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SELF-PORTRAIT DE L'ARTISTE : LOUISE BOURGEOIS

Claude This

Érès | « Le Coq-héron »

2010/3 n° 202 | pages 90 à 93


ISSN 0335-7899
ISBN 9782749212838
DOI 10.3917/cohe.202.0090
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2010-3-page-90.htm
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Claude This

Self-portrait de l’artiste :
Louise Bourgeois

« La fiction, œuvre d’imagination s’il en est, n’est pas déposée sur le sol
tel un caillou, comme le pourrait être la science ; le roman est semblable à une
toile d’araignée, attachée très légèrement peut-être, mais enfin attachée à la vie
par quatre coins. Souvent les liens sont à peine perceptibles […]. Mais quand la
toile est tirée sur le côté, arrachée sur ses bords, déchirée en son milieu, on se
souvient que ces toiles ne sont pas tissées dans le vide par des créatures intem-
porelles mais sont l’œuvre d’une humanité souffrante et liée à des choses gros-
sièrement matérielles, tels la santé, l’argent et les maisons où nous vivons 1. »
La métaphore de l’araignée et de sa toile aérienne accrochée au hasard de
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quelques supports bien réels introduit avec bonheur une réflexion sur l’art et le
travail des artistes d’aujourd’hui. Tout d’abord, que signifie pour Virginia Woolf
le terme de fiction ? N’évoque-t-il pas le fantasme de chacun ou son roman
familial aussi bien, comme Freud le fit pour Léonard de Vinci à partir d’un
souvenir d’enfance 2 ? Cette fiction, ne pouvons-nous pas aussi, aujourd’hui, la
penser comme constitutive de ce fameux nœud « sinthomatique », noué « boro-
méennement » et constitué du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, ce nœud
dont le tout dernier enseignement de Lacan a élaboré la théorie 3 ? Ce qui auto-
rise à situer autrement l’objet créé au plus près de la subjectivité de chacun et
au-delà de son fantasme auquel, cependant, il s’accroche. Cet objet qui relève
lui aussi de l’économie pulsionnelle, il reste à savoir en quoi il peut être qualifié
1. V. Woolf, Une chambre d’objet de l’art. Car tous les codes qui permettaient de le reconnaître comme
à soi, Paris, Bibliothèque
10-18, 2001, p. 64.
tel, toutes les frontières ont été franchies aujourd’hui.
2. S. Freud, Un souvenir
d’enfance de Léonard de Virginia Woolf n’avait sans doute aucune idée de ce que l’araignée pouvait
Vinci, Paris, Gallimard, NRF,
1993.
évoquer dans l’univers des œuvres modernes et postmodernes. Comment
3. J. Lacan, Le Séminaire, aurait-elle pu soupçonner que cette humble fileuse irait prêter ses formes arach-
Livre XXIII (1975-1976), néennes à des sculptures gigantesques telles que celles de Louise Bourgeois ?
Le sinthome, Paris, Le Seuil,
2005.
Cette artiste, bien connue pour inscrire ironiquement ses œuvres en référence

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à la psychanalyse, n’a-t-elle pas intitulé l’une de ses monumentales sculp- Arts et psychanalyse
tures d’araignée Maman ? Comme si l’angoisse qu’a toujours suscitée cette
« fileuse » la ramenait à des émois autobiographiques dont elle a largement
témoigné. N’a-t-elle pas dit : « Tous les jours on doit renoncer à son passé. Si
on n’arrive pas à l’accepter, on devient sculpteur » ? Et encore : « Il faut recréer
le passé de façon à s’en débarrasser. »
Je ne m’arrêterai pourtant pas à l’araignée, ni à cette Maman qui veille
au pied du musée Guggenheim de Bilbao, mais plutôt à la dernière œuvre de
Louise Bourgeois exposée à la galerie Pièce Unique 4. Avec Self Portrait,
la vielle dame de 97 ans nous donne encore un témoignage de sa créativité
d’artiste dont la carrière couvre presque un siècle. C’est sur une toile qu’elle
s’est exécutée. De son héritage de famille bourgeoise, elle a extrait un drap
de lin brodé à ses initiales, L. B. Un « bel ouvrage » comme on n’en fait plus.
Ce drap sera le support inattendu sur lequel l’artiste va œuvrer. Avec du fil,
des aiguilles, avec des encres, avec des ciseaux et avec une pointe sèche, elle
dessine le cadran d’une horloge. Ce cadran comporte vingt-quatre heures, ce
qui n’est pas banal. Les deux aiguilles qui marquent l’heure se sont arrêtées sur
le chiffre 19 pour les heures et 11 pour les minutes. C’est un clin d’œil à son
année de naissance : Louise Bourgeois est née en France le 25 décembre 1911.
Elle s’expatria à New York où elle vit et travaille depuis 1938.
Les chiffres des heures sont inscrits à l’extérieur de l’ovale du cadran.
À l’intérieur, en regard de chacun de ces chiffres, l’artiste a cousu (ou collé)
un petit rectangle de tissu. Sur chacun d’eux, elle a gravé à la pointe sèche un
dessin rehaussé d’encre noire ou sépia. Chaque rectangle devient ainsi partie
intégrante du drap. Chaque dessin « obéit à une logique subjective, basée sur
l’émotion, la réactivation des souvenirs d’enfance, du couple, de la maternité
et de la famille 5 ».
Le dessin est dépouillé de toute fioriture : c’est un trait au plus près de la
silhouette du corps. Que ce soit celui de la petite fille, de la jeune fille, de la
femme, de l’homme, de leur rencontre, de l’homme en érection, de la femme
enceinte, de l’accouchement, des enfants, ce ne sont généralement que des
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corps acéphales, et le plus souvent, des morceaux de corps. Bustes sans tête ni
jambes, ventre gonflé, bassin écartelé dont jaillit un enfant, Louise Bourgeois
ne fait pas dans la dentelle pour représenter le destin biologique de notre huma-
nité. Et pourtant le style qu’elle adopte, celui des silhouettes vues de profil,
nous rappelle l’histoire de la jeune amoureuse à qui la légende ancienne impute
d’avoir inventé le dessin lorsqu’elle traça sur le mur le contour de l’ombre
de son amant qui allait la quitter. Une histoire
d’amour !

Mais si nous faisons le tour du cadran


4. Galerie Pièce Unique, 4,
jusqu’au chiffre 24, nous y trouvons l’araignée. rue Jacques-Callot, 75006
Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos que Paris, du 17 septembre au 12
l’araignée doit son nom à l’histoire d’Arachné, décembre 2009. On pourra
trouver la reproduction de
celle qui excellait dans l’art de tisser et de Self Portrait sur le site de la
broder ; celle encore qui défia Athéna dont on galerie : www.galeriepieceu-
disait qu’elle avait été l’élève, mais celle qui ne nique.com
5. Extrait du communiqué de
voulait rien devoir à personne d’autre qu’à elle- presse qui accompagne l’ex-
même, et à son travail. Elle finira tristement, position.

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Le Coq-Héron 202 condamnée à tisser et à filer suspendue pour toujours au bout de son fil. Ceci
nous rappelle que l’araignée est aussi un symbole de l’angoisse et son appa-
renté avec la Méduse ne nous étonne pas 6.
Ce tour du cadran est un aveu de ce qui marqua la vie de l’artiste, ses joies
et ses douleurs les plus intimes. Une histoire autobiographique, en quelque
sorte ! N’a-t-elle pourtant pas dit : « L’histoire ne m’intéresse pas » ? Mais elle
faisait référence à l’histoire dans laquelle les critiques et les historiens d’art
voulaient la ranger, dans leur généalogie bien particulière. La sienne propre
lui suffisait et c’est sans doute ce qu’elle nous montre au fil des vignettes qui
s’égrainent dans le temps et grâce auxquelles Louise Bourgeois est ici en train
de nous livrer les secrets de son inspiration artistique.
Ce Self Portrait serait-il une interprétation de toute son œuvre, nous rame-
nant à son histoire intime, alors qu’il aurait pu évoquer les étapes de ses grandes
productions artistiques ? Que ce soit celle de la fameuse installation La destruc-
tion du Père (1974), qui fit grand bruit ; ou la sculpture intitulée Fillette (1968),
représentant un Phallus suspendu et se balançant au bout d’un fil, à moins
qu’elle ne le porte sous le bras avec désinvolture ; ce qui a été immortalisé par
l’inoubliable photo de Mappelthorpe (1982). Bien d’autres œuvres pourraient
être citées qui sont tout aussi célèbres.

Le passé, l’avenir, le temps de l’horloge nous obligent à nous y arrêter.


Selon l’heureuse formule du poète : « le temps qui vient n’est pas ailleurs que
dans les mythes, c’est vouloir faire de notre nostalgie une force allante », quand
nous regardons Self Portrait, nous n’éprouvons aucune « nostalgie » mais bien
plutôt cette « force allante » : celle d’une femme de 97 ans qui ne cède en rien
à la nostalgie, celle qui anime son élan créateur et ne s’arrête dans aucun objet
fétiche, fût-il brillant comme l’or ou réduit à la destruction et au déchet, tel que
ce dernier siècle en a décliné les avatars.
Dans l’œuvre Self Portrait, il apparaît que Louise Bourgeois réduit le
dessin à une écriture, l’écriture du contour des formes du corps. En cela, son
choix d’utiliser la pointe sèche dont on se sert habituellement en gravure n’a
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rien d’arbitraire. Le trait de la pointe sèche ravine le morceau de tissu. Comme
s’il était nécessaire « d’encrer » dans la matière de la toile une limite au dévoi-
lement de l’intime, dont le dessin annonce les émois liés à la Jouissance des
corps. Car tout ne saurait se dire, ni même se raconter au fil de l’écriture ; c’est
pourquoi cet impossible à transmettre par les mots, et cela même dans le ruis-
sellement des lettres dont se sert l’écriture, il faut essayer de le montrer 7.
On peut encore se questionner à propos de la vignette qui est en regard du
6. S. Freud, « La tête de chiffre 19, qui rappelle en partie sa date de naissance. Le dessin accompagnant
Méduse », dans Résultats, ce chiffre est un corps convulsé en arc hystérique. Gérard Wajcman, dans un
idées, problèmes, Paris, PUF,
t. II, 1998, p. 49 et 50. travail très complet sur Louise Bourgeois, analyse les œuvres dans lesquelles
7. J. Lacan, « Lituraterre », ce corps apparaît : « Dans la Cell (Arch of Hystéria) de 1972 […] C’est le corps
dans Autres écrits, Paris, Le hors sens, ravagé par la science. Chez Louise Bourgeois, cette œuvre est le
Seuil, 2001, p. 16 et 17.
8. G. Wajcman, « Louise corpus delicti de la souffrance moderne, muette, secrète et privée 8. »
Bourgeois, l’issue comique Déplaçons maintenant l’aiguille du temps et arrêtons-nous sur le dernier
de la psychanalyse », La chiffre. Au 24 des heures nous retrouvons l’araignée, symbole de la fileuse.
cause freudienne, n° 69, « À
quoi sert un corps ? », mars Comment ne pas évoquer les Parques ? Filer est une affaire de femme. Cela a
2007. donné lieu à de nombreux mythes et légendes. En groupe de trois, qu’elle se

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nomme Parque dans la mythologie romaine ou Moire en Grèce, la fileuse est Arts et psychanalyse
inquiétante, attachée qu’elle est à produire, mesurer et couper le fil de la vie 9.
Car la place qui revient ici à l’araignée, située en la fin du cycle des
heures, oblige à se poser la question de la mort. Louise Bourgeois n’hésite
pas à suggérer que le temps lui est compté. Mais elle s’est saisie du fuseau,
du fil et des aiguilles. Elle taille dans le voile de tous les semblants, de tous
les fétiches et nous livre des objets que le marché de notre époque, aux prises
9. C. This, « Rais de lumière
avec le capitalisme le plus dur, ne pourra pas ravaler dans l’océan des biens de dans la peinture de Gustave
consommation. Elle sait que son œuvre a marqué le siècle. Courbet », La cause freu-
Donnons encore un dernier coup d’œil au Self Portrait. Dans la partie supé- dienne, n° 70, « Le rapport
sexuel au XXIe siècle », déc.
rieure du drap, trois figures sont alignées. Elles dominent le cadran. À droite, 2008. Dans ce texte se trouve
dessiné dans un rectangle, le profil d’un homme en érection ; à gauche, dans un une analyse de La fileuse
ovale 10, le buste d’une femme enceinte. Au milieu, l’homme et la femme sont endormie. Louise Bourgeois
a réveillé la fileuse de Cour-
réunis. Leurs bustes se touchent. Un enfant est déjà conçu car il apparaît dans le bet !
ventre de la femme. Référence discrète à toutes les échographies qui font de nos 10. Le choix répété de l’ovale
corps des objets transparents pour la science. La tête de la femme est posée sur mérite qu’on s’y arrête. Pour-
quoi ne pas évoquer la man-
une drôle de collerette. Laissons à chacun le plaisir d’associer sur cette parure dorle ? Selon Le Petit Robert :
féminine, en sachant bien à quel point la mascarade est une affaire de femme, « Mandorle n.f. (1930) it.
mais sans oublier comment Louise Bourgeois sait « jouer du phallus » ! mandorla “amande”. Relig.
et art. Gloire ovale en forme
Dans la partie inférieure du drap, il ne nous reste plus qu’à admirer le d’amande dans laquelle
travail de la brodeuse anonyme qui a inscrit les deux grandes initiales de Louise apparaît le Christ en majesté
Bourgeois : L.B. C’est aussi une signature. du Jugement dernier. »

Résumé
L’œuvre d’art exige un support matériel quel qu’il soit. Ce support reste toujours
accroché, ancré dans un réel témoignant de notre humanité qui s’habille des fictions
propres à chaque artiste. Nous avons choisi ici la dernière œuvre de Louise Bougeois :
Self Portrait. Elle témoigne aussi de la liberté que l’artiste d’aujourd’hui revendique.
Elle inscrit sur la toile tendue d’un drap brodé à ses initiales ce qui a marqué les étapes
de sa vie de femme artiste. Chaque dessin, gravé et encré dans le tissu, marque une à une
les vingt-quatre heures qui composent le cadran d’une horloge. Chaque heure figure le
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parcours de sa vie : enfance, rencontre avec l’homme, maternité. À la dernière heure, au
chiffre 24, la vielle dame de 97 ans inscrit la représentation de l’Araignée, la fileuse de
la toile et du temps, faisant ainsi référence à la série des sculptures célèbres dont l’une
se trouve à l’entrée du musée Guggenheim de Bilbao.

Mots-clés
Fiction, Louise Bourgeois, Self Portrait, Araignée, fileuse toile et temps.

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