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Héléne Clastres La terre sans mal le prophétisme tupi-guarani | Recherches anthropologiques sous la direction de Remo Guidieri aux Editions du Seuil; Paris | S1¢ BIS Ses, HELENE CLASTRES ce) Gene a GS LA TERRE SANS MAL LE PROPHETISME TUPI-GUARANI MH ABES 2A 44 SHOU I EDITIONS DU SEUIL 21, rue Jacob, Paris VIP (CE LIVRE EST PUBLIE DANS LA COLLECTION RECHERCHES ANTHROPOLOGIQUES DIRIGEE PAR REMO GUIDIERI © Editions de Seuil, 1975, er Ou dt es ape ban, eS Bite cons te entre Toon sanction rls aie #28 et suivants ds Coe peal. I Introduction Gens sans foi, dirent des Tupi leurs premiers observateurs. « Théologiens de 'Amétique du Sud », écrivait-on récemment des Guarani. Entre ces deux jugements contraires, quatre siécles histoire : la Conquéte et, pour les Guarani, cent cinquante ans de vie dans les « réductions » des jésuites. Aucune commune mesure, semble-t-il, entre les peuples si peu soucieux du sacré que nous ont décrits les chroniqueurs et les mystiques que sont aujour- ‘hui les Guarani. A envisager chacun pour soi ces deux moments de son histoire, le contraste semble si marqué que I'on pourrait presque se demander s'il s'agit de la méme culture. Est-ce & dire que la Conquéte et Ia christianisation qui la suivit ont introduit une cassure définitive, telle qu’il soit désormais impossible, pour comprendre ce que disent aujourd'hui les Guarani, de renouer les fils de leur tradition? Au_xvi® siécle, les Tupi-Guarani se distribuaient sur une aire géographique trés vaste. Les Tupi occupaient la partie moyenne et inférieure da bassin de I'Amazone et des principaux affluents de Ja rive droite. Ils maitrisaient une grande partie du littoral atlan- ‘tique depuis l'embouchure de !’Amazone jusqu’ Cananea. Les Guarani occupaient la portion du littoral comprise entre Cananea ‘et Rio Grande do Sul; de la ils s‘étendaient vers I'intérieur jus- qu'aux fleuves Parana, Uruguay et Paraguay. Du confluent duu Paraguay et du Parana, les villages indiens se distribuaient tout Te long de la rive orientale du Paraguay et sur les deux rives du Parana, Leur tecritoire était limité au nord par le fleuve Tiet® ot 7 a Di a a . LA TERRE SANS MAL 4A louest par Ie Paraguay. Au-dela, séparé de ce bloc par le Chaco, vvivait un autre peuple Guarani, les Chiriguano, installé aux fron- ‘idtes de I'Empire inca De toutes ces sociétés, celles du littoral sont de beaucoup les mieux connues, Au xvi* sigcle voyageurs et missionnaires, (moins d'une culture alors intacte, en laissérent des descriptions — quel- ‘ques-unes remarquables. Ainsi celle de Jean de Léry : c’est en 1555 que le disciple de Calvin fait le voyage au Brésil. A cette date un chevalier de Malte, Villegaignon, avait fondé, dans la baie de Rio de Janeiro, une modeste colonic : il avait attiré dans la « France antarctique » des pasteurs huguenots et Léry (alors étudiant en théologie), par la promesse que le culte réformé pourrait y éire pratiqué librement. On sait ce qu'il en fut. C’est un an avant Léry ‘que le cosmographe du roi André Thevet, ancien moine cordelier, se rend chez les Tupinamba. 1! séjourne Ini aussi dans la région de Rio, puis, soit dans le mme voyage, soit au cours d'un second voyage, il visite également des tribus tupi situes beaucoup plus au nord. Dix ans auparavant, en 1545, c'est encore cher les Tupi- namba de la région de Rio qu’un aventurier allemand, Hans Staten, avait séjourné plusieurs mois, contre son gré, Iui, puisque prisonnier des Indiens. La Véritable Histoire de son aventure, pleine d'observations naives sur les coutumes des Tupinamba, est un document précieux. Aux relations de tous ces voysgeurs, s'ajoutent celles des missionnaires. Les premiers jésuites arrivent au Brésil en 1549. Leur but éant d’évangéliser ils se déplacent constamment : leurs témoignages portent done sur tous les grou pes du littoral alors accessibles. En contact les premiéres avec les Européens, les sociéiés du littoral disparaissent aussi les premiéres : au tout début du lene il ne subsiste plus une seule tribu tupi sur toute la cétiére, } ‘Le destin des Guarani est quelque peu différent. La pénétra- tion européenne dans leur région commence dans le premicr tiers du xvi sitele, trés locale et trés inceriaine durant les premieres décades. Asuncién, fondée en 1537, n'est qu'un petit fortin. Les premiers jésuites arrivent & Asuncién en 1588 et visitent la pro- vince du Guaira : & cette époque, |'évangélisation se réduit & sa 8 INTRODUCTION plus simple expression. Les missionnaires ne se soucient pas de demeurer parmi les Indiens: ils se contentent de traverser les villages, baptisant en toute hite des milliers de gens. C'est scule- ment au début du xvu® sigcle que les missions commencent s'implanter. En 1609, le roi d’Espagne, & la demande de Hernan- darias de Saavedra alors gouverncur du Paraguay, accorde & la Compagnie de Jésus le droit d'entreprendre la. conquéte spiri- tuelle des cent cinquante mille Guarani du Guaira. L’année sui- vante deux jésuites, les péres José Cataldino ct Simon Maceta, parviennent a rassembler quelques centaines de « Sauvages » dans la premigre « réfuction ». Le pére Antonio Ruiz de Montoya, Je plus illastre évangélisateur des Guarani, fondera onze réductions entre 1622 et 1629. C'est ainsi que s‘inaugura une réalisetion orinante ? ce qu'on allait appeler le « royaume de Dieu sur terre », Is « république communiste catholique » ou, plus simplement 1’ « Brat jésuite du Paraguay », Pendant plus dun siécle et demi (jusqu’en 1768, date d’expulsion des jésuites), les trente cités de cet Etat prospere et & peu pres autonome (seuls le pape et le roi d’Espagne y avaient droit de regard) allaient isoler les Guarani (plus de deux cent mille Indiens) du monde colonial espagnol. Les Jésuites partis, ts direction des missions échut aux franciscains contrdtés par des administrateurs : les anciennes réductions furent aussit6t envahies par les colons et il ne fallut pas longtemps pour que le systéme économique collectiviste établi par les jésuites s¢ transformat en un impitoyable systéme d’exploitation. Par milliers, es Guarani abandonnérent ‘alors les réductions, le plus souvent pour s‘instalier dans des villages espagnols. ‘Trente ans aprés Vexpulsion, moins de la moitié des Indiens vivaient encore dans kes réductions. Par la suite, plusieurs guerres achevérent de ruiner ‘ce qui restait des cités. Ceux des Guarani qui n'y furent pas massa- cerés s'installérent dans de petits villages, dans le Guaira, non loin de I'emplacement des ancieanes réductions. Mais en 1848, le dictateur Carlos Antonio Lopez contraignit ces Indiens (six mille environ) A abandonner leurs villages pour aller vivre dans ceux des Paraguayens. Telle fut, résumée dans ses grandes lignes, histoire post-colombieune des Guarani ; soustraits Pendant plus de cent cinquante ans & la domination des colons, 9 LA TERRE SANS MAL ils se fondirent ensuite peu & peu dans I population para- ‘guayenne, Un certain nombre de tribus guarani avaicnt. pourtant éhappé aux jéuites et aux colons et avaient pu conserver leur autonomie our s'étre établies dans un territoire resté longtemps inaccessible : de 1A appellation de Caaigua on Caingua (— gens de la forts) qui leur fut donnée. Vers 1800, les Caingua habitaient aux sources du fleuve Iguatemi, s'étendant vers le Nord jusqu’a la cordillére ‘de San José, prés des sources de I"Ypané. Des Caingua descendent yraisemblablement les trois groupes guarani — Mbya, Chiripa et Pa’i — qui vivent aujourd'hui au Paraguay. Leur nombre, au tolal, nexcdde sans doute pas trois mille. Les Mbya vivent, dissé- minés en petits villages, dans l'actuel département du Guaira, centre Yuty au sud et San Joaquin au nord. Les Chiripa ont établi leurs villages au nord de San Joaquin; les Pa’i encore plus au nord, prés du Parana, sont plus éloignés. Au début de ce siécle, ils occupaient une région plus vaste; on trouvait également plu- sicurs groupes de Caingua au Brésil, dont les Apapokuva étudiés par Nimuendgju. Si, en 1912, Nimuendaju estimait a trois mille Fensemble des Caingva brésiliens, ils ont aujourd'hui presque dispar. ‘Chacune de maniére inégale, mais toutes inéluctablement, les trois communautés guarani du Paraguay se désagrégent ; elles ‘ont perdu leur autonomie politique (outre le « dirigeant religieux » elles ont ii leur téte un capitan le plus souvent imposé par les auto- rités paraguayennes) et économique (sans doute les Guarani culti- Yent-ils encore leurs propres brilis & proximité de leurs villages, mais nombreux sont ceux qui travaillent chez les Paraguayens). SSi les Mbya ont conservé leur langue, les Chiripa ne parleat plus ‘que le guarani paraguayen. Bref, les communautés guarani sont condamnées a bréve échéance : Jusque-Ii, pourtant, toutes ont conservé une tradition religicuse originale, qu’elles ont maintenue autant micux qu’en elle seule elles ont trouvé tout ensemble le. ‘moyen et le but de leur résistance au monde des Blancs. Tous les ‘ethnologues qui, depais Nimucndaju, ont éudié les Guarani, n'ont pu que souligner l'importance que ces Indiens accordent & leur vie feligieuse, Voici, par exemple, ce qu’éerit A ce propos 10 INTRODUCTION Egon Schaden : « Il n’existe sur terre aucun peuple, aucune tribu, qui s‘applique, mieux qu’aux Guarani, la parole évangstique : Mon régne n'est pas de ce monde, Toute la vie mentale du Guarani gst tournée vers I'Au-dela. » Des « théologiens » done. Voila le probléme. Comment concilier ces observations récentes — et certes, indiscutables — avec le tableau que nous ont laissé des Guarani et des Tupi les chroniqueurs? Une explication semble s'imposer : I'influence du christianisme serait & Vorigine de cet épanouissement de la vie religieuse, que cette influence date du temps des « réductions » ou qu’elle soit posté Fieure. Ainsi, J. Vellard, lorsqu'il commente des priéres mbya 2, ‘opére-t-il une discrimination entre celles qui, selon Ini, sont de toute évidence indiennes — pour étre pauvres et stéréotypées — et celles quil juge belles et d'une plus haute spiritualité, dues par ‘conséquent aux jésuites et que la tradition orale des Mbya aurait ‘conservées. Passons sur le parti pris pour ne considérer que l’hypo- ‘thése qu'il met en jew : les Mbya seraient done les descendants des Guarani qui vécurent jadis dans lef réductions. Rien n’est moins sir et tel n’est pas, par exemple, avis de L. Cadogan : aprés de Jongues recherches, ce dernier découvrit que les Mbya descenden) des « sauvages » du Mba’e Vera dont parle Dobrizhoffer dans son Historia de Abiponibus, et qui, d’aprés le témoignage du Pére, en bbatte aux persécutions des Espagnols, venaient justement de demander aide et protection aux jésuites lorsque ceux-ci furent expulsés §; de sorte que les Mbya n’eurent guére la possibilité de vivre dans les missions. On sait, du reste, & peu prés, ce qu’il advint de Ia plupart des Guarani qui vivaient dans les réductions : ils se trouvérent mélés & la population des colons qui n’attendaient que le départ des jésuites pour s'emparer du Guaira. A la rigueur pourrait-on admettre que quelques groupes aient pu reprendre leur ancien mode de vie — et encore, a condition de.supposer que ~~. E, Sehadeo, « 0 estudio do Indio Brasileiro... », in America Indien, vol. XIV, 1954. 2. « Texies Mbiwha recueilis en Paraguay », JSAP, 1937. 3 L. Cadogan, « Ywyra fe'ery , in Sipplemente Antropokseice dele Revisit del ‘Ateneo paragiyo. u LA TERRE SANS MAL ‘ces groupes problématiques aient, de leur propre mouvement, rejoint les missions peu de temps avant leur destruction, On oublic trop souvent en effet quel bouleversement radical de la société traditionnelle supposait le nouvel ordre imposé par les jésuites : la forme du village et des maisons, les activités quotidicnnes, Véconomie, le sysiéme de parenté, les relations inter-tribales... tout fut transformé. Une société d'un tout autre type s*édifia sur les ruines de Vancicnne et qui fut & peu prés en place vers 1660, La question tant débattue de savoir si les Peres firent des Guarani de vrais chrétiens ou s'ils n’obtinrent qu’une conversion superfi- cielle devient secondaire : ils leur avaient imposé des conditions existence telles qu'il est bien difficile de eroire que les Guarani aient pu, aprés un sigcle, retourner tout simplement dans la forét. Crest pourtant ce qu’affirme E. Schaden, qui se préoceupe surtout de décsler dans le discours des Guarani d’aujourd’hui la marque du christianisme : « Déja, en vertu de différenciations antérieures 4 Varrivée des Européens, la culture guarani, & cause de lisolement des divers sous-groupes, ne possédait qu’une uniformité trés rela- tive quant & la langue, la religion, la tradition mythique et les ‘auires secteurs de la culture. La différenciation ne fit que s'accen- tuer T’époque coloniale, lorsqu'une partie des populations fut soumise durant plus d’un sitcle la tutelle des jésuites, et retourna, ‘aprés expulsion des missionnaires, & ses conditions d’existence primitives. » La seconde partie de cette assertion ne va pas sans poser quel- ques problémes. Mais que penser de la premigre? Et pourquoi ‘Schaden a--il besoin d'alléguer, contre tous Jes anciens témoigna- 5, des différenciations antérieares & la Conquéte? Peut-étre pour ‘mieux asscoir (en faisant de I'aptitude au changement une dim sion de fa culture guarani) les explieations par le synerétisme qu'il donne de la religion actuelle; ou pour rendre compte de I'écart qu'il établit entre les Mbya da Paraguay qui, dit-il, « semblent avoir conservé leurs traditions dans leur pureté originelle » et tous les autres groupes guarani pour lesquels « l'examen Te plus superficiel montre qu’ils ont assimilé une série d’éléments chré- = 1. B. Schaden, Aspectos Fundamenais de cultura guarani, p. 18. 2 INTRODUCTION tiens 1». Pourtant les différences culturelles entre les sous-groupes guarani étudiés depuis te début de ce sidcle ne paraissent pas si grandes : que l'on compare par exemple, les danses, les rites attribution du nom, Je grand mythe des jumeaux... chez les Chiripa, les Mbya et les Apapokuva. Ils sont au contraire remar- quablement homogénes. La différence alléguée réside-t-elle alors dans la plus ou moins grande assimilation éléments chrétiens? ‘Mais il n'est pas toujours aisé de déceler de tels éléments, et il faut en tout cas une analyse moins superficielle pour en évaluer ‘importance et la signification : Nimuendaju remarquait, par exemple, que le « christianisme » des Apapokuva n’était que de facade. Comment trancher? Synerétisme, ou « pureté originelle »? A priori, ni lun ni l'autre ne nous paraissent convaincants, pour les présupposés théoriques qu’ils mettent en jeu : le premier, parce qu'il suppose que la pensée religieuse des Indiens offre assez peu de cohérence pour pouvoir admettre n‘importe quels éléments Girangers; l'autre parce qu'il suppose que le discours religieux (iscours sur l'homme et le monde, et aussi discours d'une société sur elle-méme) peut demeurer immuable quand la société a change. Enfin, lune et l'autre procédent d'une méme maniére d’envisager histoire de ces cultures : & I'envers, en reconstruisant le passé des ‘Tupi-Guarani partir de ce que I'on sait, ou de ce que I’on croit savoir aujourd'hui de leur religion. Poser le probléme en ces termes revient plut6t & l’esquiver puis- ‘que c'est préjuger déja de la solution. Il faut par conséquent chan- ‘ger d’optique : nous avons pris le parti inverse, et choisi de repren- dre histoire a ses débuts. Nous avions, pour le faire, un fil conduc- teur : les Guarani aujourd’hui parlent de la « Terre sans Mal », or c'est 18 un théme trés ancien, attesté au xvi* siécle chez tous les ‘Tupi-Guarani, Notre premiére tiche est par conséquent de cher~ cher & comprendre la signification qu'il avait 4 ce moment-la, dans un contexte historique et culturel qui n°était pas celui de maintenant, Alors, les sociétés tupi-guarani étaient libres et fories; aujourd’bui elles meurent ; nous le savons bien; mais les Indiens ‘eux aussi le savent, et ils le disent, Mais auparavant, quel pouvait 1, E. Schaden, préface au livre de Cadogan, Ayru Rapyta, 3B TA TERRE SANS MAL ure leur discours? C’est ce qu'il faut tenter de découvrir : et peut-étre pourra-t-on entendre autrement les belles paroles que les Guarani disent axjourd’hui, savoir si le discours qu’ils tiennent est ou nest pas le leur, s'il a changé et de quelle maniére. Rien ne ‘nous oblige, aprés tout, & reprendre & notre compie les affirmations des anciens chroniqueurs et & accorder 4 leurs opinions le méme ‘Grédit qu’a leurs informations : on verra, a les relire, qu’ils nous ‘ont livré, & leur insu, lessentiel de Ia religion indienne. cuAPrTRE 1 Des peuples sans superstitions Quand on se reporte au témoignage des chroniqueurs sur les ‘croyances des anciens Tupi-Guarani, on est frappé par la conver- gence de leurs dires, sur ce point précis unanimes : les Gentils de « paredeld » n’avaient pas de « superstitions ». Les premitres relations & nous offrir sur ces nations amérindiennes des docu- ments tant soit peu détaillés, celles des jésuites, tOt venus sur la terre brésilienne pour y établir leurs missions, nous disent des Tusk quills Galt gene ipnorants de tote viii avalaraat idole, ne reconnaissant en rien la dimension du sacré, i campmor paral giabsiniewtbre or rituelle me vienne ordonner leur activité quotidienne et rythmer leur temps. « Ce sont des gens (les Tupi da Nord) qui n’ont aucune connaissance de Dieu, n'ont aucune idole’, » Sans doute ce jugement du pére Manuel Nébrega est-il pour le moins hitif : il ny avait guére plus d'une quinzaine de jours que le missionnaire Gtait arrivé chez les Tupi lorsqu’l I’écrivit. Mais quatre mois plus tard son opinion est & peine modifige : « Ces gens-la (il s’agit cette fois des Tupinamba) n’adorent pas Ia moindre chose, ‘ils ne connaissent pas Dieu; toutefois, ils nomment le tonnerre tupana, et cela signifie chose divine *. » La différence est minime, tout au plus leur accorde-til maintenant une vague notion du ‘Chez les Tupi, par conséquent, ni croyances ni pratiques uses; ni foi, ni loi, strictement. 1. Lettre au pére Simo Rodriguez, 10 avril 1549, in. Leite, Cartas dos Jesultas do Brasil, vol. bp. 111. ‘Xinformagio das terras do Brasil, 200t 1549, 1, p. 150. 15 LA TERRE SANS MAL A lasuite du pre Manuel Nébrega et des premiers missionnaires, tous les voyageurs qui se rendirent chez les Indiens font écho & ‘cette affirmation : non seulement ils n’avaient aucune connais- ‘Sance du vrai dieu ce qui, s’agissant de sauvages, n’était guére fait pour les surprendre, mais ils n’avaient pas davantage de « fausses croyances », Ce trait remarquable des nations tupi- ‘guarani les étonne — méme s‘ils s'en félicitent, les missionnaires du moins : leur tiche d°évangtlisation se voyant simplifiée de n'avoir pas A combatire de croyances déja établies. Rebelles & Vidée que l'on se faisait de ce que devaient tre des patens — adorateurs de divinités multiples et pratiquants de cultes idol- tres — ces Indiens, eux, ne croyaient & rien, n'adorant astres, ni animaux, ni plantes, ne possédant ni prétres, ni lieux sacrés. Sans « superstitions » précisément : sans rien of s’avérit un quel- congue souci du surnaturel, Bref, ils étaient en deca méme du paganisme et la dimension religieuse semblait faire totalement défaut & leur culture. Le fait, sans nul doute, avait de quoi sur- prendre, Au reste, avec les Guarani, les chrétiens n’en étaient plus 4 un sujet d’étonnement pris : comment pouvaient-ils comprendre fen effet que des gens possessours d'une langue dont tous admi raient sans réserve la richesse, I'harmonie et la complexité, doués d'assez de raison naturelle pour avoir établi un ordre social ott les nobles étaiont soigneusement distingués des roturicrs? aicnt pu en méme temps vivre sans foi aucune, pratiquer la polygamie, guerroyer sans arrét et, pour comble, s’entremanger? Citons ici quelques textes, Sur les Tupinamba : « Combien que este sentence de Ciceron, assavoir qu'il n'y a peuple si brutal, ny nation si barbare et sauvage, qui n’ait sentiment qu’ll y a quel- que divinité, soit recedic et tenue d'un chacun pour maxime indu- bitable : tant y a néantmoins que quand je considére de prés ‘nos Totloupinambsoults de I'Amérique, je me trouve aucunement empesché touchant application d’icelle a leur endroit. Car en premier lieu, outre qu’ils n'ont nulle cognoissance du vray Dieu, ‘encores en sont-ils Ia, que, nonobstant la coustume de tous les 1. Montoya, « tenian sus caciques, en quien todos reconocen nobleza here dada de sus astepasados, fundada en que habian tenido yasallo y gobernado Pueblo », in Conquista Espiritual.. p. 49. 16 DES PEUPLES SANS SUPERSTITIONS anciens payens, lesquels ont eu la pluralité des dieux : et ce que font encore les idolatres daujourd’hui, mesmes les Indions da Péru... ils ne confessent, ny n’adorent aucuns dicux celestes ny terrestres : et par conséquent n’ayans aucun formulaire, ny lieu député pour s'assembler, & fin de faire quelque service ordinaire, ils ne prient par forme de religion, ny en public ny en particulier chose quelle qu’elle soit. » Et auteur de plsindre quelques pages plus loin ces « pauvres gens » qui vivent « comme bestes brutes » sans la moindre foi. Si nous avons choisi de citer d’abord ct assez longuement Jean de Léry c'est qu'il exprime admirable- ment le sentiment général. Léry, pourtant, serait difficilement ‘soupconné d’ethnocentrisme. Sa relation est formelle : nulle trace ‘chez les Tupinamba de croyances & de quelconques divinités, nul indice conctet, geste, objet ow rituel, qui laissGt. supposer l'exis- tence de préoccupations religieuses si minimes fussent-elles. Bien miewx, & ce que semble vouloir suggérer I'auteur : de tels sujets étaient si profondément éirangers aux Indiens que lors- qu'ils écoutaient les Blanes exposer leur théologie, ils ne savaient ‘exprimer que la plus profonde stupéfaction : attitude révdlatrice, donne-t-on a entendre, de ce que rien ne se trouvait dans leur propre culture qui piit faire écho A un semblable discours. Les chroni- ‘queurs avaient Ii de bonnes raisons de se montrer surpris : quelle culture peut étre assez peu inquiete d'elle-méme pour n'inclure pas cette dimension de négativité que traduit une religion? Mais ‘Poursuivons leur lecture : Claude d’Abbeville * : « Encore que les Indiens Topinamba soyent d'un jugement naturel assez beau, siest-ce que jamais il ne s'est trouvé nation si déraisonnable qu’eux au service de Dieu. Quel peuple se trouve-t-il si sauvage soubs le ciel et quelle nation il y a si barbare qu’elle n’aye ev, sinon la vraye religion, au moins quelque vaine superstition soubs Vombre d’icelle?... Je n’estime pas qu'il y ait aucune nation au ‘monde laquelle ait esté sans quelque espéce de religion, sinon tes Indiens Topinamba lesquels n’ont cy devant adoré aucun Dieu, ny Coeleste ny terrestre, ny d'or, ny d'argent, ny de pierre, ny 4 ean ery Hao wt vovae fet nl ered Bly. Al. 0, ~ 2. GL d' Abbeville, Histoire de lo Mision des péres capucins... p. SH, 322. a il LA TERRE SANS MAL de bois, ny autre chose que ce soit. fonnement que chez Léry: des gens pas meme palens: Eeyptiens, Perses, Grecs, Romains, etc., tous euret care dans toute histoire une seule | i i i ‘Unique excep ration & qui la religion fit complétement défaut. | tion A cette régle générale, les Tupi, qui, nous dit-on, ne procé | dieux; on chercherait daient & aucun sacrifice, jgnoraient ce que pouvaient étre une ea vain » Méme observation et méme ‘avaient ni prétres, ni autels, ni temples, prigre ou un office divin, ff pour qui tous les jours s'équivalaient, ni plus ni moins solen’ | nels les uns que les autres. Pourtant, ajoute l'auteur, dieu véritable, qu’ils nomment cord : en effet, quant Iui-méme et ses compagnons, que manif ils ont quelque connaissance d'un upd. Notons ici un premier désac- cette derniére alfirmation, le témoignage de Léry est bien différent qui nous déctare que ce fureat les Blancs qui, prenant prétexte de Ia crainte “ent les Tupinamba A oul le tonnerre — upd — prétendirent que ¢’étut li Te dieu dont ils eur parlaient. «.. Quand iis entendent le tonnerre, qu'ils n ‘dement effrayez : si nous acc de Ia particuligrement occasion ponse a cela estoyent, que puis fagon, qu'il ne valoit aux Frangois » aient antérieurs au voyage ‘dgji mention. Ainsi la lettre ‘nomment le toanerre ‘accomm jomment Toupan, ils sont gran jodans de Jeur rudesse, preaions de leur dire, que c'estoit le Dieu Gont nous leur parlions, lequel pour montrer sa grandeur et puis- dont areal ainsi trembler ciel et terre : Jeur résolution et res isqu'il les espouvantoit de telle done rien*. » Que es habitants de I" « Isle 4&8 les premiers & promouvoir ceite accep- jon du terme indigtne tupd est certainement inexact : des textes aascas ae ce compagnons de Villegaignon en font déji citée du P, Nobrega : « .. ils tupana, et cela signif chose divine. Aussi ‘de terme plus approprié, pour leur nous autres n’avions-nous pas pparler de Dieu, que celui de Pére Tuy pana * ». Tel fut le sort qui Zohut A Tupd : on sait comment les missionnaires l'utilisérent dans leurs catéchismes pou {i ta longue, il prit pour les Ja méme époque que 1. Ley, op. cit tT 2 Informagonns OP. ir désigner le diew chrétien et comment, Indiens eux-mémes ce detnier sens. A Léry, un texte de Thevet semble confirmer 6. ry B. 180. 18 DES PEUPLES SANS SUPERSTITIONS. | que Toupan fut une invention chrétienne, et que Jes Tupi ne Je confondaient pas avec leur propre notion de tupd (tonnerre) = « faut done scavoir qu’ils confessent qu’il y a un Diew da ciel. Is ne le prient, ny honnorent en aucane fagon et disent estre le Dieu des Chrectiens, et qu’il fait bien aux Chrestiens, et non & eux. Ils appellent Dieu Toupan, et ne croyent point qu'il aye puis sance de faire plevoir tonner ou donner beau temps, ny mesmes Jeur faire venir aucun fruit! ». Néanmoins quelques auteurs, &) Vinstar de Nébrega — et a l'encontre de Léry — laissent entendre que Tupi était 4a” pour les Indiens une divinité, voire le diew unique; dont les Tupi auraient ew-par conséquent quelque lumigre naturelle encore qu'is ne lui rendissent aucun culte. ~Ainsi Yves d’Evreux parle+-il de « la croyance naturelle quills ( font toujours euc de Dieu, des Esprits et de Mmmortalité de V’Ame® », Précisons toutefois que son affirmation se fonde davans {age sur la preuve cosmologique de V'existence de Dieu et sur les éerits des Grecs ou des Latins que sur observation des sauvages, Et précisons encore que les voyages des péres capucins Cl. d’Abbeville et Y, d’Evreux sont postérieurs d’un demi-siécle Acelui de Léry, de plus de soixante ans & celui de Ndbrega et des premiers jésuites : I'enseignement des Blancs avait eu le temps de faire son chemin, Il n’est qu’ lite, pour s'en convaincre, telle discussion sur la nature de Dieu * of ’argumentation prétée par Yves d’Evreux A son interlocuteur indigéne est d'un homme que Ton dirait presque rompu aux débats théologiques : Tupa ne saurait étre homme, tant partout ata fois; Tupi ne saurait Gire homme, ayant tout créé : s'il était homme, il faudrait qu'un autre homme V'eit engendré; Tupi est invisible, etc. Voila de quoi nous laisser perplexe quant & Vorigine « naturelle » — in- diene — d’une pareille croyance. Nous reviendrons sur la ques- tion de Tup& que, d’un commun accord, les ethnologues (ainsi Métraux) ont peut-éire trop vite relégué & un rang secondaire, eddant sans doute & l'impression que Icissent des témoignages 1. A-ThenetoMitoire de dee Voyausy Les Franca on Aig P26. 2: oor d Evreux, Voyage dans le nerd de Brat, . 27. Me 19 | LA TERRE SANS MAL |aussi_contradictoires que ceux que nous venons de citer. IY. d'fivreux, pour sa part, conclut de la facon suivante : « Voila |la croyance de Dieu que ces Sauvages ont toujours eue emprainte |naturellement-en leur esprit sans le recognoisire -par.aucune \sorte de prigres ou de sacrifices, » Lui aussi, par conséquent, “emarque l'absence de toute pratique religieuse chez les Indiens, leur insouciance a 'eadroit de la divinité, Enfin, pour en terminer vee les Tupinamba, citons un dernier écrit, celui du mission naire jésuite Ferndo Cardim : « Ce peuple n'a pas connaissance de son Créateur, ni des choses du Ciel, ni de ce quia trait ala peine ‘ou a la gloire aprés cette vie. Partant, il n’adore rien, ne pratique ‘aucune cérémonie, aucun culte divin. Toutefois, les Indiens savent quills ont une me, et qui ne meurt pas... Ils ont aussi grand peur du démon qu’ils nomment Curupira, mais ils ne l'adorent pas plus qu'une quelconque autre créature. Ils ne possédent pas non plus d’idole de quelque sorte que ce soit®, » On pourrait encore multiplier les citations : toutes. sont.en accord. Les plus radicales font des Indiens de parfaits athées. Les autres, qui con- sentent a les eréditer de quelque connaissance du sacré, voient cen eux Fimage de I'innocence : s'est le bon sauvage, au jugement , A la suite d’une violente querelle « Tamendonare... frappa si rudement la terre, que de 18 sourdit une grande source d'eau, si hault, que en peu de temps elle attaignoit par-dessus es collines et costeaux, et sembloit ssurpasser la haulteur des nues, et laquelle persevera jusques & ‘ce que Ia terre en fust toute couverte. Ce que voyans les deux fréres et soigneux de se sauver, montdrent sur des montaignes les plus haultes de tout le pals : Et taschoient se sauver contremont les arbres avec leurs femmes. Ce qu’ils feirent aussi, sgavoir est ‘Temendonare monta sur un arbre, nommé Pindona y tirant avec ui une de ses femmes : et Ariconte monta avec se femme sur ‘un autre arbre, nommé Genipar®... ». Lors de ce cataclysme tous Jes hommes et tovs les animaux périrent, & V'exception des deux 1. Thevet, op. elt p. 29. 2. Ibid, p. 3. 30 DES PEUPLES SANS SUPERSTITIONS couples fot naqurent deux peoples ennemis: es Tupinama et ls Tamcio. Comme on peut le voir d'aprés les citations faites plus haut est ce deuxidme mythe qui a été seul retenu, Tl est difficile de suivre Métraux lorsqu’il suggére que ces deux versions du déiuge font double emploi, En effet, le premier déluge est df 4 une eau céleste, le second & une eau chtonienne; le premier s’articule & une diversité naturelle, gfographique : duniforme qu'elle était, plate et sans eau, la terre prend du relief et les iéments s'y mélent; le second s'articule & la diversité des sociétés humaines. Et l'ordre des mythes suggére que la diversité des cultures ne pouvait advenir ‘que comme conséquence de la diversité des milieux naturels, La premitre humanité, aussi plate et uniforme que la terre elle- meme, n'est Id que comme le gage de I'avénement de la seule humanité réelle, qui se définit par la multiplicité des socigtés. Quoi qu'il en soit, on retrouve ces deux mythes (incendie et <éétuge) dans la plupart des tribus Tupi et Guarani d’aujourd’hul, Tupa, Ana, Giropari, ‘Au mime souci de repérer chez les Indiens quelques traces de Ja vraie religion, i faut attribuer assimilation de Tupa au diew Chrétien, d’Afd et de Giropari au démon. Afi, Aignan, pour Jes Guarani et les Tupinamba, Giropari (ou Jurupari) pour les ‘Tupi du Nord sont en effet les plus éminents de ces Esprits pervers qui peuplent fa forét et dont la seule raison dexister est de persé- cater les Indiens et de vouer a I’échec leurs entreprises. Ce sont ‘eux que l'on rend responsables tant de Vissue malheureuse d'une expédition guerriére, de l'insuffisance dune récolte, que des mésa~ ventures individuetles. Aussi présents et vivants dans la vie quoti- dienne des Indiens que le diable dans celle des. missionnaires, capables de tromper jusqu'aux chamanes et les porter & faire de fausses prédictions, ils sont bion d'une certaine fagon des répliques ‘du Malin et I'assimilation était facile. 1, Métraux, op. cit, p. 44, 31 LA TERRE SANS MAL, La question de Tupa, en revanche, mérite un examen plus atten- tif, non seulement parce que les ethnologues (Métraux, Schaden), n'y ont vu finalement qu’ane invention de missionnaires, mais parce que, pour les Indiens eux-mémes, contraints désormais & se penser par opposition aux chrétiens, Tupi en est yenu a signifier Dieu; de sorte que, méme s'il n’a point perdu ses anciens attri buts (on le situe & Vouest til est lid au tonnerre et aux tempetes), ii n’en est pas moins pensé parfois comme un élément étranger la culture guarani. De fait, il est évident que les missionnaires avaient besoin pour leurs prédications d’un terme qui fat apte a ex Dieu et que leur premier souci devait étre de le rechercher dans Ja langue indigéne. On a vu comment Nébrega justifiait le choix de Tupi; Vasconcellos et d’auires sont du méme avis. Que Tupi ait 6té pour les Indiens « chose divine », sacrée, et que Nobrega ait donné la véritable acception du terme, rien ne permet d’en outer @ priori. Et V'analyse de sa fonction viendra le confirmer. Nul doute non plus qu’ faire de Tupa un équivalent de Dieu, ‘on lui donna une signification qu'il n’avait certainement pas. Ce qui est ici en question c'est de savoir s'il existait, dans le panthéon ‘guarani, une autre figure mieux apte & remplir ce role. Tel est bien Te sentiment dA. Métraux lorsqu’il tente de découvrir les raisons d'un choix qu’il juge peu pertinent. Sa réticence se justfic en réfe- ence & la mythologie : dans le grand mythe d'origine Tupinamba, dont nous avons rappelé plus haut quelques thémes, Tupi en effet n’apparait pratiquement pas. Ni ctéateur du monde, ni transfor- mateur ou héros culturel, aucun fait, geste ou invention ne lui est expressément attribué. Voici le texte de Thevet : « La premiére cognoissance donc que ces Sauvages ont de ce qui surpasse la terre ct dun qu’ils appellent Moran, ... lequel a créé le ciel, la terre, et les oyseaux et animaux qui sont en cux, sans toutefois faire mention de la mer ne d’Aman Attoupaye qui sont les nuées d'eau 3... » Si « Aman Attoupave » peut s'interpréter comme une transcription un peu fautive de and ha tupdve (= ta pluie et le tonnerre), Tupa n’est ici mentionné que pour n‘avoir pas é1é eréé. 1, Thevet, op. cit. p. 38. 32 i DES PEUPLES SANS SUPERSTITIONS Le second passage du mythe of il apparait est I’épisode de Ia mort de Maira-Monan, lequel périt sur un bicher dressé par les hommes : « ... la teste lui fendi, avec une si grande impétuosité ct bruit si hideux, que le son monta jusques-au ciel et & Toupan : ct de la disent que s'engendrent les tonnerres 8s le commence- ment, et que I’éclair qui préséde I’esclat du tonnerre, n’est que la signification du feu par lequel ce Maire fut consommé? ». C'est tout; nulle part ensuite il n'est plus question de Tupi. Le mythe, on Va vu, relate la eréation et la destruction de la terre par Monan, les aventures des « jumeaux », et comment Sommay (doublet de ‘Monan, selon Métraux) enseigna aux hommes les arts de la civili- sation. Il est certain que dans ce contexte de la eréation, le role de Tupi est nul. C'est ce qui a conduit Métraux A voir en Monan la figure centrale de la religion Tupinamba, et & attribuer a la caté- chisation importance accordée a Tupd. E. Schaden et L. Cadogan sont du méme avis. Et, de fait, dans les textes Mbya-Guarani récemment publiés par Cadogan’, c'est Namandu le personnage premier, celui qui apparalt seul au milieu des ténébres originelles, le cxéateur. Dans ces textes mbya cependant, le réle de Tupi est loin d’étre négligeable puisque c'est lui qui eréera la « terre impar- faite » aprés la destruction de la premitre terre. Pour en revenir aux chroniqueurs et A notre probléme, nous voudrions faire plusicurs remarques. Tout d’abord, et si l'on s'en tient strictement & ce que l'on peut savoir des Tupi-Guarani par les auteurs du xvi sitcle, il n'y a aucune raison de préférer Monan & Tupi ou le second au premier, dans la mesure ot les Indicns ne se souciaient d’honorer ni I’un ni autre : il n’existait aucun culte rendu & une quelconque divinité, tous les auteurs nous le disent assez. En second ficu, s'il est vrai que Tupi n'est rien dans Ja création du monde, il est en revanche étroitement associé aux grands cataclysmes qu'il personnifie. Si Monan est le Dieu créa- tcur, Tupai ext le dieu destructeur. Maitre de la pluie, du tonnerre et de ta foudre, il est la cause directe de la destruction de Ia terre par Vincendie et le déluge 1. Thevet, op. elt, p. 43. 2. Ayn Rapyta. 33 EA TERRE SANS MAL doute, cest « le feu du ciel » qui consuma la premiére terre, ct une cau céleste qui engendra le premier déluge. Que cet épisode du mythe ne fasse pas intervenir nommément Tupi et aitribue & tune autre volonté que la sienne la décision de détruire la terre ne change rien : pluie, tonnerre et foudre sont Tes attributs: spéci- fiques et exclusifs de Tupa. Que l'on se reporte a lépisode de ta mort de Maira-Monan : tonnerte et éclairs y sont explicitement ligs A Tupa. Et puisque les Indiens voyaient dans les tempétes réelles Ia manifestation tangible de cette puissance den haut, comment n’auraientils pas pergu comme un effet de cette meme puissance la destruction mythique de la terse par le feu et l'eau célestes? 7 ‘Une autre raison nous porterait & admettre que Tupi n’était pas cette figure secondaire qu'on s'est plu ay voir; elle nous est fournie par la référence & une autre culture guarani : celle des Guayaki, La comparaison peut étre ici élairante (quoiqa’elle rhe s‘appuie que sur une observation récente de ces Indiens) car les Guayaki n'ont jamais été en contact avec les Blanes : l'unique tentative, eflectuée au xvut siécle, pour les amener dans les réduc- tions jéstites se solda par un échec : sur une vingtaine de Guayaki capturés, la plupart parvinrent a s'enfuir aussit6t et & regagner Ja forét, les autres moururent. Or dans les croyances: Guayaki, Chono, le tonnerre, est Je personage le plus important, celui qui pris la mort a charge des mes. L’association du tonnerre et des mes des morts n’était pas non plus étrangére aux Tupinambs. Citons encore Thevet ; «Ces Sauvages estans sur "eau, s'il s"esmeut (comme souvent il advient) quelque orage ou tempeste, ils pen- sent que ce soient les Ames de leurs parents et amis qui ainsi les inquiétent... Toutefois ne sont-ils si grossiers, que pour apaiser {elle tourmente, ils ne jettent quelque chose en l'eau, comme luy en faisant don et présent d’hommage, estimant que par ce moyen Ja furie des orages puisse estre appaisée *. » fc Enfin, un dernier argument pour souligner l'importance de ‘Tupa en tant qu'il personnifie 1a destruction ; la croyance gua- ‘rani en la destruction future de la terre. Cette vision apocalyptique 1, Thevet, op. city p. 96. PEUPLES SANS SUPERSTITIONS est au eur de la pensée des Guarani d’aujourd’hui : les mémes cataclysmes déja advenus sont promis a la terre; comme la pre- miére terre, la « terre imparfaite » sera détruite. De cette croyance on ne trouve guére mention chez les chroniqueurs. Un court pas- sage de Thevet y fait pourtant allusion : & propos de ces picrres gui étaient supposées conserver les traces de pas de Sommay, il écrit : « Et sont ces pauvres Sauvages en ceste folle créance, que si la pierre leur estoit dérobée, ou qu’elle fust rompue, ce scroit Ja ruyne et anichilation de toute leur contrée !. » C’est pour éviter Je cataclysme — par conséquent promis — que les hommes se sont instaarés gardiens de ces pierres marquées d'empreintes sacrées, gages du passage des Dieux dans le monde des hommes. Ces métonymies de la divinité ont ainsi une double signification : cles attestent qu'il n'est point d'ordre culture! qui ne se pense ‘comme un ordre (ranscendant. Lorsqu’on passe de l’ordre naturel 4 ordre de la culture, on passe d'un type de nécessité & un auire : Ja premitre, universelle, est immanente, W'autre, parce qu'elle instaure la particularité ne peut étre que transcendante. Entre la nature et la culture ily a la place du surnaturel. La seconde signi- fication des pierres sacrées dont les hommes ont la garde est dés lors évidente : elles témoignent que les diewx sont encore parmi les hommes, et que le monde (la société) durera aussi longtemps qu'il en ira ainsi. Sans doute cette information de Thevet est-elle peu de chose cn regard de l'importance qu’a prise chez les Guarani la croyance ‘en la destruction de la terre. Encore faut-il remarquer que cette croyance se traduit non pas en mythes (il n’existe aucun récit du cataclysme) mais en prophéties — et ceci peut expliquer que Ia notation de Thevet soit si bréve. Elle serait pourtant insuffisante pour nous permettre d’affirmer que Ia méme croyance existait chez les anciens Tupi-Guarani, si on ne pouvait la mettre en relation avec le contexte dans lequel elle prend place, notamment avec la quéte de la Terre sans Mal dont on sait qu'elle préoccupait les Indiens dés avant la Conquéte. Or, la quite de la Terre sans ‘Mal est essentiellement liée & 1a conviction que ta terre sera a | 1. Thevet, op. cit, p. 60, 35 LA TERRE SANS MAL nouveau détruite. Nous reviendrons la-dessus, Ajoutons seule- ‘ment, pour conclute, que si, comme nous tenterons de le démon- trer, la pratique religieuse des Tupi-Guarani s'est toujours inscrite dans cette quéte de Ia Terre sans Mal A quoi les poussait la certi- tude d'un cataclysme imminent, on peut comprendre que Tupd {ft pour eux chose sacrée entre toutes : comme artisan de ces des- tructions, il était le maitre véritable de leur destin. Sur importance de Tupi, les missionnaires ne se sont donc pas trompés + Ia figure du destructeur commande la religion gua~ rani, non celle du créateur. Is se sont trompés sur sa signification : rrien ‘de plus opposé, dans ce symbole indigéne, a V'idée chrétienne ‘du créateur. A ct égard, A. Métraux commet l'erreur inverse Jorsqu'll fait de Monan le dieu central de la religion Tupi : Monan est bien le eréateur, son nom méme I'indique*. Métraux ne se trompe pas sur sa signification, mais sur son importance. Cela evient dire que missionnaires et ethnologues ont été victimes du méme préjugé : I’idée que la religion devait se définir en rapport A une divinité eréatrice. Allons plus loin, et demandons-nous si C'est bien dans ces termes qu'il faut poser Je probléme. Autrement dit, nous suffit-il de rechercher des priorités dans Vensemble des figures mythiques guarani, d’établir la hiérarchie des « dieux » de leur « panthéon »; en serons-nous quittes pour dire qu’ll existe tune divinité centrale, Tupi, laquelle figure In destruction et des divinités secondaires, dont Monan le Créateur? Ce ne serait guére plus satisfaisant. En premier lieu, se limiter & cela, c'est ‘encore poser le méme a priori que nous dénoncions : V'idée que par essence une religion se définit dans une relation A des divinités, qu'elle procéde d'une disjonction irréductible qui met d'un cbté ies dieux, de M'autre les hommes. Mais surtout, on néglige ainsi le fait, pourtant digne d’attention, qu’aucun culte n’était rendu & tune queleonque « divinité », pour s'enfermer dans le paradoxe — qui laissait fort justement perplexes les premiers observateurs — une religion réduite & un savoir vague et inutile puisque sans 1. De mofd, qui signife enzendrer. $i on s'en tient & Vtymologe, il faut réctisee afirmation de Métraux que le dieu tupi est pas us eréateurex-ninilo, fais plut6t un transformateur. 36 DES FEUPLES SANS SUPERSTITIONS effets. Il faut, par conséquent, changer radicalement de perspec- tive : sugaérons que ce qui fait Noriginalité de la religion Tupi- Guarani c'est qu'elle ne se déploie pas dans I’ « élément » de la théologie, du savoir des dicux. Et s'il est vrai, comme Wécrit Dumézil, que la religion soit toujours « chose actuelle et active, demandons-nous quelle était 1a pratique religieuse des Indiens. En reprenant ainsi la question par autre bout, peut-étre compren- drons-nous mieux leurs croyances. La Terre sans Mal. ‘Nous venons de faire allusion 4 cette croyance. La Terre sans Mal est ce lieu privilégié, indestructible, oi 1a terre produit d’etle~ méme ses fruits et of on ne meurt pas. Les chroniqueurs n'y font que de bréves allusions, et encore la réduisent-ils & des ‘proportions compréhensibles pour eux : ‘un « au-deld » of vont les fimes aprés la mort. On pourrait s’atten- dre ce que, comme il en alla du reste, ce thime ait été assimilé au théme chrétien du paradis, Curieusement il n’en fut rien. F. Cardim nous assure que les Tupi ne se souciaient point de savoir s'il existait aprés la vie résompense ou chitiment '. Pourtant, dit- il, ils croient & limmortalité des fimes, lesquelles sont supposées se rendre « en des champs pleins de fruits prés d’une belle rividre ‘oi toutes ensemble elles ne font rien d’autre que danser *», Selon Léry, ce lieu de délices loin d’étre accessible & tous était la récom- pense promise aux meilleurs : « ... ils croyent l'immortalité des ‘Ames, mais aussi ils tiennent fermement qu’aprés la mort des comps, celles de ceux qui ont vertueusement vécu, c’est-a-dire selon eux, qui se sont bien vengez et ont beaucoup mangé de leurs ennemis, s’en Yont derriére les hautes montagnes ol elles dansent dans de ‘beaux jardins avec celles de leurs grands-péres® ». Méme informa~ tion chez Cl. d’Abbeville et Y. d’Evreux : accéder & la terre de 1. F, Cardim, op. cit, p. 161, p. 162. 2 hid. 3, Lary, op. elt tI, p, 62. 37 LA TERRE SANS MAL « par-dela les montagnes » cannibales ?. ° est réservé aux plus féroces _Pour tous les chroniqueurs, en tout cas, laTe A es rien que de paien, c’est «les ofiaings-lyséems des os Maln’éyo quoi les chrétiens ne se sont-ils pas emparés aus eS Poétes », Po U et pourquoi, plus généralement, ont-ils mei de cette croyanee, One vsue d peut supposer de prime abord, que vou elle sj bee - dune vie future toute faite de dan ette conceptig deval paraitre impie aux Blancs. Choquante, a et de bewveries pl en rate esto lo Ee . Tupi-Guarant situaient la Terre sans aphique pré. Pp éel, tantot a lest, tantot a Douest. Le plus ns Mal dans leur ent a Pouest, * semble-t-i i i t-il, au moins pour les Tupi du littoral : les inf * ies Intormatio ns données par Y. d’ ss Thevet, dati ee et Cl. d’Abbeville confirment « par-dela les monta a les montagnes » (d’Evreux pré Celles de de l’espace telle Mee es des Andes »), donc’ dans ane di, méme Aucune infiniti io préservée l’idée d’un lieu “ction peut-étre les migrations qui T mhent. les anciens Guar. mine pieds des Andes étaient-elles en arte liées i le ee ang erche de la Terre sans : Mal; le nom, Kandire, qu’ils donnérent 4 5 . nt a l’Empire. i 2 ege i i > e€ pe 1t-ét inca le suggere “. Quoi qu il en soit il exist etre une raison i : y : plus profonde au curieux dédain pour cette cro ance ppe er qu elle fut singuliérement aplatie. d dont il faut Ta 1 , re uite 1. D’Abbeville apport ‘ en tupi : « oudioupi eune précision supplémentaire : . Parmi les em ms Etait-e2 la le mot qui designate i oe lieu est appelé tenme tpi pour la Tene sans Mal On 1 consultés, aucun ‘autre. ne “d = mea ographié di . On trouv onne | quelque peu ciyetsenet chez plusieurs sake on oe le mot oudioupia, chamanes étaient ap “16 insi dans le Tesoro de Mo at —_ avec une acception guayupia). Montoya, malheure aie gavigia naan = 2 apprend que les terme. Le Vocabulario tale SInerK, te done a i pans - yara - du deste (0 feiticeiro bom) se tae brasilica dit, 4 I’a ible Fe Pomeleeis de ce es « Esprit par lequel ils apr e goajupia. Le « Houiousii iceiro : O spirito ss probablement le mém lee cherenee devinent ce » de Thevet, qui Raia par coerce et faut, mal transcrit. Ces ‘ros v est venir », on doit conclure que d’Abbe faute depouvoir établir l’étym ee oe. ; it, jusque sur le plan lin ville s’est trompé. Son err ymologie de guayupia, . Sur la significati guistique, la Terre s eur est révélatrice : il ion du mot kandire, cf. “ee a un séjour des esprits. 38 ~~ s SUPERSTIT TONS mes apres la mott. séjour a 3 Mal était aussi un. lieu accessible ans passer pat yépreuve de la tention, les DES PEUPLES SAN: des ancé- u’elle était a un séjour des 4 la Terre san re —_ ou lon pouvait « Ss x vivants an rendre corps et ame. rder leur at ; s d’apercevolr que la terre e « par- i tu la terre e meurt pas, que les pro- étaient une seule et méme chose. ce qui n’efit pu leur apparaitre réhensible folie : une reli- t de devenir pareils aux hétes promettaient ; été confrontés alors a me un scandale ou une incomp ‘| les hommes eux-mémes s’efforcen ortels comme eux. ; ; signifient Vinquiétude qui poussait les Tupi-Guaran! Vespoir afiirrmé que l’on peut sans mourir accéder sinon énoncer la question de la possibilité (ou de >impossibilité) pour les hommes d’étre a eux-mémes leurs propres dieux. A quelle pensée renvoie une telle pratique, sinon au refus de la théologie : hommes et dieux y sont deux poles que l’on veut penser autrement que sous les espéces de la disjonction. Voir dans cette religion un discours sur les dieux est non seulement la réduire a son expression la moins significative, mais la distordre par imposition d'une logique qui n’est peut-étre pas la sienne. C’est pourquoi on peut affirmer que débattre des dieux est, en l’occur- rence, d’importance secondaire. dieux, imm Car que a pareille quéte, a jimmortalité, A travers cette lecture rapide des anciens témoignages, nous avons tenté de comprendre pourquoi les Tupi-Guarani ont pu apparaitre aux premiers observateurs comme des gens « sans super- oe », alana sans rites religieux, et esquissé la perspective OF ae a ons poursulyi - youés quils étaient a la recherche n impossible — et pressenti e telle —, les Gu i Oss s arani ont forset une ee athée. De 1a l’absence de culte ou de e, mais non de pratique; de 14 Voriginalité a ; a Poriginalité de se é ne on } s « prétres » n peut considérer qu’elle en avait en la personne des ‘Karai cuarree 1 Pagés et Caraibes Le chamanisme offre semble-t-il, dans toute |"Amérique une remarquable homogénéité. Comme beaucoup d'autres popula- tions amérindiennes, les Tupi-Guarani possédaient de ces per- sonnages prestigieux, médiateurs entre le monde surnaturel et les ‘humains que leurs dons particuliers rendaient aptes & remplir des fonctions fort diverses : guérir les malades, prédire Pavenir, maitriser la pluie ou le beau temps... ‘Ave les Guarani, pourtant, le chamanisme est plus et autre chose que cela; il s’accroit d'une dimension nouvelle et acquiert ‘une signification et une portée particuliéres — d’ordre religieux et non plus seulement magique — qui le différencient sensible- ment de ce qu'il est ailleurs. ‘Chez les Apapokuva-Guarani parmi lesquels i vécut au début de ce sidcle, Nimuendaju! observa Il'existence d'une sorte de higrarchie lige au chamanisme : les Indiens se répartissent en quatre catégories en fonction de leurs dons chamanistiques. La premigre, négative, groupe ceux qui n’ont aucun chant, c’est-i- dire ceux qui n'ont pas ou pas encore resu d'inspiration; A cette eatégorie appartiennent ta majorité des adolescents et quelques rares adultes décidément réfractaires au commerce avec les esprits : ‘ceux ne pourront jamais diriger les danses. La deuxiéme caté- gorie réunit tous ceux qui, hommes et femmes, possédent un ou plusieurs chants — preuve qu’ils ont un esprit auxiliaire — sans pourtant étre dotés d’un pouvoir susceptible d’étre utilisé & des fins collectives. Certains d’entre eux (ceux qui se rapprochent de 1, Nimuendajo, Leyenda de a ereacion y Juicio final del Mundo, p. 41 s. 40 PAGES EY CARATBES la troisiéme catégorie) peuvent diriger certaines danses. La plu- part des adultes des deux sexes en font partic. La troisi¢me caté- gorie est celle des chamanes proprement dits, les paje : cupables de guérir, de prévoir, de découvrir le nom des nouveau-nés, etc, Hommes et femmes y parviennent et ont droit au titre de « Nan- deru » ou « Nandesy » (notre pére, notre mére). Seuls les hommes peuvent accéder a la quatritme catégorie, celle des grands cha- anes, dont le prestige dépasse largement les limites de la com- munauté. Couxla deviennent fréquemment les dirigeants poli- tiques.du.groupe. Eux seuls peuvent conduire la grande danse du Nimongarai, la plus importante féte Apapokuva. Cette féte se célébrait chaque année, entre janvier et mars, & l'époque oit le mais commencait A mart, et était destinée, entre autres choses, & garantir hommes, animaux et plantes des influences mauvaises susceptibles d'advenir durant I'année. Comme toute grande cérémonie, le Nimongarai exigeait de longs préparatifs, devant offrir & profusion boisson et nourriture & de trés nombreux parti- cipants : toute Ia tribu en effet s'y rassemblait (et c’était l'unique occurrence) car non seulement on invitait tous les villages voisins, mais de surcroit des individus ou des familles qui avaicnt depuis longtemps renoncé au mode de vie traditionnel pour aller travailler dans les fazendas brésiliennes, rejoignaient alors, pour quelques Jours, leur communauté, Féte de prémices, le Nimongarai avait aussi tine signification politique et religicuse A Ia fois, ainsi qu'il ressort du rituel de cldture ot les deux aspects étaient entremélés, Apriés quatre nuits de danses ininterrompues, 4 I'aube du cin- quiéme jour, se déroulait une cérémonie qui reproduisait le rituel du baptéme, a ceci prés qu'on n'y donnait point de nom ; lun aprés T'autre tous les assistants sc présentaient devant le paje, chacun accompagné d'un « parrain » et d'une « marraine! », La finalité de ce dernier rite était de sceller Ialliance politique, ~ symbolisée par la relation de ¢yrasa, de compérage, ainsi établie entre tous les membres de ta tribu ® 1, Etymologiquement,nimongarai = se fare chamane (ne ~ $0 : mo mf soos 2. CF. Susi, in Qhirguanor ; rien ne peut remplacee « fe sentiment de smoope ot Fexpresion Ge Momopente tral asset nation 4 LA TERRE SANS MAL La bréve évocation de ces fétes aujourd'hui disparues (Nimuen- daju assista aux dernitres) permet de mettre en lumitre le role ‘Véritable de ces grands chamanes — les karai — guérisseurs sans doute, mais avant tout dirigeants religieux et souvent politiques des villages. L'immense prestige dont jouissaient les chamanes avait frappé les premiers voyageurs, et tous ont é1é fascinés par ces person- rages qui suscitérent en eux des sentiments bien divers, souvent ambigus, mais ne les lnissérent pas indiflérents. Ce qui nous vvaut sans doute les excellentes descriptions qu’ils en laissérent. Quant aux missionnaires, ils pouvaient dautant moins s’en désin- téresser que c’est en eux que, de leur propre aveu, ils rencontrérent Jes plus sérieux obstacles & la christianisation : « ces pagés ou Barbiers, qui tiennent parmi les Sauvages le rang de Médiateurs centre les esprits et le reste du peuple, et sont ceux qui ont plus ‘grande authorité acquise par leurs fraudes, subtilisez et abus, et ont détenu ces gens plus fortement soubs le royaume de l'ennemy de Salut... » Imposteurs peut-8tre, mais doués de génie — de ‘matin génie — ot avec qui il fallait bien compter — Nébrega, Montoya, Lozano, Y. d’Evreux... tous, avec une belle unanimité, dénoncérent les chamanes comme leurs pires ennemis; et des ennemis d'autant plus redoutables gu’ils leur reconnaissaient — A P'instar des Indiens — un obscur mais trés réel pouvoir : en somme, les authentiques suppdts de Satan, Tout le récit de la ‘« Conquéte spirituelle » de Montoya est celui dune constante lutte de Dieu contre Satan, inspirateurs respectivement des Péres ‘et des chamanes, Car de railler la erédulité des sauvages n’empéche rnullement les Blancs d’en montrer & leur tour : pour eux, il ne fait aucun doute que les chamanes ont commerce avec le diable et que sils ont du pouvoir, c'est de Iui qu’ils le tiennent. une chicha de mats», En 1758, un chef Chiriguano se déclarait prét & servir {coi et 8 pactiser avec es Expagnols. Mais, disai-l & un jésaite, jamais il iaccepterat Pétablissement d'une mission au moyen de « azotes ¥ que ‘raduras de cantaros de chicha ». 1. ¥. d'Bvreux, op. ell, p. 285, 42 PAGES EP CARALBES Y. d’Evreux, qui pourtant impate au hasard d'une prédiction réalisée la notoriété acquise par tel ou tel chamane, consacre plu- siours pages (aprés que l'un d’eux Tui eut fait sur des événements de France une prédiction qui se révéla exacte) & ce point de théologie : Satan peut-il connaitre fe futur; concluant son argu- mentation par I’aflirmative, il explique du méme coup le savoir et Je pouvoir des « barbiers ». On pourrait citer maints autres exem- ples. Pourtant, derrigre indignation que provoguaient coux qu'on voulait ne considérer que comme des imposteurs, pointe une secréte admiration : on blame, certes, violemment leurs «ruses » et leurs « abus », mais en méme temps on reconnat et fon souligne leur habileté, lear éoquence, leur étonnant pouvoir de séduction. « Le Diable, explique Y. d’Evreux, esprit superbe; ne se communique fas indifféremment & tous les Barbicrs + mais il choisit les plus beaux esprits d’entre iceux, et lors il mesle ses inventions avec leurs subtilitez?, » C'est & la méme explication {que recourt Lozano pour rendre compte du fait que les chamanes se recrutent toujours parmi les esprits les plus subtils. Tels apparurent aux Européens les chamanes. Reste & voir, par dela tes croyances de ces derniers, ce qu’ils représentaient pour les Indiens. Les récits de leurs faits, gestes et dits sont nombreux et souvent précis; c'est sans doute & Y. d’Evreux qu'on doit les meilleurs : pour s‘étre vite convaincu de-ta profonde influence des chamanes sur les autres Indiens, ce missionnaire s'était attaché presque exclusivement i a conversion de ceux-ci et s'était lié avec plusieurs dentre eux. La hiérarchie des chamanes. Les villages tupi et guarani étaient composés de plusieurs mai- sons collectives (quatre, le plus souvent, parfois huit) disposées autour d'un espace central. D’aprés Y. d’Evreux deux personnes ‘avaient Je pouveir dans chaque village + un mburuvicha (= chef) 1, Y¥. Evreux, op. cit 4B LA TERRE SANS MAL et un pagy owassou (= grand chamane). Ces grands chamanes étaient ceux qui portaient le titre de Karat (caraiva, caratbes, selon les graphies). Tous les paje en effet ne jouissaient pas d’un égal prestige et Y. d’Evreux pour sa part en distingue trois catégories. « Vous en trouvez de bien petits, et n’en faict-on pas grand estat, ct si on ne les eraint guére et leur métier ne leur vaut beaucoup. Ty en a d'autres un petit plus ssavants et médiocres, entre les peiits et les grands : Et ceuxda d’ordinaire levent leur boutique fen chaque village qu’ils s'attribuent... ayans soin des danses et d’autres choses qui dépendent de leur office. » Viennent enfin les grands; ils « sont les plus prisez aprés les Principaux, voire les ‘Principaux leur parlent avec révérence ! ». Leur notoriéié dépassait trés largement le village : « Si ces petits et médiocres Barbiers ont de lauthorité entre les leurs, beaucoup plus en ont ceux qui pro- prement sont appelez Pagy-Ouassou, grands Rarbiers : ear ceux-li sont comme les Souverains d’une Province, crains et redoutez grandement, et sont parvenus a telle authorité par beaucoup de subtilitez * » ‘Une autre tripartition avait cours chez les Guarani, si I’on en croit Lozano §, qui s’attache en outre & préciser le role dévolu a chaque catégoric : « La premifre était l'art de sucer... : celui qui se disait suceur, pour gagner sa vie et acquérir de a renommée parmi les siens, feignait de posséder le pouvoir de guérir les mala- dies en sugant les régions malades... » I s’agit done de guérisseurs proprement dits; l'auteur explique ensuite comment se déroule Ja cure qui s‘inaugure, dans la maison du malade, par des danses — une série de « gesticulations ridicules », dit Montoya. Ensuite Je chamane suce Ia partie atteinte afin d’en extraire l'objet patho- ‘gine, « épine, fragment d'os on ver qu’il portait cachés sous la langue », et Je montrer & Vassistance, C’est, om le voit, a technique de cure la plus couranie de toute I'Amérique du Sud. La deuxiéme sorte de sorcellerie, dit-il ensuite, est plus pernicieuse, car ceux ‘qui Wexercent sont familiers du démon, lequel leur apparait cou- ‘ramment sous la forme dun « négrillon », accompagné d'un bruit 44 PAGES ET CARATBES épowvantable et dans la plus grande confusion, Is consultent cette apparition chaque fois qu’ils veulent ensorceler quelqu'un; ils recherchent, pour ce faire, divers objets susceptibles de provoquer Je mal, tels que « charbons trés secs, pour susciter la fiévre ou la toux; 08, épines, objets pointus, pour transpercer le corps de dou- leurs...»». Ce sont des jeteurs de sorts et Lozano précise bien qu’ils nemploient leurs talents qu’a susciter maladies et mort. ‘Avant de passer a la troisitme eatégorie, arrétons-nous un ins- tant sur la premiére distinction qu’opérent les deux auteurs auxquels ‘on vient de se référer. Elle n'a pas le méme contenu dans les deux cas, En suivant Y. d'Evreux on peut dire que la différence entre ceux qu'il appelle les petits et les moyens chamanes n'est que de degré : c'est seulement par l'inégale étendue de leur renom qu’ils se distinguent, Autrement dit il n'y a pas lieu de conserver la tri- partition qu’ suggére et la vraie différence est entre pagé et ‘pagy-ouassou. En revancke, la distinction opérée par Lozano peut ‘paraitre plus pertinente ; guérisseurs et jeteurs de sorts sont radi- calement opposés. Mais elle n'est pas sans poser un probléme, Chez tous les Tupi, en effet (comme en bien d’autres cultures amétindiennes), si lune des fonctions essentielles des chamanes ‘est celle de guérisseurs, les hommes-médecine sont toujours ambi- valents. A. Métraux *I’a fort bien démontré : maitres de la maladie, les chamanes peuvent & leur gré la conjurer ou l'infiger. Le pouvoir surnaturel dont ils sont porteurs — de par leur faculté entrer en communication avec les esprits — provient de ce qu'ils font accés a un savoir fermé aux autres hommes : ils connaissent la dimension cachée des choses. Par essence le pouvoir né d’un tel savoir est indéterming, non orienté vers des fins spécifiques, De 1a 1a multiplicité des fonctions chamanistiques, que l'on ne trouve point, généralement, & l'état séparé, distribués dans des individus différents. On aura remarqué que les techniques, décrites par Lozano, qu‘utilisent guérisseurs ct ensorceleurs sont exactement les mémes, mais inversées, comme est inversé leur but : ce qui tend indiquer qu'on n’a affaire en réalité qu'aux deux faces une méme pratique. On pourrait alors en conclure qu'il existait 1, Métraux, Religions et Magies indienes "Amérique chu Sud. 43 LA TERRE SANS MAL chez les Guarani, & lintérieur de la catégorie paje une répartition des activités correspondant & une sorte de division du travail Par conséquent la encore il n'y a pas lieu de retenit Ia distinction (du moins dans la perspective qui est la nétre. Car pour une étude du chamanisme elle ne serait certainement pas dénuée dintéré!), ‘Ce que nous voudrions mieux établir ici c'est ce qui différenciait les paje, les chamanes proprement dits (i. e. les deux premiéres catégories de Lozano et Y. d'Evreux) de la troisiéme catégoric, les Karai, que quelques chroniqueurs ont fort & propos nommés « prophétes ». Notons d’abord que quelques auteurs anciens font explicite- ment la distinction entre paje et karai. Léry~: « {l faut scavoir qu'ils ont entre eux certains faux prophétes qu’ils nomment Caraibes, lesquels allans et venans de village en village, comme les porteurs de rogatons en In papauté, leur font-accroire que ‘communiquans avec les esprits ils peuvent non seulement par ce moyen donner force & qui leur plsist, pour vaincre et surmonter les ennemis, quand on va 4 Ia guerre, mais aussi que ce sont eux ‘qui font croistre les grosses racines et les fruicts, tels que j'ai dit ailleurs que ceite terre du Brésil les produit. » Et il prend soin de préciser qu'il ne faut pas confondre les caralbes avec « ... une maniére d’abuseurs qu’ils ont entre eux nommez Pagés, qui est 4 dire Barbier ou médecin, lesquels leur font accroire qu’ils leur arrachent Ia doulear, mais aussi qu’ils leur prolongent la vie ® ». Le terme paje, par conséquent se référe & ce qu'on entend tradi- tionnellement par chamane : celui chargé de guérir le mal ou, & Voceasion, de linfliger et qui, du seul fait de l'ambiguité de ses dons, est un homme toujours craint et respecté, sachant fort bien au demeurant faire rémunérer ses services. Cardim fait la méme distinction et ajoute que les Indiens ne croient pas spécialement ‘aux chamanes; simplement ils les jugent capables de guérir. 11 ‘veut dire qu’on ne les considére pas comme des étres surnaturels, qui seraient honorés comme tels; ceci n'est le eas que pour quel- 1, B, Susaik, op. ei, a remarqué chez les Chiriguano de Bolivie une sem ‘lable division’: les paje s'y répartissent en « faiseurs de pluie», guérisseurs, censorceleurs, etc, 2, Lity, ep. cl, Il, p. 67 et p. 116, 46 Pats ET CARAIBES ‘ques-uns d’entre eux : ceux qui portent Je titre de caraiba, c'est- dire, selon Cardim, saint ou sainteté. A propos de cette traduc- tion, on peut faire plusieurs remarques. « Santo », « sanctitad » sont les termes les plus ftéquents qu’emploient aussi les premicrs jfsuites (Nébrega, Correia, etc.). Thevet, qui par ailleurs emploie toujours indifféremment les termes de pagé et de caralbe, attribue toujours le titre de caralbe aucx héros culturels des mythes. Le Tesoro de Montoya rappelle que carat était le titre donné aux grands chamanes et le nom qui fut donné aux Espagnols, et il propose I’étymologie suivante : le mot serait formé par aggluti- nation de cara (— habileté, adresse) et y qui indique la persévé- ance. Faute d’en pouvoir proposer une meilleure, acceptons celle-ci. Tout indique en tout cas que les karai étaient bien plus ‘que des chamanes; seuls quelques rares paje parvenaient i devenit des karai, et leur fonction dés lors n’était plus de soigner les malades. Revenons au texte de Lozano : « La troisiéme sorte de sorcelle- rie faisait autorité beaucoup plus que toutes les autres, car il s‘agissait d'un art particulier que trés peu détenaient, Ceux-la, les plus audacioux et les plus hardis, essayaient de persuader la populace qu'ls étaient fils de la vertu supréme, sans pére terrestre, quoiqu’ils admissent étre nés d'une femme... Ils passaient pour authentiques prophétes aux yeux de la populace qui voyait parfois s’accomplir queiques-unes de leurs prédictions. On les tenait pour des saints, obéis et vénérés comme des dieux '. » Leur renommée sStendait trds loin dans la région, et ils pouvaient se rendre @ leur gré od ils voulaient, assurés d"étre partout eraints ‘et respectés. Les jésuites eux-mémes leur prétaient un pouvoir ‘exorbitant; non seulement ils assurent avoir été témoing & maintes reprises de la véracité de leurs prédictions, mais ils les croient capables d’opérer de démoniaques miracles : assécher subitement une rivigre ou un étang, ou au contraire faire brusquement gonfler les eaux et provoquer de catastrophiques inondations... De la nature de leurs prophéties, de ce qui se disait dans leurs discours (car l'éloquence était leur grande qualité) Lozano malheurvuse- 1, Lozano, op. cit, vol. I, p. 403. a7 TA TERRE SANS MAL ment ne dit mot. Tl ajoute deux précisions concernant leur mode de vie ; ils affeciaient d'aimer Ia solitude et s'infligeaient fré- quemment des jetines rigoureux jusqu’d perdre connaissance. Le statut des karai. On sait en effet que les karai vivaient retirés,& I'éeart des villages et ne demeuraient point avec les autres (chefs y compris) dans leg grandes maisons collectives, différents en cela des chamanes. 4 Vous les voyez monstrer une gravité extérieure, ct parlent pew, aymans 1a solitude, et évitent le plus qu’ls peuvent les compa- nies... Et pour se conserver en tel honneur, ils dressent leurs loges & part, esloignez de voisins * », éorit Yves d’Evreux qui, lors de Ia premiére entrevue qu'il eut avec Pacamont « Grand Barbier et Principal » de Comma, s'entendit dire ceci : « Il ya plusieurs lunes que j‘ay le désir de te venir voir, et les autres Pals (= Péres), mais ty seays toy qui parles & Dieu, que nous autres qui sommes estimez converser avec les Esprits, qu'il n'est pas bon, ni expédient lestze legers et faciles, et aux premiéres nouvelles s'émouvoir ct ‘mettre en chemin : parce que nous sommes regardez de nos sem- blables et se rangent & ce que nous faisons. La puissance que nous avons obienue sur nos gens se conserve par une gravité que nous leur monstrons en nos gestes et en nos paroles. Les volages et ceux ‘qui au premier bruit apprestent leurs canots, s’emplument et Vont voir hativement ce qui est arrivé du nouyeas, sont peu estimez et ne deviennent grands principaux ®, » Cette belle lecon du savoir-vivre des grands de ce monde se passe de commentaires et valait d’étre rapportée, Ainsi, leur comportement, leur mode de vie, tout les désigne comme des personnages. exceptionnels. ‘Plus encore qu'une attitude destinée seulement & souligner leur importance, cet isolement voulu était une fagon de marquer qu’ils J avaient un statut & part; qu’en fait, ils n’appartenaient pas vrai- ment & une communauté, qu’ils n’étaient de nulle part. Non seule- ‘ment, en effet, ils vivaient a I'écartdans une demeure faite leurseul 1, Lozano, op. it, p. 287 et p. 327. 2 Ibid. 48 PAGES ET CARATBES usage, mais ils restaient peu de temps dans le méme village. Is se déplagaient coastamment, a parcourir des provinces entiéres. ‘Tous les auteurs insistent sur leur vie errante et Thevet, par exem- ple, en parle comme de « vagabonds ». Encore un trait qui les oppose aux chamanes, si l'on se souvient de ce que disait Y. d’'Evreux de ces derniers. Tis évitaient de se méler aux autres, de participer aux conversations et moins encore aux divers tra- vaux, jeQnaient, refusant parfois ostensiblement la nourriture qu'on venait leur offrir, et prétextant qu’ils n'avaient nul besoin aliments. Mais & certains moments de la journée, ils sadressaient ‘au village rassemblé en des discours souvent fort longs. Sur Vobjet de leurs pérégrinations, nous reviendrons bient6t; il faut pour I'instant préciser que non seulement ils pouvaient parcourir ainsi tous les villages d'une « province », mais encore qu‘ils Pouvaient se rendre dans des villages ennemis. Ce qu’ils étaient seuls A pouvoir faire = tout autre qui s'y ft risqué eft été fait prisonnier ct mis & mort, Dans plusieurs de feurs lettres, les jésuites signalent cette liberté dont les prophétes jouissaient seuls ‘et qui leur permettait de circuler & leur guise entre les provinces ennemies. Et Soares de Souza donne une curicuse information qu'il est peut-8tre possible d’interpréter dans le méme sens : «Ce peuple a la plus grande estime pour les chanteurs; oi qu’ils aillent, ceux-ci sont toujours trés bien accucillis, et plusieurs d’entre eux sont déji allés dans le territoire de leurs ennemis, ‘sans qu’on leur fasse le moindre mal*. » Le méme auteur dit encore que les Tupi renongaient parfois @ manger un prisonnier de guerre, s'il était bon chanteur. On a déja signalé "importance du chant dans le chamanisme et nous aurons l'occasion d'y revenir. ‘Mais tre trés bon chanteur ne signifiait pas seulement, pour les Indiens, étre capable de moduler d’agréables mélodies (encore que Jear sensiblité musicale ait été soulignée par de nombreux observa~ teurs), cela signifiait pouvoir chanter longtemps, et en énongant des poroles. Le chant était un discours, ponctné, entrecoupé de 1. Ce que Jes chroniqueurs appelient une « province » c'est ensemble des Villages allis, Les alliances politiques groupaient par conséquent les com> unautés tupi et guarani en plusicurs pr ‘ennemies ene elles, 2 Soares de Souza, Tratado deseritivo do Brasil em 1387, p. 316. 49 LA TERRE SANS MAL mélodies non parlées (Léry en donne une assez bonne description). Si les Tupi, donc, épargnaient ces chanteurs exeeptionnels c'est ‘qu'ils devaient reconnaitre en eux des caratbes, On sait que ces derniers pouvaient accompagner les expéditions guerriéres, ils pouvaient par conséquent, méme s’ils ne se battaient pas cux- ‘mémes, étre faits prisonniers. Cette double liberté par rapport a Vespace quiavaient les ‘karai — extérieurs au village et extérieurs a la « province » — cst le signe dun statut doublement marginal, Au moins idéale- ‘ment, leur statut les faisaient extérieurs aux alliances politiques, ct extérieurs la parenté, Car étre hors de la communauté ne Signifie pas seulement demeurer & l'écart; plutot, cette mise & Vécart n'est elle-méme i que pour manifester une extériorité plus profonde : celle qui situe le prophéte en dehors, socialement {et pas seulement spatialement), de ce qui précisément constitue tune communauté : le réseau de parenté. L’impression que l'on retire de la lecture de tous les témoignages, c'est qu’on ne sait jamais dpi.viennent les Karai : ni de quel lieu de espace, ni ‘par conséquent de quel point de la généalogie. Allant et venant Constamment, done sans résidence, ils sont partout et done nulle part, Rappelons ce qu’en dit Lozano : qu’ils afirmaient volon- tiers n’étre point nés de pére, mais seulement de mére. On pourrait yoir Id et on n'a pas manqué de le faire, du syncrétisme, une séminiscence de la. Vicrge Marie; ils se seraient emparis de ce théme_pour-justifier leur Texte capital puisque, on le voit, y sont évoqués les thémes essentiels des discours des prophétes. Ii confirme aussi ce que nous disions plus haut du prestige des karai, des pouvoirs qu'on leur aitribuait, Surtout, il ne laisse aucun doute sur fa teneur de leurs 1, Léty, op. city tM, 9. 67 z 3. Informagiae. in Leite, op. et, vol I, p. 150, 7 LA TERRE SANS MAE discours ; c'est de la Terre sans Mal qu'il est question. La terre ‘8 tont est produit d'abondance sans qu'il soit besoin de travailler ‘od Ton jouit d'une perpétuelle jeunesse, etc. voild ce dont ils promettent Mavénement. Ts sont les garants de co quelle est accessible ici et maintenant puisqu’ils peuvent s'engager 2 y ‘conduire les autres. Sans doute n’est-il pas question, dans ce texte, de migration; on n'incite pas les gens A abandonner les villages et & se mettre en chemin yers la Terre sans Mal. Mais Gest bien de cette terre que les carafbes sont les maitres et Welle quills annoncent 1a réalisation possible ici-bas = pour cela il ne tient qu’aux autres de se conformer a des régles de vie spéci- fiques, de s‘imposer les exercices nécessaires de esprit ou du corps, Le savoir des prophates consiste en ceci qu’ils détiennent la clé de ce nouveau séjour ils connaissent le chemin de la Terre ‘sans Mal, non pas tant sa localisation dans espace réel, que les regles éthiques par lesquelles seules on peut y accéder. On peut comprendre, dans cette optique, le sens des « confessions » publi- ‘ques des femmes (dont Métraux disait que Jeur but nous restait inconnu) : elles pourraient n’étre qu'un préhide aux divers exer- ices qui accompagnaient toujours 1a quéte de Ia Terre sans Mal et qui en conditionnaient le succes. Le caractire négateur des discours prophétiques resort & Vévidence : pour aceéder & cette terre promise non seulement on ‘engage les Indiens a cesser de chasser et de cultiver (done & renon- ‘er Ace qui constitue Ia trame de leur existence quotidienne) mais ‘encore on leur conseille de faire fi des régles de mariage. Qu'ils donnent leurs filles qui ils veulent : c'est tout Jordre social qui fest mis en question. Et ce n'est pas pat hasard si les seuls éléments qui n’en soient pas niés sont la guerre de vengeance et Je canni- balisme + ils représentent, sous la forme institutionnalisée et par conséquent contrOlée du rituel, la négation des régles liance *, ‘Avant de compléter ces informations par celles que donne Léry, il faut dire quelques mots des maraca. L’existence de cale- asses tuillées en forme de visage humain est attestée par de 1, On donmait toujours une épouse aux prisonniers de guerre : ceux que ron tuait pour les dévorer étaient par coaséquent des beaur-fréres. 8 PAGES EY CARATBES nombreux observateurs; on a vu que Staden les considérait comme les seules divinités indigénes. Les maraca étaient utilisées par les prophétes lorsqu'ils allaient rendre leurs prédictions, et on n’entre- prenait jamais d'expédition guerriére sans les avoir auparavant consultées. « Quelques sorciers usent d'une calebasse qui a l'aspect dune te humaine, avec ses cheveux, ses oreilles, son nez, ses yeux, sa bouche; elle repose sur une fiche qui tient liew de cou, et lorsqu’ils veulent rendre leur oracle, ils font de la fumée dans ‘ete calebasse avec des feuilles séches de tabsc qu’ils brileat st aspirent par le nez la fumée qui sort par les yeux, les oreitles et Ia bouche de Ia téte artificielle jusqu’a ce qu’ils finissent par en tre troublés et ivres comme s’ils avaient bu. » On les consi- Aérait, en ees occasions, comme les réceptacles des esprits, et lorsque le prophéte « change sa voix en une voix d’enfant » c'est le signe que, dés lors, un esprit parle ou, pour mieux dire, que le dieu parle en lui. Faut-il voir dans les maraca des idoles? Leur aspect anthropomorphique pourrait y inciter, mais, outre le fait qu’elles n’étaient pas toujours modelées de la sorte, dautres Aléments interdisent, nous semble-t-il, cette interprétation. Tout @’abord la maraca n’était pas V'attribut spécifique des paje ou des caraibes; chaque homme en possédait et elle faisait partie du mobilier des familles tupinamba (cf. Thevet), coaservée, par conséquent, avec les autres biens, dans la maison collective. ‘Avant tout, c'est un instrument de musique destiné & accompagner et & rythmer les danses et les chants. La maraca, comme le remar- que Métraux, n’était done pas chose sacrée en elle-méme et n'était Fobjet d’aucun culte. En de rares occasions — lors, pré- cisément, des visites des karai — les esprits s'y manifestaient + lorsque, grace i la fumée de tabac qu’ils y expiraient, les grands paje les imprégnaient du pouvoir dont ils étaient seuls déten- teurs. « Is (les pae) parcourent une fois par an le pays et entrent dans toutes les maisons; ils font croire qu'un esprit vena de 1, Vasconcellos, cité par Métraux, La Religion... p. 73. 2, S'il était permis de considérer ies dessins des chroniqueurs comme des « informations», a mmere ae eur un, ein de Std fe suggestions : la maraca qu'il représente (p. 129) est dotée se «une « bouche » et cele-ci ressemble & s'y méprendre & un croissant de | 9 Hi LA TERRE SANS MAL régions lointaines et étrangéres est avec eux ct leur a donné le pouvoir de faire parler toutes les tamaraca'. » Chacun alors peignait en rouge sa maraca, V'ornait de nouvelles plumes et la présentait au karai qui, lorsqu’il les avait toutes réunies souffiait de la fumée de tabac pour leur donner un peu de son pouvoir, et y faire parler les esprits (selon une information de Theyet, les esprits des ancétres). [1 ne s‘agit pas ici d'idoles; la maraca c'est Caccessoire principal du prophite, le médiateur tangible par quoi nécessairement doit passer toute communication avec le surnaturel. Revenons maintenant & ces grandes cérémonies auxquelles participaient plusieurs grands karai. Celle a laquelle assista Léry ‘réunissait « dix ou douze des meilleurs Caraibes ». Nous ne nous Giendrons pas sur Ia réception fastueuse qui leur fut faite : Léry ne nous apprend rien IA que nous ne sachions par ailleurs, sinon que tous les villages environnants vinrent y assister de sorte qu'il sly trouvait cing ou six cents hommes adultes. Sit6t arrivés au village, les Indiens se séparérent en trois groupes : les hommes dans une maison a part, les femmes dans une autre, les enfants dans une troisiéme, Interdiction fut faite aux femmes et aux enfants de sortir. Réunis autour des caraTbes les hommes se mirent ‘Achanter, les femmes répondant de leur c5té par des cris rythmés, Tancés par intermittence. D'abord ce fut un chant épouvantable et discordant, rapporte Vauteur, qui saisissait de frayeur et dura Vespace d’un quart d’heure. Ensuite les hommes se remirent & chanter, en parfait accord cette fois, ce qui incita Léry (qu'on avait relégué dans la maison des femmes) a aller voir de plus prés. Il se rendit donc, sa frayeur passte, dans la maison des hommes, ot ceux-ci éiaient en train de chanter et de danser. « Tout prés 4 prés l'un de l'autre, sans se tenir par la main ni sans se bouger d'une place, ains estans arrangez en rond, courbez. sur le devant, guindans un peu le corps, remuant seulement la jambe et le pied droit, chacun ayant aussi la main dextre sur ses fesses et le bras ‘ét la main gauche pendant, chantoyent et dansoyent de ceste facon. Et au surplus, parce qu’ cause de 1 multitude il y avait 1, Staden, op. city p. 129. PAGS ET CARATBES trois rondeaux, y ayant au milieu d’un chacun trois ou quatre de ces Caraibes, richement parés de robes, bonnets et bracelets faits de belles plumes naturelles... : tenans au reste en chacune de leurs mains un Maraca... ils les faisoyent sonner & toute reste... Outre plus, ces Caratbes en s'avangans et sautans en devant, puis reculans en erriére, ne se tenoyent pas tousjours en une place comme faisoyent les autres : mesme j'observay qu'eux prenans souvent ne canne de bois, longue de quatre & cing pieds, au bout de laquelle il y avait de I'herbe de Perun seiche et allumée; en le tovrans et souiflans de toutes parts la fumée d’icelle sur les autres sauvages, ils leur disoyent; A fin que vous surmontiez vos ennemis, recevez tous lesprit de force*...» La description de Léry est trop longue pour que nous puissions la citer en entier; mais elle est trés belle et d'une grande précision = il suffit, pour cn juger, de comparer sa description de la danse avee celle que fera beaucoup plus tard Nimuendaju de la danse apapokuv: ce sont, i trds peu prés, les mémes gestes. La danse se poursuiv sans interruption, prés de deux heures, puis vinrent des chants entrecoupés de discours. Quatre grands thémes furent évoqués dans ces discours, d’aprés le truchement de Léry : le premier consacré aux morts et aux ancétres; ensuite on dit Ia certitude aller les retrouver « derriére les hautes montagnes » pour danser et se réoulr avec eux; le troisiéme point concerne les menaees faites aux ennemis; enfin on raconta le mythe du déluge. Bien centendu, on ne saurait de 1A tirer des conclusions définitives sur les discours des karai; il est fort possible que le « truchement » de Léry n’ait point résumé tout ce qui avait été dit et n’ait retenu que quelques-uns des thémes évoqués. Néanmoins, et cette réserve faite, il est intéressant de remarquer que le seul mythe raconté cen pareille circonstance soit précisément celui du déluge, et que, par conséquent, le théme de la destruction de la terre yienne svarticuler 4 Ia promesse de la Terre sans Mal. Tout 0 passe comme si le rappel de cx cataclysme passé n’était IA que pour confirmer Vimminence dune catastrophe & venir, & laquelle il ‘est impossible d’échapper autrement qu’en aceédant & la Terre 1, Léty, op. cit, t. Il, p. 70-71, a TA TERRE SANS MAL sans Mal. C'est la on Te verra, le théme majeur des réflexions des Guarani modernes; et les parcelles «informations que nous avons voulu rassembler ici donneat a penser qu'il n’était pas non plus Stranger a leurs lointains ancétres. 1Les_ chroniqueursne-disent pas Ia signification qu’avaient pour les Tupi-Guarani, chants, danses_et fumée de tabac. Du moins nous apprennent jours_associés_ ccérémonies que présidaient les Kari, dont ils constituaient méme Ja plus grande part: on peut par conséquent leur attribuer une Fonction éminemment religicuse. En somme chants, danses, absorption de tabac étaient leurs gestes de pigtt, les éléments de \Jeur pratique religicuse. Si l'on y joint les confessions de femmes, les jeGnes, on percoit tout un ensemble de pratiques qui indiquent (gue lorsqu’on recevait un karai, on se préparait, esprit et corps, réaliser Vavénement de ces temps nouveaux dont on savait i'l était, lui, le messager. La fonction de la fumée de tabac comme moyen de commuri- tion avec le surnaturel est trop connue pour qu'on n'y insiste s ici, Elle m’est pas, du reste, propre aux Tup-Guarani : le bac, quoique diversement préparé et consommé, joue un role jquivalent pour la plupart des tribus qui le cultivent, Les chants, mélodies entrecoupées de phrases non chantées, Gaient Moccasin de dire les récits mythiques, ordre du monde ‘et la promesse de la nouvelle terre. Quant & la danse, elle est, pour les Guarani d’aujourd’hui, l'une des techniques qui permet- tent d'alléger le corps et de rendre plus aisée son accession & la Terre sans Mal. Le lien entre chant et danse apparalt bien chez les Chiripa ot ceux qui dirigent les danses sont les oporaiva, ceux ‘qui chantent (porai = chant), entendons ceux qui savent dire les paroles sactées. La encore la continuité peut s’iablir & travers les sidcles, Du reste les jésuites qui fondérent les premiéres réduc- tions paraguayennes avaient si bien vu la valeur sacrée qu’avaient pour les Guarani les chants et les danses qu’ils n’hésitérent point leur accorder une large place dans-le nouveau culte qu’ils ten- taient de leur imposer. oa a Pacts ET CARAIBES Le chapitre préeédent voulsit expliquer Ia vision européenne du monde indien et montrait comment la plupart des croyances: favaient été isolées de four contexte et transposées en un autre, & exception, disions-nous, de la Terre sans Mal. Puisque les rapports entre deux cultures doivent pouvoir se lire en deux sens, ton peut tenter de faire I'inverse : imaginer comment les Indiens: ont pu, dans les termes de leur propre culture, interpréter & leur tour le religion des nouveaux yenus. L'idée de Dieu qu’on tentait de leur inculquer ne pouvait que les laisser indifférents. On peut deviner, d’aprés les témoignages des Peres, qu’ils essayérent @abord de Iassimiler & leurs karai ou bien aux missionnaires ‘cux-mémes. Leurs questions l'attestent : Tup’ avait-il beaucoup de femmes, pour étre si puissant, ou bien avait-il comme les Péres fait voeu de chasteté; portait-il une soutane, etc. Si I'idée de résurrection ne faisait pour eux nulle difficulté — leurs korai en pouvaient faite antant — ils avaient en revanche quelque ptine A comprendre les mystéres de Ia passion : si Tupi était, comme on le prétendait, le plus puissant de tous, comment s*était-i] Jaissé vainere et mettre en croix par ses ennemis; et pourquoi ‘se punir lui-méme, plutot que les hommes, des fuutes commises par ces dorniers? Toutes questions propres a irriter les Péres et entamer parfois leur confiance en la possibilité de faire entendre daussi grandes vérités & des Sauvages. A lire les. innombrables tt Fastidieux sécits de « conversions », tne chose au moins appa rait : parmi les thémes de prédication des missionnaires, il en est ‘un seul qui trouva chez les Indiens un écho immédiat, Ja promesse d'une vie sans fin aprés la mort. A T'inverse de ce qui ‘était passé chez les Européens, ils ont cru y reconnaltre leur propre Imythe de la Terre sans Mal. On comprend alors qu'ils aient pu voir dans les missionnaires d’authentiques karai (rappelons que tel fut le titre dont ils les honorérent), plus puissants encore que les, leurs — de 1a supériorité technique des Blanes —, et qui, de sur- croit ne courraient guére le risque de les décevoir puisque la ‘Terre sans Mal qu’ils promettaient n°était point & chercher ici bas, La est peut-ttre Ia clé de l’extraordinaire réussite des jésuites chez les Guarani. 6 LA TERRE SANS MAL Tupi et Guarani n’étaient done pas ces gens sans foi que tous Jes chroniqueurs se sont plu & voir en eux : leurs temoignages mémes sont li pour nous enseigner le contraire. Touts la pensée ct la pratique religicuses des Indiens gravitaient autour de la ‘Terre sans Mal. Une religion que I’on peut dire prophétique. Dés Je début de la Conquite (rappelons que Nébrega éerit en 1549) tout le contexte, tous les éléments du prophétisme sont en place : les personages des karai, avec leur position d’extériorité spatiale ct généalogique; le thime de la Terre sans Mal; le mythe de la destruction de la premiére terre et Ia croyance en un cateclysme futur. C'est dire qu’il ne s’agit pas du tout ici d'un « messianisme » qui se serait produit par réaction & la colonisation. Tl se peut que, par a suite, la Conquéte ait radicatisé le prophétisme. Mais réduire, comme on a voulu le faire, cette religion & une réponse ae gens opprimés & une situation d’oppression, c'est s'interdire de Ia comprendre. C’est du sein méme de la culture indienne, ‘comme une dimension originale de leur société, qu'il faut tenter de Mexpliquer. (CHAPITRE IL Le discours des prophetes et ses effets Tusque-1a, nous cherchions a isoler le domaine du religieux chez les anciens Tupi-Guarani, puisqu’il fallait tenter de le saisit dans sa spécificité, Démarche imposte par la contradiction centre l'ensemble des témoignages anciens d'une part et les obser- vations faites depuis le début de ce siécle (depuis Nimuendaju) d’autre part sur les Tupi-Guarani : comme si un incompréhen- sible changement s'était produit dans histoire de cette culture, qui aurait fait mystiques des gens auparavant dénués de préocc pation: religiouses. Qu’aucune mutation de cette sorte ne soit intervene, c'est ce que nous avons voulu établir : en dépit du bouleversement provoqué par la conquéte européenne, on déeele au contraire une remarquable continuité La religion n’est qu’un élément dans un ensemble plus vaste, Ja socigté. C'est dire qu’elle est toujours susceptible de deux lectures : T'une, que I'on peut dire philosophique, Mabstrait de cet ensemble et la prend comme un systéme de pensée apte i ire Etudié pour Iui-méme. Lautre, sociologique, nous convic {la replacer dans cet ensemble et & nous interroger sur ses impli- cations. C'est & quoi nous allons nous attacher maintenant ; tenter de superposer oes deux lectures pour comprendre dans sa diffé- rence une religion que T’on a, bien & tort, assimilée & un messiae nisme. a Les études faites sur les mouvements messianigues en diff rents points du monde tendent a faire ressortir V'existence d'une cause commune a Iéclosion de ces mouvements : un état de 65 LA TERRE SANS MAL crise, ou de profond malaise social. Ils surgissent et se multiplient cn situation coloniale, en des sociétés qui se voient vouces a dis- paraitre de par l'impact de la civilisation blanche. La Ghost- Dance ou ie culte du Peyotl des Indiens nord-américains, Tes ccargo-cults océaniens sont des mouvements de ce type. Ils sont tout a la fois expression du désespoir de sociétés qui se savent menacées dans leur existence méme, et une tentative pour inter- rompre le processus de désorganisation, en réaffirmant les valeurs traditionnelles : de 18 les termes de « revivalisme » ou « nati- visme » dont on les désigne, de li aussi leur caractére religieux et politique & la fois. Tis représentent par conséquent, en réaction une menace externe, des forces de cohésion nouvelles. Réponses ‘opprimés & des situations d’oppressions. Que ce schéma classique ne s’applique pas aux Tupi-Guarani, ‘A. Métraux l'avait déji remarqué : « Le mythe de la Terre sans Mal a été & Vorigine de plusieurs migrations qui s’échelonnent du xvi au xx¢ sidele, et dont les premiéres. remontent peut-étre 4 la période pré-européenne. Ce sont bien. des mouverents-messia= niques, mais ils différent de la plupart de ceux que nous connais- sons par -leur-caraclére purement indigéne. Ils se réclament de mythes tribaux et en apparence du moins, ne doivent rien & la ‘culture européenne}. » C'est 4 Métraux également que l'on doit les études les plus précises sur ces migrations, dont fl découvrit ‘que certaines s'étaient produites en des régions oi les Indicns vivaient libres et loin de tout contact avec les envahisscurs®. Diaccord avec Métraux quant au caractére purement indigtne des croyances et des personnages ligs au messianisme, E. Schaden stoppose Iui pour affirmer que d'autres conditions sont néces~ saires & I'éclosion de mouyements messianiques. Deux autres, selon lui, sont essentielles : la premigre est le développement d'un mysticisme trés accentué, lié a la mythologie aborigéne Cela implique, écrit-il, « que le messianisme — quoi qu'il ne puisse se développer que dans une atmosphéxe d'inquiétude sociale — ne remonte pas nécessairement & un état de désorgani- 1. A. Métraux, Religions et Megies indiennes... p. 13 2, A Métraus, Les Hommes.Diewx chez les Chirieuano, v.66. 66 LE DISCOURS DES PROPHETES ET SES EFFETS sation? ». Jusque-li son interprétation concorde avec celle de Métraux. Mais il ajoute qu’on ne peut pas néanmoins affirmer que le messianisme soit dO uniquement & des phénomeues inter- nes : il faut aussi — et c'est pour lui la deuxiéme condition — une raison extérieure. C’est pourquoi, ditil, « nous sommes en désac- cord avec Métraux lorsqu'il invoque Ie caractére anti-chrétien et anti-européen des mouvements mystiques provoqués par les messies, comme argument en faveur de l’origine purement indigéne de ces derniers, A notre avis, les manifestations xénophobes — qui sont un aspect quasi général du messianisme — sont dues essenticllement 4 une situation de déséquilibre provoguée par le contact avec la civilisation blanche * », Sans doute largumen- tation de Schaden serait-elle digne d’attention, si le « messianisme» tupi se définissait par son caractére « xénophobe », « anti-chrétien » et « antieeuropéen ». Mais était-ce le cas? Le messianisme ne s‘expliquerait pas par un « état de désorganisation » mais suppo- serait malgré tout un certain « déséquilibre » et un « mysticisme accentué », Voili qui demeure assez imprécis et quelque peu confus. Pour résumer son point de vue, deux facteurs rendent compte du messianisme tupi-guarani :’un facteur interne, le rmysticiame exacerbé de cos Indiens, et un facteur externe, l'état de déséquilibre df & Varrivée des Européens. Le cas tupi-guarani siniggre alors parfaitement au modéle général rappelé plus haut, Avant de proposer une autre interprétation, nous remst- querons qu'il y aurait beaucoup & dire sur cette catégorie — somme toute plutot vague — de « mysticisme » dont on qualiie la religion indienne, Et que signifie un mysticisme « exacerbé », ou, que dire d'une société de mystiques? A tout Iz moins pourrait- fon soupgonner ld un indice interne de déséquilibre social. Si, slobalement, Jes Tupi-Guarani étaient vraiment ces _mystiques que l'on se plait & voir en cux — non sans raison peut-Btre — ‘on peut diffcilement se contenter de I"évidence du fait : on a li lune donnée intrinséque qui fait probléme et dont il faut com- prendee les rlsnaa st pourquoi on ne peut pas éluder une ture sociologique des faits religicux. En second lieu, que connote 1, Sehaden, 4 mitolopia herofca de tribes tndigenax de Ball, ps St. 2 Schuden, op. cits p. 58. 7

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