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Michel Collet et André Éric Létourneau
À POSTERIORI 135
La transduction du réel 7 Origines performatives ?
Michel Collet et André Éric Létourneau Démosthène Agrafiotis
Coécriture à quatre voix sur des pratiques 25 Art action et performance : périphéries sans centre ! 173
de recherche-création performatives Richard Martel
Louis-Claude Paquin, Cynthia Noury, André Éric Létourneau, Tagny Duff
Advenir, devenir visible : la performance, 183
L’art comme collectionneur 47 entre fait et fiction, action réelle, théâtre documentaire,
André Éric Létourneau authenticité, mise en scène et reportage artistique
Valerian Maly
Standard II / Constat de manœuvre : 51
conversation avec José Luis Castillejo L’ouverture du séminaire : actrices et acteurs 189
par André Éric Létourneau Rainer Oldendorf
£€ ¢OMM€R¢€ D€ £’ART 81 Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? 215
Sophie Lapalu
Sandeep Bhagwati
4 5
Avant-propos
La transduction du réel
Michel Collet
et André Éric Létourneau
6 7
L’art performance s’exerce au croisement des catégories. Sa pratique se NOTES 6. Nous pensons dimensions spectaculaires de l’œuvre ou du geste d’art ont été régulièrement
notamment aux activités
propage de manière transductive dans le monde de l’art, puis hors de ce cadre 1. Alain-Martin Richard, d’Allan Kaprow interrogées, nonobstant le contexte socio-historique qui les a vus naître.
et de Linda Montano.
pour se manifester, par extension, à travers différentes activités de la vie « Énoncés généraux : matériau
Traditionnellement, les pratiques artistiques tendent à tracer
manœuvre », in Inter, n° 47, 7. Gilles Lipovetsky
quotidienne. printemps 1990, p. 1-2. et Jean Serroy, L’Esthétisation une frontière entre l’art et le monde, c’est-à-dire entre l’action délimitée
2. Stephen Wright, « Vers un du monde : vivre à l’âge
Le titre de cet ouvrage, Art performance, manœuvre, coefficient de art sans œuvre, sans auteur,
du capitalisme artiste, Paris, du champ de l’art et la totalité des faits qui existent dans les milieux de vie.
Gallimard, 2013, p. 272.
et sans spectateur », in xv e
visibilité, fait référence à deux concepts proposés respectivement par Alain- Biennale de Paris : du 1er octobre 8. Ibidem. La production des œuvres d’art se nourrit certes de cette réalité, mais
Martin Richard en 1990 et Stephen Wright en 2007. Comme le décrit 2006 au 30 septembre 2008, s. l., se positionne dans une infime portion de l’activité humaine, cloisonnée par
Éditions Biennale de Paris,
Richard dans le texte « Énoncés généraux : matériau manœuvre1 », la manœuvre 2007, en ligne : http://archives. les champs institutionnels des cultures légitimes, commerciales ou univer-
biennaledeparis.org/fr/2006-
désigne, au sens large, une approche singulière de l’art action qui s’inscrit à 2008/anno/artsansoeuvre. sitaires. L’art contemporain se nourrit et agit à même ces trois sphères.
html, consulté le 7 octobre
même la réalité sociale, la plupart du temps hors des murs du musée ou 2018. Il se trouve la plupart du temps en marge du quotidien et de ses rituels ordi-
de la galerie. Par conséquent, il peut arriver que des personnes qui participent 3. Marcel Duchamp,
naires (prendre le métro, écouter la radio, se brosser les dents, etc.), et ce,
Duchamp du signe, écrits réunis
à une manœuvre ne discernent pas toujours le cadre artistique dans lequel et présentés par Michel malgré les projets exemplaires de certains artistes pour faire évoluer les
Sanouillet, Paris, Flammarion,
elles sont impliquées. La manœuvre trouve ses modes d’existence en s’inté- 1975. pratiques artistiques6. Remettant en question la volonté séparative de l’art
grant à des champs d’activités extra-artistiques et, à l’image de la vie, elle 4. Stephen Wright, art. cit. de se distinguer de la pratique quotidienne de l’existence, les approches
acquiert son sens à travers un processus, sans nécessairement escompter un 5. Terme employé par furtives, invisuelles et à faibles coefficients de visibilité artistique témoignent
Alexandre Gurita, le directeur
résultat définitif. actuel de la Biennale de Paris, d’autre volonté : celle d’étendre le champ de l’action dans une vision élargie
pour désigner « un art qui
Une autre approche de ces pratiques est proposée par Stephen n’est pas dépendant de l’œuvre, de l’art.
de l’objet et [sic] de l’image »
Wright en 2007 dans un texte intitulé « Vers un art sans œuvre, sans auteur, (http ://alba.edu.lb/french/ Depuis l’avènement du Web, l’art à caractère monstratif se posi-
workshop-invisuel- av, consulté
et sans spectateur 2 ». Pour tenter de mieux cerner les contours de ces pratiques, le 7 octobre 2018). tionne particulièrement dans une nouvelle économie dématérialisée qui
Wright s’inspire d’une notion proposée par Duchamp, celle du « coefficient repose notamment sur la construction du capital symbolique et réputa-
d’art3 », pour formuler le concept d’art « à faible coefficient de visibilité tionnel de l’artiste. De même, nombre d’usagers des réseaux sociaux se
artistique4 ». mettent en scène en performant des actions, participant ainsi à l’hyperspectacle
Ces pratiques, que l’on pourrait qualifier d’invisuelles 5, s’inscrivent à permis par le numérique. Selon Gilles Lipovestky et Jean Serroy, l’hyper-
la croisée de la vie sociale et de la vie quotidienne. Elles se présentent comme spectacle obéit à la même logique spectaculaire marchande que le spectacle
une réponse critique à la marchandisation croissante de l’art en tant qu’activité debordien :
assujettie à l’industrie culturelle et aux réseaux touristico-culturels mon- À ceci près que les maîtres mots qui en donnent les clés ne sont plus ceux
dialisés. Elles interrogent la notion même d’événement artistique, laquelle est qu’affectionnait Debord – aliénation, passivité, séparation, falsification, appauvris-
soumise aux impératifs des diffuseurs, des festivals, des galeries, des musées sement, dépossession –, mais excès, surenchère, créativité, diversité, mélange des genres,
et autres institutions de l’industrie culturelle dans une économie de plus second degré, réflexivité. Le capitalisme créatif transesthétique a fait naître la société
en plus dématérialisée. Les pratiques furtives, la manœuvre ou encore l’art de l’hyperspectacle, qui est en même temps celle de l’entertainment sans frontières.
7
à faible coefficient de visibilité artistique tentent de déjouer les impératifs [...] On est dans l’hyperspectacle lorsque, au lieu de « subir » passivement les programmes
de la représentation marchande qui s’est graduellement intégrée à la pratique médiatiques, les individus fabriquent et diffusent en masse des images, pensent en
de l’art performance, activité maintenant bien établie dans le monde fonction de l’image, [...] agissent et se montrent en fonction de l’image qu’ils veulent voir
de l’art. Dans ce contexte, on constate, selon les pays, selon les artistes, projetée d’eux8.
l’apparition d’une pléthore de types de monstration performative conduisant
inévitablement les diffuseurs culturels à privilégier certains modes On observe que l’art action est aujourd’hui aux prises avec un refoulé,
de création. celui de ses enjeux et du positionnement de ses pratiques. Un impensé de
la monstration de l’art action hante les conditions actuelles de la performance.
La lassitude des publics vis-à-vis de la monstration spectaculaire de
Dans ce livre, nous ne saurions prétendre à l’exhaustivité à cet égard.
la performance a certainement contribué, ces dernières années, à l’émergence
Nous souhaitons que soit évoquée une diversité de démarches expérimentales
de pratiques furtives, immatérielles, intangibles ou invisuelles. Cependant,
en art action qui ont la particularité d’ouvrir des champs et des pratiques
ces pratiques in socius qui mobilisent l’art comme un outil de transformation
expérimentales. Celles-ci tendent à s’absenter du visible, d’un espace circons-
de la vie sociale ont, d’une certaine manière, toujours existé. Des patrimoines
crit, de la reconnaissance et des spectacularités qui en découlent. Nous avons
culturels immatériels aux avant-gardes du xx e siècle, de Goya à Filliou, les
pensé cet ouvrage comme un témoignage de l’état de ces expérimentations
de quelques définitions de la
théoriques et comptes rendus d’expérimentation où le « je », celui de l’acteur
de l’art en action, n’est pas exclu de la recherche. Ces témoignages sont
d’autant plus précieux que, par nature, l’expérimentation du réel n’implique
que rarement un dispositif d’archivage, voire parfois même la présence de
spectateurs9.
performance
Cet ouvrage regroupe des productions d’artistes qui se positionnent
à distance, voire en porte-à-faux des mécanismes instaurés par les modes de
professionnalisation dominants en art contemporain. Il rassemble également
des chercheurs-créateurs qui développent une réflexion sur les nouvelles
manières de faire de la performance, de l’« anti-performance », de l’art action,
Olivier Lussac
de la « situation construite », de la manœuvre ou de l’invisuel. Il propose des
approches transversales de ces questions à travers des récits de pratiques et
des contenus critiques originaux pour analyser la théorie possible qui émerge
de ces pratiques.
Dans cette optique, ces textes ne séparent pas toujours la théorie de
la pratique. Nous tentons plutôt de repérer, de nommer ces réalités expérien-
tielles en utilisant des méthodes de recherche non conventionnelles pour en
présenter les aspects les plus vivants. Par exemple, les textes que signent
ici Louis-Claude Paquin, Cynthia Noury, Tagny Duff, André Éric
Létourneau (en dialogue avec ces trois auteurs ainsi qu’avec José Luis
Castillejo), Michel Collet, Hubert Renard, Yann Toma, Per Hüttner,
Christian Xatrec, Rainer Oldendorf, Sandeep Bhagwati, Marianne Villière
et Jean-Baptiste Farkas s’éloignent des modèles traditionnels de la
distanciation théorique et proposent des constats d’actions issus d’écritures
performatives ou à performer. Armando Meniccaci, Barbara Clausen,
Valentine Verhaeghe et Valerian Maly livrent quant à eux des récits réflexifs
sur l’expérience de l’art en acte. Dans une veine semblable, Démosthène
Agrafiotis, Christopher Salter et Laurent Devèze proposent un examen
de la genèse sociohistorique de l’art action en lien avec le patrimoine
culturel immatériel qui donne naissance aux gestes performatifs. Le présent
ouvrage tente également le dépassement des affirmations disciplinaires et
des arborescences qui tendraient à fixer des origines et un schéma de pensée
à la performance. Olivier Lussac, Richard Martel, Michel Giroud et Jean
Décarie (Victor Fitrof) précisent ainsi les repères qui jalonnent cet art sans
contours et en décèlent les nouveaux voisinages. Chez François-Joseph
Lapointe, Ghislain Mollet-Viéville et Sophie Lapalu, il est question
des régimes de perception et d’existence de l’art performatif in socius, tandis
que François Coadou, Valérie Da Costa et Corinne Melin distinguent,
dans les expérimentations proches mais déjà inscrites dans une histoire
contemporaine de l’art action, lignes et intensités à l’œuvre dans cette cons-
tellation de pratiques expérimentales.
Arnaud Labelle-Rojoux 1 plines. Dans l’univers anglo-saxon par exemple, le concept de performance est associé
au théâtre comme à la danse. Ce n’est donc plus la dimension du spectaculaire
qui semble l’intérêt du protagoniste. De même, dans le livre sur la performance
de RoseLee Goldberg, on trouve Robert Lepage qui, ici, est surtout reconnu comme
un artiste de théâtre. D’ailleurs, le concept d’art action peut s’appliquer à diverses
situations sans nécessairement tomber dans le spectaculaire. On peut cependant y
injecter des « unités » de spectaculaire. Quant au concept d’art, il est un domaine privi-
légié qui a une longue histoire s’écartant du théâtre et de la danse. Des gens de
la danse font aussi une différence entre chorégraphie et activité performative. Il faut
donc préférer art action pour renouveler le vocabulaire et préciser la pertinence
d’intervenir dans « l’acte pour l’art »2.
L’art d’action serait donc une singularité dans l’horizon des perfor-
mances, provenant principalement des arts visuels, plutôt que d’autres
genres artistiques (les pièces de théâtre de Robert Lepage sont en effet une
incongruité dans un ouvrage concernant la performance, à moins de
considérer dans une certaine mesure que tout est performance). Cela signifie
aussi que le périmètre de cette notion semble considérablement élargi,
justement à tous les aspects de la vie sociale, économique et politique.
La notion d’« acte pour l’art » renvoie, quant à elle, à quelque chose de plus
précis. Dans son livre éponyme, qui retrace l’histoire de l’art-action
depuis le début du xx e siècle et qui constitue à ce jour une des meilleures
critiques sur le sujet en langue française, Arnaud Labelle-Rojoux
affirme que : « Les performances sont des “accomplissements”. Rien de plus,
rien de moins3. » Richard Martel propose pourtant cette définition de
l’art-action, où il met en jeu différentes catégories, en étant plus précis par
rapport à la citation précédente :
Il est bien temps, désormais, de faire une distinction entre toutes les
formes d’art vivant, comme le suggèrent Christophe Kihm et Éric Mangion,
afin de ne pas faire l’amalgame. Kihm parlera d’une surenchère performative,
d’un terme passe-partout bien commode pour y mettre toutes les formes de
spectacle, sans préjuger de qualités différentes entre les arts vivants :
C’est bel et bien cette situation marginale qu’il faut analyser. Une autre
définition, plus récente, fait état de la même constatation. Mangion fait une
Alain-Martin Richard
20 21
NOTES 2. Petit Robert, Paris, 1987, La manœuvre n’est pas un produit. Elle n’est jamais le résultat d’un travail.
p. 1147.
Page précédente : Elle est ce travail lui-même. La manœuvre n’est pas une œuvre d’art. Elle n’a
1. Article publié en page qu’un lien théorique avec l’art dans sa définition « ensemble de moyens,
couverture de Inter, art actuel,
n° 47, printemps 1990. de procédés réglés qui tendent à une certaine fin2 ». La manœuvre n’est pas un
poème. Elle n’a qu’un lien étymologique avec la poésie dans son sens « créer,
faire ». La manœuvre n’a aucun antécédent formel.
Elle est d’abord mouvement. La manœuvre n’a de norme que son
propre mouvement, elle n’a d’autre désir que la prolifération des créativités.
Par cette prolifération, la manœuvre supprime donc l’extrême visibilité de
l’artiste comme centre d’intérêt, comme être mythique. Elle détourne l’atten-
tion passive du spectateur vers l’attention active de l’intervenant. Dans la
manœuvre, c’est la « spontanéité » des intervenants potentiels qui détermine
la stratégie.
Ainsi, la manœuvre peut se faire sans la présence de son organisateur.
Elle met en branle un processus qui joue sur l’interactivité, sur l’intersubjecti-
vité ; elle n’est pas que le simple déroulement d’un concept clos. Nul ne
peut prévoir quels seront les résultats d’une manœuvre. On ne peut prévoir
pour la manœuvre que le type d’intervention. Elle n’a pas le script et la
chronométrie d’un spectacle de scène. Sa durée n’est déterminée que par
son intention. C’est que la manœuvre s’extirpe des cadres de production des
« arts artistiques » : salles spécialisées, musées, galeries, théâtres, festivals,
soirées de levée de fonds, colloques etc. Les lieux de la manœuvre n’ont pas
de fonctions spécifiques au champ de l’art. Les lieux de la manœuvre
sont les circuits de circulation, les zones fonctionnelles de la cité, les centres
nerveux de communication, les aires de loisirs.
Dans ce sens, la manœuvre peut se faire dans le silence, dans le bruit,
dans le stimulus de l’œil ou de la peau, dans le détournement des habi-
tudes, dans la masse grouillante ou dans l’intimité relative, dans les médias,
en dehors des médias. Elle peut toucher indifféremment toutes les castes,
elle peut s’immiscer indifféremment dans les maisons, les bureaux,
les ateliers, les usines. Dans tous les cas, la manœuvre n’est jamais arbitraire
ni préalablement esthétique. La manœuvre présume un terrain d’action.
La manœuvre présume que sur le terrain d’action, il y a des foules ou
des individus qui majoritairement ne sont pas venus voir ou participer
à une manœuvre. Elle est donc sauvage. La manœuvre est un processus qui
n’est pas dompté. La manœuvre n’est pas nécessairement circonscrite dans
un territoire donné.
La manœuvre ne peut être une catharsis. La catharsis n’a qu’un champ
social restreint : en privé ou en spectacle à titre de valorisation universelle
de la souffrance. Comme la manœuvre n’est pas un spectacle, elle intéresse
assez peu la dramaturgie, la théâtralité. Comme la manœuvre n’est pas
une dépression ou une psychose, elle n’intéresse pas du tout la psychologie.
La manœuvre se nourrit de la réalité sociale, politique, écologique.
(Re)mise en contexte
mance qui nourrit la méthode pratiquée donne un texte non représentationnel2 de recherches en sciences 8. Ibid.
humaines du Canada
dont la lecture pourra être déroutante puisqu’on n’y trouvera pas la (crsh) définit la recherche-
9. Ibid. Entrevue 1 : Cynthia Noury avec André Éric Létourneau
création de la façon suivante : 10. Mikhail Bakhtine
transcription fidèle d’une parole ni d’une argumentation théorique et que les « Approche de recherche est philosophe et théoricien Après quelques appels manqués, la voix d’André Éric Létourneau résonne
combinant des pratiques de la littérature russe. Il publie
voix des protagonistes – chercheurs-créateurs, intervieweuse et chercheur – de création et de recherche en 1924 une réflexion sur enfin sur Skype14. Ma première question à peine posée, il se lance et
y sont superposées sans être hiérarchisées. universitaires et favorisant le contenu, le matériau
parle avec enthousiasme de ses débuts dans le milieu de l’art alternatif
la production de connais- et la forme de l’œuvre littéraire
sances et l’innovation grâce où il propose les notions
Le canevas d’entrevue a été conçu de façon à ce que les chercheurs- à l’expression artistique, à de dialogisme, de polyphonie
des années 1980. Relatant son passage progressif des études en psychologie
créateurs : 1) décrivent leur pratique en la contextualisant avec une œuvre l’analyse scientifique et à l’ex- et d’hétéroglossie. Traduite vers les médias de masse, il explique que la « manœuvre15 » lui permet de
périmentation. Le processus en français en 1978,
de leur choix ; 2) en identifient et en distinguent les éléments qui relèvent de création, qui fait partie sous le titre Esthétique et théorie proposer un art qui mobilise la société comme matériau tout en s’y infiltrant.
intégrante de l’activité de du roman, sa pensée a eu
de la recherche et ceux qui relèvent de la création ; 3) indiquent les méthodes recherche, permet de réaliser une grande influence sur Je l’écoute avec intérêt, mais le temps file. Je note compulsivement
des œuvres bien étoffées sous le structuralisme.
mobilisées à travers celle-ci. diverses formes d’art. » 11. Marie Scarpa, dans mon cahier. Je sais que, bientôt, il me faudra réduire son élan à quelques
Conseil de recherches en
Les entrevues s’inspirent du courant de l’entrevue postmoderne3, plus sciences humaines du Canada
« Dialogisme », in Anthony lignes. J’appréhende ce moment. J’ai peur de le décevoir en simplifiant ses
Glinoer et Denis Saint-Amand
spécifiquement l’entrevue réflexive (reflexive interview4), qui est considérée (crsh). Définitions : recherche-
création, mis à jour le 19 août
(dir.), Le Lexique socius, 2014, propos, alors je tente une série de reformulations, que je condense ici :
url : http://ressources-socius.
comme « un événement performatif transformant l’information échangée 2016, url : http://www. info/index.php/lexique/21- « Donc, si je résume le processus que tu mobilises dans ta pratique, je retiens
sshrc-crsh.gc.ca/funding- lexique/64-dialogisme
en expérience partagée5 ». Ellis et Berger proposent par ailleurs une typologie financement/programs- (consulté le 10 décembre l’idée de créer une situation qui produit une forme de déstabilisation cognitive
programmes/definitions-fra.
heuristique de l’entrevue en fonction du degré d’implication du chercheur aspx#a25 (consulté le 11
2016). des participants à ta manœuvre. L’objectif est alors de transformer les horizons
12. Carolyn Ellis et Leigh
janvier 2017).
dans son compte-rendu écrit6. La méthode retenue est celle de l’entrevue Berger, art. cit., p. 169-173. d’attente des participants par rapport à la vie et, éventuellement, à leur milieu
dyadique réflexive (reflexive dyadic interviewing 7) qui consiste, dans 2. Peter Dirksmeier et
13. Ibid.
associé. » « Oui, acquiesce-t-il, cela permet de déstabiliser cognitivement
Ilse Helbrecht, « Time, Non- 14. L’entrevue avec André
un premier temps, en une conversation égalitaire au cours de laquelle Representational Theory Éric Létourneau a été réalisée
la personne – et moi-même – pour qu’elle puisse accéder à un autre niveau
l’intervieweuse, Cynthia Noury dans ce cas-ci, peut révéler ses opinions sur and the “Performative le 21 octobre 2016 sur Skype. de réalité à travers l’expérience, nous permettant ainsi de réorganiser le réel. »
Turn” – Towards a New 15. La manœuvre est une
le sujet abordé ou s’exprimer sur le processus communicationnel en cours8. Methodology in Qualitative déclinaison de l’art perfor- En réécoutant l’enregistrement, je réalise que notre échange s’est construit
Social Research », in Forum : matif apparue dans les années
Dans un second temps, lors de la production du compte-rendu, elle est Qualitative Social Research, 1990. S’inscrivant dans
dans un jeu constant de reformulations validées et enrichies par mon inter-
vol. 9, n° 2, 2008, url : http://
autorisée à extraire de la totalité des propos les moments qui lui apparaissent www.qualitative-research.
la réalité sociale et procédant locuteur, une dynamique qui se poursuivra également dans l’entrevue suivante
par le détournement
saillants et à y adjoindre ses réflexions et ses ressentis, ajoutant ainsi net/index.php/fqs/article/ des habitudes, cette pratique avec Tagny Duff.
view/385/839 (consulté vise la participation des
des éléments contextuels et des couches supplémentaires au compte-rendu le 11 janvier 2017). spectateurs dans un processus Afin de réfléchir aux méthodologies qu’emploie André Éric Létourneau
3. Jaber F. Gubrium et James
d’entrevue qui devient alors récit9. A. Holstein (éd.), Postmodern
de création basé sur l’inter-
subjectivité. Voir le à travers la création, nous choisissons de nous concentrer sur la série perfor-
Interviewing, Thousand Oaks, texte d’Alain-Martin Richard
Puis, au fil de ce récit sont insérés onze ancrages conceptuels proposés Calif., Sage Publications, reproduit dans cet ouvrage, mative « Standard ii 16 ». Amorcée à la suite des événements du 11 septembre
2003. « Matériau manœuvre :
par Louis-Claude Paquin autour de l’artivisme, de l’expérimentation, de énoncés généraux », p. 21.
2001, elle consistait, pour résumer ce processus complexe en termes simples,
4. Norman K. Denzin,
la réflexivité, de l’agentivité, de la chair, des « humides », de la fictionnalisation, « The Reflexive Interview and 16. Pour une présentation à observer trois minutes de silence commémoratif pour chacun des pays du
a Performative Social Science », détaillée de la série « Standard »,
de la mythification, de la recherche performative, de l’amalgame des métho- in Qualitative Research, vol. 1, voir : Karen Spencer, « Éric
monde, de l’Afghanistan au Zimbabwe, et ce, pendant 189 rencontres
des et de la postdisciplinarité. Cette façon de faire vise à inverser la dynamique n° 1, 2001, p. 23-46, et Norman Létourneau – Détourner la d’une journée chacune avec des inconnus. À la captation sonore du moment
K. Denzin, « The Cinematic norme », in Esse arts + opinions,
habituelle de la théorisation, qui s’inscrit dans un absolu et s’ancre dans Society and the Reflexive n° 57, hiver 2003, url : http:// de l’action s’ajoutait la prise d’une photo du lieu désert après l’observation
Interview », in Jaber F. esse.ca/fr/eric-letourneau-
des exemples pour se légitimer, au profit de l’établissement d’un dialogisme Gubrium et James A. Holstein detourner-la-norme (consulté du silence, la documentation devenant ainsi partie intégrante de ce rituel dans
(éd.), op. cit., p. 141-155. le 11 janvier 2017), et le livret
autour de certains mots. Associé aux travaux de Bakhtine10, pour qui le 5. Traduction libre de du coffret cd Standard iii, lequel les phénomènes de synchronicité occupent une place centrale.
sujet est constitutivement divisé et multiple et où tout mot, discours ou parole l’anglais, la phrase originale 2016, url : http://www.
étant : « Interviews arise out of systememinuit.com/musee_
« est toujours le mot d’autrui, un mot déjà dit, déjà habité11 », le dialogisme performance events. standard/standard_3/francais/
They transform information into (consulté le 20 octobre 2016).
consiste à échafauder un réseau d’interrelations conceptuelles qui nous shared experience. » Norman
apparaissent résonner dans certains mots. K. Denzin, « The Reflexive
Interview and a Performative
Social Science », art. cit.,
p. 24.
alphabétique (Afghanistan en pages 1 et 2, Afrique du Sud en pages 2 19. Cette notion, proposée edredon/2011/13-lart-dans- L’expression « changer le monde », voire le réenchanter20, inscrit
lespace-public-un-activism.
et 3, jusqu’à Zimbabwe en pages 396 et 397). Nous observons ainsi, dans
par Stephen Wright, est ainsi html, p. 4. cette pratique dans le même courant que l’artivisme21, c’est-à-dire une
décrite : « This escapological
24. Ibid., p. 5.
un lieu choisi par le participant, trois minutes de silence commémoratif drive has nothing to do with some pratique radicale qui est le fait d’artistes militants qui visent la
flight of fancy from unpleasant 25. Ibid., p. 10.
pour ce pays que nous n’avons pas choisi. realities. Quite the contrary résistance politique, économique, sociale et culturelle ; qui visent
it is motivated by the will
or even need to directly confront, à sensibiliser, mais surtout à mobiliser les spectateurs-citoyens.
En amont, pendant et en aval de chacune de ces rencontres dans un on the 1 :1 scale, those realities — Cette « antidiscipline artistique » s’ancre autant dans les avant-gardes
something art has by and large
nouveau lieu, une série d’événements, souvent organisés par l’inquiétante proven unable, or unwilling, que dans des traditions carnavalesques, et s’inspire de la contre-
to do. This drive is not charac-
étrangeté de la synchronicité, se manifeste. L’œuvre se crée au croise- terized exclusively by the desire culture comme des mouvements de désobéissance civile et d’action
ment de notre rencontre mutuelle à même la vie. Nos discussions en amont to escape ideological capture,
directe. Il ne s’agit plus de critiquer les conditions politiques, éco-
though that is surely part of
et en aval de la rencontre, puis le moment de silence, se constituent the motivation; nor even to escape
nomiques et sociales qui régissent le système de l’art, mais de changer
institutional capture, with its
de perceptions sensorielles, de pensées, de discussions et d’événements debilitating prescriptions of celles-ci par la pratique artistique, non pas à l’intérieur du système,
visibility, though that too is
imprévisibles. a key factor. » Stephen Wright, mais à l’extérieur de celui-ci, dans la réalité même22. C’est une forme
« & then you disappear »,
Je voulais créer une manœuvre faisant transiter le ready-made sonore in n.e.w.s, 1er décembre 2012, d’art public, non pas de la commande publique, mais de deuxième
url : http://northeastwest
de John Cage vers une sorte de « really-made17 » parfois géotransgressif 18. south.net/escapology
manière, « un art d’intervention [qui] se qualifie par son goût de
Une action amalgamant l’art et la vie à travers un geste à la fois politique
(consulté le 23 juin 2017). l’intrusion, par sa défiance envers le programme, par ses velléités
et intime. Un geste qui s’inscrit dans une sorte d’escapologie19 de la régula- de clandestinité23 ». L’espace public est utilisé « comme espace de libre
tion des espaces, de leur usage habituel. Une action qui se trouve à la croisée appropriation physique, en s’adonnant à des performances réalisées
de l’art, de l’engagement politique et de l’ethnométhodologie. Chacun de façon impromptue, sans avertissement24 ». Les propositions
de ces silences commémoratifs, détournés par cette pièce de leur fonction « pour contrastantes et en porte-à-faux qu’elles soient, entendent bien
initiale, opérationnalise la mémoire par un geste de cognition incarné. demeurer le plus possible élémentaires, d’une lisibilité, sinon d’un sens,
immédiats25 ». La différence radicale de la démarche dont il est
Chacune des rencontres est ensuite archivée sans témoignage de nos question ici avec celle de l’artivisme réside dans le fait que les actions
échanges interpersonnels. Nous enregistrons le paysage sonore pendant se suffisent en elles-mêmes et ne sont donc pas transformées en objets
le silence, puis nous prenons une photographie du lieu après notre inter- s’inscrivant dans le régime de l’exposition et, par là, sur le marché
vention sans apparaître nous-mêmes sur l'image. C’est le croisement de l’art. Du côté anglophone, la « social practice » de l’art estompe
de l’écriture non écrite, du détournement de la pratique institutionnelle les délimitations entre la fabrication d’artéfacts, la performance,
du silence commémoratif qui forge la mémoire collective, d’une rencontre l’activisme politique, l’animation communautaire, l’environnemen-
par laquelle l’art permet une relation autrement impossible. Une tentative talisme et le journalisme d’enquête. Il vise à produire de nouvelles
de concevoir ce que peut être l’art, activé et construit à même la vie. modalités sociales en suscitant la participation des spectateurs.
et agis en lui, est comparé à un feuillet à double face61 : c’est le corps que 70. L’entrevue avec Tagny
Tagny Duff m’ouvre la porte du tout nouveau Speculative Life Lab65,
Duff s’est déroulée en anglais
j’ai, celui qui constitue un objet de volonté et de connaissance impar- et a été réalisée le 3 novembre un espace de recherche-création interdisciplinaire à la jonction entre les arts
2016 dans les locaux
faite pour le sujet incarné, indissociable du corps que je suis, dont du Speculative Life Lab et les sciences où les médias électroniques côtoient un laboratoire humide
à l’Université Concordia.
l’irréductible subjectivité est vécue de l’intérieur. Essentielles ambi- (wet lab) permettant de manipuler des cellules de mammifères. Situé dans les
71. Pour une présentation
guïtés impossibles à dépasser, le corps, ni pure extériorité, ni pure détaillée de « Cryobooks locaux de l’Université Concordia, ce laboratoire est notamment affilié
Archives », voir : Tagny
intériorité, à la fois actif et passif, signe et sens, est le lieu d’interférence Duff, « Cryobook Archives »,
au réseau FluxMedia66, également dirigé par la professeure.
de perceptions, d’émotions, de désirs, où s’organisent des projets in Canadian Journal of
Communication, n° 37, 2012, Roy Ascott, au tournant des années 2000 dans un énoncé pro-
signifiants, toujours réintégrés au monde, par ses mouvements, p. 147-154.
72. Ernestine Daubner, grammatique, propose le terme de « moist media » pour désigner
ses actions soumises à la médiation des outils. Après avoir qualifié « Hybrides culturels : un domaine qui se situe dans un entre-deux entre le monde sec (dry)
la chair de moyen de communication, Merleau-Ponty en viendra biofictions, biocyborgs et
agents artificiels », in Ernestine du numérique et de la virtualité et le monde mouillé du vivant (wet) 67.
à se demander : « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque Daubner et Louise Poissant
(dir.), Art et biotechnologies, Il estime que ce nouveau domaine comprenant des bits, des atomes,
le monde est chair62 ? » Ce concept lui permet de penser, hors de tout Québec, Presses de
l’Université du Québec, des neurones et des gènes, rempli de potentialité et de promesses,
dualisme, le lien qui relie le corps de la personne, le voyant, au monde, 2005, p. 18.
constituera le substrat de l’art du siècle à venir68. Cet art, qu’il qualifie
le visible : « La chair disons-nous, est la déhiscence du voyant dans
de transformatif, participera à la construction d’une réalité fluide69.
le visible et du visible dans le voyant63. » Merleau-Ponty utilise un terme
L’espace qui est décrit ici est plutôt celui de la convergence créative
de botanique qui dit la déchirure spontanée du fruit arrivé à maturité
des technologies du vivant et de la pratique artistique pour créer des
faisant jaillir ses semences. Ainsi, si nous translatons ce concept de
discussions culturelles autour des enjeux reliés aux biotechnologies.
chair à la relation entre le corps œuvrant et le monde œuvré, le pro-
cessus circulaire de la recherche-création entre ces deux pôles se trouve L’entrevue réalisée avec Tagny s’articule autour de « Cryobook Archives »,
alors à les féconder mutuellement. La chair devient donc « ce domaine une performance qu’elle a amorcée en 201070. Ce projet d’art biologique explore
étrange auquel l’interrogation proprement dite donne accès64 » la viralité et la matérialité des médias numériques contemporains par la
et l’exploration de ce domaine constitue précisément l’objet de la création de livres reliés avec du tissu humain71.
recherche-création.
Cette pratique est à situer dans le registre du « moist art » tel que
Quelques jours après notre conversation, me voilà à réécouter des proposé par Roy Ascott dans son manifeste, dans la mesure où il y a
extraits de mon entrevue avec André Éric en les comparant avec les gribouillis une combinaison de cellules organiques ayant subi un traitement par
inscrits à la volée dans mon cahier. Je soupèse plusieurs formulations de la bio-ingénierie pour en faire des tissus, à un autre type de système,
ses propos, choisissant nerveusement celles qui composeront l’article. J’écris. qui est dans ce cas-ci non pas artificiel, mais un artéfact matériel
J’efface. Je réécris. J’enregistre une énième version de mon document de et culturel : le livre physique qui est en voie de numérisation.
travail. Ça y est. J’ai enfin terminé la première section de l’article. Au moment Si la pratique du bioart annonce une nouvelle époque de la création
d’écrire ces lignes, je me sens comme si je marchais en équilibre précaire artistique, « elle porte aussi des échos du passé, révélant ainsi son
sur non pas un, mais des fils de fer tendus entre des subjectivités multiples. statut d’hybride culturel72 ».
in New Media », in Speculation La Transdisciplinarité : fois de plus que lorsqu’elle entreprend un projet, il ne lui vient jamais à l’esprit
qu’il ne s’agit pas d’une tension individuelle, mais plutôt institutionnelle manifeste, Monaco, Éditions
and Innovation : Applying
du Rocher, 1996. de dire : « Je vais prendre une approche ethnographique pour faire ceci ou
puisque la transdisciplinarité ébranle les structures et les méthodologies Practice led Research in the
Creative Industries, Brisbane, cela. » Elle se demande plutôt ce qu’elle cherche à accomplir et met en place
propres à chaque champ. Queensland University
of Technology, 2006, p. 1. les stratégies pour y parvenir, amorçant ainsi le processus de recherche-
99. Stephen A. R. Scrivener,
Le concept d’« amalgame de méthodes » pointe directement création. « Des chercheurs issus des humanités pourraient décrire mon travail
« Reflection in and on Action
vers l’expression « the mangle of practice » proposée par Pickering95 and Practice in Creative- comme étant autoethnographique après coup, mais je ne viens pas de cette
Production Doctoral Projects
en réponse au fait que la sociologie des sciences donne trop de pouvoir in Art and Design », in Working tradition-là », conclut-elle.
Papers in Art and Design,
à l’agentivité humaine sur le monde au détriment du rôle qu’y jouent n° 1, 2000. Pour pallier le cloisonnement disciplinaire, des approches ont été
les non-humains. Comme nous l’avons vu précédemment, il propose 100. Bruno Latour, Pandora’s
Hope : Essays on the Reality avancées et mises en pratique, dont l’interdisciplinarité et la transdisci-
une analyse des pratiques scientifiques qui examine les intersections of Science Studies, Cambridge,
Mass., Harvard University
plinarité. Une approche est interdisciplinaire lorsque l’analyse et la
entre les agentivités humaines et non-humaines, mais également les Press, 1999, p. 303. synthèse réalisées convoquent les perspectives de plusieurs disciplines.
performances émergentes de ces intersections dans le temps. Ce qu’il 101. Rick Dolphijn et Iris
van der Tuin, New Materialism Cette approche a pour objectif de traiter une problématique dans son
considère être la théorie de toutes choses (Theory of Everything96) Interviews & Cartographies,
ensemble, en identifiant et en intégrant toutes les dimensions et
a été appliqué à d’autres domaines de recherche dont la théorie Ann Arbor, Open Humanities
Press, 2012, p. 50. les interrelations des différents éléments afférents. Elle implique une
littéraire, la géographie, les sciences environnementales et les études
synthèse des savoirs, méthodes et langages disciplinaires pour
logicielles97. Elle est également convoquée ici pour ce type particulier
constituer un cadre plus large. L’enjeu consiste à jeter des ponts entre
de recherche-création qui se situe aux frontières entre les domaines
les différentes disciplines en adaptant leurs concepts, méthodes et
techno-scientifiques et la création artistique, domaines qui sont
systèmes de valeurs, ce qui nécessite la négociation et l’établissement
habituellement conçus comme opposés98. Dans un tel cas, il faut éviter
des correspondances langagières. Toutefois, la collaboration se
que la méthodologie de la recherche-création soit subsumée par celles
fait trop souvent sur un fond de compétition ou d’hégémonie disci-
de la production technologique qui bénéficient d’une plus longue
plinaire104. La transdisciplinarité est une approche plus ambitieuse,
tradition de pratique et de normes bien établies99. C’est ce que permet
car elle est basée sur le refus de diviser le monde et ses problèmes
la dialectique de la résistance et de l’accommodation propre au
en disciplines. Elle propose plutôt de construire ses propres objectifs,
« mangle of practice » dans les pratiques hybrides. Parmi les termes
contenus et méthodes : étudier le désordre plutôt que d’imposer l’ordre ;
qui ont été proposés dans la perspective du nouveau matérialisme pour
refuser le découpage binaire, la causalité unique ; prendre en compte
dépasser la pensée dualiste, Latour avance le concept d’articulation
le tiers au lieu de l’exclure, etc. Pour Basarab Nicolescu, auteur
en précisant que ce n’est pas une catégorie du langage, mais une pro-
de La Transdisciplinarité : manifeste, l’univers est composé de niveaux
priété ontologique de l’univers100. Karen Barad utilise quant à elle
de réalité dont la structure est discontinue et qui n’obéissent pas
le concept d’enchevêtrement (entanglement) de la nature et de la culture,
aux mêmes logiques105. Dans la même veine, Edgar Morin, pour qui
des sciences de la nature et des sciences humaines, du sujet et de l’objet,
le monde est complexe et la pensée ne doit être ni holiste ni réduction-
ainsi que de la matière et de la signification dans le cas de la création
niste, propose d’« écologiser » les disciplines. Il s’agit de tenir compte
artistique101. Dans cette perspective, l’agentivité n’est plus une
ciation, qui peut néanmoins s’avérer difficile à cerner dans le feu de l’action. It is the overlapping range of approaches to process and methodology
that I refer to as the “mangle”, originally a term coined by Andrew
Deux nœuds ont ainsi été identifiés dans le cadre de ce premier
Pickering113. I resituate the term to emphasize how various overlapping
exercice de production d’un compte-rendu réflexif d’entrevue, soit le souci
processes and methodologies performed in scholarly and artistic exploration
de rapporter l’échange sans « l’amoindrir » – un paradoxe, étant donné
can create something that is rather messy, uncomfortable, and sometimes
l’inscription de l’entrevue postmoderne dans un paradigme non représenta-
violently entangled, potentially creating a novel interdisciplinary or
tionnel – et la difficulté à assumer ouvertement les tensions qui peuvent
transdisciplinary approach.
émerger dans ce processus, de la conduite de l’entrevue jusqu’à l’écriture et
la publication. À travers ces deux cas de figure, je réalise à quel point Cynthia writes poetically of how transdisciplinarity “shakes” the
il peut être délicat d’assumer sa position d’intervieweur au vu et au su de ses structure and methodological conventions of each field. I appreciate
interlocuteurs et lecteurs. J’ai d’ailleurs été tentée de la masquer à plusieurs her vision of the “shaking” or trembling that occurs from mangling of not
moments. Malgré ces difficultés, la pratique de l’entrevue réflexive just the structure or methods, but the fields of knowledge themselves.
For example, artistic and creative practice stand to generate novel processes
46 47
Les collectionneurs d’art sont de passage. Même les musées peuvent diffi- NOTES L’énaction – c’est-à-dire la mise en œuvre d’un geste par le mouvement
cilement affirmer posséder une collection réellement « permanente ». L’objet, 1. André Éric Létourneau, physique d’un ou de plusieurs êtres – nourrit ainsi la collection des réalités
« L’art comme collectionneur.
tout comme la collection, est impermanent par nature. Le concept de patrimoine
multiples que l’art effectue. Comme collectionneur, l’art participe à l’énaction
Si l’on considère l’art comme un principe qui se généralise à l’ensemble
culturel immatériel et la des écritures non écrites et à leurs inscriptions, intangibles, à travers
collection », Conférence donnée
des sphères de la réalité, l’art survivrait à l’impermanence des objets et au Queens Museum of Arts, une infinité de lieux. Cette collection se déploie de manière immatérielle dans
à New York, le 29 septembre
des collections. L’art, comme moyen de transduction, trouve sa genèse dans 2011. le temps. Le savoir et l’intuition nous permettent de mettre en pratique
la totalité des faits, ce qui le rend porteur de la dynamique des mémoires
2. Renvoi à l’ouvrage
ce patrimoine immatériel transductif.
de José Luis Castillejo paru
collectives. en 1967, La Caída del avión
en el terréno baldío, dont le titre
est inspiré d’une citation de John
C’est l’art qui fait office de collectionneur1. L’art est collectionneur. Cage : « But beware of that which
L’art génère une anarchive de nos expériences. L’art n’est pas un produit, c’est is breathtakingly beautiful, for
at any moment the telephone may
un principe d’action, d’activation, une manière de sonder les modes possibles ring or the airplane come down
in a vacant lot. » (« Mais méfiez-
d’existence. C’est une boîte noire de la connaissance qui témoigne de l’existence vous de ce qui est d’une beauté
à vous couper le souffle, car,
et de la non-existence des faits et de leurs relations respectives. Jusqu’à ce à tout moment, le téléphone peut
que, un jour, un avion ne s’écrase dans un terrain vague2. Restera alors la boîte sonner ou l’avion s’écraser dans
un terrain vague. ») John Cage,
noire. Mais, dans la mesure où l’on accepte d’attribuer la pratique de l’art « Lecture on Nothing », dans
Silence : Lectures and Writings,
à l’ensemble des êtres existants, celui-ci continuera à agir à même le réel, Middletown, Conn., Wesleyan
University Press, 1961, p. 111.
au-delà de cette catastrophe. Nous ne collectionnons pas l’art. C’est l’art qui Traduction libre.
nous collectionne. Comme le patrimoine culturel immatériel est une collection
naturelle et transductive de sa culture associée. L’art encode un processus à
la fois historique et métahistorique.
Ce principe selon lequel l’art serait un « collectionneur » trouve
ses flux d’intensité à travers toutes les pratiques artistiques, qu’elles soient
d’origine humaine ou extra-humaine. Les animaux, les végétaux, les pierres,
les lieux (et leurs « génies ») sont aussi « artistes », puisque chacun d’entre
eux met en œuvre différentes opérations qui activent des relations. Parmi ces
modes d’existence de l’art, la pratique de la manœuvre ouvre la possibilité
de dépasser l’impermanence de l’objet et l’hégémonie de la monstration
spectaculaire. La manœuvre active l’art comme action et nourrit sa « collection »
par l’activation de différentes opérations partagées entre les êtres qui parti-
cipent à son expérience. La manœuvre, l’art furtif, l’invisuel, c’est l’art comme
expérience directement vécue.
À travers la manœuvre, l’art peut se déployer à même les gestes les
plus courants de l’existence : se mouvoir, discuter, se promener, rire, manger,
prendre un verre, lire, etc. Les discussions, les relations, les réciprocités
qui s’établissent entre les êtres dans le cadre d’une manœuvre s’inscrivent dans
la collection d’expériences générées et préservées par l’art. Ces expériences
s’inscrivent invisiblement à même les lieux où se déploient les manœuvres.
Cet art en acte contribue à faire fructifier la mémoire des lieux. L’art encode
un processus à la fois historique et métahistorique.
Dans la collection d’expériences qu’il active et préserve, l’art produit
une écriture non écrite qui s’engrave à même les espaces où l’art est en action.
C’est par cette relation entre l’inscription d’un acte d’art et l’ensemble d’un
espace que se réalisent l’art et sa collection.
André Éric Létourneau, Standard ii (encodage de la mémoire), constat de manœuvre sur vidéo (2007).
Cette vidéo devait être à l’origine présentée par Folie/Culture, sur l’écran géant du Centre de service Desjardins Québec-Est, face au
parvis de l'Église Saint-Roch (ville de Québec). La veille de la diffusion, la direction de Desjardins annonça qu’elle ne présenterait pas Standard ii
(encodage de la mémoire), alléguant que la vidéo comportait une dimension politique trop manifeste.
50 51
Seychelles
silence observé avec José Luis Castillejo
entrée principale de la Torre Picasso
Nuevos Ministerios
Madrid, 1er mars 2010, 18 h 56
52 53
Standard II / Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo NOTES 6. José Luis Castillejo J’avais fait, en Allemagne, dans les années 1970, des expériences avec les livres
en conversation avec
par André Éric Létourneau 1. Référence au texte précédent Éric Létourneau, extrait sans écriture – ce que j’appelle l’écriture non écrite. C’était un livre relié dont les pages
de cet ouvrage, « L’art comme de l’entretien (2000),
site de Radio-Canada,
étaient vides. J’avais un excellent photographe, et alors j’avais exploré différentes possi-
collectionneur », p. 49.
2. « The past does not influence http ://ici.radio-canada.ca/ bilités ; le livre vide à plat, page par page, photographié, ou le livre debout qui est
radio/navire/rencontres_
me, I influence it », disait
De Kooning. Cité par
castillejo. html (consulté photographié à moitié, pages ouvertes – ou un quart des pages ouvertes. [...] Ce livre
le 9 novembre 2017).
John Cage, dans History of
7. Le protocole décrivant a [ainsi] une structure narrative [...] 6.
Experimental Music in the United
Introduction – « La lecture de l’écriture non écrite » States, Silence, Wesleyan la manœuvre Standard ii
University Press, 2011, p. 67. se trouve en encadré Pour activer la manœuvre Standard ii , José Luis Castillejo avait choisi
à la page 28 de ce livre.
Par principe, la discussion qui a lieu lors des manœuvres-rencontres 3. Boucher, Marie-Pier, le hall de la tour Picasso, un immeuble conçu par Minoru Yamasaki (l’archi-
Melgar, Gema, Nobert, Frank
de Standard ii n’est pas enregistrée ni spectacularisée. Un enregistrement et Prost, Jean-François, tecte du World Trade Center à New York). Le 1er mars 2010 à 18 h 56,
Adaptive Actions, [2010], isbn
du paysage sonore est réalisé au moment d’observer le silence, puis une 978-0-9866375-0-6 https ://
nous y avions observé trois minutes de silence en faisant usage des objets
photographie de l’endroit où nous avons observé le silence est prise après issuu. com/adaptiveactions/ habituellement utilisés pour activer cette manœuvre : un livre aux pages
docs/aamadrid_all_web_03,
l’activation de la manœuvre. consulté le 1er décembre 2018 blanches et un chronomètre. Notre période de trois minutes de silence com-
4. Groupe d’art action et
Avant de réaliser une action dans un contexte particulier, je tente mémoratif, exécutée pour les Seychelles, s’était déroulée devant un arbrisseau
de musique expérimentale créé
a priori de pratiquer une « lecture de l’espace ». Elle me permet de mieux à Milan en 1959 par Walter enclavé dans une boîte de plexiglas placée à l’entrée de l’édifice, au centre
Marchetti et Juan Hidalgo
appréhender les relations possibles entre l’environnement et l’action à auquel se joindront différents du hall. Résolument déprimant à contempler, l’arbre était pompeusement paré
artistes, notamment Esther
exécuter. Dans la pratique d’un art in socius qui « collectionne1 » l’expérience Ferrer. de décorations représentant de petits lapins de Pâques suspendus à des ramu-
directement vécue, cette « lecture de l’espace » fait partie intégrante du
5. Les salles de concert res demi-mortes qui flotillaient à travers une multitude d’œufs multicolores.
étaient les seuls lieux culturels
processus de recherche et de création. Le passé et le présent du génie du lieu où les représentations n’étaient Selon le protocole habituel dans le cadre de l’activation de Standard ii ,
pas soumises à un examen préa-
co-construisent avec nous le geste d’art. Les modes d’existence de ces lable par le bureau de la censure j’avais enregistré le paysage sonore au cours de notre action silencieuse.
sous le régime franquiste.
espaces nous influencent, de même que nous les influençons2. Je m’apprêtais ensuite à prendre une photographie du lieu où nous nous étions
Chaque lieu se constitue de différentes composantes. Certaines positionnés. Un gardien de sécurité s’était alors interposé pour nous interdire
sont visibles, audibles, tactiles, tangibles, fruit d’une réalité relativement l’usage de l’appareil photo. Notre action avait, semblait-il, enfreint les consignes
appréhendable. D’autres échappent aux sens : elles sont secrètes, intangibles, de sécurité du bâtiment. Ce garde ayant été décrété notre geste géo-
camouflées, transductives, transpersonnelles... J’appelle cette appréhension transgressif, je réalisai tout bonnement la photographie à partir de l’esplanade
d’un espace « la lecture de l’écriture non écrite ». La « lecture de l’espace » de l’immeuble.
et la « lecture de l’écriture non écrite » se produisent sous des formes à la fois Bien que je m’étais imposé depuis 2001 de ne jamais révéler la nature
conscientes et intuitives. L’art permet de faire fructifier « l’écriture non des échanges avec les participants à la manœuvre Standard ii , j’avais proposé
écrite » qui se trouve à même l’esprit du lieu. à José Luis Castillejo, au sortir du hall de la tour, d’enregistrer formellement
Parmi les participants qui ont activé avec moi la manœuvre notre conversation7. Comme son travail avait été particulièrement important
Standard ii depuis 2001, José Luis Castillejo a une importance très parti- dans le processus de recherche-création qui avait donné naissance à ce
culière. Cette rencontre prit place en 2010 à Madrid dans le cadre de projet, je souhaitais également, dans le contexte de cette manœuvre, le faire
la programmation présentée par Adaptive Actions et l’événement Madrid parler de ses propres activités. Cette exception (qui confirme la règle)
Abierto3. a ainsi donné naissance à ce « constat de manœuvre ». Il témoigne également
de la pensée et de certaines préoccupations de l’artiste remarquable que
En plus de ses activités d’écrivain, José Luis Castillejo avait poursuivi,
fut José Luis Castillejo (1930-2014).
au cours de sa vie, une longue carrière diplomatique. Ambassadeur
d’Espagne, il avait coordonné la production de publications clandestines
pendant le régime franquiste. Il avait également rédigé des essais sur la
politique, la philosophie et la société. Au cours des années 1970, il participait
aux actions performatives de l’influent groupe Zaj4. Celles-ci furent
présentées dans différentes salles de concert à travers l’Espagne5.
J’avais emprunté le concept d’escritura no escrita (écriture non écrite)
à José Luis Castillejo, à la suite d’un entretien que nous avions réalisé sur les
ondes de Radio-Canada en novembre 2000 :
54 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 55
Conversation avec José Luis Castillejo institutions ont avantage à ce qu’on souligne un événement historique plutôt
qu’un autre. Pour le souligner, on observe un silence ritualisé.
. D’un autre côté, si on prend le problème du silence et de l’ineffabi-
lité dans un contexte plus large, le sujet n’a pas été étudié sérieusement.
[...] D’ailleurs, je m’étais posé la question de l’ineffabilité dans le contexte
Des origines de la posture absolutiste absolutiste, et quand j’ai découvert que ça nous menait à une soi-disant omni-
José Luis Castillejo, merci d’avoir participé à cette expérience science, une soi-disant sagesse, et que tout cela était faux, j’ai abandonné
sur le silence. et je me suis tourné vers l’expérience immédiate. Donc, il serait intéressant de
voir les limites du dire. Mais est-ce qu’on peut parler des limites du dire avec
J’avais peur que le gardien ne vienne nous interrompre.
le dire ? Et des limites de l’écrit avec l’écrit ?
Mais je serais demeuré en silence pendant trois minutes tout en le laissant
nous parler. Pouvez-vous me parler de l’absolutisme dans le contexte de la philo-
sophie occidentale ?
En fait, il nous a plutôt ignorés. C’est la photographie (après l’action)
qui l’a fait paniquer. . La philosophie occidentale est tombée dans l’absolutisme, à mon
avis, après les présocratiques. Le paganisme, le monde d’Homère, des dieux
. Ce projet que vous faites sur le silence, c’est un peu une étude
et des héros, n’était pas absolutiste. Les anciens dieux pouvaient devenir
sociologique sur la manière dont les institutions, ou la société, emploient le
saouls, ils avaient des faiblesses, des « péchés ». Leurs pouvoirs n’étaient pas
silence. C’est très valable puisque cette pratique est généralisée dans le monde.
absolus. Ils en avaient parfois beaucoup, et d’autres fois non. C’est peut-être
[...] À mon avis, au commencement, c’était peut-être une institution répu-
avec la philosophie de Platon, qui avait beaucoup voyagé en Orient et en
blicaine laïque.
Égypte, que cela a commencé. C’est lui qui a été l’un des premiers à aborder
Il y a peu d’écrits sur le sujet. Je crois que cette pratique du silence
CONSTAT DE MANŒUVRE
CONSTAT DE MANŒUVRE
les idées sous un angle absolutiste. Sa théorie des idées est absolutiste (parti-
commémoratif est indirectement née de cette notion de laïcité post-révolution- culièrement à partir de ses constats sur la démocratie athénienne). Un des
naire française, puis elle s’est officialisée après la Première Guerre mondiale. mérites de Karl Popper, c’est de mettre en perspective cette pensée de Platon.
. Et il doit aussi y avoir des variations et tout un monde autour C’est incroyable ce que Popper a fait avec ce qu’il appelle « la théorie des
de cette pratique [...] : qui sont les gens qui l’organisent, qui y participent, trois mondes ».
pourquoi, comment, etc. Est-ce qu’Aristote avait une position différente par rapport à cette
... et d’une culture à l’autre, comment les institutions ont posture absolutiste ?
pu adapter et utiliser ce rituel. [...] Ce projet est aussi lié à l’une des notions . Je crois qu’Aristote était moins absolutiste. Même Plotin, qui était
dont nous avons discuté : l’hégémonie actuelle d’une certaine attitude abso- platonique, était moins absolutiste que Platon. Le problème de l’absolutisme,
lutiste (en opposition à la posture relativiste). Ces moments de silence c’est qu’il a été renforcé par le monothéisme.
commémoratifs sont traditionnellement commandés par des institutions et
Donc le paganisme échapperait à cet absolutisme ?
sont, d’une certaine manière, de nature absolutiste. Aussi, à cause de l’instru-
mentalisation de ces rituels qui sont souvent utilisés pour promouvoir . À mon avis, oui. La Renaissance italienne, qui réintroduit le
des idéologies spécifiques : la mort d’un dirigeant communiste en Chine, paganisme, n’est pas absolutiste. Ils étaient chrétiens, mais ils voulaient placer
l’héroïsme patriotique en Occident, etc. le Christ dans le contexte d’un « Dieu païen ». C’était un monde très pluriel,
ce n’était pas absolutiste. La Renaissance a voulu faire quelque chose que
. Peut-être qu’à l’origine, l’intention était de faire une chose
Luther n’a pas compris. Au début, l’Église a voulu faire des concessions au paga-
différente de ce que pratiquait de l’Église. [...] Peut-être que les gouverne-
nisme avec la Trinité mais, à mon avis, la force du monothéisme l’a emporté.
ments font ça parce qu’il faut respecter un pluralisme religieux [...].
Alors l’Église a introduit le culte des saints et – très important – le culte
Par exemple, aux Nations Unies, ils ne peuvent pas faire un Te Deum parce
de la Vierge. Le problème de l’Église, c’est qu’elle est devenue très dogmatique,
qu’il y a plusieurs religions. Alors, c’est devenu une pratique...
surtout avec la Contre-Réforme. Le peuple de la Renaissance était à moitié
... « universelle », dans l’idée d’universalisme des Lumières. athée. C’était un monde très pluriel. Il percevait Jésus-Christ parmi les dieux
Il y a un côté « absolutiste » dans la récupération et la promotion de cette anciens. Au fond, je crois que la Renaissance italienne est à étudier de nouveau.
pratique par les institutions. Ce type de silence sert habituellement à [...] Jésus-Christ a dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui
« promouvoir » quelque chose de façon spectaculaire. [...] Les États et les est à Dieu. » Ce qui est clair de Jésus-Christ, c’est qu’il voyait le pouvoir
56 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 57
« temporel » d’un côté, et le pouvoir « spirituel » de l’autre. On connaît assez 8. Nous empruntons ce terme corporations] veulent créer une société fausse. Totalement artificielle,
à Deleuze.
de choses de Jésus-Christ. Peut-être qu’il ne se croyait même pas Dieu. manipulée... Naturellement, ça échoue. N’importe quelle chose absolutiste
Une chose importante de Jésus, c’est qu’il appelait ce Dieu monothéiste et et totalitaire échoue.
puissant « le petit Père ». Il essayait peut-être de promouvoir une « réduction» Qu’est-ce qui a historiquement nourri l’évolution vers cette situation ?
du monothéisme.
. L’argent ! L’économie.
Donc, le « petit père » aurait été un dieu, mais parmi plusieurs ?
Mais l’argent est là depuis longtemps !
. On ne sait pas beaucoup de choses à ce sujet. [...] Et moi,
. Oui. Mais, avant, l’argent était en concurrence avec beaucoup
à 79 ans, je ne me mettrai pas à étudier le christianisme. [...] Nous faisons
d’autres valeurs. On a parlé de la noblesse : les bourgeois français avaient
partie d’une civilisation que nous ne comprenons pas (dans le sens
de l’argent, mais pas la noblesse. La noblesse, la vérité, la science... Il y avait
profond de comprender en espagnol). Nous ne comprenons pas les paradoxes
un monde où un médecin avait plus de prestige qu’un commerçant avec
de la civilisation occidentale gréco-romaine chrétienne. Bouddha, c’est
de l’argent. Le facteur de la poste – quand j’étais petit – était très orgueilleux :
très facile à comprendre. Une conversation de trois ou quatre heures... puis
les lettres étaient sacrées et son fils allait être médecin. Il y avait une pluralité
vous lisez Kalupahana et vous comprenez... Bouddha était anti-absolutiste.
de valeurs. L’argent sans doute, mais plusieurs autres valeurs. [...]
Puis il y a le problème des absolutistes qui ont ensuite interprété le
bouddhisme à leur manière. Ces choses, je peux les comprendre. Mais la Et maintenant il n’y a presque plus de compétition...
civilisation chrétienne, non. . Pratiquement plus : l’argent domine tout. On évalue maintenant
Nous sommes dans une société où une certaine forme les médecins par rapport à leur valeur financière, les avocats aussi. Et ça, c’est
d’absolutisme (particulièrement en ce qui a trait à la production de l’espace) typiquement américain puritain. Les puritains, calvinistes – ceux de Genève,
est de plus en plus présente. de l’Écosse, du Massachusetts. [...] Pour les puritains, vous allez garantir votre
accès au ciel par votre succès avec l’argent. Pour les gens qui contrôlent la
CONSTAT DE MANŒUVRE
CONSTAT DE MANŒUVRE
. Partout ! [...]
société américaine, si vous n’avez pas de succès avec l’argent, vous êtes un fou,
un imbécile, un marginal... Il y a quarante ou cinquante ans en Europe, on
« Société sans penser, société violente »
disait d’un écrivain avec respect : « Mon dieu, c’est un écrivain ! » Maintenant,
Les révolutions française et américaine ne correspondaient on doit dire : « C’est un best-seller, il a vendu deux millions de copies... »
pas à l’image idyllique que projettent les Lumières. Résultat : aujourd’hui, L’argent !
les corporations ont leur emprise partout dans la production et l’ensignement8
de l’espace. On a vu cela aujourd’hui à la tour Picasso. Zaj
. [...] Les grandes entreprises ! Si on avait eu affaire à un Guardia Pouvez-nous nous parler de votre implication dans le groupe Zaj
Civil, on aurait discuté et il vous aurait laissé prendre votre photo (pour en Espagne durant les années 1960 et 1970 ?
documenter le lieu de la manœuvre). [...] Il y a de moins en moins d’espaces
. Je dois ma libération à Juan Hidalgo. Mais la tragédie de Juan
de liberté.
Hidalgo, c’est qu’il n’a pas eu l’attitude d’André Breton, de faire quelque chose
J’ai même pensé que le garde accepterait lui-même de se faire de plus « large ». Moi, je voulais qu’on se mette en relation avec des peintres
prendre en photo, mais je me trompais. Ce hall était vraiment privé. et avec l’art. Il me répondait : « Ah ! Le marché de l’art est pourri ! La musique
. J’ai écrit un essai il y a deux ou trois ans [sur une problématique] est morte ! » Il ne jurait que par John Cage. C’est bien John Cage, mais il y a
horrible : Société sans penser, société violente. Pensar, dans le sens du verbe d’autres choses. La musique est morte ? Si la musique est morte, elle va sonner
« penser ». Ce qui manque dans nos sociétés, ce ne sont pas des pensées. très longtemps ! Moi, je voyais dans Zaj la possibilité de l’ouvrir comme un
Il y a beaucoup de produits qui sont des pensamientos, des pensées fétiches. mouvement culturel satirique, critique. Avec un sens de l’humour... [...] Puis
Mais penser, le verbe penser ? Il n’y a plus de « penser ». Les gens ne pensent on m’a chassé, parce que j’étais ami de Greenberg, ami des peintres.
plus. Des pensées ? Il y en a partout. Dans Wikipédia, il y a toutes sortes Donc, ce fut une relation difficile.
de « pensées ». Il y a aussi le produit de la pensée. Mais pas le « penser »...
. Non, elle était très bonne, mais un jour j’ai simplement reçu une
« Société sans penser, société violente », c’est la société américaine.
lettre de renvoi. Mais nous sommes encore amis. On dialogue parfois.
Cette société sans « penser ». Je l’appelle « Matrix » : elle est condamnée à l’échec,
Écoutez, il y a trente ans qu’il m’a chassé. Alors moi, j’étais seul avec mon
parce que tout effort absolutiste est un échec. Ils [les valets des grandes
Livre des i. Seul... J’ai fini ma période Zaj et j’ai commencé ma période
58 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 59
d’écriture moderne. Il m’a libéré deux fois. Une fois, j’ai été libéré par Cette idée de « la société ouverte » de Popper, est-ce qu’elle est
Zaj. Une deuxième fois, j’ai été libéré quand il m’a chassé de Zaj. Puis la en danger ?
fois suivante, je me suis libéré avec Bouddha, puis une quatrième fois, avec . Moi je pense que c’est un concept qu’il a employé idéologiquement
Popper. On ne finit jamais de se libérer. Même si on est au nirvana, on (dans le contexte socio-historique de son époque). (...). Se donner à soi-même
continue ! (rires) [...] une étiquette, « Ah ! Nous sommes une société ouverte ! » ... je n’aime pas ça...
Mais revenons à l’histoire de l’absolutisme. [...] À la Renaissance, il y a Quand on ne nous a même pas laissé prendre une photo dans un des bâtiments
beaucoup de choses qui ne sont pas absolutistes. Après la Renaissance – de Madrid !
ce qu’on appelle la modernité –, l’absolutisme s’introduit. Il s’introduit dans Incroyable, n’est-ce pas ?
le protestantisme aussi. Au fond, le protestantisme, c’est l’Ancien Testament...
. Une entreprise privée, quelle mentalité « ouverte » ! Et le pauvre
le dieu monothéiste, etc. Et dans la plupart des mouvements philosophiques,
type là-bas, il est obsédé par le terrorisme ! Est-ce que ce pauvre crétin croit
l’idéalisme par exemple, je vois de l’absolutisme. Je vois de l’absolutisme aussi
qu’il peut arrêter le terrorisme comme ça ?
dans l’empirisme anglais... Et ne parlons pas du positivisme ! Dans le nihi-
lisme aussi... Et le matérialisme ! Dans la philosophie que j’ai étudiée – Ce sont les imprévus dans ce projet qui en font l’intérêt. Ce qui est
Russell, Wittgenstein –, il y de l’absolutisme. L’existentialisme aussi, dans arrivé est un imprévu, mais en même temps...
le fond. Bien que je pense que Heidegger avance des choses très intéressantes . Ils sont imprévus, mais c’est dans la logique sociale d’aujourd’hui.
sur ce qu’est la pensée, il m’a donné de bonnes idées pour concevoir la ... ce projet révèle notamment les mécanismes de cette logique.
Société sans penser. Heidegger est très pessimiste : il dit qu’après Parménide,
. C’est pour ça que ces projets ne sont pas inutiles. Je n’aime pas
on a arrêté de penser. Je pense que c’est un peu exagéré. C’était un type
l’art avant-gardiste, mais ce que tu fais, je ne le classe pas comme art avant-
très profond. L’anthropologie existentielle, de type « Narcisse », c’est très
gardiste, je le vois comme une étude sociologique de certaines pratiques
intéressant. [...]
CONSTAT DE MANŒUVRE
CONSTAT DE MANŒUVRE
sociales.
Donc, avec la chute du pouvoir de l’Église, du christianisme,
Ça peut être une forme d’art, de faire des études sociologiques...
est-ce que cette tendance absolutiste aurait pu se transformer, sans néces-
sairement s’amplifier ? . Il y a toujours de l’art et de la science en tout.
. Il s’est transformé dans le matérialisme et dans le rationalisme. Je ne fais pas vraiment de distinction. C’est dans la manière de faire
Et maintenant, c’est le pouvoir de l’argent. Qui est toujours, comme Freud que ça devient de l’art.
l’a dit, un symbole de la rétention de l’enfance au niveau anal. La plupart (un temps)
des gens ne s’en rendent pas compte. Il faut faire attention aux conséquences
psychologiques de cette obsession avec l’argent. Naturellement, ça existe . J’avais pensé écrire mes livres en anglais. Mais si j’écris en
et, si on s’en rend compte, on peut vivre avec ça ! Freud n’a pas dit qu’on anglais, je vais entrer dans le monde des universités américaines, ce qui n’a
pouvait enlever toutes les névroses, mais simplement qu’il fallait avoir la com- pas de sens. Tandis qu’en Espagne, d’une façon underground, ça circule...
préhension des choses. [...] C’est très intéressant, l’histoire de l’absolutisme. Un jour, ça se trouvera peut-être traduit en anglais et ça circulera
Il faut l’écrire. Personne ne l’a écrit. dans les universités !
Vous pourriez écrire cette histoire. . Ça, je pense que ça c’est quand je serai mort ! (rires) J’ai une vie
. J’ai écrit des essais à ce sujet. Certains sont parus, mais ma très intéressante. Je pense qu’avec ma femme, j’ai trouvé beaucoup de compré-
situation c’est que j’ai 79 ans et que mes projets d’art sont plus connus que hension. C’est mieux que l’illumination des mystiques et tout ça. C’est une
mes essais. [...] Ce serait aux professeurs d’écrire cette histoire, mais ils grande liberté. On a le sens qu’on ne se soucie plus du passé – ou du futur.
sont souvent spécialisés dans des champs trop spécifiques. Si on le pouvait, C’est une chose très spéciale.
on pourrait repérer ce qu’il y a de moins absolutiste chez Kant ou saint Vous m’aviez déjà dit il y a longtemps que vous écriviez des poèmes
Thomas d’Aquin et faire une histoire de l’absolutisme. Nous avons été dans à votre fiancée. [...]
l’absolutisme jusqu’ici. [...] Je vois l’absolutisme dans la société. Et cette . Je n’ai jamais été un poète. Je suis prosiste (sic) comme
idée de la société ouverte, on la prend comme si c’était un acquis. Je pense Cervantès, Rojas... J’aime la prose. Pourtant, j’aime des poètes comme Eliot,
que c’est dangereux de penser que, parce qu’une société est démocratique Mallarmé ou Pound. Je pense qu’en Espagne j’ai toujours été beaucoup plus
et qu’il y a des élections, c’est une société ouverte. intéressé par la prose. [...] Les essais, c’est une chose récente que j’ai
60 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 61
IKHÉA©SERVICE N° 24
commencée en 1984. Ça fait seulement quinze ou vingt ans. Les œuvres
beaucoup plus créatives sont plus anciennes. Bon, j’ai écrit des essais
avant ça. C’est-à-dire que si je n’avais pas été libéré par Zaj, j’aurais été un
écrivain d’essais toute ma vie. Mais pas un écrivain d’avant-garde.
Ce qui pose problème d’être un écrivain d’avant-garde, c’est qu’on est dans IN SLOWMO VERITAS
un autre monde. Un monde qui est plus profond et en même temps avec
plus de difficultés, un monde beaucoup plus minoritaire. C’est un autre
monde. [...]
Merci beaucoup, José Luis.
. Pour moi, c’est un grand honneur. On n’est pas seuls ! (rires) Jean-Baptiste Farkas
C’est ce que je dis à un ami parfois. Je ne suis pas seul.
CONSTAT DE MANŒUVRE
62 Constat de manœuvre : conversation avec José Luis Castillejo par André Éric Létourneau 63
NOTE Lors de l’ouverture de l’exposition « SLOW 206 h1 », le samedi 5 avril
1. Montée à l’Espace de l’Art 2014, j’ai été copieusement interrogé au sujet des activations du « ralentisseur »,
Concret (eac), à Mouans-
Sartoux, par Fabienne
Slowmo, qui étaient en cours à Nice, à Monaco, à Mougins et à Mouans-
Fulchéri. Sartoux, mais qui demeuraient imperceptibles. Il faut savoir qu’à l’initiative
d’Éric Mangion, le réseau botox(s), Isabelle Pellegrini et moi-même,
avions commencé à « déployer » Slowmo quelques mois auparavant et qu’en
ce début d’avril, nombre d’actes de ralentissement battaient leur plein.
Or plusieurs des artistes invités à l’exposition « SLOW 206 h » regrettaient
de ne voir apparaître de Slowmo nulle part, bien que l’activation du service
ait été annoncée un peu partout.
« On en parle, on en parle, mais pourquoi ne voit-on rien ? » Dilettantisme ?
Pointe ? Sinon quoi ? « Agir avec une lenteur exagérée. »
Plus tard dans la soirée, j’avais en face de moi Jean Dupuy et un de
ses amis, également exposant, Émile Laugier, à qui j’expliquais que les
ralentissements n’apparaissaient pas dans l’exposition « SLOW 206 h », ni dans
aucune autre exposition d’ailleurs, mais qu’ils avaient, depuis « l’ombre
où ils étaient tapis », des effets directs sur le fonctionnement des structures
où ils étaient activés. « Il y a ralentissement en termes d’activité, en termes
livres
ikha©services, 68 pages de passages à l’acte !,
de l’artiste
Des modes d’emploi et des passages à l’acte,
Paris, éditions Mix, 2010.
Le Tournant hostile. Des passages à l’acte et des modes d’emploi,
[Fichier e-Pub], Paris, Art Book Magazine éditions, 2016.
ikha©services, Glitch : retours d’usagers,
Toulouse, éditions autrechose, 2016.
textes
Jean-Baptiste Farkas et Ghislain Mollet-Viéville, « À propos des énoncés d’art »,
in Critique, n°s 759-760 : À quoi pense l’art contemporain ?, sous la direction de Laurent Jeanpierre et Élie During,
Paris, Les Éditions de Minuit, 2010, p. 719-734.
Jean-Baptiste Farkas, « Le cauchemar de Marcel Duchamp »,
Ghislain Mollet-Viéville
in Collectif, Contre-attaques, perspective 2 : Jean-Marc Rouillan, Marseille, Al Dante, 2011, p. 425-432.
Jean-Baptiste Farkas, « Des modes d’emploi et des passages à l’acte. Supplément »,
in Collectif, Manières & Protocoles. Journée d’étude # 4, Paris, éditions Mix ; Bordeaux, ebabx, 2012, p. 31-43.
Jean-Baptiste Farkas, et P. Nicolas Ledoux, « Entretien, 2009-2015 »,
in Optical Sound, n° 3, octobre-novembre 2015, p. 52-63.
Reprenons pour cela les choses de plus près, et dans l’ordre. Quand bien même en fût-il une nouvelle forme, le fait est que le hap-
pening demeure encore et toujours de l’art. Une partie du réel coupée du reste
Dans un texte intitulé « L’avant-garde de la présence », publié en janvier
du réel, qu’elle entend représenter, c’est-à-dire auquel elle prétend au fond
1963 dans les « Notes éditoriales » du n° 8 de la revue Internationale situation-
se substituer. Et c’est bien là, justement, ce que Debord lui reproche.
niste, Debord résume ainsi sa position vis-à-vis du happening :
Le happening se révèle, sous cet aspect, comme un cas-limite, où
On peut considérer cette forme de rencontre sociale comme un cas-limite du les cartes se brouillent peut-être un peu plus, où le malentendu est peut-être
vieux spectacle artistique dont les débris sont jetés là dans une fosse commune ; comme susceptible de se prolonger plus longtemps qu’ailleurs, et, à ce titre, comme
une tentative de renouvellement, trop encombrée alors d’esthétique, de la surprise-party un cas particulièrement préoccupant à l’intérieur d’une évolution plus géné-
ordinaire ou de l’orgie classique. On peut même estimer que, par la recherche naïve rale que Debord trouve à l’œuvre dans l’art et la culture de l’après-guerre :
de « quelque chose qui se passe », l’absence de spectateurs séparés, et la volonté d’innover l’apparition d’une fausse avant-garde – à fonction de divertissement
tant soit peu dans le si pauvre registre des relations humaines, le happening est, dans
Plus précisément :
Ou encore :
Une autre découverte de Nougé, c’est l’idée d’introduire le test sur le plan
intellectuel dans les rapports. Il a notamment écrit un texte qui s’intitule « L’Épreuve
poétique », dans lequel il propose d’introduire des sortes d’anecdotes, des blagues pour
tester l’interlocuteur, pour essayer de découvrir son attitude vis-à-vis de telles ou telles
13
choses .
Sans doute, ce ne sont là que des exemples. Mais ils indiquent un pas-
sage, qu’explorèrent aussi les situationnistes et avant eux les dadaïstes.
Un passage qu’on peut emprunter encore aujourd’hui. Tandis que la société
du spectacle semble avoir partout triomphé, que le vieux monde continue
de se maintenir, en attendant qu’il s’effondre et, bien mieux, comme prélude
enfin à le renverser, comme une manière de vivre d’ores et déjà une vie
libre, intense, désaliénée, réunifiée, un siècle après Dada, cinquante ans après
la mort de Nougé et un peu plus de vingt ans après celle de Debord,
l’expérience continue.
Valérie Da Costa
84 85
NOTES L’œuvre de Fabio Mauri (1926-2009) occupe une place centrale dans l’art
1. Toutes les citations italien de la seconde moitié du xxe siècle. Elle couvre cinquante ans
en italien sont traduites par
l’auteure. Pour une analyse
de création et est riche en dessins, peintures, installations, mises en scène
plus précise de l’œuvre de Fabio de théâtre et performances. Ses débuts, à la fin des années 1950, se
Mauri, cf. Valérie Da Costa,
Fabio Mauri : la passé en actes / caractérisent par un travail sur le monochrome qui croise l’image de l’écran
The Past in Acts, Dijon,
Les presses du réel, 2018. de cinéma. Toutefois, Mauri vient du monde de la littérature et du théâtre.
2. Sur ce sujet, je renvoie
Au début des années 1960, il écrit et met en scène des pièces de théâtre
notamment au chapitre
de mon livre « La sculpture récitatives faites pour l’espace scénique, Vivì (1962) et L’Isola (1966), avant
comme mise en scène de soi »,
dans Pino Pascali : de s’engager quelques années plus tard dans un travail performatif qui se
retour à la Méditerranée, Dijon, caractérise par une dramaturgie et un important dispositif scénographique
Les presses du réel, 2015,
p. 97-115. Voir aussi Luca porté par de nombreux participants. Cette conception de la performance
Massimo Barbero (dir.),
L’Attico di Fabio Sargentini situe néanmoins ces actions à la forte théâtralité davantage du côté du régime
1966-1978, catalogue de l’expo-
sition présentée au Museo de la performance que de celui du théâtre, donnant ainsi forme, selon
d’Arte Contemporanea Roma,
Milan, Electa, 2010 ; Ilaria
les mots de l’artiste, à « un teatro che non è teatro » (« un théâtre qui n’est pas
Bernardi, Teatro delle mostre, du théâtre1 »).
Roma, maggio 1968, Milan,
Scalpendi Editore, 2014 ; L’année 1971 est un moment décisif dans le travail de Fabio Mauri,
« La performance in Italia : temi,
protagonisti e problemi », in car c’est à cette époque que l’artiste crée ses premières performances,
Ricerche di storia dell’arte, n° 114,
2014 ; La Performance dal tempo médium encore jeune dans la péninsule, quoique nombre d’artistes italiens
sospeso: il tableau vivant tra
realtà e rappresentazione = aient été marqués non seulement par la présence du Living Theatre en
The Performance Where Time
Stands Still: Tableau Vivant
tournée en Italie en 1965 et notamment au Teatro Eliseo (Rome), où Mysteries
between Reality and Repre- and Smaller Pieces est présentée en mars 1965, mais aussi par le rôle crucial
sentation, catalogue de l’expo-
sition « Ennesima. Una mostra joué par la galerie L’Attico de Fabio Sargentini, qui a accueilli à Rome toute
di sette mostre sull’arte
italiana », Milan, La Triennale une scène des arts vivants encore inconnue en Italie : Simone Forti,
di Milano et Mousse Pu-
blishing, 2015 (commissaire :
Steve Paxton et Trisha Brown pour la danse ainsi que Terry Riley, Steve
Vincenzo de Bellis). Reich et Philip Glass pour la musique.
3. Fabio Mauri, « Note
tecniche comunque Pourtant, contrairement aux propositions performatives de Pino Pascali,
disorganiche sull’azione Che
cosa è il fascismo », document de Jannis Kounellis, d’Eliseo Mattiacci, de Luigi Ontani, de Vettor Pisani
distribué lors de la présentation
de Che cosa è il fascismo
ou encore de Gino De Dominicis2, qui sont essentiellement individuelles dans
aux Stabilimenti safa Palatino leur forme et trouvent place au sein de galeries ou d’ateliers, Fabio Mauri
de Rome, dans la soirée
du 2 avril 1971. Repris dans propose un travail performatif qui s’engage du côté du collectif et qui, en cela,
Fabio Mauri, Scritti in mostra.
L’avanguardia come zona s’apparente davantage à une forme théâtrale.
1958-2008, sous la direction
de Francesca Alfano Miglietti, La première de la longue série de performances collectives qui occu-
Milan, Il Saggiatore, 2008,
p. 21-24. pera le travail de Mauri jusqu’à la fin des années 1990 s’intitule Che cosa è il
fascismo, sans point d’interrogation, une œuvre qu’il préférera qualifier
d’« azione3 » plutôt que de « performance », soulignant ainsi la présence plus
distanciée du corps au profit d’une utilisation du texte. Car, comme dans
chacune de ses grandes performances collectives (Gran Serata Futurista
1909-1930 [1980], Che cosa è la filosofia. Heidegger e la questione tedesca. Concerto
Fabio Mauri, Che cosa è la filosofia. Heidegger e la questione tedesca. Concerto da tavolo, 1989, documenta (13), Hauptbahnhof, da tavolo [1989], le texte, tel un tapuscrit de théâtre, est écrit par l’artiste
Kassel, 2012. Photo : Claudio Abate. Courtesy The Estate of Fabio Mauri and Hauser & Wirth.
et donne le fil directeur de l’action à suivre par les interprètes.
Vingt-six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la mort
de Mussolini (1883-1945), Fabio Mauri revient sur les années de guerre et du
« ventennio fascista », qui ont coïncidé avec sa jeunesse.
malaise, celui de vivre ou, pour certains, de revivre ces années noires. (2003), écrit à l’occasion du
je suis...
7 novembre 2003. Repris dans
des étudiants en art dramatique et non de vrais acteurs pour les confron- Fabio Mauri, Scritti in mostra,
ter à ce moment de l’histoire collective de l’Italie que ces jeunes interprètes op. cit., p. 309-310.
Je n’ai quasiment jamais ou que très rarement parlé de ce que j’ai aimé. J’ai eu
le besoin d’analyser et de décrire le fascisme que j’ai connu, le nazisme, que j’ai
haï, le mensonge idéologique, l’erreur fondamentale, l’héroïsme des idées, la férocité
de l’histoire. Si mon corps n’est pas ou n’a jamais été le sujet acteur, sa passivité a
été complète et involontaire. Ce n’était pas un corps, mais peut-être un corpus.
Comme celui de la littérature, de l’histoire, de la philosophie, avec ses mille jambes,
yeux, langues et membres. C’est la référence avec laquelle et contre laquelle j’ai vécu,
avec laquelle j’ai cherché à régler mes comptes. Je pense que ce corpus-corps est
l’enveloppe de la conscience11.
Deux anecdotes peuvent éclairer le propos qui suivra, comme ces antiques
exergues qui, bien que placés avant le texte, n’en constituaient pas moins une
sorte de protubérance organique visible censée annoncer le contenu de la
réflexion tout entière et qui, comme la ramure de l’arbre qui se voit en premier,
s’avéraient, à y regarder de plus près, inséparables de son tronc même.
BIBLIOGRAPHIE
Debout sur ma chaise avec ma compagne et à côté de Claude Piéplu, Lorsqu’enfin sorti de son asile de Rodez où les électrochocs en série
excellent acteur resté populaire pour avoir prêté sa voix à un dessin animé (cinquante-huit exactement) lui avaient ôté jusqu’au désir de vivre,
célèbre, les Shadocks, nous hurlions notre soutien à ce texte flamboyant, Antonin Artaud vit ses amis (et parmi eux André Breton en parfait chef
à ces corps en transe et à tous les spasmes érotisés de cette jeune soldatesque de file) organiser, en son honneur et à sa gloire, une représentation au
qui allait bientôt violer, tuer et tout brûler dans une Ecbatane algérienne. théâtre Sarah-Bernhardt, honteusement rebaptisé depuis théâtre de la Ville,
D’autres manifestaient leur colère, « Virez Vitez ! », hurlaient-ils en l’illustre Louis Jouvet lut les Cenci en entier et l’on eut sans doute des frissons
facile assonance, ulcérés par les sexes masculins qui se balançaient sous leur en entendant le très vieux Charles Dullin qui avait, malgré son grand âge,
faux nez, faux car c’est l’Algérie et la torture française qu’ils trouvaient en fait le déplacement. Le public se sentait sans doute lui aussi « du bon côté ».
fait absolument irreprésentables. J'étais heureux, mieux, j’exultais, le jeune Or, dehors, errait Artaud. Comme on dit pudiquement, « il n’avait
Normalien que j’étais alors avait connu sa première bronca au théâtre et avait pas pu rentrer ». (« Ça ne va pas être possible » disent les vigiles aux jeunes
combattu livret en main pour la liberté d’expression. trop basanés à l’entrée des boîtes de nuit, l’euphémisme est toujours la figure
de style préférée de l’oppresseur). J’ai appris cette « anecdote » concernant
Nous sortîmes après la tombée du rideau, tout remués mais
l’auteur des Tarahumaras il y a peu. Il faudrait être un fieffé écrivain
sûrs de notre bon droit. Et là, aux pieds des marches de ce grand bâtiment
pour imaginer une pièce où se rencontreraient les deux génies, le mort et
à l’architecture néo-fasciste, une vieille « 4L » était singulièrement garée.
le vif, tandis qu’en dehors de leur morceau de trottoir imaginaire où ils
C’était en fait une sorte de débris, plutôt une camionnette, et du tas
dialogueraient, au chaud dans le théâtre qui ne veut pas d’eux, leurs phrases
de chiffons et autres cartons qui semblaient l’isoler du froid sortait de temps
écrites résonneraient.
à autre un grand dégingandé famélique qui lançait des regards apeurés.
En vérité, eux, sont à proprement parler, définitivement classés comme
À l’époque, l’on parlait en France des « nouveaux pauvres », et nous
« obscènes ».
nous lamentâmes de concert sur ce phénomène qui avait tragiquement
supplanté les rares clochards de notre enfance. Nous ne pouvions
imaginer que, des années plus tard, la même réalité sociale de douleur
et de honte mêlées se nommerait « S.D.F. » (la planète bureaucratique
aime les sigles) et ferait partie du paysage ordinaire des villes européennes.
Je n’imaginais pas non plus – je ne l’ai appris que bien plus tard en lisant
son autobiographie2 – que le désœuvré en camionnette ne l’était
pas et qu’il s’agissait bien de Pierre Guyotat lui-même, l’auteur de ce chef-
d’œuvre vénéneux. Il n’avait pas pu rentrer ou n’avait pas voulu, trop
impliqué, trop agité, trop angoissé, trop tout. En somme, je m’étais rendu
complice de cette mise à l’écart du créateur lui-même, je m’étais,
à dire vrai, « payé de mots », fabriqué une petite gloire à raconter aux amis
le lendemain, intarissable sur mon soutien si combatif. Soutien à quoi
en fait ? Au processus abject d’exclusion d’un théâtre qui a tourné
définitivement le dos à Dionysos ? Le drogué, le fou, le sans domicile fixe,
mis en dehors du théâtre même quand celui-ci vibre de ses propres mots.
Je me croyais maquisard et je fus en un sens collabo.
100 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 101
La peste soit de la performance et des performeurs ! 3. Spinoza, « Chapitre viii. 4. « La pureté c’est une comme le dit Sartre, à l’exigence de se « salir les mains4 » dans le réel, et surtout
De la nature naturante » idée de fakir ou de moine.
et « ix. De la nature naturée », Vous autres les intellectuels, à se sentir « situé5 ».
Souvent, pour congédier la performance et en marquer une possible obso- in Court Traité sur Dieu, l’homme les anarchistes bourgeois,
lescence, l’on entend dire qu’elle appartiendrait aux années soixante-dix. et la béatitude, dans Œuvres vous en tirez prétexte pour ne La notion de situation sartrienne est infiniment plus efficace pour saisir
complètes, Paris, Gallimard, rien faire. Ne rien faire, rester
Parfois il s’agit plutôt d’exprimer un distinguo entre une bonne performance, coll. Bibliothèque de la immobile, serrer les coudes l’esprit de ce temps que les malheureuses expériences « d’encartage » qui
Pléiade, 1954. contre le corps, porter des
celle du corps « présent », sorte de subtile manifestation de l’être de l’étant, et gants. Moi, j’ai les mains sales.
relèvent davantage de l’après-guerre et du respect répandu alors unanime-
une transe décidément trop chamanique pour être honnête, trop vocifé-
Jusqu’aux coudes. Je les ai ment pour le Parti communiste, le « parti des fusillés » de la Résistance.
plongées dans la merde et
dans le sang. » Jean-Paul Sartre,
rante ou trop nue, trop « années soixante-dix » justement pour être recevable. Les Mains sales, Paris,
Être située, pour une performance, c’est reconnaître que Steven
Or il serait aisé de congédier cet heideggerianisme de pacotille dans
Gallimard, coll. Folio, 1972. Cohen par exemple, l’homme chandelier, comme juif sud africain ne peut
5. « Écrire c’est d’une certaine
une entreprise de défense et illustration de la performance habitée par façon vouloir la liberté ; pas échapper au risque extrême de se produire à Soweto. C’est dans le même
si vous avez commencé de
exemple, comme performance performante et non performance performée gré ou de force vous êtes enga-
esprit comprendre le geste du jeune Kendell Geers des années de lutte,
(après tout, Spinoza et sa pensée de l’« étendue » a au moins autant de gés. » Jean-Paul Sartre, qui jeta à travers les vitres de la Johannesburg Art Gallery une bouteille
« Qu’est ce que la littérature ? »,
concept opératoires à offrir au penseur du corps que l’auteur du magnifique dans Situations II, Paris, de bière nommée « lager » comme ce camp retranché des Afrikaners
Gallimard, 1972.
Acheminement vers la parole), mais l’on risque alors en fait de manquer qui mettaient leurs chariots en cercle fermé pour se protéger des « sauvages »,
notre objet critique3. et qui donna son nom même à un symptôme psychiatrique de paranoïa
dépressive (« lager syndrome »).
En effet, que veut-on dire exactement en jetant un pareil anathème,
et qu’est-ce qui, en invoquant les années soixante-dix, est censé, en ces C’est saisir qu’Olev Kulick, se sentant, dans le totalitarisme soviétique
dernières, disqualifier les œuvres en question ? moribond, réduit à l’état de bête cherchant sa pitance, devient bel et bien
un chien. Qu’un de ses plus remarquables successeurs, Piotr Pavlenski, se coud,
L’on a toujours intérêt à bien saisir ce qu’un tel choix périodique dé-
dans la Russie si répressive de Poutine, les lèvres durant le procès fantoche
termine comme conception de l’Histoire, ce qui gêne tant certains critiques
des Pussy Riots ou tente vainement de se lover dans un cocon de barbelés
d’aujourd’hui dans « les années soixante-dix » pour qu’elles soient
qui lui déchire la peau.
ainsi implicitement utilisées comme un adjectif dégradant, presque comme
un repoussoir ? Quand Joe Errant se balance, nu, au dessus d’un jury médusé,
tandis qu’il refuse d’accrocher ses toiles mais les présente dans un désordre
En somme, il faudrait tenter de faire de cet anathème une affaire
de squat, ou lorsque Fabien Guillermont s’épuise à jeter des avions de
sérieuse. Hegel ne voisine pas si mal avec Spinoza.
papier à la face des lieux de pouvoir, tous deux courant le risque de la dérision,
Tout anathème désigne en premier lieu les a priori de celui qui le pro- leurs corps vivants et charnels effectivement sont « situés », et c’est en ce
nonce. « Le lieu d’où il parle », auraient précisément dit les années soixante-dix sens qu’ils relèvent bellement des « années soixante-dix ». Une performance
et leur horizon théorique. « années soixante-dix » n’est jamais indifférente au monde et refuse de se
Or c’est cela que la pensée critique relève quand, dans une école d’art par penser en apesanteur. En une bien ironique volte-face, ce sont celles qu’on
exemple, elle reproche à un étudiant son engagement dans des gestes trop renvoie ainsi au passé qui sont les seules vraiment contemporaines.
symboliquement immédiats pour convaincre. En cela, les années soixante-dix Andréas Pashias, en Olympionike tragique, s’entête à vouloir
sont assez justement invoquées. rester grec comme est serbe à jamais Marina Abramovi� ; que l’un ne puisse
L’époque est en effet encore marquée par Dylan et les Black Panthers, s’échapper des rayures bleues taggées du drapeau hellène, que l’autre se
par la toute-puissance sartrienne – en tous cas en France – et celle du marxisme, débatte sur un tas d’os sur lesquels semble encore palpiter de la chair
ou du moins de Marcuse ou de Lukács. L’on aurait trouvé impensable, en lambeaux, tous deux disent assez que l’on ne peut pas réduire l’engagement
en cette époque honnie, que celui qui se nomme performeur et qui est au seul embrigadement politique institutionnel si commode à pourfendre
censé faire de son propre corps à la fois sa « matière » et son sujet, reste par quand on veut avant tout refuser de reconnaître que tout art est « en
exemple muet dans son art face aux milliers de corps qui périssent en situation ».
mer à sa porte ou à ceux d’enfants maudits qui préfèrent exploser en semant Même « Oscar », l’écorché de nos salles d’anatomie, n’est en rien
la mort autour d’eux plutôt que de vivre leur jeunesse parmi nous. Il est universel et Foucault nous a montré à quel point il est « situé » lui aussi,
trop simple là encore de caricaturer cette réflexion des seventies qui ne pantin biologique indétachable d’une histoire occidentale de la médecine.
s’entend pas coupée de son « épistèmê » tout entière, l’engagement dont il est Claude Boudeau se tape la tête sur nos trottoirs comme il se mue en thon
question ici n’en appelle pas à un quelconque embrigadement, mais, mort, sûr que le plus grave crime de notre société est d’être en fait
102 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 103
fondamentalement pédophile. Pédophilie qu’elle a prétendument 6. « La vie végétative de Mais il y a également d’autres réalités qui se tapissent derrière cette
l'homme, qu'il a en commun
en horreur, mais qui la pousse à faire défiler au pas des enfants soldats dans avec toute la nature vivante, invective en forme de dénonciation anachronique, celle qui manifeste son
l'incite au développement,
les pays qu’elle manipule ou des mannequins de plus en plus jeunes à à l’activité et au plaisir, à la
malaise devant la crudité des corps désirants et désirables.
l’abri de ses frontières. Pédophile, cette société européenne qui, sans évoquer fuite du déplaisir ; elle s’éprouve
La performance performante est toujours érectile ou mouillée. Charnel,
sous la forme d’entraînements
la honte des mini miss, se tord de désir devant des podiums où des jeunes et de pulsions (strömende,
le corps provoque parce qu’il montre ce que précisément on ne montre plus
drängende Empfindungen).
filles de seize ans anorexiques ou ivres de cocaïne défilent pour son bon Ces sensations constituent depuis qu’un ordre moral nauséabond s’est répandu des États-Unis à l’Iran.
le noyau de toute philoso-
plaisir, mais qui hypocritement souhaiterait voir la peine de mort rétablie phie du progrès, donc
Les années soixante-dix comme anathème parlent aussi de ce phéno-
pour les deux ou trois dégénérés qui se jettent sur des gosses en ogres révolutionnaire. » Wilhelm
Reich (1945), La Révolution mène-là. Non, on ne se prononce plus pour ou contre les seins nus sur la plage,
maléfiques. Sexuelle, Pour une autonomie
caractérielle de l'homme, mais pour ou contre le burkini, et c’est bien sûr Cabu et Wolinski qu’on
Pédophile, ce monde, car non pédagogique, son contraire ; société qui Paris, Union Générale
assassine.
d’Éditions, collection 10/18,
n’écoute pas sa jeunesse et qui ne la supporte que publicitairement désirable 1970, p. 373.
Les historiens diront un jour ce que le sida a autorisé comme régression
et silencieuse. Refus des jeudis soir comme de l’expression de leurs aspirations
dès le début des années quatre-vingt dans la sexualité qui se libérait alors
qu’on réduit à néant en les sous-employant ou en les rejetant aux marges
tout juste du carcan de la jurisprudence judéo-chrétienne grâce, précisément,
du travail. Ces phrases sonnent très « années soixante-dix » diront les mêmes
aux combats des années soixante-dix.
détracteurs, mais il nous faut bien dire que lorsque Claude Boudeau rampe
en Grèce, nu avec une tête de thon tranchée sur la tête, c’est qu’il dit au monde Les arts n’échappent pas à cette histoire et, même s’ils peuvent constituer
que celui-ci reste totalement sourd aux cris de sa propre jeunesse et que parfois un ultime îlot de résistance, ils sont pour les plus « plaisants » devenus
l’agitation sympathique du bistrot n’empêchera nullement le jeune poisson essentiellement des parangons de vertu.
d’agoniser à l’air libre dans l’indifférence générale et les papotages. Du corps, mais pas trop, semblent manifester ces pseudo performeurs
La philosophie peut s’inquiéter de cet assourdissant silence il n’est qui agissent alors comme ces senseurs qui établissent, sans rire, la distinction
pas sûr que sa clameur reste longtemps confinée dans les seuls arguments entre différentes tailles de sexe masculin pour déterminer à partir de quand
d’un débat esthétique. l’érection peut être dite patente et là supporter légitimement, selon eux,
la censure.
La performance est un art fondamentalement « situé », car notre corps,
même le plus nu, dit encore la communauté et la civilisation auxquelles il Nu mais convenable, sans poil ni semence ni encore moins sang.
appartient, il manifeste son bassin de civilisation dans son plus contemporain Oubliée la Démeter-Madame Poule, dénoncé le coq/cock de Steven Cohen sur
état de développement, c’est-à-dire dans son questionnement le plus violent le parvis du Trocadéro. Pas de Woodstock et de bains de boue au royaume
ou sous-jacent. Encore une fois, il parle toujours « de quelque part », auraient de la téléréalité.
dit les années soixante-dix. Ainsi la performance qui nous intéresse, celle-là même que l’on cri-
Ainsi on assiste à un retournement théorique essentiel : ce sont tique en lui accolant la caractéristique réputée infamante des années soixante-
les performances qui se présentent au contraire comme muettes et sourdes dix, a, elle, un sexe (parfois même les deux à la fois), en tous cas un sexe
à ces problématiques sociales ou politiques qui sont, elles, illustratives désirant, et le montre. Les King’s Queer et Luce de Tetis désirent plus
et ornementales. Peu importe qu’elles se parent d’on ne sait quelle recherche qu’ils ne délirent et n’imagineraient pas sans répugnance ou ironie s’installer
ontologique aux accents vaguement phénoménologiques (souvent dans dans ce qu’il faut bien appeler de son nom : l’académisme d’un corps sans
le vocabulaire du cartel seulement), elles ne font que « couvrir de guirlandes chair, d’une nudité empêchée / sans péché.
de fleurs les chaînes dont les hommes sont chargés », aurait dit le Rousseau À l’heure où ces critiques sont proférées, on rêverait presque non
du Discours sur les sciences et les arts. sans ironie d’un État encore plus policier où tous les sites visités des mêmes
Se complaire dans un silence élégant et convenu, c’est se taire devant commentateurs tartuffes seraient publiés au grand jour...
certaines réalités qui font et fondent pourtant notre situation au monde Les années soixante-dix de Marcuse à Reich ont non seulement
et c’est en fait fredonner tantôt des chansons de variétés ou des hymnes prôné, mais expérimenté la sexualité comme un terrain libératoire, le corps
militaires, tantôt des cantiques religieux, espérant ainsi étouffer les cris des désirant se faisant vecteur de la transformation de soi vers un sujet libre et,
faibles plutôt que de se laisser pénétrer et traverser par eux. La performance par là, vers le citoyen d’une nouvelle organisation sociale. Il y avait du Fourier
ainsi fièrement « insituée » et si haineuse envers « les années soixante-dix » dans ces actes-là6.
est étymologiquement condamnée à n’être jamais enthousiaste.
104 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 105
Les hippies font l’amour dans le même mouvement qu’ils font com- 7. « Comme la peste, le laisse nous repaître de son éternel et si cru basculement, « cul par-dessus tête »
théâtre est donc un formidable
munauté et c’est sans doute cette effrayante propension à refuser d’enfermer appel de forces qui ramène dit l’expression commune. La performance s’attache au pilori de nos rêves
l’esprit par l’exemple à la source
le sexe en l’intime qui plonge dans l’effroi notre société du contrôle. Société de ses conflits, » Antonin
de domination ou de soumission les plus enfouis et se déploie tel le cri du
qui, hélas, forme le quotidien de nos travaux et de nos jours. Artaud, « Le théâtre et la peste », torturé ou du jouisseur. Si cette violence-là inquiète, alors il faut s’en réjouir
dans Le Théâtre et son Double,
Le réputé le plus intime, le plus ordinairement « encaleçonné », fait Paris, Gallimard, 1964. profondément, car c’est précisément là la marque de sa pertinence
8. « Travaillez maintenant,
communauté ne serait-ce que dans la capacité du désir de s’aventurer hors jamais, jamais : je suis en grève.
et, en définitive, de sa nécessité.
Maintenant, je m’encrapule
des barrières sociales déterminées. Il ne faut pas oublier que la pire chose pour le plus possible. Pourquoi ? Obscène est ainsi nécessairement le performeur qui tend à montrer
Je veux être poète et je travaille
l’apartheid – cette hideuse doctrine du développement séparé des cultures – à me rendre voyant : vous
ce que d’ordinaire l’on cache ou que l’on ne montre que de temps en temps sur
n’était évidemment pas l’existence de tribus, mais au contraire la possibilité ne comprendrez pas du tout un théâtre apprivoisé en codes scéniques et dans l’affreuse bienséance de
et je ne saurais presque vous
du couple mixte, ce que les Nazis condamnaient à mort également. expliquer. Il s’agit d’arriver la représentation bourgeoise (adjectif des années soixante-dix désignant une
à l’inconnu par le dérèglement
Ainsi, organiser à l’insu du contrôle social des connivences entre des de tous les sens. » Arthur classe de possédants ayant en haine le corps et son désordre et, par là, tout
Rimbaud, « Lettre à Georges
êtres qu’on souhaiterait distinguer et compartimenter s’avère un formi- Izambard, 13 mai 1871 », dans
art qui s’en réclame et qui ne s’épuise pas dans sa valeur marchande...).
dable démenti à l’ordonnance en question. Tant que Benoît et Djemilla ou
Lettres de la vie littéraire C’est dehors que l’artiste opère bien plutôt, non sur scène, mais en compagnie
d’Arthur Rimbaud (1870-
Saïd s’aimeront, l’inquiétude régnera chez les racistes de tous bords. Pasolini, 1875), Paris, Gallimard, coll. de ses compères, « perdants magnifiques » et pestiférés, tous les Antonin
L’Imaginaire, 1990.
comme Le Caravage avant lui, s’unit à des corps que l’appartenance à sa Artaud et Pierre Guyotat du monde7.
classe aurait dû lui interdire, pour aimer embrasser des bouches sans dents Le troisième impensé de cette invective historique est de sous-entendre
ou trouver belle à pleurer une madone de bordel, ils en seront, douteusement, que rôde autour de ces performances moquées une forte odeur de drogue.
tous les deux « punis ». Certaines performances forcément hystériques seraient, à en croire
Les penseurs d’extrême droite n’ont de cesse aujourd’hui de vouloir nos contempteurs, toujours plus ou moins le fruit de l’ivresse et de l’état second
briser le lien entre sexualité et politique, car ils savent ce que celui-ci à forte présomption vénéneuse.
représente comme danger à leurs a priori sectaires. Mélangés voluptueuse- Les années soixante-dix et Timothy Leary ont effectivement tout
ment étaient donc au contraire les jeunes gens des années soixante-dix, expérimenté du peyotl au lsd, et l’on évoque non sans satisfaction la liste des
et l’on ne peut que parfois s’étonner que certaines performances d’Yves Klein « overdosés » qui, de Jimmy Hendrix à Jim Morrison, ont, comme les sexuel-
ou certains happenings d’Allan Kaprow aient pu être organisés et mon- lement déviants cités plus haut, été bien « punis » eux aussi.
trés sans que les vindictes de la censure se soient manifestées, ce qu’elles
« Années soixante-dix » désignerait donc ici cette propension méphi-
feraient évidemment aujourd’hui.
tique à chercher dans l’abus de substance légale ou la prise de substance illégale,
La performance sexuée est donc peut-être « années soixante-dix », mais la capacité à ainsi s’excéder en lieu de se recueillir. Pour le dire autrement,
c’est alors un titre de gloire dont elle doit s’honorer. il y aurait des performances qui sentiraient le tofu, le jus de carotte et
Faire de son corps ce qu’il est, à savoir une bombe à retardement le respect de soi et d’autres qui sentiraient trop fort la vinasse, quand elles ne
de désirs et, inversement, un réceptacle inévitable des concupiscences exté- fleureraient pas bon la proximité des tribunaux.
rieures, est la preuve d’une authentique lucidité. Accepter ces forces qui « Années soixante-dix » serait ici, et c’est évidemment essentiel, plus
nous animent et nous font vivants (et qu’on les nomme « libido » ou ou moins synonyme d’illégal.
« Wille zur Macht » importe peu en fait), c’est refuser de faire de son corps
Or précisément ce soupçon, là encore, se fait qualité immense s’il signi-
l’étendard de valeurs extérieures, mais bien à l’inverse travailler, en et par lui,
fie que le performeur est prêt à se sacrifier, au sens moins bataillien que
sans le nier dans ce qui fait son âpreté ou parfois même son ridicule.
rimbaldien du terme.
Tortillant, bestial et bouillant, la performance a affaire aussi à ce
Ce fameux long et parfait dérèglement de tous les sens de la lettre à
corps-là et, si être « contemporain » c’est oublier Bataille, alors nous devons
Izambard8 désignait déjà un tragique programme : le haschich, l’amour homo-
être fiers de notre anachronisme. « On saura un jour que Bataille est un
sexuel et passionné avec Verlaine, et peut-être même déjà la continuation de
de nos plus grands philosophes », disait Michel Foucault, et ce temps-là est
la poésie par d’autres moyens, le trafic d’armes à Harare.
peut-être paradoxalement venu.
Le performeur ainsi voué aux gémonies des années soixante-dix est
Le corps, le nôtre exactement, se tord de désir, aspire à être
essentiellement rimbaldien dans son refus de concevoir que son œuvre puisse
battu et ensanglanté, à tourner au sein de machines qui n’ont plus rien à voir
le laisser indemne.
avec la sage ordonnance de Vitruve, et Nikolaos Stathopoulos nous
106 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 107
L’idée, si bienséante, que l’art serait un travail n’a plus cours ici 9. Claude Lévi-Strauss, comme « années soixante-dix » est un privilège de « pieds poudreux ». Repro-
1952, Race et histoire, Paris,
et, a contrario, le « ne travaillez jamais ! » de Rimbaud que Filliou et Debord unesco et 1987, Paris, Denoël che en forme de reconnaissance majeure qu’adressent de pauvres sédentaires
(Folio Essais).
reprendront après lui prend un sens bien singulier. Chaque performance 10. « C’est le chemin inverse
qui confondront toujours ces embarquements aventureux et sans retour
exige en effet qu’on accomplisse un retour fort aléatoire, comme lors des anciennes écoles théâtrales ; possible à l’identique avec de simples déplacements, déplacements qui
au lieu d’aller de la personne
d’une redescente après un « fix », par exemple, ou une énorme cuite, sans au personnage – comme prennent souvent chez eux (le mot est si éloquent) des allures de « résidences ».
croyaient faire ces écoles –
que celui-ci ne garantisse jamais qu’on retrouve son état initial. On ne quitte le panique essaie d’arriver
« Les choses finissent toujours par dire ce qu’elles sont », disait Lacan.
pas sobrement l’atelier pour remettre à plus tard ou reproduire dans une du personnage qu’il est (par
D’ailleurs, et pour achever les acceptions que sous-tend ce reproche
l’éducation anti panique
tranquille protection de soi son acte performatif. implantée par les “augustes”)
d’être « des années soixante-dix », après l’engagement, la sexualité et
à la personne qu’il renferme. »
Comme le dit Austin dans sa philosophie analytique du langage, parfois, Alexandro Jodorowsky, le refus du travail, il faudrait aussi bien sûr parler du goût des autres, de la
« L’acte théâtral », dans
dire c’est faire ; le performeur en somme, quand il performe, est comme Le Théâtre de la guérison, Paris, « pensée sauvage ».
Albin Michel, 1995.
celui qui a juré, sa parole l’oblige définitivement, sauf à être précisément par- Souvent congédiée aujourd’hui au prétexte de danger d’exotisme,
jure. Tout performeur véritable dit en effet à sa manière « je le jure » à chaque cette certitude qu’il fallait aller se coltiner des cultures radicalement autres
acte performatif. Car son acte n’est en rien une poiesis, mais bien une (cultures qui seraient sans doute plus proches, pour parler comme l’auteur
praxis qui le transforme en profondeur, comme au tribunal votre serment vous de Race et Histoire9, d’un idéal d’adaptation à la nature qu’à sa pure et
transforme aux yeux de la loi de simple passant en témoin. (Témoin se disait simple domestication et transformation qui nous habitent encore aujourd’hui
d’ailleurs « martyr » chez les Anciens tant porter témoignage pouvait aller pour en Occident jusqu’au suicide collectif) serait purement et simplement ana-
eux avec une capacité à accepter de souffrir.) chronique. Or heureusement, grâce à certains performeurs, cette ouverture
L’accusation ici conçue désigne surtout un monde qui souhaite voir au plus lointain ailleurs perdure en nos temps aveugles qui traitent si aisément
l’art réduit à la fabrication d’objets (virtuels ou non, conceptuels ou de « voyeurs » ceux qui n’entendent pas détourner leur regard de réalités
matériels, peu importe pour le raisonnement) à forte valeur ajoutée. Or, pour dérangeantes.
reprendre la distinction platonicienne, la praxis, véritable création, engage, Marguerite Bobey sait ce que la forêt dense abrite de sagesse et
au contraire de la poiesis, le corps et l’âme tout entiers. En bref, ce n’est pas une pourquoi les peuples qui la font vivre sont précisément en danger de mort,
activité extérieure qui laisserait son auteur intouché. par exemple, tout comme Kendell Geers sait qu’un sangoma n’est pas un
Non, la nudité publique n’est jamais chose facile à assumer pour savant de pacotille. De même, Jay Fox sortira de sa souille en un personnage
celui qui se dépouille, et le retour aux habits-habitus d’après-performance « acéphale » que n’aurait pas désavoué le fondateur de la fameuse société
n’en n’est jamais vraiment un ; de même, le cri ne laisse pas la bouche secrète du même nom. Il est de bon ton aujourd’hui de ne pas lire Castaneda
et le gosier aussi prompts à chuchoter ou à se taire une fois qu’il a été proféré. ou de feindre qu’on ne comprend pas Jodorowsky et son théâtre « panique »
Lorsque Julien Blaine déclare, par exemple, qu’il « faut s’y faire, je vocifère ! », de la guérison. Mais ce que dit ce dernier, expliquant à qui veut encore
il ne parle peut-être pas simplement du temps de la performance. De même, l’entendre que le but d’un acteur n’est pas de faire le voyage de la personne
chez Homère, Ulysse ne « revient » jamais chez lui, si revenir signifie un qu’il est à l’état d’être enfin sur scène un personnage, mais, qu’à l’inverse il
retour à l’état antérieur. Son nom même est d’ailleurs évocateur de cet état doit, créant la panique alentour et en lui, peut-être passer du personnage que
de fait, Ulysse se dit « Odysseus » en grec ancien, son nom est voyage. la société lui impose d’être au vrai être vivant sur la scène, est évidemment
L’épopée du héros, en ce sens, rejoint en quelque sorte le trip du perfor- riche de perspective pour la présente analyse10.
meur, qui ne saurait imaginer un retour « à la normale » après son acte. Et, là Castaneda, chez son sorcier Yaqui, a saisi que regarder n’est pas voir
encore, ce que d’aucuns lui reprochent par « années soixante-dix » interposées, et que, pour voir, comme l’antique Œdipe le chante, il faut savoir être dans
c’est au contraire sa marque d’authenticité la plus incontestable. une cécité face au monde qu’on nous présente.
Si une performance laisse intouché son auteur, c’est qu’elle est aussi Refuser les ombres de la caverne pour voir enfin : les performeurs,
ratée que ces voyages organisés qui seront toujours plus organisés que voyages. ceux précisément qu’on repousse dans les « années soixante-dix », ont raison
Maîtrisée, car trop maîtrisable, elle n’embarquera jamais son créateur d’en appeler à l’exigence du voir et non du regard. Qu’elle soit d’Éleusis
qui ne pourra alors jamais « faire la route » pour rester dans la métaphorique ou du Mexique, de Sibérie ou de Barbès, la rencontre avec des êtres pro-
évocation des années Katmandou. prement illuminés peut, en effet, ouvrir sur des mondes nouveaux,
Rimbaud, Kerouac, ou même le vieil Homère – l’on choisira bien ces « autres terres en vue » que chantait Élie Faure, le vieux critique d’art
l’univers poétique que l’on veut –, mais, une fois encore, se faire désigner au style inimitable.
108 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 109
Adepte de « la philosophie du goéland » de Kenneth White ou « homme-
Un questionnaire oublié ou
11. Kurt Cobain, « Lettre à
The Advocate, décembre 1992 »,
carrefour » chanté par Édouard Glissant – l’on choisira la « géopoétique » dans Journal, traduction
de Laurence Romance, Paris,
110 Les années soixante-dix ou la peste soit de la performance et des performeurs ! Laurent Devèze 111
La performance et l’action en direct font partie intégrante de la pratique
de nombreux artistes actuels, à tel point qu’on peut parler d’un réel
renouveau du genre depuis une dizaine d’années. Comment expliquer
ce développement récent ?
Texte publié en anglais (2016) dans cmagazine 129, traduction française par Nathalie de Blois.
30 avril au 1er mai 1990, dans une prairie par J.-P. Le Goff dans un
document préliminaire sont :
Daniel Lines, Daniel Daligan,
[Fig. 1] Jean-Pierre Le Goff, Rosée ascendante, page dactylographiée, reproduite en photocopie, 1990.
Collection particulière.
et d'équivalences, propre à l’artiste, qui pendant plusieurs années explora capitaliste, force est de mesurer l’accomplissement sans frein des volontés de la raison
ainsi les périphéries et le presque-rien. Ce sont quelques-unes des imbrica- marchande et force est de constater les immenses boulevards qui s’ouvrent devant
tions et logiques de sens mais aussi des bifurcations inattendues qui la domination spectaculaire alors que les industries médiatiques se déploient de façon
constituèrent Rosée. accélérée. C’est au cœur de ce premier « constat du désastre » que s’épanouit l’idée
banalytique. Désormais, devant une réalité aussi écrasante, maintenir une position
Une autre particularité est à relever chez cet auteur, soit une écriture
critique ne pouvait reposer que sur des bases extrêmement modestes et à rebours
des constats : « Peu avant le coucher du Soleil nous montâmes en une caravane
des ambitions idéologiques ayant jusqu’alors prétendu « changer le monde ». Le temps
de voitures au champ pour y déposer les objets. J’en étais chargé de 18,
était venu pour la résistance du dérisoire15 ».
je les présentais et les déposais9. » Ainsi, l’ensemble du processus comprenant
l'invitation de témoins-acteurs, une indifférence certaine de l’auteur vis-à-vis Rosée s'inscrit dans cet esprit ; c'est une action du dérisoire, un hommage
de l'effet produit, l’activation de constats, la distance prise à l'égard de à rien, sinon à la rosée de l'aube, constatée en présence de co-acteurs dans
toute action ostentatoire tout en s'écartant des centralités d'une géographie ce « lieu champêtre et nocturne », en ce 1er mai, une action qui ne saurait être
du système de l'art, fonde une authenticité de l'acte qui n'est pas sans rappeler « qu’attention discrète à l’éphémère, à la délicatesse, à l’instabilité du monde
le projet banalytique.
« Ce que j’éprouve pour ces photos relève d’un affect moyen, presque d’un dressage.
Je ne voyais pas, en français, de mot qui exprimât simplement cette sorte d’intérêt humain ;
mais en latin, ce mot, je crois, existe : c’est le studium, qui ne veut pas dire, du moins
tout de suite, « l’étude », mais l’application à une chose, le goût pour quelqu’un, une sorte
d’investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière. C’est par
le studium que je m’intéresse à beaucoup de photographies, soit que je les reçoive comme
des témoignages politiques, soit que je les goûte comme de bons tableaux historiques :
car c’est culturellement (cette connotation est présente dans le studium) que je participe
aux figures, aux mines, aux gestes, aux décors, aux actions.
Le second élément vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n’est pas moi
qui vais le chercher (comme j’investis de ma conscience souveraine le champ du studium),
c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. [...] Ce second
élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est
aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum
d’une photo, c’est ce hasard qui me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). »
1
Roland Barthes
130 Danse dans la neige vue depuis la Méditerranée Armando Menicacci 131
Reconstruction, recréation et réactivation de Danse dans la neige 8. René Durocher, Paul- 10. Évidemment, avec dans des lieux similaires. Il s’agit plutôt d’une performance in situ qui
André Linteau, Jean-Claude certaines exceptions, comme
Robert et al., Histoire du Québec le cas d’Isadora Duncan ou de refuse la répétition, comme elle refuse l’espace théâtral. On peut dire aussi
Une fois accepté le fait que l’œuvre ne pourra pas être reconstruite techni- contemporain, t. II : le Québec Rudolf Laban à Monte Verità
depuis 1930, Montréal, Boréal, entre 1913 et 1918. Sur Halprin,
que le désir de Sullivan de destiner sa performance à la pellicule en
quement et que les seules opérations possibles sont la recréation et la 1989, p. 338. cf. Anna Halprin, « Trente fait aussi une des premières œuvres chorégraphiques, voire performatives
réactivation, il faut s’interroger sur leur opportunité : pourquoi réactiver 9. Guy Robert, L’Art années de transformations par
au Québec depuis 1940, Montréal, la danse. Entretien avec Nancy pensées pour l’écran. On ignore ce que Françoise Sullivan connaissait
et recréer Danse dans la neige soixante ans plus tard ? Et encore, pourquoi La Presse, 1973, p. 16. Stark Smith (1989) », dans
Mouvements de vie, Bruxelles, du cinéma expérimental, en particulier les films de Maya Deren, qui sont
un film ? Il est ici question d’herméneutique plus que d’exégèse philologique. Contredanse, 2009, p. 6-28.
considérés comme les premières œuvres dans lesquelles la danse ren-
Pour comprendre le sens d’une telle opération aujourd’hui, il faut tout 11. Un des exemples les
plus frappants de ces dernières contre le cinéma expérimental, mais Sullivan reste certainement, au moins
de même un peu d’exégèse, de studium. Puisque la chorégraphie est perdue, années a été la 6th Caribbean
Biennal (2001) de Maurizio dans ses intentions, une pionnière de la ciné-danse ou danse pour l’écran.
on est en droit de se demander quelle a été la force expressive de Danse dans Cattelan, biennale du far niente,
ou For the Love of God (2007)
Dans cet esprit, une des forces de la performance consiste en son déplacement
la neige dans le contexte historique et politique de l’époque. de Damien Hirst, qui lie du théâtre vers l’espace public et de la salle en présence vers l’écran de
poétiquement argent et mort,
ou encore les Affiches (1994- cinéma. Il s’agit d’une œuvre qui refuse d’être insérée dans le marché habituel
1. L’œuvre dans son contexte 2009) de Michel François,
œuvres vouées à la dissolution de la danse. Le choix d’un espace ouvert, lointain, pratiquement sans public,
Pour nombre d’historiens, la Grande Noirceur, qui s’étend plus ou dans l’espace public et à la
le refus du théâtre et de la fixité de l’œuvre placent historiquement Danse dans
détérioration entre les mains
moins des années 1944 à 1959 (deuxième mandat du premier ministre Maurice des spectateurs. la neige en porte-à-faux vis-à-vis du marché, ce qui m’amène à la regarder
12. Mario Côté, art. cit.
Duplessis), apparaît comme la période de « l’apogée de l’Église catholique comme une des premières œuvres de danse dans la nature et dans l’espace
au Québec, [mais] aussi celle où l’institution commence à manifester public, du moins dans le continent américain. D’habitude, dans l’histoire
des signes sérieux d’essoufflement et d’inadaptation face aux transformations de la danse, on fait remonter le mouvement de déplacement de la
de la société10 ». Malgré l’apparition de conflits ouvriers forts, les élites, scène à la ville puis à la nature à Anna Halprin dans la première moitié
associées à l’Église catholique – qui avait en main une très grande partie des années 196012. Mais, avec l’œuvre de Sullivan, on est en 1948 ! Avec tous
de l’éducation –, se sont recroquevillées dans un conservatisme très dur qui ces déplacements, ces anticipations et ces refus, Danse dans la neige semble
a créé encore plus de tensions sociales. À partir des années 1940, on perçoit un parfait épiphénomène d’œuvre devançant et presque annonçant le mani-
aussi un renouveau artistique, dans la littérature et les arts plastiques, alors feste du Refus global, qui sera publié le 9 août 1948 et signé, entre autres,
que la mise à l’index des livres par l’Église est encore en vigueur. par Borduas, Riopelle, Perron et Sullivan.
Dans ce contexte, le mécontentement des élèves de l’École des beaux-arts Aujourd’hui, la question du marché est plus actuelle et globale que
de Montréal n’est pas sans conséquence, car il conduit en 1945 au départ jamais. Nous voyons une pléthore d’œuvres prenant le marché de l’art pour
de son directeur, Charles Maillard. Peu à peu se forme autour de Paul-Émile cible13. Le marché spéculatif de l’art depuis le début des années 1980
Borduas un groupe d’artistes qui créera le mouvement automatiste et a modifié le système de valorisation et de monétisation de l’art, créant des
qui prônera, entre autres, « le refus de l’académisme et de toutes contraintes, confusions notables et maintes fois remarquées (mais pas encore désactivées)
[...] le règne de l’imagination instinctive et de l’impulsion créatrice ; entre la valeur marchande et la valeur artistique des œuvres et transfor-
en peinture [...] la possibilité de créer des sensations nouvelles par le jeu des mant celles-ci en outils et moyens de diversification de patrimoines.
couleurs sous l’effet du subconscient : dans la vie, [...] la liberté, la spontanéité, Bref, comme au temps de Danse dans la neige, une critique du marché reste
le dynamisme11 ». On sent autant le lien avec le surréalisme, qui avait plus qu’actuelle.
fortement influencé Borduas, qu’une visée politique de l’art en lien avec les
Danse dans la neige se trouve donc non pas reconstruite, mais recréée
problématiques sociales de l’époque. Or, dans un contexte politique si
ou, en tout cas, réactivée par la recontextualisation filmique au sein
différent, avec une Église bien moins puissante et des tensions socioéco-
des Saisons Sullivan. Pour cette raison, Mario Côté ne parle pas de recon-
nomiques si dissemblables en ce début du xxie siècle, pourquoi et comment
stitution, mais de « re-médiatisation14 » au cœur d’un projet filmique que
cette Danse dans la neige peut-elle nous parler aujourd’hui et être encore
je considère comme une nouvelle création, liée au désir originel de Sullivan
actuelle ? Pourquoi et comment la réactiver ?
(ainsi qu’elle l’a formulé en 1948), qui ne se sert de la recréation de Danse
dans la neige que comme point de départ du projet, presque comme excuse.
2. Actualité de Danse dans la neige
Le film réactive les problématiques de cette performance furtive, puisque
Ce qui me touche particulièrement dans cette œuvre, mon punctum, certaines des questions qu’elle abordait poétiquement sont toujours
c’est d’abord ce qu’elle refuse d’être : un artéfact ciselé, répété, chorégraphié présentes, même si elles ont changé de forme, de dimensions et d’incidence
et fixé pour un théâtre quelconque en vue de sa circulation professionnelle socioéconomique. Les Saisons Sullivan est donc plus un make qu’un remake.
132 Danse dans la neige vue depuis la Méditerranée Armando Menicacci 133
Danse dans la neige n’a pas besoin d’être recréée, car sa force lui vient
probablement – voire justement – de sa disparition en tant que performance :
elle se nourrit de son existence mythologique grâce aux photos de Perron,
À POSTERIORI
qui sont là pour suggérer son effectuation en tant que geste artistique.
Sa puissance d’agir lui vient de sa position dans l’histoire et la géographie.
Comme l’a montré Anne Bénichou lors de la soirée au Musée d’art
Origines performatives ?
contemporain de Montréal, l’œuvre de Sullivan n’a pas cessé d’habiter des
artistes, et même de « faire des petits », preuve de sa capacité, qui semble rester
intacte, à mobiliser les imaginaires. La création des Saisons Sullivan opère
donc comme un geste artistique à part entière qui nous replonge dans
ce que la performance avait presque soulevé soixante ans plus tôt Démosthène Agrafiotis
en matière de critique du marché. Malgré le temps, Danse la neige ne sent
pas la naphtaline.
Danse dans la neige, interprétée par Ginette Boutin, extrait Les Saisons Sullivan, coréalisation Mario Côté,
Françoise Sullivan, 2007. Photo : Steeve Desrosiers.
134 Danse dans la neige vue depuis la Méditerranée Armando Menicacci 135
1. Indications préliminaires 2. Récits-sources
L’expérience d’un événement violent ou d’une situation difficile ou rcit i
encore d’un environnement menaçant ou exaltant fait surgir l’insupportable
et/ou l’indéchiffrable. Dans un temps ultérieur, un travail d’interprétation Je suis né en 1946 dans une petite ville de la Grèce centrale, Karpenissi,
peut éventuellement éclairer la complexité des émotions, des sentiments la capitale du nome [grec ancien nomos] d’Eurytanie qui se situe sur les
et des apories qui naissent de cette expérience. Par conséquent, quelles sont flancs du mont Velouchi au sud du Pinde, le massif montagneux qui domine
les conditions pour élucider cette expérience ? Quelles sont les possibilités la Grèce méridionale. Ces montagnes sont connues sous le nom d’Agrafa,
interprétatives auxquelles les récits et les discours peuvent se référer ce qui signifie « non inscrits » dans les livres officiels de l’Empire byzantin
a posteriori ? La psychanalyse est confrontée à ce problème aussi bien sur et plus tard de l’Empire ottoman. Une continuité civilisationnelle de groupes
le plan théorique que dans la pratique de l’analyse. Par exemple, comment ethniques nomades circulaient dans cet espace montagnard. Souvent, les
l’expérience du rêve peut-elle se transformer en ce mélange de parole/récit/ personnes se trouvant en situation d’illégalité dans les villes allaient chercher
narration/discours de l’analysant ? On pourrait y voir une analogie refuge et liberté dans ces endroits isolés aux conditions d’accès difficiles
avec la recherche scientifique, quand l’« omniprésence » de la découverte pour les représentants du pouvoir.
et celle de la force de l’imagination se doivent d’être élaborées pour enfin Ces montagnes ont une très longue histoire. C’est une région pauvre.
être modelées dans un article scientifique où règnent surtout la rationalité, Ses habitants pratiquent depuis toujours l’élevage des moutons et des chèvres
la méthode et la cohérence dans une sorte d’hyperrationalisation et vivent d’une agriculture extrêmement limitée et de la récolte des noix
a posteriori. et des châtaignes. On peut trouver, encore aujourd’hui, des bergers nomades
Si on ramène ces remarques-questions indicatives à mon histoire qui passent les étés dans les montagnes d’Agrafa et les hivers dans les
personnelle en tant qu’artiste de la performance, je me pose la question, plaines de Thessalie.
quelles expériences de mon enfance pourraient me permettre de construire Aussi, dans les églises chrétiennes orthodoxes, on trouve des œuvres
un récit au sujet de mes origines performatives. Quelle utilité pourrait-on appartenant au courant de peinture dit d’Agrafa, largement représenté
attribuer à cet acte a posteriori ? Dans quelle mesure ces événements dans la région. Cette dernière abritait aussi des écoles supérieures consacrées
« traumatisants » déterminent-ils mon trajet artistique ? Risque-t-on un péché à la formation de hauts fonctionnaires pour l’Empire ottoman avec deux
« exhibitionniste » en fouillant dans les souvenirs de l’enfance ? objectifs : former des fonctionnaires polyglottes au service de l’Empire et
créer une résistance vis-à-vis de l’Église catholique qui revendiquait une partie
des pays balkaniques (voir « Μουσείο Ελλήνων », l’École des Grecs qui était
située dans le village de Vragkiana).
Après la guerre de l’indépendance contre l’occupation ottomane,
la région d’Eurytanie a fait un effort pour exister et assurer le minimum vital
pour la population pauvre. L’émigration est encore aujourd’hui une
solution (les États-Unis, l’Australie et, plus tard, l’Allemagne). La région a
vu naître des hommes politiques qui ont joué un rôle important dans l’histoire
moderne de la Grèce (Georgios Kafandaris) et des écrivains reconnus
(Zacharias Papandoniou).
Pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile qui l’a suivie,
la région de Karpenissi a été tour à tour sous le contrôle des Italiens, des
Allemands, des andartès [rebelles, partisans] et de l’armée gouvernementale.
La région a représenté un espace de résistance contre les armées étrangères
et le champ sanglant de la guerre civile. En réalité, les opérations militaires
n’ont pris fin qu’au début des années 1950.
Je suis né en pleine guerre civile. Je garde très peu de souvenirs
de la période 1946-1953. L’un d’eux est lié à la destruction de notre maison,
un autre à la présence de réfugiés qui venaient s’abriter chez nous pour
À POSTERIORI
136 Origines performatives ? Démosthène Agrafiotis 137
éviter les combats entre les partisans et l’armée régulière (sous les instructions Lamia s’emparait des enfants turbulents. Il est clair que ma mère avait créé
des Américains) qui avaient lieu dans les montagnes. Hospitalisée, ma mère une atmosphère de contrôle et de discipline parce qu’elle était trop prise
a eu droit à des oranges pour se rétablir après une opération chirurgicale. par les travaux domestiques et les difficultés quotidiennes. Elle avait conçu
Lorsque je lui ai rendu visite à l’hôpital, elle m’a offert une orange : ainsi, un univers de menaces symboliques et mythologiques pour m’obliger à suivre
ce jour-là, j’ai mangé pour la première fois de ma vie une orange dont je garde ses recommandations.
le souvenir du goût sublime. En voyant le diable, en entendant le bruit des osselets, j’ai eu subi-
Ma famille a quitté Karpenissi en 1954 pour s’installer à Athènes. tement le sentiment que les menaces de ma mère se réalisaient. Je fus
De 1954 à 1964, nous sommes revenus au village pour y passer les vacances submergé par l’émotion. Quelle confusion ! Sur l’instant, j’ai bien reconnu
d’été. J’ai donc eu une éducation et une socialisation à la fois urbaines l’homme qui imitait le diable : c’était le violoniste qui jouait dans les mariages
et quasi rurales. et les baptêmes, un homme toujours aimable. Mais la peur et l’incapacité
de maîtriser l’événement m’envahirent. J’ai commencé à courir tout
en regardant derrière moi pour être certain que le diable ne me suivait pas.
rcit ii
Je suis arrivé à la maison en battant tous les records possibles de vitesse pour
Dans la partie sud de la ville de Karpenissi se situait le quartier nommé monter une pente – notre maison était située en hauteur de la petite ville.
« ta gyftika » (le quartier des Gitans). Les Grecs considèrent que les Gitans Arrivé à la maison, j’ai fermé la porte, je me suis couché dans mon lit et
sont arrivés d’Egypte [gyftika]. Les Gitans étaient spécialisés dans les travaux j’ai passé une nuit d’enfer – l’image du diable ne me lâchait pas, elle me tenait
de forge et étaient forts en musique. Ceux qui s’étaient installés là n’étaient par la gorge.
plus des nomades ; ils étaient devenus sédentaires, mais d’une certaine Le spectacle et la réalité étaient pour moi indissociables.
manière ils restaient isolés. Si un mariage mixte avait lieu, l’événement était
considéré comme un « scandale ». Bien sûr, la rumeur absurde courait qu’ils
étaient tous des voleurs, voire des voleurs d’enfants.
Un jour, juché sur le balcon de l’église de la Sainte-Trinité, je regardais
la pièce de théâtre populaire Panaretos, une variation du poème épique
Erotokritos écrit par Vicenzos Kornaros en Crète au début du xviie siècle.
Une représentation avait lieu chaque année sur la place centrale de
Karpenissi. D’où j’étais placé, j’avais une vue générale sur l’action, mais
l’acoustique était mauvaise (à cette époque-là, il n’y avait pas de système
d’amplification). J’étais fasciné par les costumes et les cris des acteurs.
Ils jouaient en fait tous les rôles d’une manière assez grossière et semblaient
avoir beaucoup de difficultés à se rappeler leur texte, chose par ailleurs
négligeable, car le public connaissait l’essentiel de l’histoire et chaque phrase
était connue et répétée par les spectateurs. J’ai vu ce jour-là, apparaître la
Mort, sous la forme d’un diable avec une longue queue, un visage noir et
deux cornes. Son vêtement, sur lequel avaient été cousus des os d’animaux,
était orné de touches de rouge. Son regard était étincelant. Tendant une
boîte, il faisait le tour de la place demandant quelques pièces pour la troupe
de comédiens. ([Fig. 1 à 4] Ces photos datent du début des années 1970.
On peut remarquer l’influence esthétique de la télévision et du cinéma [Fig. 1] Théâtre populaire à Karpenissi. Photo : Démosthène Agrafiotis.
À POSTERIORI
138 Origines performatives ? Démosthène Agrafiotis 139
[Fig. 3] Théâtre populaire à Karpenissi. Photo : Démosthène Agrafiotis.
[Fig. 2] Théâtre populaire à Karpenissi. Photo : Démosthène Agrafiotis. [Fig. 4] Théâtre populaire à Karpenissi. Photo : Démosthène Agrafiotis.
À POSTERIORI
140 Origines performatives ? Démosthène Agrafiotis 141
rcit iii À ce moment-là, un homme s’avançait, ses vêtements à l’envers,
son visage noirci par la fumée, l’air excité. Il se mettait à déclamer des paroles
Le lundi gras qui suivait le spectacle de Panaretos (qui a lieu tradition-
incohérentes, à rire, à courir de tous côtés... Évoquant les problèmes de la
nellement le dernier dimanche du Carnaval), un autre évènement traditionnel
ville, il faisait appel au maire pour l’inciter à réaliser des travaux dans la
avait lieu. C’était « o gyftikos gamos » [le mariage gitan]. Il s’agissait d’un faux
cité, car, après la guerre civile, la vie était difficile pour tout le monde.
mariage imitant tous les aspects d’un mariage traditionnel. Comme pour
Puis, subitement, il se mettait à crier, à pleurer, à se plier en deux... faisant
la fête de Panaretos, là aussi le mariage était organisé de façon collective
mine de chercher des toilettes, mais la petite ville ne disposait pas de toilettes
par les hommes de la communauté. La mariée, c’était le boucher, un homme
publiques. Il criait qu’il ne pouvait plus se retenir, descendait alors ses
rondelet avec un teint très clair, personnification du bonheur et de la
pantalons et faisait semblant de se soulager. Il prétendait ne plus pouvoir
prospérité. Il-elle avançait assise sur un âne, mais à l’envers. Elle était habillée
supporter l’odeur de ses excréments, qui étaient plus que visibles car, sous
d’une robe blanche, avait le visage caché derrière un tissu semi-transparent,
son pantalon, il portait un deuxième sous-vêtement blanc souillé d’un mélange
maquillée de façon outrancière. Le « mari », c’était le propriétaire d’un
de tarama et de farine. Il courait çà et là, et le public réagissait à ses propos
café, bien connu pour son style très particulier, à la fois de macho et de brave
par des rires et des exclamations.
garçon.
Qui était cet homme ? C’était le frère de ma mère, mon oncle Vassilis
Le cortège du mariage apparaissait à l’entrée de la ville et avançait
Koutsothodoros (l’homme sans maquillage à demi-allongé sur la Figure 5),
lentement. Un garçon conduisait l’âne, et la mariée saluait tout le monde
le commerçant le plus important de la ville, un homme habile et efficace qui
comme si elle était la reine d’Angleterre. Le cortège, accompagné de musiciens
avait créé une entreprise florissante en vendant du tissu, des vêtements,
gitans, arrivait sur la place centrale de la ville après deux heures de marche
des linges et des produits pour les femmes et pour leurs travaux de ménage
durant lesquelles, il s’arrêtait devant les maisons pour boire, manger et
et de couture. Pendant trois étés consécutifs, j’ai travaillé dans son magasin
danser. Les hommes étaient maquillés de noir, comme des Gitans forgerons
pendant les vacances, et y ai appris les secrets du métier de commerçant.
dont les visages étaient souvent noircis par le feu. Souvent, ils portaient
Par exemple, nous parlions entre nous une langue différente, la « langue des
leurs vêtements à l’envers. Quand la mariée arrivait sur la place centrale,
mendiants » que mon oncle avait apprise avec les mendiants nomades.
les spectateurs tout autour se trouvaient dans un état d’exaltation et de dérision
Ainsi, les clients ne pouvaient pas comprendre ses instructions concernant
extrême qui culminait au moment où le jeune couple échangeait des baisers
le marchandage des prix.
passionnés [Fig. 5].
Moi, j’étais le roi de la section des fils de la marque dmc. Je connais-
sais toutes les références et les couleurs par cœur. J’ai d’ailleurs gardé un
attrait particulier pour cet article et, il y a quelques années, un ami vidéaste,
Robert Cahen, m’a emmené visiter les usines de fils dmc à Mulhouse.
Aujourd’hui en déclin, dmc était, à une époque, la référence pour les aides-
couturières et les jeunes filles grecques qui brodaient.
Une grande partie de la réussite commerciale de mon oncle était liée
aux mariages. Il recevait la famille de la future mariée pour préparer sa
dot (draps, serviettes, nappes) ainsi que les cadeaux que ses parents offriraient
à la famille du futur époux. Un rituel très compliqué et extrêmement
profitable que mon oncle concluait toujours avec la distribution de loukoums
en lançant sa phrase humoristique : « Voyons si les loukoums sont salés
à souhait ! »
Un jour, mon oncle me demanda de l’accompagner à l’atelier de fabri-
cation des boutons parce qu’il avait besoin de mon aide. Un homme au
visage pâle et aux mouvements indécis se trouvait là, l’air malade. Mon
oncle le conduisit vers une chaise et me demanda de le tenir par les poignets.
[Fig. 5] « o gyftikos gamos » [le mariage gitan]. Photographe inconnu. J’échangeai un regard plein de sympathie avec lui. Puis mon oncle lui
fit signe d’ouvrir sa chemise. Il passa ses mains sous les aisselles de l’homme,
À POSTERIORI
142 Origines performatives ? Démosthène Agrafiotis 143
l’empoignant avec force et tirant brusquement sur les tendons qui traver-
sent cette partie-là du corps, tout en criant violemment. Le client s’évanouit
presque et resta quelques minutes dans un état de torpeur. Je m’imaginais
être à la fois dans une salle de torture, un bloc opératoire, un cauchemar
sans issue. Mon oncle me dit alors de continuer à tenir les poignets du client
et d’attendre qu’il reprenne possession de son être. Il nous laissa là et alla
à son travail au magasin.
Après un moment, l’homme reprit conscience. La couleur de
son visage était redevenue normale. Se déclarant en pleine forme, il sortit
de l’atelier en se déplaçant avec assurance et échangea quelques mots
avec mon oncle – ils étaient tous deux commerçants. Je suis sorti de l’atelier
avec stupéfaction (je devais avoir quinze ans). Mon oncle me dit
qu’en tant que guérisseur il avait simplement réorganisé le fonctionnement
du système nerveux de cet homme. Il m’expliqua qu’il faisait cela à titre
gracieux pour « laver sa vie de toutes les mauvaises actions et de tous
les péchés ».
Évidemment, j’ai voulu continuer à être son assistant et j’ai vu
des hommes et des femmes entrer malades dans l’atelier pour en ressortir
guéris. Mais surtout, j’ai appris à soutenir la pratique thérapeutique de
mon oncle en évitant cette impression désagréable, que le système nerveux
du « client » allait passer à travers mon corps et, à chaque fois, me faire
remonter l’estomac dans la gorge, comme on dit. La phrase qu’utilisait mon
oncle était pratiquement la même que celle de ma mère, une guérisseuse
populaire, qui justifiait ainsi sa pratique : « Je le fais pour sauver mon âme et
trouver une place au paradis. »
Voilà donc un performeur-commerçant qui travaillait pour son entre-
prise et pour la communauté. Il était à la fois absolument sérieux et tout à
fait drôle et avait réussi à se faire une place unique au sein de la communauté
locale.
Son activité de guérisseur bénévole a contribué à faire de mon oncle
un personnage mythique dans la région de l’Eurytanie et à lui assurer une
Mon oncle est à demi-allongé parmi la petite bourgeoisie locale lors d’une fête campagnarde. Photographe inconnu.
existence humainement complexe.
À POSTERIORI
144 Origines performatives ? Démosthène Agrafiotis 145
3. Clôture en tant qu'ouverture
Il est évident qu’après tant d’années mes récits sont aujourd’hui construits La performance
par rapport aux événements et situations auxquels ils font référence. Mais ils
souffrent d’un a posteriori trop rationnel, trop élaboré. de l’interaction
Malgré une sélection biaisée, malgré cet arbitraire énorme, ces récits
montrent des liens (plus ou moins artificiels), possibles entre des éléments
biographiques et des actions artistiques qualifiées de « performances ».
Cet appel à l’histoire personnelle, ce retour aux origines, privilégie le passé
au détriment du présent et du futur. En cultivant un déterminisme facile, Christopher Salter
je me permets de dire que ma narration se présente ici comme un acte
performatif. Celui-ci ne peut être considéré comme une enquête au
nom de la vérité ; c’est plutôt une réflexion, dans le cours de mon existence,
de sa vanité et dans l’énergie du moment.
À POSTERIORI
146 Origines performatives ? Démosthène Agrafiotis 147
Kebo Ketan, 2017, Sekarputih, au sud de Ngawi, partie Est de Java. Photo : Anke Burger.
Corinne Melin
Représentation de Wayang Kulit à Surakarta (Solo), Java central, 2017. Photo : Chris Salter.
Allan Kaprow
160 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 161
du happening en 1967 en rend compte. « Un happening, contrairement à 6. Entretien avec 11. Il obtient en 1969 Le cadre de l’enseignement11 influe sur la conduite des happenings
Allan Kaprow, dans Kaprow, des heures d’enseignement
une pièce de théâtre, peut se produire dans un supermarché, sur une auto- Pasadena Art Museum, 1967 ; à l’université de San Diego des années 1970. Prenons l’exemple de Time Pieces réalisé à Berlin en 1973
catalogue d’exposition. qui vont le conduire à un poste
route, sous une pile de chiffons et dans la cuisine d'un ami, soit tout à la fois, 7. John Cage, Silence, de professeur. Il y enseignera
avec une centaine de participants12. Dans l’énoncé du happening, il pré-
soit de façon séquencée. Si [les happenings] sont séquencés, cela peut durer conférences et écrits, traduit jusque dans les années 1990. cise à plusieurs reprises la nécessité de discuter, avant et après, avec le groupe
de l’anglais par Vincent Barras, 12. Time Pieces est réalisé lors
plus d’un an. Le happening est réalisé à partir de plans mais il n’y a ni Genève, éditions Héros-Limite, du festival « Aktionen der avant- des expériences vécues. « Time Pieces est conçu pour un nombre varié de
répétition, ni public. C'est de l'art mais de l’art proche de la vie6. » Dégageons 2003, p. 16. garde », Berlin, Neue Berliner
Kunstverein, 1973.
participants ; les échanges, les discussions avant de commencer l’activité :
8. Le biographe d’Allan
les traits de cette définition. Avec un happening, le théâtre qui se joue est Kaprow, Jeff Kelley, expose 13. Script de « Time Pieces », sur la faisabilité et après l’activité retour sur les expériences, les implications
ces changements dans la bio- archives de la critique d’art,
« continuellement en train de devenir ce qu’il devient7 ». Le happening se fait graphie qu’il lui consacre. Fonds Pierre Restany. de chacun. Ces échanges sont à considérer comme faisant partie inté-
hors des limites de l’espace scénique, sans répétition et sans acteurs. Jeff Kelley, Childsplay : The Art
of Allan Kaprow, Berkeley
14. Ray L. Birdwhistell, Kinesics grante de la structure de l’activité13. » Les participants disposent durant ce
and Context : Essays
Ce qui importe, c’est ce qui se fait au moment où cela se fait. Le happening et Los Angeles, University on Body Motion Communication, temps de documents divers, des photos, des énoncés, des vidéos et des bandes
of California Press, 2004 ; Philadelphie, University of
retient en somme du théâtre sa théâtralité, c’est-à-dire un langage détaché voir chapitre sept, « passing Pennsylvania Press, 1970.
sonores réalisés en faisant les activités. Ce temps qu’on pourrait qualifier
through », p. 113-138.
du texte, un langage fait d’expressions. Les lieux institutionnels apparaissent 9. Allan Kaprow, L’art et
15. Allan Kaprow, How to..., de temps pédagogique est bien un retour critique sur ce qui a été vécu
1973, livret de « Time pieces »,
inadaptés au happening qui n’a ni forme ni durée déterminée. Un happe- la vie confondus, Paris, Centre cité par Jeff Kelley. collectivement. Les lectures de Kaprow, à ce moment, portent notamment
Georges Pompidou, 1996.
ning se fait avec des personnes ayant choisi d’être là : il n’y a pas de public Textes réunis par Jeff Kelley sur les théories de la nouvelle communication dans lesquelles des anthropo-
et traduits par Jacques Donguy ;
ou il n’y a que des participants. Il n’y a pas de préparation avant la réalisation. voir Allan Kaprow, « L’Art
logues et des sociologues américains démontraient la place du langage cor-
Cela dit, Kaprow, et jusqu’à sa disparition en 2006, réunissait les partici- expérimental », p. 98. porel dans diverses situations de communication. Il lit ainsi Erving Goffman,
10. Ibid., p. 89.
pants au préalable ; il leur expliquait le cadre mais ne leur disait pas comment Gregory Bateson et particulièrement Ray L. Birdwhistell et son ouvrage
faire ; l’activité se découvrait en acte. Kinesics and Context : Essays on Body Motion Communication14. Ce dernier étu-
L’année 1967 marque un changement profond dans la démarche de diait le langage corporel utilisé, sciemment ou non, par un individu dans
Kaprow. Il s’apprête à quitter la scène new-yorkaise et à partir « sur les routes8 ». des situations de communication de la vie courante : gestes, regards,
Il a la volonté de faire exister l’art où l’on ne l’attend pas, au hasard des situa- expressions faciales, micromouvements, etc. Dans Time Pieces, pour garder
tions, des contextes. Il qualifiait alors l’art qu’il faisait d’expérimental. cet exemple, les participants étaient invités à compter les battements de cœur
Expérimenter, dit-il, « c’est imaginer quelque chose qui n’a jamais été réalisé ou les souffles de leur partenaire, à écouter leur voix préenregistrée, à grimper
auparavant, par une méthode jamais utilisée auparavant, dont le résultat les marches avec un partenaire, à envoyer de l’air dans un sac plastique ou
serait imprévu9. » L’expérimentateur s’aventure sur un territoire dont il ne dans les bronches de son partenaire, etc. Time Pieces comprenait des occasions
connaît pas les limites, évolue dans un espace-temps indéterminé et hasar- répétées de contacts entre les participants. Le contact était selon Kaprow
deux, à l’image de la vie. « Toute la composition dont l’expérimentateur « une manière d’enregistrer des sensations, quelque fois fortes, non spécifiées
a besoin est celle qu’il observe dans la vie10. » Dans le happening Self-Service, à l’avance, mais découvertes lors de la réalisation de l’énoncé qui était
en 1966, les propositions ont été élaborées à partir de situations rencon- vraisemblablement objectif 15 ».
trées dans le quotidien : attendre dans la rue, aller à l’hôtel, etc. Ces activités En 1980, le mot happening est remplacé par celui d’activité. L’activité
transitaient par des objets et des lieux symbolisant la société de consom- peut être écrite au préalable ou non, s’écrire en se faisant ou après un retour
mation de masse : la voiture, le supermarché et des lieux anonymes : cabine sur expérience. L’activité est plus intimiste qu’un happening. Elle s’inscrit
téléphonique, hôtel. Par exemple, « en position d’attente à un carrefour, le plus souvent dans le cours de la vie des participants. Leur environnement
compter 202 voitures rouges » ou « prendre une chambre d’hôtel, faire l’amour quotidien et leurs espaces de vie deviennent le lieu de l’activité : la cuisine
et recouvrir de bâche noire l’ensemble des meubles de la chambre ». dans laquelle ils cuisinent, les rues dans lesquelles ils promènent leur chien,
Les énoncés sont ainsi réduits à quelques phrases. Cela va s’accompagner font leurs courses, etc. Durant l’été 1981, Kaprow écrit une lettre à ses amis
d’un changement dans la conduite d’un happening. Désormais, les dont, entre autres, Wolf Vostell, Richard Hamilton, Stephan von Huene,
participants partagent la même activité au même moment et en sa présence. Jean-Jacques Lebel, Robert Filliou. Il leur propose de réaliser une « pièce
Kaprow réalise de très nombreux happenings sur ce mode, une trentaine privée » s’il les héberge, lui et sa femme, pendant quelques jours. Kaprow
entre 1968 et 1969 : Runner, Transfer, Record I et II, Round Trip, Overtime, raconte ce qu’il a proposé à Pierre Restany et à sa femme lors d’un séjour à
Arrivals, Population, Message Units, Travelog, Refills, Barreling, Six Ordinary Paris. L’activité, dit-il, « était basée sur le fait de croiser quelqu’un dans la rue.
Happenings, Course. Et sur ce qui se passe alors : regard..., sourire..., échange d’information...,
changement dans la façon de se croiser – parfois on se retourne –, question...
“ Qu’est-ce qu’on va faire après s’être regardé ? ” C’est très facile ou très
162 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 163
difficile...16 » L’activité ou l’expérience artistique part bien du cours de la vie 16. Allan Kaprow en entretien
avec Jacques Donguy
des participants. Elle l’intensifie et en fait un moment extraordinaire. dans Hors limites, op. cit., p. 70.
17. La notion de « réinvention »
Elle reprend ensuite son cours, marquée par les formes, les seuils et les durées
apparaît en toutes lettres et pour
de ce qui a été expérimenté. Le caractère formel des habitudes s’atténue au la première fois sur les supports
de communication de la
contact de l’inattendu. rétrospective « Allan Kaprow :
Precedings » de 1988, au centre
Dès le milieu des années 1980, la question de la rétrospective se pose. d’art contemporain de l’univer-
sité d’Arlington au Texas.
Plutôt que d’exposer des traces partielles, des énoncés, des notes, en somme 18. Texte présentant la
des archives, Kaprow choisit de réinventer17 son passé. Il écrit : « Tous ces rétrospective « Allan Kaprow :
Precedings » de 1988 dans Allan
événements (happenings, etc.) avaient pour l’essentiel existé une seule fois Kaprow : Art as Life, op. cit.
et étaient modifiables. Ils n’avaient pas de formes fixes, ils dépendaient du
contexte, des participants. Pourquoi donc ne pas continuer en ce sens et
modifier la mémoire qu’on en a18. » Lors de sa dernière rétrospective, il décide
de déléguer la réalisation d’un happening. Par ce choix, il anticipe sur
sa disparition prochaine et arrive à l’aboutissement logique d’une démarche
dans laquelle le sujet participe au processus artistique.
Jean-Paul Thibeau
Le projet « Au bord des protocoles méta » démarré en 2001 par l’artiste
français Jean-Paul Thibeau se déploie en fonction des rencontres, des
lieux, des occasions, etc. Il est constitué d’une suite de sessions réunissant
une quinzaine de personnes comme à Roubaix lors du « Laboratoire d’ex-
périmentation » en septembre 2005, ou en rassemblant une centaine,
lors de la troisième session au Palais de Tokyo à Paris en 2004. Chaque
session fait l’objet d’un « thème » croisant plusieurs champs – culture,
travail, art, social, économie, politique –, interrogés via des protocoles méta.
Une session peut se dérouler dans une institution, au bord de l’eau ou dans
la nuit, comme « Au bord de la nuit... » au Musée de l’Objet, à Blois en 2005.
Un projet peut durer une journée ou quelques années comme le projet en
cours « Traverses et Inattendus » à la Chapelle Faucher en Dordogne,
commencé en 2016 et qui se poursuivra en 2018. Un projet méta n’a pas
en somme de forme, de durée et de lieu prédéterminés.
La constitution du groupe de participants est un point central dans
un projet méta. Au fil des sessions, il est apparu un fonctionnement adéquat
à leurs bons déroulements. Ainsi, le groupe est constitué, pour le dire
de façon abstraite, de cercles concentriques, allant du centre à la périphérie.
Le noyau comprend l’artiste et quatre à cinq personnes au maximum qui
travaillent ensemble depuis plusieurs années. Ils n’ont aucune obligation ;
ils participent selon leurs disponibilités. Le rôle de ce noyau est d’organiser
en amont et de coordonner sur le terrain. Sur place, les coordinateurs
s’effacent : leur fonction n’est pas de tenir une position autoritaire. Ils faci-
litent la prise de parole et sa circulation ; ils conduisent une activité ou en Allan Kaprow, Movement score for 18 Happenings in 6 Parts, 1959. Happening presented at Reuben Gallery, New York.
Courtesy : Allan Kaprow and Estate and Hauser & Wirth.
impulsent d’autres. Une session méta englobe tous les temps d’une journée :
du lever au coucher en passant par les repas, la toilette, etc. Ce sont des
164 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 165
Allan Kaprow, Movement score for Household, 1964. Happening presented for Festival of Contemporary Arts, Ithaca, New York.
Courtesy : Allan Kaprow Estate and Hauser & Wirth.
Allan Kaprow, Poster for Fluids, 1967. Happening presented for “Allan Kaprow,” Pasadena Art Museum.
Courtesy : Allan Kaprow Estate and Hauser & Wirth.
166 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 167
Réinvention de Fluids d’Allan Kaprow par Corinne Melin et une quinzaine de participants, 2011-1967.
Copyright Mathilde Warin.
Allan Kaprow, Score for Going/Staying, 1981. Activity. For Marianne Filliou, Marcelline Filliou, and Robert Filliou
Pouillac le Moustier, France. Courtesy : Allan Kaprow Estate and Hauser & Wirth.
Réinvention de Fluids d’Allan Kaprow par Corinne Melin et une quinzaine de participants, 2011-1967.
Copyright Mathilde Warin.
168 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 169
moments de partage conviviaux, mais aussi des moments où l’activité artis- 19. Jean-Paul Thibeau, ce qu’il croit savoir pour mieux le reconsidérer. En conséquence,
« Sur les protocoles méta... »,
tique se poursuit. C’est une utopie sans doute que de faire de chaque moment 2001, http ://protocoles une plateforme d’échanges commune ne peut être stable ; processus inventif,
meta.com/spip.php ?article52,
un moment extraordinaire car les habitudes de chaque participant prennent consulté le 26 octobre
elle est en transformation constante ; elle dépend de la capacité de chaque
le dessus rapidement. Et les coordinateurs, ou le noyau, réorientent « l’énergie », 2016. participant à se défaire de ses pratiques et modes de penser. Et chacun a
si l’on peut dire, vers l’art et son activité. En somme, ils acceptent de tenir son propre rythme. Chaque participant a en conséquence une place
un niveau d’attention soutenu et continu pendant toute la durée d’une session, singulière dans le projet. Celle-ci étant indéterminée, il cherche sa relation
pour que l’activité artistique se maintienne, se développe. Vient ensuite aux autres avec son langage, ses attitudes, entre autres. Jean-Paul Thibeau
un cercle plus large composé de participants connaissant la démarche de écrit : « [...] Notre œuvre n’est ni avant, ni après – mais dans cet interstice
l’artiste, ayant déjà participé à un projet ou découvrant totalement cette forme entre le moment où le monde nous fait et celui où il nous défait... L’art pour
d’art. Puis un troisième cercle est constitué de personnalités qui sont invitées nous n’est pas plus que cela : avoir conscience de cet interstice et de notre
à partager une expérience issue de leur champ disciplinaire respectif : socio- coresponsabilité à cet endroit et à ce temps-là...19 ».
logie, anthropologie, philosophie, histoire, etc. Par exemple ont été invités :
Jean-Pierre Cometti, Yves Hélias, Raphaële Jeune, Jean-Claude Moineau,
Toni Negri, Pascal Nicolas-Le-Strat, Steven Wright, Joëlle Zask. Quelle
que soit sa place dans le cercle, chaque participant arrive avec un rôle et/ou
une fonction propre au domaine (culturel, social, scientifique ou artistique)
dans lequel il opère au quotidien : enseigner, animer, diriger, théoriser,
peindre, etc. Pendant une session, la grande difficulté est justement de faire
en sorte que les participants se défassent des emprises qui hiérarchisent leurs
savoirs, paroles, corps, etc., pour constituer une parole commune.
Le plus souvent, les participants sont informés du contenu et des
éléments de méthode avant de commencer. La méthode rassure. Cependant,
ils comprennent vite qu’elle est souple, malléable, et que le vocabulaire,
aussi précis soit-il, est également perfectible. Bien que le cadre de l’expérience
soit déterminé, ses limites sont paradoxalement floues. Il s’agit de vivre
des expériences collectivement, d’ouvrir à de nouvelles questions, d’étendre
le territoire.
Les protocoles qui interviennent à différents moments d’une session
sont des actes performatifs : ils placent les participants dans l’agir. Ils sont
construits à l’appui de corps, de durées, de manières d’être, de concepts, ainsi
qu’à l’appui des modes d’agir et de penser fixés dans un champ. Ils peuvent
être relatifs à la danse, à la musique, à la théorie de l’art, à la nourriture entre
autres. L’objectif d’une session, d’un projet, est de parvenir à créer une plate-
forme d’échanges commune, ne fût-ce que le temps du projet. Une session
est ainsi construite sur la base de la collaboration ou d’un processus inventif.
Il s’agit d’inventer ensemble et, pour ce faire, de suspendre temporaire- Projet « Traverses & Inattendus », La Chapelle Faucher, Dordogne, 2016 - ... , vue des participants, habitants, invités.
ment les conditionnements du corps, de la pensée, des désirs, etc. Il s’agit Photo : © Lucas Leclercq.
170 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 171
Vers une conclusion
Art action et performance :
20. Mark Granovetter,
Le marché autrement. Les réseaux
dans l’économie, traduit
Allan Kaprow et Jean-Paul Thibeau se sont mis délibérément à l’écart de l’anglais par Isabelle This
de la scène artistique dominante pour œuvrer. Les cadres des expériences
artistiques qu’ils proposent sont majoritairement placés dans un contexte
Saint-Jean, Paris, Desclée
de Brouwer, coll. Sociologie
économique, 2000. périphéries sans centre !
d’interaction culturelle, sociale et psychologique. Les données de
l’expérience, soit les formes naturelles et sociales générées, fournissent
un appui intellectuel, linguistique, matériel, temporel, habituel, performatif,
éthique, moral et esthétique à l’intérieur duquel un sens est à trouver.
Ce n’est pas par rejet que ces artistes se maintiennent à distance des
institutions, mais parce que sa diffusion dans le tissu culturel et social
Richard Martel
fournit la base à son déroulement et à sa chance de succès. Cette créativité
diffuse crée un éclairage propre. Et, si elle est placée sous les feux de
la rampe, elle risque de le perdre.
Dans ces deux démarches, le groupe de participants est central.
Il est constitué d’individus issus d’horizons variés se connaissant ou pas, se
reconnaissant ou non, et placés temporairement dans un contexte spécifique
et relatif au choix de l’artiste. Ces groupes sont faits de connaissances, de
connivences, d’amitiés qui se font et se défont. Ils constituent une sociabilité
informelle qui émerge spontanément des interactions entre les participants.
Ce réseau informel est sociologiquement et économiquement faible.
Par contre, il est efficace pour transmettre et diffuser les expériences
artistiques non institutionnelles. En effet, les « liens faibles20 », très nombreux,
forment des chemins courts entre les individus répartis dans les réseaux.
Ils créent spontanément des ponts vers des marges, des périphéries,
c’est-à-dire qu’ils créent des connexions inattendues. Dans un réseau consti-
tué de « liens forts », au contraire, l’information s’y déplace mais n’en sort pas.
Car, pour l’individu, il s’agit d’intégrer le groupe et d’adapter son comporte-
ment en ce sens. Dans les pratiques d’Allan Kaprow et de Jean-Paul Thibeau,
les participants pratiquent à la marge, explorent des territoires inconnus.
L’art s’en trouve ainsi diffusé plus largement. L’art n’a pas de limites.
172 Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau : l’art de participer discrètement à l’art Corinne Melin 173
Prolégomènes Positionnement dans l’histoire
En 2015, écrire sur les pratiques en art vivant, soit en performance et en art On assiste à l’émergence de l’individuel. Depuis les années cinquante, une
action, demeure toute une entreprise ! En circonscrire les tendances, ici, préoccupation s’affirme quant au positionnement tant de la matière que
ailleurs, en sachant que ce type de discipline est en continuel renouvelle- de la personne et à leur déploiement dans l’histoire. En architecture, par
ment, est presque impossible à faire, tout comme en généraliser une délimita- exemple, avec le brutalisme, c’est la matérialisation : le matériau doit « paraître »,
tion qui soit juste et qui tende vers une sorte d’universalité. Les artistes sont démontrer ses textures et ses constituants. En musique, on appelle le son,
nombreux, leurs productions multiples, et des festivals se tiennent un peu préconisé comme matière, « musique concrète », une nomination qui lui
partout. À l’ère de la mondialisation, il est question d’un envahissement dans convient bien. En littérature, avec le nouveau roman, l’attention étant plus
le culturel par des artistes de toutes catégories. Dans ce texte, toutefois, ce portée sur l’auteur que sur son contexte historique, une sorte d’introspection
sont les artistes de l’art action qui nous intéressent. s’installe. Serait-ce l’influence de la Déclaration universelle des droits
D’abord, il convient d’établir une différence dans la terminologie. de l’homme qui, on le sait, date de 1948 ? En peinture aussi, la matérialité
Je préconise l’emploi d’art action plutôt que de performance, qui est utilisé pour et les divers constituants de la « picturalité » sont investigués : « Que l’art dise
toutes sortes d’occasions : on parlera de la performance d’une banque, la vérité sur l’art ! » clamait Hervé Fisher.
d’une automobile, voire d’un sport en particulier. Déjà, nous devons délimiter Par ailleurs, l’arrivée de nouveaux outils, de nouvelles technologies et
l’art par le langage, le tout s’accomplissant d’une manière engagée, dans une machines permet d’utiliser des paramètres neufs. S’installe à ce moment
sorte de dégagement des structures conventionnelles. une sorte de travail en laboratoire où l’artiste s’apparente plus à un ingénieur
L’art action possède une histoire et un avenir que les artistes contri- philosophe qu’à un décorateur ou à un animateur culturel.
buent à « alimenter » par leurs gestes et leurs prises de position. Sans cesse en Il faut aussi prendre en considération l’investigation des sciences
mutation, il se poursuit. En art, il y a une grande contamination et les formes humaines dans les processus artistiques, ce qui amène une panoplie d’analy-
sont continuellement en transformation. Or, les générations se succèdent ses et, donc, de remises en question : l’art et ses multiples supports sont
et les préoccupations divergent ; ces dernières s’ajustent dans le tissu social, déstabilisés tant sur le plan du contenu que sur le plan du contenant. Il faut
selon les relations humaines et institutions plus ou moins « officielles » ou prendre position et interroger les catégories comme les systèmes. Analytiques,
« alternatives ». De tout temps, les artistes ont agi dans une conscience histo- les propositions artistiques s’émoustillent et d’autres options sont proposées
rique de leur époque, mais ils ont aussi toujours proposé des renouvellements. dans le champ vaste et diversifié de la culture !
Autre chose à prendre en considération : les artistes des années soixante
sont souvent des diplômés d’écoles spécialisées ou d’universités, adoptant
une approche plus théorique, ce qui facilite l’analyse et l’implication au sein
d’une recherche, et suppose des incursions dans des méthodologies et
contextes diversifiés. Dès lors, on pulvérise les formes et les contenus, mili-
tant pour de nouvelles stratégies. C’est l’éclatement des disciplines, d’où le
concept de dématérialisation de l’œuvre d’art. De multiples tentatives esthé-
tiques surgissent, dont les pratiques en « art vivant » comme l’art action
et la performance.
Il y a aussi contamination de certaines disciplines par d’autres, de la
musique jusqu’à la poésie, en passant par les arts plastiques. Chez les artistes
Fluxus par exemple, c’est une évidence. Les années soixante voient l’arrivée
de nouveaux supports comme le magnétophone, la vidéo et divers méca-
nismes et instruments avec lesquels les artistes « expérimentent », occasionnant
de nouvelles pratiques. On parle de proposition artistique plutôt que d’œuvre
d’art, une transformation de la forme comme du concept dans le nom.
Le fameux débat du xxe siècle au sujet de l’avant-garde entre la poésie et
les arts plastiques a soulevé bien des prises de position entre les protagonistes.
Même s’il n’est pas encore terminé, il permet encore aujourd’hui une prise
de position !
174 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 175
Évidemment, on peut comprendre que cette « attitude » n’est pas mécanismes et d’opter pour une option différente dans des systèmes
nouvelle ; on peut en trouver l’ancêtre chez les cyniques grecs, par exemple. périphériques où l’imaginaire trouve un terrain d’expérimentation et de
À toutes les étapes de l’histoire humaine, les artistes et intellectuels ont concrétisation. Il convient de remodéliser, de réaliser une proposition qui
soumis les pouvoirs au questionnement. Leur situation suppose une s’affirme comme une situation contre l’ordre constitué et déterminé par
certaine investigation. Ce même concept d’attitude présuppose aussi de tenir l’enveloppe institutionnelle. L’agir suppose qu’on n’ait pas retenu la
compte de la réalité tant physique que psychologique de l’artiste émetteur. limitation et qu’on investigue par l’apport d’un incessant réalignement
On se rend compte que l’attention principale porte plus sur la personne, de l’effort pour un avenir non plus conditionné, mais ouvert aux périphéries
étant donné son implication, que sur son œuvre. en tant que disciplines indéterminées et volatiles.
Le positionnement en art action se justifie par les transformations
sociales, techniques, comme esthétiques, propres aux grandes transformations Centre et périphérie
des années soixante, principalement. Cet éclatement stylistique se vérifie dans
Entre le centre et la périphérie, un agencement de substances et leur mor-
le « décentrement », le dégagement du centre vers la ou les périphérie(s).
phologie exécutent une danse dans le chaos des interactivités relationnelles.
Il y a homologie structurale : les périphéries sont politiques, institutionnelles,
La programmation est alors infectée et reformule les mécanismes de sa
disciplinaires. C’est à cette occasion que les pratiques performatives trouvent
composition ; un réaménagement accompagne la distribution des actions
leur justification, leur matérialisation et leur diffusion.
dans le contexte de leur présentation, et ce même contexte tend à s’actualiser
Mais des livres et des histoires existent sur le développement de ces par des agirs non conventionnels. Ces derniers incitent à prendre position
« disciplines », consolidant les pratiques alternatives et leur déploiement dans et proposent une modélisation en fonction des déterminismes à pulvériser,
le socius. La plupart du temps, ils témoignent d’une responsabilisation des à anéantir même, peut-être...
artistes eux-mêmes plutôt que d’une implication institutionnelle. On y traite
L’action directe, l’intensité objective, l’énergie dépensée : une
donc d’une sorte d’autogestion, d’une sorte de contre-culture.
offrande dans l’immensité du culturel, conditionné politiquement,
voire métaphysiquement. La mécanique sociale est un rouleau compresseur.
Faire de l’art plus qu’en produire Dans son engrenage se déposent des sédiments de déréglementation pour
Un postulat : toute remise en question du plan formel en appelle à une une activation au sein des zones de plasticité poétique. Transformer des
recodification – ou recodifiaction – de son positionnement dans l’architecture mentalités reste plus réconfortant que de déposer des œuvres dans des
du système qui le fabrique ou le distribue. La dématérialisation de l’art musées ! C’est un passage de l’ornement au questionnement, un dégagement
suppose une approche diamétralement opposée, dynamique, dans la hiérar- des tissus conventionnels, une pulvérisation potentielle dans cet agir
chie des systèmes de monstration et de démonstration. L’actualité du à partir de sa réflexion, comme un miroir actualisant sa présence plus
processus, donc, prend une dimension importante, pouvant même prendre ou moins fonctionnelle mais, également, plus ou moins déstabilisante. Il faut
le dessus sur le produit. Nous sautons du produire au faire, à la recontex- réaffirmer le positionnement artistique comme une relation-osmose dans
tualisation du procédé délimitant l’énergie artistique et sa distribution. les tentacules institutionnels, reconfectionner des styles de pratique,
L’appareillage conceptuel aura-t-il contribué, en outre, à transformer l’allure fournir des occasions de délire pulsionnel, contaminer le réel avec
du fait artistique ? Les propositions peuvent obtenir un statut allogène des imaginaires pour réaffirmer nos façons de penser. Parce que la pensée
dans la cacophonie des propositions artistiques. est assujettie à l’organisation sociétale, nos opinions sont relatives et nos
perceptions des écarts culturels deviennent également soumises à des
On nous aura fait réfléchir parce qu’un acte en puissance de se
fluctuations de toutes sortes. Dès lors, l’artiste n’est pas libre puisqu’il
réaliser aura puisé dans une certaine activité en train de se programmer
est façonné par le territoire de son agir ainsi que par une certaine mise en
ou de s’installer, comme une solution dans l’engrenage démesuré du culturel
scène de l’ordre du vécu. C’est pourquoi les relations en réseau sont déter-
globalisé. Plus que jamais nous avons besoin d’un renouvellement de nos
minantes. Elles sont des occasions de vérifier tant les situations que les
imaginaires, personnels comme collectifs, d’une transformation des codes
aliénations. Elles permettent des motivations et des points de vue, organisés
et de la nature même du moyen d’expression : tout poursuit une quête
paradoxalement dans l’univers de la création, l’acte étant une proposition
existentielle puisqu’elle fait partie des positionnements actif et réflexif, dans
dans le mécanisme de l’échange.
un traitement renouvelant ses structures comportementale et langagière.
Il faut créer l’événement, organiser des rencontres, rendre active
Faire de l’art, non plus en produire, suppose une activité artistique
la pensée, impliquer une praxis, rompre avec les habitudes, proposer
qui supplante l’œuvre comme finalité. Il convient de trouver de nouveaux
176 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 177
du comportemental, agir dans l’actualisation des conventions, réaliser un Dans l’agir distributif, il y a une déstabilisation du modèle dit régnant.
possible dans l’incontrôlable potentialité, affecter des dispositifs plus ou Les espaces et l’architecture sont des données qui ne sont pas neutres, qui
moins fictionnels, manifester une métaphysique de l’étrange... Nous devons déterminent la morphologie et la matérialité du dispositif tout comme sa mise
de même accomplir la correspondance et permettre le délire, ici aussi plus en forme. Revenons à l’échelle humaine par des pratiques qui juxtaposent
ou moins construit, infiltrer et déstabiliser, connaître de nouveaux agence- le festif et le dialogue pluriel, polyphonique, de telle sorte que l’aspect
ments par le glissement de l’imaginatif dans les composantes du réel. symphonique soit un entraînement dans la structure de l’énoncé.
Contre l’hégémonie de la pensée dirigée, qu’elle le soit par le politique L’institution muséologique ne détient plus le monopole du discours esthé-
ou le religieux, il convient de renouer avec la solidarité dans des relations tique du moment où l’échelle se trouve relativisée. Retournons potentiellement
à l’échelle humaine parce que nous sommes des animaux rationnels à la tribu, dans une position « groupale », pour y établir des ponts, produire
ayant des systèmes sensitifs et intellectuels. En fait, il faut définir des zones de l’autogestion, nous responsabiliser par la participation à une notion qui
de contact par le dialogue et le « voisinage », affirmer le communicatif, se nomme projet, nous dynamiser en organisant un modèle micro-organique
surtout à l’époque des mécanismes virtuels divers, accomplir le rituel par en son mode de gestion par une solidarité dans un moment créatif.
la fête contre les contaminants de toutes sortes, et nous reconnaître comme L’institution muséologique impose des modèles en fonction des exigences
des alliés au-delà des différences. Il faut replacer l’humain au centre du de son espace architectural : un ajustement à sa mesure pour soumettre
discours, déterminer des relations malgré les oppositions, confirmer ainsi le système esthétique aux conditions de sa monstration ; un assemblage
les allégeances et les réseaux, et permettre la confrontation des idées comme technique limité et orchestré, qui insinue de nous conformer à une délimi-
des pratiques. Il faut rester tolérants dans les hiérarchies pour créer, plutôt, tation formelle. Dans le « réseau éternel », la « responsabilisation » repose
des zones où le partage s’accomplit dans le dialogue, pratiquer l’activisme sur l’appartenance à un mode original de gestion. Elle s’agite grâce à une
ludique et dénoncer les mensonges institutionnés par la mécanique solidarité-réseau. Les centres plus ou moins alternatifs, toujours à l’échelle
abstraite avec le langage comme matière réflexive. Il faut proposer, finalement, humaine, sont des phares et des alambics où s’accomplit l’art en actes,
de comprendre, de légitimer le positionnement critique et polysémique, et souvent dans une atmosphère festive de non-compétition. C’est une sorte
militer pour l’égalité dans nos logiques différentielles. de mobilité dynamique qui suppose une communication et un échange, un
Considérer les périphéries, donc, avec les axes, politique, institutionnel, processus de contamination de l’énergie créatrice pour un « transformable »
disciplinaire, est essentiel. Comme proposition de système, le relativisme dans la machine distributrice et, ici aussi, une soupape de sécurité
se trouve au sein de la hiérarchie, dans un désir de propagation par un angle envers la prépondérance du modèle statique et directeur qui fonde et tente
d’attaque actif, décentré, mais visant également à obtenir une légitimité de déterminer les allures du produit. Quel imposant système !
à la périphérie. Une périphérie disciplinaire s’affirme par un renouvellement des
formes et des matériaux. Encore une fois, préconiser l’application à l’échelle
Périphéries politique, institutionnelle, disciplinaire humaine implique une reformulation de la grammaire esthétique et vise
une utopie décentrée. L’art action survient alors, comme la possibilité du
Une périphérie politique stipule de propager les agirs à l’extérieur des
brin d’herbe dans la machine, pour affirmer la proposition d’un geste ou d’une
grands centres dominants, selon une géographie de partenaires dans la toile
situation s’accomplissant dans le moment et à partir d’un contexte à
avec des relations de réciprocité. Contre la prépondérance des grandes
optimiser. Contre, encore ici, une hégémonie particulière dans les genres,
capitales artistiques que sont, par exemple, New York, Paris, Londres,
une certaine interdisciplinarité suppose une nouvelle nomenclature pour les
il convient de mettre en contact des villes dites intermédiaires, sur le plan
systèmes d’expressivité. Contre, également, l’économisme de la marchandise,
artistique, en proposant des liens périphériques qui entrent en communication
elle propose une praxis, un processus qui s’accomplit dans une situation à
et se solidarisent en réseau. Considérer les zones périphériques comme un
malaxer hors des impositions et des habitudes. De toute manière, les nouvelles
système relationnel et politique, c’est susciter la fabrication du culturel sans
générations d’artistes touchent visiblement à plusieurs disciplines et offrent
la nécessité d’un recours à une domination de la qualité par la quantité.
une certaine recherche dans l’effort de transformation des méthodes
C’est aussi produire sa propre culture comme option et solution à la supré-
comme des matières, des formes comme des mécanismes, le tout affectant
matie, surtout à l’époque d’une mondialisation cannibale axée sur un
la puissance et l’acte dans l’orientation artistique. Contre, donc, le pouvoir
économisme destructeur.
absolutiste du modèle-archétype dominant, l’effort artistique vise à se dégager
Une périphérie institutionnelle propose une modulation de du système conventionnel et à le modifier de l’intérieur, en y produisant
l’engrenage où la distinction comprend un aspect organisationnel opératoire. des propositions qui ne sont plus des œuvres, mais des événements devenus
178 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 179
actes de création : un faire plutôt qu’un produire ! Une périphérie disciplinaire Les moyens de « communication » ne sont pas des destinations, mais
justifie ainsi une panoplie de moments et de propos de résistance dans le plutôt des occasions de diffusion ; la proposition, elle, prend en considération
magma institué : déstabilisation par un imaginaire, réflexibilité et agir dans les conditions physiques comme psychologiques du contexte et la présence
des occasions de non-conventionalité. d’un public.
N’oublions pas, en outre, que le rapport avec le public vient combler
La rencontre, le public, les médias sociaux un manque, contrecarrer la solitude de l’atelier, une situation où l’artiste
L’art action est une discipline aujourd’hui reconnue et même enseignée travaille en vase clos, rencontrant au vernissage les amateurs d’art, et souvent
dans les universités, disons, presque mondialement. Mais une question à ce seul moment. Difficile, alors, de connaître le niveau de réception.
reste importante : la présence d’un public est-elle essentielle ? Effectivement, C’est d’ailleurs une explication supplémentaire à cette question : pourquoi les
on remarque chez les nouvelles générations une motivation axée plutôt artistes en sont-ils arrivés à présenter en direct l’« acte artistique » ?
sur le plan de l’expression individuelle qui, à la limite, n’a pas nécessairement Résumons : par art de la présence, il faut comprendre que cette présence
besoin de la présence d’un public... Particulièrement avec les médias s’accomplit dans une praxis de relations et, donc, que la présence d’un public
sociaux, fort employés par les artistes, il peut s’agir d’un performatif qui se veut une constituante complice de l’art en action.
considère la dissémination d’une activité dans les réseaux comme valable, Au siècle dernier, le théâtre s’est fait « surpasser » par le cinéma, puis
sans nécessiter la présence « actualisante » d’un public. le cinéma par la télévision et la télévision, par les médias sociaux. Cependant,
Or, si l’on se souvient bien, Rudolf Schwarzkogler, l’actionniste le théâtre existe toujours, tout comme le cinéma et la télévision, d’ailleurs.
viennois, a pris cent quatre-vingt-douze photos pour une action sans public, Dans les années soixante, à mon avis, il s’agissait principalement d’une
donc pour la photo principalement. Un paradoxe ! Cependant, ces photos- impulsion dirigée vers un extérieur, vers un public à provoquer, notamment,
archives ont eu une large diffusion et un impact certain : elles se tandis que les actions des artistes récents, souvent solitaires dans leur
retrouvent dans presque toutes les publications sur la performance et l’art livraison, trouvent leur distribution dans des mécanismes de diffusion,
action. Aussi à considérer : le groupe semefo de Mexico, une influence particulièrement les médias sociaux : micropolitique plus que grands récits !
directe de l’actionnisme, qu’il revendique de toute manière. Les photos Donc, l’émetteur-artiste dans son rapport avec le public se trouve
des actionnistes viennois ne laissent personne indifférent. Imaginons de même quelque peu transformé.
un artiste dans sa chambre qui exécute une action quelconque, captée D’un point de vue organisationnel, l’association est possible et même
en photo ou en vidéo, puis « injectée » sur Youtube, presque immédiatement, nécessaire : le « réseautage » concerne des affinités. À l’époque, on avait
même. Sans public ? Sans savoir si elle obtient des répercussions ? Autre employé le concept de réseau naturel, existant en fonction des personnes
constat : sur un coin de rue, on chante une chanson, captée et postée d’abord, physiquement, par rapport au réseau artificiel des divers types de
sur Youtube ; est-ce vraiment communicatif ? Est-ce que c’est d’une certaine connexion par des mécanismes de communication.
efficacité ? Je m’interroge également : ce besoin de documenter et de vérifier
Au Lieu, centre en art actuel, on a organisé dix-huit rencontres sur
le nombre de « regardeurs » est-il le résultat des exigences des pouvoirs publics
l’art action et la performance. Au cours des dernières éditions, c’est par zones
qui « soutiennent » et « subventionnent » ? Le résultat d’un certain contrôle ?
géographiques que la sélection des artistes a été faite. On a bien évidem-
La question mérite d’être posée.
ment remarqué des critères culturels propres aux régions concernées.
Rencontre, échange, contact, l’art action vise une osmose, physique- Il y a une grande différence d’expression entre les artistes brésiliens, cubains
ment, tandis que les actes en privé et disséminés médiatiquement créent une et espagnols, par exemple, ce qu’on ne discerne point lors d’une soirée
certaine diffusion, mais n’impliquent pas d’« infusion » ni de plus grandes avec des performeurs de pays différents. Le fait d’une sélection par « région »
répercussions, me semble-t-il. La relation est ici virtuelle, non directe. par des organisateurs de ces mêmes régions semble une validation à puiser
Doit-on comprendre que l’objectif de la diffusion aurait pris le dessus sur celui dans son bagage culturel les motivations de l’action, ce qu’on a pu vérifier lors
de la production ? La production irait-elle jusqu’à orienter la diffusion ? des festivals que nous avons organisés ces dernières années. Ainsi nommés,
Toutefois, les artistes de l’art action savent à quel point la présence ces festivals sont des moments privilégiés pour dynamiser la discipline.
d’un public reste importante. Souvent, elle influence directement le Ce sont des occasions de rencontre et d’échange où s’installe une sorte de
protagoniste : faire une action devant vingt, ou quatre-vingts, ou deux cents confrérie, de tribu, au sens anthropologique du terme ; des occasions de
personnes a une incidence sur le déroulement d’une activité et, à certaines vérifier les transformations ou les conformités, favorisant autant la confron-
occasions, peut même la conditionner ; on doit absolument en tenir compte ! tation que la relation. Ce concept même de relation avec l’esthétique rela-
180 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 181
tionnelle, confirmé dans les années quatre-vingt-dix et deux mille, témoigne
d’une dimension de partage qui est aussi importante de la part d’un
NOTES
Richard Martel, « Déambulation » avec 12 participants au Sesc Pinheiros, Sao Paulo, le 13 avril 2011. Photo : Patrick Altman.
182 Art action et performance : périphéries sans centre ! Richard Martel 183
Ci-contre : Boris Nieslony, « Ma », Moltkerei Werkstatt, Köln [Cologne], 1993. Photo : Peter Farkas.
Advenir, devenir visible : la performance, entre fait et fiction, action réelle, théâtre documentaire,
184 authenticité, mise en scène et reportage artistique Valerian Maly 185
« Performance art is now ». Ainsi résonnent les premiers mots du manifeste NOTES 5. « Witnessing a performance Un événement désigne l’apparition d’un processus observable qui
challenges an audience’s own sense
THIS is Performance Art 1 rédigé par l’artiste américaine Marilyn Arsem 1. Marilyn Arsem, of self. » Ibid. (Traduction libre.) survient, advient. Il est observable, car il vient littéralement devant les yeux
THIS is Performance Art, 2011, 6. « La littérature doit être
à l’occasion du festival Infr’Action Venezia de 2011. Dans son avant-propos, originellement publié sur le site
du spectateur, il advient en devenant visible. Les événements uniques
régie par un acte créateur.
l’artiste de performance Joakim Stampe indique que ce manifeste a été www.infractionvenice.org, Elle doit être de la “fiction”, et imprévisibles font l’objet de reportages et, en même temps, ils constituent
puis sur le site web être une invention propre,
écrit « à une époque où les qualités vraies et intrinsèques de la performance de Marylin Arsem http:// elle doit avoir une langue un sujet privilégié pour les arts expérimentaux. Advenir, devenir visible :
marilynarsem.net/workshops/ singulière, elle doit – voilà qui
s’entremêlent avec les notions d’art vivant et de re-enactement, et basculent et http://totalartjournal.com/ est particulièrement important
l’art de la performance est le seul art qui inclut explicitement le spectateur,
archives/4298/this-is-
vers leur contraire : la mise en scène, la théâtralité, le spectacle2 ». C’est performance-art/
– avoir une puissance imagi- sa présence étant la condition de l’événement, de l’avènement...
native propre, une puissance
ainsi que pourrait s’expliquer le mal-être qui gagne un nombre croissant (consulté le 20 février 2019). de transformation du monde », « Assister à une performance met à l’épreuve la perception que le public
Également publié sur https :// déclarait Iris Radisch,
d’artistes et de spectateurs – ou faudrait-il dire de témoins ? – évoluant dans www.facebook.com/notes/ directrice des pages culture a de lui-même5. »
joakimstampe/manifesto- du journal Die Zeit, lors
le milieu de la performance. thisis-performance- d’un entretien télévisé dans le Si la notion d’authenticité a pu servir à séparer l’art de ce qui
art-writtenby-marilyn- cadre de l’émission Kulturzeit
Marilyn Arsem, une artiste pratiquant depuis plus de trente ans arsem/10150159437662760 diffusée le 8 octobre 2015 n’en était pas – à ce propos, voir la controverse autour de l’attribution
(consulté le 7 octobre 2017). sur les ondes de la chaîne
« l’art de l’action (réelle) » – ainsi que l’on désigne souvent la performance –, (Les traductions sont libres). de langue allemande 3sat (url :
du prix Nobel de littérature à la journaliste biélorusse Svetlana Aleksievitch6 –
était jusqu’il y a peu professeure à la School of the Museum of Fine Arts at 2. « ... when performance http ://www.3sat.de/mediathek/ les notions de vérité, d’objectivité et de réalité deviennent de plus en plus
art’s true and intrinsic qualities ?mode=play&obj=54485).
Tufts, où elle tentait d’explorer et de comprendre les phénomènes de la are being confused by notions (Traduction libre.) fluctuantes. « Le doute permanent, l’incertitude obsédante quant à savoir
of live art and re-enactment, 7. « Der dauerhafte Zweifel,
performance à travers ses enseignements. En 2011, elle rédige un manifeste and is drowning in the die nagende Unsicherheit darüber,
si ce que nous voyons est conforme à la réalité ou aux faits, collent aux images
intitulé THIS is Performance Art et s’attaque à « la mise en scène, la théâtralité, unclear matter of its opposite :
the staged, the theatrical,
ob das, was wir sehen, wahr, documentaires comme une ombre7 », écrit Hito Steyerl. Depuis que l’art
realitätsgetreu oder faktisch ist,
le spectacle » au nom d’une définition très étroite des phénomènes à the spectacle. » Joakim Stampe, begleiten dokumentarische Bilder contemporain aspire à dire le réel et à s’investir d’une signification socio-
commentaire du manifeste wie ihr Schatten » Hito Steyerl,
l’origine de la performance, dont le spectacle ou le désir d’être vu n’ont de Marilyn Arsem, THIS Die Farbe der Wahrheit. politique, les matériaux documentaires, les extraits d’archives et les
is Performance Art, https :// Dokumentarismen im Kunstfeld
pourtant jamais été exempts. Une démarche qui prête d’abord à la www.facebook.com/notes/ [La Couleur de la vérité.
témoignages sont devenus une partie intégrante des œuvres. Cela s’est révélé
joakimstampe/manifesto-
controverse. Un manifeste est une déclaration de buts et d’intentions : dans thisis-performance-art-
Le documentaire dans le champ évident lors de la biennale de Venise de 2015, intitulée « All the World’s
de l’art], Vienne, Verlag Turia
le contexte artistique, les manifestes comprennent souvent des programmes writtenby-marilyn-arsem/ + Kant, 2008. (Traduction Futures ». Non seulement le titre suggère différentes possibilités d’avenirs
10150159437662760 libre.)
esthétiques. Ainsi que le suggère l’étymologie latine, manifestus, leur (consulté le 7 octobre 2017). 8. Sybille Krämer, « Zuschauer
à esquisser, mais les œuvres exposées évoquaient des visions plurielles
(Traduction libre).
effet doit être manifeste. Il faut qu’il soit tangible, palpable. Il peut sembler 3. « Failure is always possible. »
zu Zeugen machen. Überlegungen et des perspectives multiples.
zum Zusammenhang zwischen
paradoxal que Marilyn Arsem cherche à délimiter la performance, un Marilyn Arsem, THIS is Performanz, Medien und Contrairement aux reportages habituels et à la structure narrative
Performance Art, op. cit. Ibid. Performance-Künsten » [Faire
domaine artistique qui a commencé par se définir par l’élargissement des (Traduction libre.) des spectateurs des témoins. du théâtre classique, les « reportages artistiques » adoptent justement
4. « Performance art is now
frontières jugées trop étroites des performing arts – les arts scéniques –, qui Réflexions sur le lien entre per-
cette multiplicité de perspectives – et ils peuvent tout à fait être des œuvres
/ Performance art is real / formance, médias et arts perfor-
sont justement en train de s’approprier les stratégies performatives. Le théâtre Performance art requires risk matifs], in e.p.i. Zentrum
de performance. En tant qu’art fondé sur le temps (« La performance,
/ Performance art is not an Berlin – Europäisches Perfor-
post-dramatique a découvert les vertus de « l’action réelle » : désormais, investment object / Performance mance Institut, 13. Performance c’est maintenant »), la performance s’exprime moins au moyen du langage
art is ephemeral. » Ibidem. Art Konferenz. Die Kunst der
les acteurs pataugent dans de l’eau réellement froide. Lors du symposium (Traduction libre.) Handlung 3, Berlin, Eigenverlag, que grâce à des états, des énergies d’attention produisant des « images-
2005, p. 16-19.
« Future Aesthetics of Performing Arts », récemment organisé au Theater derrière-les-images », qui « font du spectateur un témoin8 ».
9. « Es ist eine Lampe
Gessnerallee à Zürich, de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer une direkt auf das Bild des Toten
gerichtet, hinter das ich À l’occasion du symposium « Erinnerung » au Moltkerei Werkstatt
déprofessionnalisation de la formation des comédiens. Quoi de plus ringard mich begebe. Das Bild ist so groß
à Cologne, en 1993, Boris Nieslony a proposé une performance intitulée
que de réciter des textes par cœur ; ce serait bien plus « authentique » de lire les wie ein Gesicht 1 zu 1. So kann
ich durch das Foto das Bild Ma – Version iv. Une œuvre aux strates multiples, à la fois reportage impres-
dialogues directement sur la feuille, en préservant toutes les possibilités de sehen. Wenn ich durch das Licht
durch das Foto durchschaue, sionnant et approche empathique de la notion de mort. Habillé en noir,
trébucher sur le texte... « L’échec est toujours une option3. » dann ist es ein Gefühl als ob es
über meine Haut legt. Das ist Nieslony se tenait debout derrière des images de gens assassinés, qu’il
« La performance c’est maintenant / La performance est réelle / eine Kontaktaufnahme. » Boris
accrochait à une corde tendue horizontalement, de façon à ce que son visage
Nieslony, cité par Helge Meyer
La performance exige le risque / La performance n’est pas un objet d’investis- dans Schmerz als Bild. se trouve à la même hauteur que les photos. « Une lampe est dirigée
Leiden und Selbstverletzung in
sement / La performance est éphémère4 » – voilà les titres des cinq parties der Performance Art [La douleur directement sur le visage du mort, derrière lequel je me place. L’image fait
du manifeste de Marilyn Arsem, un écrit compact et concis comptant comme image. La souffrance
la même taille qu’un visage, à l’échelle 1:1. C’est ainsi qu’à travers la photo,
et l’automutilation dans
exactement vingt-huit phrases. Ces affirmations pourraient aussi bien être la performance], Bielefeld,
je peux voir l’image. Si je regarde la photo à travers la lumière, cela me donne
Transcript, 2008, p. 292.
les fils conducteurs d’un reportage : le caractère unique de l’événement est (Traduction libre.) le sentiment qu’elle se couche sur ma peau. C’est une prise de contact9. »
commun à la performance et au reportage, les deux se veulent au cœur
Le corps du performeur entre ainsi en correspondance immédiate avec
de la « vie réelle » – peu importe ce que cela peut bien vouloir dire à l’heure
le portrait d’une personne morte et anonyme. Les visages déformés par
de l’authenticité mise en scène...
Advenir, devenir visible : la performance, entre fait et fiction, action réelle, théâtre documentaire,
186 authenticité, mise en scène et reportage artistique Valerian Maly 187
la douleur et la torture, les parties du visage distordues nous émeuvent de
façon étrange : elles sont choquantes, déconcertantes, mais elles produisent L’ouverture du séminaire :
actrices et acteurs
également un effet de « déjà-vu ». Boris Nieslony puise dans le répertoire
habituel de la presse, mais il retravaille ses images en les agrandissant. Ainsi,
les images parviennent à nous toucher d’une façon tout aussi directe que
dérangeante : si la photographie de presse a coutume de montrer l’horreur
avec une distance pseudo éthique – les cadavres sont encadrés par un décor
de destruction urbaine ou naturelle –, les images telles que celles-ci nous
parviennent uniquement par l’intermédiaire de la médecine légale, et encore.
Une relation aux entrelacements multiples se noue entre le performeur et Rainer Oldendorf
la photographie. Elle est renforcée par des gestes, le bras du performeur longe
son corps, son intérieur fragile est tourné vers l’extérieur, ses mains manquent
de frôler un autre visage.
D’autres images ont été juxtaposées à des objets, la plupart du temps
des objets familiers du quotidien, tels que des peluches ou encore une cravate,
une lampe de poche, un ballon coloré, voire un nez de clown. Un jeu d’alter-
nance troublant se met en place : ces objets doivent-ils être associés au per-
formeur ou à la personne représentée ? Ainsi dotées de ces attributs, les scènes
font naître des souvenirs au silence oppressant. Un slip féminin étendu
sur un cercle en métal éveille, pour l’anéantir brutalement, un imaginaire
érotique et sexuel ; et on voit littéralement le jeune homme torturé jouer avec
la balle. Boris Nieslony soulève ainsi une thématique visuelle développée
en particulier par les artistes au xviie siècle, à l’époque de la guerre de Trente
Ans. Ici, la fugacité de la vie est représentée à l’aide de moyens contem-
porains, mais, contrairement aux célèbres vanités, l’artiste ne recourt guère
à des motifs symboliques tels que la bougie à moitié brûlée, la bulle de savon
qui éclate ou le sablier représentant le temps qui passe. Nieslony crée
un ballet d’images aux associations immédiates, qui déclenchent surtout une
chose : des images abandonnées depuis longtemps se libèrent, une mémoire
inconsciente de la mort s’enclenche – celle-là même que le déferlement
d’images quotidien atténue et refoule. C’est ainsi qu’il parvient littéralement
à nous « re-porter », à nous emmener et nous ramener vers des espaces visuels
et mémoriels enfouis en nous.
Rainer Oldendorf, marco14 et CIAM4 / Naufrage avec spectateur, arrêt sur image, 2017.
Advenir, devenir visible : la performance, entre fait et fiction, action réelle, théâtre documentaire,
188 authenticité, mise en scène et reportage artistique Valerian Maly 189
Mai 2017. Des acteurs du film picaresque Art action
marco se mêlent aux participants du séminaire
marco14 et CIAM4 / Naufrage avec spectateur
ou l’art des actes vivants
devant l’entrée du bâtiment central du Polytechnion
d’Athènes qui forme ici une scène en marbre.
À cet endroit précis a été inauguré, en Juillet 1933, Michel Giroud
le 4e Congrès International d’Architecture
Moderne (CIAM4). En Novembre 1973 ce fut
le lieu central du soulèvement contre la dictature
militaire. L’arrêt sur image montre l'instant
dans le film où les acteurs de marco14 et CIAM4 /
Naufrage avec spectateur quittent cette scène
et marchent vers la caméra.
192 Art action ou l’art des actes vivants Michel Giroud 193
jubilatoires, sans amertume et sans rancune. En tout domaine pourraient
La performance comme
15. L’œuvre de Jean Dupuy
est un immense tableau
s’épanouir alors les dix sens (les cinq sens extérieurs et les cinq sens intérieurs scénique de l’art de
l’action des signes grâce
dispositif d’expérimentation
bien oubliés : haptique, intuitif, théorique, imaginatif, saltatoire). L’art de à son théâtre subtil et hilarant
l’acte ou des actes n’est guère possible sans une trans(e)versalité, dès le jeune de l’anagramme ; tout autre-
ment, mais aussi idiot,
âge et jusqu’à l’âge adulte, afin de pouvoir choisir les divers chemins de il y a son « cousin » Charles
traverse, au bon gré des vents divers, des chemins sans chemin, sans guide
autoritaire ni modèle imposé15. L’art de l’action alors prendra un sens, loin de
Dreyfus Pechkoff, le pince-
sans-rire burlesco-minimal
en diable. Cf. Jean Dupuy,
Where, Paris, galerie
scientifique
la compétition et du rendement comme de la croissance mortifère d’un monde Loevenbruck, 2013 ;
Jean Dupuy : Bio / biblio / filmo /
dominé par le profit16. C’est là, le véritable sens de l’art de la paix imaginé vidéographie : 1955-2015,
New York, édition Christian
par Beuys et Filliou17. Xatrec, 2015 ; Charles
Dreyfus Pechkoff, Fluxus :
l’avant-garde en mouvement,
194 Art action ou l’art des actes vivants Michel Giroud 195
François-Joseph Lapointe, Récolte d’un échantillon de microbiome cutané lors de la performance 1000 Handshakes, Perth, Australie, le 6 octobre 2015.
ratif. Or, je propose l’approche expérimentale comme véritable point « Introduction aux conditions Les deux termes « peuvent s’opposer, comme deux pôles passifs et actifs
de l’art expérimental »,
de rencontre entre ces champs distincts de la connaissance. Je m’intéresse in Élie During, Laurent
de l’empirisme, son négatif et son positif 6 ». On trouve, d’un côté,
en particulier à la pratique de la performance comme exemple d’hybridation
Jeanpierre, Christophe Kihm « l’expérience menée, conduite activement et rationnellement, dans le but
et al. (dir.), In actu.
possible entre l’art et la science. Afin d’en finir avec les querelles épistémo- De l’expérimental dans l’art, d’établir des vérités qui nourrissent le progrès des connaissances7 » et,
op. cit., p. 327.
logiques, j’offre ici mon plaidoyer en faveur d’une pratique paradisciplinaire 12. Hervé Fischer, de l’autre, « l’expérience vécue et livrée par l’intermédiaire de la perception
de l’art et de la science.
« Le mythe et ses doubles », des sens8 ». Le premier type d’expérience vient « s’ajouter à l’accumulation
in Louise Poissant
et Ernestine Daubner (dir.), infinie de connaissances établies9 », tandis que le second type, au
Art et Biotechnologies, Sainte-
Foy (Québec), Presses contraire, apporte « une contribution aux sphères de l’expérience plutôt qu’à
Qu’est-ce qu’expérimenter ? de l’Université du Québec,
celles de la connaissance10 ».
2005, p. 140.
Pour Claude Bernard, père de la médecine expérimentale, l’expérimentation Fondamentalement, du point de vue d’une théorie générale de
scientifique est « l’art d’obtenir des expériences rigoureuses et bien l’expérience, il n’y a en fait « pas de différence de nature entre démarche
déterminées1 », alors que, pour Allan Kaprow, pionnier de l’art action, expérimentale en arts et en sciences11 ». Le processus créatif, quel qu’il
l’expérimentation, c’est « la vérification ou la mise à l’épreuve d’un principe2 ». soit, participe de la même quête phénoménologique. Art et science partagent
On pourrait facilement intervertir ces deux définitions qui se valent et en ce sens la notion génétique de la recherche, l’acte d’expérimenter,
qui s’appliquent aussi bien à la science qu’à l’art. Or, puisque pour Bachelard de faire l’expérience. Aujourd’hui, « les uns et les autres élaborent des langages,
« toute définition est une expérimentation », rien ne sert d’enfermer la les uns – les scientifiques – pour interpréter le monde, les autres – les
méthode expérimentale dans un carcan définitoire qui ne pourra jamais, artistes – pour le questionner ou explorer les mythes et les structures qui
par définition, que la qualifier temporairement. Que les expérimentations gouvernent nos esprits et les sensibilités qui déterminent nos sens12 ».
scientifiques soient analogues ou conformes à celles des artistes importe En dépit de similitudes opératoires évidentes, l’hybridation de l’art et
peu ; toute expérimentation est à la recherche de nouveaux continents, de la science n’est cependant pas encore gagnée. Même quand les artistes et
de territoires non encore découverts. Expérimenter, comme le précise Paul les scientifiques travaillent conjointement à la poursuite d’un objectif com-
Ardenne, « c’est ajouter du neuf (ce qui est mis à jour), mais aussi du possible mun, les uns ne sont-ils pas toujours « au service » des autres ? Afin d’établir
(le non-advenu, encore à naître) 3 ». L’expérimentation tiendrait donc un meilleur dialogue entre chercheurs de différentes cultures, il est impératif
d’une dimension transversale à tout processus créatif, sans pour autant que pour l’un d’apprendre à maîtriser le savoir-faire de l’autre, voire à l’un
toute création soit expérimentation. d’apprendre à détourner les pratiques de l’autre.
Les artistes expérimentaux, selon Kaprow, « disent en général qu’ils
font de l’art, mais ils ne sont sûrs de rien4 ». Le propre de l’expérimentation
rédaction », dans Michel Collet furtif, stade ultime, et vain de l’artiste n’étaient ni qualifiés, ni désignés, impliquait que tous les éléments,
Les parcours de livraison du pain, dans cette région de forêts et de hameaux, de la micro-intervention ? »,
et Matthieu Messagier, De la
dans Inter Art Actuel, n° 120, qui traditionnellement aident à la réception de l’art, soient volontairement
variaient chaque jour, évoluant en fonction de paramètres imprévisibles – futilité et autres nuits rapportées,
Québec, 2015.
Strasbourg, Mediapop laissés en dehors de la situation performative 1000-91. Ce temps très intense
de la météo, du temps gagné ou perdu sur la route. J’avais entamé une Editions, 2014. 8. « Performance’s only life
4. Susan Sontag, Sur la is in the present. Performance de présence et de rencontres sur le territoire se déroulait et se répétait, sans
recherche en art, m’intéressant aux microcircuits dans les territoires, aux cannot be saved, recorded,
photographie, Paris, Christian
documented, or otherwise
explication ou sous-titrage, clandestin, mon nom n’apparaissait nulle part.
déplacements infimes dans le quotidien. Avec quelques amis nous échangions Bourgois, 1993, p. 22.
5. Ibid., p. 25.
participate in the circulation On aurait pu poser la question de Von Foerster : « Où se trouve la réalité ?
des articles, sur l’art in situ, sur les marches de Hamish Fulton, de Richard of representations : once it
does so, it becomes something Montrez-la-moi6. » Qu’en est-il du réel, de la réalité de l’art quand ce dernier
Long et sur les travaux de Vito Acconci. L’action Following Piece m’intéressait other than performance. »
Peggy Phelan, Unmarked : n’est pas revendiqué ? L’art furtif est-il encore de l’art quand il devient
particulièrement. The Politics of Performance
(1993), Londres/New York, invisible ? Pourtant plusieurs indices étaient perceptibles et, bien que dispersés
1000-91 était composée de douze heures de travail à partir de minuit, Routledge, 1996, p. 146. dans un ajustement tonique et modelés par la réalité ambiante, ils n’en consti-
Traduction libre par l’auteur.
d’une vente ambulante, de discussions tout au long du voyage, cela jusqu’au 9. Allan Kaprow, « La per- tuaient pas moins « une offre visible7 ». L’un des indices étant la répétition :
retour à midi en compagnie de cet artisan, homme discret, intrigué par formance non théâtrale »,
pendant deux semaines, la présence quotidienne sur le parcours de livraisons
Artforum 14, n° 9 (1986),
la normalité de l’action que je lui avais initialement présentée comme faisant p. 45-51, et « L’art qui peut du « personnage irrégulier et non indifférent qui ne participe pas à la vente »,
ne pas être de l’art », dans
partie d’une recherche en art, mais conscient d’une certaine façon de la catalogue de l’exposition était le premier des paramètres de cette action avisuelle qui se manifestait
situation quelque peu effacée et du fait que nous voyagions ces jours-là dans Allan Kaprow 1986, Dortmund,
sans emphase.
Museum am Ostwall, 1986,
« le minuscule ou l’immense presque-rien1 » au beau milieu de la répétition p. 17-19.
10. Allan Kaprow, Mon intérêt premier pour l’arpentage photographique s’était mué en
et des travaux de tous les jours. « L’expérience réelle », dans
Et tous ils changent le monde,
questionnements et en doutes face aux représentations, à mes représentations,
Initialement, le projet 1000-91 devait engendrer une production catalogue de la Biennale de l’art performance. Et je me souviens avoir entrevu les possibilités d’une
de Lyon, Marc Dachy,
photographique et mettre en lumière certaines interactions entre les Thierry Raspail et Thierry démarche qui ne désignerait plus l’auteur de la performance, la situation aux
déplacements marchands et une géographie du quotidien, pour l’essentiel Prat, Lyon, 1995, p. 122-131
limites du perceptible n’étant qu’un mouvement, une fragilité. J’avais choisi
– une traduction par Jacques
tissée de rencontres avec les habitants. J’avais constitué pour cela Donguy de l’article paru
l’action sans y insuffler la pensée d’une trace. Un flux sans spectateur.
dans la revue Artforum, en
une base préparatoire de photos de repérage, de relevés topographiques décembre 1983.
En 1996, Peggy Phelan énonça un certain nombre de points
et de notes qui au final furent inutiles. En effet, dès le premier jour
conceptuels essentiels sur l’expérience de l’art en acte face au contexte
de l’activation de ce processus performatif infiltré dans la vie quotidienne,
assimilateur du culturel avec son cortège d’attentes spectaculaires : « La seule
ces premiers instants ont de façon décisive remis en question le projet
réalité de la performance est au présent. Les performances ne peuvent
initial de saisie photographique, de la mise en archives de la situation de
pas être sauvegardées, enregistrées, documentées ou participer de quelque
performance. Un nouveau projet s’est esquissé impliquant un changement
manière que ce soit à la diffusion des représentations : car dès lors, elles
radical d’attitude, un « laisser aller » au sens premier du terme2. Ce projet
deviennent autre chose que des performances8. » Pour autant, l’action 1000-91
demandait de renoncer à toute documentation de ces rencontres, qui
était plus intuitive que construite ; je ne lirais les textes d’Allan Kaprow
possiblement, je le supposais, ne pouvait que produire des « images soli-
que quelques mois plus tard9, et avec une attention particulière « L’expérience
difiantes3 », brouiller le contact avec le réel, ce qui serait en somme
réelle10 ». Ce module 1000-91, au statut incertain, évoquait une écriture
« une manière de le refuser4 ».
bougée, une expérience qu’une certaine immatérialité rapprochait de
À cette époque, Susan Sontag écrivait : « Bien que l’appareil photo soit la poésie. J’avais noté quelque part le terme d’exo-action, trouvant un grand
un poste d’observation, il y a dans l’acte photographique plus que de l’observa- intérêt aux recherches théoriques, mais je doutais des définitions cartésiennes
tion passive. Comme le voyeurisme érotique, c’est une façon d’encourager, de la performance, celles qui formulent encore des oppositions et qui abou-
au moins tacitement, souvent ouvertement, tout ce qui se produit à continuer tissent le plus souvent à une taxonomie séparante – défaillante pour penser
de se produire5. » Durant ces deux semaines d’activités sur les parcours de le monde vivant en mouvement. L’écriture poétique, les modèles complexes,
livraison, l’exercice consistait à rendre discret le geste en préservant cette tout aussi précis mais plus ouverts, me semblaient être prometteurs,
action de toute volonté d'ostentation qui renverrait à certains registres de l’art : les textes de Robert Filliou notamment, que George et Elisabeth Jappe
là comme étant là27 » à partir de l’hypothèse que la performance est « capable 28. Guilhem Molinier,
« L’institution et la production
de redéfinir sa propre condition d’existence, à l’intérieur28 » d’une situation du furtif », Québec, Inter,
n° 120 (2015), p. 74.
spectaculaire vouée à la performance. 29. Christian Besson,
« Sept notes sur Écart et
D’autres spectres... April17 était l’expérience d’une « suspension de
th
les performances de John M.
l’acte29 », rompant avec les loyautés que l’art action entretient à l’égard d’une Armleder », dans Lionel
Bovier et Christophe Cherix,
tradition de la monstration-de-la-performance, de la mise en scène du geste – L’irrésolution commune d’un
engagement équivoque, Genève,
fût-il grandiose, sacrilège, sauvage, astucieux, grotesque. Ce projet ne voulait Mamco et Cabinet des
estampes, 1997, p. 92.
pas envisager une énième avancée ou une extension « expanded » de la per- 30. André Cadere, cité par
formance. L’anti-action April17th est littéralement à corps perdu, une tentative Michel Gauthier, Les promesses
du zéro, Genève, collection
de mise à l’épreuve de la performance précisément. Tenant l’action à l’écart Mamco, Dijon, Les presses
du réel, 2009, p. 131.
de la focalisation des regards, du rite et de l’enchantement, et pour cela en reve-
nant à ce dispositif de performance « sans envers ni endroit30 » ... il fallait laisser
s’en aller quelques fantômes du simulacre. D’une certaine façon, il s’agissait
de redonner à l’action sa charge d’impureté face au cérémonial.
Texte établi en 2017 à la Fondation Emily Harvey à la suite de deux entretiens réalisés avec Larry Litt en mars 2013
et en février 2014.
d’indifférence.
Sophie Lapalu
216 Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? Sophie Lapalu 217
sa propre contribution au processus créatif 15. » Le spectateur a donc une 15. Ibid., p. 181. 20. Stephen Wright, que consiste à « désartifier » une œuvre, fût-elle un Rembrandt, en lui faisant
16. Ibid., p. 179. « L’avenir du ready-made
responsabilité colossale dans l’avènement social de l’œuvre. Duchamp insiste : réciproque : valeur d’usage quitter les cadres de l’art et en s’en servant comme d’un objet utilitaire.
17. Ibid.
et pratiques para-artistiques »,
l’artiste doit « attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations 18. Ibid., p. 180. Parachute n° 117 (2004),
Selon le théoricien Stephen Wright, Duchamp « met en avant le potentiel sym-
prennent une valeur sociale16 ». Sans lui, l’œuvre reste à l’état brut et ne peut 19. Marcel Duchamp, p. 122. bolique du recyclage de l’art – et plus largement des outils et des compétences
21. Ibid., p. 121.
« Ready-made réciproque »,
entrer en contact avec le monde. Ainsi, l’interprétation et le déchiffrement dans Duchamp du signe, 22. Ibid., p. 128.
artistiques – dans l’économie symbolique générale de la vie de tous les
opérés par le regardeur permettent la « transsubstantiation17 », soit op. cit., p. 68. jours20 ». Il affirme par là que l’art peut avoir une valeur d’usage. Les œuvres
littéralement le changement de substance en une autre ou, selon la théologie peuvent être utilisées comme des objets usuels dans la vie quotidienne,
catholique, le changement du pain et du vin en corps et sang du Christ. « injectant des compétences artistiques dans le réel21 ». Wright donne ainsi pour
La « matière inerte18 » devient enfin œuvre d’art. Duchamp atteste ici d’une exemple le duo d’artistes activistes The Yes Men, qui a créé des sites
pensée radicale : l’artiste n’a de contrôle conscient ni sur son œuvre, Internet d’organismes politiques ou commerciaux (site de campagnes électo-
ni sur sa réception, tandis que la relation établie entre lui-même et le public rales de G. W. Bush, Organisation Mondiale pour le Commerce) tellement
possède une forme d’autonomie qui lui échappe et qui est le propre du similaires aux vrais qu’il est impossible d’en deviner le caractère fictif.
« processus créatif ». Grâce à cela, le duo a souvent été invité à représenter l’omc lors de congrès.
Malgré les réticences de certains défenseurs d’une esthétique essen- À l’occasion d’une rencontre au Textile of the Future à Tampere en Finlande
tialiste, cette déclaration de Duchamp fait aujourd’hui relativement en janvier 2001, organisée par des fabricants textiles, un des membres
consensus ; l’œuvre est le produit d’une relation avec ses récepteurs. De plus, des Yes Men, Andy Bichlbaum, s’est fait passer pour le porte-parole de l’omc
Duchamp introduit l’idée d’une double temporalité : il différencie l’œuvre et a donné un long discours ultra libéral, stigmatisant le protectionnisme
avant sa réception et après sa réception. La réflexion de Duchamp nous et revendiquant les bienfaits du libre échange, avant d’affirmer que l’abolition
permet de poser la question qui nous occupe ici : quelle différence entre de l’esclavage constitue un point d’ingérence dans l’économie de marché.
Francis Alÿs qui se plante sur la place Santo Domingo et l’« homme debout » Mais, reconnaît-il, l’esclave, qui doit être logé, nourri et vêtu, coûte plus cher
de la place Taksim ? qu’un employé délocalisé. La mise en scène et le discours, bien qu’insou-
tenables, correspondaient tellement à ce qui est attendu de représentants
Ces deux actions, lorsqu’elles s’accomplissent, sont à l’état brut.
de l’omc , que le public n’a pas réagi. La supercherie n’a été révélée que lorsque
Pour être interprétées et déchiffrées, elles sont rendues publiques dans un
l’orateur, à la fin de son exposé, a enlevé son costume et dévoilé une combi-
second temps ; l’une dans un cadre artistique, l’autre dans un cadre politique.
naison dorée et moulante avant de déployer l’ave (Appendice de Visuali-
L’œuvre furtive tout comme le geste de protestation comprennent donc
sation des Employés) : un phallus gonflable d’un mètre de long censé permettre
deux états successifs : une effectuation brute, dans la foule, et un devenir
le contrôle de l’esclave. Il n’a provoqué que des éclats de rire. Les inter-
symbolique – comme œuvre pour l’une, comme marque d’opposition pour
ventions des Yes Men dépassent ainsi largement le monde de l’art mais puisent
l’autre – lorsqu’elles sont « raffinées » par les spectateurs. Aussi une même
leurs compétences dans le champ artistique – et s’en revendiquent. Stephen
action peut-elle être considérée comme un geste contestataire dans un certain
Wright ajoute :
contexte et comme une œuvre artistique dans un autre. D’ailleurs, l’« homme
debout » s’avère être un chorégraphe de 34 ans, Erdem Gündüz. S’il n’a pas, The Yes Men « se revêtent des habits de la fiction » pour faire inviter clandestine-
à notre connaissance, revendiqué son geste comme œuvre, nous pouvons ment un dispositif déréalisant au devant du spectacle si savamment mis en scène,
supposer que sa formation lui a inspiré cette action. En tant que public, il nous afin de briser publiquement l’illusion et de mettre en avant les intérêts particuliers
revient de décider d’opérer une « transsubstantiation » et de changer le statut qui se cachent derrière ; afin, surtout, d’exposer la vérité nue, dissimulée sous le manteau
de cette proposition. Il est possible de lui donner le même statut que la « perfor- de légitimité que les consultants médiatiques – les véritables pourvoyeurs de fiction
mance invisible » de Steve Giasson et de supposer que l’intention de Gündüz d’aujourd’hui – passent leur temps à filer 22.
était autant artistique que politique. Il aurait usé des outils propres à son
« Briser l’illusion », « montrer la vérité nue » : quelle différence avec
métier de chorégraphe, pour les intégrer à la vie réelle et en faire usage.
les revendications de l’Homme debout de la place Taksim ? Lui et les Yes Men
Cette idée d’« user » de l’œuvre n’est pas sans faire écho au « ready-made ont utilisé des outils artistiques pour en faire usage dans la vie quotidienne
réciproque » tel que pensé par Duchamp. Dans un texte tardif, il propose non et, par là, ont cherché à dénoncer toute forme d’idéologie – le totalitarisme
sans malice de « se servir d’un Rembrandt comme table à repasser19 ». À l’in- pour l’un, le capitalisme débridé pour les autres. De même, Francis Alÿs ou
verse du ready-made, qui consiste à octroyer le statut d’œuvre à un objet Steve Giasson usent d’un savoir-faire propre au champ de l’art pour l’injecter
manufacturé en l’intégrant à un contexte artistique, le ready-made récipro- dans le réel et offrir d’autres outils pour le penser. La différence entre
218 Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? Sophie Lapalu 219
certaines actions politiques et les actions furtives est « inframince ». Cette
De la transsubstantiation
23. Charles Baudelaire,
« La Modernité », dans Le Peintre
très légère différence permet un aller-retour productif entre réalité quotidienne de la vie moderne, repris dans
Œuvres Complètes, vol. I, Paris,
le cas de Ouest-Lumière
ne font pas événement lorsqu’elles s’accomplissent ; elles se confondent avec
la vie quotidienne urbaine. Elles affirment ainsi le pouvoir de la discrétion,
de l’inaperçu et du secret, à l’encontre du régime d’ultra-visibilité de
notre société contemporaine, où la communication est devenue le nouveau
champ de bataille du capitalisme. Tous ces artistes néanmoins, à l’instar de
l’homme qui proteste, refusent l’état de la société dans laquelle ils se trouvent
et participent à la constituer autrement. Comploteurs et conspirateurs,
ils descendent dans la rue dans un élan similaire à celui des milliers de Yann Toma
manifestants de la place Taksim de 2013 ou des partisans de Nuit Debout,
à la recherche d’un « but plus élevé que celui d’un pur flâneur23 ». Ils adoptent
une attitude volontaire en vue d’imaginer le présent autrement qu’il n’est
et cherchent à se construire eux-mêmes. Ils constituent ainsi une commu-
nauté qui, face à l’absurdité de notre monde, fait de l’art une des armes “ At 6 p.m. I stood in the doorway of my studio facing the Venice boardwalk. A few
à brandir pour rester debout. spectators watched as I pushed two live electric wires into my chest. The wires crossed and
exploded, burning me but saving me from electrocution.”
Chris Burden, in A. Elsenaar, R. Scha, Electric Body Manipulation as Performance Art: A Historical Perspective,
Leonardo Music Journal, vol. 12, 2002, p. 21.
220 Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? Sophie Lapalu 221
La recherche de l'émancipation et de l'autonomie de l’action, qui est aussi NOTES 2. En France, le droit Acquisition symbolique de Ouest-Lumière
de la propriété industrielle est
celle aujourd’hui de l’empowerment, ou pouvoir-faire, a toujours été motrice 1. Compagnie d’électricité régi par le Code de la propriété
de l’Ouest parisien intellectuelle promulgué le Le rachat d’un nom et d’une marque doit suivre un protocole bien précis.
dans ma démarche. L’œuvre artistique, indissociable de pratiques 1er juillet 1992. Il a pour objet
(Ouest-Lumière). Il faut en référer à l’inpi (Institut National de la Propriété Industrielle)
contextuelles, y est pensée dans le monde concret et y agit pleinement ; de protéger, et par là même
de valoriser les inventions, qui est un organisme d’État permettant à toute personne le désirant d’acquérir
elle ne peut s’ancrer que dans une recherche de connaissance des procédures les dessins et modèles et les
marques. les moyens de se réserver l’exclusivité d’un nom de marque ou de produit
du réel afin d’aboutir à une reconfiguration de ce même réel. Le cas de 3. « C’est donc votre marque
et de l’affirmer publiquement. On y procède à un dépôt de nom afin de
Ouest-Lumière se joue par ailleurs de cette logique car il apparaît comme qui engage votre réputation.
Le premier produit qui la porte bénéficier de la protection de la loi2. La marque est un bien dit « incorporel ».
un véritable flash-back en révolution. Car sans autonomisation de son propre conditionne son succès ;
les suivants écrivent son histoire. Parmi tous les signes distinctifs d’une entreprise, elle constitue un élément
soma, comment présider une compagnie qui n’est plus sensée exister tout Gage, aux yeux du public,
d’une certaine constance de stratégique, industriel et commercial. La marque est le symbole vivant
en la transformant instantanément en une forme d’art en action ? qualité, elle résume le capital
d’estime que vous avez
de l’activité d’une entreprise. Elle l’incarne et lui octroie la reconnaissance3.
L’instant fondateur est celui de la période de la destruction et de la su accumuler sur le produit.
Elle assure par elle-même une La démarche de réactivation du nom de Ouest-Lumière diffère des
déroute de l’ancienne sous-station de Puteaux (1990-1994). Charge politique. fonction de réclame et est procédures classiques effectuées à l’inpi. L’antériorité est avérée. Le nom
La disparition progressive de ce lieu de travail, lieu qui était essentiel pour appelée à jouer un rôle central
dans vos campagnes de publi- a existé de 1905 à 1946 puis, à la Libération, il a été abandonné volon-
assurer la cohésion de l’ancienne maison edf, fit de moi du jour au lendemain cité. Grâce à elle, vous pouvez
espérer conquérir et vous tairement4. Sans repreneur possible, puisque sans structure de rattachement
le porteur d’un capital immatériel infini. Historiquement, la compagnie attacher une clientèle fidèle,
par une sorte de contrat réelle, le nom est tombé dans le domaine public de l’oubli. Les anciens bâti-
de production et de distribution d’électricité Ouest-Lumière1 avait existé de confiance tacite. » « Protéger
ments de la Compagnie ont été investis d’un nouveau label : edf. Le retrait
de 1905 à 1946, puis elle (son « corps-texte ») avait disparu littéralement sa marque », brochure de pré-
sentation de l’inpi, Paris, de Ouest-Lumière a permis à Électricité de France d’exister (une part d’ombre
lors de la nationalisation, métamorphosée instantanément en une Électricité 1999, p. 5.
4. La nationalisation de révélée au détriment de l’Ouest), de même que de la renommer aujourd’hui
de France (edf) accompagnant l’élan de la reconstruction de l’après deuxième l’outil de production français interfère avec une temporalité planifiée et réaccorde un sens dans la réalité
guerre mondiale. Inspiré par la force esthétique des actions au porteur, par a entraîné une perte d’identité
pour de nombreuses sociétés à une histoire enfouie dans l’ombre. La postériorité intègre l’expression de
mon rapport au symbolique, ainsi que par la démarche artistique de Michel de production d’électricité,
mais a contribué à fonder l’antériorité. L’histoire de Ouest-Lumière s’inscrit dans le contexte fondateur
Journiac, j’ai considéré l’acte de rachat du nom et de la marque de la com- une identité nationale de
l’électricité visant à développer
d’une société contemporaine et nous apprend tout sur l’avenir du monde5.
pagnie Ouest-Lumière comme un acte artistique de refondation, un acte la notion de service public. On apprend ainsi qu’elle a alimenté et continue d’alimenter sous le nom
de réactivation légitimé par la pression que je ressentais au sein de cette 5. « [...] l’œuvre en serait-
elle pas, au moins dans certain d’edf les espaces vitaux de notre vie quotidienne en diffusant de l’énergie
Usine de production en pleine déliquescence, symptôme de la libéralisation cas, influencée par l’avenir
électrique aux institutions, aux entreprises et aux foyers. Elle s’inscrit
de l’énergie électrique qui suivra pour toute l’Europe des années 2000. plutôt que par le passé ? Pour-
quoi penser toujours les faits dans le fonctionnement du monde. Ses réseaux sont ancrés au plus profond
dans le même sens, en se
refusant à prendre en compte de la société humaine. La période forcée de sa mise sous silence a parado-
les forces qui s’exercent
sur nous depuis le futur, alors xalement protégé ses ressources souterraines. Elle est une part de modernité
même que de nombreuses
œuvres et les expériences
(de jouissance) qui resurgit au moment où la postmodernité6 s’est installée
communes que chacun peut dans le corps de la société et y prospère jusqu’à s’y dissoudre, nourrie qu’elle
faire pour son compte en
portent les traces manifestes ? » est par un esprit de rentabilité toujours plus exacerbé. Nous nous savons
P. Bayard, Demain est écrit,
Paris, Les Éditions de Minuit, intégrés depuis les années 2000 à ce que Jeremy Rifkin a nommé l’âge
2005, p. 15.
6. « Notre hypothèse de
de l’accès, un âge où les idées ont été monopolisées par des réseaux de pouvoirs
travail est que le savoir change économiques7, un âge où la notion de propriété intellectuelle a été mise à mal
de statut en même temps que
les sociétés entrent dans l’âge et où de nouvelles théories des droits ont fait leur apparition.
dit post-Industriel et les
cultures dans l’âge dit post- La particularité de la résurgence de Ouest-Lumière est qu’elle échappe
moderne. Ce passage a
commencé depuis au moins à tous les facteurs de transformation socio-économiques des cinquante
la fin des années 50, qui pour
l’Europe marque la fin de sa
dernières années. Elle ignore la chute des utopies politiques8 et son existence
reconstruction. » J.-F. Lyotard, est restée suspendue à une période de post-Libération de la France.
La Condition postmoderne,
Paris, Les Éditions de Minuit, Cette position lui confère une autorité posthume, post-historique, qui s’ignore.
1979, p. 11.
7. « Ces réseaux de presta-
Son nom côtoie le domaine de la mémoire afin d’esquisser des pistes de
Confession de Michel Journiac par Yann Toma, photographie argentique, 24 × 17, 5 cm, 1992,
taires et d’usagers favorisent réflexion qui laisseraient encore une place à l’espace de l’utopie collective9.
la concentration du pouvoir
© Alexis Glorieux / Yann Toma.
aux mains d’un petit nombre Si le nom d’Ouest-Lumière est resté en réserve, son amnésie forcée, légitimée
222 De la transsubstantiation des matières supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière Yann Toma 223
d’organisations, et ce de façon par les mutations économiques du xxe siècle, est soignée lentement
encore plus efficace que
sous un régime de propriété par ses nouveaux ouvriers dirigeants. Devenue étrangère à son propre corps
traditionnel reposant
sur des marchés de vendeurs
industriel passé, Ouest-Lumière s’est abstraite du monde et est en mesure
et d’acheteurs. » J. Rifkin, aujourd’hui de faire acte de présence partout et nulle part. Son nom lui
L’Âge de l’accès, Paris, Éditions
de la Découverte, 2000, p. 79. confère une existence incorporelle, une âme. Elle peut produire et distribuer
8. « Le communisme et
son effondrement merveilleux,
ce qu’elle désire puisqu’elle s’est émancipée de son statut précédent. Sa renais-
grandeur nature, c’est-à-dire sance lui confère une identité nouvelle proche de celle de l’Ève10 future.
aux dimensions de l’histoire
entière, c’est la liquidation Elle véhicule auprès des gens qui la reconnaissent un certain effluve corporel 11
du social, du politique comme
idée, comme valeur, comme et un brin d’immortalité. Ouest-Lumière a accédé au statut d’autorité supé-
utopie, dans le désastre de
l’utopie réalisée. Mais n’en
rieure en refaisant surface. Ouest-Lumière renomme une parcelle du passé
est-il pas de même de l’Ouest : et laisse supposer que l’activité passée a un avenir.
échec grandeur nature de
l’utopie réalisée du bonheur ?
L’effondrement du système
Avoir un nom, c’est exister. Le droit au nom est un droit fondamental
de valeur occidental de l’identité humaine12. Nommer, c’est faire advenir à l’existence, c’est recon-
est exactement corrélatif
de celui du communisme. » naître le droit d’exister à ce que l’on nomme. L’acte de naissance est en cela
J. Baudrillard, Le paroxyste
indifférent, Paris, Grasset, un événement crucial dans l’émergence d’une singularité. C’est un « droit
1997, p. 25.
9. « Le slogan déjà énoncé :
subjectif 13 ». Dans le cas de Ouest-Lumière, la seconde naissance est une sorte
“construisons aujourd’hui de réincarnation et un second droit « subjectif », cette fois-ci inattendu.
la mémoire de demain”, vise
implicitement le fait d’éviter En changeant d’état, Ouest-Lumière se situe différemment. Elle passe du
l’accident de la mémoire.
C’est un appel à imaginer
statut de mortel au statut d’immortel, de la vie à la « science14 ». La procédure
tout ce qui devrait être digne d’enregistrement de son nom à l’inpi est un acte de reconnaissance.
d’être sauvé des ruines et
par conséquent d’une mort
définitive. » H.-P. Jeudy,
Ouest-Lumière n’est plus une société anonyme15. Ouest-Lumière
Mémoires du social, Paris, Puf, est déclassée de son statut industriel. Cette existence nouvelle, non enregistrée
1986, p. 106.
10. Ève signifie « la sensibilité au registre du commerce, exclut Ouest-Lumière de tout rapport à la notion
de l’être humain et son élément de rentabilité. Le caractère bénévole de ses membres et l’existence de statuts
irrationnel. [...] Ève symbolise
l’élément féminin dans l’homme. fictionnels lui confèrent une dimension nouvelle et un objet qui est en
[...] Ève désignera le plus
souvent la femme, la chair, mesure, à terme, d’épouser une configuration d’utilité publique. Elle adhère
la concupiscence. » J. Chevalier
et A. Gheerbrant, Dictionnaire
aux processus favorisant le développement de liens humains et leur dévelop-
des symboles, Paris, Robert pement. C’est une personnalité morale qui revêt une dimension collective.
Laffont, 1982, p. 423.
11. « La nature change, mais
Ouest-Lumière, investie d’une nouvelle structure symbolique et
non l’Andréide. Nous autres,
nous vivons, nous mourrons, reconnue de ses membres et du monde de l’art, peut jouer un rôle officiel dans
– que sais-je ! L’Andréide
ne connaît ni la vie, ni la maladie, la vie publique.
ni la mort. Elle est au-dessus
de toutes les imperfections L’appropriation officielle de Ouest-Lumière fait événement. Elle réin-
et de toutes les servitudes !
Elle garde la beauté du rêve. troduit un nom perdu au cœur du jeu social de la réalité contemporaine, non
C’est une inspiratrice. Elle parle pas un nom commun mais un nom propre. L’événement est de nommer à
et chante comme un génie –
mieux même, car elle résume, nouveau (et plusieurs fois) Ouest-Lumière après le « bord du vide16 », de même
en sa magique parole,
les pensées de plusieurs génies. que Perec se souvient à répétition. C’est une intervention qui fait événement
– Jamais son cœur ne change ;
elle n’en a pas. » V. de l’Isle- et un événement qui fait office de performance. On a ici l’affirmation ontolo-
Adam, L’Ève future, Paris,
Folio, 1993, p. 252-253.
gique de l’existence même de Ouest-Lumière par la reconnaissance officielle :
12. Bien que le droit à le dépôt.
un nom et à une nationalité
soit l'un des droits de l'homme Toutes les opérations qui suivent le dépôt du nom revêtent une dimen-
les plus fondamentaux, des
millions d'enfants dans sion officielle puisqu’elles sont légitimées par la structure d’Ouest-Lumière.
le monde restent une grande
partie de leur vie dépourvus de
Qu’elles soient fictives ou réelles, les interventions des agents de Ouest-Lumière
Yann Toma, Action Ouest-Lumière, 60 × 80 cm, 1934-2018, © Yann Toma.
cette identité juridique, donc ne peuvent plus être marginales. Elles font partie intégrante de leur temps.
224 De la transsubstantiation des matières supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière Yann Toma 225
Ouest-Lumière existe officiellement et affirme une liberté indivi- des avantages et de la pro- 18. « Dans l’art seulement Énergie
tection qu'elle confère. Les il arrive encore qu’un homme,
duelle. Elle échappe, par le biais de son statut immatériel, à toute pression enfants non déclarés n'ont pas tourmenté par ses désirs, fasse
d'existence officielle. Sur le quelque chose qui ressemble À Ouest-Lumière, la production et la distribution d’énergie artistique doivent
extérieure, sauf à celle émanant de ses obligations statutaires. Il faut envisager plan individuel, cela suscite à une satisfaction ; et, grâce
être considérées comme un service public. Elles ne peuvent être défaillantes.
Ouest-Lumière comme partie intégrante d’un effort collectif de sauvegarde des problèmes de scolarisation, à l’illusion artistique, ce jeu
et expose ces enfants à des produit les mêmes effets affectifs L’énergie est, en même temps, ce qui alimente les unités de production et
vitale. Son corps, en reconstitution progressive, réapprend peu à peu à dangers particuliers : adoption que s’il s’agissait de quelque
illégale, trafic, exploitation de chose de réel. » S. Freud, Totem ce qui émane de ces dernières. Elle n’est pas quantifiable et se mesure
regarder, écouter et lire. En regardant Ouest-Lumière, en l’écoutant fonction- leur travail, voire prostitution et tabou, Paris, Payot, 1965,
et criminalité. p. 139. par l’effet qu’elle produit sur l’individu, c’est un flux de faire-usage. Ainsi,
ner, en lisant le résultat de son rendement dans les journaux spécialisés17, 13. Jürgen Habermas parle 19. « Les voies préexistantes
elle ne prend valeur d’échange (faculté de produire quelque chose avec l’énergie
on ne risque plus de l’oublier. Elle reçoit de nouveau de la matière première, du « concept de droit subjectif » : déjà frayées sont de dures
« Le concept de loi explicite réalités, aussi indéniables que et de le faire fructifier) que si, dans le même temps, elle prend valeur
mobilise du personnel et invente un circuit de distribution où les produits l’idée, déjà contenue dans la réalité historique de l’homme
le concept de droit, d’égalité partant du trou-abri pour d’usage (utilité de proximité). La valeur d’usage, souvent considérée comme
de son effort sont distribués. de traitement : dans la arriver à construire une ville.
forme des lois universelles Cette évolution, c’est évident,
secondaire, est toujours majorée d’office à Ouest-Lumière. Il faut que
et abstraites, tous les sujets n’a été possible que par tout le monde puisse faire usage de l’énergie de Ouest-Lumière. L’abonné
bénéficient des mêmes droits. » l’établissement de communautés
J. Habermas, Droit et démo- qui, à leur tour, n’ont pu se de Ouest-Lumière n’est pas restreint à un quartier. Il peut être partout dans
N° National : 99 807 820 cratie, Gallimard, 1992, p. 98. produire que grâce aux restri-
14. « La plupart des mortels, ctions imposées à l’instinct. » le monde et de différentes classes sociales. Ouest-Lumière tisse autant de
ibid.
Paulinus, se plaignent amère- lignes énergétiques qui sont nécessaires à son déploiement. L’énergie, concept
Dépôt du : 13 AOUT 1991 ment de la malveillance 20. Ibid., p. 71.
de la Nature : nous venons 21. Ibid. abstrait des relations de mouvement, fait corps avec la toute-puissance des
à : I. N. P. I. PARIS au monde, disent-ils, pour une
durée très limitée et ce temps
22. Catalogue de l’expo- idées. L’énergie de Ouest-Lumière se produit dans le domaine de l’art18.
sition « Joseph Beuys », Paris,
TOMA Yann, 50 rue des Batignolles, 75017 PARIS.
qui nous a été donné s’enfuit si
Centre Georges Pompidou,
Elle s’introduit autant dans le processus que dans le produit final distribué,
rapidement, si précipitamment
que tous, excepté une infime 1994, p. 17. mais le processus dont elle suit le cours (par exemple mental) permet
minorité, sont abandonnés 23. « Ainsi parlait Zarathoustra
Mandataire ou destinataire de la correspondance : par la vie au moment précis et il se trouva de sa couche de construire un terrain d’égalité pour tous et d’alimenter les trajectoires
où ils s’apprêtent à vivre. [...] au pied de l’arbre comme s’il
TOMA Yann, 50 rue des Batignolles, 75017 PARIS. C’est ainsi que le plus grand sortait d’une ivresse inconnue ;
de chacun19. C’est une masse héritée (la mémoire) et une masse en devenir
des médecins s’écrie : “Brève or voici que le soleil était (l’histoire qui se fabrique) que la collectivité peut ou non recevoir. L’énergie,
est la vie, longue la science !” » encore juste au-dessus de
OUEST-LUMIÈRE Sénèque, De la brièveté de sa tête. À bon droit on pourrait c’est la formation et le transport du symbole de la libido, d’une « force spéci-
la vie, Paris, Éditions Rivages, en déduire que Zarathoustra
Produits ou services désignés : Services de télécommunications, de messagerie 1988, p. 7. n’a pas dormi bien longtemps. » fique jamais transformable20 ». C’est une « action magique à distance21 ».
15. Remémorons-nous F. Nietzsche, Ainsi parlait
électroniques par réseaux Internet. Photographies, services d’articles Zarathoustra, Paris, Livre de
Elle peut transporter le spirituel car c’est un élan de conscience. Elle peut
la « société anonyme » artistique
de spectacles, activités culturelles, organisation d’expositions à but culturel créée en 1941 par Katherine Poche, 1983, p. 327. faire apparaître le Merveilleux, force de renouvellement évoquée précédem-
ou éducatif. Conception artistique, recherche scientifique, filmage sur bandes S. Dreier et Marcel Duchamp. 24. « Les régions du passé
vidéo, gestion de lieux d’exposition, imprimerie. C’était une collection de garderont leur secret, ment. Vouloir goutter cette énergie, c’est viser la metexis, « l’expression sous
plus de six cents œuvres d’art,
Classes de produits ou services : 38, 41, 42. représentant cent soixante-dix
et l’appel au souvenir reste vide.
L’enquêteur ne dira même pas
une forme concrète d’une idée, d’une spiritualité22 » qu’on ne peut atteindre,
artistes modernes appartenant ce qu’il sait, mais, sous la c’est se diriger vers une nature vive, un élan vital, une ivresse inconnue23.
à vingt-trois pays différents. pression du temps, suppliera
M. Duchamp, Duchamp seulement la fille de dire
du signe, Paris, Flammarion, qu’il le lui a dit. » G. Deleuze,
1975, p. 193-215. L’Image-temps, Paris, Éditions
16. Cette notion fait référence de Minuit, 1985, p. 149.
Éclairage symbolique
à A. Badiou qui considère
que l'événement est une vérité Les modes d’acquisitions officielles énoncés ont un caractère symbolique.
de la séparation au monde.
Elle n’existe que par le nom, Ce sont des actes qui signalent et qui annoncent publiquement un chan-
que par la décision de nommer
« au bord du vide » cet autre
gement imminent. Peu importe l’histoire réelle de Ouest-Lumière.
événement qu'est « l'intervention » Sa seule réapparition fait d’elle une héritière légitime porteuse d’un message.
elle-même. Badiou évoque
« le curieux renvoi en miroir Nous devenons tous des destinataires inconnus, des opérateurs potentiels
de l'événement et de l'interven-
tion. » A. Badiou, L'Être et de Ouest-Lumière. L’idée de la réapparition de cette entité oubliée
l'Événement, Paris, Éd. du Seuil,
1988, p. 232.
fait naître en chacun d’entre nous l’espoir de retrouver un jour son enfance
17. Évoquons les diverses et une certaine forme de virginité. Le retour de Ouest-Lumière lessive
apparitions de Ouest-Lumière
dans le cadre de la recherche le passé et essore le présent. Il permet aux images personnelles de croiser
en arts plastiques, dans l’art
contemporain et même dans
les images collectives sur une profondeur de champ libre. Il vise à rouvrir
les revues récentes de recherche des affaires non élucidées24 par l’appel de la pression du temps. L’acquisition
sur l’énergie et l’entreprise.
de Ouest-Lumière lui confère une liberté symbolique qui la protège d’un
démantèlement de circonstance. Pour tous ceux qui ont connu la compagnie
226 De la transsubstantiation des matières supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière Yann Toma 227
et y ont été rattachés, sa simple évocation fait naître un sentiment de rappro-
Espoir et performance
25. « La théorie bergsonienne
du rêve montre que le dormeur
chement collectif. Ouest-Lumière, ce n’était pas un rêve mais cela le devient25 n’est nullement fermé aux
sensations du monde extérieur.
car son mode de rappel est artistique. Cela rend manifeste et évidente une Toutefois, il les met en rapport,
valeur ajoutée à l’objet initial de la compagnie. Le processus de réactivation non plus avec des images-
souvenir particulières,
accompli, la voilà assurée d’une dimension universelle. À présent, elle peut mais avec des nappes du passé
fluides et malléables qui
servir de ressource. se contentent d’un ajustement
très large ou flottant. [...]
le rêve représente le circuit
apparent le plus vaste ou
“l’enveloppe extrême” de tous
Per Hüttner
les circuits. » ibid., p. 77.
228 De la transsubstantiation des matières supposées mortes : le cas de Ouest-Lumière Yann Toma 229
When you cut into the present, the future leaks out. En 2009-2010, j’ai organisé une série d’événements, d’expositions
[Quand on coupe dans le présent, c’est l’avenir qui s’en écoule.] et de performances à Pékin, Melbourne, Kiev et Shenzhen. Mené en colla-
boration avec le commissaire italien Daniele Balit, le projet réunissait de
William S. Burroughs nombreux artistes internationaux. Inspirés du texte et du titre de William
S. Burroughs : The Invisible Generation [La Génération invisible], le projet
a généré des situations nouvelles et surprenantes pour l’art et pour le public,
notamment la possibilité de rencontres en dehors des lieux habituels
dédiés à l’art ou à la performance. Le cadre conceptuel s'appuyait nettement
sur certaines recherches en neurosciences qui stipulent que nos expériences
sont grandement influencées par ce que nous attendons d’une situation.
Autrement dit, le projet cherchait à vérifier quel impact pouvait avoir
l’art lorsque le public ne s’attend pas à le rencontrer, ou lorsqu’il est confronté
à des situations imprévues, tout en ignorant qu’il pourrait s’agir d’art.
Le projet The Invisible Generation incitait les artistes et le public à enquêter
sur la manière dont l’art peut être un outil pour décaler nos interactions avec
la réalité, quand l’art comporte un élément de surprise.
Plusieurs interventions se sont déroulées dans des lieux publics. Dans
l’esprit de Burroughs, nous avons exploré certaines possibilités offertes
par l’art quand il agit comme force créative et incontrôlable et se propage tel
un virus, dans le tissu urbain, affectant, dévoilant, déployant nos perceptions.
Ces formes d'activités pourraient être associées à l’esprit du carnaval, ce
moment particulier où toutes les structures sociales sont sens dessus dessous,
bouleversées et sans cesse renégociées. Des comportements inhabituels et
excentriques, ainsi que des objets et des textes décalés de leurs contextes ont
été insérés dans des situations afin de déclencher de nouveaux moyens pour
apprécier la vie et pour révéler des détails de notre quotidien.
Ce texte présente trois interventions artistiques que j’ai menées avec
la coopération d’autres artistes. Deux actions faisaient partie de The Invisible
Generation et la plus récente était clairement influencée par ce projet.
Comme vous le verrez, notre travail brise les attentes et les préjugés du public
concernant la performance. La performance n’est pas une action scénique
où le public se place en un cercle pour en estimer la qualité. Il s’agirait
plus exactement d’actions venant perturber la prévisibilité de notre quotidien
afin de provoquer une réflexion sur un pourquoi et un comment, en lien
avec cette performance.
Private Contractors N° 2 (Per Hüttner et Olav Westphalen), The Invisible Generation, Kiev, 2010,
Photographies: Anna Nadudua.
Per Hüttner, I Am The Future, Wellcome Collection Londres, octobre 2015. Acteurs : Stuart McMillan, Flaviana Cruz Clark et Laurie Duncan.
Photographies : Courtesy Wellcome Collection.
Nous remercions tous les auteurs du présent ouvrage ainsi qu’Égide Alex,
Marc-André Cossette, Marie Dumaine, Nathalie Lafortune, Isabelle Lelard,
François LeTourneux, le collectif Montagne Froide qui a mis à disposition
ses ressources et son réseau de recherche et remerciements à Hubert Renard
pour son soutien sans faille.
Guillaume André
Impression et façonnage
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Fabriqué en Europe.
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