nourrissent le progrès des connaissances7 » et,
op. cit., p. 327.
logiques, j’offre ici mon plaidoyer en faveur d’une pratique paradisciplinaire 12.   Hervé Fischer, de l’autre, « l’expérience vécue et livrée par l’intermédiaire de la perception
de l’art et de la science.
« Le mythe et ses doubles », des sens8 ». Le premier type d’expérience vient « s’ajouter à l’accumulation
in Louise Poissant
et Ernestine Daubner (dir.), infinie de connaissances établies9 », tandis que le second type, au
Art et Biotechnologies, Sainte-
Foy (Québec), Presses contraire, apporte « une contribution aux sphères de l’expérience plutôt qu’à
Qu’est-ce qu’expérimenter ? de l’Université du Québec,
celles de la connaissance10 ».
2005, p. 140.
Pour Claude Bernard, père de la médecine expérimentale, l’expérimentation Fondamentalement, du point de vue d’une théorie générale de
scientifique est « l’art d’obtenir des expériences rigoureuses et bien l’expérience, il n’y a en fait « pas de différence de nature entre démarche
déterminées1 », alors que, pour Allan Kaprow, pionnier de l’art action, expérimentale en arts et en sciences11 ». Le processus créatif, quel qu’il
l’expérimentation, c’est « la vérification ou la mise à l’épreuve d’un principe2 ». soit, participe de la même quête phénoménologique. Art et science partagent
On pourrait facilement intervertir ces deux définitions qui se valent et en ce sens la notion génétique de la recherche, l’acte d’expérimenter,
qui s’appliquent aussi bien à la science qu’à l’art. Or, puisque pour Bachelard de faire l’expérience. Aujourd’hui, « les uns et les autres élaborent des langages,
« toute définition est une expérimentation », rien ne sert d’enfermer la les uns – les scientifiques – pour interpréter le monde, les autres – les
méthode expérimentale dans un carcan définitoire qui ne pourra jamais, artistes – pour le questionner ou explorer les mythes et les structures qui
par définition, que la qualifier temporairement. Que les expérimentations gouvernent nos esprits et les sensibilités qui déterminent nos sens12 ».
scientifiques soient analogues ou conformes à celles des artistes importe En dépit de similitudes opératoires évidentes, l’hybridation de l’art et
peu ; toute expérimentation est à la recherche de nouveaux continents, de la science n’est cependant pas encore gagnée. Même quand les artistes et
de territoires non encore découverts. Expérimenter, comme le précise Paul les scientifiques travaillent conjointement à la poursuite d’un objectif com-
Ardenne, « c’est ajouter du neuf (ce qui est mis à jour), mais aussi du possible mun, les uns ne sont-ils pas toujours « au service » des autres ? Afin d’établir
(le non-advenu, encore à naître) 3 ». L’expérimentation tiendrait donc un meilleur dialogue entre chercheurs de différentes cultures, il est impératif
d’une dimension transversale à tout processus créatif, sans pour autant que pour l’un d’apprendre à maîtriser le savoir-faire de l’autre, voire à l’un
toute création soit expérimentation. d’apprendre à détourner les pratiques de l’autre.
Les artistes expérimentaux, selon Kaprow, « disent en général qu’ils
font de l’art, mais ils ne sont sûrs de rien4 ». Le propre de l’expérimentation

198 La performance comme dispositif d’expérimentation scientifique François-Joseph Lapointe 199


L’art de récolter des données scientifiques incognito 13.   Voir Christian Bromberger, 16.   Sheldon Richmond, interaction interdisciplinaire, mais l’interaction préside au progrès16.
« Toucher », in Terrain. Revue « The Interaction of Art and
d’ethnologie de l’Europe, n° 49, Science », in Leonardo, vol. 17, Personnellement, je ne crois pas à cette interdisciplinarité qui juxtapose
La science a comme terroir le laboratoire. Elle s’aventure très rarement août 2007, p. 5-10. n° 2, 1984, p. 81-86.
simplement les disciplines. Je ne crois pas non plus à la transdisciplinarité
dans la rue. Elle ne va pas toujours à la rencontre du public. Elle opère à huis 14.   Paul A. Ghareeb, 17.   Monique Sicard,
Thirimachos Bourlai, William « Art et science, la chute qui renie les frontières entre disciplines. Certains utilisent le terme
clos, selon des normes très strictes et sous l’œil averti des comités d’éthique Dutton et al., « Reducing du mur ? », in Monique Sicard
pathogen transmission in (dir.), Chercheurs ou artistes ? d’indisciplinarité pour qualifier ce genre d’activités hybrides.
de la recherche. Toute expérimentation scientifique doit s’inscrire à l’intérieur a hospital setting. Handshake Entre art et science, ils rêvent
Le préfixe in- signifie soit que les pratiques manquent de discipline, soit
de paramètres et de protocoles rigoureux. Tout chercheur voulant dupliquer versus fist bump: a pilot study », le monde, Paris, Autrement,
in Journal of Hospital Infection, coll. Mutations, 1995, qu’elles ne sont rattachées à aucune discipline spécifique. Ce n’est pas
l’expérience se doit de respecter ces mêmes règles. Qu’en est-il de l’artiste vol. 85, n° 4, décembre 2013, p. 32.
p. 321-323. 18.   Jean-Marc Lévy-Leblond, le cas de ma pratique de la performance. Je préfère employer le préfixe para-,
qui utilise la science comme démarche, la méthode scientifique comme proto- 15.   David Bishai, Liang La Science n’est pas l’art. qui signifie « à côté de », pour qualifier ma démarche. Pour moi, la science
cole, l’hypothèse comme dispositif ? Comment se servir de l’art à des fins Liu, Stephanie Shiau et al., Brèves rencontres, Paris,
« Quantifying school officials’ Hermann, 2010. « ne se situe ni au dessus, ni en dessous [de l’art], mais simplement à côté.
scientifiques ? Comment appliquer la science à la création artistique ? exposure to bacterial pathogens 19.   Arthur Danto,
at graduation ceremonies L’Assujettissement philosophique
Elle est autre17 ». Elle existe en parallèle, et je réclame le droit de poursuivre
Ma pratique expérimentale de l’art participe de cette tension épisté- using repeated observational de l’art, Paris, Seuil, 1993, cette double activité sans influence externe. Comme Jean-Marc Lévy-
measures », in Journal of School p. 63.
mologique. Depuis plusieurs années, je serre la main de personnes inconnues. Nursing, vol. 27, n° 3, 2011,
Leblond18, je ne crois pas à la possibilité de fabriquer de l’interdisciplinarité
p. 219-224.
Au milieu de la foule, hors de mon laboratoire, je serre un maximum de a priori. Je croirais plus volontiers à la « paradisciplinarité », c’est-à-dire
mains. À chaque nouvelle personne, clic ! J’actionne le bouton de mon à la capacité des spécialistes de connaître l’existence et les contenus
compteur et j’accumule les contacts. Geste banal s’il en est un dans nos sociétés d’autres disciplines qui pourraient les aider. À l’instar du bioartiste
occidentales, la poignée de main s’inscrit dans un processus de ritualisation Joe Davis, j’ai cessé de me demander depuis longtemps si mon activité
des rencontres. Elle brise le silence. Elle civilise. Elle juge, mesure et se était scientifique ou artistique ; sinon mon cerveau se fendrait en deux.
confronte à autrui. La poignée de main est une autorisation. Dans certains Je clame haut et fort que l’art peut être enrichi d’une dose de science,
cas, une réconciliation. Faisant appel au sens tactile, elle bouleverse les codes mais qu’il n’en a pas besoin. La science, de son côté, gagne à s’ajouter une
de l’art qui séparent le spectateur de l’œuvre. « Prière de toucher » insistait touche de créativité artistique, mais elle peut vivre sans elle.
Marcel Duchamp13. Je dirais plutôt « Prière de me toucher ». En invitant
Certes, mon parcours atypique à l’interface de deux champs disci-
les passants à me serrer la main, je transforme graduellement la personne que
plinaires m’a permis de transgresser la sacro-sainte frontière isolant le
je suis. Au contact de l’autre, je récolte des bactéries (et j’en donne aussi !).
champ de la science du domaine des arts. Lorsque différents paradigmes
Et la performance se poursuit. Art relationnel ? Étude anthropologique ?
sont en jeu, il y a obligatoirement différend. Un différend dont l’ampleur en
Body art ? Performance in situ ? Mon travail s’articule à la frontière de champs
dit long sur le mythe de l’interdisciplinarité. Un différend qui soulève une
disciplinaires distincts. Mais, également, mes actions publiques sont des
question fondamentale : le milieu de l’art est-il scientophobe ? Et si oui, quelles
expériences scientifiques. Dans chaque nouvelle ville, un nouveau bouillon
stratégies l’artiste scientifique doit-il adopter pour infiltrer le monde de l’art ?
de culture. Dans chaque nouvelle paume, un monde microscopique infini.
Historiquement, les critères esthétiques avaient pour fonction de
En raison des risques d’infections nosocomiales, certains hôpitaux
séparer le beau du laid en art. On évaluait l’œuvre, et non l’artiste. Ce n’est
ont cherché à interdire la poignée de main14. Pourtant, il y aurait, selon
plus le cas, et depuis longtemps. L’art contemporain s’intéresse désormais
les plus récentes études scientifiques, un très faible risque de contamination
au statut de l’artiste davantage qu’à sa production artistique. Selon Arthur
par des germes lors d’une seule poignée de main15. Mais qu’en est-il de dix,
Danto, on doit considérer l’œuvre d’art « comme un enregistrement des
de cent, de mille poignées de main ? Les germes au creux de ma main sont-ils
processus créatifs de l’artiste, plutôt que comme un objet physique. C’est le
plus nombreux que ceux que l’on trouve dans une salle de bains ? Sont-ils
faire et non la chose faite qui constitue l’œuvre. C’est pourquoi logiquement,
plus dangereux que les germes sur les billets de banque, qui passent de main
l’œuvre peut être invisible19 ». Dans le cadre de ma pratique expérimentale,
en main. Je m’intéresse à la dynamique de la contamination. C’est la source
cet argument logique participe de l’invisibilité de la science et non de l’œuvre.
de chacune de mes expérimentations artistiques. C’est l’hypothèse de
La performance artistique existe et s’expose au grand jour dans l’espace
chacune de mes performances scientifiques.
public. L’œuvre se révèle à la rencontre du plus grand nombre de spectateurs
possibles. Plus le concept artistique est visible, plus la science que l’art
Pour en finir avec l’interdisciplinarité art/science
cherche à camoufler est invisible.
Nul ne sait si la science peut progresser sans l’art, ou si l’art peut Car, oui, certains artistes parlent de la science de manière péjorative.
progresser sans la science ; une chose est certaine, l’art et la science intera- Ils glorifient la liberté de l’artiste en réprouvant le carcan méthodolo-
gissent constamment. Leur progrès mutuel ne dépend pas de cette gique de la science. Ils opposent souvent les méthodes scientifiques, supposées

200 La performance comme dispositif d’expérimentation scientifique François-Joseph Lapointe 201


objectives et rigoureuses, à l’inspiration des artistes, supposée désordonnée.
Actions avisuelles
20.   Hervé Fischer, art. cit.,
p. 140.
C’est un préjugé malheureux, car « il y a autant de rigueur en art qu’en 21.   Nathalie Heinich,

science20 ». La transgression des frontières de l’art « ne se confond pas avec


et anti-performance
Le Triple Jeu de l’art contem-
porain, Paris, Éditions
l’absence de norme : rien n’est plus normé, plus contraint que le travail de Minuit, coll. Paradoxe,
1998, p. 56.
de l’artiste qui cherche à franchir les limites sans en être pour autant exclu, 22.   Jean-Marie Schaeffer,
à modifier les règles du jeu sans être déclaré hors jeu21 ». À la rencontre Adieu à l’esthétique,
Paris, Presses universitaires
du public, j’ai vite compris ces règles. Il existe une différence fondamentale de France, 2000.
23.   Ibid., p. 10.
entre ce que les profanes perçoivent comme du « n’importe quoi » (ce qui
ne se fait pas) et le « n’importe comment ». Le choix d’ancrer ma pratique dans
un cadre expérimental emprunté à la science procède d’une aversion pour Michel Collet
ce « n’importe comment ». Faire de l’art avec une approche qui n’est pas
habituellement considérée comme de l’art, faire de l’art avec de la science ;
voilà donc ce qui motive ma démarche.
Dans Adieu à l’esthétique  22, Jean-Marie Schaeffer traduit le problème
de la disqualification de la « connaissance scientifique » par la philosophie en
général et les sciences humaines en particulier. Il expose les dangers d’une
séparation ontologique opposant, entre nature et culture, la recherche
quantitative et la recherche qualitative, l’objectivité et la subjectivité :
« Afin de ne pas se mettre à l’abri de toute perturbation exogène, la philo-
sophie peut être tentée de ne pas tenir compte de ces connaissances.
Elle le fait d’ailleurs souvent. Une tactique récurrente consiste à disqualifier
comme “scientiste” toute forme d’interaction entre enquête philosophique
et connaissances scientifiques23. »
Assurément, tant que la connaissance scientifique sera perçue comme
antinomique à la connaissance artistique et philosophique, ce différend
ontologique ne sera jamais résolu. Malgré les nombreux genres hybrides qu’il
a engendrés depuis le xixe siècle, je ne vois pas comment l’art contemporain
– tel que défini par les adeptes de la ségrégation méthodologique – pourrait
se soustraire à ce dualisme paradigmatique. Bien malgré lui, l’artiste
doit se positionner d’un des deux côtés de la frontière, au risque d’être
sanctionné. Mais à quel prix ? À titre d’artiste et de scientifique, je me refuse
à prendre parti. Tels sont les fondements de ma pratique paradisciplinaire.
La science pour la science. L’art pour l’art. Et au hasard des performances,
l’expérimentation comme mode opératoire.

202 La performance comme dispositif d’expérimentation scientifique François-Joseph Lapointe 203


Document de repérage - sans suite. Photo  : Michel Collet, 1991.

204 Actions avisuelles et anti-performance Michel Collet 205


Quelques sens donnés aux expérimentations – notes de travail 1.   Vladimir Jankélévitch, 6.   Heinz von Foerster, dans performance, théâtre, danse. En quelque sorte il s’agissait d’a-produire
Le Je-ne-sais-quoi et le Presque- un discours à deux niveaux avec
rien. La manière et l’occasion, Lutz Damnbeck, dans le film en ne détachant pas le geste de la trame de réalité, du contexte et du moment.
En 1991 s’est déroulée pendant deux semaines, dans la région des Mille Paris, Seuil, 1980, p. 60. de ce dernier Das Netz. Voyage
J’avais cette question notée sur un morceau de papier dans un coin de mon
2.   Guy Suares, Vladimir en Cybernétique, Arte et Lutz
étangs au sud des Vosges, 1000-91, une première action à visibilité discrète – Jankélévitch. Entretiens, Paris, Dammbeck Filmproduktion carnet « la réalité ? ».
et Südwestrundfunk (SWR),
avisuelle. Un boulanger avait accepté de m’intégrer à son entreprise afin de La manufacture, 1986.
2005.
3.   Matthieu Messagier, La répétition de cette situation, dans laquelle le statut et l’action
l’assister dans les tâches de distribution, lors des tournées de vente ambulante. « Entretiens préparatoires à la
7.   Paul Ardenne, « L’art

rédaction », dans Michel Collet furtif, stade ultime, et vain de l’artiste n’étaient ni qualifiés, ni désignés, impliquait que tous les éléments,
Les parcours de livraison du pain, dans cette région de forêts et de hameaux, de la micro-intervention ? »,
et Matthieu Messagier, De la
dans Inter Art Actuel, n° 120, qui traditionnellement aident à la réception de l’art, soient volontairement
variaient chaque jour, évoluant en fonction de paramètres imprévisibles – futilité et autres nuits rapportées,
Québec, 2015.
Strasbourg, Mediapop laissés en dehors de la situation performative 1000-91. Ce temps très intense
de la météo, du temps gagné ou perdu sur la route. J’avais entamé une Editions, 2014. 8.   « Performance’s only life
4.   Susan Sontag, Sur la is in the present. Performance de présence et de rencontres sur le territoire se déroulait et se répétait, sans
recherche en art, m’intéressant aux microcircuits dans les territoires, aux cannot be saved, recorded,
photographie, Paris, Christian
documented, or otherwise
explication ou sous-titrage, clandestin, mon nom n’apparaissait nulle part.
déplacements infimes dans le quotidien. Avec quelques amis nous échangions Bourgois, 1993, p. 22.
5.   Ibid., p. 25.
participate in the circulation On aurait pu poser la question de Von Foerster : « Où se trouve la réalité ?
des articles, sur l’art in situ, sur les marches de Hamish Fulton, de Richard of representations : once it
does so, it becomes something Montrez-la-moi6. » Qu’en est-il du réel, de la réalité de l’art quand ce dernier
Long et sur les travaux de Vito Acconci. L’action Following Piece m’intéressait other than performance. »
Peggy Phelan, Unmarked : n’est pas revendiqué ? L’art furtif est-il encore de l’art quand il devient
particulièrement. The Politics of Performance
(1993), Londres/New York, invisible ? Pourtant plusieurs indices étaient perceptibles et, bien que dispersés
1000-91 était composée de douze heures de travail à partir de minuit, Routledge, 1996, p. 146. dans un ajustement tonique et modelés par la réalité ambiante, ils n’en consti-
Traduction libre par l’auteur.
d’une vente ambulante, de discussions tout au long du voyage, cela jusqu’au 9.   Allan Kaprow, « La per- tuaient pas moins « une offre visible7 ». L’un des indices étant la répétition :
retour à midi en compagnie de cet artisan, homme discret, intrigué par formance non théâtrale »,
pendant deux semaines, la présence quotidienne sur le parcours de livraisons
Artforum 14, n° 9 (1986),
la normalité de l’action que je lui avais initialement présentée comme faisant p. 45-51, et « L’art qui peut du « personnage irrégulier et non indifférent qui ne participe pas à la vente »,
ne pas être de l’art », dans
partie d’une recherche en art, mais conscient d’une certaine façon de la catalogue de l’exposition était le premier des paramètres de cette action avisuelle qui se manifestait
situation quelque peu effacée et du fait que nous voyagions ces jours-là dans Allan Kaprow 1986, Dortmund,
sans emphase.
Museum am Ostwall, 1986,
« le minuscule ou l’immense presque-rien1 » au beau milieu de la répétition p. 17-19.
10.   Allan Kaprow, Mon intérêt premier pour l’arpentage photographique s’était mué en
et des travaux de tous les jours. « L’expérience réelle », dans
Et tous ils changent le monde,
questionnements et en doutes face aux représentations, à mes représentations,
Initialement, le projet 1000-91 devait engendrer une production catalogue de la Biennale de l’art performance. Et je me souviens avoir entrevu les possibilités d’une
de Lyon, Marc Dachy,
photographique et mettre en lumière certaines interactions entre les Thierry Raspail et Thierry démarche qui ne désignerait plus l’auteur de la performance, la situation aux
déplacements marchands et une géographie du quotidien, pour l’essentiel Prat, Lyon, 1995, p. 122-131
limites du perceptible n’étant qu’un mouvement, une fragilité. J’avais choisi
– une traduction par Jacques
tissée de rencontres avec les habitants. J’avais constitué pour cela Donguy de l’article paru
l’action sans y insuffler la pensée d’une trace. Un flux sans spectateur.
dans la revue Artforum, en
une base préparatoire de photos de repérage, de relevés topographiques décembre 1983.
En 1996, Peggy Phelan énonça un certain nombre de points
et de notes qui au final furent inutiles. En effet, dès le premier jour
conceptuels essentiels sur l’expérience de l’art en acte face au contexte
de l’activation de ce processus performatif infiltré dans la vie quotidienne,
assimilateur du culturel avec son cortège d’attentes spectaculaires : « La seule
ces premiers instants ont de façon décisive remis en question le projet
réalité de la performance est au présent. Les performances ne peuvent
initial de saisie photographique, de la mise en archives de la situation de
pas être sauvegardées, enregistrées, documentées ou participer de quelque
performance. Un nouveau projet s’est esquissé impliquant un changement
manière que ce soit à la diffusion des représentations : car dès lors, elles
radical d’attitude, un « laisser aller » au sens premier du terme2. Ce projet
deviennent autre chose que des performances8. » Pour autant, l’action 1000-91
demandait de renoncer à toute documentation de ces rencontres, qui
était plus intuitive que construite ; je ne lirais les textes d’Allan Kaprow
possiblement, je le supposais, ne pouvait que produire des « images soli-
que quelques mois plus tard9, et avec une attention particulière « L’expérience
difiantes3 », brouiller le contact avec le réel, ce qui serait en somme
réelle10 ». Ce module 1000-91, au statut incertain, évoquait une écriture
« une manière de le refuser4 ».
bougée, une expérience qu’une certaine immatérialité rapprochait de
À cette époque, Susan Sontag écrivait : « Bien que l’appareil photo soit la poésie. J’avais noté quelque part le terme d’exo-action, trouvant un grand
un poste d’observation, il y a dans l’acte photographique plus que de l’observa- intérêt aux recherches théoriques, mais je doutais des définitions cartésiennes
tion passive. Comme le voyeurisme érotique, c’est une façon d’encourager, de la performance, celles qui formulent encore des oppositions et qui abou-
au moins tacitement, souvent ouvertement, tout ce qui se produit à continuer tissent le plus souvent à une taxonomie séparante – défaillante pour penser
de se produire5. » Durant ces deux semaines d’activités sur les parcours de le monde vivant en mouvement. L’écriture poétique, les modèles complexes,
livraison, l’exercice consistait à rendre discret le geste en préservant cette tout aussi précis mais plus ouverts, me semblaient être prometteurs,
action de toute volonté d'ostentation qui renverrait à certains registres de l’art : les textes de Robert Filliou notamment, que George et Elisabeth Jappe

206 Actions avisuelles et anti-performance Michel Collet 207


m’avaient fait connaître à l’occasion d’un événement à la Moltkerei Werkstatt11 11.   Une Fête pour Robert, 19.   Guilhem Molinier, reste assez ambigu. Il n’est pas présent et il souligne que cette non-présence
1989, événement en art action « L’institution et la production
l’année précédente. Je peinais à trouver une modélisation consistante qui et exposition organisés du furtif », dans Inter Art est réelle. Il désigne cette action avec le préfixe “anti”, comme on parle
et présentés par la Moltkerei Actuel, n° 120 (2015), p. 74.
m’aurait permis d’avancer avec plus de certitudes dans cette recherche – Werkstatt, Moltkerstrasse 8 20.   Parménide, Sur la nature
d’anti-matière en astronomie. Pensons donc qu’il existerait ici, en ce moment
je puisais ici encore dans la lecture de Maître Eckhart12 , Louis Zukofsky, à Cologne. ou sur l’étant, traduction une anti-action, une action symétrique, ou non symétrique, d’une action.
12.   « Celui qui n’est troublé Barbara Cassin, Paris, Points
William Carlos Williams, Wang Wei, autant de propositions qui entre- par rien et n’est attaché à rien, Seuil, 1998, p. 93. L’anti-action est vécue, l’anti-action est furtive, elle est un potentiel. L’anti-
qui n’a lié le meilleur de lui-
tenaient, à ce moment je le pressentais, une relation avec une pratique non même à aucun mode et ne
21.   John Cage, i-vi, The
action n’est pas creuse comme l’intervalle, l’anti-action n’est pas le rien [...]. »
Charles Eliot Norton Lectures,
centrée et qui étaient susceptibles d’éclairer le hors-scène de l’art et ses songe en rien à ce qui est sien », 1988-89, Wesleyan University Le public applaudit, hésitant sur le sens à donner à cette annonce,
Maître Eckhart, Traités et Press, 1990, cité par Guy
frontières, en particulier avec le non-art que tentait de tracer cette action. sermons, Paris, gf Flammarion, de Bièvre, Vides, catalogue un silence s’installa, la lumière était orientée sur l’espace scénique vide du
1993, p. 79. d’exposition, Paris, Centre
Ne pas faire état de ce qui est, mais explorer un usage et tenter 13.   Georges Bataille, « Collège Pompidou, Zurich jrp Ringier, loft. Si l’action avait pour cadre une soirée événement vouée à la performance,
socratique » (1941), Œuvres Genève, Ecart Publication,
une expérience qui serait, comme l’écrit Georges Bataille dans un autre complètes, vi, Paris, Gallimard, 2009, p. 282.
Serge Gavronsky était pourtant resté anonyme. Et ce prologue ne fut pas suivi
contexte, « contestation d’elle-même et non-savoir13 ». Je supposais que le mode 1971, p. 286. 22.   « Il ne s’agit pas d’élaborer de l’entrée « en scène » d’un performeur.
14.   Rosalind Krauss, L’origi- le spectacle du refus mais
scénique de la focalisation, avec une surexposition du geste, menaçait de nalité de l’avant-garde et autres bien de refuser le spectacle », J’expérimentais et j’observais en même temps pour la première
mythes modernistes, Paris, Raoul Vaneigem, cité
brouiller, voire d’annuler cette action tangente au contexte. Il était entendu Macula, 1993, p. 76. dans « la Cinquième Conférence fois l’anti-performance. Pendant la lecture du protocole, je me souviens avoir
que cette action faite de présence devait être réalisée à distance de toute 15.   Ibidem. de l’I. S. à Göteborg »,
pensé à Nothing, l’action réalisée par Ray Johnson à la Galerie AG, quelque
Bulletin central de l’Inter-
16.   Blago Bung est un évé-
idée de participation de spectateur et à l’écart du modèle inclusif du public nationale situationniste, n° 7,
cinquante années auparavant. Cette action était fondée sur le vide et l’attente
nement dédié pour l’essentiel 1962, p. 26.
qui est bien souvent l’une des composantes de la performance in situ. Et je à l’art performance et à la 23.   Dieter Roth : « Il faudrait des spectateurs plongés dans la pénombre et n’assistant à rien de particulier.
poésie action, présenté princi-
voulais m’éloigner de la performance-cérémonie, qui était et avait été magis- palement à la Fondation Emily quelque chose qui n’a plus
Johnson avait accompagné Nothing, en répandant à un moment une boîte
Harvey à New York et au rien à voir avec la valeur. Peut-
tralement actée par Joseph Beuys, par les artistes de l’actionnisme et de Cabaret Voltaire à Zurich. être, je ne sais pas, quelque de chevilles de bois dans les escaliers qui menaient à l’extérieur, rendant
chose du genre “laisse tomber !”,
l’art corporel sur différents versants et par bien d’autres à partir des années 17.   Emily Harvey Foundation,
dans Robert Filliou, (1970) la sortie de ce lieu délabré et sombre particulièrement périlleuse. Le contexte
537 Broadway, New York. Enseigner et apprendre,
1960. Sans production d’une documentation, sans commissaire, aucune 18.   La lecture était en anglais, arts vivants, Paris-Bruxelles, d’April17th était presque identique, celui de la galerie, la présence du public,
représentation de cette micro-intervention avisuelle ne pouvait circuler dans texte traduit par Serge Archives Lebeer Hossmann,
l’attente d’une action ; mais je suis resté incognito. La lecture du protocole
Gavronsky. 1998, p. 163.
le réseau des images qui sont le « supplément documentaire14 » à la perfor- 24.   « Contrairement à par Serge Gavronsky constitua la séquence présentifiée de cette performance
mance, ni même faire l’objet d’une production critique susceptible de lui nos prévisions, écrit Darius
qui dérogeait à la norme de « the artist is present19 », paradigme qui confère
Milhaud, aussitôt que la
conférer une valeur référentielle, voire de permettre une quelconque recon- musique commença, les audi-
sa spécificité et sa différence à la performance.
teurs se dirigèrent rapidement
naissance par les institutions de monstration. Rosalind Krauss indique vers leurs places. Satie eut
beau leur crier : “Mais parlez Tout avait commencé quelques mois auparavant avec la rencontre du
explicitement la quasi-constance de la re-présentation photographique qui donc ! Circulez ! N’écoutez
texte de Parménide : « Regarde par la pensée les choses qui ne sont pourtant
participe du processus : « dans le sillage de l’action si nous nous demandons pas. ” Ils se taisaient. Ils écou-
taient. Tout était raté. » pas là comme étant là, fermement ; car tu ne couperas pas l’étant à part de
ce que l’art des années 1970 a à voir avec tout ceci, nous pouvons le résumer Darius Milhaud, cité par
Vincent Lajoinie, Erik Satie, l’étant, qui ne se tiendra donc ni dispersé partout en toutes manières de par
très brièvement en faisant ressortir l’omniprésence de la photo comme Lausanne, L’âge d’homme,
1985, p. 354. le monde ni rassemblé20. » Ce texte a été à l’origine de la partition pour l’anti-
mode de représentation. Elle n’est pas seulement présente dans le cas évident
action April17th, une performance située sur un autre versant de visibilité,
du réalisme photographique, mais aussi dans tous ces travaux qui dépendent
semblable – je le supposais ce soir d’avril – à « des miroirs qui reflétaient l’air21 ».
d’un supplément documentaire – earthworks, en particulier tels qu’ils ont
évolué ces dernières années, body-art, story-art15. » L’anti-action avait certainement moins la signification d’un refus
de la performance ou du spectacle, comme l’entendaient les situationnistes22,
que celle d’une expérimentation, d’une action désœuvrée à très faible
April17th coefficient de visibilité. Cela probablement dans une perspective identique à
À la suite d’un premier entretien, c’est en 2014 avec Larry Litt, celle de Dieter Roth qui faisait remarquer, lors d’une discussion avec Robert
artiste performeur et activiste de l’événement Blago Bung  16 à New York, que Filliou, qu’il fallait abandonner l’idée « selon laquelle la valeur est quelque
nous avons évoqué une action avisuelle plus récente, April17th, performance chose de valeur23 ». Cette dévaluation était au cœur du projet April17th, comme
qui a été réalisée en 2013 à la Fondation Emily Harvey17. Le poète et s’il s’était agi de fréquenter au plus près et de faire sien un « Mais parlez donc !
traducteur Serge Gavronsky était assis parmi les spectateurs et il lut ce texte Circulez ! N’écoutez pas24 » lancé par Erik Satie lors d’un concert, de laisser
à haute voix18 : « Il présente une pièce d’art action, il préfère le terme aller ce qui pouvait être partagé, cela dans une certaine indifférence et dans
“art action” à celui de performance car dans sa langue, performance est un l’imprédictibilité d’une performance sans contours et qui se prolongea
mot emprunté qui signifie aussi bien exploit et action en art et de ce fait plusieurs minutes par le silence inquiet du public.

208 Actions avisuelles et anti-performance Michel Collet 209


Susan Sontag a écrit à propos du silence en art, en référence aux textes
Manifestation d’indifférence
25.   « To look at something
that’s “empty” is still to
de John Cage dans lesquels il constatait que le silence complet n’existait pas : be looking, still to be seeing
something – if only the ghosts
« Si quelqu’un regarde, il y a toujours quelque chose à regarder. Regarder of one’s own expectations. »
quelque chose de “vide”, c’est quand même regarder et voir quelque chose – Susan Sontag, « The Aesthetics
of Silence », dans Styles
même s’il ne s’agit que des fantômes de ses propres espérances25. » of Radical Will, New York,
Picador, 2002, p. 17.
L’enjeu de cette anti-performance était de se ressaisir d’un usage Traduction par l’auteur.
26.   « La poésie est un usage
possible de l’art action, comme on le dirait d’un usage du langage en parlant
de la poésie26, et de tenter de faire rendre à la performance ce qu’elle ne
de la langue destiné à faire
rendre à la langue ce que
Marianne Villière
celle-ci ne peut pas rendre,
peut manifester, cela en la désenclavant d’un formalisme façonné pour l’image ni dans l’expression, ni dans
l’effet produit ou à produire. »
et orienté vers le public dont l’attente est aussi modelée sur un héritage de la Philippe Lacoue-Labarthe,
Musica ficta. Figures de Wagner,
performance, sur son histoire et ses fantômes. Le vide d’April17th était produit Paris, Christian Bourgois,
1991, p. 49.
par une soustraction de la présence, avec l’espoir que les conditions de l’anti-
27.   Parménide, Sur la nature
action permettraient de rencontrer les « choses qui ne sont pourtant pas ou sur l’étant, op. cit. p. 93.

là comme étant là27 » à partir de l’hypothèse que la performance est « capable 28.   Guilhem Molinier,
« L’institution et la production
de redéfinir sa propre condition d’existence, à l’intérieur28 » d’une situation du furtif », Québec, Inter,
n° 120 (2015), p. 74.
spectaculaire vouée à la performance. 29.   Christian Besson,
« Sept notes sur Écart et
D’autres spectres... April17 était l’expérience d’une « suspension de
th
les performances de John M.
l’acte29 », rompant avec les loyautés que l’art action entretient à l’égard d’une Armleder », dans Lionel
Bovier et Christophe Cherix,
tradition de la monstration-de-la-performance, de la mise en scène du geste – L’irrésolution commune d’un
engagement équivoque, Genève,
fût-il grandiose, sacrilège, sauvage, astucieux, grotesque. Ce projet ne voulait Mamco et Cabinet des
estampes, 1997, p. 92.
pas envisager une énième avancée ou une extension « expanded » de la per- 30.   André Cadere, cité par
formance. L’anti-action April17th est littéralement à corps perdu, une tentative Michel Gauthier, Les promesses
du zéro, Genève, collection
de mise à l’épreuve de la performance précisément. Tenant l’action à l’écart Mamco, Dijon, Les presses
du réel, 2009, p. 131.
de la focalisation des regards, du rite et de l’enchantement, et pour cela en reve-
nant à ce dispositif de performance « sans envers ni endroit30 » ... il fallait laisser
s’en aller quelques fantômes du simulacre. D’une certaine façon, il s’agissait
de redonner à l’action sa charge d’impureté face au cérémonial.

Texte établi en 2017 à la Fondation Emily Harvey à la suite de deux entretiens réalisés avec Larry Litt en mars 2013
et en février 2014.

210 Actions avisuelles et anti-performance Michel Collet 211


En milieu d’après-midi, au mois de mai, dans une rue commerçante du centre de Nancy, dans le nord-est de la France.

Excusez-moi, en fait vous


un passant  

faites quoi là ?


Je filme une manifestation
un cameraman  

d’indifférence.

Devant le visage perplexe de celui qui continue sa route, à la marge du


mouvement, des caméras filment la rue et ceux qui la traversent. Mais que
vouloir capter de cette banalité ? Marcher à une égale distance les uns des
autres sans jamais être en contact ni même se regarder, est-ce de
l’indifférence ?
Dans le quotidien de la rue, mais s’en dégageant par sa rigueur, la
parade indifférente prend forme : il s’agit de marcher à une même distance
les uns des autres, à deux mètres d’écart, avec une expression neutre. Trop
ou pas assez d’attention perturbe les interactions, trouble l’ordre attendu.
Le contexte des interactions en espace urbain génère un certain type d’atten-
tion partagée, une indifférence complice qu’il s’agit de faire disparaître
collectivement pour que rayonne une solitude massive. À vif, la manifes-
tation traduit l’inquiétante uniformisation des comportements, dans leur
rationalisation. Ce cortège léthargique, sans revendications, sans idéaux,
sans dénonciations, compose un mouvement, en fusion avec notre contexte
urbain contemporain fondé sur le flux. Tout passe... Et tout cela, dans une
cadence continue, qui s’étend « comme si de rien n’était ».

212 Manifestation d’indifférence Marianne Villière 213


Peut-on faire des œuvres qui
ne soient pas d’art ? 1

Sophie Lapalu

Marianne Villière, Manifestation d’indifférence, Nancy, 2012.


Photographies : Romain Goethz.

214 Manifestation d’indifférence Marianne Villière 215


Le 17 juin 2013, sur la place Taksim d’Istanbul, un homme se plante droit NOTES 5.   Voir Patrice Loubier, question d’une grève générale. De nombreux manifestants relevaient l’impact
« Un Art à fleur de réel : consi-
debout, imperturbable. Figé, il fait face au portrait du fondateur de Page précédente : dérations sur l’action furtive », dérisoire de leur grève : auto-entrepreneurs, chômeurs, sans-papiers ou
Inter : art actuel, n° 81
la République de Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, suspendu au toit de 1.   Marcel Duchamp,
(2002), p. 12-17.
étudiants, leur arrêt de travail n’aurait aucune conséquence sur l’économie.
« Spéculation » (1913), dans
l’ancien centre culturel en démolition. Cet homme est venu braver le gouver- Duchamp du signe, Écrits
6.   « Standing in the middle C’est alors qu’un citoyen belge est venu prendre le micro pour proposer
(1958), Flammarion, Paris, of Plaza Santo Domingo I look
nement de Recep Tayyip Erdo�an et apporter son soutien au mouvement 1975, p. 111. up wide-eyed as if observing une solution : le travail général. Il organise avec des amis un tout autre type
something. Once that a group of
protestataire débuté le 28 mai 2013. Initialement mené par des riverains 2.   Daisy Lorenzi, passers-by intringued by
de protestation qui consiste à faire semblant de travailler. Se rendant dans
et des écologistes en opposition au plan d’urbanisation de la place Taksim « Turquie : l’homme debout, my gazing has gathered around des administrations publiques bruxelloises sans y avoir été invités, ils servent
nouvelle figure de la me, I leave the scene. »,
– qui prévoyait la destruction du parc Taksim Gezi et la reconstruction d’une contestation », Le Huffington Francis Alÿs, en collaboration des cafés, ouvrent des tiroirs, rangent des chaises. Ils prétendent travailler.
Post, 18 juin 2013, avec son frère Frédéric,
caserne dans laquelle devait être installé un centre commercial –, [http://www.huffingtonpost. Constantin Felker et Julien Nous citons ces deux exemples car la différence est infime entre ces
Devaux. Vidéo consultable en
ce mouvement s’intensifie suite à l’extrême violence de la répression policière. fr/2013/06/18/homme-
ligne [http://francisalys.com/ formes de contestation et certaines œuvres contemporaines comme les actions
immobile-debout-duran-adam-
Les revendications se généralisent, s’affirment anti-gouvernementales, et des turquie-contestation-taksim- looking-up/], page consultée
furtives5, soit des gestes infimes qui ont lieu dans l’espace public, sans
gezi_n_3457569.html], page le 7 novembre 2015. Nous
centaines de milliers de manifestants se réunissent dans 78 des 81 provinces consultée le 20 juin 2013. traduisons.
convoquer de spectateur, et qui sont par la suite revendiqués comme œuvre
7.   Steve Giasson,
turques. Ils dénoncent l’attitude autoritaire du gouvernement, l’usage 3.   Ragip Duran, « En Turquie,
« Performances invisibles », par leur auteur. Par exemple, en 2001, sur la place Santo Domingo à Mexico,
l’homme debout inflexible
disproportionné de la force ou encore la violation des droits démocratiques. face au pouvoir », Libération, 2015 [http://www performances
l’artiste belge Francis Alÿs regarde un point fixe en l’air, jusqu’à ce qu’un petit
20 juin 2013, [http:// invisibles.dare-dare.org/fr/
Le 4 juin, dans un discours prononcé durant un voyage au Maroc, le Premier www.liberation.fr/planete/ performances], page consultée attroupement se forme autour de lui [Looking Up, Plaza de Santo Domingo,
2013/06/20/en-turquie-l- le 17 septembre 2015.
ministre déclare que les protestataires sont des vandales et des extrémistes, homme-debout-inflexible-face- 8.   Marcel Duchamp, México D. F]. « Étant debout au milieu de la place Santo Domingo, je lève les
« main dans la main avec les terroristes2 » ... Des manifestants réfléchissent au-pouvoir_912594], page « Le Processus créatif », dans
yeux grands ouverts, comme si j’observais quelque chose. Une fois
consultée le 21 juin 2013. Duchamp du signe, suivi de Notes,
à de nouvelles façons de manifester leur opposition. Un des « vandales » (tel 4.   Portée par la ministre Flammarion, Paris, 2008, qu’un groupe de passants, intrigué par mon regard, s’est réuni autour de moi,
p. 180.
que désigné par Erdo�an) choisit donc de se poster immobile durant un mois du travail Myriam El Khomri
9.   Ibid. je quitte la scène6. » Steve Giasson, le 17 juin 2015 à Montréal, « demeure
sous le quinquennat du pré-
et de se faire remplacer par des amis quand il a besoin de repos. Il est rapide- sident François Hollande. 10.   Ibid. immobile et en silence (un certain temps) 7 ». Il se poste pour cela au bord
Il est reproché au texte,
ment imité par d’autres manifestants qui s’agrègent autour de lui. Il est d’inspiration sociale-libérale,
11.   Ibid.
d’une route, alors qu’il fait nuit. Une dizaine de minutes plus tard, un policier
de faire la part belle aux 12.   Ibid.
surnommé « Duran adam », l’« Homme debout » en turc. Mais son acte ne accords d’entreprise, de faciliter qui passait en moto lui demande de quitter le trottoir.
13.   L’art en effet peut-être
dure pas plus de cinq heures car il se fait arrêter par la police. Le lendemain, le licenciement économique
« bon, mauvais ou indifférent »
ou d’assouplir les 35 heures.
(ibid.), mais il reste de l’art. Cette différence entre un acte politique et un acte artistique en est
une femme prend sa place sur la place Taksim. À leur suite, des expressions 14.   Ibid. une de « coefficient d’art » – tel qu’entendu par Marcel Duchamp. En effet,
similaires de protestation ont lieu dans des parcs et des centres commer-
l’inventeur du ready-made a livré sa pensée sur l’acte de création en insistant
ciaux d’Istanbul : des individus se positionnent debout, figés. Au parlement
sur la relation qui existe entre l’artiste et le spectateur, allant jusqu’à confé-
à Ankara, les députés du Parti pour la paix et la démocratie se dressent
rer à l’acte une existence autonome qui échappe à la conscience des protago-
immobiles pendant que leur porte-parole affirme : « Les gens qui parlent,
nistes. L’artiste serait un être doté « des attributs d’un médium8 » qui n’est
qui rient, qui restent debout sont violemment opprimés3. » Demeurer
pas « pleinement conscient, sur le plan esthétique, de ce qu’il fait ou pourquoi
levé et persister dans cette position devient un symbole de contestation, une
il le fait9 » car d’autres éléments qui ne relèvent pas exclusivement de la
façon pour les citoyens de manifester leur refus de plier face à la violence
conscience sont à l’œuvre lorsqu’il crée. Il n’a donc pas la maîtrise totale sur
et à l’autoritarisme.
ce qu’il conçoit. Cette différence « entre ce qu’il avait projeté de réaliser
Le 31 mars 2016 à Paris, suite à la manifestation contre la Loi Travail4, et ce qu’il a réalisé10 », Duchamp la nomme le « “coefficient d’art” personnel
un mouvement se crée : « Nuit Debout ». Les manifestants refusent littéra- contenu dans l’œuvre11 ». Ce coefficient d’art définit de la sorte « le mécanisme
lement d’aller se coucher et décident d’occuper la place de la République toute subjectif qui produit une œuvre à l’état brut12 » – indépendamment d’un juge-
la nuit. Du refus d’une loi, leurs revendications s’étendent à une contestation ment qualitatif  13. Le créateur du ready-made insiste alors sur la place
globale des institutions politiques et du système économique, proposant prépondérante du spectateur au sein du processus créatif : « “l’art à l’état brut”
de construire une « convergence des luttes ». Tous les jours à 18 h, sur la place, [...] doit être “raffiné” par le spectateur14 ». Nous comprenons que l’œuvre
des assemblées générales publiques sont organisées, pour des prises de connaît deux états successifs : un premier, brut, lorsque l’œuvre est
décision qui se font par consensus. Des commissions s’aménagent progres- créée et un second, « raffiné », établi lors du jugement porté par le spectateur.
sivement pour tenir la place (coordinations, logistique, accueil et sérénité, À ce dernier revient la responsabilité de « raffiner » l’œuvre, en l’interprétant
communication) quand d’autres s’instaurent comme espaces de réflexion et en l’évaluant. « Somme toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de
autour de sujets précis (économie, féminisme, écologie, culture, action, etc.). création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur
À l’occasion d’une assemblée à laquelle nous avons assisté, s’est posée la en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute

216 Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? Sophie Lapalu 217
sa propre contribution au processus créatif 15. » Le spectateur a donc une 15.   Ibid., p. 181. 20.   Stephen Wright, que consiste à « désartifier » une œuvre, fût-elle un Rembrandt, en lui faisant
16.   Ibid., p. 179. « L’avenir du ready-made
responsabilité colossale dans l’avènement social de l’œuvre. Duchamp insiste : réciproque : valeur d’usage quitter les cadres de l’art et en s’en servant comme d’un objet utilitaire.
17.   Ibid.
et pratiques para-artistiques »,
l’artiste doit « attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations 18.   Ibid., p. 180. Parachute n° 117 (2004),
Selon le théoricien Stephen Wright, Duchamp « met en avant le potentiel sym-
prennent une valeur sociale16 ». Sans lui, l’œuvre reste à l’état brut et ne peut 19.   Marcel Duchamp, p. 122. bolique du recyclage de l’art – et plus largement des outils et des compétences
21.   Ibid., p. 121.
« Ready-made réciproque »,
entrer en contact avec le monde. Ainsi, l’interprétation et le déchiffrement dans Duchamp du signe, 22.   Ibid., p. 128.
artistiques – dans l’économie symbolique générale de la vie de tous les
opérés par le regardeur permettent la « transsubstantiation17 », soit op. cit., p. 68. jours20 ». Il affirme par là que l’art peut avoir une valeur d’usage. Les œuvres
littéralement le changement de substance en une autre ou, selon la théologie peuvent être utilisées comme des objets usuels dans la vie quotidienne,
catholique, le changement du pain et du vin en corps et sang du Christ. « injectant des compétences artistiques dans le réel21 ». Wright donne ainsi pour
La « matière inerte18 » devient enfin œuvre d’art. Duchamp atteste ici d’une exemple le duo d’artistes activistes The Yes Men, qui a créé des sites
pensée radicale : l’artiste n’a de contrôle conscient ni sur son œuvre, Internet d’organismes politiques ou commerciaux (site de campagnes électo-
ni sur sa réception, tandis que la relation établie entre lui-même et le public rales de G. W. Bush, Organisation Mondiale pour le Commerce) tellement
possède une forme d’autonomie qui lui échappe et qui est le propre du similaires aux vrais qu’il est impossible d’en deviner le caractère fictif.
« processus créatif ». Grâce à cela, le duo a souvent été invité à représenter l’omc lors de congrès.
Malgré les réticences de certains défenseurs d’une esthétique essen- À l’occasion d’une rencontre au Textile of the Future à Tampere en Finlande
tialiste, cette déclaration de Duchamp fait aujourd’hui relativement en janvier 2001, organisée par des fabricants textiles, un des membres
consensus ; l’œuvre est le produit d’une relation avec ses récepteurs. De plus, des Yes Men, Andy Bichlbaum, s’est fait passer pour le porte-parole de l’omc
Duchamp introduit l’idée d’une double temporalité : il différencie l’œuvre et a donné un long discours ultra libéral, stigmatisant le protectionnisme
avant sa réception et après sa réception. La réflexion de Duchamp nous et revendiquant les bienfaits du libre échange, avant d’affirmer que l’abolition
permet de poser la question qui nous occupe ici : quelle différence entre de l’esclavage constitue un point d’ingérence dans l’économie de marché.
Francis Alÿs qui se plante sur la place Santo Domingo et l’« homme debout » Mais, reconnaît-il, l’esclave, qui doit être logé, nourri et vêtu, coûte plus cher
de la place Taksim ? qu’un employé délocalisé. La mise en scène et le discours, bien qu’insou-
tenables, correspondaient tellement à ce qui est attendu de représentants
Ces deux actions, lorsqu’elles s’accomplissent, sont à l’état brut.
de l’omc , que le public n’a pas réagi. La supercherie n’a été révélée que lorsque
Pour être interprétées et déchiffrées, elles sont rendues publiques dans un
l’orateur, à la fin de son exposé, a enlevé son costume et dévoilé une combi-
second temps ; l’une dans un cadre artistique, l’autre dans un cadre politique.
naison dorée et moulante avant de déployer l’ave (Appendice de Visuali-
L’œuvre furtive tout comme le geste de protestation comprennent donc
sation des Employés) : un phallus gonflable d’un mètre de long censé permettre
deux états successifs : une effectuation brute, dans la foule, et un devenir
le contrôle de l’esclave. Il n’a provoqué que des éclats de rire. Les inter-
symbolique – comme œuvre pour l’une, comme marque d’opposition pour
ventions des Yes Men dépassent ainsi largement le monde de l’art mais puisent
l’autre – lorsqu’elles sont « raffinées » par les spectateurs. Aussi une même
leurs compétences dans le champ artistique – et s’en revendiquent. Stephen
action peut-elle être considérée comme un geste contestataire dans un certain
Wright ajoute :
contexte et comme une œuvre artistique dans un autre. D’ailleurs, l’« homme
debout » s’avère être un chorégraphe de 34 ans, Erdem Gündüz. S’il n’a pas, The Yes Men « se revêtent des habits de la fiction » pour faire inviter clandestine-
à notre connaissance, revendiqué son geste comme œuvre, nous pouvons ment un dispositif déréalisant au devant du spectacle si savamment mis en scène,
supposer que sa formation lui a inspiré cette action. En tant que public, il nous afin de briser publiquement l’illusion et de mettre en avant les intérêts particuliers
revient de décider d’opérer une « transsubstantiation » et de changer le statut qui se cachent derrière ; afin, surtout, d’exposer la vérité nue, dissimulée sous le manteau
de cette proposition. Il est possible de lui donner le même statut que la « perfor- de légitimité que les consultants médiatiques – les véritables pourvoyeurs de fiction
mance invisible » de Steve Giasson et de supposer que l’intention de Gündüz d’aujourd’hui – passent leur temps à filer 22.
était autant artistique que politique. Il aurait usé des outils propres à son
« Briser l’illusion », « montrer la vérité nue » : quelle différence avec
métier de chorégraphe, pour les intégrer à la vie réelle et en faire usage.
les revendications de l’Homme debout de la place Taksim ? Lui et les Yes Men
Cette idée d’« user » de l’œuvre n’est pas sans faire écho au « ready-made ont utilisé des outils artistiques pour en faire usage dans la vie quotidienne
réciproque » tel que pensé par Duchamp. Dans un texte tardif, il propose non et, par là, ont cherché à dénoncer toute forme d’idéologie – le totalitarisme
sans malice de « se servir d’un Rembrandt comme table à repasser19 ». À l’in- pour l’un, le capitalisme débridé pour les autres. De même, Francis Alÿs ou
verse du ready-made, qui consiste à octroyer le statut d’œuvre à un objet Steve Giasson usent d’un savoir-faire propre au champ de l’art pour l’injecter
manufacturé en l’intégrant à un contexte artistique, le ready-made récipro- dans le réel et offrir d’autres outils pour le penser. La différence entre

218 Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? Sophie Lapalu 219
certaines actions politiques et les actions furtives est « inframince ». Cette
De la transsubstantiation
23.   Charles Baudelaire,
« La Modernité », dans Le Peintre
très légère différence permet un aller-retour productif entre réalité quotidienne de la vie moderne, repris dans
Œuvres Complètes, vol. I, Paris,

des matières supposées mortes :


et œuvre d’art. Gallimard, nrf, Bibliothèque
de la Pléiade, 1975, p. 694.
Mais, contrairement aux actes des Yes Men, les actions furtives

le cas de Ouest-Lumière
ne font pas événement lorsqu’elles s’accomplissent ; elles se confondent avec
la vie quotidienne urbaine. Elles affirment ainsi le pouvoir de la discrétion,
de l’inaperçu et du secret, à l’encontre du régime d’ultra-visibilité de
notre société contemporaine, où la communication est devenue le nouveau
champ de bataille du capitalisme. Tous ces artistes néanmoins, à l’instar de
l’homme qui proteste, refusent l’état de la société dans laquelle ils se trouvent
et participent à la constituer autrement. Comploteurs et conspirateurs,
ils descendent dans la rue dans un élan similaire à celui des milliers de Yann Toma
manifestants de la place Taksim de 2013 ou des partisans de Nuit Debout,
à la recherche d’un « but plus élevé que celui d’un pur flâneur23 ». Ils adoptent
une attitude volontaire en vue d’imaginer le présent autrement qu’il n’est
et cherchent à se construire eux-mêmes. Ils constituent ainsi une commu-
nauté qui, face à l’absurdité de notre monde, fait de l’art une des armes “ At 6 p.m. I stood in the doorway of my studio facing the Venice boardwalk. A few
à brandir pour rester debout. spectators watched as I pushed two live electric wires into my chest. The wires crossed and
exploded, burning me but saving me from electrocution.” 

Chris Burden, in A. Elsenaar, R. Scha, Electric Body Manipulation as Performance Art: A Historical Perspective,
Leonardo Music Journal, vol. 12, 2002, p. 21.

Nuit Debout, avril 2016. Photo : © Sophie Lapalu.

220 Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? Sophie Lapalu 221
La recherche de l'émancipation et de l'autonomie de l’action, qui est aussi NOTES 2.   En France, le droit Acquisition symbolique de Ouest-Lumière
de la propriété industrielle est
celle aujourd’hui de l’empowerment, ou pouvoir-faire, a toujours été motrice 1.   Compagnie d’électricité régi par le Code de la propriété
de l’Ouest parisien intellectuelle promulgué le Le rachat d’un nom et d’une marque doit suivre un protocole bien précis.
dans ma démarche. L’œuvre artistique, indissociable de pratiques 1er juillet 1992. Il a pour objet
(Ouest-Lumière). Il faut en référer à l’inpi (Institut National de la Propriété Industrielle)
contextuelles, y est pensée dans le monde concret et y agit pleinement ; de protéger, et par là même
de valoriser les inventions, qui est un organisme d’État permettant à toute personne le désirant d’acquérir
elle ne peut s’ancrer que dans une recherche de connaissance des procédures les dessins et modèles et les
marques. les moyens de se réserver l’exclusivité d’un nom de marque ou de produit
du réel afin d’aboutir à une reconfiguration de ce même réel. Le cas de 3.   « C’est donc votre marque
et de l’affirmer publiquement. On y procède à un dépôt de nom afin de
Ouest-Lumière se joue par ailleurs de cette logique car il apparaît comme qui engage votre réputation.
Le premier produit qui la porte bénéficier de la protection de la loi2. La marque est un bien dit « incorporel ».
un véritable flash-back en révolution. Car sans autonomisation de son propre conditionne son succès ;
les suivants écrivent son histoire. Parmi tous les signes distinctifs d’une entreprise, elle constitue un élément
soma, comment présider une compagnie qui n’est plus sensée exister tout Gage, aux yeux du public,
d’une certaine constance de stratégique, industriel et commercial. La marque est le symbole vivant
en la transformant instantanément en une forme d’art en action ? qualité, elle résume le capital
d’estime que vous avez
de l’activité d’une entreprise. Elle l’incarne et lui octroie la reconnaissance3.
L’instant fondateur est celui de la période de la destruction et de la su accumuler sur le produit.
Elle assure par elle-même une La démarche de réactivation du nom de Ouest-Lumière diffère des
déroute de l’ancienne sous-station de Puteaux (1990-1994). Charge politique. fonction de réclame et est procédures classiques effectuées à l’inpi. L’antériorité est avérée. Le nom
La disparition progressive de ce lieu de travail, lieu qui était essentiel pour appelée à jouer un rôle central
dans vos campagnes de publi- a existé de 1905 à 1946 puis, à la Libération, il a été abandonné volon-
assurer la cohésion de l’ancienne maison edf, fit de moi du jour au lendemain cité. Grâce à elle, vous pouvez
espérer conquérir et vous tairement4. Sans repreneur possible, puisque sans structure de rattachement
le porteur d’un capital immatériel infini. Historiquement, la compagnie attacher une clientèle fidèle,
par une sorte de contrat réelle, le nom est tombé dans le domaine public de l’oubli. Les anciens bâti-
de production et de distribution d’électricité Ouest-Lumière1 avait existé de confiance tacite. » « Protéger
ments de la Compagnie ont été investis d’un nouveau label : edf. Le retrait
de 1905 à 1946, puis elle (son « corps-texte ») avait disparu littéralement sa marque », brochure de pré-
sentation de l’inpi, Paris, de Ouest-Lumière a permis à Électricité de France d’exister (une part d’ombre
lors de la nationalisation, métamorphosée instantanément en une Électricité 1999, p. 5.
4.   La nationalisation de révélée au détriment de l’Ouest), de même que de la renommer aujourd’hui
de France (edf) accompagnant l’élan de la reconstruction de l’après deuxième l’outil de production français interfère avec une temporalité planifiée et réaccorde un sens dans la réalité
guerre mondiale. Inspiré par la force esthétique des actions au porteur, par a entraîné une perte d’identité
pour de nombreuses sociétés à une histoire enfouie dans l’ombre. La postériorité intègre l’expression de
mon rapport au symbolique, ainsi que par la démarche artistique de Michel de production d’électricité,
mais a contribué à fonder l’antériorité. L’histoire de Ouest-Lumière s’inscrit dans le contexte fondateur
Journiac, j’ai considéré l’acte de rachat du nom et de la marque de la com- une identité nationale de
l’électricité visant à développer
d’une société contemporaine et nous apprend tout sur l’avenir du monde5.
pagnie Ouest-Lumière comme un acte artistique de refondation, un acte la notion de service public. On apprend ainsi qu’elle a alimenté et continue d’alimenter sous le nom
de réactivation légitimé par la pression que je ressentais au sein de cette 5.   « [...] l’œuvre en serait-
elle pas, au moins dans certain d’edf les espaces vitaux de notre vie quotidienne en diffusant de l’énergie
Usine de production en pleine déliquescence, symptôme de la libéralisation cas, influencée par l’avenir
électrique aux institutions, aux entreprises et aux foyers. Elle s’inscrit
de l’énergie électrique qui suivra pour toute l’Europe des années 2000. plutôt que par le passé ? Pour-
quoi penser toujours les faits dans le fonctionnement du monde. Ses réseaux sont ancrés au plus profond
dans le même sens, en se
refusant à prendre en compte de la société humaine. La période forcée de sa mise sous silence a parado-
les forces qui s’exercent
sur nous depuis le futur, alors xalement protégé ses ressources souterraines. Elle est une part de modernité
même que de nombreuses
œuvres et les expériences
(de jouissance) qui resurgit au moment où la postmodernité6 s’est installée
communes que chacun peut dans le corps de la société et y prospère jusqu’à s’y dissoudre, nourrie qu’elle
faire pour son compte en
portent les traces manifestes ? » est par un esprit de rentabilité toujours plus exacerbé. Nous nous savons
P. Bayard, Demain est écrit,
Paris, Les Éditions de Minuit, intégrés depuis les années 2000 à ce que Jeremy Rifkin a nommé l’âge
2005, p. 15.
6.   « Notre hypothèse de
de l’accès, un âge où les idées ont été monopolisées par des réseaux de pouvoirs
travail est que le savoir change économiques7, un âge où la notion de propriété intellectuelle a été mise à mal
de statut en même temps que
les sociétés entrent dans l’âge et où de nouvelles théories des droits ont fait leur apparition.
dit post-Industriel et les
cultures dans l’âge dit post- La particularité de la résurgence de Ouest-Lumière est qu’elle échappe
moderne. Ce passage a
commencé depuis au moins à tous les facteurs de transformation socio-économiques des cinquante
la fin des années 50, qui pour
l’Europe marque la fin de sa
dernières années. Elle ignore la chute des utopies politiques8 et son existence
reconstruction. » J.-F. Lyotard, est restée suspendue à une période de post-Libération de la France.
La Condition postmoderne,
Paris, Les Éditions de Minuit, Cette position lui confère une autorité posthume, post-historique, qui s’ignore.
1979, p. 11.
7.   « Ces réseaux de presta-
Son nom côtoie le domaine de la mémoire afin d’esquisser des pistes de
Confession de Michel Journiac par Yann Toma, photographie argentique, 24 × 17, 5 cm, 1992,
taires et d’usagers favorisent réflexion qui laisseraient encore une place à l’espace de l’utopie collective9.
la concentration du pouvoir
© Alexis Glorieux / Yann Toma.
aux mains d’un petit nombre Si le nom d’Ouest-Lumière est resté en réserve, son amnésie forcée, légitimée

222 De la transsubstantiation des matières supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière Yann Toma 223
d’organisations, et ce de façon par les mutations économiques du xxe siècle, est soignée lentement
encore plus efficace que
sous un régime de propriété par ses nouveaux ouvriers dirigeants. Devenue étrangère à son propre corps
traditionnel reposant
sur des marchés de vendeurs
industriel passé, Ouest-Lumière s’est abstraite du monde et est en mesure
et d’acheteurs. » J. Rifkin, aujourd’hui de faire acte de présence partout et nulle part. Son nom lui
L’Âge de l’accès, Paris, Éditions
de la Découverte, 2000, p. 79. confère une existence incorporelle, une âme. Elle peut produire et distribuer
8.   « Le communisme et
son effondrement merveilleux,
ce qu’elle désire puisqu’elle s’est émancipée de son statut précédent. Sa renais-
grandeur nature, c’est-à-dire sance lui confère une identité nouvelle proche de celle de l’Ève10 future.
aux dimensions de l’histoire
entière, c’est la liquidation Elle véhicule auprès des gens qui la reconnaissent un certain effluve corporel 11
du social, du politique comme
idée, comme valeur, comme et un brin d’immortalité. Ouest-Lumière a accédé au statut d’autorité supé-
utopie, dans le désastre de
l’utopie réalisée. Mais n’en
rieure en refaisant surface. Ouest-Lumière renomme une parcelle du passé
est-il pas de même de l’Ouest : et laisse supposer que l’activité passée a un avenir.
échec grandeur nature de
l’utopie réalisée du bonheur ?
L’effondrement du système
Avoir un nom, c’est exister. Le droit au nom est un droit fondamental
de valeur occidental de l’identité humaine12. Nommer, c’est faire advenir à l’existence, c’est recon-
est exactement corrélatif
de celui du communisme. » naître le droit d’exister à ce que l’on nomme. L’acte de naissance est en cela
J. Baudrillard, Le paroxyste
indifférent, Paris, Grasset, un événement crucial dans l’émergence d’une singularité. C’est un « droit
1997, p. 25.
9.   « Le slogan déjà énoncé :
subjectif 13 ». Dans le cas de Ouest-Lumière, la seconde naissance est une sorte
“construisons aujourd’hui de réincarnation et un second droit « subjectif », cette fois-ci inattendu.
la mémoire de demain”, vise
implicitement le fait d’éviter En changeant d’état, Ouest-Lumière se situe différemment. Elle passe du
l’accident de la mémoire.
C’est un appel à imaginer
statut de mortel au statut d’immortel, de la vie à la « science14 ». La procédure
tout ce qui devrait être digne d’enregistrement de son nom à l’inpi est un acte de reconnaissance.
d’être sauvé des ruines et
par conséquent d’une mort
définitive. » H.-P. Jeudy,
Ouest-Lumière n’est plus une société anonyme15. Ouest-Lumière
Mémoires du social, Paris, Puf, est déclassée de son statut industriel. Cette existence nouvelle, non enregistrée
1986, p. 106.
10.   Ève signifie « la sensibilité au registre du commerce, exclut Ouest-Lumière de tout rapport à la notion
de l’être humain et son élément de rentabilité. Le caractère bénévole de ses membres et l’existence de statuts
irrationnel. [...] Ève symbolise
l’élément féminin dans l’homme.  fictionnels lui confèrent une dimension nouvelle et un objet qui est en
[...] Ève désignera le plus
souvent la femme, la chair, mesure, à terme, d’épouser une configuration d’utilité publique. Elle adhère
la concupiscence. » J. Chevalier
et A. Gheerbrant, Dictionnaire
aux processus favorisant le développement de liens humains et leur dévelop-
des symboles, Paris, Robert pement. C’est une personnalité morale qui revêt une dimension collective.
Laffont, 1982, p. 423.
11.   « La nature change, mais
Ouest-Lumière, investie d’une nouvelle structure symbolique et
non l’Andréide. Nous autres,
nous vivons, nous mourrons, reconnue de ses membres et du monde de l’art, peut jouer un rôle officiel dans
– que sais-je ! L’Andréide
ne connaît ni la vie, ni la maladie, la vie publique.
ni la mort. Elle est au-dessus
de toutes les imperfections L’appropriation officielle de Ouest-Lumière fait événement. Elle réin-
et de toutes les servitudes !
Elle garde la beauté du rêve. troduit un nom perdu au cœur du jeu social de la réalité contemporaine, non
C’est une inspiratrice. Elle parle pas un nom commun mais un nom propre. L’événement est de nommer à
et chante comme un génie –
mieux même, car elle résume, nouveau (et plusieurs fois) Ouest-Lumière après le « bord du vide16 », de même
en sa magique parole,
les pensées de plusieurs génies. que Perec se souvient à répétition. C’est une intervention qui fait événement
– Jamais son cœur ne change ;
elle n’en a pas. » V. de l’Isle- et un événement qui fait office de performance. On a ici l’affirmation ontolo-
Adam, L’Ève future, Paris,
Folio, 1993, p. 252-253.
gique de l’existence même de Ouest-Lumière par la reconnaissance officielle :
12.   Bien que le droit à le dépôt.
un nom et à une nationalité
soit l'un des droits de l'homme Toutes les opérations qui suivent le dépôt du nom revêtent une dimen-
les plus fondamentaux, des
millions d'enfants dans sion officielle puisqu’elles sont légitimées par la structure d’Ouest-Lumière.
le monde restent une grande
partie de leur vie dépourvus de
Qu’elles soient fictives ou réelles, les interventions des agents de Ouest-Lumière
Yann Toma, Action Ouest-Lumière, 60 × 80 cm, 1934-2018, © Yann Toma.
cette identité juridique, donc ne peuvent plus être marginales. Elles font partie intégrante de leur temps.

224 De la transsubstantiation des matières supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière Yann Toma 225
Ouest-Lumière existe officiellement et affirme une liberté indivi- des avantages et de la pro- 18.   « Dans l’art seulement Énergie
tection qu'elle confère. Les il arrive encore qu’un homme,
duelle. Elle échappe, par le biais de son statut immatériel, à toute pression enfants non déclarés n'ont pas tourmenté par ses désirs, fasse
d'existence officielle. Sur le quelque chose qui ressemble À Ouest-Lumière, la production et la distribution d’énergie artistique doivent
extérieure, sauf à celle émanant de ses obligations statutaires. Il faut envisager plan individuel, cela suscite à une satisfaction ; et, grâce
être considérées comme un service public. Elles ne peuvent être défaillantes.
Ouest-Lumière comme partie intégrante d’un effort collectif de sauvegarde des problèmes de scolarisation, à l’illusion artistique, ce jeu
et expose ces enfants à des produit les mêmes effets affectifs L’énergie est, en même temps, ce qui alimente les unités de production et
vitale. Son corps, en reconstitution progressive, réapprend peu à peu à dangers particuliers : adoption que s’il s’agissait de quelque
illégale, trafic, exploitation de chose de réel. » S. Freud, Totem ce qui émane de ces dernières. Elle n’est pas quantifiable et se mesure
regarder, écouter et lire. En regardant Ouest-Lumière, en l’écoutant fonction- leur travail, voire prostitution et tabou, Paris, Payot, 1965,
et criminalité. p. 139. par l’effet qu’elle produit sur l’individu, c’est un flux de faire-usage. Ainsi,
ner, en lisant le résultat de son rendement dans les journaux spécialisés17, 13.   Jürgen Habermas parle 19.   « Les voies préexistantes
elle ne prend valeur d’échange (faculté de produire quelque chose avec l’énergie
on ne risque plus de l’oublier. Elle reçoit de nouveau de la matière première, du « concept de droit subjectif » : déjà frayées sont de dures
« Le concept de loi explicite réalités, aussi indéniables que et de le faire fructifier) que si, dans le même temps, elle prend valeur
mobilise du personnel et invente un circuit de distribution où les produits l’idée, déjà contenue dans la réalité historique de l’homme
le concept de droit, d’égalité partant du trou-abri pour d’usage (utilité de proximité). La valeur d’usage, souvent considérée comme
de son effort sont distribués. de traitement : dans la arriver à construire une ville.
forme des lois universelles Cette évolution, c’est évident,
secondaire, est toujours majorée d’office à Ouest-Lumière. Il faut que
et abstraites, tous les sujets n’a été possible que par tout le monde puisse faire usage de l’énergie de Ouest-Lumière. L’abonné
bénéficient des mêmes droits. » l’établissement de communautés
J. Habermas, Droit et démo- qui, à leur tour, n’ont pu se de Ouest-Lumière n’est pas restreint à un quartier. Il peut être partout dans
N° National : 99 807 820 cratie, Gallimard, 1992, p. 98. produire que grâce aux restri-
14.   « La plupart des mortels, ctions imposées à l’instinct. » le monde et de différentes classes sociales. Ouest-Lumière tisse autant de
ibid.
Paulinus, se plaignent amère- lignes énergétiques qui sont nécessaires à son déploiement. L’énergie, concept
Dépôt du : 13 AOUT 1991 ment de la malveillance 20.   Ibid., p. 71.
de la Nature : nous venons 21.   Ibid. abstrait des relations de mouvement, fait corps avec la toute-puissance des
à : I. N. P. I. PARIS au monde, disent-ils, pour une
durée très limitée et ce temps
22.   Catalogue de l’expo- idées. L’énergie de Ouest-Lumière se produit dans le domaine de l’art18.
sition « Joseph Beuys », Paris,
TOMA Yann, 50 rue des Batignolles, 75017 PARIS.
qui nous a été donné s’enfuit si
Centre Georges Pompidou,
Elle s’introduit autant dans le processus que dans le produit final distribué,
rapidement, si précipitamment
que tous, excepté une infime 1994, p. 17. mais le processus dont elle suit le cours (par exemple mental) permet
minorité, sont abandonnés 23.   « Ainsi parlait Zarathoustra
Mandataire ou destinataire de la correspondance : par la vie au moment précis et il se trouva de sa couche de construire un terrain d’égalité pour tous et d’alimenter les trajectoires
où ils s’apprêtent à vivre. [...]  au pied de l’arbre comme s’il
TOMA Yann, 50 rue des Batignolles, 75017 PARIS. C’est ainsi que le plus grand sortait d’une ivresse inconnue ;
de chacun19. C’est une masse héritée (la mémoire) et une masse en devenir
des médecins s’écrie : “Brève or voici que le soleil était (l’histoire qui se fabrique) que la collectivité peut ou non recevoir. L’énergie,
est la vie, longue la science !” » encore juste au-dessus de
OUEST-LUMIÈRE Sénèque, De la brièveté de sa tête. À bon droit on pourrait c’est la formation et le transport du symbole de la libido, d’une « force spéci-
la vie, Paris, Éditions Rivages, en déduire que Zarathoustra
Produits ou services désignés : Services de télécommunications, de messagerie 1988, p. 7. n’a pas dormi bien longtemps. » fique jamais transformable20 ». C’est une « action magique à distance21 ».
15.   Remémorons-nous F. Nietzsche, Ainsi parlait
électroniques par réseaux Internet. Photographies, services d’articles Zarathoustra, Paris, Livre de
Elle peut transporter le spirituel car c’est un élan de conscience. Elle peut
la « société anonyme » artistique
de spectacles, activités culturelles, organisation d’expositions à but culturel créée en 1941 par Katherine Poche, 1983, p. 327. faire apparaître le Merveilleux, force de renouvellement évoquée précédem-
ou éducatif. Conception artistique, recherche scientifique, filmage sur bandes S. Dreier et Marcel Duchamp. 24.   « Les régions du passé
vidéo, gestion de lieux d’exposition, imprimerie. C’était une collection de garderont leur secret, ment. Vouloir goutter cette énergie, c’est viser la metexis, « l’expression sous
plus de six cents œuvres d’art,
Classes de produits ou services : 38, 41, 42. représentant cent soixante-dix
et l’appel au souvenir reste vide.
L’enquêteur ne dira même pas
une forme concrète d’une idée, d’une spiritualité22 » qu’on ne peut atteindre,
artistes modernes appartenant ce qu’il sait, mais, sous la c’est se diriger vers une nature vive, un élan vital, une ivresse inconnue23.
à vingt-trois pays différents. pression du temps, suppliera
M. Duchamp, Duchamp seulement la fille de dire
du signe, Paris, Flammarion, qu’il le lui a dit. » G. Deleuze,
1975, p. 193-215. L’Image-temps, Paris, Éditions
16.   Cette notion fait référence de Minuit, 1985, p. 149.
Éclairage symbolique
à A. Badiou qui considère
que l'événement est une vérité Les modes d’acquisitions officielles énoncés ont un caractère symbolique.
de la séparation au monde.
Elle n’existe que par le nom, Ce sont des actes qui signalent et qui annoncent publiquement un chan-
que par la décision de nommer
« au bord du vide » cet autre
gement imminent. Peu importe l’histoire réelle de Ouest-Lumière.
événement qu'est « l'intervention » Sa seule réapparition fait d’elle une héritière légitime porteuse d’un message.
elle-même. Badiou évoque
« le curieux renvoi en miroir Nous devenons tous des destinataires inconnus, des opérateurs potentiels
de l'événement et de l'interven-
tion. » A. Badiou, L'Être et de Ouest-Lumière. L’idée de la réapparition de cette entité oubliée
l'Événement, Paris, Éd. du Seuil,
1988, p. 232.
fait naître en chacun d’entre nous l’espoir de retrouver un jour son enfance
17.   Évoquons les diverses et une certaine forme de virginité. Le retour de Ouest-Lumière lessive
apparitions de Ouest-Lumière
dans le cadre de la recherche le passé et essore le présent. Il permet aux images personnelles de croiser
en arts plastiques, dans l’art
contemporain et même dans
les images collectives sur une profondeur de champ libre. Il vise à rouvrir
les revues récentes de recherche des affaires non élucidées24 par l’appel de la pression du temps. L’acquisition
sur l’énergie et l’entreprise.
de Ouest-Lumière lui confère une liberté symbolique qui la protège d’un
démantèlement de circonstance. Pour tous ceux qui ont connu la compagnie

226 De la transsubstantiation des matières supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière Yann Toma 227
et y ont été rattachés, sa simple évocation fait naître un sentiment de rappro-
Espoir et performance
25.   « La théorie bergsonienne
du rêve montre que le dormeur
chement collectif. Ouest-Lumière, ce n’était pas un rêve mais cela le devient25 n’est nullement fermé aux
sensations du monde extérieur.
car son mode de rappel est artistique. Cela rend manifeste et évidente une Toutefois, il les met en rapport,
valeur ajoutée à l’objet initial de la compagnie. Le processus de réactivation non plus avec des images-
souvenir particulières,
accompli, la voilà assurée d’une dimension universelle. À présent, elle peut mais avec des nappes du passé
fluides et malléables qui
servir de ressource. se contentent d’un ajustement
très large ou flottant. [...]
le rêve représente le circuit
apparent le plus vaste ou
“l’enveloppe extrême” de tous
Per Hüttner
les circuits. » ibid., p. 77.

228 De la transsubstantiation des matières supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière Yann Toma 229
When you cut into the present, the future leaks out. En 2009-2010, j’ai organisé une série d’événements, d’expositions
[Quand on coupe dans le présent, c’est l’avenir qui s’en écoule.] et de performances à Pékin, Melbourne, Kiev et Shenzhen. Mené en colla-
boration avec le commissaire italien Daniele Balit, le projet réunissait de
William S. Burroughs nombreux artistes internationaux. Inspirés du texte et du titre de William
S. Burroughs : The Invisible Generation [La Génération invisible], le projet
a généré des situations nouvelles et surprenantes pour l’art et pour le public,
notamment la possibilité de rencontres en dehors des lieux habituels
dédiés à l’art ou à la performance. Le cadre conceptuel s'appuyait nettement
sur certaines recherches en neurosciences qui stipulent que nos expériences
sont grandement influencées par ce que nous attendons d’une situation.
Autrement dit, le projet cherchait à vérifier quel impact pouvait avoir
l’art lorsque le public ne s’attend pas à le rencontrer, ou lorsqu’il est confronté
à des situations imprévues, tout en ignorant qu’il pourrait s’agir d’art.
Le projet The Invisible Generation incitait les artistes et le public à enquêter
sur la manière dont l’art peut être un outil pour décaler nos interactions avec
la réalité, quand l’art comporte un élément de surprise.
Plusieurs interventions se sont déroulées dans des lieux publics. Dans
l’esprit de Burroughs, nous avons exploré certaines possibilités offertes
par l’art quand il agit comme force créative et incontrôlable et se propage tel
un virus, dans le tissu urbain, affectant, dévoilant, déployant nos perceptions.
Ces formes d'activités pourraient être associées à l’esprit du carnaval, ce
moment particulier où toutes les structures sociales sont sens dessus dessous,
bouleversées et sans cesse renégociées. Des comportements inhabituels et
excentriques, ainsi que des objets et des textes décalés de leurs contextes ont
été insérés dans des situations afin de déclencher de nouveaux moyens pour
apprécier la vie et pour révéler des détails de notre quotidien.
Ce texte présente trois interventions artistiques que j’ai menées avec
la coopération d’autres artistes. Deux actions faisaient partie de The Invisible
Generation et la plus récente était clairement influencée par ce projet.
Comme vous le verrez, notre travail brise les attentes et les préjugés du public
concernant la performance. La performance n’est pas une action scénique
où le public se place en un cercle pour en estimer la qualité. Il s’agirait
plus exactement d’actions venant perturber la prévisibilité de notre quotidien
afin de provoquer une réflexion sur un pourquoi et un comment, en lien
avec cette performance.

230 Espoir et performance Per Hüttner 231


1. Young Dictators [Jeunes dictateurs] Staline... »). Par ailleurs, ceux qui n’avaient que des suppositions, basées
The Invisible Generation sur le lien entre l’image et le texte, me téléphonaient. Ces personnes étaient
Melbourne, 2009 préoccupées et curieuses, et souhaitaient apporter leur aide ou en savoir
davantage. Je faisais de mon mieux pour expliquer la logique du projet, mais
Pour Young Dictators [Jeunes dictateurs], j’ai travaillé avec un groupe
la plupart d'entre elles étaient tout naturellement contrariées. Il est intéressant
d'artistes de Melbourne. Certains avaient déjà travaillé avec moi sur un précé-
de noter qu’elles considéraient qu'elles avaient moralement le droit, peut-
dent projet qui avait pour titre Calabi-Yao Presents, dans le cadre de la Bien-
être même le devoir, d’ajouter jusqu’à quel point elles trouvaient le
nale de Liverpool, et j’avais été impressionné par leur courage et leur absence
projet trompeur et malhonnête (beaucoup l'exprimaient sans ménagement).
de peur. Dès mon arrivée en Australie, nous avons rapidement développé
De même, lorsque j’ai souligné aux représentants des médias que rien
ce nouveau projet. La proposition était simple : nous avons trouvé sur Internet
dans les affiches ne corroborait leurs suppositions, que ces dernières étaient
des images de dictateurs notoires, comme Joseph Staline, Adolf Hitler et
interprétées uniquement à partir de leurs attentes, les gens étaient encore bien
Saddam Hussein, des photos prises quand ils étaient des enfants. Nous avons
plus bouleversés. Bien sûr, cela est compréhensible d’autant que cette pièce
ajouté un titre à chaque photographie : « Avez-vous vu cet enfant ? Contactez
avait révélé que les vérifications des sources restaient au mieux superficielles,
s’il-vous-plaît le 0432 027 925. » Le numéro correspondait à un téléphone
voire souvent inexistantes. Il est apparu de façon flagrante qu’ils restaient
mobile temporaire. Des affiches bon marché furent photocopiées rapidement
intéressés par le scandale et n’avaient ni intérêt, ni intention de se saisir d'une
et distribuées par milliers dans Melbourne et ses environs. On en déposa
quelconque complexité, ou de s'engager dans une analyse ou une critique.
dans des supermarchés, on en fixa sur les arbres dans les parcs et sur des
poteaux de téléphone, on en laissa sous les essuie-glaces des voitures, on en
colla dans les jardins d’enfant, entre autres.
En premier lieu, il est important de noter la phrase exacte du texte.
Elle pose cette question à la personne qui lit l’affiche, à savoir si elle a
« vu l’enfant » – et rien d’autre. Le projet, autrement dit, joue sur l’attente de
la personne. Lorsque celle-ci voit la photographie d’un enfant, le texte
qui l'accompagne et un numéro de téléphone, elle fait la somme de ces trois
éléments, imaginant une conclusion qui ne figure pas sur l’affiche mais
qui est basée sur des expériences précédentes. C’est une sorte de piège.
Mais c’est aussi une parodie des pièges et des supercheries utilisés dans nos
sociétés pour nous inciter à agir dans une direction spécifique.
Cette proposition nous conduit également à saisir quelque chose, une
perception, du passage du temps. Les enfants sont innocents. Mais ils gran-
dissent, et quelques-uns d’entre eux deviennent des monstres en grandissant,
allant jusqu’à provoquer des génocides. Mais comment ce monstre peut-il
être relié à une image du passé, à une innocence première et à notre perception
de l’innocence de l’enfance ? Le temps crée une sorte de contradiction inso-
luble dans laquelle nous sommes forcés de relier l’identité d’un enfant
innocent à la brutalité d’un dictateur. En travaillant à ce projet, je pensais Per Hüttner, Young Dictators, Melbourne, 2009. Photographie : Per Hüttner.

souvent à Pinochet à Londres de 1998 à 2000 (et plus tard au Chili, en


2002). Ce dictateur malfaisant et coupable de crimes odieux envers son propre
peuple était alors vieux, malade et affecté par la démence. Cette situation
a suscité des questions complexes au sujet de son identité : ce vieil homme,
frêle et sans défense, était-il vraiment la même personne que celle responsable
des terribles actions perpétrées des décennies plus tôt ?
Il est intéressant de noter que les personnes qui reconnaissaient les
enfants nous en informaient par message écrit (« cet enfant est Hitler,

232 Espoir et performance Per Hüttner 233


2. Private Contractors [Entrepreneurs privés]
Avec Olav Westphalen, The Invisible Generation
Kiev, 2010

Dans le cadre de Private Contractors [Entrepreneurs privés], j’ai travaillé


en collaboration avec Olav Westphalen. Pour ce projet, la performance
s’est déroulée en trois sessions : au centre d’art Les Kurbas, au Musée national
des arts et dans une rue touristique où il y a de nombreuses galeries. Pour
chaque session, nous avions installé une table de vente avec quelques affiches
informatives annonçant que nous proposions de censurer des livres,
des journaux ou d’autres imprimés, et ce professionnellement et gratuitement.
Durant trois jours, nous avons tamponné de vieux livres soviétiques, russes
ou ukrainiens, dans les domaines de la poésie et de l’histoire ainsi que
des manuels au contenu illisible pour nous. Nous faisions tout de notre propre
chef, en alternative à la censure opérée habituellement par l’État.
Suivant notre raisonnement, si nous étions censeurs, il devait aussi
exister quelqu’un qui puisse nous censurer. Ainsi, avons nous contacté loca-
lement des amis acteurs qui avaient donné leur accord pour porter des
vêtements de voyous et nous kidnapper lors du dernier jour de performance
alors que nous étions occupés à produire de la censure dans la rue touris-
tique et animée de la ville. Les acteurs réalisèrent l’action comme
souhaitée et, avant même de comprendre ce qui se passait, nous nous
retrouvions embarqués dans une voiture, riant nerveusement. Les acteurs
nous déposèrent à quelques rues de là. Afin de donner de la crédibilité
à l’événement, nous n’avions informé personne de cette partie de la
performance. Cette stratégie fonctionna parfaitement, tout le monde crut
à une action réelle et les organisateurs locaux appelèrent la police.
Lorsque la police arriva sur place, la situation était déjà élucidée et
nous avions précisé que l'événement était une performance, mais
la police refusa ces explications. On nous emmena, Olav et moi, au poste
de police et la suite se révéla être une toute autre performance, sans
heurts, bien répétée, construite sur d’inquiétantes menaces et impliquant
des procédures bureaucratiques. Ce fut un processus lent. Nous devions faire
des déclarations, les amender, les traduire et répéter plusieurs fois ce
qui s'était réellement passé. Westphalen et moi, en sueurs, avons dû répéter,
pendant deux heures, ce qu'il en était de nos prétentions artistiques...
à des personnes sourdes à nos explications. Quand j'eus la possibilité d'ap-
peler des amis à l'ambassade, l’appel nous a clairement révélé, et permis
de comprendre, la véritable intention de la police, à la suite de quoi, on nous
autorisa à sortir enfin.

Private Contractors N° 2 (Per Hüttner et Olav Westphalen), The Invisible Generation, Kiev, 2010,
Photographies: Anna Nadudua.

234 Espoir et performance Per Hüttner 235


3. I Am The Future [ Je suis le futur]
Extrait de What is potential ? – Exploring Aristotle, Art and Medicine
[Qu’est-ce-qui est possible ? – Explorer Artistote, l’art et la médecine] , Wellcome Collection Reading Room,
Londres, octobre 2015

J’ai engagé trois acteurs pour performer des actions insignifiantes,


quelque peu étranges, dans un événement d’une durée de cinq heures qui
comprenait une douzaine d’autres présentations – que ce soit de l’art ou
non. Les performeurs étaient costumés et se comportaient comme s’ils étaient
des gardiens de l'exposition. Cependant, quelle que soit l’étrangeté de
leurs actions, elles étaient conçues pour aiguiser la curiosité des visiteurs
et pour les attirer vers des tabourets peints en rouge sur lesquels les acteurs
étaient assis. Lorsque des spectateurs s’approchaient, ils se levaient, afin
de révéler un miroir sur lequel était imprimé les textes suivants :
– « Je suis le futur. Pensez-vous que la science de demain sera capable
de réduire l’expérience de la douleur lorsque nous sommes malades ? Si oui,
quelles seront les conséquences de cette réduction de souffrance pour les
services de santé et pour la vie des gens ? »
– « Je suis le futur. La confiance accordée au médecin et en ses capacités
a-t-elle un effet sur le processus de guérison ? Si oui, la science
peut-elle utiliser cette confiance ? »
– « Je suis le futur. Quel rôle, pensez-vous, jouera la nourriture dans la
santé de demain ? Les hôpitaux accueilleront-ils bientôt des restaurants
de grande qualité qui servent des aliments soigneusement préparés à faible
coût afin de soutenir le processus de guérison ? »
La performance s’est déroulée dans la salle de lecture de la Wellcome
Collection, un musée à Londres qui se revendique comme « une libre
destination pour curieux incurables » et où était présenté un mélange inha-
bituel d'artéfacts médicaux et d'œuvres originales explorant des idées sur
les liens entre médecine, vie et art. Les textes avaient été conçus pour inciter
le public à s'attarder à cette proposition : le rôle du bien-être dans l'avenir.
La salle de lecture est divisée en dix sections à thèmes différents ; les
acteurs étaient assis dans les sections « nourriture », « douleur » et « croyance »
et chaque texte était écrit de façon à s’accorder au contenu de la section.

Per Hüttner, I Am The Future, Wellcome Collection Londres, octobre 2015. Acteurs : Stuart McMillan, Flaviana Cruz Clark et Laurie Duncan.
Photographies : Courtesy Wellcome Collection.

236 Espoir et performance Per Hüttner 237


Biographies

au Japon et de la Cinémathèque québécoise. Membre depuis 1975 de l'Association François-Joseph Lapointe


Depuis 1990, il est professeur à l’École des Internationale des Critiques d'Art - aica
médias de l’uqam dans le secteur des médias France, organisateur et coorganisateur François-Joseph Lapointe est un biologiste
interactifs. Il est présentement Directeur de nombreuses expositions en France. et bioartiste, professeur au Département
associé de l’antenne Hexagram-uqam, Fondateur et directeur de collections de sciences biologiques de l’Université
constituante du réseau Hexagram, le réseau (« Projectoires » 1973-1981 aux ed. Champ de Montréal où il dirige le Laboratoire
Demosthène Agrafiotis José Luis Castillejo Mariën (édition, introduction et notes), international de recherche-création en arts Libre, « L'Oeil absolu », 1974-1977 aux d’écologie moléculaire et d’évolution.
La Nerthe, 2015 ; Joël Hubaut. Un éloge médiatiques, design, technologie et culture ed. du Chêne, « Trajectoires », 1977-1981 Dans le cadre de ses recherches scien-
Poète et plasticien. Il vit à Athènes. Né à Séville en 1930, José Luis Castillejo de l’impureté, End éditions, 2015. En 2017, numérique. aux éditions Jean-Michel Place et « l'Ecart tifiques, il s’intéresse à la phylogénétique,
Il est l’auteur de plusieurs livres d’essais a poursuivi une carrière d’écrivain, il a dirigé deux ouvrages collectifs chez Art absolu » depuis 1999 aux Presses du réel à la systématique, ainsi qu’à la génétique
et d’articles scientifiques sur l’art, d’essayiste et de critique d’art tout Book Magazine éditions : Situations, dérives, à Dijon). Entrepreneur en tout genre : des populations. Dans le cadre de sa
la science/technologie, la santé publique en développant des activités avec le groupe Laurent Devèze
détournements. Statuts et usages de la littérature fondateur de festivals (« Mille voies/ pratique artistique, il s’inspire des modèles
en tant que phénomènes socioculturels, d’art action Zaj (Juan Hidalgo, Walter et des arts chez Guy Debord et Fragments Laurent Devèze est ancien élève de 1000 voix », Poitiers, 1997), de l'Université de la biologie moléculaire et de la géné-
la modernité. Il a fait (comme artiste ou Marchetti, Esther Ferrer, etc.). Responsable pour Isidore Isou. l'École Normale Supérieure en Philosophie Nomade (depuis 1990), de journaux tique à des fins de créations. Son plus récent
comme organisateur) plusieurs expositions pendant un certain temps de l’impression et diplômé du troisième cycle de l'Institut éphémères et livres d'artistes (kao , projet consiste à transformer son micro-
de peinture et de photographie, et de la clandestine pendant le régime franquiste, d'Études Politiques de Paris. Enseignant Non stop news, mille voies/1000 voix..), biome expérimentalement et à séquencer
poésie visuelle et pris part à de nombreuses il a poursuivi par après, en plus de ses Michel Collet
dans ces deux institutions il a ensuite fondateur du Musée des Muses AMusées l’adn des bactéries récoltées lors de
expositions collectives en Grèce activités artistiques, une fascinante carrière Poète intermédia ; cofondateur avec entamé une carrière de diplomate culturel (mmam), en 2000, in Alpina. performances publiques afin de générer
et à l’étranger. Il a organisé et participé diplomatique qui l’emmènera à séjourner P. Lerochereuil, de « Blago Bung » à New qui l'a conduit en Roumanie, Pologne, des égoportraits métagénomiques
à plusieurs projets artistiques centrés sur en Afrique, en Europe et en Amérique York un événement annuel en art action, Afrique du Sud, Californie et Suède. (microbiome selfies).
l’art de la performance. Il a écrit nombre du Nord. Influencé par la pensée de Per Hüttner
à la Fondation Emily Harvey. Il est membre Il a été également Directeur Adjoint au
de textes théoriques et d’essais sur Clement Greenberg, il développe la notion du comité de rédaction international Ministère de la Culture et de la Com- Per Allan Hüttner est un artiste
la performativité dans l’art. d’« écriture non-écrite » qui constituera André Éric Létourneau
du magazine canadien Inter Art Actuel. munication en charge du développement plasticien suédois, il vit et travaille à Paris.
l’un des fondements conceptuels de son Quelques expositions personnelles, et de l'aménagement culturel du territoire. Son travail porte sur l'impermanence de André Éric Létourneau est actif
Sandeep Bhagwati travail. Il a fait paraître de nombreux livres, (« Thegibberishmelody » à Barcelone, Laurent Devèze est aussi commissaire l'existence humaine considérée dans dans les mondes des arts électroniques,
enregistrements sonores et essais sur l’art Galerie H2O), Michel Collet privilégie d’exposition et critique d’art, membre de son rapport aux lois - à la fois juridiques, la production de l’espace, les arts sonores et
Sandeep Bhagwati est compositeur, jusqu’à son décès à Houston en 2014. les intervention en art action. Membre l’aica, il a écrit de nombreux articles essais naturelles et sociales. Formé à la l’écriture depuis les années 90. Il s’intéresse
chef d’orchestre, metteur-en-scène, poête fondateur du collectif de recherche en art, et catalogues et dirige actuellement l'Institut Konsthögskolan de Stockholm et à la particulièrement à la sphère publique
et artiste médiatique récipiendaire de Barbara Clausen Cold Mountain, il a coorganisé avec Supérieur des Beaux Arts à Besançon. Hochschule der Künste à Berlin. Il a et aux médias de masse comme matériau
nombreux prix. Il a étudié au Mozarteum D. Agrafiotis le colloque « Artist as organiser », exposé en Europe, en Australie, en Asie, d’intervention. Son travail fut notamment
de Salzburg (Autriche), à l’Institut de Barbara Clausen est curatrice indépendante aux Beaux-arts d'Athènes. De nombreuses en Amérique du Nord et du Sud et présenté présenté aux Tallin Art Hall, Tokyo
Coordination Acoustique/Musique ircam et professeure au Département d’histoire Tagny Duff
conférences dans les universités et des expositions personnelles au Zendai Art Lab, Avatar, Dare-Dare, Le Lobe,
paris (France) et a gradué avec un Diplôme de l’art de l’Université du Québec à Montréal. institutions en Europe et Amérique, Tagny Duff est une artiste et chercheuse Contemporary à Shanghai, au Göteborgs centre Bang, Musée Pointe-à-Callière,
en composition de la Hochschule für Musik Elle a écrit abondamment sur la médiation il enseigne la théorie des arts et il est respon- dont la pratique combine les arts Konstmuseum, au Musée Nobel James Thompson Foundation (Bangkok),
und Theater München (Allemagne). et l’historicisation de la performance sable du Pôle de recherche en performance médiatiques, l’ingénierie tissulaire et à Stockholm et à la Wellcome Collection Kunsthalle (Mulhouse), Emily Harvey
Ses comprovisations en tous genres ainsi que sur les pratiques de commissariat. à l’isba de Besançon. la microbiologie. Duff a exposé ses œuvres à Londres ; Participé à de nombreuses Foundation et Grace Exhibition Space
(incluant 6 opéras) sont jouées à travers Elle a notamment dirigé la publication d’art biologique à l’échelle nationale et expositions collectives - Musée d'Art (New York) et plusieurs autres lieux de
le monde. Il a été le directeur de festivals After the Act : The (Re)presentation internationale dans des lieux d’exposition Moderne de São Paulo ; Palais de Tokyo diffusion. Il a écrit sur l’interdisciplinarité,
internationaux de musique et de projets of Performance Art (Verlag Moderne Kunst Valérie Da Costa
tels que la Science Gallery en Irlande (2011) à Paris, Hayward Gallery à Londres, les arts radiophoniques, électroniques,
d’échanges interculturels entre des mumok, 2006). Depuis 2000, elle a organisé Valérie Da Costa est historienne et et l’Espace Multimédia Gantner en France Moderna Museet à Stockholm et macba. l’art action et le patrimoine culturel
musiciens indiens et chinois et des plusieurs expositions et séries de perfor- critique d’art. Elle est maître de conférences (2015). Duff est professeure associée au Il a présenté des performances, à la immatériel pour les Éditions Intervention,
ensembles de musique contemporaine. mances en Europe et en Amérique du Nord. habilitée à diriger des recherches en histoire Department of Communication Studies de Tate Modern, à la Pinacoteca de Sao Paulo les Presses du réel, les Éditions de
Il a été professeur de composition à En 2005, 2006 et 2010/2011, elle a assuré de l’art contemporain (xxe -xxie siècles) l’Université Concordia ainsi que directrice et à la Biennale de Venise. Per Hüttner est l’immatériel, Esse, The Thing-Allemagne,
l’université de Karlsruhe, et compositeur- le commissariat d’un cycle d’expositions au à l’Université de Strasbourg. De 2007 et fondatrice de Fluxmedia, un réseau également le fondateur et directeur Non Grata (Estonie), Radio-Canada,
en-résidence à l’ircam Paris, au Centre mumok (Museum Moderner Kunst Stiftung à 2014, elle a été responsable de la rubrique d’artistes, de scientifiques et de chercheurs du Vision Forum, un réseau international New Star Books, Lux, aux pum et au pul.
pour les arts et les médias zmk (Karlsruhe), Ludwig), à Vienne : « After the Act : Arts visuels de la revue Mouvement. en sciences humaines permettant la de recherche interdisciplinaire. Ces dernières années, il a notamment
avec l’orchestre Beethoven de Bonn, The (Re)Presentation of Performance Art » En 2014 et 2015, elle a été commissaire collaboration entre les arts et les sciences enseigné à l’Université nationale de
l’Institut pour la musique électronique (2005) et, en collaboration avec Achim invitée au Centre Pompidou pour les de la vie. Elle est également directrice Colombie et à l’Uqac. Codirecteur du
(Graz), et au CalArts de Los Angeles. Hochdörfer, « Wieder und Wider / Again Sophie Lapalu
nouvelles éditions de « Vidéodanse » du Speculative Life Lab et codirectrice réseau de recherche-création international
Il a également été professeur invité à l’Uni- and Against : Performance Appropriated » (« Oublier la danse », « Le corps en jeu ») dans du Speculative Life Cluster rattaché Critique d’art et commissaire d’expo- Hexagram de 2015 à 2018, il est professeur
versité de Heidelberg en 2009 et à l’Univer- (2006), puis, avec Catherine Wood, le cadre du Nouveau festival. Elle est au Milieux institute for Arts, Culture and sition, Sophie Lapalu est docteure à l’École des médias de l’Uqam et membre
sité des Arts Berlin en 2013/14. En tant que « Push and Pull », présentée en 2010 notamment l’auteure de Écrits de Lucio Technology à l’Université Concordia. en esthétique et sciences de l'art et enseigne du pôle Le corps de l’artiste à l’isba de
chaire de recherche du Canada pour les Arts au mumok et en 2011 à la Tate Modern Fontana (Dijon, Les presses du réel, 2013), à l'Ecole supérieure d'art de Clermont Besançon/Franche-Comté.
Inter-X à l’Université Concordia (Montréal) à Londres. En 2012, elle a organisé la Pino Pascali : retour à la Méditerranée Métropole. Elle est membre du comité de
depuis 2006, il dirige présentement le première rétrospective de Babette Mangolte Jean-Baptiste Farkas
(Dijon, Les presses du réel, 2015), Fabio rédaction de la Belle Revue, correspondante Olivier Lussac
matralab, un centre de recherche/création à vox Centre de l’image contemporaine Mauri : le passé en actes (Dijon, Les presses Jean-Baptiste Farkas offre ses services là pour *duuu radio, mousse du Laboratoire
pour les arts interculturels et interdiscipli- à Montréal et, en 2014, l’exposition du réel, 2018). où ordinairement on attend d’un artiste des hypothèses ; elle partage sa recherche Olivier Lussac est professeur en arts
naires. Son travail actuel se concentre et la série de performances « stage set stage : une œuvre finie et exposée. Ses projets lors de conférences (credac, Beaux Arts à l’Université de Lorraine. Il est spécialisé
sur la comprovisation, les esthétiques inter- sur l’identité et l’institutionnalisme » à la sbc collaboratifs ont pour nom « ikha©services » de Paris), de publications (dans Annie en études sur la performance
traditionnelles, l’esthétique de l’inter- Galerie d’art contemporain à Montréal. Jean Décarie ou Victor Fitrof
(1998), « Glitch : Beaucoup plus de moins ! » Vigier & Franck Apertet (les gens (artperformance.org). Parmi les derniers
disciplinarité, le théâtre gestuel, le théâtre En 2016, elle a assuré le commissariat Jean Décarie (ou Victor Fitrof) œuvre dans (2002) et « practices in remove » (2015). d’Uterpan), Emanuele Quinz (sld), écrits, il a publié : « Yoko Ono, une musique
sonique et les partitions interactives de la première rétrospective au Canada le domaine des arts médiatiques, d’abord Uchronia – duplicate > do not create, infiltrate ; pour l’esprit », catalogue d’exposition, Yoko
(visuelles et non-visuelles). De 2008 à 2010, consacrée à l’artiste Joan Jonas, intitulée comme compositeur électroacoustique do not exhibit, exceed ; do not belong, appear ; Ono. Lumière de l’aube, Musée d’art
il était également directeur de Hexagram « From Away », et de la série de performances Michel Giroud
depuis 1977, puis comme vidéaste et artiste do not claim, delegate > do not restrict, contemporain de Lyon, Éditions Somogy,
Concordia, un centre universitaire « Affinities » à dhc/art et au Centre Phi multidisciplinaire depuis 1982. Ses œuvres Peintre oral et tailleur en tout genre Sternberg Press, Berlin, 2017, Rien n’est vrai, Paris, 2016. Catalogue d’exposition
de recherche-création et il est directeur à Montréal. ont fait l’objet de diffusions nationales et (paroles, mots, lettres, écritures, gestes, tout est permis. Entretien avec Florence Jung, Musicircus, (notices sur les œuvres d’Arman,
artistique et chef d’orchestre des internationales, dans le cadre d’expositions voix, cris, sonorités, dessins, schémas, Éditions Piano Nobile, Genève, 2014 Beuys, Oldenburg, Paik et Moorman),
ensembles inter-traditionelles « Extrakte » François Coadou et de festivals. Certaines de ses œuvres partitions, objets, assemblages, dispositifs, par exemple) et propose des program- Centre Pompidou/Metz, sous la direction
(Berlin) et « Sangeet Prayog » (Pune). vidéographiques font partie des collections vidéos, podcasts, actions interactives, mations d'actions entendues comme d’Emma Lavigne et d’Anne Horvarth, 2016.
Philosophe, historien de l’art et critique d’art, permanentes du Musée des beaux-arts du conférences-action, interventions). de possibles expositions (« After Pride », « Animalités et performances. Retour aux
François Coadou enseigne à l’École nationale Canada, du Musée national des beaux-arts Historien et théoricien des avant-gardes In Extenso, 2017, « Festival de l'Inattention », affects », Paris, revue Ligiea, numéro spécial :
supérieure d’art de Limoges. Dernières du Québec, du Musée d’art contemporain (dada, fluxus et cie), auteur d’essais, Glassbox, 2016, « Que s'est-il passé ? » « Artistes et animalités », février 2016, sous
publications : Guy Debord, Lettres à Marcel de Montréal, de l’Ambassade du Canada directeur et fondateur de Kanal. Mac Val, 2014 entre autres). la direction de Hélène Singer et de Pascale

238 Biographies 239


Weber. « De quelques figures d’anthropo(s) des Pyrénées – Pau-Tarbes, Échappées. implications du point de vue de l’éthique ex-collectifs Inter/Le Lieu, The Nomads, énergies polémiques.
cène », revue Degrés, numéro spécial : Elle a publié notamment les livres suivants : et de la conduite responsable en recherche. il est par ailleurs toujours actif avec mariannevilliere.net
« Après l’anthropocène (la scène à l’ère Allan Kaprow, une traversée, 2014, Paris, Ses champs d’expérimentation incluent Les Causes perdues in© et Folie/Culture. Yann Toma
du posthumain) », 2016, sous la direction L'harmattan, Allan Kaprow – « Yard », l’entrevue de rue, la création radiophonique Ses productions se déploient souvent
de Françoise Dubor et d’Isabelle Barbéris. Bruxelles, Garage Cosmos, 2017 et a et les pratiques relationnelles et contex- sur plusieurs plans de réalité comme dans Yann Toma est artiste contemporain, Christian Xatrec
participé aux ouvrages collectifs suivants : tuelles telles que la manœuvre. Réunissant l’Atopie textuelle (2000), Le chemin pour président à vie de Ouest-Lumière, profes-
Ceci n’est pas un titre. les artistes et l'inti- ces divers intérêts, sa série radiophonique Rosa (2006), Le bloc que j’habite (2014), seur des universités à Paris 1 Panthéon- Christian Xatrec est directeur de la
Valerian Maly Emily Harvey Foundation, New York/Venise
tulation, déc. 2014, article « Art & Language : performative intitulée Rencontre(s) peut Trou de mémoire (2015-2017). Sorbonne et artiste-observateur en
Valerian Maly est un artiste de perfor- l’art de la re-description », Fragments pour être écoutée en ligne [rencontresencounters. Ses dernières productions prennent appui résidence permanente au sein de l’onu - où, depuis 2004 - il développe un pro-
mance. Il est maître de conférences Isidore Isou, artbook magazine édition, wordpress.com]. sur la communauté locale et intègrent à New York. Il positionne son travail, les gramme expérimental et collectif à distance
et responsable des études en art perfor- dec . 2017. toujours des aspects singuliers de ce qu’il formes singulières qu’il créée, ainsi que des réseaux officiels et institutionnels de
mance à l’Université des arts de Berne, nomme le « paysage humain ». Dans tous les sa réflexion, à la frontière de l'expression l’art. Avec Julia Robinson il a été le com-
leslangagesducorps.unblog.fr Rainer Oldendorf missaire de l’exposition ± I96I, au Musée
ainsi que commissaire d’expositions cas, il s’agit de découvrir comment le social artistique et citoyenne et les inscrit dans
et de projets en art performance. Né en 1961 à Lüchow, Allemagne. se déploie dans ses relations politiques, l'actualité politique et médiatique. Alliant Reina Sofia, à Madrid en 2013, de plusieurs
Il vit et travaille avec Klara Schilliger. Armando Menicacci Vit à Besançon, Lörrach et Paris. Études économique et libidinales. énergie humaine et magnétisme animal, son lectures/performances sur le travail de Jean
Leurs pratiques artistiques de prédilection en sciences humaines à l’Albert-Ludwigs- travail artistique fait partie de nombreuses Dupuy (capc - Bordeaux, 2013 et In vivo,
sont l’art performance et l’installation, Armando Menicacci a obtenu Universität Freiburg im Breisgau, formation collections. Son œuvre est notamment Centre George Pompidou, 2015), et de
une maîtrise en musicologie à l’université Paul Robert l’exposition/concert de Henry Flynt,
des productions interdisciplinaire qui en arts plastiques à la Hochschule für intégrée à la collection du Centre Georges
sont souvent – mais pas exclusivement – de Rome « La Sapienza » et un doctorat Bildende Künste Hambourg, post-diplôme Après des études d'histoire de l'art et Pompidou. Son exposition participative Thinky Art & Fantasy 1987-2017 à la
des œuvres in situ. Ils interviennent depuis sur les relations entre la danse contempo- à l’Institut des Hautes Études en Arts de sociologie, il travaille quelques années personnelle au Grand Palais Dynamo- galerie The Box, Los Angeles. Sa pratique
1984 un peu partout dans le monde raine et les technologies auprès de l’Uni- Plastiques à Paris, pensionnaire à la Villa comme conférencier dans plusieurs musées Fukushima (septembre 2011) a réuni plus artistique est théorique. Elle est fondée sur
(quoique pas en Arctique ni en Antarctique versité Paris 8 où il a fondé et dirigé Kujoyama à Kyoto en 1999. Enseigne depuis d'art moderne puis comme enseignant. de 24 000 personnes en près de 3 jours des recherches heuristiques, et hermé-
et pas encore en Atlantide). Leur pratique le Laboratoire Médiadanse, entre 1999 1990 en France et ailleurs. Expositions Sa pratique intensive de la course à pied, en résonance avec les populations touchées neutiques dont la production s’est affranchi
pédagogique et curatoriale repose sur à 2009. Il a publié plusieurs articles et livres récentes : documenta 14, Kassel et Athènes, son goût des grands espaces naturels par la catastrophe de Fukushima. de toute dépendance économique ou
« l’apprentissage en enseignant et dans les domaines de la musique, la danse 2017 / Soleil Politique, Museion Bolzano, et ses multiples autres activités lui prenant De même avec Human Energy (décembre logistique.
l’enseignement en apprenant », et ce, et des médias numériques, dont « La Scena 2014. beaucoup de temps, alors que son atelier 2015), l’artiste a investi la Tour Eiffel dans
en continu, comme processus artistique. Digitale. Nuovi media per la danza », est décidément trop petit, il décide de son intégralité pendant la semaine des
Avec leurs amis artistes proches, ils se avec Emanuele Quinz. Il a collaboré avec ne plus courir quatre lièvres à la fois et cesse négociations de la cop21. Yann Toma est
plusieurs chorégraphes et plasticiens Louis-Claude Paquin
sentent de plus en plus loin des conditions en 1999 de séparer sa pratique artistique auditeur de l'Institut des Hautes Études
populaires de l’art générées par les tels que Alain Buffard, Steven Cohen, Louis-Claude Paquin est professeur à du reste de sa vie. Depuis, il confond tout, en Sciences et Technologies (ihest).
structures capitalistes. Vincent Dupont, Rachid Ouramdane, l’École des médias de l’Université du Québec sans se soucier des autres, mais en s'y
Kondition Pluriel et Dominique et a créé ouest-lumiere.org
à Montréal (uqam) et membre fondateur intéressant beaucoup. De 2001 à 2006,
des œuvres chorégraphiques, plastiques d’Hexagram Réseau international de il est prestataire de service pour Soussan
Richard Martel et théâtrales. Actuellement, il est professeur recherche-création en arts médiatiques, Ltd, ce qui lui permet de développer Valentine Verhaeghe
Richard Martel est un artiste en danse et nouveaux médias au Départe- design, technologie et culture numérique. ses recherches sur l'action en sous-main,
multidisciplinaire québécois installé à ment Danse de l’uqam et responsable Après avoir longtemps enseigné et étudié l'incognito, et le « visible mais non-vu ». Valentine Verhaeghe, artiste intermédia,
Québec depuis vingt ans et qui présente du premier axe de recherche d’Hexagram. la rhétorique et la création de multimédias En parallèle, il participe à diverses activités est régulièrement invitée à présenter
régulièrement ses activités tant ici qu’à interactifs, il enseigne l’épistémologie et satellites de la Biennale de Paris, où il son travail en art d'action en Europe
l’étranger. Actif dans plusieurs domaines, Ghislain Mollet-Viéville et la méthodologie de la recherche- trouve confirmation de son attirance pour et en Amérique du Nord. Elle développe
il investigue les arts visuels, principalement création. Ses travaux récents portent sur les pratiques immatérielles et furtives, ses recherches dans les champs croisés
l’installation et la performance, la vidéo Ghislain Mollet-Viéville est agent le tournant performatif de la recherche. pratiques dont il aime d'ailleurs dire des sciences humaines et de l’esthétique.
et l’installation vidéo, la radio, l’écriture, d’art, expert honoraire près la Cour d’appel Ses contributions sont disponibles en ligne qu'elles sont destinées à un « public d'indif- Elle est co-fondatrice de la revue d’art
l’édition, l’organisation d’événements de Paris, membre de l’Association Inter- sous licence Creative Commons [http : // férence ». Depuis une dizaine d'années, contemporain Mobile Album International
et l’enseignement. Membre fondateur nationale des critiques d’Art, spécialiste lcpaquin.com]. il agit en ne se souciant plus de savoir si et a été commissaire de plusieurs expositions
des Éditions Intervention, dont il est de l’art minimal et conceptuel. Dans ses d'autres en savent quelque chose. ou événements, notamment de l’exposition
coordonnateur, Richard Martel est conférences comme dans ses écrits, il ana- j’envoie salut de Jean Dupuy, de L'immortelle
lyse les propos des différentes instances Hubert Renard mort du monde de R. Filliou à Artist's
à l’origine de la revue Inter, art actuel Christopher Salter
dont il est toujours rédacteur, et du Lieu, qui mettent à jour les modalités de Hubert Renard aime mettre en doute Institute ny ; actuellement en charge
centre en art actuel (1982) avec lequel il production, de diffusion, d’acquisition la matérialité de l’œuvre d’art et bousculer Le travail interdisciplinaire de Christopher des archives de l'artiste Robert Filliou,
organise la Rencontre internationale d’art et d’actualisation d’œuvres dont l’origi- les éléments qui l’entourent et la font exister, Salter s’inscrit dans les domaines de la présentations en 2018 avec la Dampfzentrale
performance (riap) à Québec. Engagé nalité demande des principes inédits de ce que l’on peut appeler son « paratexte ». performance en temps réel, des environ- et le Kunstmuseum de Bern sur invitation
dans la pratique et la théorie, il s’intéresse présentation et d’activation pour présenter Depuis des années, il construit sa propre nements réactifs, du son et des interfaces de Valerian Maly. Elle enseigne dans
à l’art comme système d’expérimentation un art tendant vers l’immatériel. Il a publié et possible carrière d'artiste, en accumulant corporelles. Son travail théorique porte le cadre de l’unité de recherche Fronts
et de transgression. L’art comme activité Ghislain Mollet-Viéville, agent d’art, 1986, des archives qui décrivent une œuvre sur l’histoire des nouveaux médias, et frontières, Le corps de l’artiste,
comportementale poétique. école des beaux-arts Georges Pompidou, exemplaire, que l’on peut découvrir de la technologie et de la performativité. performance à l’Institut supérieur des
Dunkerque, Art minimal & conceptuel, grâce à des moyens de présentation variés, Salter a obtenu un BA Magna Cum Laude beaux-arts de Besançon et intervient dans
1994, Skira, Is there any Ghislain Mollet- comme des expositions de documents, en économie et philosophie de l’université plusieurs institutions et universités en
Corinne Melin Viéville ? (information ou fiction ?), France et à l'étranger.
des livres et des catalogues, des diaporamas Emory et un doctorat dans les domaines
Docteure en esthétique et sciences de l’art, 2011, Dijon, Les presses du réel. ou des vidéos, ou encore des conférences. du théâtre et du son généré par ordinateur
Université Paris 8, elle est membre associé hubrenard.free.fr à l’Université de Stanford. Ses perfor- Marianne Villière
du Laboratoire du Geste dirigé par Mélanie Cynthia Noury mances, installations, recherches et publi-
Perrier et Barbara Formis. Elle mène cations ont été présentées à de nombreux Marianne Villière est artiste, compo-
une approche historique sur l’art partici- Cynthia Noury a une formation en com- Alain-Martin Richard festivals et conférences à travers le monde. sitrice de situations, souvent collectives,
patif depuis les années 50 au niveau munication et en journalisme qui l’a amenée Il a également collaboré avec Peter Sellars en milieu urbain. Elle interroge nos
international, et interroge le « reenactment » à collaborer à plusieurs médias canadiens Alain-Martin Richard vit et travaille et William Forsythe. ll est notamment mouvements quotidiens, la manière
dans les pratiques artistiques contempo- et irlandais. Au moment d’écrire ce texte, à Québec. Artiste de la manœuvre et l’auteur d’Entangled : Technology and the dont ils sont orientés afin de les recon-
raines et leur extension dans le champ elle terminait son premier semestre au de la performance, il a présenté ses travaux Transformation of Performance, publié sidérer. Diplômée de l’École nationale
du numérique. Elle s’intéresse aux terrains doctorat en communication recherche- en Amérique du Nord, en Europe et à la mit Press en 2010, et de Alien Agency : supérieure d’art et de design (ensa)
communs existants entre différentes création à l’Université du Québec à Mon- en Asie. Il poursuit en parallèle un travail Experimental Encounters with Art in the de Nancy et d’un Master de recherche en
disciplines, tout particulièrement la socio- tréal (uqam). Elle s’intéresse notamment de commissaire, de critique et d’essayiste. Making (mit Press, 2015). théories critiques (ccc) à la Haute École
logie, la philosophie, l’art et le design. à l’entrevue médiatique en tant que pratique Il a publié dans de nombreuses revues d’art et de design (head) de Genève,
Elle codirige la revue annuelle d’art performative, aux diverses approches de des articles sur le théâtre, la performance, elle développe une démarche réflexive afin
et de design de l’École supérieure d’art la recherche-création, ainsi qu’à leurs l’installation et la manœuvre. Membre des de générer des moments de débat et des

240 Biographies 241


Remerciements

Nous remercions tous les auteurs du présent ouvrage ainsi qu’Égide Alex,
Marc-André Cossette, Marie Dumaine, Nathalie Lafortune, Isabelle Lelard,
François LeTourneux, le collectif Montagne Froide qui a mis à disposition
ses ressources et son réseau de recherche et remerciements à Hubert Renard
pour son soutien sans faille.

242 Remerciements 243


Colophon

Direction éditoriale Édition et diffusion

Michel Collet Les presses du réel


André Éric Létourneau
Collection
Coordination éditoriale Nouvelles scènes
Valentine Verhaeghe
isbn  978 – 2 – 37896 – 024 – 7
Relecture et correction
www.lespressesdureel.com
Michel Collet
Magalie Bouthillier Achevé d'imprimer en mars 2019.
Dépôt légal : 1er trim. 2019.
André Éric Létourneau
Colette Tougas couverture 
Valentine Verhaeghe
Trail des volcans
Anne-Lise Wuillamier Paul Robert, 2003.
Photo : Suzanne Alleyrat.
Traduction
© 1990 – 2019, les auteurs.
Christophe Bernard
Nathalie de Blois L’auteur reste seul responsable des propos
Marina Skalova exposés dans son article.

Michèle Valley Toute reproduction intégrale ou partielle


des textes et/ou des images ne pourra
Conception graphique, se faire sans le consentement des auteurs,
maquette, mise en page des artistes et de de l’éditeur.
et couverture

Guillaume André

Impression et façonnage

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sur

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?

Fabriqué en Europe.

244 Colophon
zone collée

isba – Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon


Pôle de recherche : Le corps de l’artiste
hexagram – Réseau international dédié à la recherche-création
en arts médiatiques, design, technologie et culture numérique

Les presses du réel, 2019


coll. Nouvelles scènes

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