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UN CŒUR

DE GLACE
Robvn Donald

Meurtrie par le mariage de sa mère avec


l'homme qu'elle croyait aimer. Line décide de
retourner à la maison de son enfance heu-
reuse. Mais tout a changé...
Sa sœur Béatrice est fiancée au père de la
petite Sarah, le riche et séduisant Julien. L'en-
fant se prend d'une passion folle pour Line,
qui lui semble remplacer sa mère disparue. Or
Julien, lui, ne témoigne que mépris à la jeune
fille ; il la tolère uniquement à cause de Sarah.
Ou bien cache-t-il d'autres sentiments derrière
ce regard de glace ?
Un cœur
de glace
Robyn Donald

ÉDITIONS HARLEQUIN
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
ICEBERG

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de


l'article 41. d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées
à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et.
d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple
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Cette représentation, ou reproduction par quelque procédé que ce soit,
constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et
suivants du code pénal.
1980. Robyn Donald.
© 1982. Traduction française : Harlequin S.A.
48. avenue Victor-Hugo, Paris XVI' - Tél. 500.65.00.
ISBN 2-86259-369-9
ISSN 0182-3531
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— Ma parole, mais c'est incroyable! Qu'est-ce...?


Line Grant ne put réprimer cette exclamation de
surprise. Le chauffeur du taxi se tourna vers elle, l'air
désolé.
— Je me suis trompé d'adresse? C'est pourtant
bien celle que vous m'avez donnée.
Les yeux écarquillés, elle secoua la tête.
— Oui, oui. Nous y sommes. Mais tout a telle-
ment changé!
Il parut perplexe. Cependant, il se rappela les
nombreuses étiquettes collées sur la valise qu'il avait
placée dans le coffre. Il arrêta le moteur en arrivant
devant la longue villa blanche.
— Depuis combien de temps êtes-vous partie?
— Depuis huit ans.
La jeune fille passa une main dans ses cheveux et
se mordit la lèvre.
— ... Je suis allée en Australie il y a huit ans
exactement... C'est insensé! Mon père et ma sœur
vivaient dans une vieille maison.
Le chauffeur repoussa sa casquette du bout du
doigt et contempla sa passagère d'un regard empli de
compassion.
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— Ils ont peut-être vendu la propriété pendant
que vous aviez le dos tourné...
— Non, non! Ma sœur habite encore ici.
Elle plissa le front.
— ... Du moins, c'est l'adresse qu'elle m'a tou-
jours donnée.
Elle n'osa pas ajouter que sa dernière lettre lui
était parvenue plus de six mois auparavant...
— Ecoutez... Je vous propose d'aller sonner à la
porte. Je vous attends. Si votre sœur a déménagé, les
nouveaux propriétaires vous donneront ses coordon-
nées. S'ils ne sont pas au courant, les voisins
pourront peut-être vous renseigner.
Line lui adressa un regard reconnaissant. Elle était
tellement choquée de voir cette villa moderne à la
place de sa vieille maison qu'elle en avait perdu tous
ses moyens. Elle descendit lentement de l'automobile.
Pourquoi cette soudaine lassitude? Elle était pro-
bablement un peu fatiguée par son voyage... Non, ce
n'était pas cela non plus. Un vol de quatre heures
entre Sydney et la Nouvelle Zélande n'avait pas pu
l'épuiser à ce point!
Elle se dirigea vers la porte d'entrée d'un pas
hésitant. Le grand chêne avait été abattu... C'était un
crime! Son arbre préféré! On avait coupé son arbre
préféré !
Elle appuya sur la sonnette et attendit. D'un
regard mélancolique, elle contempla le jardin de son
enfance. Il n'était pas trop changé... L'énorme
magnolia se trouvait toujours au même endroit...
La porte s'ouvrit devant elle. Line se ressaisit
aussitôt. Elle s'attendait à voir Béatrice...
Mais ce n'était pas Béatrice...
— Oui...?
Une femme d'une cinquantaine d'années, au visage
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sévère, l'examinait de bas en haut d'un œil soupçon-
neux.
La gorge de Line se serra.
— Euh... M... Miss Grant habite-t-elle toujours
ici? Miss Béatrice Grant?
L'inconnue fit la moue.
— Pas ici. Au fond du parc.
— Au fond du parc?
Line n'en croyait pas ses oreilles. Pourquoi cette
femme lui répondait-elle avec autant d'hostilité?
— Je vous prie de m'excuser, mais... où, exacte-
ment?
— Par...
Une voix masculine interrompit les explications.
— Anna? Que se passe-t-il?
— Cette jeune fille chezche Miss Grant. Je suis en
train de lui dire où elle la trouvera.
L'homme émergea des ombres du vestibule, à pas
souples. Line ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux
en le voyant. Son cœur battait sourdement.
Il était grand, blond, beau... mais d'une beauté
étrange. Il avait l'impassibilité des animaux qui
guettent leur proie.
Il s'arrêta devant elle comme s'il ne l'avait pas vue.
Son regard la dépassa pour s'attarder sur le taxi. Une
cigarette aux lèvres, le chauffeur attendait.
— Vous avez l'intention de loger chez Miss
Grant?
Un long frémissement parcourut la jeune fille. Cet
homme lui déplaisait profondément. Cependant, ce
n'était pas le moment de montrer ses véritables
sentiments...
— Oui. Je suis sa sœur. J'arrive d'Australie.
La vieille dame émit une sorte de sifflement de
désapprobation. L'inconnu se tourna vers Line et la
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regarda droit dans les yeux, d'un air méprisant. Elle
se tassa légèrement sur elle-même.
— Dans ce cas, vous feriez mieux d'entrer. Anna,
indiquez le chemin au chauffeur.
— Je ne l'ai pas encore payé, protesta Line.
— Anna le fera.
— Il n'en est pas question, répliqua la jeune fille.
Le menton levé, elle tourna les talons et descendit
les deux marches du perron.
— Alors? Tout va bien? s'enquit le chauffeur.
— Oui. C'est ici.
Line lui tendit un billet.
— ... Merci beaucoup, monsieur.
Il lui rendit sa monnaie tout en écoutant les
explications de la vieille dame et s'en fut. Line le
regarda partir, puis se tourna vers la maison.
Toujours imperturbable, immobile comme une sta-
tue, l'homme l'attendait.
Line n'était pas de nature nerveuse... Pourtant...
Elle s'humecta les lèvres. Ce regard impassible la
terrorisait... Elle n'était pas non plus vaniteuse, mais
contrairement à tous les hommes qu'elle avait pu
rencontrer, celui-ci semblait la condamner avant de
la connaître.
— Béatrice n'est pas là? s'enquit-elle en pénétrant
dans le vestibule.
Il eut un sourire glacial.
— Elle travaille.
— Ah!
Décidément, cet homme lui faisait perdre tous ses
moyens! Elle savait parfaitement que sa sœur s'occu-
pait d'une boutique de vêtements dans un quartier
chic de Remuera.
— ... C'est vrai. Excusez-moi, je suis un peu
fatiguée par mon voyage. Je le savais, évidemment...
J'ai reçu un tel choc en voyant cette maison...
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— Je l'ai rachetée à votre sœur six mois après la
mort de votre père. Je m'appelle Julien Doyle.
Line avala sa salive en rajustant maladroitement la
bandoulière de son sac.
— Je n'étais pas au courant... Pour la maison, je
veux dire.
— Ah non?
Visiblement, il ne la croyait pas.
— Non! rétorqua-t-elle, blanche de colère... Si
Béatrice vous a vendu la propriété, comment se fait-il
qu'elle habite encore ici?
— Elle ne vit pas ici. Elle a un appartement, au
fond du parc. Quant aux raisons de cet arrangement,
vous devriez les connaître, il me semble.
— Moi?
Line n'en pouvait plus. Elle était épuisée, nerveuse-
ment et physiquement. Elle ne s'était jamais vraiment
entendue avec sa sœur. Béatrice était de six ans son
aînée, et les circonstances de la vie les avaient
séparées très tôt. Cependant, elle s'attendait à un
accueil courtois, sinon chaleureux...
Au lieu de cela, elle se trouvait en face d'un
inconnu au regard glacial et méprisant...
A son grand désarroi, la jeune fille sentit un flot de
larmes lui monter aux yeux.
— Ecoutez, vous pourriez me dire où elle loge. Je
m'y installerais tout de suite et ne dérangerais
personne. Je suis très fatiguée et...
Elle trouva un mouchoir dans son sac et s'essuya
vivement les yeux.
— Justement, intervint Anna. Vous ne pouvez pas
entrer chez elle. C'est Miss Grant qui a la clé. Je
viens de téléphoner à la boutique. Elle s'est absentée
pour la journée. Personne ne sait où la joindre.
— Anna, préparez-nous du café fort, s'il \ous
plaît. Miss Grant, suivez-moi.
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Line obéit, à contrecœur. Il la conduisit dans un
petit salon, dont les portes-fenêtres donnaient sur
une terrasse bordée de treillis fleuris. Il régnait dans
cette pièce une atmosphère étrange. Les meubles
étaient peu nombreux : quelques confortables fau-
teuils en cuir, un magnifique coffre en bois surmonté
d'un portrait représentant une vieille dame.
— Asseyez-vous, ordonna Julien Doyle... Béatrice
ne vous attendait pas, si je ne me trompe.
— En effet... j'ai pris la décision de venir au
dernier moment.
— Je vois... Et, à votre avis, elle sera heureuse de
vous voir?
Line se redressa vivement.
— Je ne saisis pas en quoi cela vous concerne,
monsieur Doyle.
Il pinça les lèvres, mais sut contenir sa colère. Line
en fut reconnaissante. Cet homme était en passe de
devenir son pire ennemi. Elle n'aurait pas eu le
courage de lui faire front maintenant...
— Bien au contraire...
Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. Du coin de
l'œil, la jeune fille l'examina. Elle était obligée de
l'admettre : il était terriblement attirant. Et il le
savait... Peut-être était-il l'amant de Béatrice?...
Anna parut. Elle posa sur une petite table un
plateau chargé d'une tasse et d'un pot à café, et
ressortit aussitôt. Line conclut qu'elle devait être la
gouvernante...
— Je suis obligé de vous laisser, Miss Grant.
Faites comme chez vous, en attendant le retour de
Béatrice. Anna vous préparera votre déjeuner.
— Merci, répondit-elle sèchement.
Après avoir bu son café, la jeune fille s'endormit.
Elle se réveilla en sursaut au bruit d'une table
roulante : Anna lui apportait son repas dans le petit
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salon. Manifestement, elle n'avait pas l'intention de
la laisser vagabonder dans la maison...
— Puis-je utiliser la salle de bains, s'il vous plaît?
Anna acquiesça.
— Bien sûr. Je vous montre le chemin.
Dans la pièce entièrement décorée de marbre, Line
s'arrêta devant la glace. Elle réprima une exclama-
tion d'horreur. Ses boucles rousses cascadaient de
façon indisciplinée autour de son visage aux traits
tirés. Sa bouche s'était durcie, depuis... Depuis
combien de temps? Trois mois... Le jour où elle avait
découvert que David Perry était amoureux de sa
mère, et non d'elle...
Mais tout cela était du passé. David avait épousé
sa mère. Line avait réussi à cacher son désarroi. Elle
avait beaucoup ri, au mariage. Elle avait dansé avec
tout le monde. Puis, incapable de supporter la vue de
ce couple heureux, elle s'était enfuie. Elle était venue
ici avec l'espoir que sa sœur l'hébergerait chez elle
pendant quelque temps.
D'après l'accueil glacial de Julien Doyle, plus vite
elle repartirait, mieux cela vaudrait...
Pourquoi la détestait-il à ce point, sans même la
connaître? Il avait peut-être horreur des rousses...
D'ailleurs, cela n'avait aucune importance. Les senti-
ments de Julien Doyle à son égard lui étaient
parfaitement indifférents... Ou bien encore, il pouvait
la soupçonner de vouloir prendre la place de sa
sœur... Il se trompait. Il le découvrirait lui-même en
peu de temps.
Line savoura un déjeuner léger composé d'une
salade exotique et d'un morceau de fromage. Puis
elle arpenta le salon de long en large pendant plus
d'une demi-heure. Enfin, n'y tenant plus, elle partit à
la recherche de la gouvernante. Elle la trouva dans la
cuisine. Anna, qui était en train de pétrir une pâte à
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la main, leva la tête en voyant arriver la jeune fille.
— Oui...?
— Je sors. J'éprouve le besoin de marcher un peu.
Je serai de retour vers seize heures.
Sur ces mots, elle tourna les talons, se précipita
vers la porte d'entrée et descèndit en courant les
marches du perron en enfonçant ses mains dans ses
poches.
Suburbia... C'était une jolie petite ville de banlieue,
située au nord d'un des volcans d'Auckland. Les
premières fleurs de l'été se pavanaient dans tous les
jardins. Les iris, les roses, les marguerites et les
lauriers constellaient les pelouses vertes de leurs
couleurs. Line emprunta une route bordée çà et là de
jaracandas et de frangipanes australiens, au parfum
enivrant. Elle avait toujours su apprécier les jolies
choses, mais vouait une adoration particulière aux
fleurs et aux jardins. Petit à petit, elle retrouva une
certaine sérénité. Elle avait tourné une page dans sa
vie. Elle allait oublier ces quelques mois d'angoisse et
de chagrin. Elle avait eu raison de revenir dans son
pays d'origine...
Béatrice lui en voulait-elle encore? Elle était partie
depuis si longtemps! Line poussa un profond soupir.
Béatrice, sa demi-sœur, avait toujours détesté la mère
de Line, la seconde femme de leur père. Line n'avait
jamais posé de questions à sa mère au sujet de leur
fuite précipitée, huit ans auparavant. Cependant, elle
soupçonnait vaguement Béatrice d'être à l'origine de
ce départ.
L'espace d'un instant, Line revit son père... Un
homme taciturne, intéressé uniquement par son
travail... Il rentrait toujours très tard le soir, dînait,
puis se couchait-
Line se souvenait à peine de lui, maintenant. Elle
l'avait si peu connu! Quel dommage, à vingt ans, de
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ne pas se rappeler son propre père... Elle ne lui
ressemblait pas. Elle avait hérité les boucles rousses
et les grands yeux noisette de sa mère.
Inconsciemment, elle crispa le poing au fond de sa
poche. Le jour où elle avait déclaré son amour à
David Perry, il s'était détourné d'elle. Il lui avait
expliqué... avec beaucoup de tact... qu'elle le considé-
rait au fond comme le substitut de son père. Peut-
être avait-i1 raison, après tout. Mais...
Line ravala ses larmes. Elle n'allait tout de même
pas se mettre à sangloter au milieu de la rue! Elle
accéléra le pas. Un kilomètre plus loin, elle s'arrêta
devant un vaste bâtiment en béton... Elle lut l'ins-
cription ornant l'entrée... Bibliothèque de Kent
Street.
Line se moucha bruyamment puis, calmée, pénétra
dans ce lieu paisible. Elle allait consulter le journal.
Mieux valait chercher du travail le plus rapidement
possible. Ce n'était plus le moment de s'apitoyer sur
son triste sort...
Une heure plus tard, elle émergea de son antre de
silence. Elle s'arrêta dans la première papeterie, y
acheta du papier à lettres, un stylo et des enveloppes,
puis retourna s'installer à la bibliothèque. Là, dans
une atmosphère feutrée, elle put composer sa pre-
mière demande. Elle postulait pour un emploi... de
bibliothécaire à Kent Street.
Enfin satisfaite de son œuvre, elle descendit en
courant dans la rue pour déposer sa lettre dans la
première boîte en vue. Les joues rouges de confusion,
elle croisa les doigts, comme une enfant faisant un
vœu...
Béatrice l'attendait à la villa. C'était une jeune
femme menue aux cheveux très noirs et aux yeux
bleus pétillants d'intelligence.
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— Tu aurais pu m'envoyer un télégramme,
déclara-t-elle à sa sœur après l'avoir embrassée.
— Je n'ai pas pris le temps de réfléchir, avoua
Line.
— Ce n'est pas grave. Je parie que Julien a reçu
un choc terrible en te voyant arriver.
— Pas autant que moi en voyant tous ces change-
ments.
— Allons dans mon appartement, veux-tu?
— Je voudrais d'abord remercier la gouvernante.
— Anna? Oui, oui. Elle s'est bien occupée de toi,
j'espère.
Béatrice parlait comme si elle était la maîtresse de
maison...
Line courut vers la cuisine, proféra mille remercie-
ments à la vieille dame qui les accepta avec froideur,
puis rejoignit sa sœur.
L'appartement se trouvait au fond du parc. Il était
situé derrière un énorme garage double. Line y
remarqua une voiture de sport rouge écarlate.
— La publicité, ça rapporte, déclara Béatrice en
guise d'explication... Entre. Tu veux du café? Je peux
t'en préparer. Personnellement, je préférais une
boisson un peu plus forte...
Elle ouvrit un buffet dans la salle à manger. Les
yeux arrondis de surprise, Line contempla les rangées
de bouteilles d'alcool.
— Je prendrais volontiers un porto.
Béatrice la servit avant de se préparer un gin-tonic.
Elle leva son verre.
— A nous... Viens au salon. C'est par ici.
La pièce était sommairement meublée.
— ... Je sais, on dirait une chambre de motel, mais
cela me suffit. A présent, assieds-toi et dis-moi
pourquoi tu es ici.
Line lui raconta sa triste aventure. Elle lui expliqua
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comment elle était tombée amoureuse de son futur
beau-père. Béatrice l'écoutait sans mot dire, le visage
impassible.
Enfin, elle hocha la tête.
— Tu as eu raison de partir. C'était sans doute la
meilleure solution. Mais tu me poses un drôle de
problème en venant ici, tu sais.
— Pourquoi M. Doyle me déteste-t-il à ce point?
— Il te soupçonne de vouloir m'enlever la moitié
des biens de papa.
— Quoi?
Béatrice haussa les épaules.
— Je ne pouvais pas imaginer que tu reviendrais.
C'était plus pratique pour moi de m'installer ici.
— Enfin de quoi parles-tu?
— De Julien Doyle. J'ai l'intention de l'épouser.
— Je ne comprends pas.
— C'est très simple. J'ai rencontré Julien peu
après la mort de papa. Il dirige le groupe Doyle.
Papa avait, eu l'occasion de traiter avec eux à
plusieurs reprises. Julien est venu m'offrir son aide. Il
m'a proposé de lui vendre la propriété... Tu l'as vu...
Qu'en penses-tu?
— Euh... Eh bien... Il est très beau. Un peu trop
beau.
— C'est tout?
— Il a l'air très sûr de lui.
Béatrice ne put s'empêcher de sourire.
— Je ne te connaissais pas sous cet angle. Tu es
évasive, je trouve. Si je me souviens bien, quand tu
étais enfant, tu parlais constamment. Je suppose qu'il
a eu sur toi l'effet qu'il a eu sur toutes les femmes.
Moi comme les autres. Nous nous sommes entendus
tout de suite. Remarque... Je connaissais sa réputa-
tion de Don Juan. Il lui fallait quelque chose de
nouveau, d'original. J'ai trouvé la solution.
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— C'est-à-dire?
— Le mariage, ma chère. Il y a dix ans environ, il
a épousé une enfant à peine âgée de dix-huit ans. Un
désastre! Depuis six mois, je lui démontre par tous
les moyens que je serais l'épouse idéale.
Line plissa le front.
— Qu'est-il arrivé à sa première femme?
— Elle est morte.
Béatrice eut un haussement d'épaules éloquant.
— ... Un accident apparemment; mais d'après les
rumeurs locales, elle se serait suicidée.
Le regard de Line se perdit dans le lointain... Elle
frémit d'horreur.
Un long silence suivit.
— Tu es scandalisée, je suppose, reprit enfin
Béatrice... Tu me trouves sans doute dure et sans
scrupules.
— En tout cas, tu en donnes l'impression.
— Alors, écoute-moi bien.
Béatrice se pencha en avant.
— ... Jamais je n'ai voulu un homme comme je
veux celui-là. Et je l'aurai. J'ai l'intention de le
rendre heureux.
— Tu as intérêt, répliqua sa sœur, une lueur de
malice au fond de ses yeux noisette... A première vue,
Julien n'est pas homme à accepter les échecs.
L'espace d'un éclair, Béatrice parut inquiète.
— Tu as raison, bien sûr... Mais crois-moi, j'ai
beaucoup réfléchi.
Elle but une gorgée de son gin-tonic.
— ... Je continue mon histoire. Quand il a racheté
la propriété, j'ai voulu à tout prix trouver le moyen
de rester près de lui. A mes yeux, c'était indispen-
sable. Je lui plaisais, mais pas suffisamment. Il
n'aurait pas pris la peine de me poursuivre. Je tenais
à rester dans le quartier. Malheureusement, il n'y
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avait aucune maison à vendre aux environs. Un soir,
il m'a montré les plans de transformation. L'archi-
tecte prévoyait un logement pour la gouvernante. Il
s'agissait de cet appartement. J'ai déclaré à Julien
que tu contestais le testament de papa... Je lui ai
expliqué que tu réclamais la moitié des biens. Je
n'avais donc plus de quoi m'acheter une maison.
Evidemment, il avait compris mon manège depuis le
début. Julien est un homme malin, rusé. Il connaît
tous les subterfuges des femmes.
Elle sourit. Line avait la nausée. Elle se leva
vivement et se mit à arpenter la pièce de long en
large.
— Je ne comprends pas très bien. S'il a deviné tes
intentions dès le départ, pourquoi me prend-t-il pour
la méchante fée prête à tout pour te priver de ta
fortune?
— Oh, mais çà, il l'a cru! Cependant il savait
pertinemment que j'avais de quoi louer une maison...
Non, le problème n'est pas là. Il pensait que je
voulais... une aventure.
— Oh!
Béatrice rit doucement.
— Oui... Cela a dû l'amuser. Il était tout à fait
d'accord. Il a donc accepté de me céder cet apparte-
ment. J'avais presque gagné. Ensuite, j'ai refusé de
jouer le jeu jusqu'au bout.
— Il devait être furieux.
— Non, plutôt intrigué. C'est exactement ce que je
voulais, d'ailleurs... Aujourd'hui, je suis considérée
par tous ses amis comme sa fiancée. Mais tu
comprends, tu arrives au mauvais moment.
— Oui.
Line s'arrêta devant la fenêtre. Elle essayait déses-
pérément de retrouver un semblant de calme.
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— Je peux partir dès maintenant, si tu le sou-
haites.
Béatrice parut réfléchir.
— Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle enfin... Je
saurai l'amadouer.
— Comment lui expliqueras-tu le fait que je
m'installe ici quelque temps?
Béatrice ricana.
— Ne pose pas trop de questions. Tu ne seras pas
vexée, j'espère, s'il te considère comme une fille
égoïste et sans scrupules?
Line hocha la tête.
— Non, pas vraiment.
— Ah! j'oubliais... Ton nouveau beau-père... Tu
n'es pas encore remise de ta déception... Il faut bien
l'avouer, ta mère est incroyable! Quand je pense
qu'elle a réussi à faucher le fiancé de sa propre fille...
Cependant, Line n'avait aucune envie de mêler sa
mère à cette conversation.
— Elle ne savait rien, rétorqua-t-elle sèchement.
Et elle est toujours aussi adorable.
— Bah, soupira Béatrice... Tout dépend. Je n'ai
jamais été aveuglée par l'amour, je suis peut-être plus
lucide. Enfin, nous n'allons pas nous disputer à son
sujet. Je l'inviterai probablement à notre mariage...
Tu auras alors complètement oublié ce cher
M. Perry. Je meurs d'envie de lui montrer quel genre
d'homme sa belle-fille détestée a réussi à piéger.
— Elle ne te déteste pas.
Line se rendit compte... trop tard... qu'elle aurait
mieux fait de se taire. Béatrice lui adressa un regard
incrédule.
— N'en parlons plus, veux-tu? Nous n'arriverons
jamais à nous mettre d'accord... Bien... Dans quel
domaine as-tu l'intention de travailler? Je pourrais te
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proposer une place à la boutique, mais tu ne seras
pas bien payée. Tu as déjà été vendeuse, non?
— En effet, j'ai été employée à mi-temps dans un
magasin de mode à Vaucluse. Maman préférait que
je reste à la maison.
— Ne sois pas sur la défensive. Ce n'est pas à moi
de critiquer la manière dont tu as été élevée... Cela te
plaisait comme travail?
Line soupira... Elle avait eu tant de mal à
convaincre les clientes difficiles!
— Par moments, oui. Mais je préférerais trouver
autre chose.
Elle raconta à sa sœur sa démarche à la Biblio-
thèque de Kent Street. Béatrice acquiesça d'un signe
de tête.
— Oui... Je t'imagine très bien dans ce cadre. Tu
écris toujours?
Line tressaillit, ahurie.
— Comment? Tu étais au courant?
— Tu sais, je me souviens d'un tas de choses. Tu
étais une petite fille très attachante. Tu m'as beau-
coup manqué, au début... Ainsi, tu continues à
griffonner.
— Oui. J'ai tout essayé, mais ce que je préfère, ce
sont les contes pour enfants.
Elle n'osa pas ajouter le plus important : écrire
était son unique consolation. Elle en était déjà à la
moitié d'un roman... Elle espérait pouvoir le présen-
ter un jour à un éditeur.
— Si tu es suffisamment douée, cela pourrait te
rapporter une fortune, fit remarquer Béatrice, son-
geuse. Je vais préparer le dîner... Non, non, je n'ai
pas besoin de ton aide. Installe-toi.
Line alla accrocher ses vêtements dans la penderie.
Au fond, elle était soulagée. Béatrice l'avait accueillie
avec calme et sérénité. Visiblement elle détestait
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toujours autant sa belle-mère, mais sa demi-sœur
n'était pas concernée... Ou peut-être avait-elle réussi
à exorciser ce sentiment en infligeant à Line le rôle de
la sœur égoïste et sans scrupules.
Enfin.Cela n'avait aucune importance. Seul
Julien Doyle était au courant. Et l'avis de Julien
Doyle ne comptait pas.
Immédiatement après le repas, Béatrice s'excusa.
Elle ne précisa pas où elle se rendait, mais Line n'eut
aucun mal à le deviner. Elle passerait le reste de cette
soirée chez le propriétaire de la villa... Sans doute lui
confierait-elle son désespoir de voir arriver cette sœur
avide! Vaguement mal à l'aise, Line décida de
prendre une douche. Rafraîchie, elle s'enveloppa
dans un long peignoir blanc. Elle arpenta le salon,
incapable de se calmer. Elle jeta un coup d'œil sur les
rares livres traînant sur l'étagère. Ils n'étaient guère
intéressants. Elle refit les cent pas... Avec quelle
naïveté elle s'était jetée dans ce piège! A présent, elle
connaissait les raisons de l'hostilité de Julien Doyle.
Elle ne pouvait pas lui en vouloir de la mépriser,
surtout s'il aimait Béatrice... Béatrice...
Line plissa le front.
A sa manière, Béatrice était aussi dure et arrogante
que cet homme qu elle avait l'intention d'épouser. Ce
mariage serait le résultat d'une longue campagne
menée avec une grande détermination. Etait-elle
amoureuse? Qui pouvait aimer un iceberg?...
Un long frémissement parcourut la jeune fille. Elle
ne devrait pas s'attarder ici. Le regard glacé de Julien
Doyle la terrorisait.
Elle sursauta. On frappait à la porte. Jetant un
coup d'œil atterré sur sa tenue, elle hésita. Qui cela
pouvait-il être? Béatrice avait sa clé...
— J'arrive!
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Elle se précipita dans sa chambre pour enfiler un
jean et un tee-shirt.
Elle ne put réprimer un soupir de soulagement en
ouvrant la porte... Ce n'était pas Julien Doyle. Elle
adressa à l'inconnu un sourire radieux.
— Eh bien! roucoula son interlocuteur... Alors
c'est vous, l'horrible petite sœur?
— C'est moi.
Elle pâlit.
— Excusez-moi. Ne me regardez pas ainsi. Nous
sommes de la même race. Moi, je suis l'insupportable
cousin.
Elle haussa un sourcil inquisiteur. L' « insuppor-
table cousin » était une version plus jeune de Julien
Doyle. Avec ses yeux gris, pétillants de malice, il
inspirait la confiance.
— Vous ne m'invitez pas à entrer? Je vous
promets de ne pas vous importuner. Je boirai peut-
être un petit verre, mais je reste toujours charmant et
inoffensif. Je n'en dirais pas autant de Julien.
— Je vous demande pardon?
Le cousin éclata de rire.
— Je me suis mal exprimé. Evidemment, vous
imaginez très mal ce cher Julien en état d'ivresse.
Moi aussi. Il a trop conscience de sa dignité pour se
laisser aller. Mais il n'est jamais aimable... Allons,
permettez-moi d'entrer, poursuivit-il en la repoussant
doucement... Je suis déjà venu, vous savez. Votre
sœur ne supporte pas ma vue, mais elle est obligée de
le cacher, par égard pour Julien.
— Qui êtes-vous exactement?
A contrecœur, Line le conduisit dans le salon.
— Stewart Doyle.
Il jeta un coup d'œil désapprobateur autour de lui.
— ... Cet appartement est d'une laideur! Je me
demande parfois comment Béatrice peut accepter de
21
vivre dans ces conditions. Elle a pourtant beaucoup
de goût. Mais évidemment, c'est provisoire... La
prochaine étape... et la dernière, ce sera la villa.
Line fronça les sourcils. Le ton insolent de Stewart
l'irritait.
— Si vous êtes venu critiquer, vous pouvez repar-
tir tout de suite !
— Ma chère petite, je ne dis rien de mal. Croyez-
moi, j'ai une profonde admiration pour Miss Grant.
Il inclina la tête, l'air moqueur.
— ... Grâce à elle, Julien songe sérieusement à se
marier. Personne n'a réussi, depuis cette pauvre
Alison. Que voulez-vous boire?
— Rien.
Stewart Doyle se dirigea vers le buffet en souriant.
— Vous pensiez m'inciter à en faire autant? Vous
me connaissez mal, ma petite. Asseyez-vous. Je vous
le répète, je suis tout à fait inoffensif. Je ne vous ferai
aucun mal. Je ne casserai rien.
Line ne put s'empêcher de rire.
— Ah! J'aime mieux ça... Tenez, pour vous
récompenser, je ne me servirai qu'un tout petit verre.
— Vous qui êtes si charmant, si aimable, pourquoi
vous considérez-vous comme l'insupportable cousin?
— Oh! J'ai quelques vertus, c'est exact. Mais elles
sont peu importantes, en comparaison de mes vices.
D'après Julien, mon pire défaut est de ne pas
accorder à l'argent le respect mérité.
Il se versa une quantité impressionnante de whisky
et s'assit en face de la jeune fille.
— ... Je préfère dépenser. Parfois, hélas, je
dépense l'argent de Julien. Il ne l'apprécie guère.
Line frémit imperceptiblement... Stewart remarqua
aussitôt son malaise et sourit.
— Exactement... C'est un dur, Julien. En ce
moment, je suis puni. Je suis obligé de rester sous sa
22
surveillance. Et je dépends complètement de son
porte-monnaie.
Line était obligée de l'admettre : ce ne devait pas
être une situation très agréable.
— Que faites-vous?
— Moi? Oh, un peu de tout.
Une lueur de malice dansa au fond de ses yeux
gris.
— ... Rien de passionnant. Parlons plutôt de vous.
Je sais que Béatrice et vous-même n'êtes pas de la
même mère. Cependant, j'ai beau essayer, je ne vois
aucune ressemblance entre vous et votre père. Vous
avez sans doute hérité ces boucles rousses et ces
grands yeux noisette de votre maman?
Line hocha la tête. Son cœur se serra. Quand elle
entendait parler de sa mère, elle ne pouvait s'empê-
cher de l'imaginer, si heureuse... en compagnie de
David Perry.
— C'est bien ce que je pensais. Quelles raisons
vous ont poussée à venir ici? Béatrice n'apprécie
guère votre présence, vous devez le savoir.
— Cela ne vous regarde pas, rétorqua-t-elle,
furieuse... D'ailleurs, je ne resterai pas longtemps.
J'ai l'intention de trouver un appartement très
rapidement.
— Julien vous fait peur, c'est cela? Je ne peux pas
vous en vouloir. Il est terrible. La pauvre Alison l'a
découvert à ses dépens. Alison était sa première
femme.
Il avala une dernière gorgée d'alcool et posa son
verre sur la table basse à côté de son fauteuil.
— ... Vous mourez d'envie d'en savoir plus, n'est-
ce pas? Vous n'êtes pas la seule. Béatrice est malade
de curiosité. Malheureusement pour elle, je refuse
d'en parler. Elle n'ose pas poser de questions à
Julien. Mais vous, je serais prêt à vous dire la vérité.
23
— Je ne veux pas la savoir.
C'était un mensonge. Line était très intriguée, mais
elle refusait d'entendre cette histoire de la bouche
d'un homme avide de raviver un scandale.
— ... Je pourrais tout répéter à Béatrice, vous
savez, ajouta-t-elle.
— Vous n'en feriez rien.
Surprise par son ton convaincu, elle leva les yeux
vers lui.
— ... Vous êtes trop entière. Je sais le reconnaître
chez les autres. Julien fait aussi partie de ces gens
incorruptibles. Malheureusement, il ne saura jamais
reconnaître votre intégrité, car vous ressemblez de
façon frappante à Alison.

24
2

— Je... Je ressemble à...


— Oui. Je m'en suis aperçu tout de suite. Lui
aussi, apparemment. C'est sans doute une des raisons
pour lesquelles il vous a détestée dès le premier
instant.
Il se leva pour se servir un second whisky. Line le
regarda faire, incapable de réagir.
— ... Alison avait les mêmes boucles rousses. Elle
était grande, comme vous, et très gracieuse. Elle ne
possédait pas vos lèvres généreuses, cependant. Vous
êtes forte et honnête. Elle ne l'était pas.
— Vous l'aimiez, n'est-ce pas?
Stewart tressaillit, renversant un peu du liquide
ambré sur son pantalon. Il étouffa un juron et
chercha un mouchoir dans sa poche. Puis il revint
s'asseoir en face de la jeune fille. Il leva son verre,
moqueur.
— Vous êtes intelligente. Alison était stupide. Oui,
je l'ai aimée... Oh! Ce n'était pas l'amour de ma vie,
mais... Elle était adorable. Julien est tombé amou-
reux d'elle dès le premier instant. Il avait vingt-trois
ans. Elle était surtout attirée par son argent. Pour-
tant, en un sens, il la fascinait, et...
Line ne voulait pas en entendre davantage.
25
— Taisez-vous. Cela ne me regarde en aucune
façon.
Stewart se mit à ricaner.
Il riait encore quand Béatrice et Julien surgirent. Il
s'était approché de la jeune fille et l'avait saisie par
les épaules.
— Stewart! s'écria Béatrice. Ça ne m'étonne pas.
Tu attends que j'aie le dos tourné pour venir ennuyer
Line!
Les joues brûlantes, Line eut un mouvement de
recul. Stewart sourit, insensible au ton méprisant de
Béatrice.
— Ma chère, je ne la dérangeais pas. Je ne l'embê-
tais pas non plus. Je lui donnais quelques détails
supplémentaires sur la situation. Elle est vraiment
mignonne, je trouve.
— Je te ramène à la maison, intervint sèchement
Julien.
Stewart secoua la tête.
— Non merci. Je suis très heureux, ici.
— Dépêche-toi.
Stewart s'assombrit brusquement. En un instant, il
furent partis.
— Que faisait-il ici? s'enquit Béatrice quelques
minutes après leur départ.
— Nous bavardions.
— S'il revient, empêche-le d'entrer. Il me donne la
nausée. Il est en train de gâcher sa vie.
— Il ne semble pas très heureux.
— Il a eu tout ce qu'il pouvait souhaiter. Julien l'a
sorti d'embarras plus d'une fois. En guise de remer-
ciement, il contracte des dettes.
Line étouffa un bâillement. Elle se sentait terrible-
ment lasse, tout d'un coup.
— Tu ferais mieux d'aller te coucher, intervint sa
sœur. Bonne nuit.
26
— Bonne nuit.
Line s'endormit rapidement. Elle se réveilla seule-
ment le lendemain matin. L'appartement était silen-
cieux. Elle en comprit tout de suite la raison :
Béatrice lui avait laissé un petit mot sur la table de la
cuisine.
« Je pars travailler à sept heures trente. Sers-toi
à manger. As-tu de l'argent? Sinon, tu trouveras
dix dollars dans les dernières pages de l'annuaire du
téléphone. Achète des tomates, des pommes de terre
et de la lessive. Béatrice. »
Clair, net, précis. Péremptoire, même... Line sou-
pira... Tant pis! Béatrice lui offrait l'hospitalité, elle
pouvait lui rendre quelques menus services...
Elle se prépara un petit déjeuner copieux. Tout en
mangeant, elle se demanda pourquoi Béatrice avait
fait si peu d'efforts pour arranger son appartement.
Cette attitude étonnait la jeune fille : sa sœur était de
nature curieuse et vive. Elle aimait les jolies choses.
Stewart Doyle avait peut-être raison d'affirmer
qu'elle estimait cette situation provisoire... Elle irait
vivre dans la belle villa blanche, une fois mariée...
Line frissonna... Julien Doyle... Au souvenir de
son regard hautain et méprisant, elle frémissait
encore... Le bruit de la sonnette la fit tressaillir. De
nouveau, elle jeta un coup d'œil harassé sur son
peignoir. Décidément, les gens avaient la fâcheuse
habitude de la surprendre dans les tenues vestimen-
taires les moins flatteuses... Elle gagna le vestibule.
— Qui est-ce? demanda-t-elle.
— Julien Doyle.
— Un petit instant, s'il vous plaît.
— Je ne peux pas attendre. Je suis pressé.
Line haussa les épaules et ouvrit.
— Entrez. Béatrice est déjà partie travailler.
— Je le sais. C'est vous que je voulais voir.
27
— Ah?
Elle était à court de mots...
— ... Voulez-vous vous asseoir?
— Je ne reste pas longtemps.
Il se dirigea vers la fenêtre et s'y arrêta, le dos
tourné à la jeune fille.
— Combien de temps comptez-vous demeurer ici,
exactement?
— Je dois trouver du travail et un appartement.
— Je vois. Je pourrais vous offrir un poste de
secrétaire dans mon entreprise.
— Je vous demande pardon, je n'ai pas compris.
— Il y a un poste de secrétaire dans mon entre-
prise en ville. Il est pour vous si vous en voulez.
Pour des raisons qu'elle ne s'expliquait pas, Line
sentit monter en elle une colère incontrôlable.
— Non, merci. J'ai déjà postulé pour un emploi
de bibliothécaire. Je n'ai d'ailleurs aucune capacité
pour travailler dans un bureau.
Un court silence suivit.
— Je vois. Au moins vous êtes franche. Où est
cette bibliothèque?
— Ne vous faites aucun souci, répliqua-t-elle
calmement. Je n'ai pas l'intention d'imposer ma
présence à ma sœur plus longtemps qu'il ne le faudra.
— Vous saviez parfaitement que vous la gêneriez.
Si vous aviez un soupçon de sensibilité, vous ne
seriez jamais venue. Vous n'avez aucun sens de la
famille, au contraire de Béatrice. Vous n'avez pas le
droit de lui réclamer la moitié de ses biens. Votre
mère vous a sans doute enseigné l'égoïsme et
l'avidité. Ce n'est tout de même pas une raison
suffisante pour mettre Béatrice dans cet embarras!
S'il n'avait pas parlé de sa mère, Line aurait
probablement su contenir sa fureur. Cependant, le
fait d'entendre parler d'elle sur ce ton la mit en rage.
28
— Je vous interdis de porter un jugement sur
maman! s'écria-t-elle, à bout de nerfs. Vous ne l'avez
jamais rencontrée, vous ne la connaissez pas. Je vous
conseille vivement de garder vos réflexions désobli-
geantes pour vous. A présent, si vous voulez bien
m'excuser, je désire m'habiller. Ne vous inquiétez
pas, je disparaîtrai le plus vite possible. Apparem-
ment, les problèmes de Béatrice vous concernent et
vous préoccupent. Il n'en est pas de même avec moi.
Je vous prie de ne pas intervenir. Je me passe très
bien des hommes arrogants de votre espèce !
Line avait prononcé cette longue tirade d'une voix
blanche. Ivre de colère, elle attendit de le voir partir.
Elle avait crispé les poings au fond des poches de sa
robe de chambre.
Elle sentit sa gorge se serrer. Il ne réagissait pas.
Son calme, son impassibilité l'effrayaient. Il prit
enfin la parole, d'un ton mesuré mais ferme.
— Vous avez été très franche. Je vous répondrai
de la même façon. Si jamais vous avez l'audace de
bouleverser Béatrice, je m'arrangerai pour vous faire
payer votre maladresse.
Une goutte de transpiration perla au front de la
jeune fille. Cependant, elle sut se reprendre immé-
diatement.
— Vous êtes très aimable de me prévenir, mon-
sieur. Vous n'en avez sûrement pas les moyens, mais
si cela vous rassure de le penser, pensez-le. Je ne vous
en empêcherai pas. A présent, si vous n'avez plus
rien à me dire, je vous serai reconnaissante de me
laisser tranquille. Je signalerai à Béatrice que vous
êtes passé.
L'espace d'un éclair, elle faillit s'enfuir en courant.
Il avait fait un pas vers elle...
Elle sut se maîtriser. Elle soutint son approche
sans ciller. Du bout du doigt, il l'obligea à lever le
29
menton. Il scruta attentivement son visage. Line se
contenta de fixer sa bouche. Elle n'osait pas rencon-
trer son regard. Il la lâcha enfin et tourna les talons.
— Je mets votre impertinence sur le compte de
votre jeunesse. Mais prenez garde. Je n'aime pas les
adolescentes.
Il avait eu le dernier mot. Line reçut cette
déclaration comme une flèche en plein cœur. A vingt
ans, elle se considérait loin des soupirs et des sottises
des adolescentes. Julien Doyle était décidément très
habile! Il avait su l'ébranler...
Elle aurait pu s'en douter. Béatrice l'avait préve-
nue.
Elle enfila un pantalon léger et un chemisier. Il n'y
avait pas grand-chose à faire dans l'appartement.
Elle se mit vaguement au ménage, puis décida de
s'installer dans la cuisine pour écrire. Assise devant
son manuscrit, elle entreprit de le relire, puis de le
corriger... Absorbé par son travail, elle oublia rapide-
ment l'incident désagréable de la matinée.
Elle leva enfin la tête. Il était presque deux heures!
Elle mourait de faim! Ayant jeté un coup d'œil dans
les placards vides de sa sœur, elle saisit son sac et
sortit.
Il faisait très chaud. En arrivant au bout de l'allée
bordée d'arbustes récemment plantés, elle s'arrêta
devant un immense jacaranda. Une petite fille était
perchée dans les branches de l'arbre. Elle était en
train de lire. Elle ferma son livre en apercevant Line.
— Bonjour.
— Bonjour.
— Vous êtes la sœur de Miss Grant? Vous êtes
arrivée d'Australie hier?
— C'est moi.
L'enfant l'examina de bas en haut. Elle avait les
yeux gris de son père.
30
— Je m'appelle Sarah Doyle. Et vous?
— Line Grant.
Un court silence suivit.
— Je ne fais pas l'école buissonnière. Je viens
d'avoir une hépatite virale. Je suis en convalescence.
— C'est dommage, répondit Line.
— Ça ne m'ennuie pas. Je n'aime pas l'école.
Oncle Stewart dit que je suis paresseuse, mais ça
m'est égal.
— C'est normal.
Une lueur d'intérêt dansa au fond des yeux gris.
— En fait, ça m'est pas égal. J'ai pas d'amies là-
bas. Je trouve toutes les filles bêtes... Où allez-vous?
— Faire quelques courses.
— J'aimerais bien vous accompagner, mais Anna
m'interdit de sortir. Combien de temps serez-vous
absente?
Line sourit.
— Je ne sais pas. Une heure, peut-être.
— Je serai déjà rentrée dans la maison. Je peux
venir vous voir dans votre appartement?
— Bien sûr, si on te donne la permission.
— Oh, oui...
Line poursuivit son chemin, songeuse... Pourquoi
Béatrice n'avait-elle rien dit au sujet de cette fillette?
Julien non plus n'en avait pas parlé. Elle éprouva un
élan de compassion pour cette enfant privée de sa
maman. Sarah devait avoir à peine neuf ans. Elle
était mignonne, avec ses cheveux blonds et ses grands
yeux gris. Sans doute avait-elle hérité les traits fins
de sa mère...
La fillette la rejoignit dans l'appartement cinq
minutes après son retour.
— Je vous ai vue de la fenêtre de ma chambre.
Vous êtes partie une heure et demie, ajouta-t-elle,
triomphante.
31
Toutes deux passèrent quelques heures fort
agréables. Sarah babillait sans cesse comme si elle
s'adressait à une enfant de son âge.
Plus tard, Line raconta son après-midi à sa sœur.
Béatrice balaya l'espace d'un vague geste de la main.
— Elle est trop gâtée! Julien ne l'aime pas : elle lui
rappelle trop sa mère. Il se désintéresse complète-
ment d'elle, mais compense en lui offrant tout ce
qu'elle désire. Un séjour en pensionnat lui ferait le
plus grand bien.
— Mais c'est encore un bébé! protesta Line.
— Elle est suffisamment grande pour être insup-
portable.
Béatrice plissa les yeux, puis sourit.
— ... Tu te souviens du jour où tu as trouvé cet
oiseau blessé? Tu l'as soigné pendant des mois! Et
cette libellule qui avait perdu une aile... Tu étais
désolée... Tu n'as pas changé. Si tu as envie de
t'occuper de Sarah, ne te gêne pas. Apparemment,
elle t'aime bien. Mais ne te laisse pas accaparer.
Line se réfugia dans le silence. Décidément, les
deux sœurs n'avaient rien en commun. Pourtant, le
cas de Sarah la préoccupait. L'enfant revint le
lendemain après-midi, un maillot de bain sur son
bras. Elle invitait Line à l'accompagner à la piscine.
— Anna est au courant?
— Oui, oui. Elle a dit de ne pas vous déranger.
Mais si vous voulez venir, elle n'aura pas à me
surveiller.
— Dans ce cas, je viens. Attends-moi une seconde,
je vais chercher mes affaires.
Le bassin se trouvait au fond du jardin, dissimulé
derrière une haie de buissons fleuris.
— Là, c'est l'endroit le plus profond, indiqua la
fillette... Attendez-moi, j'arrive. Je vais me déshabil-
ler dans la cabane.
32
L'eau était délicieuse. Line fit plusieurs longueurs
avant que Sarah réapparaisse. Elle était très maigre.
Line se demandait si son aspect délicat était unique-
ment dû à sa récente maladie... Sarah nageait bien,
mais se fatiguait rapidement. Au bout de dix
minutes, Line crut bon de sortir de l'eau. Elle se
percha au bord de la piscine en repoussant ses
cheveux trempés.
— Vous en avez déjà assez? s'enquit Sarah.
— Oui. Je ne me suis pas baignée depuis fort
longtemps.
Sarah parut réfléchir un instant, puis se hissa au
côté de la jeune fille.
— Moi aussi, alors. Je vous tiens compagnie.
Leurs maillots séchèrent rapidement. Elles déci-
dèrent de s'allonger sur des chaises longues à l'ombre
d'un arbre. Line raconta une histoire à la fillette...
— C'est joli, déclara Sarah. C'est quel livre?
J'aimerais le lire.
— Je viens de l'inventer, avoua Line.
— C'est vrai?... Vous êtes vraiment intelligente!
s'exclama-t-elle... Papa! Line a inventé cette histoire.
Elle est intelligente, non?
Rougissante, Line aperçut Julien Doyle, un peu à
l'écart. Elle ne l'avait pas entendu arriver.
— Tout à fait, répondit-u u une voix suave.
Line bondit sur ses pieds.
— Ton papa est là, tu n'as plus besoin de moi. Je
vous laisse.
Le visage de la fillette s'assombrit.
— Non! Ne partez pas... Papa, dis à Line de
rester.
Il se leva et la rattrapa d'un geste vif.
— Sarah vient de le dire elle-même, vous n'avez
aucune raison de partir maintenant.
33

Un cœur de glace. 2.
— Si, si... J'ai le dîner à préparer et... A demain,
Sarah.
Julien resserra son étreinte un quart de seconde,
puis la lâcha.
— Mais Line...
— Dis au revoir, Sarah.
Le menton de la petite fille trembla.
— Au revoir, Line. On pourra se baigner demain?
— Bien sûr. Bonsoir, Sarah. Bonsoir, monsieur.
Elle s'enfuit en courant.
Elle était en train d'éplucher des pommes de terre,
quand elle entendit frapper à la porte. Une sensation
de terreur la submergea. Elle prit une longue
inspiration avant d'aller ouvrir. Sarah était peut-être
avec lui...
Il était seul.
— Je peux entrer?
Elle s'effaça pour le laisser passer.
— De quoi s'agit-il? demanda-t-elle, sur la défen-
sive.
Il parut hésiter, comme s'il cherchait ses mots.
— Sarah vous aime beaucoup.
Line haussa les sourcils.
— Moi aussi, je l'aime bien.
— Elle est bouleversée. Elle croit que c'est ma
présence qui vous a incitée à vous enfuir.
Malgré elle. Line rougit. Il se moquait d'elle...
— Je suis désolée.
— J'en doute. Cependant, Sarah est une enfant
fragile. Elle a été très malade et s'en remet difficile-
ment. Que pensez-vous d'elle, exactement?
Line contempla ses mains crispées sur ses genoux.
— Je lui trouve une grande personnalité. Elle est
vive, elle a de l'imagination, elle est franche. Elle est
peut-être un peu trop habituée à obtenir tout ce
qu'elle désire...
34
Julien Doyle lui adressa un sourire ironique.
— Qui se ressemble s'assemble...
— Je vous demande pardon?
— Vous aussi, vous êtes vive. Vous avez de
l'imagination, vous êtes franche. Vous aussi êtes
peut-être un peu trop habituée à obtenir tout ce que
vous désirez.
— N'oubliez pas que je suis d'un égoïsme révol-
tant! rétorqua-t-elle, rouge de colère.
Elle en voulait à Béatrice de l'avoir mise dans une
situation aussi embarrassante.
Les traits de Julien se durcirent.
— Je ne l'avais pas oublié. Cependant, vous aurez
du mal à inculquer ce défaut à ma fille. Je suis donc
prêt à passer là-dessus pour le moment. Du moins en
ce qui concerne Sarah.
— Quelle grandeur d'âme!
Il tressaillit imperceptiblement.
— Je ne suis pas venu ici pour vous chercher
querelle, Miss Grant. Je refuse de me laisser provo-
quer.
— Alors expliquez-moi pourquoi vous êtes là.
— Je vous demande, par égard pour Sarah, de
vous comporter avec moi en termes amicaux. Au
moins devant elle.
Line écarquilla les yeux, mais n'eut pas le temps de
répondre.
— ... Elle s'emporte facilement. Après votre
départ précipité, elle s est mise à sangloter. Elle m'a
reproché de vous avoir fait peur. Honnêtement,
j'aurais préféré que vous ne la rencontriez jamais.
Malheureusement il est trop tard pour reculer. Elle
vous aime bien... Je ne tiens pas à ce qu'elle
comprenne...
— Que nous nous détestons, conclut la jeune fille
d'une voix sèche.
35
Pour la première fois de sa vie, Julien Doyle fut à
court de mots.
Il la dévisagea longuement.
— Vous croyez? Personnellement, j'aurais davan-
tage nuancé cette remarque. Mais vous êtes jeune...
J'ai votre promesse, alors?
— Quelle promesse?
— Vous êtes têtue, Miss Grant. Je vous demande
de faire un petit effort par égard pour Sarah... Afin
qu'elle ne puisse se douter de notre... antipathie.
D'instinct, Line chercha dans ces mots le piège
qu'ils pouvaient recéler. Mais en apparence, il
s'agissait de la simple requête d'un père préoccupé
par sa fillette.
— Très bien.
— Parfait! A présent, auriez-vous la gentillesse de
m'accompagner à la villa afin de la rassurer?
Line leva brusquement la tête vers lui. Elle avait
cru déceler une nuance de triomphe dans le ton de sa
voix. Julien l'observait, impassible. Elle en conclut
qu'elle s'était trompée...
— Bon, répondit-elle enfin, à contrecœur. J'arrive
tout de suite. Je vais me changer.
— Vous êtes tout à fait convenable ainsi, répliqua-
t-il avec une indifférence glacée.
Line réprima un soupir.
Sarah s'était installée dans une petite pièce dont les
rideaux avaient été tirés. Elle regardait la télévision
en feignant le plus grand intérêt pour l'émission
proposée.
Elle se redressa en entendant arriver Line, poussa
une sorte de grognement et accorda de nouveau toute
son attention au poste.
— Apparemment, elle est très occupée, fit remar-
quer la jeune fille à Julien Doyle.
Elle se détourna pour repartir.
36
— Non, non!
La fillette bondit sur ses pieds, éteignit la télévi-
sion, puis s'approcha lentement d'eux.
— Vous avez fini de préparer le dîner?
— Oui, ma chérie.
Line sourit.
— ... Il me reste simplement à faire cuire les petits
pois.
— Ah. Nous aussi, nous en mangeons ce soir. Je
n'aime pas ça.
— Non? Ce n'est pas grave. Chacun ses goûts...
Sarah parut perplexe.
— Qu'est-ce que vous n'aimez pas?
— Les courgettes. Sauf si elles sont bien cachées.
— Et toi, papa, qu'est-ce que tu n'aimes pas?
Il ne put s'empêcher de sourire.
— Les haricots verts.
Sa fille poussa un cri de joie.
— Les haricots verts? Moi j'adore ça! C'est
rigolo. Je ne savais pas que tu ne les aimais pas...
Line... Vous voulez voir ma chambre? J'ai plein de
livres.
— D'accord. Mais je dois rentrer à l'appartement
dans une demi-heure.
— Venez vite, alors!
Line sourit intérieurement. La mauvaise humeur
de la fillette s'était dissipée comme par miracle. Elle
longeait le couloir en sautillant.
En hôtesse courtoise, elle fit visiter sa chambre à la
jeune fille. Elle lui montra chacun de ses trésors, le
visage grave.
— Voici ma maman, expliqua-t-elle en désignant
une photographie entourée d'un cadre en argent...
Elle est morte quand j'avais deux ans. Sa voiture est
tombée du haut de la falaise, à la ferme.
Le regard empli de compassion, Line contempla la
37
photo. Quel contraste entre cette femme qui riait et
la petite fille si grave! Alison n'était pas vraiment
jolie, mais un charme fou émanait d'elle, c'était
évident... Quel contraste aussi, avec Béatrice, si
froide et posée !
— Papa ne me parle jamais d'elle, reprit la petite
fille d'une voix résignée. Peut-être quand je serai plus
grande... Elle a l'air gentille, non?
Le cœur de Line se serra.
— Elle est ravissante. Tu lui ressembles un peu.
— C'est vrai? Je sais que je suis plutôt comme
papa. Anna dit que j'ai les mêmes yeux. Mais quand
il avait mon âge, il avait les cheveux châtain.
Comment étaient vos cheveux, quand vous étiez
petite?
— Rouge-carotte, répondit Line en riant...
Demande à Béatrice. Elle te le dira.
Sarah eut un mouvement de recul.
— Miss Grant n'aime pas bavarder avec moi.
Elle se tourna ostensiblement vers la bibliothèque.
— Vous venez voir mes livres?
Avant de la quitter, Line lui raconta une longue
histoire. Le héros de l'aventure était l'ours en peluche
que la fillette serrait toujours dans ses bras au
moment de s'endormir. Anna parut : il était l'heure
d'aller prendre un bain. Line embrassa la fillette et
sortit de sa chambre. Elle était songeuse. Elle pensait
à la vie tragique d'Alison Doyle et aux sous-entendus
de Stewart.
Elle était tellement 'absorbée dans ses réflexions
qu'elle ne vit pas la porte du bureau s'ouvrir devant
elle. La voix de Julien la fit brusquement revenir à la
réalité. Elle sursauta.
— Si je vous ai fait peur, je suis désolé.
Il ne paraissait pas vraiment désolé...
Line baissa les paupières, confuse. Il était trop
38
grand, trop imposant. En face de lui, elle se sentait
mal à l'aise. Le regard de la jeune fille s'attarda sur
ses longues mains fines. Il tenait un livre.
— Sarah n'est plus là pour nous voir, monsieur.
— Je sais. Cependant je désire vous parler.
— Très bien.
Ce n'était pas le moment de protester. Julien
Doyle gagnait toujours. Elle le suivit dans le bureau,
meublé avec goût et austérité, comme tout le reste de
la maison.
Line remarqua aussitôt un tableau, accroché au
mur derrière la table de travail. Il s'agissait d'un
paysage de bord de mer, aux couleurs sobres. La
jeune fille le contempla quelques instants.
— Cette peinture vous plaît?
— Franchement, non.
Elle secoua la tête.
— ... C'est étrange, je trouve cette toile à la fois
impersonnelle et fascinante, expliqua-t-elle.
— En effet...
Line se pencha en avant pour lire la signature de
l'artiste. Il s'agissait d'un peintre très connu dans
cette partie du monde. Sa réputation avait probable-
ment déjà atteint les côtes de l'Europe. Un instant,
elle reprocha à Julien d'avoir autant d'argent. Sa
fortune lui permettait donc d'acheter des tableaux de
maître pour les accrocher dans son bureau... Elle
frissonna. L'œuvre en elle-même semblait symboliser
tout ce qu'elle savait déjà de Julien Doyle.
— Euh... Vous vouliez me parler? A quel sujet?
Elle se tourna vers lui en s'efforçant de dissimuler
son malaise.
Les yeux gris s'étaient voilés. Etait-il fâché?
— Je tenais simplement à vous dire ceci : je vous
serais reconnaissant de vous occuper le plus possible
de Sarah, en attendant de trouver du travail... En
39
fait, si vous le désirez, ce pourrait être un poste pour
vous. Je n'ai aucune idée de ce que vous voulez
gagner...
— J'ai suffisamment d'argent pour l'instant,
rétorqua-t-elle, piquée à vif.
— Il est toujours agréable d'en avoir un peu plus,
vous ne trouvez pas?
— A vos yeux, peut-être. Pas aux miens. J'aime
beaucoup votre fille, monsieur Doyle, et je serai
enchantée de lui tenir compagnie. Cependant, vous
n'aurez pas à me payer pour vous rendre ce service.
Elle leva le menton en un geste de défi.
— ... C'est tout ce que vous aviez à me dire?
— Oui.
— Dans ce cas, je ferais mieux de partir. Béatrice
ne va sûrement pas tarder à rentrer.
Il l'accompagna jusqu'à la porte, courtois.
Line traversa la pelouse en courant. Elle avait
l'impression d'être poursuivie par le diable en per-
sonne !

40
3

— Comment s'est passé ton entretien?


Line éclata de rire. Tout son visage exprimait ses
moindres émotions, au contraire de Béatrice...
— J'avais le trac, évidemment. J'avais postulé
pour cet emploi depuis plus d'une semaine et reçu la
réponse quatre jours avant le rendez-vous... La
personne qui m'a interviewée a été très gentille.
Béatrice dévora une asperge avant de reprendre :
— Que t'a-t-elle posé comme questions?
— Oh... Elle voulait savoir quelles étaient mes
références, où j'avais travaillé. Elle a été un peu
surprise quand je lui ai parlé de la boutique, mais elle
n'a rien dit.
Line plissa le front. Elle essayait de se remémorer
les paroles exactes de la responsable de la Biblio-
thèque de Kent Street.
— ... Elle m'a demandé pourquoi je voulais
devenir bibliothécaire. J'ai répondu que j'aimais la
lecture et les contacts avec les gens. Puis elle m'a cité
les qualités requises... la précision, la conscience
professionnelle. Mes bulletins ont dû aider... Appa-
remment, s'ils acceptent ma candidature, j'aurai à
m'occuper plus particulièrement de la section pour
les enfants.
41
Béatrice eut un sursaut horrifié.
— Enfin... Tu sauras te débrouiller, je suppose. En
tout cas, Sarah t'adore. Elle te suit partout, comme
un petit chien fidèle.
La voix de Béatrice ne trahissait en rien le mépris.
Pourtant, Line savait qu'elle ne s'entendrait jamais
bien avec la petite fille. Ce serait dramatique si elle
devait un jour devenir sa belle-mère...
Malheureusement, Line ne pouvait rien dire. Béa-
trice ne se confiait jamais aux autres... Comme Julien
Doyle, elle était parfaitement sûre d'elle-même.
Line n'avait pas revu Julien depuis le soir où il
avait offert de la payer pour s'occuper de Sarah.
Tant mieux, se disait la jeune fille... Aujourd'hui
encore, elle se souvenait du mépris avec lequel il
lui avait fait cette proposition...
Il faisait presque nuit. En ces mois d'été, le soleil se
couchait tard... Il venait de plonger à l'horizon,
laissant derrière lui une nuée de couleurs orangées
et mauves. Il faisait doux. Tout était calme et silen-
cieux.
— A propos, fit Béatrice en entrant dans la
cuisine, Julien m'a demandé de te transmettre le
message : tu es libre de te baigner dans la piscine
quand l'envie t'en prend. Tu n'es pas obligée
d'attendre que Sarah te demande de l'accompagner.
— C'est très aimable de sa part.
— Oui.
Béatrice s'apprêta à préparer le café.
— ... Remarque, il espère que tu ne prendras pas
cette invitation à la lettre. Ne t'avise surtout pas d'y
aller quand il s'y trouve.
Line ravala une riposte impertinente.
— Je m'en rends compte.
— Tu vas voir le feu d'artifice avec eux demain
soir?
42
Line arrondit les yeux de surprise.
— Le feu d'artifice? Non!
Béatrice sourit.
— A mon avis, si. Julien emmène Sarah. Elle
insistera certainement pour que tu les accompagnes.
Béatrice ne s'était pas trompée.
— Tu viens aussi, n'est-ce pas? supplia la filllette,
le lendemain... Papa a dit oui, si tu veux. Moi, j'ai
envie que tu sois avec nous. Avec toi, on s'amuse
toujours !
Mais pas avec papa...? Line n'osa pas lui poser
cette question. L'idée de passer une soirée en
compagnie de Julien Doyle la terrorisait. Cependant,
elle était réticente à l'idée de décevoir Sarah. Elle
accepta l'invitation.
— Chic! Chic! Chic! s'exclama l'enfant en sautil-
lant autour d'elle... Anna nous a préparé du pain
d'épice. Nous l'emporterons dans un panier avec du
café pour toi et du chocolat chaud pour moi. Oh,
Line, c'est formidable! Je voulais y aller l'année
dernière, mais j'étais enrhumée. J'ai dû rester à la
maison.
Julien Doyle vint voir la jeune fille dans l'apparte-
ment, peu avant le retour de Béatrice.
— D'après Sarah, vous acceptez de nous accom-
pagner ce soir.
— En effet...
Il haussa un sourcil inquisiteur.
— Cela n'a pas l'air de vous enchanter.
Line se mordit la lèvre.
— Je vous prie de m'excuser. Bien sûr, je suis
ravie de pouvoir faire plaisir à Sarah.
— Bien. Je passe vous prendre à dix-neuf heures
trente. N'oubliez pas d'emporter une veste de laine.
Il risque de faire frais.
43
— Je vous rejoindrai à la villa. C'est plus simple.
— Comme vous voudrez. A tout à l'heure.
Le problème était réglé. Béatrice arriva à l'instant
même où il partait. Ils bavardèrent quelques minutes.
Elle entra dans le salon en souriant. Mais elle avait le
front plissé...
— Alors? Je te l'avais bien dit. Tu y vas. Cette
petite a au moins un point commun avec son père :
elle obtient toujours ce qu'elle désire.
— Tu n'as pas envie d'y aller? Je pourrais très
bien rester ici, au calme.
— Non merci, Line. Ça ne me tente pas. Je préfère
les distractions plus sophistiquées.
Béatrice posa son sac à main sur la console, saisit
une pile de courrier et l'examina rapidement. Au
bout d'un moment, elle reprit la parole.
— ... D'ailleurs, je ne m'entends pas particulière-
ment bien avec la petite.
— Alors pourquoi...
Line s'arrêta brusquement. Après tout, cela ne la
regardait pas... Béatrice lui adressa un regard
entendu.
— Ne t'inquiète pas. Je n'ai pas l'intention de
jouer les méchantes belles-mères. Je ne l'aime pas,
mais je ne suis pas cruelle. Elle a déjà suffisamment
de problèmes. Elle a été privée de sa maman dès son
plus jeune âge. Son père ne l'aime pas, mais il la gâte
outrageusement. Je ne voudrais surtout pas alourdir
son fardeau.
Béatrice croyait-elle rassurer sa sœur? Elle se
trompait. Sarah aurait probablement moins de mal à
se battre contre une belle-mère cruelle, que contre
cette femme indifférente. Pauvre enfant... D'ailleurs,
Béatrice n'avait rien compris. Julien Doyle adorait sa
fillette...
Le feu d'artifice fut magnifique. Les yeux luisants
44
de bonheur, Sarah battait des mains et poussait des
hurlements de joie. Tous trois très détendus, ils
savourèrent leur pain d'épice et leurs boissons
chaudes en contemplant le spectacle. Enfin, après le
bouquet final, Sarah poussa un profond soupir de
satisfaction. Elle glissa un bras sous celui de Line,
l'autre sous celui de son père.
— C'était fantastique, murmura-t-elle. Papa, on
pourra revenir l'année prochaine?
— S'il fait beau, oui.
— Line nous accompagnera?
Dans l'obscurité, la jeune fille rencontra le regard
impassible de Julien.
— Si elle le souhaite.
— Tu viendras, n'est-ce pas, Line?
Elle frémit intérieurement.
— ... Line, tu viendras?
Elle dut faire un énorme effort sur elle-même pour
paraître enjouée.
— Si je suis encore ici, oui.
Heureusement, la conversation fut interrompue
par l'arrivée d'un flot d'enfants surexcités... Sur le
chemin du retour, Julien arrêta la voiture en haut du
Mont Eden, l'un des volcans parsemant la région
d'Auckland. Il prit sa petite fille dans ses bras pour
lui faire admirer la vue spectaculaire de la ville
constellée de lumières. Ils contemplèrent la baie en
demi-lune, dont les deux extrémités étaient reliées par
un pont suspendu.
— On dirait un porte-manteau, fit remarquer
Sarah en riant... J'aime bien regarder les voitures
passer dessus. Papa... Là-bas, c'est la Collir^ de
l'Arbre?
— Oui. D'ici, on aperçoit aussi l'Obélisque. Et à
l'horizon, en pleine mer, c'est l'île de Waiheke.
La fillette étouffa un bâillement.
45
— ... Il est l'heure d'aller se coucher, ma chérie.
— Je ne suis pas fatiguée!
Julien éclata de rire. Pour la première fois depuis
leur rencontre, Line se rendit compte que cet homme
savait rire... Elle comprenait un peu mieux les
intentions de Béatrice, à présent... Sa sœur ne le
connaissait probablement que sous cet aspect...
Détendu, il était d'une compagnie agréable.
En arrivant à l'appartement, Line était songeuse...
Béatrice, confortablement installée sur le canapé, la
dévisagea, l'air surpris.
— Tu t'es bien amusée?
— C'était fort sympathique. Le feu d'artifice était
magnifique.
— Parfait... Tiens, sers-toi du café. Il est encore
chaud. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour rendre sobre
cet imbécile de Stewart.
— Que faisait-il ici?
— Je ne saurais pas te répondre. Honnêtement,
nous ne nous supportons pas! Cet homme me rend
folle.
En effet, Béatrice semblait furieuse. Elle avait les
joues rouges, et ses yeux luisaient de façon étrange.
Elle se leva brusquement.
— Quand est-il arrivé? s'enquit Line en buvant
une gorgée de café brûlant.
— Une demi-heure à peine après votre départ.
— Il était ivre?
Béatrice soupira.
— Non. Il n'est jamais ivre. Mais il a toujours bu
un verre de trop.
Elle se mordit la lèvre.
— ... Enfin, il ne fait de mal à personne. Sais-tu ce
qu'il m'a dit? Son unique ambition est de devenir
agriculteur!
46
Line la dévisagea, étonnée. La voix de sa sœur
trahissait à la fois l'ironie et ie mépris.
— Et alors?
— C'est un comble! Stewart est un scientifique! Il
est remarquablement intelligent. S'il était moins
faible et...
Béatrice s'immobilisa tout d'un coup.
— ... Tu sais combien j'ai horreur du gâchis. Cet
homme est en train de gâcher sa vie entière! Il se
contente de son rôle subalterne au sein de l'entreprise
de Julien. Il a pourtant toutes sortes de qualités! Il
pourrait devenir riche et puissant!
— Il n'en a peut-être pas envie.
— La brebis galeuse, le vilain petit canard...
Ecoute mes conseils, Line. Ne perds pas ton temps à
essayer de l'aider. Il est charmant, sympathique à
première vue. Mais c'est à lui de se débrouiller tout
seul. Personne ne peut prendre de décisions pour lui.
Stewart est un parasite. Il a toujours été dépendant
de Julien. Il l'avoue aujourd'hui, il doit tout à son
cousin. Pourtant, il n'envisage pas de remédier à la
situation. Ignore-le.
C'était apparemment un conseil judicieux. Cepen-
dant Béatrice elle-même semblait incapable de s'en
tenir à cette décision. Elle non plus ne pouvait
s'empêcher de vouloir aider Stewart...
Elle cherchait peut-être à s'en débarrasser avant
son mariage avec Julien Doyle... Pourtant, Line la
soupçonnait de cacher ses véritables motivations...
Derrière son masque de froideur, Béatrice dissimulait
admirablement son besoin de venir en aide aux
« vilains petits canards »... Line eut tout d'un coup
l'impression d'avoir plus d'un point en commun avec
sa demi-sœur...
Au moment de s'endormir, elle s'aperçut qu'elle
n'avait plus du tout pensé à David Perry depuis au
47
moins deux jours... La blessure cicatrisait petit à
petit. Même le souvenir de sa mère, radieuse, s'était
estompé.
Le lendemain matin, elle décida d'écrire une
longue lettre à sa mère pour lui expliquer les raisons
de son départ précipité.
Deux jours plus tard, elle retint son souffle en
déchirant l'enveloppe qui lui était adressée par la
bibliothèque de Kent Street. On lui fixait un rendez-
vous pour un entretien avec la directrice.
— A ton avis, cela signifie que je suis engagée?
demanda-t-elle à Béatrice.
— Probablement.
Line lui tendit la lettre.
— Lis... Qu'en penses-tu?
Sa sœur Béatrice parcourut rapidement les
quelques lignes.
— Ils ont procédé à une pré-sélection. Tu fais
partie des heureuses élues. Il ne te reste plus qu'à
espérer leur plaire avec ton enthousiasme et tes
cheveux roux.
— Comment vais-je m'habiller?
Béatrice ne put s'empêcher de rire.
— Mets une petite robe sobre et bien coupée. La
directrice doit avoir quatre-vingt-dix ans. C'est pro-
bablement une vieille fille avec des lunettes cerclées
d'écaillé.
Béatrice s'était trompée... Mme Hayward avait
environ trente ans. Une alliance brillait à sa main
gauche...
Line trouva l'entretien long et difficile. Elles
discutèrent longuement de livres, en particulier de
ceux consacrés aux jeunes enfants. Line n'osa pas
parler de ses œuvres. Elle révélerait ses talents un peu
plus tard, au moment propice... Mme Hayward la
48
remercia avec un grand sourire. Rassurée, Line
rentra à pied.
Sarah l'attendait à la porte de l'appartement, les
sourcils froncés.
— Où étais-tu?
— J'avais un rendez-vous.
— Pourquoi faire?
Line dévisagea la fillette, visiblement très anxieuse,
et l'invita à entrer.
— J'ai rencontré une dame, à la bibliothèque de
Kent Street. Je vais peut-être y être engagée.
— Tu vas travailler?
— Oui.
Elles s'installèrent devant la table de la cuisine
pour boire un jus d'oranges.
— ... S'ils acceptent de m'employer, tu pourras
t'inscrire au Club. C'est moi qui m'en occuperai. On
se rencontre deux fois par mois. Il y a toutes sortes
d'activités passionnantes.
— Comme quoi?
— Oh... La lecture, l'artisanat... Plein de choses.
Ça te plairait?
Sarah posa précipitamment son verre.
— Oui. Mais si tu vas travailler, je ne te verrai
plus.
— Mais si, ma chérie! Un peu moins, évidem-
ment, mais j'aurai encore du temps à te consacrer.
Line n'avait pas pensé à cet aspect du problème.
Heureusement, Sarah n'en parut pas autrement
bouleversée. Elles passèrent ensemble le reste de
l'après-midi.
Vers dix-neuf heures trente, la sonnerie du télé-
phone retentit. Béatrice décrocha l'appareil, hocha la
tête à deux ou trois reprises, puis raccrocha.
— Ils ont besoin de toi à la villa. Sarah est en
49
pleine crise d'hystérie. Elle refuse de se coucher avant
de t'avoir vue.
Inquiète, Line partit en courant.
Julien était déjà dans la chambre de la petite. Il
essayait d'apaiser Sarah en lui caressant le front. Dès
l'apparition de la jeune fille, il se leva pour lui céder
sa place. Il paraissait furieux. Instinctivement, Line
comprit que sa colère était dirigée vers elle et non
vers la fillette.
— Sarah... Sarah, ma chérie, c'est moi, Line.
Une petite main brûlante saisit la sienne.
— ... Tu n'as pas encore mal à la tête, à force de
pleurer comme ça?
Sarah ravala ses larmes.
— Non.
— Eh bien! Moi, j'aurai bientôt la migraine, si tu
ne cesses pas de sangloter... Alors, raconte-moi. Quel
est le drame?
Sarah adorait les grands mots. Elle hoqueta.
— Tiens, prends mon mouchoir, poursuivit Line.
La fillette obéit, puis dévisagea sa compagne, le
menton tremblant.
— N... Ne va pas travailler, chuchota-t-elle... Je
ne veux pas. Les journées sont si longues. Toi, tu me
fais rire. Je veux que tu restes avec moi.
Oubliant Julien Doyle, toujours debout derrière
elle, Line prit le petit visage entre ses mains et déposa
un baiser affectueux sur chaque joue ruisselante de
larmes.
— Ma pauvre chérie, il ne faut pas te mettre dans
cet état pour si peu!... Attends, je vais te raconter
une histoire. Tu dormiras avant même d'avoir
entendu la fin, j'en suis certaine.
— Mais tu ne t'en iras pas, n'est-ce pas?
— Non, je te le promets.
Cinq minutes plus tard, Sarah glissait dans un
50
profond sommeil. Line se leva et s'aperçut non sans
surprise que Julien Doyle l'attendait. Elle le précéda
sans un mot.
— Suivez-moi. Je désire vous parler.
Il ouvrit la porte de son bureau et l'invita à entrer.
— Asseyez-vous, Line.
Embarrassée, elle se percha sur le bord d'un
fauteuil. Elle lui jeta un coup d'œil à la dérobée. Il
paraissait fatigué. Il s'adossa au mur.
— A présent, vous allez peut-être pouvoir m'expli-
quer les circonstances du drame.
Line lui raconta sa journée. Un long silence suivit.
Il ne la quittait pas des yeux. Son regard était à la
fois impersonnel et intense.
Vaguement mal à l'aise. Line contempla ses mains
crispées sur ses genoux. Le silence devenait insuppor-
table.
— Je savais que Sarah vous aimait, déclara-t-il
enfin. Je ne me rendais pas compte à quel point.
— Moi non plus. Mais c'est un peu normal. Elle
n'a pas d'amis.
Il haussa les épaules.
— C'est possible. Ce pourrait être aussi parce
qu'elle n'a pas de maman. De touté façon, le
problème reste le même : elle vous adore. Jamais
encore je ne l'ai vue aussi désespérée.
Line se sentait coupable de cette situation.
— Je suis désolée...
A son grand étonnement, Julien sourit.
— Ce n'est pas entièrement votre faute. Dites-
moi... Etes-vous absolument décidée à devenir biblio-
thécaire?
— Oui...
Quel piège venait-il de lui tendre, cette fois?
— Seriez-vous prête à changer d'avis? Si je vous
51
proposais de devenir la compagne de Sarah, par
exemple...
— Non!... Je regrette. J'aime beaucoup Sarah,
mais... Je ne peux pas... Enfin... Je désire travailler à
la bibliothèque.
— Que ferez-vous, si vous n'êtes pas engagée?
— Je chercherai ailleurs, murmura-t-elle.
— Je vois.
Elle crut déceler une nuance de colère dans sa voix.
Elle leva les yeux et reconnut l'homme du premier
jour, glacial et méprisant.
— Pourquoi?
— C'est impossible, reprit-elle enfin... Vous devez
comprendre; je...
— Je comprends surtout que j'ai affaire à une
jeune femme égoïste. Vous placez vos propres désirs
avant ceux d'une petite fille désemparée.
— C'est faux !
Line bondit sur ses pieds, révoltée. C'était injuste!
Il n'avait pas le droit de l'accuser ainsi!
— ... Vous en faites autant! Pourquoi attendre de
moi ce que vous êtes incapable d'assurer à votre
propre enfant?
— Elle vous adore.
— Pour l'amour de Dieu, taisez-vous! Sarah a
besoin de quelqu'un qui la comprenne, qui prenne
plaisir à bavarder avec elle. J'ai été la première à
m'intéresser à elle. Il aurait parfaitement pu s'agir
d'une autre personne...
Julien Doyle tressaillit imperceptiblement. Elle
venait de l'atteindre en un point sensible. Pourtant,
elle était trop furieuse pour y prendre garde. Elle
passa une main dans ses boucles rousses.
— ... D'ailleurs, elle est trop gâtée. Elle est assez
grande pour apprendre la vie. Elle n'obtiendra pas
52
toujours ce qu'elle désire. Le chantage n'est pas une
solution. Où a-t-elle appris cela?
— Dès sa naissance, sans doute, répliqua-t-il avec
amertume... Sa mère était une experte en la matière.
Le cœur de Line se serra.
— Vous avez essayé, vous aussi... Je suis désolée,
Julien, mais je ne céderai pas.
— Vous lui avez promis de rester.
Elle se mordit la lèvre.
— C'est exact. J'étais sincère. Si je suis engagée à
la bibliothèque, je m'arrangerai pour trouver un
appartement dans le quartier afin de lui consacrer
mon temps libre.
— Ne soyez pas ridicule !
Elle leva brusquement la tête, surprise.
— ... Rien ne vous oblige à déménager.
— Je vous l'ai déjà dit. Je n'ai pas l'intention
d'imposer longtemps ma présence à Béatrice. Plus
vite je serai partie, mieux cela vaudra. Pour tout le
monde.
Il haussa les épaules.
— Béatrice ne restera pas longtemps dans cet
appartement. Vous pourrez lui succéder. Anna se
contente de sa chambre ici.
Line eut l'impression d'avoir reçu une flèche en
plein cœur. Les yeux fixés sur le col de la chemise de
Julien, elle cherchait ses mots.
— Je vous ai accusé à tort de ne pas aimer votre
fille. En effet, elle doit vous êtes très précieuse, si
vous acceptez l'idée de me garder près de vous.
— Je tiens avant tout à ce que Sarah soit heureuse
fit-il doucement.
Une fois de plus, elle leva brusquement la tête. Elle
remarqua une lueur moqueuse au fond de ses yeux.
L'ombre d'un sourire se dessina sur ses lèvres. Line
eut un mouvement de recul. Cet homme était
53
dangereux... Au prix d'un effort surhumain, elle se
détourna.
— C'est possible. Vos motivations ne m'inté-
ressent guère. Je vous promets de m'occuper de
Sarah dans la mesure de mes moyens. Elle ne
souffrira pas.
— Merci.
Il la raccompagna jusqu'à l'appartement. A peine
devant la porte d'entrée, Line se précipita dans le
vestibule comme une bête traquée.
Béatrice émergea de la salle de bains dix minutes
plus tard, vêtue d'un ravissant déshabillé en dentelle.
— C'est ce qu'il y avait de plus beau, déclara-t-elle
en guise d'explication... Tu as l'air de sortir d'un
interrogatoire poussé. Sarah faisait des siennes?
— Oui.
Line raconta à sa sœur les détails de l'incident.
Pour des raisons qu'elle ne s'expliquait pas, elle omit
de lui parler de la proposition de Julien.
— Elle est insupportable, je te l'avais dit. Quand
elle n'est pas là, j'ai pitié d'elle. Mais, je l'avoue
franchement, sa présence m'irrite au plus haut point.
Enfin, tu peux toujours rester ici. Tu n'es pas obligée
de chercher un appartement.
— Je n'avais pas l'intention de m'installer ici
définitivement.
Béatrice sourit.
— Je sais bien. Mais ça m'arrange plutôt. Tu sais
calmer la petite. Quand elle sera assez grande pour
aller en pension, tu seras en âge de te marier.
— Elle n'appréciera guère la vie au collège.
Béatrice eut un geste nonchalant.
— Elle s'y habituera. Comme nous toutes. Les six
premiers mois, j'ai terriblement souffert. Ensuite,
tout s'est bien passé.
— On verra...
54
— Tu me trouves dure, n'est-ce pas? Non, non ne
le nie pas. C'est inscrit sur ton visage. Béatrice se
laissa glisser dans un fauteuil avec une grâce féline.
Elle dévisagea longuement sa sœur.
— ... Tu ne peux pas t'imaginer comment j'ai vécu
mon enfance. J'avais cinq ans quand maman est
morte. Papa a épousé ta mère un an plus tard, et tu
es arrivée. Ta mère était charmante avec moi, mais
nous nous battions toutes les deux pour l'affection de
papa. Nous en étions conscientes toutes deux : l'une
d'entre nous seulement pourrait gagner le combat...
Ce fut moi. Enfin, je l'ai cru. En fait, elle m'avait
devancée. Elle est partie avec toi, me laisssant seule
avec un père inaccessible...
Line ne put réprimer un cri de protestation.
— Rien ne t'oblige à me raconter tout cela,
Béatrice!
— Ma chère, j'essaie de te démontrer comment je
suis devenue ce que je suis.
Elle eut un sourire froid.
— ... Tu comprends, à cette époque, je t'adorais.
J'étais si fière de toi! Ce devait être un sentiment bien
ancré, car je viens de découvrir à quel point tes
jugements me sont précieux... Voilà, j'ai appris à
prévoir, à calculer. Très jeune, j'ai décidé d'acquérir
mon indépendance le plus vite possible. Avec l'aide
de Papa, j'ai acheté cette boutique. Je suis devenue
une excellente femme d'affaires. Cette réussite m'est
très chère. C'est pourquoi Julien et moi nous
entendons si bien. Nous avons les mêmes ambitions,
les mêmes besoins de succès. Nous ne voulons pas
d'un amour romanesque. Tu t'en contenterais sans
doute volontiers. Moi, jamais.
— Comment peux-tu le savoir? Tu n'as peut-être
jamais connu cela.
Béatrice eut un sourire ironique.
55
— Oh, si... J'étais horriblement malheureuse.
Perdre ainsi toute maîtrise de soi... Enfin, je ne
m'attarderai pas sur les détails... Je suis dure, mais je
ne suis pas méchante. Ne t'inquiète pas. Sarah ne
sera pas malheureuse avec moi.
Sarah parut tout de suite après le petit déjeuner le
lendemain matin, mi-penaude, mi-défiante. -
— Pardon, commença-t-elle en serrant très fort la
main de son amie... Je ne pouvais pas dormir. Je
pensais à toi et j'avais du chagrin. Line, tu me
promets de ne pas partir?
— Oui. Béatrice est d'accord. Je peux m'installer
ici.
Comme toujours, Sarah frémit en entendant pro-
noncer le nom de sa future belle-mère. Cependant,
elle soupira.
— Tant mieux. Quand sauras-tu si tu es engagée à
la bibliothèque?
— D'ici une semaine, je crois.
— Formidable! Nous avons encore une semaine
pour nous toutes seules...
Elle se mit à rire doucement. Line lui demanda des
explications. Elle secoua la tête.
— Attends. Tu vas voir. Line... Tu as envie
d'écrire?
Médusée, la jeune fille hésita un instant.
— Euh... Oui.
— Alors assieds-toi. Je vais faire un tour à la
maison.
Une fois installée, Line oublia l'heure. Elle émer-
gea enfin de ses papiers, affamée, épuisée. Il était
plus de midi.
Sarah n'avait toujours pas reparu quand Béatrice
arriva ce soir-là. Cependant, quelques minutes à
peine après son arrivée, la fillette sonna à la porte.
Elle était accompagnée de son père.
56
— Qu'est-ce que...?
Béatrice était étonnée, mais elle sut le dissimuler en
les invitant à entrer. Lâchement, Line préféra se
réfugier dans la cuisine.
— Line. Viens, nous voulons te parler à toi aussi,
ordonna la fillette, péremptoire.
Julien refusa l'apéritif.
— D'après Sarah, il vous reste une semaine de
liberté. Est-ce exact?
Line réprima son envie de riposter sèchement. Elle
avait tout d'un coup l'impression d'être une petite
écolière récalcitrante devant son professeur.
— Je devrais recevoir la réponse d'ici une semaine
en effet.
Il hocha la tête.
— Cela vous ferait-il plaisir d'accompagner Sarah
dans notre maison de campagne sur l'île de
Kawau?... Elle croit... et c'est aussi mon avis...
qu'une semaine au grand air lui ferait le plus grand
bien. Anna est très occupée pour l'y emmener. Si
vous acceptiez, je vous en serais très reconnaissant.
Tendue comme un arc au bord de sa chaise, Sarah
attendait la réponse.
Line hésitait. Elle avait très envie d'y aller. Depuis
quelques jours, elle avait l'impression d'étouffer à
Auckland... D'un autre côté...
Béatrice intervint à ce moment précis de ses
réflexions. Une lueur de malice pétillait au fond de
ses yeux.
— Mais bien sûr, Julien. Line meurt d'envie de
répondre oui.
— Line?
Elle acquiesça d'un signe de tête. Sarah poussa un
hurlement de joie et vint se précipiter dans ses bras.
— J'en étais sûre! soupira-t-elle.

57
4

Ils quittèrent le cœur d'Auckland à bord d'un


minuscule hydravion. Julien avait décidé d'accompa-
gner sa fille et Line.
Line avait toujours volé dans d'immenses Bœing.
L'idée de grimper à bord de ce frêle appareil la
terrorisait.
Cependant, le pilote semblait parfaitement à l'aise.
Sarah était surexcitée...
Julien s'était installé entre elles deux, leur permet-
tant ainsi à chacune de regarder par le hublot. Line
était très sensible à sa présence auprès d'elle. Un
sentiment de panique la submergea au moment où
l'avion décollait.
— En route! s'écria le pilote.
Captivée par la beauté du paysage, Line eut tôt fait
d'oublier toutes ses craintes. Tout en bas, le port
scintillait sous le soleil. Les eaux étaient parsemées de
petites îles couleur d'émeraude. Elle remarqua un
navire se frayant un chemin entre la côte Nord et l'île
de Rangioto, le volcan le plus célèbre de la région.
— Il est éteint depuis toujours, comme tous les
autres, expliqua Julien. Il a fait éruption il y a plus de
neuf cents ans. Ce que vous voyez là, c'est de la larve
durcie par le temps.
58
Elle hocha la tête. Il était obligé de s'approcher
d'elle afin d'être entendu par-dessus le vrombisse-
ment du moteur... Elle était mal à l'aise... Heureuse-
ment, Sarah attira bientôt son attention.
— Nous sommes presque arrivés, lança le pilote
par-dessus son épaule... Vous avez attaché vos
ceintures?
Ils atterrirent sur les eaux calmes d'une baie,
protégée au sud par une falaise tapissée de sapins.
— Voilà M. McCarthy! s'écria Sarah... Line,
regarde! La maison!
— Où?
Sarah se pencha par-dessus son père pour saisir la
main de son amie tout en détachant sa ceinture de
sécurité. D'un coup brutal, elle attira Line vers elle.
La jeune fille s'effondra sans grâce sur les genoux de
Julien. Elle perçut clairement les battements de son
cœur. D'un geste brusque, il l'aida à se redresser.
— Pardon, murmura la fillette en riant. Tu aurais
dû voir ton visage, Line! On aurait dit que Papa était
... un requin!
— Il ne faut rien exagérer, protesta-t-elle faible-
ment.
— Si, si, je t'assure! Papa a été choqué!
Julien haussa un sourcil inquisiteur en direction de
sa fille. Toute trace de colère avait disparu de son
visage. Il lui souriait, amusé.
— Quelle imagination, mon enfant! Venez, à
présent. Voici M. McCarthy.
Un homme élégant, barbu, vêtu uniquement d'un
short blanc, les aida à descendre de l'appareil. Il les
accueillit avec un sourire chaleureux.
— Regarde la maison, reprit Sarah, à voix basse...
Tu l'aperçois maintenant?
Cette fois, Line remarqua le long bâtiment en bois
de pin, parfaitement camouflé dans la colline.
59
Inconsciemment, elle poussa un soupir de contente-
ment. Le paysage était splendide...
Peu après, le canot s'arrêtait au bord du quai.
Sarah, de nouveau surexcitée, entraîna Line par le
bras.
— Viens vite! Allons dire bonjour à Chéryl.
— Non. Nous devons aider ton papa à transporter
le bagages.
Julien se trouvait juste derrière elles.
— Ne vous inquiétez pas. Rob et moi allons nous
en occuper.
Le bruit de leurs pas rapides résonna sur les
planches du quai. Elles arrivèrent bientôt à un étroit
sentier couvert de coquillages. Une odeur enivrante
de manuka s'élevait dans l'air, mêlé au parfum des
pinèdes.
Tout était calme, silencieux. L'hydravion avait
déjà décollé pendant le court trajet jusqu'au bord de
l'île. Sarah se taisait aussi, absorbée dans la contem-
plation de ce paysage paisible. Elle avait le visage
grave.
Subitement, un chien se mit à aboyer.
— Ce n'est rien, c'est Goori, expliqua la fillette en
voyant le regard affolé de la jeune fille... Il est très
gentil. Il fait un peu dur, mais il est doux comme un
mouton.
La créature curieusement nommée Goori surgit
enfin. C'était une énorme bête, sans doute le croise-
ment d'un Labrador et d'un Berger Allemand... A
première vue, il était effrayant. Cependant, il frétillait
de la queue, visiblement enchanté de voir tous ces
nouveaux arrivants. Sarah fit les présentations. Le
chien accorda à Line un joli coup de langue sur la
main.
— Là! Maintenant, il te connaît, déclara Sarah,
ravie.
60
Julien les rattrapa.
— En principe, c'est un chien de garde, inter-
vint-il, moqueur... Du moins, c'est Rob qui l'affirme.
Rob McCarthy éclata d'un rire tonitruant.
— Evidemment! Il n'attaque pas, mais il aboie.
Personne ne peut s'approcher de la villa sans nous
prévenir.
Tout cela paraissait fort sympathique... Line
remarqua avec un soupir de soulagement que la
maison était simple et confortable.
Chéryl McCarthy les rejoignit dans l'entrée. C'était
une femme de stature moyenne, aux grands yeux
noirs pétillants de malice. Elle adressa un sourire
charmant à Line... Manifestement, elle n'était pas
curieuse. Elle n'aurait rien appris sur la situation de
la jeune fille, d'ailleurs, car Julien négligea de faire le
rapprochement avec sa sœur, Béatrice. Cependant, il
annonça à Chéryl qu'il repartait le lendemain matin
à l'aube. Line fut soulagée d'entendre cette nouvelle.
Depuis le départ, elle se demandait combien de
temps il avait l'intention de rester...
La journée se passa calmement. Sarah fit les
honneurs de la propriété d'un bout à l'autre. Julien
s'était enfermé dans son bureau pour discuter avec
Rt>b. Juste avant le déjeuner, ils allèrent se baigner.
Après le repas, Sarah s'endormit à l'ombre d'un
arbre. Julien disparut dans la villa. Line décida de
suivre l'exemple de la fillette. Elle était épuisée. Les
événements s'étaient tellement précipités, depuis
quelque temps...
Elle avait à peine accepté l'invitation de Julien
Doyle que déjà il avait annoncé leur départ pour le
lendemain matin. Une demi-heure plus tard, il était
parti en compagnie de sa fille. Il avait rappelé peu
après pour confirmer leur rendez-vous.
— Quand Julien a une idée en tête, plus rien ne
61
peut l'arrêter, avait déclaré Béatrice, triomphante.
Elle ne croyait pas si bien dire...
Le chant répétitif d'un oiseau réveilla Line. Elle
jeta un bref coup d'œil sur sa montre. Elle s'était
assoupie pendant un peu plus d'une heure. Sarah
dormait encore, son petit poing crispé sous son
menton. Le cœur de Line se serra. Elle paraissait si
fragile, si vulnérable, dans son sommeil!
Brusquement, elle se sentit observée. Elle tourna
lentement la tête et rencontra le regard ironique de
Julien Doyle. Elle rougit.
Il s'était installé dans les branches d'un arbre, une
jambe pendante, un coude appuyé sur son genou. Il
portait un vieux short et un tee-shirt. Il paraissait
beaucoup plus jeune, tout d'un coup...
— Depuis combien de temps êtes-vous là? s'en-
quit-elle, confuse.
— Dix minutes, environ.
Line lui en voulait de l'avoir observée pendant
qu'elle dormait. Elle le lui dit.
— Pourtant, vous contempliez Sarah.
— Je sais bien, ce n'est pas logique. Mais cela me
déplaît.
Il éclata de rire et, d'un bond gracieux, atterrit à
ses côtés.
— Vous avez l'impression d'être mise à nu?
— Un peu, oui.
— Assoupie, vous paraissiez à peine plus âgée que
ma fille. Mais évidemment...
Il l'examina de bas en haut.
— ... Eveillée, vous paraissez à peine plus âgée
qu'elle.
Cette remarque l'irrita. Elle aurait sans doute
mieux fait de se taire, mais elle ne put s'empêcher de
rétorquer :
— Je suis assez vieille pour...
62
— Ne dites plus rien.
Il posa un doigt sur ses lèvres.
Line écarquilla les yeux, ahurie.
— Il fait beaucoup trop chaud pour se mettre en
colère. N'essayez pas de me provoquer.
— Je ne cherche jamais les querelles.
— En ce moment, si...
Il sourit.
Quand il souriait de cette façon, il devenait tout
d'un coup terriblement attirant. Lise avait du mal à
croire qu'elle se trouvait devant l'homme glacial et
méprisant d'Auckland. Elle ne se demandait plus
pourquoi Béatrice était décidée à l'épouser...
Cependant, elle ne pouvait continuer à le dévisager
ainsi... Il la prendrait pour une folle!
— Non... Je ne cherche pas à vous provoquer. En
fait, j'ai horreur des querelles.
Il rit doucement.
— Vous m'en direz tant! Enfin, je veux bien vous
croire. A présent, expliquez-moi pourquoi vous tenez
tant à devenir bibliothécaire.
— J'adore les livres. Non seulement j'aime les lire,
mais en plus j'apprécie l'odeur du papier... Je passe
souvent des heures dans les librairies.
Elle sourit.
— ... Bien sûr, je lis beaucoup. Ajoutez à tout cela
ce que ma mère appelle un « désir insatiable de la
connaissance ».
Il haussa les sourcils.
— La connaissance de quoi?
— Tout.
Elle balaya l'espace d'un geste de la main.
— ... Par exemple... Quelle est cette île à l'hori-
zon?
— Il y en a deux... L'île aux sapins et l'île aux
lapins.
63
— Et ce double-pic?
— Tamahu.
— Il atteint quelle hauteur?
Julien Doyle se mit à rire.
— Je comprends... Vous aimez les cartes de
géographie?
— Oh, oui!
— Je vous montrerai celles de la région tout à
l'heure. Si vous décidiez de vous marier, qu'advien-
drait-il de votre désir de devenir bibliothécaire!
En un éclair, elle repensa à David Perry... Au fond
elle était soulagée de se retrouver libre...
— La plupart des femmes préfèrent travailler
jusqu'au moment où elles ont des enfants.
— Mais si vous n'en aviez pas besoin?
Elle rit.
— Peu d'hommes peuvent se permettre d'entrete-
nir leur épouse, de nos jours! D'ailleurs, même dans
ce cas, j'insisterais pour travailler.
— D'après Sarah, vous écrivez.
Elle se redressa vivement, puis s'efforça de retrou-
ver son calme avant de répondre.
— Euh... En effet. Mais je ne suis jamais allée voir
un éditeur.
— Si l'on publiait une de vos œuvres, que feriez-
vous?
— Je n'en suis pas certaine... Je serais sans doute
obligée de tout abandonner pour y consacrer tout
mon temps. J'ai commencé à l'âge de cinq ans... Il
me manque quelque chose quand je n'ai pas un
projet en cours.
— A votre avis, vous avez atteint un bon niveau?
Line soupira.
— Je ne sais pas. Parfois, je me surprends moi-
même. Je suis surexcitée... Puis je relis, et je trouve
cela mauvais. Ce sera à l'éditeur d'en décider.
64
— Mais vous ne continueriez pas à écrire, si vous
n'y croyiez pas un peu.
Line le contempla, à la fois surprise et respec-
tueuse.
— C'est vrai.
— A mon avis, vous en êtes au point où il vous est
impossible de porter un jugement objectif sur votre
travail. Vous devriez vous faire relire par quelqu'un
d'impartial.
— Ce n'est peut-être pas une mauvaise idée...
En fin d'après-midi, ils s'installèrent sur la terrasse.
Line était en train de lire. Sarah et son père
entreprenaient une partie d'échecs. La jeune fille ne
profita guère de ce moment de tranquillité... Sarah
interrompit sa lecture, d'un ton péremptoire.
— Viens jouer avec nous.
— Je ne sais pas jouer aux échecs, protesta-t-elle.
— C'est vrai? Papa! Line ne sait pas jouer aux
échecs !
— Dans ce cas, nous allons l'initier...
A la grande surprise de Line, Julien se révéla un
excellent professeur. Il était d'une patience exem-
plaire et expliquait clairement les règles du jeu.
Chéryl interrompit la partie.
— Le dîner est servi !
Ils prirent le repas tous les trois dans la salle à
manger. Pensive, Line était en train de terminer ses
fraises à la crème fraîche, quand Julien lui sourit.
— Vous êtes songeuse. Ce dessert ne vous plaît
pas?
— Au contraire! Ce repas fut un véritable délice.
Je vais demander à Mme McCarthy de me donner des
cours de cuisine.
— Moi aussi! intervint Sarah.
— Elle sera sûrement d'accord si tu le lui
demandes gentiment... Tu as terminé, ma fille?
65
Un ctrur de glace. 3.
— Oui, merci.
— Parfait. Allons-y. Il est l'heure de se coucher.
Sarah protesta, en vain. Une heure plus tard, elle
dormait profondément.
Line se retrouva seule au salon en face de Julien
Doyle. La pièce, pourtant immense, paraissait minus-
cule tout d'un coup. Line avait l'impression d'étouf-
fer.
— Je peux allumer la télévision, si vous voulez,
proposa-t-il.
Un instant, elle faillit accepter. Cela leur permet-
trait d'éviter toute conversation gênante...
— Non, merci. Mais si vous souhaitez...
— Pas ce soir.
Il y eut un long silence.
Julien se réfugia derrière son journal. Manifeste-
ment, il s'ennuyait en sa compagnie... N'y tenant
plus, Line sortit sur la terrasse. Les premières étoiles
apparaissaient...
— Ce soir, c'est la pleine lune. C'est toujours
magnifique...
Elle sursauta. Décidément, cet homme se déplaçait
silencieusement!
— Certainement, répondit-elle d'une voix hési-
tante. Cet endroit est splendide, Julien. C'est un
véritable paradis.
— Evidemment, à cette époque de l'année, il n'y
règne pas une grande activité. En plein été, c'est
beaucoup plus vivant.
— Je le préfère ainsi, affirma-t-elle. Tout est si
calme.
— Plus encore qu'autrefois. On a récemment
restauré le grand manoir du Gouverneur George
Gray. Vous ne l'avez jamais visité?
— Non. Mais j'ai déjà vu des photos.
66
Comme tout le monde. Cette maison avait abrité le
Premier Ministre le plus célèbre du siècle.
— Si cela vous intéresse, demandez à Rob de vous
y emmener. C'est une promenade fort agréable.
il jeta un coup d'œil autour de lui.
— ... Voulez-vous faire un petit tour maintenant?
Elle hésita à peine avant de répondre :
— Volontiers! Je devrais peut-être changer de
souliers...
Il examina ses pieds chaussés de fines sandales.
— En effet...
Cinq minutes plus tard, elle le rejoignait.
— Sarah dort comme un ange, annonça-t-elle en
un souffle.
— Elle se réveille rarement la nuit. Parfois elle a
des cauchemars.
— Que faut-il faire dans ce cas?
— Il suffit de la réconforter.
Il sourit.
— ... Un soir, elle était tellement affolée qu'Anna
lui a proposé d'en discuter avec elle. Elle a refusé :
elle craignait d'effrayer Anna. Malheureusement, je
n'étais pas là.
Line se demanda immédiatement où il se trouvait
alors... En voyage d'affaires, peut-être? C'était pos-
sible... Pourtant... Elle repensa aux déclarations de
Béatrice, le premier soir de son arrivée... Ne lui avait-
il pas proposé une aventure sans conséquences?
Tout en marchant, elle l'observa à la dérobée.
Certes, il devait avoir de l'expérience. Il paraissait si
sûr de lui... Il était terriblement attirant, à la fois
arrogant et mystérieux. Toutes les femmes devaient
lui faire du charme. Comment avait-il pu rester
célibataire si longtemps après la mort de son épouse?
— J'espère qu'elle n'en aura pas pendant notre
séjour, s'empressa-t-elle de répondre.
67
— Apparemment, elle en a de moins en moins
souvent.
Ils venaient d'atteindre une haute clôture en bois
couverte de lierre et de plantes grimpantes fleuries.
Julien ouvrit la barrière et invita la jeune fille à le
précéder.
Ils pénétrèrent dans un univers magique de sapins
parsemant une terre dénudée. Un petit ruisseau
tortueux dévalait la pente en direction de la baie, se
frayant un chemin entre les liliums étrangement
blancs dans la nuit.
— C'est merveilleux! soupira Line, émerveillée.
Le sol était glissant à cause des aiguilles de pins.
Ce qui devait arriver arriva : Line trébucha. Un bras
puissant la rattrapa juste à temps, puis la relâcha.
Dieu merci, elle lui tournait le dos... Qu'aurait-il
pensé en voyant ses joues s'enflammer?
— Prenez ma main, proposa-t-il. La pente est
assez abrupte.
Cependant, Line crut bon de refuser.
— La prochaine fois, je me méfierai davantage. Je
mettrai des bottes à semelles anti-dérapantes.
— Voici le chemin qui mène au grand manoir...
En passant par là, nous aurons peut-être la chance
d'apercevoir un wallaby. Ils viennent souvent se
nourrir dans les environs.
Ils avancèrent de quelques mètres. Brusquement,
Julien prit la jeune fille par la main. Du bout du
doigt, il toucha ses lèvres, lui intimant le silence.
Précautionneusement, ils firent les derniers pas les
séparant d'une clairière verdoyante.
Et là, ils virent les deux wallabies, ces sortes de
kangourous miniature, étranges créatures ressem-
blant à la fois à l'opossum et au lapin. L'un d'entre
eux broutait. L'autre avait dressé l'oreille. Par
miracle, ils ne s'offusquèrent pas de la présence
68
d'êtres humains. Line retint son souffle. Celui qui
mangeait venait de se redresser : elle aperçut une
minuscule tête émergeant de sa poche.
Tout d'un coup, ils perçurent l'aboiement d'un
chien. Les wallabies disparurent comme par magie.
— Extraordinaire, soupira la jeune fille.
Dans son enthousiasme, elle se tourna vers son
compagnon.
— Merci de m'avoir amenée ici.
— C'était avec plaisir,..
Il l'attira contre lui. Line soutint son regard froid
et ironique. Son cœur battait sourdement. Tout son
être se révoltait contre ce geste, mais elle ne trouvait
plus la force de lutter.
— Vous me décevez, murmura-t-elle enfin.
— Vraiment?
L'ombre d'un sourire narquois se dessina sur ses
lèvres.
— ... Pourquoi? Parce que je suis comme tous les
autres hommes, prêt à répondre à votre invitation?
Je ne suis pas de glace, Line. Vous m'avez agréable-
ment provoqué tout au long de la soirée.
— C'est faux! s'insurgea-t-elle, outrée.
— Ah...?
Il approcha lentement sa tête de celle de la jeune
fille.
— ... Je ne le pense pas. Au contraire... Vous avez
manifesté l'envie de venir par ici. Vous avez tré-
buché. Je serais fou de ne pas comprendre vos
motivations.
— Vous êtes un monstre d'égoïsme et d'arro-
gance! riposta-t-elle, le menton tremblant de colère...
Nous avions décidé de nous comporter comme des
individus civilisés. Je vous ai cru sur parole.
Il éclata de rire.
— Ma chère enfant, c'est ce que nous faisons!
69
Elle serra la mâchoire.
— Je ne suis pas votre chère enfant! Voulez-vous
me lâcher, s'il vous plaît? Je n'admets pas d'être
traitée comme... comme une aventurière!
— Dans ce cas, pourquoi ne vous débattez-vous
pas?
— Oh!
Ivre de rage, elle donna un grand coup de talon
dans le sol.
— ... Cela vous ferait plaisir, n'est-ce pas? Ainsi
vous auriez l'occasion de me montrer combien vous
êtes fort! Lâchez-moi immédiatement! Vous avez
tout gâché !
— Dans ce cas...
D'une main, il l'obligea à lever le menton.
— ... Je ferais mieux d'effacer mon erreur...
Il appuya cruellement ses lèvres sur celles de Line.
Elle voulut le repousser. En vain... Elle était prison-
nière de ses bras. Elle crispa le poing et lui donna un
coup dans l'estomac. Du bout du pied elle heurta
violemment son tibia. Surpris, Julien se redressa
vivement tandis qu'elle s'apprêtait à s'enfuir.
Cependant, il ne l'avait pas lâchée. Il émit une
sorte de grognement menaçant. Ses yeux luisaient'
dangereusement. Brusquement, il renversa la tête en
arrière et éclata d'un rire inquiétant... Un sentiment
de terreur la submergea. Cet homme était le démon
en personne! Il avait poussé sa propre épouse au
suicide... Line comprenait enfin comment il y était
parvenu...
— Petite sotte! sifFla-t-il en attirant vers lui.
Elle se raidit. Elle ne lui montrerait en aucun cas à
quel point il l'effrayait!
Il la dévisagea un long moment. Peu à peu, la
lueur menaçante s'estompa dans ses yeux, cédant la
place à la moquerie.-
70
— Voulez-vous me lâcher, à présent, reprit-elle le
plus calmement possible... Vous vous êtes suffisam-
ment amusé pour le moment, non?
— Au contraire...
Il la repoussa légèrement et prit son visage
bouleversé entre ses mains.
— ... Vous n'aviez pas tout à fait tort, tout à
l'heure. J'aime bien vous mettre à ma merci. Mal-
heureusement, tout cela manque de finesse. Je
préfère...
Du bout des lèvres, il effleura le bas de son cou,
puis s'attarda au creux de son oreille. Line était
encore raide de fureur, mais elle était tellement
soulagée de le voir se radoucir qu'elle ne résista pas.
A son grand désarroi, elle s'aperçut bientôt qu'elle
succombait à son charme magique...
— Non ! s'exclama-t-elle subitement.
Mais il l'ignora et poursuivit sa lente exploration.
Elle se mit à trembler.
— Vous avez peur, chuchota-t-il, mi-surpris, mi-
amusé. Détendez-vous...
Elle ne put lui répondre : il avait pris sa bouche
avec ardeur.
En un éclair, elle revit la photographie de son
épouse, si jolie, si gaie en apparence... Elle pensa à
Béatrice... Béatrice allait l'épouser d'ici quelques
mois!... Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.
— Line...
Il laissa tomber ses bras de chaque côté de son
corps, ahuri.
N'y tenant plus, elle s'enfuit en courant. Il la
rappela une fois, puis un silence pesant l'enveloppa.
Seul, le bruit de ses pas sur le chemin de terre
pouvait rivaliser avec les battements de son cœur.
Heureusement, elle arriva sans trébucher à la
71
barrière. Elle jeta un bref coup d'œil par-dessus son
épaule. Julien ne la suivait pas...
De retour dans sa chambre, elle prit une douche
chaude et s'enveloppa dans un moelleux peignoir en
éponge blanche. En proie à une extrême agitation,
elle arpenta la pièce de long en large. Elle était
désemparée, misérable... Julien l'avait insultée. Il la
prenait pour une adolescente irréfléchie... pour...
pour une allumeuse!
Cependant, au fond d'elle-même, Line connaissait
les raisons exactes de son profond désarroi. Elle était
horriblement déçue par l'attitude de Julien. Il s'oc-
troyait tous les droits, alors qu'il était fiancé avec une
autre... Pauvre Béatrice... Et pauvre Alison!
Au bout d'un long moment, elle se laissa tomber
sur son lit, le regard fixé sur le paysage. La pleine
lune diffusait ses rayons argentés sur la baie. Pour la
première fois depuis longtemps, la beauté d'un tel
spectacle la laissait indifférente... Des pensées contra-
dictoires se bousculaient dans son esprit. Elle venait
de se mettre dans une situation apparemment inextri-
cable !
Au diable Sarah et ses colères hystériques! A cause
de cette petite fille, Line était tombée dans le piège!
Pourtant, elle ne pouvait pas en vouloir à la fillette...
Non... Au diable Julien Doyle! Son arrogance lui
répugnait... Mais ces quelques instants de plaisir
sensuel avaient suffi... Elle en avait oublié les
principes selon lesquels elle vivait depuis toujours.
Béatrice avait raison : perdre toute maîtrise dans
une telle circonstance était une expérience humi-
liante. Cet homme avait joué de son innocente. Il
aurait tôt fait de l'oublier...
Line décida de s'arranger pour ne plus jamais se
trouver seule avec Julien Doyle.
Rasserénée, elle s'endormit.
72
5

— Papa est venu m'em brasser, annonça Sarah le


lendemain matin au petit déjeuner... Il est venu te
voir aussi?
Line avala une gorgée de jus d'oranges.
— Non. C'est l'hydravion qui m'a réveillée en
décollant.
Tant mieux... Elle n'avait aucune envie de le
revoir. Cette semaine sans lui paraîtrait sans doute
beaucoup trop courte!
Les journées se succédèrent avec une rapidité
déconcertante. Sarah et Line passèrent des heures sur
la plage à se faire bronzer et à se baigner. Elles
organisèrent plusieurs excursions à pied dans les
collines, visitèrent la magnifique propriété du grand
manoir, allèrent à la pêche avec Rob et apprirent
quelques rudiments de cuisine avec Chéryl.
Tous les après-midis, Sarah s'allongeait pour une
petite sieste. Line profitait de cette heure de liberté
pour écrire. Elles se couchaient fort tôt.
— C'est l'air marin, déclara Chéryl en riant.
La nuit n'était pas encore tombée, mais Line
venait d'étouffer son second bâillement.
— Et toute cette marche à pied ! grimaça la jeune
73
fille... Je me suis certainement beaucoup musclée
depuis notre arrivée. Sarah a bonne mine, je trouve.
— C'est un endroit merveilleux pour passer ses
vacances, renchérit Rob en allumant sa pipe.
— Ce devait être follement amusant, du temps où
toute la famille venait y séjourner, murmura sa
femme.
— Toute la famille? s'enquit Line... Je ne connais
que Julien.
— Ii a une sœur. Elle habite aux Etats-Unis avec
son mari, un diplomate en poste à Washington.
Apparemment à cette époque. Julien invitait toute sa
famille et de nombreux amis à séjourner ici pendant
les vacances. Vous avez sans doute remarqué le
nombre de chambres à coucher. Il doit y en avoir une
dizaine! Les invités de dernière minute campaient
dans le jardin.
— Pius on est de fous, plus on s'amuse, d'après
Chéryl, marmonna Rob. Elle meurt d'envie de voir
Julien se remarier.
— Vous ne voyez jamais Stewart Doyle9
Par la suite, Line fut incapable d'expliquer pour-
quoi cette question lui était venue à l'esprit.
— De temps en temps, oui, soupira Chéryl. Il
adore la vie d'ici. Le pauvre! Sa grande ambition est
de devenir agriculteur. Mais c'est un faible. Il cède
toujours aux désirs des autres. Julien ne le comprend
pas, évidemment. Il ne connaît pas la signification du
mot faiblesse.
— Pourtant, il semble supporter son cousin et ses
bêtises.
— Je n'en suis pas si sûr, intervint Rob. Julien se
sent surtout redevable envers lui. La famille de
Stewart n'a pas la fortune de celle de Julien. Il a
voulu aider son cousin, au début. Stewart est devenu
74
complètement dépendant de lui. A présent, Julien se
sent vaguement coupable...
— Sarah ressemble beaucoup à son père, fit
remarquer la jeune fille... Elle est très sensible,
malgré son masque d'arrogance.
— Julien aussi, affirma Chéryl. Il le cache bien,
mais... Vous voulez boire? Je vais préparer du thé.
Ce sujet de conversation ne fut plus jamais abordé.
Line avait la vague sensation que Chéryl et son mari
regrettaient d'avoir été indiscrets.
Tant pis! Après tout, la famille Doyle n'intéressait
guère la jeune fille. Elle n'en parlerait même pas à
Béatrice. A plusieurs reprises, elle s'était demandé si
elle devait avouer à sa sœur l'incident du premier
soir. Elle décida de se taire. Béatrice connaissait bien
Julien. Visiblement, ils avaient tous deux décidé que
la raison l'emporterait toujours sur le cœur.
Pourtant, Line se disait que Julien serait sûrement
furieux s'il apprenait par hasard une infidélité de
Béatrice...
Les journées passaient vite, chaudes et ensoleillées.
Demain matin, Julien viendrait chercher Line et
Sarah à bord de l'hydravion. Pendant le petit
déjeuner, Rob annonça qu'il se rendait à terre pour
faire des courses. Chéryl décida de l'accompagner.
Sarah refusa leur invitation.
— C'est presque le dernier jour. Line. Allons
plutôt nous promener. Nous emporterons le pique-
nique.
Le problème était réglé : elles iraient visiter une
mine désaffectée de l'autre côté des collines.
C'était une journée magnifique. Cependant, peu
après le repas, une ligne de nuages violets se forma à
l'horizon. Line était vaguement inquiète. En dépit
des protestations de la fillette, elle décida de rentrer
immédiatement.
/
75
Elle eut raison. Il faisait encore terriblement chaud
à leur retour, mais une vilaine tempête menaçait.
Elles rangèrent les meubles de jardin et firent le
tour de la villa pour fermer les volets. De temps en
temps, Line jetait un coup d'œil anxieux en direction
de la mer. Rob et Chéryl étaient partis à bord d'une
frêle embarcation. Pourvu qu'ils soient déjà sur le
chemin du retour...
L'orage était sur le point d'éclater. Un silence
pesant régnait. Il fut subitement brisé par un lointain
bourdonnement. L'hydravion survola la colline et
alla atterrir du côté du grand manoir.
— Il ne tardera pas à repartir, fit remarquer Sarah
d'une toute petite voix.
En effet, quelques secondes plus tard, elles virent
l'appareil se perdre dans les nuages.
Un éclair déchira le ciel. Le vent se levait. Line
n'osait plus contempler l'horizon... Les vagues défer-
laient avec grand fracas. Elle soupira... Rob connais-
sait les colères de la mer. Il avait sans doute eu la
sagesse de rester au port.
— Oh! Il fait noir! s'exclama la fillette.
— Allons jouer aux échecs, veux-tu? Tu me
donneras des conseils si je fais une erreur.
Sarah poussa un hurlement de joie. Pour la
première fois de sa vie, elle avait l'impression d'être
traitée comme une adulte. Elles s'installèrent dans le
grand salon. Il était déjà quinze heures. Un long
moment plus tard, la tempête ne semblait toujours
pas prête à se calmer. Line posa une bouilloire sur le
feu. Il faisait froid. Sarah apprécierait sûrement une
boisson chaude.
Elle sursauta. On frappait à la porte. A travers la
vitre, elle discerna une silhouette d'homme.
— Rob!
76
Ce n'était pas Rob. C'était Julien. Ruisselant de
pluie...
— Grand Dieu! Entrez vite. Je vais chercher des
serviettes.
Il avait déjà commencé à se déshabiller quand elle
reparut avec Sarah, munie d'une pile impression-
nante de draps en éponge. Line remarqua son torse
puissant et détourna aussitôt les yeux, gênée.
— Viens vite, Sarah. Nous allons lui faire couler
un bain chaud.
— C'est pas là! Ça, c'est le sauna. Tiens, par là...
— Sois gentille, Sarah. Occupe-toi de faire couler
l'eau.
La fillette obéit puis sortit de la pièce en saisissant
au passage une nouvelle serviette de bain. Restée
seule, Line jeta un coup d'œil autour d'elle. Que
pouvait-elle faire de plus? Son regard tomba sur un
radiateur électrique placé au-dessus du lavabo. Elle
l'alluma.
Elle s'apprêtait à s'en aller, quand Julien parut au
seuil de la salle de bains, une serviette drapée sur ses
hanches. Il la dévisagea, une lueur amusée au fond
des yeux.
— Merci, fit-il de sa voix grave.
Line sentit ses joues s'enflammer. A court de mots,
elle émit une sorte de murmure incompréhensible et
partit en courant.
Vingt minutes plus tard, il les rejoignait dans la
cuisine. Line et Sarah avaient préparé une soupe
chaude et du pain grillé.
— D'où viens-tu, Papa?
— Je suis arrivé à bord de l'hydravion. Il a atterri
du côté du grand manoir. Je savais que Rob et
Chéryl devaient être à terre aujourd'hui. Us vont
toujours faire les courses le vendredi. J'ai donc
décidé de faire le reste du chemin à pied.
77
— J'aurais pu aller à ta rencontre avec la barque,
si vous aviez atterri par ici. Line est très douée pour
ramer.
Il jeta un coup d'œil dans la direction de la jeune
fille.
— Je ne pouvais pas le deviner. D'ailleurs, je
pensais arriver avant le début de la tempête.
— Nous ne t'attendions pas avant demain, pour-
suivit la petite fille... Pourquoi es-tu venu aujour-
d'hui?
— Pour te voir, évidemment.
Il lui adressa un sourire radieux.
— C'est vrai, Papa?
— Bien sûr. Je tenais aussi à remettre ceci à Line
le plus vite possible.
Il lui tendit une enveloppe à son nom de la part de
la bibliothèque de Kent Street. Line pâlit. Les mains
tremblantes, elle déchira le papier. Elle parcourut
rapidement les quelques lignes. Brusquement, elle
poussa un cri de joie et prit Sarah dans ses bras.
— Ça y est! Je l'ai! Je l'ai!
La fillette embrassa son amie avec effusion.
— C'est formidable!... Tu devrais donner un
baiser à Papa, aussi. Il t'a apporté la lettre.
Line la repoussa en riant.
— Il ne s'attend sûrement pas à une telle récom-
pense pour avoir agi en qualité de facteur...
Décidément, elle comprenait mal le sens de
l'humour de cette enfant!
— Au contraire, déclara-t-il en se balançant sur
son siège.
Line hésita un quart de seconde. Puis elle fit un
pas vers lui, déposa un baiser sur sa joue et reprit
sa place.
— Lâche... murmura-t-il.
— Moi je trouve ça très gentil! intervint Sarah.
78
— En effet, gentil... C'est le genre de baiser qu'une
petite fille donne à son papa... Quand commencez-
vous à travailler?
— Au nouvel an.
— C'est dans peu de temps.
Sarah demanda aussitôt combien de jours il restait
avant Noël. Son père la renseigna sur ce sujet. Elle se
tourna vers la jeune fille en sautillant.
— Qu'est-ce que tu veux comme cadeau, Line?
— Oh... Rien. J'ai tout ce dont j'ai besoin, tu sais.
— Mais Noël, c'est pour les cadeaux qui ne
servent à rien !
Line ne put s'empêcher de rire devant l'indignation
de la fillette.
— Dans ce cas, je désire... une année heureuse. Tu
peux m'offrir cela?
— C'est tout à fait possible, n'est-ce pas, Sarah?
intervint Julien.
— Le bonheur se trouve à l'intérieur de chaque
individu.
Le père et la fille la dévisagèrent. Sarah était un
peu étonnée par le ton véhément de sa voix. Julien
avait repris son air moqueur.
— Tu es toute bizarre, déclara enfin la petite.
Comme son père... Elle savait discerner la moindre
émotion dans le visage de ses interlocuteurs.
— Tu crois? Ce doit être l'orage... Julien, cela va
durer longtemps, à votre avis?
— Non. Demain matin, le vent sera tombé et le
soleil brillera.
Il se leva pour aller se poster devant la fenêtre.
— ... L'électricité va sûrement être coupée. Je vais
vérifier l'état du générateur.
— Vous reviendrez trempé.
Line retint son souffle... Quelle réaction stupide!
79
Elle venait de parler comme une épouse dévouée et
scrupuleuse!
Il tourna vers elle un regard pétillant de malice.
— Ne vous inquiétez pas pour moi. J'ai l'intention
d'emprunter le ciré de Rob. D'ailleurs, ce n'est pas
loin.
— Pourquoi tu ne lui dis pas « tu », comme moi?
— Cela lui déplairait peut-être.
— Ça t'ennuierait, Line? insista l'enfant.
A court de mots, la jeune fille se contenta de
hausser les épaules.
— Eh bien ! Tu vois, Papa !
— Cela n'a pas d'importance, reprit Line d'une
voix incertaine... Ma mère m'a toujours appris à ne
prêter aucune attention à ce genre de détails.
— A propos, vous avez reçu de ses nouvelles?
— Chaque semaine.
Elle débarrassa la table.
— Une mère dévouée...
Pour des raisons qu'elle ne s'expliquait pas, Line
était furieuse. Julien n'avait aucun droit de parler
ainsi de sa mère!
— Parfaitement, répliqua-t-elle les lèvres pincées.
Sarah l'aida à essuyer la vaisselle. Julien se versa
une autre tasse de bouillon en les contemplant toutes
les deux.
Line ne put réprimer un soupir de soulagement
quand elle le vit s'apprêter à sortir.
— Allons nous occuper du lit de ton papa, veux-
tu?
— D'accord. Je sais où sont les draps. Dans
l'armoire du corridor.
La chambre de Julien était grande, à la fois
luxueuse et austère. Au fond, ce décor reflétait assez
bien la véritable personnalité de cet homme...
En apercevant l'immense lit, Line eut un pince-
80
ment au cœur. Elle chassa aussitôt une pénible
pensée de son esprit... Dormait-il souvent seul dans
cette chambre? Avec l'aide de Sarah, elle tira les
couvertures.
— C'est la première fois que je fais un lit!
annonça fièrement la fillette.
Line se redressa, surprise.
— Tu ne t'occupes jamais du tien?
— Non. Anna préfère le faire elle-mê' îe. Elle
trouve ça plus pratique.
Line était scandalisée. Anna avait sans doute
beaucoup à faire dans la maison, mais elle se devait
d'apprendre à la petite les rudiments des tâches
domestiques...
— Chéryl fait ton lit ici?
— Oui.
— Nous pourrions peut-être lui proposer notre
aide? Tu apprendras très vite.
Sarah sourit, enchantée.
— Oh, oui! Après, je pourrai faire la surprise à
Anna!
— Quelle surprise?
Sarah se retourna vivement et se précipita dans les
bras de son père, au seuil de la pièce. Elle lui
expliqua leur projet. Line rencontra son regard.
— C'est une excellente idée. Merci d'avoir fait
mon lit.
Line baissa les paupières, furieuse... La note de
moquerie familière était revenue... Sans doute était-il
trop content de voir ces femmes à son service! Elle
regrettait déjà son geste...
— Ce n'est rien. Personne n'apprécie de dormir
enroulé dans une simple couverture.
Il éclata de rire.
— Ma parole, vous me prenez vraiment pour un
pauvre type! Si vous voulez tout savoir, Line, j'ai
81
probablement fait plus souvent mon lit que vous...
— C'est logique. Je ne l'ai fait qu'une fois.
— Vous savez très bien ce que je veux dire.
Il était dangereusement attirant, avec son grand
sourire... Au prix d'un énorme effort, Line parvint à
se maîtriser.
— En effet... Viens, Sarah, rtous avons encore
beaucoup à faire si nous voulons préparer le dîner.
Chéryl ne reviendra sans doute pas ce soir.
— Vous avez raison...
Julien fit un pas de côté pour les laisser passer. A
cet instant précis, la sonnerie du téléphone retentit.
C'était Chéryl. Elle était très inquiète, mais la
présence inespérée de Julien la rassura aussitôt.
— Alors tout ira bien, affirma-t-elle. Rob n'a pas
à s'inquiéter du générateur.
— Non. Julien l'a déjà vérifié, acquiesça Line.
Qu'aviez-vous prévu pour le repas de ce soir?
— Du poisson pané. Vous le trouverez dans le
réfrigérateur. Julien n'est pas trop difficile, vous
pouvez choisir les légumes que vous voulez. Faites
attention de ne pas trop les cuire... Donnez-lui du
fromage et des fruits en guise de dessert...
— Parfait. Ne vous inquiétez pas, Chéryl. Je vais
m'occuper de tout cela.
Elle tendit le récepteur à Julien, qui désirait parler
à Rob... Elle réprima un frémissement de terreur...
L'idée de passer cette soirée seule en compagnie de
Julien l'effrayait...
— Parfait, conclut celui-ci en raccrochant.
— Parfait, répéta-t-elle avec un sourire incertain.
— Vous vous moquez de moi, Miss Grant?
Elle tressaillit, émue malgré elle par la douceur de
sa voix.
— Non, non! Je n'oserais pas! J'acquiesçais, tout
simplement.
82
Il lui adressa un regard empli de sous-entendus.
— Chéryl et Rob ne pourront pas rentrer cette
nuit. Ils devraient arriver demain dans l'après-midi.
— Où logeront-ils?
— Chez la sœur de Rob.
Un éclair déchira le ciel. Pâle et silencieuse, Sarah
se raidit imperceptiblement. Line comprit aussitôt
qu'elle avait peur de l'orage.
— Allons préparer le dîner, Sarah... Quel est ton
dessert préféré?
— La mousse au chocolat!
Line jeta un bref coup d'œil sur sa montre.
— Dépêchons-nous, nous avons juste le temps de
la préparer.
Line était ravie de saisir cette occasion inespérée.
Le fait de s'occuper de la fillette l'aidait à oublier
Julien... Après le repas, ils s'installèrent dans le salon
devant un feu de cheminée.
— On est comme une vraie famille! déclara Sarah,
enchantée.
Elle attira Line à côté d'elle sur le canapé.
— ... Comme ça... Papa d'un côté, une maman de
l'autre, et moi au milieu.
La tête résolument baissée, Line contempla ses
mains crispées sur ses genoux.
— Une très jeune mère, fit remarquer Julien. Quel
âge avez-vous, Line?
— Vingt ans.
— Vous en aviez donc douze quand vous avez
quitté Auckland?
— C'est exact.
Sarah se pelotonna contre elle.
— Pourquoi tu es partie, Line?
— Papa et Maman ne voulaient plus vivre
ensemble. Ma maman est d'origine australienne. Elle
83
est donc retournée habiter chez elle. Elle m'a
emmenée avec elle.
— Tu n'es jamais revenue?
D'après son petit visage grave et curieux, Sarah ne
se satisferait pas de réponses évasives. Apparemment,
Julien ne se décidait pas à la faire taire. Line préféra
lui répondre franchement.
— Non, jamais.
— Alors tu n'as jamais revu ton papa?
— Non.
— Tu lui écrivais?
La jeune fille se mordit la lèvre.
— Non.
— Pourtant, intervint Julien d'une voix douce...
Vous pensez qu'il vous doit quelque chose.
Ah oui... Les manigances de Béatrice! Elle n'y
pensait plus... Evidemment, aux yeux de Julien
Doyle, elle n'était que la petite sœur égoïste qui
venait réclamer sa part de biens après une absence
prolongée. Elle éprouvait soudain le besoin d'éclair-
cir cette situation. Rougissante, elle détourna la tête.
Cet homme était un monstre! Il s'amusait de sa
déconvenue!
Cependant, Julien s'attachait aux règles élémen-
taires de la courtoisie... Line était trop lasse pour
réagir avec sa verve habituelle. Elle refusait de laisser
libre cours à sa colère... Surtout devant l'enfant.
— Cela ne regarde personne, marmonna-t-elle
enfin.
— Si. Béatrice.
— Oui, Béatrice...
D'un geste nerveux, elle repoussa ses boucles
rousses.
Sarah n'avait sans doute pas compris ce qui se
passait. Pourtant, elle était sensible au changement
d'humeur. Elle intervint à propos.
84
— S'il pleut demain, nous pourrons rester un jour
de plus, Papa?
— Oui. A moins que Line ne préfère rentrer tout
de suite.
— Ça m'est égal, répondit-elle, indifférente.
— C'est pas vrai! s'exclama Sarah en se tournant
vers son père... Line est très heureuse ici. Elle nage
comme un poisson, Papa. Elle m'a montré comment
sauver les noyés. Et en plus, elle sait siffler avec un
brin d'herbe.
— Ah oui? C'est formidable... Autrefois, j'y arri-
vais, moi aussi.
— C'est vrai? Parole d'honneur?
Sarah devint soudain très admirative.
— ... Ça alors! Mais tu ne m'as jamais montré
comment faire! Line sait aussi siffler avec ses deux
doigts dans la bouche.
Il rit en caressant la chevelure blonde de sa fille.
— Line a toutes sortes de talents bruyants... Que
sait-elle d'autre?
— Elle raconte des histoires. Mais ça, tu le sais
déjà. Et elle peut toucher son poignet avec son
pouce. Montre, Line!
C'en était trop! Pourtant, il eût été puéril de
refuser. A contrecœur, la jeune fille s'exécuta.
— Très souple, fit remarquer Julien en prenant sa
main dans la sienne.
Il l'effleura du bout du doigt. Line ne put
s'empêcher d'avoir un mouvement de recul. Cette
caresse inoffensive la brûlait! Tête baissée, elle
ramena ses mains sur ses genoux.
Elle avait failli crier, mais sut se maîtriser. Un long
moment plus tard, elle rencontra le regard étrange-
ment froid de son compagnon. Sarah eut l'esprit de
rompre le silence devenu gênant pour tout le monde.
Julien avait promis à sa fille de la border dans son
85
lit et de lui raconter une courte histoire avant
d'éteindre la lumière. Line resta seule dans le salon,
recroquevillée sur le canapé. Elle était songeuse.
Julien cachait-il d'autres sentiments, plus pro-
fonds, derrière son masque de froideur? Elle le
connaissait mal. Pourtant, il avait l'intention d'épou-
ser sa propre sœur! Us s'affichaient ensemble par-
tout. Depuis son retour, ils étaient sortis presque
tous les soirs.
Elle se mordit la lèvre. Devenait-elle folle? Imagi-
ner Béatrice dans les bras de cet homme lui donnait
la nausée...! Malgré lui, malgré elle, Julien avait pris
une importance prépondérante dans sa vie.
Une importance... Du revers de la main, elle se
frotta le front... Importance. Etait-ce vraiment cela?
Toutes sortes de questions se bousculaient dans son
esprit. A force de se masser les tempes, lentement, en
mouvements circulaires, elle parvint à se détendre un
peu.
Pour la première fois de sa vie, elle avait peur
d'affronter la vérité. Elle avait besoin de calme et de
tranquillité pour réfléchir en toute quiétude. D'un
bond, elle se leva. Julien surgit au même instant.
— Vous semblez prête à vous enfuir.
Elle se sentit rougir.
— J'allais simplement jeter un coup d'œil par la
fenêtre, mentit-elle.
— Je vous en prie... Cela dit, il n'y a rien à voir,
vous savez.
Evidemment, il avait raison. Le ciel était noir de
nuages et la pluie s'abattait furieusement sur les
carreaux.
Elle n'apercevait que le reflet de la pièce éclairée.
Derrière elle, immobile au seuil du salon, il la
contemplait... Une bête sauvage guettant sa proie...
La gorge de la jeune fille se serra. Nerveusement,
86
elle saisit un pan de rideau pour fermer. Ils étaient
complètement isolés du monde, dans cette maison
perdue parmi les collines. Elle hésita un instant, puis
se ravisa. Si elle tirait les double-rideaux maintenant,
l'atmosphère intime s'intensifierait.
— Vous avez peur?
Elle haussa les épaules.
— Non. J'ai survécu à de nombreuses tempêtes en
Australie, vous savez.
Avait-il décelé la nuance tendue dans sa voix? Il
hocha la tête.
— Je sais. Elles sont beaucoup plus impression-
nantes qu'ici. Quand j'y étais, il y a eu un ouragan.
C'était un sujet de conversation comme un autre.
— Ah? Dans quelle région?
— A Darwin.
Line ne put dissimuler son étonnement.
— A Darwin?
— Oui.
II s'installa dans un fauteuil de cuir marron.
— Asseyez-vous, Line. Je ne vais pas vous man-
ger.
Elle rougit légèrement, confuse. Il avait parfaite-
ment saisi ses craintes. Elle remarqua de loin la
finesse énergique de ses traits. Il portait une chemise
noire et un pantalon de la même couleur... Très
élégant...
Elle rougit davantage. Cet homme était beau...
— Et alors?
— Quoi? L'ouragan? C'était fort désagréable. Je
séjournais chez des amis. Nous avons passé la nuit
dans la salle de bains. Elle était construite en béton;
c'était donc la pièce la moins vulnérable de la
maison. Il y avait une jeune femme avec un nouveau-
né. Cela m'a paru interminable.
Line hocha la tête.
87
— J'imagine. Et le lendemain, que s'est-il passé?
— Curieusement, j'ai trouvé cela tout à fait
sympathique. La villa était dans un état pitoyable.
Après avoir mis la mère et son bébé en sécurité, nous
avons évalué les dégâts.
Il sourit.
— ... Vous auriez sûrement été enchantée de me
voir à l'œuvre. Je me suis montré agressif, brusque et
sans scrupules... Vous m'avez déjà reproché cela à
plus d'une reprise.
— Oh ! Non ! s'exclama-t-elle, atterrée.
Qui était ce nouveau Julien, taquin et chaleureux?
— J'exagère peut-être... En tout cas, vous l'avez
pensé. Avouez-le.
— J'avais de bonnes raisons, se défendit-elle.
— Je vous l'accorde.
Que répondre à cela?
— Vous voulez du café? demanda-t-elle.
Il rit doucement.
— Volontiers, merci.
Elle put enfin s'échapper. Cependant, quand elle
revint poser son plateau lourdement chargé sur une
table basse, elle sentit les battements sourds de son
cœur. Elle s'efforça de penser à Béatrice... Malheu-
reusement, Béatrice semblait subitement faire partie
d'un autre monde. Seuls cette maison perdue et cet
homme assis dans son fauteuil comptaient...
Il posa son livre et accepta une tasse de café en
souriant. Line s'installa en face de lui. Ils discutèrent
de Sarah pendant quelques minutes. Quand elle
parlait de la fillette, Line oubliait ses propres soucis.
Elle lui révéla toute son affection pour cette enfant
88
sensible.
— Elle a meilleure mine, fit-il remarquer. De plus,
je la trouve plus facile à comprendre. Arriverai-je à
vous convaincre d'oublier vos ambitions de biblio-
thécaire pour devenir sa compagne?
Line secoua la tête.
— Non. Ne me faites pas de chantage, Julien. Ne
jouez pas avec mes sentiments. Sarah n'a pas
vraiment besoin d'une compagne.
— Non. Elle a besoin d'une mère.
Line lui jeta un coup d'œil à la dérobée. Son cœur
se serra. Julien paraissait las, malheureux. Le regard
fixé sur sa tasse, il réfléchissait.
Brusquement, il leva la tête vers elle. L'ombre d'un
sourire se dessina sur sa bouche.
— Ne prenez pas cet air de martyre. Line!
Pourquoi vous préoccuper ainsi de Sarah? Vous
l'avez rencontrée il y a à peine quelques semaines.
Line reçut cette déclaration comme une flèche en
plein cœur. Un sentiment de colère s'empara de tout
son être.
— C'est exact. Mais maintenant je sais tout. Et
grâce à vous, j'en ai assez vu pour m'inquiéter de son
avenir.
— Grand Dieu! Je ne vous accuse pas, Line.
Après tout, toutes les femmes aiment laisser libre
cours à leur instinct maternel, vous ne croyez pas?
La jeune fille se tassa sur elle-même.
— ... Alors? Qu'en pensez-vous?
Elle cherchait une réplique pleine d'esprit... En
vain...
— Comment pourrais-je le savoir? Posez-moi la
question dans quarante ans. Je pourrai peut-être
vous répondre du haut de mes années d'expérience.
— Vous craignez de vous dévoiler?
Le visage de Julien s'assombrit.
— ... Vous m'intriguez, Line. Vous semblez sortir
tout droit d'un Botticelli, pourtant vous agissez à
l'égard de votre sœur comme une femme d'affaires.
89
Manifestement, vous aimez beaucoup Sarah. Pour-
tant, vous ne renonceriez pas à...
— Que voulez-vous dire par là? siffla-t-elle, livide
de rage. Vous voulez que j'abandonne ma carrière
pour elle. Je ne...
— Ne criez pas comme ça. Si vous aimiez un
homme, si vous étiez prête à l'épouser, maintien-
driez» vous votre point de vue à ce sujet?
— Evidemment! Le mariage ne...
La lumière s'éteignit. L'électricité était coupée.
Line poussa un faible cri et bondit sur ses pieds.

90
6

Un éclair fulgurant déchira le ciel, suivi d'un long


roulement de tonnerre. De l'autre côté de la pièce,
Julien marmonna un juron.
— Attendez-moi ici. Je vais allumer le générateur.
Line vit sa silhouette disparaître dans la tempête.
De longues minutes plus tard, une lumière parut
dans la cuisine.
— Ce générateur date de l'antiquité, mais dans de
telles occasions, il nous est très utile, expliqua Julien.
— Chéryl et Rob vivent ici tout l'hiver?
Il hocha la tête.
— Rob est artisan, vous le savez sans doute. C'est
un excellent potier. Pour l'instant, ce coin lui plaît.
J'espère qu'ils resteront. Sans eux, ce ne serait plus
tout à fait pareil.
— Il est de la région?
— Ses parents avaient une ferme dans l'île. Quand
mon père a construit cette villa, ils sont venus
s'installer ici. J'étais là quand Rob est né. Je devais
avoir cinq ou six ans. Jamais de ma vie je n'avais vu
un nourrisson. Cela m'a beaucoup impressionné...
Il sourit...
— ... Je garde de lui le souvenir d'un gamin bouclé
91
qui me suivait partout et voulait à tout prix m'imiter.
— Il vous irritait, je suppose.
— Oh, oui! Mais c'était un enfant terriblement
obstiné. J'admirais son esprit de décision.
Il avait donc probablement accepté de le prendre
en charge. C'était sans doute la raison pour laquelle
ils s'entendaient si bien aujourd'hui... Line se pelo-
tonna dans son fauteuil. Elle essayait d'imaginer
Julien et Rob petits garçons... Julien avait-il toujours
été aussi froid et réservé? Ou était-ce, au contraire,
une des conséquences de son premier mariage
désastreux? Elle se demandait qui était Alison.
Stewart la trouvait stupide. Pourtant, Julien l'avait
épousée. Et leur enfant était fort intelligente...
— A quoi pensez-vous?
Elle sursauta. Il n'avait tout de même pas deviné le
fil de ses réflexions! Pourtant...
— Bah... répondit-elle en soulignant ce mot d'un
vague geste de la main... Julien, que fait Stewart?
Il émit un petit rire.
— Il travaille dans mon entreprise. Pourquoi?
Line se savait imprudente de poursuivre la conver-
sation sur ce terrain délicat, mais elle ne pouvait
vraiment s'en empêcher. Elle aimait bien le cousin de
Julien. Il l'exaspérait par moments, mais il l'émou-
vait aussi. Elle le soupçonnait d'être très malheureux.
— Comme ça...
Julien se pencha en avant.
, — Ne vous laissez pas attendrir. C'est un art dans
lequel il est maître. Il a eu de la chance, mais il n'a
jamais su la saisir.
— En effet, Béatrice me l'a déjà dit.
— Béatrice?
— Oui.
92— Béatrice a horreur du talent gâché. Stewart a le
don de l'irriter. Evidemment, il le fait exprès. C'est sa
méthode. Vous l'avez vu souvent?
Elle cligna des yeux, surprise par le ton brusque de
cette question.
— De temps en temps. Il passe dans la soirée. Il
ne reste jamais longtemps.
— Surtout ne voyez pas en lui une reproduction
de Sarah. Stewart est heureux, mais il adore essayer
d'attendrir les jolies femmes. Il a tenté le coup avec
Béatrice. Malheureusement pour lui, elle a tout de
suite compris son manège.
— Ah...
Julien haussa les épaules.
— Oui. Stewart souffre d'un mal inguérissable. Il
est persuadé que l'univers lui doit tout. Quand vous
aurez des enfants, Line, il faudra faire attention. Il
n'y a rien de pire que les mères abusives.
Line se réfugia dans le silence... Que cachait cet
homme derrière son masque impénétrable? Il ne
dévoilait que des émotions impersonnelles... Le sens
des responsabilités, le courage... parfois le désir.
Peut-être se sentait-il incapable d'aimer? Ainsi, il
avait choisi Béatrice en toute connaissance de cause,
car il devait connaître ses sentiments à cet égard...
Elle repensa à Sarah... Il avait mille attentions
pour elle. Il l'adorait, visiblement. Il avait même
accepté d'accueillir chez lui une jeune fille qu'il
n'aimait pas. Pour le bonheur de sa fille...
Décidément, elle se trouvait dans une situation
curieuse! L'ombre d'un sourire se dessina sur ses
lèvres. Julien Doyle l'etTrayait et l'attirait en même
temps. Comment faisait-elle pour rencontrer toujours
des hommes prêts à épouser ses proches? Cela avait
commencé par David Perry... Et maintenant, Julien...
— Qu'est-ce qui vous amuse?
93
Il s'était levé. En quelques enjambées, il fut devant
la fenêtre. Dehors, le vent hurlait autour de la villa.
— C'est de pire en pire, constata-t-elle. J'espère
que personne n'a eu l'imprudence de sortir par ce
temps.
Le regard sombre, Julien contemplait le paysage
ravagé.
— Dieu leur vienne en aide. Personne ne peut leur
porter secours maintenant. Vous avez peur?
— Non, non! répondit-elle, un peu trop vite.
— Ça ne durera pas longtemps. Le vent tombera
avant l'aube. Pourquoi ne pas aller vous coucher?
— Je ne pourrais pas dormir avec tout ce bruit.
Il se retourna vers elle en souriant.
— La maison est solide, vous savez... Je vous
propose de choisir un disque. Voulez-vous entre-
prendre une partie d'échecs?
— D'échecs?
Elle ne put réprimer un cri de désespoir.
— ... Pourquoi pas un jeu plus simple... Le jeu de
l'Oie, par exemple...
Il éclata de rire, mais secoua la tête.
— Ce n'est pas assez excitant. Que pensez-vous
d'une partie de dames?
— Euh... Très bien. Mais c'est encore un peu
compliqué pour moi.
Elle aurait mieux fait de suivre son premier conseil
et de se retirer dans le calme de sa chambre. Tant
pis! A présent, il était trop tard.
Il gagna la partie. Le disque était arrêté. Il en remit
un autre... des airs mélodieux d'une chanteuse
célébré, dont la voix sensuelle emplit aussitôt la
pièce.
— Vous jouez au bakgammon? s'enquit-il en
s'étirant paresseusement.
— Non. Je n'ai pas envie d'apprendre, d'ailleurs.
94
— Pourquoi faites-vous semblant d'être idiote?
Vous êtes intelligente, je le sais.
— Je ne suis pas douée pour les jeux de société,
rétorqua-t-elle.
Elle voulut s'éloigner, mais s'immobilisa, prison-
nière de son regard énigmatique.
Il souriait.
Le cœur de Line battait sourdement. Elle contem-
pla furtivement ses mains tremblantes. Elle luttait
contre son envie de se jeter dans ses bras...
Si seulement il pouvait faire le premier pas...
Brusquement, il se leva.
— Je vais me coucher, annonça-t-elle en un
souffle.
— Très bien.
Il ne parut ni offusqué, ni même déçu.
— ... Je vais vous montrer le bouton de secours
pour la lumière.
— Non, non, c'est inutile !
En aucun cas elle ne lui permettrait d'entrer dans
sa chambre !
Il sourit, narquois.
— Comme vous voudrez. C'est près de la fenêtre.
S'étant réfugiée dans sa chambre, elle commença
par tirer les rideaux d'un geste brutal. Sans prendre
le temps de réfléchir, elle se précipita dans la salle de
bains qu'elle partageait avec Sarah, pour s'asperger
le visage d'eau froide. Elle tremblait de tous ses
membres.
Elle se glissa sous ses couvertures... Deux grosses
larmes roulèrent sur ses joues... Le vent avait
diminué de force, mais la pluie s'abattait toujours
sur les carreaux. Elle écouta longtemps la chanson
des gouttes sur les tuiles du toit. Au fond, elle était
reconnaissante à Julien de n'avoir eu aucun geste
déplacé. Elle l'aurait tellement regretté...
95
Quand elle se réveilla le lendemain matin, le soleil
brillait très haut dans un ciel bleu d'azur.
— La mer est encore houleuse, expliqua Sarah.
Mais l'électricité est revenue. M. et Mmc McCarthy
vont bientôt arriver.
Line trouva la force de sourire bien qu'elle eût la
gorge serrée. Sarah lui avait apporté une tasse de
café... et une rose fraîchement cueillie, épargnée par
la tempête. Très fière de son cadeau, elle souriait de
toutes ses dents. Line l'embrassa sur le front. La
fillette la contempla, les larmes aux yeux.
— C'est gentil! Line, je t'aime tant! Tu ressembles
à une fleur, une fleur sur une longue tige. Tu es si
gracieuse.
Emue, Line l'enlaça brièvement.
— Jamais on ne m'a fait un aussi joli compliment,
mon amour. Tu as donné du café à ton papa?
— Oh, oui! Il est levé depuis des heures! Il est
déjà allé se baigner.
Line but son café, songeuse. Après cette soirée
passée en sa compagnie, elle était réticence à l'idée de
lui faire face... Elle s'habilla rapidement et se rendit à
la cuisine. Elle découvrit bientôt qu'elle avait eu tort
de s'inquiéter.
Il lui adressa un regard indifférent et hocha la tête.
— Bonjour, Line.
Malgré elle, la jeune fille lui en voulut de lui parler
sur ce ton froid.
— Bonjour, Julien.
— Vous voulez des œufs? J'en ai trouvé plusieurs
dans le réfrigérateur.
— Vous savez faire cela?
L'ombre d'un sourire se dessina sur ses lèvres.
— Je ne suis pas un cordon bleu, mais je me
débrouille.
96
Il les réussit à merveille. Sarah les sala elle-même.
— C'est rigolo, ils ont trois tailles! s'exclama-
t-elle, enchantée... Un grand pour papa, un pour toi
Line, une maman, et le petit pour moi. C'est comme
une famille.
Line baissa les yeux, confuse.
— Line est un peu jeune pour être ta mère, ma
chérie.
— Mais pas trop pour être ta femme! insista
l'enfant. Hein? Elle n'est pas trop jeune pour ça?
Un silence pesant suivit. Julien prit enfin la parole
d'une voix mondaine.
— Line le croit peut-être. Onze ans, c'est une
grande différence d'âge, tout de même. Qu'en pensez-
vous, Line?
Heureusement, elle eut quelques instants de répit :
elle ne pouvait pas lui répondre la bouche pleine !
— Cela dépend uniquement des protagonistes.
— Justement, renchérit Julien. Qu'en pensez-
vous? Suis-je trop vieux pour vous?
Au prix d'un effort surhumain, la jeune fille se
retint de lui jeter son assiette à la figure. Elle aperçut
le visage tendu de la petite.
— Franchement, je n'avais jamais envisagé la
question. J'ai connu des couples parfaitement heu-
reux malgré une différence d'âge considérable...
Elle hésita un instant avant de poursuivre. Tout
d'un coup, le désir de le blesser dans son amour-
propre l'emporta sur toute prudence :
— ... Je connais d'autres couples profondément
malheureux malgré une différence d'âge minime.
Elle baissa les paupières, incapable de lui faire
face. D'après le ton glacial de sa voix, elle sut qu'elle
l'avait atteint en un point sensible.
— C'est exact, Line.
Elle ne put terminer son repas.
97
Un cirur de glace. 4.
Après le petit déjeuner, elle rangea la maison. Il
n'y avait aucune raison de laisser tout ce travail à
Chéiyî. Sarah lui proposa son aide, mais quand son
père surgit dans la cuisine en lui suggérant une
promenade sur la plage, elle glissa un regard incer-
tain en direction de son amie.
— Vas-y, lui conseilla Line en riant. Si tu trouves
un trésor sur ton chemin, tu me le rapporteras, n'est-
ce pas?
— Viens avec nous!
Line secoua la tête tout en fixant le tube de
l'aspirateur.
— Non, ma chérie. Je vais d'abord finir ceci.
— Papa ! Dis à Line de nous accompagner !
Il les contemplait, le visage impénétrable.
— Laisse-la, Sarah. Ce n'est pas à moi de lui
donner des ordres.
Ils disparurent aussitôt. Quelques gouttes de trans-
piration perlaient à son front. Line tirait l'appareil de
toutes ses forces, mais ses mains ne cessaient de
trembler. Elle regrettait d'avoir réagi avec autant de
véhémence au petit déjeuner. Julien l'avait provo-
quée, mais elle aurait dû se maîtriser davantage...
Elle avait délibérément cherché à lui faire du mal.
La situation s'envenimait. Jamais ils ne pourraient
se parler en termes amicaux...
Au fond, c'était peut-être mieux ainsi. Tout en
rangeant les disques qui traînaient au salon, elle
repensa à la soirée de la veille... Elle avait évité un
désastre de justesse... Elle avait été sur le point de
découvrir son amour pour cet homme. Elle avait déjà
aimé une fois... David Perry... Pourtant, ce n'était
pas pareil... Elle ne désirait qu'une seule chose pour
Julien... Son bonheur.
Dieu merci, elle avait su se retenir à temps! Ce
genre d'incident ne se reproduirait plus, à présent.
98
Bientôt, il rentreraient à Auckland. Chacun repren-
drait ses activités de son côté. Elle commencerait à
travailler à la bibliothèque et n'aurait plus le temps
d'y penser.
Elle poussa un soupir de soulagement en entendant
le bruit d'un moteur sur la baie... Chéryl et Rob
rentraient enfin! Ils agiraient comme tampon. Il lui
suffirait d'être un peu rusée pour éviter de se trouver
seule en face de Julien.
Pourtant, eux aussi parurent sensibles au change-
ment d'humeur. En apparence, ils étaient toujours
aussi gentils et souriants. Mais Line les soupçonnait
de se réfugier dans le travail par peur de ne plus
savoir maintenir leur attitude placide.
L'après-midi s'étiolait. La mer avait retrouvé son
calme. Rob avait vérifié l'état du jardin et coupé les
quelques branches cassées. Dans l'ensemble, il était
rassuré : il avait craint des dégâts considérables.
Chéryl aussi paraissait soulagée. Elle prépara le
repas en chantonnant.
— C'est joli, n'est-ce pas? fit remarquer Sarah, qui
désherbait une plate-bande sous la fenêtre de la
cuisine... J'aime bien quand tu chantes aussi, Line.
— Moi, je chante?
— Oui, comme Chéryl. Tu ne t'en rends pas
compte.
Elle extirpa une racine particulièrement récalci-
trante et la contempla avec un soupir de satisfaction.
— ... Ma maman me chantait des chansons pour
m'endormir le soir. Je m'en souviens très bien.
Le cœur de Line se serra. Sarah était à peine âgée
de deux ans, quand Alison avait disparu. Pourtant,
elle se rappelait leurs meilleurs moments passés
ensemble...
— La mienne aussi. Elle me racontait une histoire,
puis elle me chantait une chanson.
99
— Ta mère, ce n'était pas celle de ta sœur, n'est-ce
pas?
— Sarah!
Toutes deux sursautèrent. Julien se tenait derrière
elles. Line ne se retourna pas.
— En effet. Béatrice est ma demi-sœur.
— Alors si papa se remariait, j'aurais des demi-
frères et des demi-sœurs?
— S'il avait d'autres enfants, oui.
Du revers de la main. Line s'essuya le front. Elle
était sensible à la présence de Julien tout près d'elle.
La curiosité de Sarah lui paraissait tout à fait
naturelle. Pourquoi était-elle si gênée de lui répon-
dre? Et surtout, pourquoi Julien paraissait-il aussi
fâché?
Sarah leva la tête.
— Alors pourquoi tu ne te maries pas avec Line,
Papa? J'aimerais bien avoir des frères et des sœurs, si
Line était leur maman.
Un court silence suivit. Line fixait résolument les
orties qu'elle venait d'arracher. Pour rien au monde
elle n'aurait accepté de se lever maintenant. Com-
ment aurait-elle pu faire face à Julien?
— Je n'en doute pas, ma chérie, répondit-il enfin,
une nuance de haine dans la voix... Malheureuse-
ment, on ne peut pas se marier comme ça. Line a
sûrement son mot à dire. D'ailleurs, elle envisage une
carrière... Ma petite Sarah, un des plus grands
inconvénients, quand on grandit, c'est de découvrir
que la vie n'est pas un conte de fées. Les dénoue-
ments ne sont pas toujours heureux.
Sarah avait pâli. A présent, elle rougissait. Un flot
de larmes lui monta aux yeux.
— Mais moi, je veux que tu te maries avec Line!
Je déteste...
— Sarah!
100
La fillette ravala sa salive. Désespérée, elle se
tourna vers Line.
— Tiens, prends mon mouchoir, dit Line en se
levant précipitamment.
Au moment où Sarah enfouissait sa tête dans le
mouchoir, la jeune fille adressa un regard furieux à
Julien.
Contrairement à toute attente, elle rencontra un
visage parfaitement indifférent. Brusquement, il prit
sa fille par la main... Line n'existait plus pour lui.
Elle se recroquevilla sur elle-même et les laissa
s'éloigner. Elle attendit quelques secondes, puis
décida de les suivre.
Au détour d'un énorme hibiscus, elle découvrit
Julien accroupi près de l'enfant. Il lui parlait à voix
basse et essayait de la consoler.
Un sentiment de désarroi s'empara de tout son
être. Pour la première fois, Line se rendait compte à
quel point ces deux êtres lui étaient chers.
Bouleversée par cette découverte, elle chercha
refuge dans un petit coin isolé à l'ombre d'un
jacaranda. Quelqu'un avait eu l'excellente idée d'y
installer une table et deux chaises longues. De là, la
vue sur la mer était extraordinaire. Elle se laissa
tomber sur les coussins moëlleux et fixa l'horizon
sans voir...
Il fallait affronter ce nouveau problème de face.
Comment était-elle tombée amoureuse de Julien
Doyle? Cet homme était l'opposé de tous ceux qui
lui avaient plu autrefois. Julien n'était pas pour elle.
Elle se sentait terriblement mal à l'aise en sa
compagnie. Pourtant, elle était obligée de l'admettre :
elle l'avait toujours trouvé attirant malgré son
arrogance et son air méprisant.
Elle repensa subitement à une conversation qu'elle
101
avait eue avec sa mère, quelques mois auparavant.
Celle-ci lui avait déclaré :
— Ma chérie, l'amour, c'est quand le bonheur de
l'autre compte avant tout... Je suis en train de lire un
roman idiot. Il ne parle pas de l'amour, mais de la
passion, du désir... Quand on aime vraiment, on peut
être à la fois amis et amants.
Parfait... Julien et Line ne seraient jamais amis si
elle en jugeait par les événements de ces derniers
jours... Pourtant, en d'autres circonstances, ils
auraient pu le devenir. Ils n'avaient bavardé qu'une
seule fois en toute quiétude... Leur conversation
s'était révélée à la fois stimulante pour l'esprit et
profonde...
Mais évidemment, Béatrice pouvait lui offrir le
côté intellectuel et le côté passionnel de sa personna-
lité. Pourquoi irait-il chercher ailleurs?
A cette pensée, Line bondit sur ses pieds. Elle
éprouvait soudain le besoin irrésistible de s'occuper.
Elle courut vers la maison comme si elle avait été
poursuivie.
— Je te cherchais, dit Sarah, dans le vestibule. Tu
veux venir te baigner? Nous partons demain matin.
— Ah bon?
Tant mieux
« Tant mieux », lui cria son cerveau... « Quel
dommage », protesta son cœur.
— ... Eh! bien, allons-y!
— Nous avons une heure devant nous. Après ce
sera l'heure du dîner.
Line monta rapidement dans sa chambre pour
revêtir son bikini écarlate et un peignoir. Puis elles
coururent vers la plage de sable fin. Elles jouèrent
quelques minutes avant de plonger dans l'eau.
Line nageait fort bien. Elle décida de traverser la
baie. Sarah l'attendit près de son château de sable.
102
Ayant atteint son but, la jeune fille sortit de l'eau, fit
un grand signe de la main en direction de Sarah, puis
entreprit le parcours du retour.
A mi-chemin, elle poussa un hurlement de douleur.
Elle avait une crampe à la jambe droite. Un instant,
elle eut l'impression de ne plus pouvoir respirer,
tellement elle souffrait. Elle se débattit farouchement
pour ne pas couler à pic.
Combien de temps cela dura-t-il? Enfin, elle fut
hissée sur la plage. Julien pompait l'eau qui s'était
infiltrée dans ses poumons... Elle avait frôlé la mort!
Elle étouffa un sanglot amer. Sarah la contemplait,
atterrée. Julien, toujours aussi indifférent agissait
avec une efficacité exemplaire. Deux grosses larmes
roulèrent sur ses joues.
— Ça va? Tu n'as pas mal? s'enquit la petite
d'une voix aigrelette... Line... Tu vas bien mainte-
nant?
— Laisse-la, ordonna Julien. Tout va bien, ma
chérie. Regarde... Elle a repris quelques couleurs.
Sur ces mots il la prit dans ses bras et la transporta
jusqu'à la villa.
Line n'arrivait pas à se calmer. Elle pleurait en
silence, le visage enfoui au creux de son épaule. Elle
voulut essuyer ses larmes afin de ne pas tremper sa
chemise, mais il l'en empêcha.
— Je suis déjà mouillé,
Une demi-heure plus tard, elle était au lit. Chéryl
avait trouvé le moyen d'occuper Sarah ailleurs. Cette
fois, Line put laisser libre cours à son chagrin et à sa
honte.
Elle s'endormit enfin.
Il devait être plus de minuit quand elle se réveilla.
La maison était silencieuse. Elle jeta un coup d'œil
par la fenêtre. Toutes les lumières étaient éteintes
103
dans le cottage des McCarthy... Sur la pointe des
pieds, elle descendit à la cuisine.
Dans le calme de la nuit, le bruit de la poignée de
porte lui parut insolite. Elle jeta un coup d'œil
anxieux par-dessus son épaule... Apparemment, elle
n'avait réveillé personne...
Malheureusement, le réfrigérateur ne contenait
rien d'intéressant pour une petite collation. Retenant
son souffle, elle ferma la porte de la cuisine avant de
se diriger vers les placards de l'office. Elle découvrit
bientôt sur un des plans de travail un grand panier
empli de fruits frais.
Une pomme dans une main, une poire dans
l'autre, elle avait presque retraversé la pièce quand, à
sa grande horreur, elle vit la porte s'ouvrir devant
elle. Dans l'obscurité, elle discerna la haute silhouette
de Julien.
Elle s'immobilisa terrifiée.
— Que faites-vous? siffla-t-il en s'approchant
d'elle.
Elle eut un mouvement de recul.
— J'... J'ai faim.
Elle s'humecta les lèvres.
— ... Je venais me chercher quelques fruits.
Il plissa le front.
— Je craignais de rencontrer un voleur!
— Dans ce cas, il ne fallait pas entrer de cette
manière. J'aurais très bien pu vous asséner un coup
sur la tête, en me cachant derrière la porte.
— J'avais déjà jeté un coup d'œil dans votre
chambre. Vous n'y étiez pas... Pourquoi n'avez-vous
pas allumé?
— J'avais peur de réveiller quelqu'un.
— J'ai le sommeil léger. Je suis sensible au
moindre bruit insolite.
— Et Sarah?
104
L'ombre d'un sourire se dessina sur ses lèvres.
— Elle se réveillerait peut-être, si vous vous
précipitiez sur son lit en hurlant.
— Ah.
Line se sentait parfaitement idiote. Elle avait
l'impression d'être prise en flagrant délit de vol.
Julien se tenait beaucoup trop près d'elle... D'un pas
décidé, elle alla allumer le lustre central.
Elle se versa un verre d'eau fraîche et le but d'un
seul coup. .
— Merci d'être venu voir, balbutia-t-elle enfin. Je
vais manger ces fruits dans ma chambre.
— Je ne vous chasse pas, vous savez. Vous ne
voulez pas une boisson chaude?
— Non, merci.
— Vous ne ressentez aucun effet secondaire à
votre accident?
— N... Non.
Un court silence...
— ... Que faisiez-vous exactement, en plein milieu
de la baie?
— J'essayais de me noyer, répliqua-t-elle... Je suis
désolée.
— J'espère!
— Grand Dieu! Je ne l'ai pas fait exprès. J'ai
ressenti une crampe dans la jambe droite, et...
— Toute personne ayant un soupçon de bon sens
aurait agi avec un peu plus de prudence. Sarah était
bouleversée!
Line tressaillit.
— Je suis désolée, répéta-t-elle.
— Désolée?
D'un mouvement brusque, il la saisit par le bras.
— J'espère! Elle n'aurait jamais supporté un décès
supplémentaire!
— Pardon?
105
— Oui... Sarah était avec sa mère au moment de
l'accident. Alison ne portait pas sa ceinture de
sécurité. Elle a été éjectée de l'automobile. Elle était
encore vivante quand je l'ai trouvée. Elle est morte
presque aussitôt après. Sarah a tout vu.

106
7

Line avait la nausée. Du revers de la main, elle


s'essuya les lèvres, comme pour en effacer la marque
des paroles de Julien.
Pauvre petite Sarah! Cet accident devait être gravé
pour toujours dans sa mémoire. Line comprenait
maintenant combien elle avait dû s'affoler en la
voyant se débattre dans l'eau.
— Je... Je ne savais pas, soupira-t-elle. Je suis
vraiment navrée.
Un flot de larmes lui monta aux yeux.
— Je suis navrée, dit-elle encore.
Elle était à court de mots. S'excuser ne servait à
rien, elle en était consciente... Cependant elle était
bouleversée à l'idée d'avoir rouvert une plaie encore
mal cicatrisée.
— Taisez-vous!
Horrifiée, elle cligna des yeux. Trop tard... Julien
avait posé sa main libre sur son épaule. Il l'attira
brutalement contre lui et l'embrassa avec ardeur. En
un instant, Line oublia toutes ses craintes, tous ses
soucis.
Les lèvres de Julien lui paraissaient chaudes et
tendres. Elle était entièrement sous l'emprise de son
107
charme et de sa sensualité. Line succomba sans
résistance à cette étreinte.
Puis il recula légèrement. Il se rapprocha d'elle,
déposa une pluie de baisers sur ses paupières, tandis
que du bout des doigts, il effleurait sa nuque.
— Julien, murmura-t-elle.
— Chut...
Il l'enlaça tendrement. Elle dut gémir sans s'en
rendre compte, car il répéta :
— ... Chut...
Que ces mots étaient doux à son oreille! Toutes
sortes d'émotions jusque-là insoupçonnées défer-
laient en elle... Elle se pelotonna contre lui, heureuse.
De nouveau, elle chuchota son nom... De nouveau, il
la fit taire en réclamant passionnément ses lèvres.
La voix lointaine de Sarah les figea brusquement.
— Restez ici, ordonna Julien en la secouant avec
violence... Restez ici!
Comme s'il avait déjà répété ce rituel des centaines
de fois, il fit couler un peu d'eau fraîche pour en
remplir un verre. Puis, avec un dernier regard par-
dessus son épaule, il sortit.
Telle une somnambule, Line contempla sa pomme
et sa poire abandonnées sur le plan de travail. Elle
n'en avait plus envie. Elle réprima une envie irrésis-
tible de rire... Elle n'avait plus faim! Ignorant l'ordre
de Julien, elle éteignit la lumière et reprit le chemin
de sa chambre.
Cependant, arrivée devant la porte, elle hésita.
Sarah sanglotait encore. Apparemment, Julien ne
parvenait pas à la réconforter.
Elle revint sur ses pas et pénétra dans la chambre
de la fillette.
— Oh, Line! J'ai eu un rêve horrible! Tu étais
morte!
— Comme tu vois, je suis toujours là, déclara la
108
jeune fille le plus naturellement possible... Je suis
désolée de t'avoir fait si peur, ma chérie. Ne
t'inquiète pas. Je vais très bien.
Tout en parlant, elle s'était assise au bord du lit, en
face de Julien. Sarah se précipita dans ses bras. Line
l'embrassa affectueusement.
— Allons, allons, c'est fini maintenant. Tout va
bien... Là...
Comme par magie, Sarah cessa de pleurer.
— Papa a dit que tu dormais, lui confia-t-elle en
se laissant docilement border... Pardon de t'avoir
réveillée.
Elle sourit.
— ... Nous voilà encore comme une vraie famille,
n'est-ce pas? Bonne nuit, Line. Bonne nuit, Papa.
Line partit presque en courant. Ayant atteint sa
chambre, elle contempla la pièce d'un œil résigné :
elle cherchait de quoi barricader sa porte, mais ne
trouvait rien. Furieuse contre elle-même, elle se
dirigea vers la fenêtre et, d'un geste brutal, ouvrit ses
rideaux. Dehors, les étoiles scintillaient dans le ciel.
Grâce à la brise légère, elle entendait les vagues
s'écraser au loin sur les rochers du récif. Des parfums
enivrants flottaient dans la nuit.
Une nuit pour les amoureux... Quelle idiote elle
était! Dieu merci, Sarah les avaient interrompus à
temps ! Quelques secondes de plus, et c'eût été le
désastre !
Elle sursauta, la gorge serrée... Elle fit volte-face.
Julien se tenait au seuil de la pièce.
— Elle va mieux?
— Oui. Elle s'est rendormie.
Us parlaient à voix basse. Pourtant, Line décela
aussitôt la nuance glaciale de la voix de Julien.
— Bien...
Il ne fit aucun mouvement. Line non plus. Si elle
109
s'avançait vers lui, elle ne répondrait plus de ses
actes...
— ... Tant mieux, ajouta-t-elle après une légère
hésitation.
— Oui.
Il fit un pas vers elle. Line eut un mouvement de
recul. Elle se réfugia derrière le fauteuil.
— Non... Non... Je suis épuisée, et...
— Vous avez peur... Je vous fais peur, Line?
— Oui. Moi aussi, je me fais peur.
Il sourit.
— Toujours aussi franche! Auriez-vous la gentil-
lesse d'attendre quelques minutes? Quand elle sera
profondément endormie, vous pourrez me rejoindre
dans ma chambre. Nous y serons plus à l'aise.
Line reçut cette invitation comme une douche
froide... Comment osait-il lui faire une telle proposi-
tion?
— Non!
— Pourquoi pas?
Il se pencha vers elle et, du bout du doigt, effleura
ses bras nus.
— ... Pourquoi pas? répéta-t-il, indifférent.
Line se mordit la lèvre.
— Je ne veux pas d'une aventure avec vous.
Julien, je vous en supplie, allez-vous en!
— Comme vous voudrez.
Il tourna les talons et sortit.
Line crispa ses poings de chaque côté de son corps.
Elle avait l'impression qu'il sortait en même temps de
sa vie. Pour toujours... Devant la porte, il se
retourna.
— Bonne nuit, Line.
— Bonne nuit.
Il ferma doucement la porte.
Telle une automate, la jeune fille se glissa sous ses
110
couvertures. Elle demeura éveillée un long moment,
les yeux grands ouverts dans le noir.
Devenait-elle folle? Pour la seconde fois en une
soirée, elle avait failli succomber à sa propre fai-
blesse. Si Sarah ne les avait pas arrêtés dans leur
élan, leur étreinte se serait prolongée... Elle serait
devenue la maîtresse de Julien!
Cette pensée l'effrayait... Pourtant... Son plus
grand bonheur serait de pouvoir dormir toute une
nuit, pelotonnée dans ses bras... Si.. Si Julien
l'aimait. Peut-être était-elle un peu trop vieux jeu et
romanesque?
Elle repensa subitement à Béatrice... Béatrice!
Julien était-il de ces hommes qui ne voient rien de
mal à séduire la sœur de leur future épouse?
— Tu es encore toute pâle, fît remarquer Sarah au
petit déjeuner le lendemain matin.
Elle la dévisagea longuement, l'œil critique, puis
sourit.
— ... Tu as l'air vannée! ajouta-t-elle, très fière de
sa trouvaille.
Si Sarah pouvait plaisanter, le plus grave était
passé.
— Je suis un peu fatiguée parce que j'ai été
réveillée cette nuit.
— Je n'avais pas fait de cauchemars depuis des
siècles !
Sarah se précipita sur les genoux de son amie.
— ... Line... Chéryl avait une surprise pour nous
hier soir.
— Ah?
La petite tête blonde se tourna vers elle.
— ... Elle va avoir un bébé. Elle a de la chance,
non?
— Bien sûr.
— Elle a b u le C h a m p a g n e avec papa et son m a r i .
111
La fillette poussa un profond soupir.
— ... Line... Tu te marierais avec Papa, s'il te le
demandait?
— Ma chérie, fais confiance à ton père. Il saura
choisir une maman pour toi. Ce n'est pas juste, ni
pour lui, ni pour moi, d'insister là-dessus.
De nouveau, Sarah soupira.
— Bon, je ne dirai plus rien. Mais ce serait
formidable, Line! Moi, je ne veux pas une nouvelle
maman. Je te veux, toi.
— Sarah, je t'aime. Pourtant l'amour ne suffit pas
toujours.
— Je ne comprends pas très bien, mais ce doit être
logique. A quelle heure arrive l'avion?
La voix enjouée de Chéryl leur parvint du jardin.
— A dix heures et demie! Vous feriez mieux de
vous dépêcher de manger, petite Sarah! Votre papa
vous attend.
Elle entra dans la cuisine et dévisagea Line.
— Vous êtes encore très pâle... Julien me dit que
vous vous êtes réveillée cette nuit.
Tiens... Tiens... Pourquoi avait-il confié cela à
Chéryl?
— Oui, oui..., Sarah m'a annoncé la grande nou-
velle. C'est merveilleux.
Chéryl s'installa près d'elle.
— N'est-ce pas? Nous avions perdu tout espoir.
Mangez vite, sinon, ce sera froid.
— Vous préférez un garçon ou une fille? demanda
Line en beurrant une tartine.
— Ça nous est égal! Mais j'aimerais en avoir
plusieurs. Il n'est jamais bon pour un enfant d'être
tout seul... Regardez Sarah... Elle a fait beaucoup de
progrès ces derniers temps. D'après Julien, c'est
grâce à vous.
112
Une sensation de chaleur envahit Line. Cependant,
son honnêteté l'obligea à balayer ce compliment.
— J'en doute. Elle m'aime beaucoup, c'est vrai. A
mon avis, c'est surtout parce que je suis la première à
m'être intéressée à elle.
— Oui. Anna est toujours très occupée. C'est une
maniaque de la propreté dans la maison. Julien adore
sa fille, mais il s'absente souvent pour ses affaires.
Elle cherche un substitut pour sa mère. Je crois
qu'elle l'a trouvé en vous.
Line poussa un profond soupir.
— Pauvre petite... Elle me fend le cœur, mais...
Les mots moururent sur ses lèvres. Elle rencontra
le regard limpide de Chéryl.
— Mais vous avez peur de vous laisser submerger.
Je ne vous en ferai pas le reproche. C'est une
situation fort délicate, n'est-ce pas?
— C'est affreux.
Line était bouleversée. Cependant, elle était réti-
cente à l'idée de confier ses soucis à cette charmante
jeune femme. Elle se contenta de sourire.
— ... Enfin, tout s'arrangera. Je ferai de mon
mieux pour qu'elle n'en souffre pas.
— Vous avez raison.
Chéryl se leva.
— ... Ne m'en laissez pas une miette!
Le voyage de retour s'effectua sans encombre.
Julien était sombre, réservé. Il cachait ses sentiments
derrière son masque habituel.
Anna les accueillit avec un large sourire.
Béatrice était absente. Elle avait laissé un mot sur
la table de la cuisine. Elle rentrerait dans la soirée.
Désemparée, Line défit ses valises, enfila un short et
un tee-shirt, puis alla cueillir des fleurs pour le grand
vase du salon.
113
— Line? Tu viens te baigner avec moi?
Elle hésita un quart de seconde.
— Avec plaisir! Entre, Sarah.
Toute sa joie s'envola quand elle aperçut Julien
installé au bord de la piscine.
Elle s'irrita franchement lorsque, au bout de dix
minutes, il s'approcha du bassin en claquant des
doigts.
— Sortez de l'eau!
— Je vous demande pardon?
D'une main, elle repoussa ses cheveux trempés.
Il sourit.
— Vous avez parfaitement entendu. Sortez. Vous
vous êtes baignée suffisamment longtemps.
Elle ne bougea pas.
— Faut-il que je vienne vous chercher?
Elle rougit, plongea et, en quelques brasses, se
trouva au bas de l'échelle.
Elle émergea de la cabine au moment où Anna
apportait un plateau chargé de verres et de boissons
fraîches. La gouvernante échangea quelques mots
avec son patron, puis s'éclipsa discrètement.
— Venez vous asseoir, ordonna-t-il. Vous semblez
fatiguée.
Line n'avait aucune envie de boire en sa compa-
gnie, mais elle finit par accepter car elle ne trouvait
aucune raison valable pour s'enfuir. D'ailleurs, tôt
ou tard, il leur faudrait se comporter comme deux
adultes civilisés.
Ils demeurèrent silencieux un long moment. Julien
buvait à petites gorgées. Line savoura son jus de
fruits exotiques. Sarah s'amusait toujours dans la
piscine avec un énorme ballon en plastique.
Le silence devenait insupportable...
— Julien... Vous connaissiez bien mon père?
Il ne répondit pas tout de suite. Un instant, Line se
114
demanda si elle avait eu raison de lui poser cette
question.
— Plus ou moins... Pourquoi? Vous ne vous
sentez pas coupable tout d'un coup de l'avoir délaissé
pendant de si longues années?
— Je ne l'ai pas délaissé.
— Alors pourquoi n'êtes-vous jamais revenue le
voir?
Line s'indigna.
— Comment le pouvais-je? Le billet d'avion coûte
cher et nous n'avions pas d'argent.
— Vous êtes pourtant arrivée après sa mort.
— J'ai épuisé mes ressources pour un billet d'aller
uniquement. Je vis sur mes économies.
— Votre père vous envoyait une pension alimen-
taire correcte.
— Je n'ai jamais été mise au courant de ces
détails.
Elle hocha la tête et avala une gorgée de jus de
fruits.
— ...Ecoutez, n'en parlons plus. Je regrette d'avoir
abordé ce sujet, conclut-elle.
— Béatrice est plus à même de vous renseigner,
non?
— Je viens de vous le dire, n'en parlons plus!
D'un bond elle se leva, prête à fuir. Cependant il la
saisit par le poignet.
— Asseyez-vous.
Elle voulut s'éloigner. Il l'attira violemment vers
lui.
— Asseyez-vous, Line. Je ne vais pas vous man-
ger.
Elle obéit.
— ... Votre père était un homme amer. Il parlait
peu de sa vie en général, mais j'ai cru comprendre
qu'il n'avait jamais surmonté son chagrin. Parfois il
115
évoquait quelques souvenirs vous concernant. Il vous
adorait. Béatrice et votre père ont beaucoup souffert
de votre absence.
— Mais... Comment était-il?
— Vous ne vous rappelez rien?
Elle hésita.
— Très peu. Il partait tôt le matin pour son
travail. Il rentrait tard et passait le plus clair de son
temps dans son bureau. A une ou deux reprises il a
assisté aux fêtes données pour mon anniversaire.
Mais en général, il était absent... Ma mère pleurait
souvent...
— Il vous voyait petite, menue, aux boucles
rousses. Il trouvait votre sourire extraordinaire. Il
avait raison, pour votre sourire.
Ahurie, Line se tourna vers lui. Il semblait
vaguement ironique. La colère l'emporta sur l'humi-
liation.
— C'est tout? Il me connaissait mal, il me semble.
Il a omis de vous signaler l'adoration que je voue à
l'argent.
— Cela se comprend, si vous en avez toujours
manqué. Vous pensez avoir droit à une moitié de ses
biens. A propos, où en sont les tractations?
Prise de court, elle balbutia :
— Les avocats s'en occupent.
— Il n'est pas trop tard pour les en empêcher. A
moins que vous ne désiriez vraiment votre part,
évidemment.
Il était du côté de Béatrice...
— Je ne sais pas... D'ailleurs, cela ne vous
concerne pas, Julien. N'en parlons plus, voulez-vous?
Vous ne m'avez pas appris grand-chose sur mon
père.
— Il y a peu à dire. C'était un homme intelligent.
Béatrice a hérité de son sens de l'humour et de sa
116
causticité. Il vivait pour son travail. Je l'aimais
beaucoup.
— Vraiment?
— Oui. Il était honnête et franc. Il ne faisait
jamais semblant.
Le ton de cette dernière remarque déplut à la jeune
fille. Cependant, elle préféra l'ignorer. Julien pouvait
penser ce qu'il voulait d'elle! Grâce à Béatrice, il
l'avait toujours considérée comme une aventurière
sans intérêt.
Sarah surgit. Elle demanda un verre de jus de
fruits et s'installa aux côtés de Line. La conversation
languissait. Enfin, Line se leva, soulagée à la pensée
de pouvoir échapper au regard intense de Julien.
Sarah voulut la retenir. Elle l'invita à dîner. La
jeune fille refusa.
— Pourquoi?
— Elle a dit non, intervint Julien.
Line les laissa tous les deux au bord du bassin.
Béatrice rentra vers dix heures, vêtue d'un jean et
d'un blouson. Elle tenait ses luxueuses bottes de cuir
à la main, avec d'infinies précautions.
— Regarde-moi ça! s'exclama-t-elle sans préam-
bule... Je n'ai jamais vu autant de boue au même
endroit!
— Où étais-tu?
Elle prit un air à la fois amusé et mystérieux.
— Sur la côte.
— Ah.
Line était un peu déconcertée.
— ... Euh... Tu veux quelque chose à boire?
— Je prendrai volontiers un café.
Line le prépara. Toutes deux s'installèrent au
salon. 117
— Comment s'est passée cette semaine?
— Sans problèmes! Le temps a été magnifique,
malgré l'orage du dernier soir.
— Tu t'es bien entendue avec Sarah?
— Oui. C'est une enfant adorable. Elle a tellement
besoin d'amour et de tendresse.
Béatrice bâilla ostensiblement. Cependant, Line
crut discerner une lueur amusée au fond de ses yeux.
— Je n'en doute pas. Quand on perd sa maman si
jeune, on est instable... Regarde-moi. Ah! A propos,
il y a une lettre de ta mère sur la table. Tu l'as vue?
— Oui.
La conversation s'éteignait. Béatrice examina atten-
tivement ses mains pendant quelques secondes. Elle
paraissait très satisfaite d'elle-même.
— Que feras-tu, Line, quand j'aurai déménagé?
— Je vais me trouver un autre appartement. Je
prendrai peut-être une chambre chez une logeuse.
Pourquoi?
— Je me posais la question, tout simplement.
Combien gagneras-tu à la bibliothèque? A ce sujet je
ne t'ai pas encore félicitée.
Line lui annonça le prix. Sa sœur fronça les
sourcils. Visiblement, elle faisait un calcul savant.
— Tu seras obligée de partager ton appartement.
Jamais tu ne t'en sortiras toute seule.
— Tu as l'intention de partir bientôt?
Béatrice lui adressa un sourire radieux.
— Oui. Mais il ne faut encore l'annoncer à
personne. Pour l'instant, cela demeure un secret.
Que voulait-elle dire par là? Julien et Béatrice
avaient-ils déjà fixé la date de leur mariage? Line
avait du mal à le croire. Pourtant... La jeune femme
paraissait si sûre d'elle-même. Et seul Julien l'avait
courtisée depuis l'arrivée de Line. Elle posa sa tasse
sur la table.
— Je vais me coucher. Bonne nuit.
118
— A demain.
Au moment où Line s'apprêtait à pénétrer dans
sa chambre, la sonnerie du téléphone retentit. Elle
s'arrêta pour jeter un coup d'oeil par-dessus son
épaule et entendit la conversation.
— Ah! Bonsoir... Oui, oui, elle vient d'aller se
coucher... Ah? Vraiment? Je comprends maintenant
pourquoi elle a l'air si fatigué. Oui, Julien, je vais la
border dans son lit immédiatement. Bonsoir et merci.
Elle raccrocha d'un geste brutal.
— Petite sotte! Quelle idée d'essayer de se noyer!
Que dirait ta mère? Heureusement, Julien était là.
— En effet...
Béatrice fit quelques pas et s'arrêta, les mains sur
les hanches. Tout d'un coup, elle saisit la main de sa
sœur et la serra très fort.
— Tu es adorable! Ta maman t'a élevée de façon
exemplaire. A ton avis, accepterait-elle de venir, si je
l'invitais à mon mariage?
— Probablement.
Le monde entier s'effondrait autour d'elle.
— Formidable! J'ai envie de faire la paix. La vie
est trop courte pour ne pas en profiter pleinement.
Line s'efforça de sourire puis se précipita dans sa
chambre. Si seulement elle pouvait pleurer! Les
larmes soulageraient peut-être son cœur de ce poids
énorme... Elle respirait avec difficulté.
Il n'y avait plus aucun espoir. Béatrice ne parlerait
pas ainsi de son mariage si ce n'était une affaire
conclue. Julien était donc exactement le contraire de
ce qu'elle aurait voulu. Il avait cherché à la séduire
tout en préparant son union avec une autre...
Les quelques semaines qui suivirent furent
moroses. Line avait perdu l'appétit. Elle devait se
forcer à manger. Dieu merci, Béatrice était trop
active pour y prêter attention. Line ne vit pas
119
Julien... Tant mieux, elle n'aurait pas eu le courage
de lui faire face.
Le temps était triste. Sarah pâlissait de jour en
jour. Ensemble, les deux amies découvrirent toutes
certes d'activités passionnantes pour occuper leurs
heures libres. La chambre de la fillette était parsemée
de bouts de chiffons et de papier, de pots de colle et
de crayons de couleur. Elles avaient commencé à
tricoter une écharpe, à tisser des ceintures en raphia
et à confectionner des mobiles. Entre-temps, elles
avaient fabriqué un abat-jour pour Anna, en l'hon-
neur de son anniversaire.
Anna avait beaucoup changé à l'égard de Line.
Elle la considérait maintenant avec respect et même,
par moments, avec affection.
Un jour, elle vint apporter le goûter dans la
chambre de Sarah. Au lieu de s'éclipser discrètement
comme à son habitude, elle approcha une chaise et
s'assit avec un large sourire.
— Depuis votre arrivée, la petite est transformée,
déclara-t-elle, profitant d'une courte absence de
l'enfant... Autrefois, elle était boudeuse, elle ne
cessait de se plaindre. Elle cherchait à tout prix à
attirer l'attention sur elle. Elle me rendait folle!
— Nous nous entendons bien, murmura la jeune
fille, touchée... Evidemment, cette adoration à mon
égard ne durera pas.
Anna ne semblait pas convaincue.
— Au début, nous avions engagé une nurse; elle
nous a quittés pour se marier, l'année où Sarah a
commencé l'école. Elle était très sévère, mais la petite
l'aimait beaucoup. Bien sûr, Sarah vénère son père.
Malheureusement, il s'absente souvent pour ses
affaires. Elle a besoin d'une maman.
Elle en aurait une bientôt... Béatrice trouverait
certainement un peu de temps à lui consacrer.
120
— Sans doute...
— Sa propre mère lui a terriblement manqué,
vous savez. Je me souviens du jour de l'accident.
Julien l'a ramenée. Pendant des semaines elle est
restée au lit, pâle comme un linge. Elle ne mangeait
plus, refusait de parler. Elles étaient très proches, sa
mère et elle.
— Ah?
— Oui. Alison n'a jamais été une bonne épouse,
mais elle a tout fait pour rendre sa fille heureuse.
Une question brûlait les lèvres de la jeune fille,
mais elle n'osa pas la formuler à haute voix. Elle
n'avait pas le droit de pousser Anna aux confidences.
D'ailleurs, il ne servirait à rien d'en savoir plus sur
Alison. La mère de Sarah n'avait sûrement pas voulu
se suicider. Jamais une femme digne de ce nom
n'aurait eu le courage d'attenter à sa vie en compa-
gnie de sa fillette.
A cette pensée, Line se sentit vivement soulagée.
Elle avait toujours eu peine à croire que Julien l'avait
poussée à une telle extrémité. Il était peut-être dur et
arrogant, mais au moins il n'avait pas ce reproche à
se faire.
L'arrivée bruyante de Sarah mit un terme à cette
conversation. Un peu plus tard dans l'après-midi,
Stewart parut. Il déposa un gros paquet sur la table
et recula d'un pas pour mieux observer sa nièce.
— Qu'est-ce que c'est? s'enquit-elle en le déballant
précautionneusement.
— Regarde!
— Oh! Un livre! Oncle Stewart, ce que tu es
gentil! Comment savais-tu qu'il y avait une suite à
l'histoire de l'ours Winnie?
Elle se précipita vers lui pour l'embrasser.
— Je me tiens au courant, chérie... Qu'étiez-vous
en train de fabriquer?
121
— Un mobile... Tu vois, ce sont des bébés canards
avec leur maman. Line m'a montré comment coudre
les morceaux de feutre entre eux. Quand ce sera
terminé, je l'accrocherai au-dessus de mon lit!
— C'est magnifique. Tu es très habile. Line aussi,
d'ailleurs.
Au grand étonnement de toutes les deux, il s'assit,
saisit un bout de tissu et exécuta deux points précis et
nets. Il releva la tête de son ouvrage avec un grand
sourire.
— ... Stewart aussi est très habile... J'ai entendu
parler de votre petit accident à Kawau, Line.
— Oui...
— Vous ne semblez pas en être complètement
remise. Un peu d'anti-cernes ne vous ferait aucun
mal.
Après son départ, Sarah pencha la tête de côté,
perplexe.
— Oncle Stewart a changé.
— Ah?
— Oui. Avant, il était rigolo. Il était gentil, mais il
ne voulait pas le montrer. Et il se disputait toujours
avec Papa.
Elle hocha la tête.
— ... Je crois qu'il lui est arrivé quelque chose.
Peut-être se sentait-il tout simplement délivré d'un
lourd fardeau...
Julien rentrerait tard dans la soirée. Sarah supplia
Line de rester dîner avec elle. La jeune fille accepta
l'invitation. Elle courut sous la pluie vers l'apparte-
ment pour laisser un petit mot à Béatrice. Stewart
était sorti, lui aussi. Anna les fit manger toutes les
deux dans la cuisine. Le repas fut agréable, ponctué
de fous-rires et de plaisanteries.
Line n'en revenait pas. Elle arrivait à rire, en dépit
d'un cœur lourd de chagrin...
122
Sarah disparut pour prendre son bain, puis Line
lui raconta une histoire avant d'éteindre sa lumière.
Elle avait entrepris la longue aventure des turehu,
personnages magiques inventés par elle, qui vivaient
autrefois dans les collines brumeuses de l'arrière-
pays. L'enfant s'étant enfin endormie, Line l'em-
brassa sur le front avant de descendre rejoindre Anna
dans la cuisine pour boire son café.
Au moment même où la gouvernante rangeait les
tasses vides, Julien entra. Il insista pour raccompa-
gner Line à l'appartement.
La pluie avait cessé. Une ou deux étoiles tentaient
une apparition dans le ciel encore menaçant. Le
temps se lèverait sans doute dans la matinée du
lendemain... L'air était frais. Julien tenait fermement
Line par le bras, mais demeurait silencieux.
Un rai de lumière filtrait au travers des volets clos.
Béatrice avait dû allumer la lampe du salon. Une
mélodie langoureuse s'élevait au loin... Neil Dia-
mond, un des chanteurs préférés de Béatrice...
En atteignant la porte d'entrée, Line se tourna vers
son compagnon.
— Merci d'être venu avec moi.
— Je vais entrer quelques minutes.
A contrecœur, Line tourna la clé dans la serrure.
Ils traversèrent ensemble la salle à manger et
s'immobilisèrent au seuil du salon.
Béatrice et Stewart s'enlaçaient tendrement.

123
8

La première réaction de Line fut de s'enfuir en


entraînant Julien par le bras. Cherchait-elle à épar-
gner à Béatrice les conséquences de sa folie? Ou
encore, voulait-elle protéger Julien? Elle était inca-
pable de se l'expliquer.
De toute façon, il était déjà trop tard. La main de
Julien s'enfonçait cruellement dans son épaule droite.
Il allait la lui briser! L'un d'entre eux dut émettre un
son, car Stewart leva les yeux, rougissant.
— Ma chérie, nous avons des spectateurs...
Line avala sa salive.
— Euh... Je vais préparer du café.
Mais Julien ne l'avait pas lâchée. Stewart s'avança
vers eux, le menton levé en signe de défi.
— Ce n'est pas la peine, Line. Vous l'auriez appris
tôt ou tard... Béatrice et moi allons nous marier.
Il guettait leurs réactions d'un regard perçant.
« Tant mieux pour toi ! » pensa Line, heureuse-
ment surprise. Elle était vivement soulagée. Julien la
poussa doucement devant lui.
— Mes félicitations, Béatrice, déclara-t-il d'une
voix neutre.
Béatrice s'était levée, pâle mais déterminée. Elle
rencontra le regard lointain de Julien et sourit.
124
— Merci.
Pendant dix minutes, ils réussirent tous les quatre
à demeurer courtois. Enfin, Julien s'en fut en
compagnie de son cousin.
— Alors?
Béatrice se tourna vers sa sœur. Celle-ci l'embrassa
affectueusement.
— J'espère que tu seras très heureuse.
— Moi aussi...
— Tu es sûre de toi?
— Ne prend pas cet air sceptique, Line. Je suis
sûre de moi.
Elle s'assit sur le canapé.
— Nous ne sommes pas des ingénus, Stewart et
moi. Nous ne croyions ni l'un ni l'autre au grand
amour. Mais cette fois...
— Et... Et Julien?
L'ombre d'un sourire se dessina sur les lèvres de
Béatrice.
— Nous ne nous voyions plus depuis quelque
temps. A vrai dire, en dépit de tous mes espoirs, il
n'y a jamais eu grand-chose entre nous.
Line la dévisagea, ébahie.
— Pourtant, lors de mon arrivée... Il y a quelques
semaines à peine, tu m'as annoncé ton prochain
mariage avec lui !
— J'aimais déjà Stewart, mais je ne voulais pas
affronter la vérité. Tu te rappelles le soir où tu as
accompagné Julien et Sarah au feu d'artifice?
— Oui, bien sûr.
— Il est passé me voir. Nous nous sommes
querellés. Je l'ai traité de tous les noms. Il ne m'a pas
épargnée non plus. Je l'ai giflé. Il m'a embrassée.
Elle se tut et sourit.
— ... Je sais, c'est un peu vulgaire, mais le tour
était joué.
125
— Tu es sortie avec Julien par la suite...
— Je refusais d'admettre mes véritables senti-
ments. Je t'assure, ma chérie, mes relations avec
Julien en sont toujours restées au stade platonique.
Elle haussa les épaules.
— ... Il est rusé comme le diable. Il savait très bien
ce que je désirais. Il m'a abandonnée petit à petit,
sans en avoir l'air. Aujourd'hui, cela m'est parfaite-
ment égal. J'étais surtout amoureuse de sa situation.
Line aurait dû en éprouver un vif soulagement. Il
n'en fut rien. Ce n'était pas parce qu'il était libéré de
Béatrice qu'il accepterait de l'épouser, elle...
— Tu seras heureuse avec Stewart?
— Rien n'est sûr dans la vie, sauf la mort, petite
sœur. Nous nous débrouillerons. Il quitte l'entre-
prise. Je vends la boutique. Nous nous installons
dans une ferme au nord d'Auckland. Nous l'avons
visitée le jour de ton retour. C'est la raison pour
laquelle mes bottes étaient pleines de boue.
— Quand vous mariez-vous?
— D'ici un mois environ. Je vais écrire à ta mère
pour l'inviter. Si cela t'ennuie, dis-le moi. Je com-
prendrais très bien que tu n'aie pas envie de voir son
jeune époux.
— David? Mon Dieu! Je suis remise de mon
chagrin depuis une éternité !
— Parfait...
Béatrice s'allongea voluptueusement sur le canapé,
son visage éclairé d'un sourire mystérieux.
— ... Tu as l'air épuisée. Je te conseille un peu de
fond de teint dans la journée. Tu ferais mieux d'aller
te coucher. Moi-même, je me sens fatiguée. Finale-
ment, je suis contente que vous soyez arrivés à
l'improviste. Cet incident nous épargnera de nom-
breuses explications confuses.
— En effet.
126
— Tu aurais dû te voir! reprit Béatrice... Tu
faisais une drôle de tête!
— Et Julien?
— Fidèle à son habitude, il s'est retranché derrière
un masque impassible. Crois-moi, il n'a pas le cœur
brisé. A propos, quand revois-tu ta bibliothécaire?
— Demain, je pense.
— Excellente idée. Tu commences après les fêtes
de fin d'année, n'est-ce pas?
— Oui.
D'ici là Béatrice serait mariée. Line n'aurait plus
aucune raison de rester à l'appartement.
— Tu as besoin d'argent?
Line secoua la tête.
— Non. David m'a envoyé un mandat. Je vivrai
dessus jusqu'à mon premier salaire.
— Et tu les rembourseras, je suppose...
— Exactement.
— Miss Grant, vous avez toutes les vertus imagi-
nables! L'indépendance, en particulier. Les hommes
auront beaucoup de mal à vous mettre à leur merci.
— Bah! J'ai vingt ans. Je suis comme toutes lef
jeunes filles de mon âge... Je vais me coucher. Bonne
nuit, Béatrice.
C'était une matinée splendide. Les abeilles bour-
donnaient joyeusement de fleur en fleur. Le ciel était
d'un bleu limpide... La sonnette de la porte d'entrée
retentit. Line s'attendait à trouver Sarah sur le
perron. Elle ouvrit. Son cœur se serra. Julien se tenait
devant elle, le regard perçant et glacial.
— Je peux entrer?
— Euh... Oui, bien sûr.
Elle se précipita vers la cuisine.
— Vous voulez une tasse de café?
127
— Volontiers.
Il s'assit à la table placée près de la fenêtre.
— Vous ne prenez pas de sucre, je crois? Du lait?
— S'il vous plaît... Vous avez bien dormi cette
nuit?
— Très bien, merci.
Pourquoi se sentait-elle aussi mal à l'aise?
— Tant mieux.
Il but une gorgée de café, puis reposa sa tasse d'un
geste mesuré.
— ... Line, épousez-moi.
Un sursaut de bonheur intense s'empara de tout
son être. Malheureusement, elle rencontra le regard
indifférent de Julien.
— Non, répondit-elle malgré elle, à voix basse.
— Pourquoi?
Etait-il aveugle? Il la torturait!
— Je n'ai pas à vous répondre.
— J'aimerais tout de même le savoir.
— Parce que... vous ne m'aimez pas.
Elle reprit son souffle avant de prononcer son
mensonge :
— ... Et moi non plus, je ne vous aime pas.
— Je vois.
Le calme de Julien la déconcertait.
— ... Si je vous disais : « je vous aime », vous me
croiriez?
— Non, chuchota-t-elle. Je ne sais pas ce que vous
éprouvez envers moi. Mais ce n'est pas de l'amour.
Il se pencha vers elle et, du bout du doigt, remonta
la manche de son tee-shirt sur son épaule. Les yeux
brillants, il s'attarda sur les marques qu'il y avait
gravées la veille au soir.
— Vous avez peut-être raison, déclara-t-il enfin.
Il repoussa lentement sa chaise et se leva pour lui
prendre le bras.
128
— ... Vous ne voulez pas tenter le risque de voir ce
sentiment se transformer en amour?
Hypnotisée par son regard intense, elle trouva
néanmoins la force de se reprendre.
— Non! Arrêtez, Julien, je vous en supplie!
Il sourit.
— J'y prends un plaisir certain. Vous aussi, ma
chérie, ne le niez pas.
Il l'enlaça brutalement.
— Julien... Je vous en prie...
Les mots moururent sur ses lèvres. Subitement, elle
se sentit succomber dans ses bras. En souriant, il
caressa ses cheveux, sa nuque; sa main glissa le long
de son dos. Line lui offrit ses lèvres.
— Vous voyez bien... Vous aimez cela, murmura-
t-il d'une voix rauque... Vous êtes prête à vous mettre
à ma merci...
Elle baissa les yeux, honteuse.
— Oui.
— Alors, pourquoi refuser ma proposition?
Line étouffait d'indignation.
— Le mariage n'a-t-il aucune autre signification à
vos yeux? Vous pensez uniquement aux plaisirs
charnels! Je comprends maintenant pourquoi votre
première expérience a été un désastre!
Il pinça les lèvres.
— Vous n'en savez rien.
— Non. Mais je sais que vous cherchez à me
mettre dans une situation dont je ne pourrai réchap-
per.
— Si c'était le cas, je vous aurais déjà possédée!
rétorqua-t-il d'un ton sec. Il y a deux minutes à
peine, vous vous offriez volontiers à moi.
Line eut un mouvement de recul. Seules ses joues
brûlantes pouvaient trahir ses véritables sentiments.
Elle se réfugia derrière un masque de froideur.
129
Un curur de glace. 5.
— Dieu merci, vous avez su vous maîtriser. Je me
haïrais...
Il sourit.
— Je ne le pense pas, Line.
Elle rougit.
— Allez-vous en! J'ai beaucoup à faire ce matin,
ne vous en déplaise... Je vais à la bibliothèque.
— Ah, oui...
Elle demeura un long moment immobile, le regard
fixé sur ses mains. Elle ne s'était même pas aperçu du
départ de Julien. Il avait dû sortir à pas feutrés, fidèle
à son habitude, et avait négligé de fermer la porte
derrière lui. Elle frissonna.
Brusquement, elle se dirigea vers la table pour
ramasser leurs tasses vides... Elle étouffait de colère.
Comment avait-il osé entrer chez elle? Quelle audace
de lui demander sa main comme s'il s'adressait à un
robot sans âme! Il la considérait comme un objet...
Toussée par une envie irrésistible de fuir cet
appartement, elle fit rapidement la vaisselle, se
changea et sortit en courant. Elle n'avait aucune
idée de l'endroit où elle se dirigerait.
Au moment où elle passait devant le garage, Julien
en sortit. Sarah était avec lui. La fillette poussa un
hurlement de joie en apercevant son amie.
— Où vas-tu? demanda-t-elle.
Paupières baissées, Line hésita un instant.
— J'ai quelques courses à faire. Ensuite, je me
rends à la bibliothèque.
— Ah... Tu rentres après le déjeuner?
— Oui.
— Tant mieux !
Le visage de la petite s'éclaira d'un large sourire.
— ... J'ai du mal avec le bec de mon dernier
canard.
130
Elle se tourna vers son père.
— ... J'ai un cadeau pour l'anniversaire d'Anna. Il
est caché dans l'armoire de Line. Line m'a montré
comment le fabriquer. Oh, papa! Je ne sais pas
comment je ferais si je ne l'avais plus!
Julien jaugea la jeune fille.
— Tu ne seras peut-être pas obligée de te passer
d'elle. Je lui ai demandé de m'épouser. Elle semble
hésiter, cependant. Tâche de la convaincre pour moi.
Line le fusilla des yeux.
— C'est parfaitement injuste, Julien.
— Je n'en suis pas si sûr.
— Julien, pourquoi?
Il ne dit rien. Il se contenta d'embrasser sa fille et
de partir.
Quand il rentra chez lui ce soir-là, Sarah était
alitée avec une fièvre intense. Anna était dans tous
ses états. Elle s'apprêtait à appeler le médecin. Line
s'était installée auprès de la fillette et épongeait son
front brûlant avec un gant de toilette humide. Julien
entra, embrassa Sarah, la réconforta gentiment, puis
se leva. Line lui emboîta le pas.
— Vous voulez me parler? s'enquit-il poliment.
— Oui.
— Dans ce cas, installons-nous dans le bureau.
Nous y serons plus tranquilles pour bavarder.
Sans préambule, elle annonça :
— J'accepte de vous épouser. Cependant, je tiens
à vous dire combien je méprise vos méthodes.
Il sourit.
— Très joliment dit. A mon avis, d'ici vingt ans,
vous vous demanderez pourquoi vous avez fait tant
d'histoires.
— Julien, je suis sérieuse. Je vous épouse. Je
frémis à l'idée de passer toute ma vie en compagnie
d'un homme qui me considère uniquement comme
131
un substitut de mère auprès de sa fille. Malheureuse-
ment, je n'ai guère le choix, puisque vous lui en avez
parlé.
Ce torrent de paroles s'échappa de ses lèvres
presque malgré elle. Elle se tordait les mains dans
son désespoir. Après un long silence, elle conclut :
— Je crois que je vous hais.
— Cela ne m'inquiète aucunement, répliqua-t-il.
Si vous répondez à mes étreintes comme vous l'avez
fait ce matin...
— Pourquoi envisagez-vous toujours le problème
sous cet angle?
Cette fois c'en était trop, elle ne pouvait plus
dissimuler sa colère.
— Vous êtes persuadée que je vous considère
uniquement comme un objet. Est-ce ce manque de
logique si typique chez les femmes qui vous pousse à
exploser ainsi?
— Allez au diable! s'exclama-t-elle, livide de rage.
— Avec plaisir.
Il s'esclaffa, fit un pas vers elle et la prit dans ses
bras.
— ... Mais vous m'y accompagnerez, ma chérie.
Il réclama ses lèvres.
La voix aigrelette de Sarah les immobilisa. Vêtue
de sa chemise de nuit blanche, elle se tenait au seuil
de la pièce.
— Pourquoi vous vous embrassez?
Julien se précipita vers elle.
— Parce que Line vint d'accepter de m'épouser.
Pourquoi n'es-tu pas au lit?
— Je voulais savoir de quoi vous parliez, avoua-
t-elle en s'accrochant au bras de son père.
Elle dévisagea Line sans ciller.
— Tu vas te marier avec lui?
— Oui.
132
La petite poussa un profond soupir.
— Bien. Je retourne me coucher. Papa, viens avec
moi, j'ai quelque chose à te dire.
L'un des murs de la pièce était tapissé de livres. Se
basant sur la théorie selon laquelle on peut découvrir
un homme par l'intermédiaire de ses lectures, Line
décida de parcourir les titres des volumes. Elle y
trouva quelques romans classiques du xvme siècle...
Cela ne l'étonna guère : ce siècle était connu pour
son manque de ferveur et de passion... Elle remarqua
ensuite une collection d'œuvres consacrées à la Nou-
velle-Zélande et tout une série d'essais sur l'anthro-
pologie, la sociologie, la géologie... Très intellectuel...
Elle s'attarda, surprise, devant un assortiment de
recueils de poèmes modernes... Julien s'intéressait à
toutes sortes de sujets, en dehors de ses affaires.
Au fond, elle ne connaissait rien de son entreprise.
Il pénétra dans le bureau au moment où elle
contemplait un presse-papiers en forme de dauphin.
Elle en caressait les courbes douces.
— Elle va mieux? s'enquit Line en reposant l'objet
sur une étagère.
— Oui. Elle dort.
Il repoussa distraitement quelques papiers traînant
sur sa table de travail.
— ... Je passerai vous prendre à dix heures demain
matin. Nous irons choisir votre bague de fiançailles.
Vous êtes allée à la bibliothèque, aujourd'hui?
— Non.
— Vous saviez donc que cette décision était
inévitable... Vous feriez mieux de vous y rendre dès
demain afin d'annoncer la nouvelle à la directrice.
Plus vite elle saura que vous ne travaillerez pas pour
elle, mieux cela vaudra. Bien, à présent, connaissez-
vous le numéro de téléphone de votre mère?
133
— De... de ma mère? Oui. Pourquoi?
— Elle sera heureuse de l'apprendre la première.
Nous allons l'appeler tout de suite.
Il composa le numéro tout en la contemplant, une
lueur narquoise au fond des yeux. Il la mettait au
défi de protester. Line émit un petit cri de surprise,
mais ne dit rien. Elle venait de lui donner tous les
droits sur elle. En quelques secondes, il obtint la
communication. Il lui tendit le récepteur.
— Tâchez de paraître plus enjouée que vous n'en
avez l'air.
— ... Ma chérie! Quel bonheur de t'entendre?
Comment vas-tu?
— Très bien, maman... Je... je viens de me fiancer.
— Tu es fiancée! Mon petit... Tu es là depuis
quelques semaines à peine!
— Il ne perd pas son temps. Il s'appelle Julien
Doyle.
— Comment est-il?
Ignorant volontairement les sous-entendus de cette
question, Line laissa son regard s'attarder sur Julien.
— Un mètre quatre-vingt-cinq environ. Cheveux
blonds. Yeux gris. Il est beau et... très riche.
— Line!
La jeune fille ne put s'empêcher de rire.
— Maman, il est juste à côté de moi. Je ne vais pas
entreprendre une description détaillée de toutes ses
vertus devant lui! Enfin... Il a une adorable fillette de
sept ans qui s'appelle Sarah. Tu seras donc belle-
mère et grand-mère en même temps.
— J'arrive. Demain, si possible! A présent, passe-
le-moi s'il te plaît. Je désire lui parler.
Line tendit le récepteur à Julien. Il le prit et l'attira
en même temps vers lui. Elle posa sa tête sur son
épaule.
— Madame Perry? Bonsoir. Julien Doyle.
134
La mère de Line conversa quelques instants. Julien
sourit.
— Je suis tout à fait inoffensif, je vous le promets.
Et je suis très sûr de moi. J'ai trente et un ans. Je
sais, nous nous connaissons depuis peu, mais j'en
suis convaincu : Line est la seule qui puisse me
rendre heureux.
Excellent comédien, pensa Line avec amertume.
Elle voulut s'éloigner, mais il la retint.
— ... Oui, oui. Elle sera heureuse avec moi. Oui,
cela me ferait plaisir de vous rencontrer. Cependant
vous me permettrez de vous envoyer le billet. Pour
tous les deux, évidemment. Je vous logerai chez moi.
L'appartement de Béatrice est trop petit. Ma secré-
taire vous appellera dès que tout sera organisé. Oui,
je vous la passe. Au revoir, madame.
Line reprit l'appareil.
— Allô?
— Il semble charmant, Line. Tu es sûre de toi?
— Oui.
Elle avala sa salive.
— Vous venez tous les deux? reprit-elle.
— Bien sûr. Je t'embrasse, ma chérie. A bientôt.
Elle raccrocha. Un long moment, Line demeura
immobile, paupières baissées. Elle avait une boule
dans la gorge.
— Des larmes? railla-t-il... Vous ruminez encore
votre passion pour votre beau-père?
— Béatrice vous a expliqué?
— Oui... Comment est-il, le mari de votre mère?
— Sympathique, répliqua-t-elle sèchement. Gentil,
tendre, attentionné...
Elle se détourna, honteuse, en étouffant un san-
glot.
— Bref, tout le contraire de moi. Dommage, Line.
135
Il est trop tard, à présent. Il est inutile d'avoir des
remords.
— Je peux me passer de vos conseils. J'ai été
forcée d'accepter. Vous croyez peut-être me dominer,
mais vous ne m'empêcherez jamais d'avoir mes
propres pensées.
— Je n'ai jamais prétendu le contraire, déclara-t-il
avec un petit rire... Ne vous débattez pas ainsi, Line.
Vous êtes mûre pour l'amour.
— Je vous hais !
— Non, vous vous en voulez, tout simplement.
C'est votre problème, pas le mien.
— Vous n'en savez rien! explosa-t-elle, rouge de
colère.
Il l'examina de bas en haut.
— Cessez de vous comporter comme une sotte,
déclara-t-il en se penchant pour écrire une note sur
un bloc de papiers... Les colères de Sarah me
suffisent.
— Oh... Oh!
Elle crispa les poings.
— Je vous déteste! Vous entendez?
— Vous me fatiguez, Line. Où voulez-vous en
venir, exactement? Si vous avez peur, abandonnez
tout de suite. Le jeu n'en vaut pas la chandelle.
— Alison l'a appris à ses dépens, n'est-ce pas?
Un silence menaçant les enveloppa.
— Pourquoi vous posez-vous tant de questions
à son sujet, Line? Vous n'êtes certainement pas
jalouse : cela signifierait que vous m'aimez. Vous
venez de m'affîrmer le contraire. Vous a-t-on raconté
ces horribles commérages?
— Oui. Mais je n'y crois pas.
— Pourquoi?
— Anna m'a avoué un jour qu'Alison adorait sa
136
fille. Elle n'aurait pas cherché à se tuer avec Sarah
dans la voiture.
— Vous avez raison. Alison aimait trop la vie
pour s'en priver volontairement. A propos, Sarah n'a
jamais entendu parler de ces ragots...
— Pourquoi dites-vous cela? Me croyez-vous
assez inconsciente pour le lui dire?
— Je vous préviens, simplement... Vous avez
dîné?
— Non. Sarah m'a invitée, mais je n'avais pas
faim.
— Dans ce cas, je vous propose de partager le
mien. Anna sera enchantée de rajouter un couvert
pour vous à table.
— Je ne pense pas...
— Pour l'amour de Dieu ! Cessez de vous opposer
à chacune de mes suggestions, à la fin! Tâchons de
nous comporter comme deux adultes, pour une fois.
Line se mordit la lèvre. Elle rejeta la tête en arrière
dans un geste de défi et sortit devant lui.
— Vous pouvez vous rafraîchir dans cette petite
salle de bains à droite, déclara-t-il... Arrangez-vous
un peu. Pendant ce temps, je vais prévenir Anna.
Cette pièce était entièrement décorée en bleu et or.
L'architecte avait conçu un endroit plutôt frivole par
rapport au reste de la maison, beaucoup plus austère.
L'éclairage était très étudié... Line le constata avec
horreur en voyant son image reflétée dans la glace.
Elle commençait à comprendre pourquoi il l'avait
quittée en lui demandant de « s'arranger un peu »...
Elle était pâle, amaigrie. Qui l'aurait crue si, en la
voyant à cet instant, elle déclarait s'être fiancée avec
l'homme qu'elle aimait le plus au monde?
Deux grosses larmes perlèrent aux coins de ses
yeux.
— Tu ne pleures pas! lança-t-elle à son reflet.
137
Elle se moucha bruyamment, s'aspergea le visage
d'eau froide et se repeigna. Elle regrettait de ne pas
avoir apporté quelques accessoires indispensables
pour réparer les dégâts. Elle ne pouvait se cacher
derrière un masque de maquillage et s'en sentait
d'autant plus vulnérable...
Julien vint à sa rencontre à l'entrée du salon. Line
s'arrêta devant le tableau d'un artiste hollandais.
L'œuvre était accrochée au-dessus du manteau de
cheminée.
— Qui a décoré votre maison? s'enquit-elle en
acceptant un verre de porto.
Il haussa un sourcil.
— Une de mes amies, Jane Duncan. Je lui ai
vaguement expliqué ce que je voulais. Elle m'a
montré des maquettes. J'ai approuvé... ou refusé.
Pourquoi?
Line jeta un coup d'œil autour d'elle.
— C'est un cadre idéal pour vous. Elle vous
connaissait sans doute fort bien.
— C'est une femme intuitive.
Cette conversation semblait l'ennuyer...
— ... Si cela vous déplaît, vous pourrez toujours
changer.
Line écarquilla les yeux, puis haussa les épaules.
— Je n'oserais jamais !
Il plissa le front.
— ... D'ailleurs je trouve cette pièce splendide.
Cette estampe japonaise est superbe. Elle est très
ancienne?
Elle cherchait à tout prix à meubler le silence...
Julien dut sentir sa lassitude, car il lui répondit
patiemment.
— Elle doit avoir environ sept cents ans. J'ai un
texte passionnant à son sujet, si cela vous intéresse.
La plupart des gens la trouvent trop simple.
138
— Oh, non! Le dessin est d'une sobriété remar-
quable...
— Oui... Ils ont un sens inné de la beauté dans la
simplicité... A présent, finissez votre apéritif. Nous
allons dîner.

139
9

Quand Line se réveilla le lendemain matin, elle


demeura un long moment au lit, incapable de réagir.
Cependant, Julien lui avait demandé d'être prête à
dix heures... Elle se décida enfin à se lever, se doucha
et s'habilla, tout en pensant au repas de la veille.
Anna avait déjà mangé. Apparemment, elle préfé-
rait dîner seule... Comme si elle avait pressenti un
événement particulier, la gouvernante avait dressé la
table sur la terrasse.
Julien s'était montré un hôte parfait. Immédiate-
ment après le café, Line était montée voir Sarah, qui
dormait profondément. La fièvre avait baissé. Pen-
dant ce temps, Julien avait mis un disque, une des
symphonies préférées de la jeune fille. Elle constata
avec étonnement qu'ils avaient sensiblement les
mêmes goûts en matière de musique.
Il s'était installé près d'elle sur le canapé, mais
n'avait eu aucun geste déplacé. Il s'était contenté de
l'embrasser rapidement devant la porte de l'apparte-
ment un peu plus tard.
Aujourd'hui, ils allaient choisir sa bague de fian-
çailles... Elle contempla son image dans la glace. Sa
robe de couleur crème aux plis souples lui seyait à
140
merveille... Elle décida de s'appliquer un peu de
rouge à joues...
Ce fut moins pénible qu'elle ne l'avait craint.
Julien était connu du directeur de la bijouterie. Il
avait dû l'appeler pour l'avertir de leur visite, car ils
furent aussitôt invités à s'installer dans une salle un
peu à l'écart. Deux plateaux couverts de bagues leur
furent apportés.
Visiblement, elles étaient toutes plus coûteuses les
unes que les autres. Line se mordit la lèvre et baissa
la tête, confuse. Cependant, Julien avait immédiate-
ment senti son malaise.
— Choisissez...
— Elles sont toutes belles.
— Prenez votre temps.
Elle obéit. Comme il la comprenait bien! Au fond,
il la connaissait... Toutes les bagues présentées
étaient des créations originales. Line les caressa des
yeux, l'une après l'autre. Son regard s'attarda sur
l'une d'entre elles, une topaze cerclée de minuscules
diamants.
Julien lisait-il dans ses pensées? Il se pencha en
avant et la saisit.
— Elle vous va parfaitement, constata-t-il.
Line leva les yeux vers lui. Il l'embrassa tendre-
ment.
Ils sortirent bientôt du magasin. Tout en marchant
jusqu'à la voiture, il lui expliqua qu'il n'annoncerait
pas officiellement leur mariage avant l'arrivée de sa
mère.
— Et si elle s'y oppose, vous annulerez tout, je
suppose?
Il sourit.
— Vous me connaissez mal, Line. Je la ferai
changer d'avis, tout simplement.
141
— Jamais je n'ai rencontré un homme aussi
vaniteux, rétorqua-t-elle.
Julien s'esclaffa.
— Jamais je n'ai rencontré une femme aussi
susceptible. J'arriverai à persuader votre mère que je
suis le plus sympathique des gendres. Vous ne le
croyez pas?
Si... Elle n'en doutait pas un seul instant. Mais elle
ne l'admettrait pour rien au monde...
— Elle veut mon bonheur avant tout. Elle s'y
opposera si je ne parais pas heureuse.
— Je suis à peu près certain de savoir la
convaincre.
— Taisez-vous! Elle n'est pas...
— Pas terriblement sensible. Sinon, elle aurait
compris que sa fille était amoureuse de son futur
mari.
Il l'invita à la précéder dans un immeuble, salua un
inconnu d'un signe de tête et la poussa dans
l'ascenseur. Les portes se refermèrent. Il se tourna
vers elle.
— Si je ne me trompe, c'est une femme qui
s'obstine à vivre en permanence avec une paire de
lunettes roses au bout du nez. Elle doit être très
sympathique et complètement irresponsable.
Line était à court de mots. Au bout d'un moment
de silence, elle se retourna... En fait, Julien avait
parfaitement saisi le fond du caractère de sa mère.
— Elle m'aime, et moi je l'aime.
— La question n'est pas là, insista-t-il d'une voix
douce. Béatrice l'a détestée pendant des années.
Aujourd'hui, elle consent à lui accorder quelques
qualités.
— N'oubliez pas que Béatrice s'est battue avec ma
mère pour attirer l'attention de mon père, rétorqua-
t-elle, furieuse.
142
Sa colère était irrationnelle : Julien avait pensé un
certain temps épouser Béatrice. Il avait parfaitement
le droit de parler de ses problèmes familiaux avec
elle...
— Je sais, acquiesça-t-il en souriant. Mais votre
demi-sœur est une femme intuitive. Elle a le bon sens
d'envisager le problème sous tous les angles. Elle
vous a toujours adorée... A présent, j'ai quelques
affaires à régler. Cela ne vous ennuie pas de
m'attendre ici?
— Je n'ai guère le choix, n'est-ce pas? J'attendrai,
si vous m'expliquez le fonctionnement de votre
entreprise.
— Entendu.
La secrétaire de Julien, Mme Cottle, une femme
d'une quarantaine d'années au sourire engageant,
apporta à Line une tasse de café et une revue. Puis
elle disparut dans l'antre de son patron... Line se
plongea dans la lecture d'un article passionnant sur
les problèmes d'importation et d'exportation de
l'entreprise Doyle...
Julien vint la chercher une heure plus tard. Au
cours du déjeuner, elle lui posa toutes sortes de
questions sur son travail. Il lui répondit patiemment,
avec un sourire indulgent. Il était surpris qu'elle pût
s'intéresser à ce point à ces sujets rébarbatifs...
— Nous ferions mieux de rentrer. Vous devez voir
la directrice de la bibliothèque de Kent Street. De
nouveau, la jeune fille se sentit prisonnière. Elle allait
se laisser enfermer à cause de son amour...
— Souriez! Expliquez-lui que vous allez vous
marier. Elle vous pardonnera aussitôt.
Line s'immobilisa.
— Vous n'avez aucun respect pour les femmes,
n'est-ce pas, Julien?
— Non. Mais ne vous sentez pas atteinte dans
143
votre orgueil féminin. Je n'ai pas beaucoup de
respect pour la plupart des hommes non plus.
Line attendit de s'être installée dans l'automobile
pour répondre.
— Jamais de ma vie je n'ai connu un homme aussi
arrogant. En quel honneur vous permettez-vous de
vous croire mieux que tous les autres?
Il haussa les sourcils, méprisant.
— J'aime les qualités positives. Si j'apprécie les
individus en tant que tels, je n'éprouve aucune
tendresse pour la race humaine en général. Cepen-
dant je l'admets : je n'avais pas à dire cela au sujet de
la bibliothécaire. Je ne la connais pas.
— En d'autres termes, vous attendez de voir si les
gens sont à la hauteur de votre estime avant de les
accepter.
— Quelle perspicacité, railla-t-il... Tout le monde
applique cette méthode. Même vous, Line.
Line s'étonna elle-même : elle sourit.
— C'est vrai.
Cette conversation devait la poursuivre tout le
reste de la journée.
L'entretien avec la bibliothécaire fut pénible. Line
avait l'impression de la décevoir et se sentait cou-
pable. Son excuse lui paraissait inepte. Elle quitta
l'immeuble désemparée. Elle avait la désagréable
sensation de ne plus rien contrôler de sa propre vie.
Puis il fallut annoncer la nouvelle de ses fiançailles
à Béatrice.
— Je ne suis pas complètement étonnée, déclara
celle-ci après un long silence... Mais, Line, es-tu
heureuse? Julien n'est pas un homme comme les
autres. Souviens-toi de ce qui est arrivé à sa première
femme.
— J'aurais du mal à l'oublier. Mais elle ne s'est
pas suicidée.
144
— Oh, je sais! Cependant, elle a mené une vie
épouvantable. Tout le monde pourra te le dire. Elle a
eu le malheur de décevoir Julien une fois. Ce fut la
fin. Il n'avait plus de temps à lui consacrer. Il s'est
retranché derrière son masque impassible. Elle a
terriblement souffert, tu sais. A sa façon, elle
l'aimait.
— Tu en parles comme d'un monstre. Tu étais
pourtant prête à l'épouser.
Béatrice haussa les épaules.
— Je ne sais pas si j'aurais eu le courage d'aller
jusqu'au bout. Mais si cela avait été le cas, j'avais
déjà un point d'avance sur cette pauvre Alison. Il
l'adorait, Line. Il était fou d'elle. La désillusion en a
été d'autant plus pénible. Je savais qu'il ne m'aimait
pas. Il n'y aurait donc eu aucune déception.
Line se détourna. Quelques gouttes de transpira-
tion perlaient à son front. Elle avait si chaud...
— Tout cela est du passé. Julien était trop jeune.
Il a beaucoup mûri.
— Bien sûr... Ma parole, je parle comme une
vieille grand-mère... Je vous souhaite beaucoup de
bonheur à tous les deux. Mais promets-moi une
chose.
— Quoi? demanda Line, inquiète.
— Ne sois pas si soupçonneuse, cela ne te res-
semble pas... Je veux seulement te demander simple-
ment de continuer à écrire.
Line écarquilla les yeux, ahurie.
— Evidemment... Je ne peux pas vivre sans cela.
Pourquoi?
— Parce qu'à mon avis, tu es sur la bonne voie.
J'ai lu ton roman et je suis très impressionnée. Tu as
su me faire rire et pleurer.
Elle alla ouvrir le buffet.
145
— Si nous buvions un verre à notre santé? As-tu
prévenu ta mère?
— Oui... Elle est peut-être déjà en route.
— Merveilleux!
Pendant quelques minutes, elles bavardèrent
joyeusement, comme pour dissimuler leurs incerti-
tudes. Julien parut peu après. Il fut courtois avec
Béatrice, puis emmena Line dîner en compagnie
d'une petite Sarah surexcitée. A la fin de la soirée, il
la mena devant sa porte.
— Vous êtes tendue comme un arc. Je vous fais
peur, Line?
Elle secoua la tête.
— Non, pas vraiment.
— Line... Faites-moi confiance.
La lune s'était cachée derrière les nuages. Dans
l'obscurité, elle discerna les traits tirés de Julien. Elle
frissonna. Il posa un bras autour de son épaule.
— Alors...?
— J'ai confiance en vous... J'aimerais tant...
Les mots moururent sur ses lèvres.
— Que souhaitez-vous?
— Rien.
Mais il ne se contenterait pas de réponses évasives.
— Dites-moi tout, Line.
Elle décida d'improviser.
— Je regrette que vous m'ayez forcée à vous
épouser. Ce n'est pas juste.
Il eut un sourire grimaçant.
— Vous me connaissez pourtant suffisamment
bien maintenant. J'obtiens toujours satisfaction.
Un bruit parvenant de l'intérieur les ramena
brusquement à la réalité. Julien l'embrassa.
La nuit parut interminable à la jeune fille. Elle
était terriblement lasse... Enfin, Sarah était comblée.
C'était déjà un aspect positif. Julien n'était sans
146
doute pas mécontent non plus. Il avait enfin trouvé
une mère pour sa petite fille, et une épouse qui serait
incapable de lui résister.
Se satisferait-elle de tout lui donner sans recevoir
d'amour en échange? Un mariage bâti sur des
fondations si fragiles avait peu de chances de
résister...
En proie à une agitation extrême, elle se tournait et
se retournait entre ses draps moites de transpiration.
Elle finit par se lever pour boire un verre d'eau
fraîche à la cuisine. De la fenêtre, elle aperçut une
faible lueur dans la villa... Julien devait être encore
dans son bureau...
Elle se recoucha et s'endormit.
Le ciel s'était éclairci pendant la nuit. Il faisait un
temps radieux. Il ferait très chaud après le déjeuner...
Vêtue d'un short et d'une chemisette légère, Line
s'installa pour écrire. Deux heures plus tard, elle
émergeait de son œuvre pour répondre au téléphone.
Telle une somnambule, elle alla décrocher. Il lui
fallut quelques instants pour identifier la faible voix à
l'autre bout de la ligne.
— Rob? Rob! Que se passe-t-il?
— Line, Dieu merci! J'ai essayé de joindre quel-
qu'un à la villa, tout le monde est sorti. Ecoutez,
pourriez-vous me rendre un service? Chéryl vient
d'être transportée d'urgence à l'Hôpital National des
Femmes. Elle ne connaît personne là-bas.
— J'y vais tout de suite.
— Merci!
Rob paraissait immensément soulagé.
— ... Vous pourrez prévenir Julien? J'arriverai le
plus vite possible.
Line appela un taxi. Elle se changea rapidement et
147
gribouilla un petit mot à l'intention d'Anna. Elle
téléphonerait à Julien de l'hôpital.
A l'hôpital, tout le monde fut aimable, souriant et
parfaitement réservé... On la fit asseoir dans une salle
d'attente. De temps en temps, Line essayait de
joindre Julien, mais les lignes étaient toujours occu-
pées.
Les heures se succédèrent. Enfin, une infirmière
parut. Elle dévisagea Line.
— Vous n'êtes pas de la famille, n'est-ce pas?
— Non. Je viens de la part de son mari. Tout va
bien?
— Elle se repose... Elle a failli faire une fausse
couche, mais finalement elle gardera son bébé.
Ç'aurait pu être dramatique. Heureusement, ils ont
pu la faire transporter en avion. Venez la voir. Un
petit moment seulement. Elle est épuisée.
Line émit un soupir de soulagement et lui emboîta
le pas.
Chéryl était très pâle et un peu endormie, mais elle
accueillit Line avec une piètre imitation de sourire.
— Bonjour! Rob devrait arriver d'une minute à
l'autre.
— Le pauvre, il était désolé de ne pas pouvoir
m'accompagner. Vous avez eu Julien au téléphone?
— Non, pas encore. Les lignes sont toujours
occupées. Mais ne vous inquiétez pas. Il viendra
sûrement tout à l'heure.
— Je vous trouve très pâle, Line... C'est à cause de
lui?
— Euh... Oui.
— Vous avez accepté, j'espère. Vous saurez le
rendre heureux.
Line haussa les sourcils, ahurie.
— ... Je ne suis pas aveugle. Je le connais bien. Je
148
l'ai su tout de suite... J'ai vu immédiatement qu'il
était épris de vous.
A cet instant précis, la religieuse parut. Elle refusa
obstinément d'accorder quelques minutes de plus aux
deux jeunes femmes.
Rob arriva peu après en courant. Il fut autorisé à
voir son épouse. Line décida de tenter sa chance
auprès de Julien. Cette fois, elle put laisser un
message à sa secrétaire. En sortant de la cabine, elle
hésita. Que faire, maintenant? Rentrer tout de suite
ne serait pas très gentil pour Rob et Chéryl.
Pourtant, elle ne voulait pas leur imposer sa pré-
sence. Elle finit par s'asseoir. Elle voulait savoir où
Rob logerait ce soir avant de les laisser.
Brusquement, elle releva la tête. Son cœur battait
sourdement. Rob arrivait d'un côté, Julien de l'autre.
Tous deux disparurent en compagnie du médecin.
Dix minutes plus tard, ils étaient de retour.
— Ils vont la garder une semaine, expliquait Rob,
les sourcils froncés.
— Je vois.
— Je vais rentrer demain.
— Pourquoi?
— Pour m'occuper de la maison!
— Ne fais pas l'idiot.
Rob sourit.
— Bon, bon, je n'insiste pas. Evidemment, je
préfère rester.
Julien se tourna ven> Line.
— Je vous ramène.
— Merci d'être venue, Line! Chéryl vous en est
très reconnaissante.
Julien l'entraîna vivement. A sa grande surprise, il
ne l'emmena pas chez elle. Ils se dirigeaient vers les
collines au-delà d'Auckland. Line n'osa pas lui poser
de questions... Ils suivirent une jolie route tortueuse.
149
Cachées derrière les arbres se tenaient de magnifiques
villas dont les fenêtres s'ouvraient sur la ville en
contrebas... Ils roulèrent pendant plusieurs minutes.
Puis Julien bifurqua pour emprunter une allée bordée
d'énormes rhododendrons. Il s'arrêta derrière une
vieille maison, apparemment bien entretenue mais
inhabitée.
Elle se tourna vers lui. perplexe.
— J'habitais ici quand j'étais enfant... Allons faire
un petit tour.
Tout était silencieux.
— C'est merveilleux, soupira Line.
— Mes parents ont vécu ici très longtemps. Je suis
parti lorsque j'ai épousé Alison, mais je suis très
attaché à cette demeure. Les derniers locataires sont
partis depuis quelques jours seulement.
Il l'entraîna au fond du jardin, vers une tonnelle
abritée par une masse rose de clématites. Julien avait
emporté un panier. Il le posa sur la table et invita la
jeune fille à s'asseoir.
— Anna a pensé que vous n'aviez pas eu le temps
de déjeuner. J'ai apporté le pique-nique. Prenez un
peu de café.
Tous deux dévorèrent le délicieux repas. Enfin,
Line poussa un soupir de contentement. Elle saisit
une pêche.
— Vous en voulez une? Je peux vous la peler.
Il sourit paresseusement.
— Volontiers... Pourquoi soupirez-vous? Vous
êtes déprimée?
— Pas du tout. J'ai trop mangé.
— Vous faisiez plaisir à voir.
— Julien... Pourquoi m'avez-vous amenée ici?
— Parce que je souhaitais vous parler. C'est le
seul endroit où nous ne serons pas dérangés. Sarah
sera certainement furieuse de nous voir rentrer si
150
tard... Elle a une curieuse façon de concevoir notre
mariage. Elle s'attend à vous avoir pour elle toute
seule. Moi, je devrai me contenter d'évoluer dans
l'ombre... Qu'en pensez-vous, Line? Partagez-vous ce
point de vue?
— Non... Je sais que vous souhaitez une union
normale.
— En effet. Croyez-moi, Line, je ne cherche pas
les problèmes. J'ai déjà suffisamment souffert au
cours de ma vie.
Elle bondit sur ses pieds. Un coup d'œil lui avait
suffi pour apercevoir une nuance de profonde lassi-
tude au fond de ses yeux gris.
— Julien... J'étais furieuse contre vous de m'avoir
forcée à accepter ce mariage. Mais je ne vous en veux
pas. Je comprends. Vous souhaitez le bonheur de
Sarah.
— Pas uniquement le sien, Line. Asseyez-vous. Je
vais vous raconter mon premier mariage.
Elle obéit sans mot dire.
— J'étais très épris d'Alison quand nous nous
sommes mariés. Elle était jolie, gaie, vive et obstinée,
pleine de vie... J'étais trop jeune pour comprendre
les limites de notre amour. Je la désirais plus que
tout autre femme. J'avais décidé de la faire mienne.
Deux gouttes de transpiration perlèrent au front de
Line. Elle trouvait ces aveux pénibles...
— ... Nous nous sommes donc mariés. Au bout
d'un an, je me rendis compte de mon erreur. Elle
était instable. Elle était devenue complètement
dépendante de moi, et je... j'avais pitié d'elle. Mais
elle était enceinte. Il ne pouvait être question d'une
séparation. Je l'ai blessée, jour après jour, car j'étais
devenu parfaitement indifférent. Elle a réagi en
adoptant un comportement excentrique, hystérique,
151
même. J'ai changé de tactique : j'ai préféré la
brutalité.
— Ce n'est pas la peine de vous en excuser devant
moi...
— Vous devez m'écouter, Line. Vous avez
entendu les rumeurs. Vous n'y avez pas cru, parce
que vous êtes généreuse, mais... Je vais vous raconter
ma version des faits. Vous êtes parfaitement libre de
me croire ou non.
— Vous ne m'avez jamais menti, il me semble.
— On peut mentir par omission... Sarah est née.
Alison était folle de joie. Pendant quelques mois, j'ai
espéré une transformation favorable de nos relations.
Malheureusement, la dépression a vite repris le
dessus. Nous sommes allés nous installer à la
campagne. Elle avait besoin de calme. Au début, tout
alla bien. Elle adorait cette nouvelle vie. Mais peu à
peu, elle s'en est lassée. Elle a commencé à inviter des
amis... Si je l'avais encore aimée, j'aurais peut-être pu
l'aider à surmonter son angoisse. Mais je voyais en
elle une deuxième Sarah, un être à protéger.
Line leva la tête et rencontra son regard.
— Vous vous sentez coupable de cela, Julien?
— J'ai l'impression de l'avoir délaissée au moment
crucial.
— Pourquoi? Apparemment, vous avez tout fait
pour la rendre heureuse.
— J'ai eu tort depuis le début. Je l'ai obligée à
m'épouser.
Line bondit sur ses pieds.
— Alors pourquoi recommencez-vous avec moi?
s'exclama-t-elle en posant brutalement sa tasse sur la
table.
Julien la saisit par le bras et l'attira vers lui.
— Parce que je vous aime... Et parce que je crois
que vous m'aimez.
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— Et si je ne vous aimais pas?
Il rit doucement.
— Dans ce cas, je me verrais dans l'obligation de
vous apprendre à m'aimer. Je ne peux pas vivre sans
vous, Line. Et c'est réciproque. Seulement, vous
refusez obstinément d'affronter la vérité en face.
Du bout du doigt, elle effleura ses lèvres.
— Oh, Julien, je vous aime. Je...
Ils s'enlacèrent tendrement.
— ... Quand l'avez-vous su, Julien?
— Le premier jour.
Il sourit : Line avait écarquillé les yeux.
— ... Cela vous surprend? Pas autant que moi,
croyez-le. Je vous revois, toute droite, au seuil de la
villa. Dès cet instant, j'ai su que je ne serais plus
jamais le même.
— Vous avez été si impoli avec moi !
Il eut un sourire ironique.
— J'avais perdu tous mes moyens. Je me suis
demandé si ce n'était pas simplement une attirance
physique. Je me sentais condamné à tomber sur les
frêles créatures aux boucles rousses... Et évidemment,
Béatrice m'avait raconté que vous veniez contester le
testament de votre père.
Quelle était cette lueur de tendresse dans ses yeux
gris? Il l'aimait...
— Je n'ai jamais réclamé une part de ses biens,
Julien.
Il pinça les lèvres, puis hocha la tête.
— J'aurais dû m'en douter. En fait, vous y avez 153
droit...
— Je ne veux rien, déclara-t-elle fermement.
— Je savais que Béatrice envisageait de m'épou-
ser. Pour êtrela honnête,
ter. Depuis j'étais j'avais
mort d'Alison, plutôt enclin
été trèsà prudent
l'accep-
dans toutes mes relations féminines. Sur ce point,
Béatrice et moi étions semblables. Votre sœur était la
femme idéale pour moi. Sauf en ce qui concernait
Sarah. Sarah ne l'aimait pas. Je ne croyais plus à
l'amour. Un mariage de raison me semblait la seule
solution. Pourtant, je savais qu'avec Béatrice, ce
serait très dangereux. Votre arrivée a tout bouleversé.
— Pourquoi? Parce que la petite s'est attachée à
moi?
— En partie, oui.
Il la repoussa doucement pour la contempler
intensément. Line sentit ses joues s'enflammer de
bonheur. Il l'attira contre lui. Elle chuchota son
nom... Il eut un mouvement de recul.
— Ne me regardez pas ainsi, déclara-t-il avec une
pointe d'humour. Vous êtes trop belle, et je vous
attends depuis trop longtemps.
Elle ne put s'empêcher de sourire.
— Chéri, ma mère dira sûrement que nous nous
connaissons trop peu!
Il lui rendit son sourire.
— Trop peu? Je vous ai cherchée toute ma vie!
— Oh, Julien!
Elle se pelotonna contre lui.
— ... Je suis si heureuse... Je vous aime tant!
— Je voudrais tant vous recevoir dans mes bras
sans tous ces souvenirs pénibles...
Line réfléchit un court instant avant de répondre.
— J'aime Sarah. Je ne peux pas regretter votre
premier mariage, même si je suis un peu jalouse
d'Alison. Je ne savais rien d'elle. Je pensais que vous
l'aimiez encore. J'aurais tant voulu être à sa place! Et
je savais que vous n'aimiez pas Béatrice. Elle me l'a
avoué elle-même... Mon chéri, vous m'aimez...
C'est... c'est comme un miracle!
Un long moment, ils demeurèrent l'un contre
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l'autre, silencieux, heureux. Enfin, Julien prit la
parole, à contrecœur.
— Mon amour, il est temps de partir. Votre mère
arrive à neuf heures. Nous devons être rentrés pour
l'accueillir.
— Oh, quel dommage!
Line prit un air consterné qui le fit rire. Il déposa
une pluie de baisers sur son visage.
— Nous aurons tout le temps de penser à nous,
ma chérie.
— Je sais.
Elle jeta un coup d'œil autour d'elle.
— ... Julien... Pourquoi m'avoir conduite ici,
aujourd'hui précisément? Je... Je ne pouvais pas
imaginer que vous m'aimiez. Vous étiez si lointain, si
froid.
— Vous n'imaginez pas combien il m'était difficile
de me retenir! Depuis le premier jour... Mais surtout,
après notre premier baiser, à Kawau. Vous teniez si
bien dans mes bras... Je ne me suis pas aperçu tout
de suite qu'il s'agissait d'amour. J'ai tout gâché. Le
soir où je vous ai retrouvée dans la cuisine, j'ai agi
comme un écolier timide lors de sa première expé-
rience! J'ai voulu vous séduire.
— Pourquoi?
Il haussa les épaules.
— Pour vous punir en réduisant notre relation à
une vulgaire entente charnelle. J'avais perdu tous
mes moyens. Je refusais d'accepter mes sentiments.
Il sourit.
— ... Ma chérie, je suis parfois totalement illo-
gique avec moi-même, comme tout homme pris au
piège. Ce soir-là, en vous quittant, je me suis assis sur
mon lit et j'ai réfléchi. J'ai découvert combien je vous
désirais, mais surtout, combien je vous aimais. Vous
aviez déjà oublié votre chagrin et votre déception
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après le mariage de votre mère. Vous m'aimiez, j'en
avais la certitude.
Line prit la main de Julien et la posa sur sa joue.
— Comment pouviez-vous le savoir?
Elle frémit de bonheur au contact de sa main
chaude sur son visage.
— Je vous aimais tant! Vous ne pouviez pas être
totalement indifférente à mon égard. Dans mon
esprit, c'était impossible! Vous avez répondu à mes
baisers comme si vous les attendiez depuis toujours.
J'ai donc décidé de vous épouser.
— Et vous avez employé la méthode la plus
discutable pour y parvenir !
— Oui.
Son visage s'assombrit. Il posa ses lèvres sur le
front de la jeune fille.
— Je suis désolé d'avoir tout gâché. Je n'avais pas
l'intention d'utiliser Sarah comme messagère. Mais
après votre refus, j'étais désespéré. Jamais je n'aurais
supporté une seconde rebuffade. Si je vous avais
avoué mon amour, vous pouviez me rire au nez.
J'aurais été obligé de vous laisser partir. Quand
Chéryl m'a dit...
— Chéryl? Que vous a-t-elle dit?
— Elle m'a conseillé de vous rassurer. Je ne
cherchais pas uniquement un substitut de mère pour
Sarah.
— Comment pouvait-elle deviner? Elle m'a dit
que vous m'aimiez.
Il haussa les épaules.
— C'est une femme très intuitive. Je lui serai
éternellement reconnaissante de m'avoir donné ce
précieux conseil. Elle vous a adoré dès votre arrivée
à Kawau. Elle était pourtant méfiante au départ.
Il prit le visage de la jeune fille entre ses mains et la
contempla intensément.
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— Ma chérie, jamais je ne pourrai vous exprimer
tout mon amour.
— Et moi, je vous aime tant, assura-t-elle, toute
rose de bonheur.
Il rit doucement, victorieusement, et la prit dans
ses bras. En un éclair, Line revit Sarah. Sarah qui
connaîtrait enfin une vraie vie de famille! Puis elle
s'abandonna à l'étreinte passionnée de Julien. Les
soucis, les malentendus, les souffrances et les bles-
sures avaient disparu pour toujours. L'avenir s'ou-
vrait devant eux, riche d'espoir... Mais à cet instant,
seul comptait le présent...

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LA VIERGE
(23 août-22 septembre)
Signe de Terre dominé par Mercure : Sens
pratique.
Pierre : Jaspe.
Métal : Maillechort.
Mot clé : Perfection
Caractéristique : Fidélité.
Qualités : Prudente, on ne l'étourdit pas facile-
ment. N'aime pas les futilités, mais apprécie
distinction et raffinement. Est parfois trop
modeste.
Il lui dira : « Je vous aime profondément,
totalement. »

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