Vue actuelle du site archéologique. Le site de Thignica, aujourd’hui Aïn Tounga, se trouve à 86 km au
sud-ouest de Tunis, sur la route qui conduit vers le Kef, l’antique Sicca Veneria.
Ce qui donne à Thignica une grande importance comme lieu de pèlerinage, c’est le
séjour et l’extraordinaire prédication de saint Augustin aux habitants de la ville1. Il s’agit d’un
sermon qui fait partie de la section inédite du recueil augustinien de la chartreuse de Mayence
qui reproduit lui-même un manuscrit de l’abbaye de Lorsch toujours en Allemagne. Voici la
présentation de l’homélie dans les deux versions de Mayence et Lorsch :
Version Mayence n° 54 (Mainz I 9, f. 162-173) ; «De apostolo : O altitudo diuitiarum
sapientiae et scientiae dei [et cetera], et de versu psalmi quinquagensimi noni : Deus reppulisti
nos et destruxisti nos, et de uersu psakni centensimi octaui decimi : Bonum mihi quoniam
humiliasti me ut discam iustificationes tuas»
1
Rm 11, 32-36 : Dieu, en effet, a enfermé tous les hommes dans le refus de croire pour
faire à tous miséricorde. Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la connaissance de
Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! Qui a connu la pensée
du Seigneur ? Qui a été son conseiller ? Qui lui a donné en premier et mériterait de recevoir
en retour ? Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la gloire pour l’éternité ! Amen ;
D’après la rubrique conservée dans le catalogue de Lorsch, saint Augustin faisait alors
étape à Thignica, en Proconsulaire, à mi-chemin entre Abitina et Musti. Ces localités ne sont
pas situées sur la route directe de Carthage à Hippone, mais sur celle qui conduit de la métropole
à Thagaste en Algerie et Thubursicu Numidarum. Il est sûr qu’Augustin a emprunté au moins
deux fois cet itinéraire: d’abord vers 404, quand il effectua, d’après les archives de cette région,
une enquête sur le schisme maximianiste; ensuite juste après le concile général du 13 juin 407,
qui l’envoya en mission à Thubursicu Numidarum. Ainsi, Delbeau dans son étude est incliné à
formuler la prédication en 404. Il explique :
« Augustin, ayant quitté Carthage après le concile général d’août 403, y
retourne dès décembre sur les instances d’Aurélius; il a renoncé pour cela à se rendre
à un synode provincial de Numidie que le primat Xanthippe avait convoqué à Cirta pour
le 28 janvier. L’embuscade tendue contre sa personne, et que relate la biographie de
Possidius, daterait de cette période, car elle est évoquée dans un sermon-fleuve
prononcé le jour des calendes de janvier. Augustin est encore à Carthage le 23 janvier.
Pour rentrer dans sa ville épiscopale, il choisit une route très méridionale parce qu’il
souhaite effectuer, dans les archives de plusieurs bourgades de Proconsulaire, une
2
enquête sur le schisme Maximianiste2. Cela lui procure l’occasion de prêcher à Tignica,
puis à Boseth, où il fait état de l’entrée solennelle d’Honorius à Rome, survenue le
premier janvier 404. Il se rend à nouveau à Carthage pour le concile de juin 404. Dans
un sermon prêché le 29 juin, figure une nouvelle allusion quoique plus vague à
l’embuscade que lui ont tendue les circoncellions. De façon générale, l’horizon
intellectuel de cette prédication est constitué par le De catechizandis rudibus, le De
consensu euangelistarum (cf. Lorsch 1) et le Contra epistulam Parmeniani ».
Quel était l’argument de la prédication de saint Augustin ?
Abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu. Que ses décrets sont
insondables. Ce qui justifie l’exclamation de Paul (Rm 11, 33) est le verset précédent: Dieu a
enfermé tous les hommes dans l’incrédulité pour faire à tous miséricorde. De la même manière,
le psalmiste associe colère et clémence divines (Ps 59, 3: Tu nous as repoussés et détruits, tu
étais irrité et tu as eu pitié de nous. L’orgueil de la créature a suscité la colère du créateur. Mais
cette colère est en fait miséricorde, car l’abaissement de l’homme lui est profitable (Ps 118,
71) : II est bon pour moi que tu m’aies humilié, afin que j’apprenne ta justice. L’amour paternel
peut aussi se manifester dans le châtiment des fils coupables. La société humaine comporte des
maîtres, des esclaves et des esclaves d’esclaves : telle est la relation qui existe entre Dieu, les
êtres spirituels et les créatures corporelles. Pour châtier l’homme, son serviteur, Dieu l’a rendu
mortel et le livre aux tourments du corps. Quand ce dernier te sert, il montre que tu es son
maître; quand il te résiste, il signale que tu as aussi un maître. Le Christ, bien qu’il fût sans
péché, a assumé les souffrances humaines. C’est avec une chair semblable à la nôtre qu’il est
mort et ressuscité, afin que nous ayons des motifs de consolation et d’espérance. Ne fais pas
comme les païens ou les hérétiques, qui récusent ou ridiculisent l’abaissement du Christ. Ses
blessures comme ses cicatrices étaient véritables, sa naissance n’eut rien d’impur, et ce fut
librement qu’il se livra à la mort. L’humilité du Christ est le remède de notre orgueil.
Garde la foi en l’évangile : nos corps deviendront semblables à ceux des anges.
L’expansion actuelle de l’Église est l’accomplissement de la promesse faite jadis à
Abraham. Si Dieu a tenu parole à l’égard d’un individu, pourquoi romprait-il ses engagements
vis-à-vis de l'humanité ? Le Christ a racheté par son sang l’univers entier. En son nom, certains
accaparent une portion de son héritage. Ils ont pu partager certains de ses vêtements, mais non
sa tunique, parce qu’elle était tissée d’une pièce à partir du haut. Seuls, ceux qui élèvent leur
cœur vers les réalités spirituelles appartiennent à cette tunique indivisible, qui est l’Eglise.
Voici donc, le dernier paragraphe sur la tunique sans couture du Christ et la signification
du « sursum cor » de l’extensive et belle homélie de saint Augustin :
« 18. Modo irruit inimicus possessor, et hoc sub nomine Christi. Potest dividere
aliquas vestes Christi; tunicam illam nemo dividet, quae desuper texta est. Diviserunt,
inquit, sibi vestimenta mea et super vestimentum meum miserunt sortem. Et dicit
2
Dans sa polémique contre les Donatistes saint Augustin mentionne souvent le schisme maximianiste (séparation
dans l’Eglise donatiste entre Primien, évêque donatiste de Carthage, qui était le chef des Numidiens et Maximien,
un diacre disciple de Donat, qui représentait les donatistes « orthodoxes » des cités romano-puniques et de la côte
tunisienne), non pour le combattre, mais pour s’en servir comme d’un argument, et d’un argument, à ses yeux,
sans réplique contre ses adversaires. Il n’approuve pas pour autant ce schisme qui troublait et affaiblissait l’Eglise
rivale donatiste. Ce n’est donc pas aux Maximianistes comme tels qu’Augustin s’intéresse mais à l’événement que
fut leur schisme: il s’en est fait l’historien, au vrai sens du mot, appuyant ses dires sur des faits dûment établis par
des témoignages contrôlés, par des actes officiels soit de l’Eglise soit des pouvoirs publics, ne négligeant ni de
prouver leur authenticité ni d’en découvrir la date exacte. C’est sans doute lui qui a inspiré aux Pères du Concile
de Carthage de septembre 401 la décision d’établir le dossier le plus complet possible du schisme maximianiste.
(Cf. A. C. de VEER, L’exploitation du schisme maximianiste par saint Augustin dans sa lutte contre le Donatisme,
études augustiniens de Paris).
3
evangelista : Erat ibi quaedam tunica desuper texta, et dixerunt inter se qui
crucifixerunt dominum ; 'Non eam dividamus, sed sortem super eam mittamus. Non est
posita in divisione, praeter divisionem fuit tunica illa. Quare praeter divisionem fuit
tunica illa ? Quia desuper erat texta. Significatum est quare non meruit dividi desuper
texta. Quid est quod desuper texitur ? Unde nobis dicitur 'sursum cor'. Itaque qui sursum
habet cor, dividi in partes non potest, quia ad illam tunicam quae non potest dividi
pertinebit. Ergo, fratres mei, ista tunica sorte obvenit ipsi domino nostro lesu Christo,
quia sors ipsius est hereditas ipsius. […] Sed quicumque quaerunt honores terrenos,
commoda temporalia, phantasias corporales, non sunt desuper texti, quia saecularia
desiderant. Ipsi ergo possunt dividi. Tunica vero illa quae desuper texta est, in
divisionem non potest venire. Gaudete vos ad eam pertinere, qui germina catholicae
estis. Interrogate cor vestrum si a Christo non quaeritis nisi regnum caelorum : non
vana, non temporalia, non imagines corporeas, non ea quae delectant in isto saeculo et
in hac terra. Cum vos interrogaveritis, respondet vobis conscientia vestra 'sursum cor'
habere. Et si 'sursum cor' habetis, desuper texti estis ; si desuper texti estis, dividi non
potestis ».
Commentaire sur les apports de saint Cyprien et saint Augustin à l’image de la tunique
du Christ4
La tunique sans couture de Jésus, tirée au sort pour ne pas être déchirée, a été regardée
donc comme un symbole de l’unité de l’Église. À l’origine de cette tradition se trouve, bien sûr,
l’évangile de saint Jean. C’est surtout dans la tradition latine que s’est développée
l’interprétation qui reconnaît dans la tunique intacte du Christ le symbole de l’unité de l’Église.
4
Le premier à en parler fut saint Cyprien de Carthage (200 ? - 258) dans son traité sur
l’unité de l’Eglise catholique. Cet ouvrage, qui date de 251 pendant la persécution de Dèce, est
le premier traité sur l’Église; il vise la situation concrète de persécution et la querelle autour des
lapsi. L’ecclésiologie de saint Cyprien s’enracine profondément dans les saintes Ecritures.
Ainsi pour illustrer l’unité de l’Église il a recours à des images empruntées à la Bible, et parmi
elles, la tunique du Christ :
« Ce sacrement de l’unité, ce lien de la concorde dans une indissoluble cohésion
nous est montré dans l’évangile par la tunique du Seigneur Jésus-Christ. Elle ne peut
pas du tout être divisée ni déchirée, mais elle est tirée au sort pour savoir qui revêtira
le Christ. Le vêtement du Christ échoit au gagnant, la tunique lui revient sans être
abîmée ni découpée. […] Elle figurait l’unité qui vient d’en haut, c’est-à-dire du ciel et
du Père, l’unité qui ne peut absolument pas être déchirée par celui qui la recevait et en
devenait propriétaire […]. Celui-là ne peut posséder le vêtement du Christ, qui déchire
et divise l’Église du Christ »5.
Saint Cyprien oppose aussi cette tunique indivise au manteau du prophète Achias
rencontrant le roi Jéroboam. Achias avait alors déchiré son manteau en douze morceaux figurant
les douze tribus d’Israël. Saint Cyprien commente:
« Quand les douze tribus d’Israël se divisèrent, le prophète Achias déchira son
manteau. Mais le peuple du Christ ne peut être divisé; c’est pourquoi la tunique du
Christ, tissée d’une seule pièce et sans couture, ne peut être divisée par ceux qui la
possèdent: indivise, d’un seul morceau, d’un seul tissu, elle figure la concorde et la
cohésion de notre peuple, à nous qui avons revêtu le Christ. Par le mystère de ce
vêtement et par son symbole, le Christ a rendu manifeste l’unité de l’Église »6.
Saint Augustin, affirmait que la division de l’Eglise en Afrique offrait à la fois un aspect
historique et un aspect dogmatique : en conséquence, il fallait s’appuyer sur les documents
publics pour les discussions historiques, et sur l’Ecriture pour les discussions doctrinales. Pour
cela, autre le sermon de Thignica, que nous venons de expliquer, saint Augustin a d’autres écrits
sur l’unité de l’Église en exploitant le thème biblique de la tunique. Mais il ajoute une note
importante à l’interprétation de saint Cyprien en mettant l’accent sur l’unité dans la charité. On
ne peut pas vivre dans l’unité de l’Eglise s’il manque l’amour du Christ et de nos frères. C’est
ainsi qu’en reprochant aux évêques donatistes d’opposer leur propre baptême au baptême
catholique et de diviser ainsi les sacrements, il affirme :
« Ils se sont partagé mes vêtements. Ses vêtements, ce sont les sacrements, ce
sont ses sacrements. Faites attention, frères, les hérétiques ont pu partager ses
vêtements, ses sacrements, mais il y avait là un vêtement que personne n’a partagé […].
Il y avait la tunique dont l’évangéliste dit qu’elle était tissée depuis le haut. Donc elle
venait du ciel, donc du Père, donc de l’Esprit Saint. Qu’est-ce que cette tunique, sinon
la charité que nul ne peut partager ? On jette le sort sur elle, mais personne ne la
partage »7.
C’est la raison pour laquelle saint Augustin défend saint Cyprien contre les donatistes
qui revendiquait sa conduite en leur faveur :
« J’avoue qu’il refusait de croire que les hérétiques on les schismatiques pussent
donner le baptême de Jésus-Christ, tant était grande l’horreur que lui inspirait toute
rupture de cette unité catholique qu’il aima de toute la force de son âme. Mais tels furent
5
SAINT CYPRIEN, De l’unité de l’Église catholique, 7.
6
Ibidem.
7
SAINT AUGUSTIN, Ennarr. in Ps 21, 2, 19.
5
les mérites et les gloires qui le conduisirent au martyre, que l’éclat de sa charité dissipa
entièrement ce point ténébreux de sa vie, la branche déjà féconde devint plus féconde
encore, et tout ce qu’il pouvait avoir à purifier ne l’eût-il pas été auparavant, l’aurait
été amplement par les souffrances suprêmes de sa passion. De notre côté, si nous
reconnaissons la vérité du baptême dans l’iniquité des hérétiques, gardons-nous de
conclure que nous sommes meilleurs que Cyprien […] » (De l’unité du baptême, 22).
Parmi les autres textes où saint Augustin utilise la figure de la tunique, nous retiendrons
celui de son commentaire sur l’évangile de saint Jean. Là il explique que les vêtements partagés
en quatre parts représentent l’Église, et la tunique, la charité qui en fait l’unité:
« Les vêtements de Notre Seigneur Jésus-Christ, partagés en quatre parts,
représentent l’Église qui s’étend à tout l’univers, composé de quatre parties (orient,
occident, nord et midi, cf. Ps 107, 3), dans lesquelles elle se répand avec une juste
égalité et une harmonie parfaite. […] La tunique tirée au sort figure l’unité de toutes
les parties unies entre elles par le lien de la charité »8.
L’évêque d’Hippone explique ensuite quelques termes par lesquels est décrite la
tunique. D’abord elle est tissée d’en haut, sans couture :
« Si la charité est la voie par excellence, qu’elle dépasse la science et qu’elle est
recommandée par-dessus tout (cf. 1 Co 12, 31-13, 13), c’est à juste titre que le vêtement,
son symbole, est présenté comme tissé d’en haut. Elle est sans couture, afin qu’elle ne
puisse se découdre et se séparer; elle est la part d’un seul, parce qu’elle ramène tous
les hommes à l’unité »9.
Ensuite elle était d’un seul tissu, dans sa totalité. Si nous appliquons cette circonstance
à l’objet dont elle était la figure, l’unité, nous trouverons qu’il faut nécessairement avoir cette
unité pour appartenir à ce grand tout, d’où vient à l’Église le nom de catholique. Cela explique
pourquoi saint Augustin et tant d’autres évêques ont lutté inlassablement afin de détruire le
schisme donatiste.
Et les adversaires comprirent si bien le danger et la profondeur de la doctrine de saint
Augustin qu’a deux ou trois reprises ils tentèrent de le tuer ; ils ne purent jamais y réussir, mais
ces tentatives sont sans doute le meilleur témoignage qu’on puisse rendre à sa doctrine sur
l’unité indivisible de l’Eglise catholique.
Encore aujourd’hui l’Eglise est divisée. L’unité que nous avons perdue est donc l’unité
visible. Citons finalement le pape émérite Benoît XVI : « L’unité avec Dieu et avec nos frères
et sœurs, est un don qui vient d’en Haut, qui naît de la communion d’amour entre le Père, le
Fils et l’Esprit Saint et qui en elle croît et se perfectionne. Il n’est pas en notre pouvoir de
décider quand ou comment cette unité se réalisera pleinement. Seul Dieu pourra le faire !
Comme saint Paul, nous replaçons, nous aussi, notre espérance et notre confiance dans la
grâce de Dieu qui est avec nous » (25 janvier 2013).
Sursum corda !
8
SAINT AUGUSTIN, Homélies sur l’évangile de Jean, CXVIII, 4.
9
Ibidem.