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ÉCRIRE ANDROMAQUE
Quelques hypothèses génétiques
Voilà le lieu de la Scène, l’Action qui s’y passe, les quatre principaux Acteurs, et
même leurs Caractères. » L’Andromaque d’Euripide ne l’aurait aidé qu’à construire
le caractère d’Hermione. Seulement, une préface ne dit jamais que ce que le poète
veut que nous croyions, et dès sa première préface (Alexandre le Grand) Racine
avait montré qu’il était maître dans l’art de la dissimulation des sources, du
paradoxe, de la polémique, bref, de la mauvaise foi. Dès lors, faut-il accorder du
crédit à son assertion ?
Tout cela ne doit pas masquer l’essentiel. Loin d’être fidèle à sa source, « l’Action
qui s’y passe » a été entièrement transformée : dans l’Énéide, comme dans
l’Andromaque d’Euripide, et comme dans les autres sources antiques, Pyrrhus a
d’abord « aimé » Andromaque, dont il a eu Molossos, puis il l’a rejetée pour
épouser Hermione (l’union d’Andromaque avec Hélénos se passant à ce moment
pour les uns, après la mort de Pyrrhus pour les autres), et c’est à la suite de ce
mariage qu’est intervenu Oreste, faisant tuer Pyrrhus et emmenant, de son plein
gré, Hermione qui, loin de se suicider, l’épousera – puisque, selon toutes les
traditions anciennes, elle n’a jamais cessé d’aimer Oreste1.
?
Du coup, la critique s’est ingéniée à trouver d’autres sources que Racine aurait
passées sous silence. Voltaire, le premier, tenait pour « prouvé que Racine a puisé
toute l’ordonnance de sa tragédie d’Andromaque dans ce second acte de
Pertharite [de Corneille] 2». Et de fait, on trouve dans les trois premiers actes de
cette tragédie4 un conquérant vainqueur qui délaisse celle à qui il avait promis le
mariage pour forcer la veuve du vaincu à l’épouser, l’enfant de celle-ci constituant
même un objet de chantage ; on y voit aussi la fiancée délaissée réclamer
vengeance auprès de l’homme qui l’aime5. Mais Voltaire n’avait pas lu Rotrou, à la
différence de Racine, et un érudit américain du début du XXe siècle, G. Rudler5, a
fait observer que Racine avait aussi bien pu s’inspirer d’Hercule mourant (1634),
qui présentait déjà l’histoire d’un conquérant, Hercule, qui, délaissant son épouse
légitime, Déjanire, cherchait à toute force à se faire aimer d’une captive dont il
avait fait mourir toute la famille, Iole, et qui tentait de la contraindre en menaçant
la vie de l’homme qu’elle aimait ; et c’est peut-être en effet la scène 2 de l’acte III
de cette tragédie, où Iole tente de convaincre de son innocence une Déjanire qui
refuse de l’entendre, qui a donné à Racine l’idée de la vaine supplique
d’Andromaque à Hermione (III, 4). Enfin Déjanire, croyant que les vertus d’un
charme lui ramèneraient son mari, causait (sans le vouloir, cependant) sa mort en
lui envoyant une tunique teinte du sang mortifère d’un centaure qu’il avait jadis
tué. Voltaire ne connaissait pas non plus La Troade de Sallebray (1640), à qui
Racine a repris le fameux « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai », comme l’a
montré un autre érudit du XXe siècle, anglais cette fois, R.C. Knight6 : on y voit un
Agamemnon amoureux fou de sa captive Cassandre, et qui, pour lui complaire,
tente en vain de sauver successivement la vie d’Astyanax (son neveu) et de
Polyxène (sa sœur). Aucune de ces trois pièces n’est à écarter, tant il est vrai que
Racine les a eues sous les yeux en écrivant sa propre tragédie, empruntant ici un
vers, là une idée, là encore une attitude. La question se pose seulement de savoir
si l’une ou l’autre a pu lui servir de patron pour constituer une intrigue à partir de
ce qu’il avait trouvé chez Virgile et Euripide.
Selon nous, Racine n’est pas de mauvaise foi lorsqu’il désigne dans les vers de
l’Énéide « tout le sujet » de sa pièce et « l’Action qui s’y passe ». D’après les traités
du XVIIe siècle issus de la Poétique d’Aristote, comme d’après les Discours de
Corneille, en effet, l’action, c’est la structure en trois temps qu’un créateur de
tragédie dégage de son sujet : « un commencement, un milieu et une fin7 ». Or
cette structure minimale existait virtuellement dans le récit de Virgile : 1) Pyrrhus
a aimé sa captive Andromaque, veuve d’Hector ; 2) il a épousé Hermione ; 3) il est
assassiné par Oreste, à qui la jeune fille était destinée. Créer une action, c’est faire ?
en sorte que ces trois éléments chronologiquement successifs deviennent
Ainsi, par une simple contamination de sources – réflexe naturel non seulement
pour un écrivain, mais même pour un lecteur cultivé du XVIIe siècle –, Racine
retrouvait un schéma tragique bien connu, celui du héros qui tombe amoureux de
sa captive et délaisse son épouse, ce qui causera sa perte : c’est le sujet des
Trachiniennes, adaptées par Sénèque (Hercule sur l’Œta), lui-même adapté par
Rotrou (Hercule mourant). Et peut-être a-t-il retrouvé en même temps, à travers
Rotrou, le système de la chaîne amoureuse, au prix d’une transformation radicale
des données antiques (mais sur lesquelles, il est vrai, aussi bien Virgile
qu’Euripide étaient silencieux) : Hermione jalouse d’Andromaque doit cesser
d’aimer Oreste au profit de Pyrrhus. Seulement, ces modifications de la donnée
initiale ont induit une série de modalisations qui ont progressivement éloigné
Racine des deux poètes antiques.
En premier lieu, il est une situation que les auteurs antiques (et Rotrou encore en
1634) ne trouvaient pas choquante, mais que Racine ne pouvait plus reprendre.
Les bienséances interdisaient alors de mettre en scène un roi qui délaisserait son
épouse légitime pour une maîtresse ou une concubine : un roi ne peut être
partagé entre deux femmes que s’il n’en a encore épousé aucune8. D’où une
première modalisation : Pyrrhus aime Andromaque, mais il devrait épouser
Hermione que Ménélas lui a donnée. Un rapport conflictuel entre les deux
premiers éléments de l’action est établi, mais il détruit le rapport causal entre le
second et le troisième, et induit une transformation de ce rapport : si Pyrrhus n’a
pas encore épousé Hermione et qu’il la délaisse, Oreste n’a plus de raison de
l’assassiner. Cette contradiction aboutirait à détruire le sujet – dont le seul point
intangible ne peut être que le meurtre de Pyrrhus par Oreste –, si Racine n’avait
pas eu l’idée de faire précisément de cette contradiction le lien entre le second et ?
le troisième élément de sa donnée : c’est parce que Pyrrhus délaisse Hermione
Mais l’idée en a appelé une autre : Ménélas cherchait à faire mourir Andromaque
et son fils ; de même Oreste vient exiger le mariage et la mort du fils
d’Andromaque. Or ce fils ne peut être Molossos, né de l’union d’Andromaque et de
Pyrrhus, puisque dans la tragédie du XVIIe siècle la dignité d’un roi l’empêche
d’avoir des relations charnelles avec sa captive jusqu’à ce qu’il réussisse à la
convaincre de l’épouser12. De là l’idée – magnifique puisqu’elle permettait de
retrouver l’un des plus beaux passages de l’Iliade – de faire survivre l’autre fils
d’Andromaque, le fils d’Hector, cet Astyanax immolé par les Grecs au lendemain
de la ruine de Troie. L’audace paraît grande au regard des légendes antiques
rapportées par les poètes préférés de Racine. Ce n’en était pas une pour les
hommes du XVIIe siècle, familiers d’une autre légende, liée à la naissance
mythique de la monarchie française, selon laquelle Astyanax, après avoir été
sauvé, aurait pris le nom de Francus et aurait été le lointain ancêtre des rois de
France13. Et cette modification en a entraîné une autre : chez Euripide, c’est le
vieux Pélée, père d’Achille et grand-père de Pyrrhus, qui sauvait Molossos des
mains de Ménélas et promettait de l’élever pour en faire un ennemi des Grecs ;
chez Racine, c’est Pyrrhus qui est accusé par Oreste, porte-parole des Grecs,
d’élever le fils de leur plus grand ennemi, et qui sera effectivement son sauveur.
Oreste était dans l’antiquité la plus célèbre illustration littéraire du mythe du retour
du fils vengeur : aucun des trois grands tragiques grecs n’avait cru pouvoir se
dispenser d’adapter l’épisode du meurtre de la mère criminelle15, et Virgile en
parlant de l’assassinat de Pyrrhus par Oreste avait jugé inévitable de rappeler
cette caractéristique du personnage : « scelerum Furiis agitatus Orestes » (Oreste
égaré par les Furies vengeresses des crimes). Et c’est bien en tant que vengeur
qu’Oreste, dans l’Andromaque d’Euripide, revenait se saisir de la femme dont on
l’avait dépossédé et punir en Pyrrhus le ravisseur qui l’avait outragé. Or nous
avons vu qu’en bâtissant son intrigue Racine a privé Oreste de toute raison
personnelle de faire périr un Pyrrhus qui a cessé, en épousant Andromaque et en
renvoyant Hermione, d’être son rival. Et de fait, lorsqu’il fait son entrée en scène,
ce n’est nullement en vengeur qui a attendu, dissimulé, le moment opportun pour
exercer sa vengeance, mais en ambassadeur de l’ensemble des rois de la Grèce,
avec toute la pompe afférente à ce rang. Dès lors, s’il est devenu suffisamment
« furieux » (nous reviendrons sur cette « fureur ») pour accepter l’idée d’assassiner
Pyrrhus, cette idée n’est pas la sienne et il agira à contrecœur. C’est que la
contrainte interne l’a transformé en soupirant d’Hermione et qu’il ne peut qu’obéir
à son chantage amoureux. De son côté, la bienséance externe – qui explique, par
ailleurs, que Racine se soit gardé de toute allusion au meurtre de Clytemnestre –
poussait à une telle transformation : aux yeux du public de la France
monarchique, il était inconcevable qu’un héros assassine délibérément un roi
légitime. Il ne peut envisager de le faire, suivant en cela l’exemple célèbre du
héros éponyme de Cinna, que dans le cadre d’une aveugle soumission aux ordres
d’une maîtresse, elle-même égarée par un motif personnel de vengeance. C’est
pourquoi Racine fait exprimer par Oreste sa répugnance à tuer Pyrrhus, le fait
hésiter jusqu’au dernier moment, et l’empêche d’intervenir directement (« Et je n’ai
pu trouver de place pour frapper », v. 151616) dans un meurtre que les autres
Grecs semblent avoir accompli spontanément.
une princesse captive qu’on respecte et qu’on tente de faire céder par des
pressions seulement morales (bienséance externe) : lui laisser une telle liberté
relative de décision était en outre nécessaire, puisque de son acquiescement ou
de son refus dépendent les décisions des autres personnages (contrainte
interne). Quant à Pyrrhus, sa violence légendaire ne transparaît guère que dans
les souvenirs d’Andromaque : prêt à bafouer ses intérêts politiques, ses alliances,
sa parole même, pour pouvoir « servir » celle qu’il aime (« Animé d’un regard, je
puis tout entreprendre », v. 329), il est devenu un héros galant qui, quoique Racine
s’en défende, avait bien « lu les romans », et dont la dureté intermittente à l’égard
de sa captive ne dépasse pas les normes de la bienséance. Enfin Hermione n’est
plus ni une matrone jalouse de la fécondité d’une esclave, ni la future épouse
d’Oreste, mais, sous les apparences d’une hautaine princesse de tragédie qui
supporte impatiemment un soupirant qu’elle n’aime pas, une amoureuse
désespérée d’être abandonnée par celui qu’elle adore, désespoir amoureux qui la
conduira à la fureur vengeresse et au suicide.
Héros tout modernes, donc, à propos desquels, cependant, Racine ose affirmer
tout au début de sa préface qu’ils sont tels que les avait décrits Virgile : « Voilà […]
les quatre principaux Acteurs, et même leurs Caractères. » Exagération purement
polémique, destinée à préparer la défense de Pyrrhus accusé de se comporter
devant Andromaque comme un héros de roman ? Cela expliquerait qu’il ait
développé ensuite une défense a contrario, en répondant uniquement aux
attaques de ceux qui ont reproché au contraire à Pyrrhus son excès de brutalité
envers Andromaque. En vérité, toute l’argumentation de Racine, comme le fait que
nul parmi les contemporains ne semble avoir trouvé à redire aux autres
personnages, est l’expression d’une conception large de la fidélité aux modèles.
Tous les théoriciens à la suite d’Aristote expliquaient que les caractères doivent
être semblables, ce que Corneille, en 1660, glosa ainsi : « La qualité de
semblables […] regarde particulièrement les personnes que l’histoire ou la fable
nous a fait connaître, et qu’il faut toujours peindre telles que nous les y trouvons.
C’est ce que veut dire Horace par ce vers : Sit Medea ferox invictaque [Que Médée
soit féroce et indomptable]17. » À quoi fait précisément écho la fin de la préface
de Racine qui, pour justifier le cruel chantage à la vie d’Astyanax exercé par
Pyrrhus sur Andromaque, cite justement le même passage d’Horace : « Horace
nous recommande de dépeindre Achille farouche, inexorable, violent, tel qu’il était, ?
et tel qu’on dépeint son Fils.18 » Et c’est encore le même raisonnement qu’il
Une telle orthodoxie était en mesure de satisfaire amplement les plus sourcilleux
des contemporains de Racine ; quant à la plus grande partie du public, qui
acclamait les pièces galantes de Philippe Quinault et de Thomas Corneille et qui
avait applaudi le très galant Alexandre, elle n’en demandait pas tant pour faire un
triomphe à Andromaque. Et assurément, ce ne furent guère que ses adversaires –
confrères furieux qu’on présentât Andromaque comme la plus belle des tragédies
de son temps, et amis de Molière qui avait des raisons de lui garder rancune – qui
s’acharnèrent sur Pyrrhus. Pourtant Racine ne s’est pas contenté de rester dans le
cadre de cette orthodoxie créatrice. Dépasser cet aspect permet de comprendre
pourquoi l’une des grandes beautés de cette pièce tient à ce qu’elle parvient à
suggérer un véritable arrière-fond légendaire et pourquoi, plus largement, elle
réalise un exceptionnel équilibre entre antiquité et modernité19.
modernité et antiquité
Dans la mesure où, loin de se livrer à une simple adaptation moderne d’une
tragédie antique, Racine construisait une pièce toute nouvelle à partir de l’« idée »
d’un sujet antique, on pourrait penser qu’il s’était senti libre de puiser dans le plus
large éventail d’œuvres grecques et latines. L’action, située peu de temps après la
guerre de Troie, et dans un lieu présenté par Virgile comme une nouvelle Troie,
l’invitait d’ailleurs à convoquer ses souvenirs de l’Iliade et de l’Énéide, des
Troyennes et d’Hécube d’Euripide (aux côtés de son Andromaque), ainsi que des
Troyennes de Sénèque, issues de la contamination de ces deux tragédies
d’Euripide. Devant composer une scène d’affrontement entre Oreste et Pyrrhus, il
ne pouvait pas ne pas combiner avec sa propre donnée la fameuse querelle entre
leurs pères, Agamemnon et Achille, qui ouvrait l’Iliade – à moins que ce ne soit le
modèle de l’Iliade qui l’ait conduit à imaginer une querelle entre les héritiers des
héros d’Homère, comme plus largement ce modèle l’a conduit à faire de
l’ambassade d’Oreste (qui rêve de ramener avec lui la fille d’Hélène) le prélude au
déclenchement d’une nouvelle guerre de Troie. De même, devant conduire
Andromaque à supplier Pyrrhus de sauver la vie de son fils, il ne pouvait pas ne
pas songer à la maniéré dont l’Andromaque de Sénèque s’était humiliée devant
Ulysse, pour les mêmes raisons, au lendemain de la prise de Troie. De même
encore, faisant d’Oreste un assassin, ne se devait-il pas de le faire sombrer dans
une folie hallucinée qui lui faisaient voir les Furies vengeresses, comme les
Orestes d’Eschyle et d’Euripide après le matricide de Clytemnestre ? À cela
s’ajoute le phénomène des affinités mémorielles qu’a admirablement analysé
Georges May20 et qui permet de comprendre comment Racine, lorsqu’il fait
évoquer par Oreste la renaissance de son amour pour Hermione qu’il avait tenté
d’étouffer, peut être amené à se souvenir d’un des plus beaux vers prononcés par
la Didon de Virgile : « Je reconnais les traces de l’ancienne flamme », qui devient
dans Andromaque : « De mes feux mal éteints je reconnus la trace ».
S’en tenir à ce seul travail de mémoire, qui est assurément celui d’un véritable
humaniste, ce serait donner l’impression qu’Andromaque est une sorte de
mosaïque, et que la toile de fond légendaire devant laquelle s’agitent des
personnages modernes a été conçue touche à touche par un peintre savant qui
?
tenait à montrer qu’il connaissait bien les fresques antiques et donnait ses coups
de brosse dans les intervalles des éclats de bruit et de fureur des passions. En
fait, l’exceptionnel équilibre entre antiquité et modernité dont j’ai parlé résulte d’un
travail global qui tient au mode d’élaboration de certains des caractères.
Pyrrhus et le suicide d’Hermione, un ébranlement de sa raison qui lui fera voir les
Érinyes à la chevelure de serpents ; mais il est aussi, dès les premiers vers de la
pièce, avant toute entreprise criminelle, désigné par Pylade comme mélancolique
(v. 17-20). Et il rappelle lui-même un peu plus loin qu’il avait été en proie au
« désespoir » et à la « fureur » suicidaire (v. 43-48), il parle de ses « transports »
amoureux qu’il avait pris pour des « transports de haine » (v. 54), et il ajoute qu’il
avait espéré, grâce à la Guerre et à la Gloire (v. 61), « Que [s]es sens reprenant leur
première vigueur, / L’Amour achèverait de sortir de [s]on Cœur » (v. 63-64). On le
voit, cette mélancolie qui l’avait atteint dans sa raison et dans ses forces n’était
pas le résultat du choc causé par le meurtre de sa mère, meurtre à la fois
nécessaire et inacceptable, source d’angoisse et de folie. De Clytemnestre, on le
sait, il n’est nulle part question dans l’Andromaque de Racine. D’ailleurs, lorsqu’il
sent sa « fureur » renaître à l’annonce du mariage d’Hermione et de Pyrrhus (v.
709 et 726), Oreste ne s’écrie-t-il pas « Mon Innocence enfin commence à me
peser » (v. 772) ? Le personnage de Racine commence donc par être un innocent
dont le désespoir, les souffrances (« ennuis », v. 44) et la fureur ont été causés par
la perte de la femme aimée, Hermione, donnée en mariage à Pyrrhus (v. 41-42) ;
un innocent qui, toujours victime du mal d’amour alors qu’il s’était cru, un temps,
guéri, est décidé à assumer jusqu’au bout les conséquences de sa mélancolie
amoureuse :
Racine a donc bien mis en scène le tristis Orestes qu’exigeait Horace23 de tout
?
poète qui voudrait mettre Oreste sur le théâtre, tout en se livrant à une
transfiguration du personnage : du mélancolique de la tragédie grecque en proie à
des hallucinations pour avoir tué sa mère, Oreste est devenu un mélancolique
victime de la maladie d’amour – ce qui ne l’empêche pas, cependant, d’avoir
recherché la mort dans les mêmes barbares contrées (v. 491-494) qu’avait
atteintes son modèle lorsqu’il cherchait à expier le meurtre de sa mère. Pour
autant, il ne ressemble pas aux autres mélancoliques par amour que le roman
puis le théâtre avaient rendus familiers aux contemporains de Racine. Si l’on
pouvait s’y tromper à la première scène, on saisit vite qu’il n’est pas un
mélancolique passif et suicidaire, mais qu’il est réellement aveuglé par son
« transport » et sa fureur qui troublent sa raison au point de lui faire envisager
l’enlèvement contre son gré d’Hermione, puis d’acquiescer malgré sa répugnance
de héros au désir de celle-ci de voir mourir Pyrrhus. Ainsi, après avoir été
transfiguré en malade d’amour, l’Oreste de Racine rejoint l’Oreste du théâtre grec
au dénouement, assassin en proie à des hallucinations semblables à celles du
héros de la tragédie d’Euripide, pourfendant le fantôme de Pyrrhus comme le
personnage d’Euripide armait un arc imaginaire contre les Érinyes, puis
apercevant ces femmes aux serpents directement issues d’Eschyle et d’Euripide.
Par là Racine24 semble avoir parfaitement réussi la fusion entre mélancolie
antique et mélancolie moderne.
Cependant les choses sont un peu plus compliquées, car il a été aidé dans cette
fusion par une autre tradition, la tradition sénéquienne (christianisée par les
humanistes de la Renaissance). S’intercalent en effet, entre les poètes grecs et le
poète français, de nombreux intermédiaires chez qui la vision des Érinyes est
devenue le thème obligé de l’expression du remords. Ce n’est plus le délire
mélancolique grec, mélange d’hallucinations punitives et d’hébétement provoqué
par la conscience que l’acte accompli était à la fois légitime (puisque réclamé par
le père lâchement assassiné) et monstrueux (puisque c’est sur sa propre mère
qu’il fallait venger son père) ; lui a succédé la fureur suicidaire, pure expression du
remords criminel. On est passé de la folie du héros tragique grec au « furor » du
criminel issu de la tradition latine et acclimaté à l’âge moderne par le phénomène
de christianisation humaniste de l’antiquité. Et c’est bien ainsi qu’apparaissait
Néron dans La Mort de Sénèque25 de Tristan L’Hermite (1644, publ. 1645) : il se
trouble au récit du suicide de son précepteur et, sombrant dans un délire furieux, ?
voit « Une Erinne infernale », « un Fantôme sanglant » et « des bourreaux
inhumains / Qui tiennent des serpents et des fouets en leurs mains » ; il demande
alors avec impatience « Qui hâtera ma mort ? » et finit par souhaiter qu’un ennemi
lui « déchire le sein » et lui « perce les entrailles26. » Et, aux Érinyes prés, c’est de
cette maniéré que finissait Créon dans La Thébaïde, première tragédie de Racine.
De là, dans Andromaque, l’importance du court monologue de l’acte V dans lequel
Oreste récapitule la suite de crimes – contre les dieux, la monarchie, la justice –
qu’il vient de commettre en faisant assassiner Pyrrhus (V, 4 ; v. 1565-158227).
Oreste est donc instauré en pur criminel hanté par le remords de crimes inutiles,
avant que la nouvelle du suicide d’Hermione, représentant une gradation dans
l’horreur, ne transfigure à nouveau le furor en folie pure, coupée désormais de tout
repentir : lorsqu’elles lui apparaissent à l’extrême fin de la tragédie, les Érinyes
sont ainsi ôtées au furor sénéquien pour être rendues à la mélancolie d’un héros
ramené in extremis à ses origines grecques.
Avec ceci de nouveau : l’Oreste racinien rejoint l’Oreste grec à cela prés que ce
n’est pas la même passion qui a causé sa chute dans le délire mélancolique : à la
passion vengeresse, l’une des passions fondatrices de la tragédie depuis
l’antiquité, a succédé la passion amoureuse, qui n’était certes pas inconnue de la
tragédie antique, mais qui est devenue la passion moderne par excellence. Et
c’est pourquoi, en définitive, le rôle d’Oreste ne contrarie pas la dimension galante
d’Andromaque, qu’il contribue par ailleurs – par sa soumission aux « yeux
d’Hermione » –, tout autant que Pyrrhus, à conforter.
De tous les personnages de cette tragédie, Andromaque est sans conteste celui
qui a le plus donné à Racine matière à imiter dans le détail de l’expression les
poètes, épiques, tragiques, élégiaques, de l’antiquité. Et c’est elle qui contribue le
plus fortement à dessiner à l’arrière-plan de la tragédie le décor des décombres
de Troie, en opposant un discours largement tourné vers le passé, et vers Hector,
aux discours de Pyrrhus et de sa suivante, orientés vers le futur. Même lorsqu’elle
entreprend de plaider la cause de son fils devant Hermione (III, 4), ses deux plus ?
forts arguments consistent dans l’évocation de son unique amour, mort avec
En cela surtout elle s’apparente à ces héroïnes légendaires mises en scène par
Ovide dans l’un des plus célèbres recueils élégiaques de l’antiquité, les Lettres des
héroïnes, passé à la postérité sous le nom abrégé d’Héroïdes28. D’Andromaque à
Phèdre, Racine ne laissera pas d’emprunter beaucoup à cet ensemble de lettres
fictives en vers élégiaques adressées par des femmes séparées de leurs amants
ou de leurs maris (par la mort ou le départ à la guerre, et, le plus souvent, par
l’abandon). Pénélope écrit à Ulysse (I), Briséis à Achille (III), Phèdre à Hippolyte
(IV), Didon à Énée (VII), Déjanire à Hercule (IX), Ariane à Thésée (X), Médée à
Jason (XII), Laodamie à Protésilas (XIII) et Hermione supplie Oreste de venir
l’enlever à Pyrrhus (VIII)29. Plaintes, regrets, larmes et supplications, évocations
mélancoliques du passé révolu et du bonheur perdu, rappel ou crainte des
horreurs des combats guerriers et de la mort que risque de connaître l’amant ou
le mari, constante proximité du suicide, ces textes magnifiques, nourris de textes
antérieurs, ont à leur tour ensuite servi de réservoir de vers, d’images, de
situations.
III Pyrrhus semble revenu à elle), mais pour l’essentiel elle est, elle aussi, une
exclue du bonheur, c’est-à-dire un personnage élégiaque, et en tant que princesse,
une « héroïde ». Radicalement différente d’Andromaque, certes, mais pas plus que
chez Ovide Déjanire ou Médée ne sont différentes de Pénélope ou Laodamie : tout
dépend si l’héroïne est séparée de l’homme qu’elle aime par l’abandon ou par le
sort. Élans sincères, retours de dissimulation, cris, discours interrompus, rêveries
sur une illusion de bonheur révolue, espoirs, fureur du désespoir, insultes à
l’amant volage, volonté de vengeance, suicide final : Hermione combine ainsi les
différents mouvements des « héroïdes » abandonnées d’Ovide, particulièrement
Phyllis (Héroïdes, II) abandonnée par Démophoon, Hypsipyle (VI) et Médée (XII)
abandonnées l’une et l’autre par Jason. Et elle est tout entière contenue entre
deux cris de femmes ovidiennes, commençant comme Phyllis par un Saepe fui
mendax pro te mihi [Souvent pour toi je me mentis à moi-même]35, finissant
comme Médée par un Quo feret ira, sequar [Où me portera la colère, je la
suivrai]36. Aussi pourra-t-elle à la fois envoyer la mort comme Médée, et se
suicider comme Phyllis.
l’aurait rendu[e] sensible pour quelque temps au plaisir d’être vengée.37 » On voit
que dès la création de la pièce le constat de la rupture avec le modèle cornélien
de l’héroïne de tragédie était dressé. Paradoxalement, Corneille n’est pas loin
dans cette dernière scène, et Racine semble bien s’être souvenu d’un passage
célèbre du Cid (V, 5). Le cri de rage adressé par Hermione à Oreste qui vient de lui
annoncer qu’il a exécuté son ordre et que Pyrrhus est mort, rappelle, en effet, les
furieuses insultes lancées par Chimène à Don Sanche qu’elle croit revenu
vainqueur de son combat contre Rodrigue – Chimène qui, comme Hermione
(mais pour d’autres raisons) avait fait le vœu solennel qu’elle épouserait celui qui
lui rapporterait la tête de Rodrigue. Mais Chimène n’était pas une fille de roi, et elle
était surtout un personnage de tragi-comédie, genre qui n’était pas réglé selon les
mêmes critères de bienséance que la tragédie. Et justement en 1660, Corneille
venait de retrancher une tirade de douze vers dans laquelle Chimène, après s’être
lamentée, annonçait son intention de se suicider.
?
Notes
Ovide avait d’abord publié les quatorze premières lettres, toutes écrites
par des héroïnes légendaires.
30. Fournissant même le modèle d’un recueil composé par les Scudéry en
1642, Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques, dans lequel on
trouve une lettre adressée par Bérénice à Titus après leur séparation.
31. Nous encadrons ce terme par des guillemets pour désigner non point les
lettres elles-mêmes, mais les héroïnes élégiaques d’Ovide.
32. V. 944-950 dans la première édition.
33. V. 1033-1036 dans la première édition.
34. Seules ses deux grandes tirades de l’acte II (v.427-474) sont construites
sur ce modèle.
35. Héroïdes, II, v.11.
3�. Héroïdes, XII, v.209.
37. La Folle Querelle ou la critique d’Andromaque, Préface (cette comédie en
trois actes de Subligny a été montée par la troupe de Molière au Palais-
Royal le 25 mai 1668, c’est-à-dire six mois après la création
d’Andromaque, et elle tiendra l’affiche jusqu’au 1er juillet (dix-sept
représentations successives).
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