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L'invention de la perspective L'invention de la perspective fut certainement un pas de géant pour l'humanité, lui permettant d'accroitre la maitrise de son environnement. Cette invention, perdue pendant de longs siécles, puis retrouvée lors de la Renaissance, sera le résultat d'‘innombrables hypotheses et polémiques. Karel Vereycken retrace ici les grandes lignes de ce débat historique. vantdevousprésen- ter une série de conceptions tech- niquessurlacons- truction d'images en. pers- pective, nous devons obli- gatoirement aborder quel- ques questions fondam: tales. La premiére est la sui- vante: comment sfopere ce miracle — la vue — a travers cette merveille qu’est Vceil hu- main ?Par quel tourdeforcesom: mes-nous capables d’appréhen- der la complexitédu monde qui nous entoure ? Aller jusqu’au bout de cette premiere investi- gation nous donnera la méfiance nécessaire pouraborderdifférentssys- ‘t@mes de représentation et pour en- suite rompre avec eux le moment venu. Comme pour Vapprentissage dela natation, je vous promets, au début, quelques moments inconfortables. Afin d’éviter de « boire la tasse », ne soyez pas trop lourds ni trop agités car, ic, vous étes votre propre maitre hageur. Au lieu de procéder par une pré- sntation formelle et logique d’une ime nouvelle théorie, nous procé- derons par I’élaboration de plusieurs paradoxessusceptibles de fourniraux novices des reperes solides et de sti mulerintellectuellement ceuxquiont dja des idées sur le sujet, Revoir la vision Malgré les efforts courageux de quelques neurophysiologistes. pen- dant la derniére décennie, I'explica- tion du phénomene de la vision, tele qu'elle est ancrée dans la conscience nerf optique collective, se résume grossiérement au fonctionnement de la camera obs- cura, la chambre noire. Selon cette explication, représentée ci-dessu notre cerveau pourrait étre comparé Alun gigantesque ordinateur connec t€ A un appareil photographique hy: persensible : chaque stimulation lu- mineusedes cdnes (sensiblesaux cou- leurs) et des batonnets (sensibles aux effets de profondeur) qui couvrent notre rétine (rete signifie « réseau » en latin), restimulerait un point cor- respondant sur une aire de proj tion visuelle du cortex cérébral. Cest ce qu’on appelle la théorie de Vécran intérieur, dans laquelle notre cerveau est une sorte de salle de cinéma. A travers Vappareil visuel, les images extérieures seraient d'abord projetées sur un écran intérieur, et ensuite in- terprétées par notre conscience. Cet- tethéorieest expression légitime du dualisme philosophique propre a Aristote, Descartes et Newton, ot Vesprit-sujet » homme interpréte objectivement la « matiére-objet » monde. Selon cette conception mé. caniste, nous pourrions construire dans un avenir proche, des machines capables de voir mieux que quicon- que et des ordinateurs créatifs, cap bles de remplacer tes meilleurs cer- veaux de nos chercheurs. Pour découvrir Vaspect erroné et simpliste de cette conception — bien qu'utile usqu’a.un certain pointcom- memodéle heuristique—, faisonsun détour par quelques images que l'on nomme parfois illusions d optique. Au lieu de les considérer comme de: ventions cruelles de quelques socio- logues en mal de these, ces illusions optique nous permettront plutdt d’ébranler nos certitudes quant 'ob- jectivité de nos « perceptions photo- ‘graphiques », et de lever quelque peu Ievoile surle vGritable caractére de la fonction visuelle. Il estintéressant de voir que vousne voyez pas forcément ce que vous voyer, si vous voye7 ce que je veux vous faire voir. Tout dabord, I'étude des deux images ci-dessous nous montre que Vacte de voir exige un minimum de compréhension intellectuelle de la chose vue. Nous avons donné un a Vimage et, une fois ce sens Lew cherche immé- diatement a donner tune signification a ces aches. Une fois le sens établi il n'est plus possible de faire ‘marche arriére. FUSION NO - MARS - AVRIL 1996 tabli, nous ne pouvons plus faire marche arrigre des que les taches du Dak matien et le cavalier nous «sautentaux yeux », Yon devient incapable de re- gardera nouveau cesima- ges comme des taches nolres sans signification. Une fois le puzzle term 1né, nous voyons (menta- Jement) Vimagede tout le puzzle dans chacune de sespivces. Voir estun acte de la volonté humaine, contrairementa l'appareil photographique qui, lui, ne voit pas, mais enregis- tre, La vue se révele etre uunefonctioncomplexede découverte et de conque- te intellectuelle : un acte cognitif. Dailleurs,austa- deembryonnaire, esyeux et le cerveau se développent a partir dune meme unite originelle Pour bien comprendre que V'appa- reil visuel n’est pas, contrairement 8 Vappareil photographique, objectif, lisuffit de rappeler la fameuse histor re de L’homme qui. prenait sa femme pour wn chapeau d’Otiver Sacks. Un des patients du célébre neurologue, le docteur P., soutfrait d’un trouble deszonesvisuellesducerveau. Quand Oliver Sacks lui demanda, par exem- ple, en montrant son gant, ce que était, le patient répondit que était une surface continue avec cing ex croissances et que cela semblait etre tune sorte de récipient. Ainsi, ce pa- tient ne voyait que les détails (la multiplicité) et non plus ensemble del'image ('unité) Oliver Sacks con- Clut :« Viuellement, était perdudans un monde d’ abstractions inertes. Mani- festement,itavaittotalementperducon- tact avec le monde visuel réel, de la We fagon qu'il wavait plus, pour ainsidire de « soi» vsuel. Le docteur. fonctionnait comme une machine. Now seulement il manifesta Vinifference um ondinateur au monde visuel, mais, chose plus frappante encore, il décompo- sait le mone comme le fait un ordina- teu, (..). I me pouvait manifestement pas porter de jugement cognitif(. Oliver Sacks remarque également que le docteur P., peintre amateur, a abandonnéla peinture figurative pour passer a la peinture abstraite, @ cause de sa pathologie I devient visuelle ne ‘établissait qu’a parti FUSION N°60 - MARS - AVRIL 1996 d'une succession de détails dans le champ de perception, l'homme n’aurait jamais survécu mais végéte- rait, tel un halluciné qui fait défiler les images en association libre dans son esprit. Mais que voit-on ? L’esprit ou la matire, le repos ou le mouvement, ‘ou encore autre chose ? Platon répond partiellement, au début du Vileme livre de la Republi- que, dans son célebre mythe de la caverne. ly met en scene des hom- mesenchainésdansunecaverneavec leregard fixé de force vers un mur sur Jequel défilent desombres. La réalité se réduit-elle & cesombres ? Pour eux, oui, car ils croient que ces om- bressont des objets a part entiere. Toutefois, si un homme se libére et sort de Ja grotte pour admirer la lumigre du jour, il sera, dans un premier temps, aveugléet perdu, etnepen- seraqu’a une seule chose retourner la réalité fami- Tiere des ombres-objets sur Ja parol de a grotte. S't sthabitue a la lumiére du jour, il peut concevoirqu'l existe une réalité derriére les ombres, mais néan- moins révélée et partielle- ment rendue intelligible a travers une interpretation éclairée de 1a perception imple. Les chaines tepré- sentent donc les limites de nos sens qui nous font confondre la perception de la chose avec la réalité de la chose. En ait, nousnepouvons pas accéder, en tant qu’étre subjectif, ala réalité objective de la chose mais, grace & notte raison, nous pouvons surmon- ter nos limites en accédant a la verte de la chose, cest-a-dire son idé Dans |a spirale de Fraser, ci-dessus, nousdécouvrons, notre grand éton- nement, que Vaction spiralée domi- ne notre vision de cette image alors quill ¥agit, en fait, decercles concen- triques ! Mémeen suivant les cercles géométrie ‘avec votre doigt, Villusion de la spira- le est tellement forte qu'elle peut vousentrainer dansson mouvement ! Un ordinateur, par contre, ne « ver- rait » que les cercles concentriques sans « percevoit » V'idée de mouve- ‘ment spiralé, qui est pourtant bien réelle. Done, homme voit bien plus que des « formes » disposées dans un dé- cor. La vue semble plutot opérer se Jon Ie principe de moindre action (1éaliserun maximum de travail avec uneffort minimum), que on retrou- ve partout dans l’ordonnancement spatial dela croissance organique, ow dans Vorganisation géometrique des technologies employées par I’hom- ‘me. Les fonctions supérieures de 'es- prit humain nous amenent tout de suite a Vessentiel, cest-a-dire voir la transformation et action, et méme Ie potentiel d'action : dans la vision, Vessence précéde Vexistence. Notre esprit, conformément aux lois de Vunivers, est totalement orienté a percevoir la primauté des processus de transformation actuels et poten- tiels, processus oi esprit et matiere ne font qu'un, Ainsi en est-il pour les escaliers dans le dessin de Maurice C, Escher, au bas de a page précéde te, Nous voyons trés bien les hom- ‘mes qui montent les escaliers et ceux qui les descendent sans que nous soyons trop génés par le fait qu’ils se retrouvent au méme point de dé- part | La géométrie truquée du bati- ment, grace a une ruse de perspecti- ve, nous semble totalement plausible parce qu'elle exprime action, pi mauté de Vimage. L'idée de action esttellement forte qu’elle peut méme nous induire en erreur, Pourquoi la perspective Une fois établile fait que voir cest rendre intelligible, il faut nous tendrea Vévidence que représenter c'est faire voir aux autres, et donc rendre intelli- gibleau plus grand nombre. Dessiner est avant tout un langage, voire plu sieurs langages. En effet, Varchitecte ne parlerapasdelaméme fagon d’une maison a ceux chargés de la construi- re, qu’a ceux qui ’habiteront. AV'en- trepreneuret aux ouvriers il soumet- tra des plans trés précis avec tous les détails pratiques pour construire le bitiment : les dimensions, les maté- riaus,... AUX fututs habitants, il mon- trera une splendide perspective afin de bien apprécier la profondeur du living ou V'impressionnant escalier encolimagon, Aux premiers, il parle- ra de objet, aux deuxiémes de Vidée. Pour transmetire les éléments néces- saires a la construction d'un objet tridimensionnel, on fait appel a la _gGométrie projective qui utilise I'iso- miétrie et échelle. La géométrie pro- jective est le fruit longuement mari des travaux des ingénieursarchitec- | tes de la Renaissance, allant de Vi lard deFonnecourt jusqu’aux proues- ses de Gaspard Monge et de Jean- Victor Poncelet avec|Ecole Polytech- nigue, en passant par Paolo Uccello, Francesco di Giorgio, Léonardde Vin- Gi, Piero della Francesca, Jean Pélen Viator, Albrecht Diirer, Gérard De- sargues, Blaise Pascal et tant d'autres. Cet outil allait permettre la réalisa- tion de pieces d’artillerie ou de ma- | chines-outilsa partirde plans, et non plus & partir de modéles en bois. Cette productivité accrue engendra une veritable révolution industrielle. Les conséquences de la geométrie projective étaient d'une telle enver- ‘gure qu‘elle fut, en France, un secret militaire jusqu’a la Révolution pour devenir, par la suite, la base de Yen- seignement a Polytechnique. Si la géométrie descriptive a aug- menté le pouvoir de homme sur la nature, il faut toutefois rester cons- cient desses limites. Les premiers les constater, furent les cartographes. La tune projection d'un cube sur une surface plane nenléve rien des carac- téristiques essentielles du cube, il en va différemment pour la sphére. On retrouve la fameuse problématique La géomeétrie projective fut une des bases de la révolu- tion industrielle. La capaci- 16 de représenter un objet sur un plan et d'en spécifier Tes contraintes matérielles, augmenta de maniére décisive la productivité de économie. de la quadrature du cerele qu’aborda le cardinal et cartographe Nicolas de Cuse, c’est-d-dite Vimpossibilité on- tologique d’atteindre un cercle parla multiplication des cotés d'un poly- ‘gone circonscrit. Afin de réaliser une topologie cartographique pour les navigateurs, Gerhard Kremer (dit Mercator, 1512-1594) développa sa fameuse « projection ». En projetant Ja surface d’une sphére sur un cylin- dre imaginaire que Yon déroule en- suite, on obtient une carte possédant la particularité trés pratique de con- server les rapports angulaires, pro- prieté essentielle ala navigation. Par contre, lataille des continents ne sera pas respectée :ilsserontd’autant plus déformés quiils seront proches des pOles et ces derniers passeront d'un point sur la sphere a une ligne sur le plan. La sphére dévoile ainsi une qualité particuliére a espace tridi- mensionnel irréductiblea un plan, et done non projetable d'un point de vue linéaire. Une autre limite de la géométrie descriptive se maniteste dans!'explo- ration du vivant. A titre d’exemple, i est utile de comparer les études ana- tomiques ¢’Albrecht Durer et celles de Léonard de Vinci. Suite a l'en- thousiasme que suscitérent les tra- vaux d’Uccello et Piero della Frances- ca, Direr se langa avec zéle dans la mesure des formesextérieures lu corps humain, Sans vouloir diminuer les importantes contributions de Durer, il sera pourtant piége par les formes il warrivera jamais a une compré- hension dynamique dela« machine » humaine et tendra a dériver vers la numérologiegéométrique. Ladémar- FUSION N 160) MARS AVRIL 1996 che de Léonard de Vinci est fonda- mentalement différente : il va étu- dier interaction entre, d’une part, la colonne vertébrale qu'il considérera matériel, les aristotéliciens en dédui- sent qu’lls ne sont pas représenta- bles, exceptés par des symboles. Com: me il y a négation de la création en grace & 'anatomie comparative com- | tant que loi universelle, et done né- me la base opérationnelle de toute action du corps humain et, d’autre | part, la musculature. Il aboutit de cette mani dela grace visible’ traversla formeen tant qu’expression nécessaire du tra- vail du corps a un moment donné Maintenant, il nousfaut découvric quelle méthode nous permettra de dépasser les limites de la géométrie descriptive, afin de rendre intelligi- bile tout ce quiappartienta idéede la création et non a ses résultats. Pour cela, nous devrons rompre avec la doctrine du mimesis d’Aristote qui part avec I'a priori que le but de V'art nest rien d’autre que l'imitation de la nature. Un principe, une idée, V’in- fini, le mouvement ou a transforma- tion ne faisant pas partie du monde une compréhension | n-de V'interaction harmonique entre esprit et la matiére, on ratta- che de facon arbitraire une idée a un objet. Par exemple, on représentera la France par les couleurs bleu-blane- rouge. Ainsi, la représentation d’une idée n’est donc plus intelligible mais affaire de convention. Ces symboles sont accessibles uniquement au pu- blic averti, mais resteront éternelle- ‘ment des mystéres pour les non-ini- tiés. Nous sommes loin de Iidée de rendre la création intelligible a tous. Vautre problémedu dualismearis- totélicien consiste dire que la beau- t€ depend de deux facteurs: la gran- deur et Vordre. Aristote décrit dans La Postique (livre VIN), qu'un « objetbeau, qu soit un organise vivant ou non, 01 toute totalité composée de parties, ne ey, i Set mettle, = et ik oy Ariens ety etie Gi-dessus, un exemple des travaux de Diirer sur la mesure du corps hhumain. En fait, pour véritablement rendre compte du vivant, on ne peut se limiter la ‘mesure des formes extérieures. Crest ce que Léonard de Vinci comprit fort bien, en étudiant également le role du squelette, des muscles, FUSION N°60/- MARS - AVRIL 1996, doit pas seulement avoir un agencement ondonné des parties, mais doit égale- ‘mentavoir une certaine grandeur ;car la eauté dépend de ta grandeur et de Vor- dre. Done, un tout petit animal ne peut pas étre beau scar son image est confuse, Vobjet étant vu dans un moment quasi- imperceptible. Une grande étendue, non plus, ne peut étre belle ; parce que Vavit ne peut pas Vappréhender comme un tout, et Punité et le sens seront perdus pour le spectateur ». Ainsi, Aristote nie que I'esprit puisse surpasser les lin tes de l'appareil visuel : selon lui, nous ne pouvons pas connaitre ou comprendre ce qui est trop grand ou trop petit pour étre vu, univers réel se réduit en conséquence a l'univers perceptible par esseulssens. Deplus, étantdonné quil n’existe aucun rap- port entre les objets et espace oi ils, se situent, la seule chose que Von puisse faire, Cest classer ces objets et leur plaquer, par souci pratique, un ordre. A Vopposé, la démarche de Platon consiste a dire que la beauté dépend deU’harmonie etde la proportion, celle- ci étant expression révélatrice de Vharmonie sous-jacente, od chaque élément de la création devient un agent révélateur de la trame harmo- nique de ensemble. Le tout se re- trouve ainsi dans le particulier, un. dans le multiple. Confiant en cette unitéharmonique pré-établie—mais non fixe — de l'univers, on peut introduire une singularité métapho- ique (« métaphore » signifie « por- ter au-dela » en grec) : l'horizon. Le concept e’horizon va provoquer une Véritable révolution dans la perspec- tive, Cette limite, certes visible au bord de la mer, est sans existence ‘matérielle en tant que telle. En effet, on ne peut ni la mesurer d’un point devue algébrique ni estimer a quelle distance elle se situe. L’horizon sera exprimé paruneligne quin'est niobjet ni symbole. Ce transfini réel, car ap- partenant au monde du fini tout en éantun levier de 'infini, n'est pour- tant qu’une simple ligne que vous allez tracer, y compris pour dessiner votre chambre d’appartement. Cette ligne d'horizon contient en elle une infinité de points de fuite possibles, chacun étant la coincidence d'une infinitéderapports harmoniquesqui, tout en diminuant dans leur projec tion spatiale, conservent leurs pro- portions. Ainsi des lignes paralléles serejoignent linfini, carla perspec | tive cst bien oeia : rendre intelligi- géométrie ble pour tous cette unique organisa- tion harmonique qui englobe la créa- tion pourtant sidiverse et simultiple. Dans nos exemples de perspectives non-linéaires, nous montrerons que Ialigne horizon n’est peut-étre que le premier des transfinis que Fon peut introduite, et que autres sont engestation. artiste vaen effet cher- cher transcender tout syst@me fixe, car Vironie et la surprise sont indis- pensables pour éveiller Vesprit. Le langage du géometre sera celui de la mesure, donc de la répétition ; celui de Vartiste sera le langage du mouve- ment, du changement et de la beauté émanant de la rupture légitime avec un ordre donné afin d’accéder un ordre supérieur. Cette science de la perspective sera la seule compatible avec les lois de esprit humain. Différents types de perspectives ‘Nous allons maintenant passer en revue quelques modéles de représen- tation spatiale. Pour simplifier, nous avons décidé de les classer en trois catégories : « Les perspectives infantiles et/ou symboliques. ‘Les perspectives linéaires. + Les perspectives non-linéaires Ces types de perspectives ne sont pas exclusifs. Un tableau peut étre construit autour de Varticulation de plusieurs types de perspectives, don- nant une liberté de choix & I'artiste pourmoduler son ceuvre en fonction deson message. C’est un peu comme ‘en poésie, ot la repetition, par exem- ple, peut étre un élément dans un potme, sans pour autant étre une méthode ou une condition sine qua non de la céussite dudit potme. A) Les perspectives infantiles Lenfant, incapable d'identifierles, processus dans I'univers réel, prend existence des objets pour évidente en soi. Afin de représenter les « ob- jets » et le sentiment qu'il ressent pour eux, il commence par les énu- meérer, les aligner, comme on peut le voir sur le dessin d'enfant, ci-cessus. Dans un deuxiéme temps, il peut, une fois la ligne remplie, entamer une deuxidme ligne et construire ce quecertainsappellent une perspective 4 registres. Dans le meme ordre de rangement, on peut varier la gran- deur des personnages du tableau en fonction de importance qu'on leur attribue, Dans tous les cas de figure, nous sommes dans un univers plat que Von appelle un « espace-agré- at » plutotqu’un « espace-systéme ». Lart moderne, malgrésespretentions intellectuelles, semble bien faire ap- pel a ce non-systeme. B) Les perspectives linéaires Lessculpteursfurent certainement les premiers & devoir résoudre les problemes de représentations spatia- les complexes. Alors que des scenes du type « Jugement Dernier » tolé- raient un traitement sculptural en méplat ou en bas-relief, les scenes plus complexes de la « Passion cessitaient que l'on sorte les sujets totalement en dehors du plan par la techniquedela« rondebosse ». Apres que l'art roman et byzantin aient cernéla figure sculptée dansun plan, Vavénement de la sculpture gothi que révolutionna cette représenta- tion en situant les figures dans leur espace propre, souvent cylindrique, maisaussi pluslarge. Lacomparaison entre La crucifixion (1265) de Nicola Pisano sur la chaire du dome de Sien- ne d’une part, et Le doute de Thomas (env. 1130) du clottre de Santo Do- mingo de Silos a Burgos d’autre part, est édifiante. Avec la sculpture goth que, nait — ou renait — I’espace tri- dimensionnel oti l'on découvre les effets de lumiére. On peut émettre AA gauche, Le doute de Thomas du cloitre de Santo Domingo de Silos 4 ‘Burgos, utilise une perspective & registres. Ci-dessus, La crucifixion de ‘Nicola Pisano sur la chaire du déme de Sienne. FUSION N°60/- MARS - AVRIL 1996 Renaissance ou dégéné-renaissance ? Lapremitre idée fausse sur Forigine de 'essor du XVemesitcle, cst que la Renaissance serait néeavecla perspective linéaire simple, aujourd'hui considérée comme étant « la bonne », La plupart des gens concoivent cette découverte ‘comme le résultat d’une longue bataille aboutissant, lors de la Renaissance italienne, & un modéle de perspective mathématique permettant enfin a homme de « représenter » correctement et objectivement 'espace tridimensionnel sur une surface plane. De ce point de vue, certains prétendent que la Renaissance aurait té e creuset du « scientisme » moderne et que l'homme, rompant avec Vobscurantisme religicux qui, selon eux, caractérsait le moyen ge, serait devenu la « mesure de toute chose ». Comme nous le verrons, il est tout 3 fait réductionniste de « dater » le debut de la Renaissance avec le manuscrit de Leon Batista Alberti De Pictura (1435), véritable codification de la perspective linéaire. La deusiéme idée fausse, est que ces progrés sont dus un retour aux valeurs de Antiquité, en paticulier romaine. Le peintre-diplomate Pieter-Paul Rubens, qui servait plus les géopoliticiens de Venise que son pays natal, allait méme jusqu’a dire qu’au niveau de la beauté des formes, « les paiens dépassaient langement les chrétiens ». Tout ce qui est antérieur a cette période c’anticomanie intense fut présenié comme état le travail de « primitifs» italien, francais, flamands, espagnols ou allemand) ou du « gothique + (divisé plustard en « roman » et « gothique «), euvres des tribus batbares Goths. Cette conception « romaine » de la Renaissance fut, en France et ailleurs, ts largement dominante au ‘moins jusqu’en 1820, et reste encore aujourd'hui inconsciemment ancrée dans les esprits, méme sion admet les qualités « naives » ou « postiques » des « primitis » En fait, lan initiateur de la Renaissance s‘inscrit dans le processus d urbanisation sans précédent de Europe, entre Van 1000 et la fin du Xllieme siécl. I fut d’abord laeuvre de moines irlandais dont 'un des représentants, Alcuin, était le conseiller de Charlemagne, il est, ensuite, porté par la formidable épopée de la Renaissance arabe du Xéme siecle et son r6le dans la transmission de la philosophie grecque en Occident et c'est, enfin, le mouvementdes cathédlales qui formera une élite urbaine grace a Venseignement de la géoméitie, Vastronomie, la musique et la médecine. Done, au départ, Yon retrouve une poignée dindlvidus décidés & prendre le meilleur du savoir et & ne pas le laisser dans les bibliotheques ou les monastétes, mais acontrairea éduquer eta lever chaque individ afin qu'il matrse les trésors de la connaissance humaine et les transmette a d'autres. Cet humanisme — qu'il soit chrétien, musulman, juif ou Philosophique — a permis un développement extraordinaire dans la construction des cités en amenant avec lui un développement de la pensée visuelle. C’est dans la rencontre entre la philosophie platonicienne et le christianisme ugustinien — et également celle avec la Chine, notamment avec les missions des Franciscains — qu'il faut retrouver les origines de la Renaissance et sa conception de Vespace. Crest, par ailleurs, dans les régions les plus peuplées que at prend son envol, comme en Lombardie et en Toscane : a Sienne, Pise et Assise avant d‘arriver a Florence et Milan ; Ypres, Tournai, Louvain et Valenciennes avant de dominer Gand, Bruges et Anvers; en Bourgogne, ou dans ceite France de la fin du Xiléme siecle qui compte déja 20 millions dthabitants et que Von nommait « la Chine » de Europe | Cet humanisme prendra un essor remarquable sous 'impulsion du Concile de Florence de 1439; et en particu- lier grice aux efforis du cardinal Nicolas de Cuse. On y consacre V'idée de homme créé image vivante de Dieu, Cest-a-dire que chaque étre humain— sans distinction de. race, dorigine ou de religion — possede une qualité ctéatrice qui doitétre non seulementrespectéemaisencou- ragée. C’est en particulier ce principe qui sera la base du premier tat-nation mademe, asavoirla France delouis XI Ceci va évidemmenta l'encontre desintérétsféodaux de répoque, comme les grandes famillesde Rome et surtout de \Venise qui s’étaient enrichies en organisant lesclavage dune par, et les croisades d’autre part, dont le but caché tat de saigner a mort es éltes d'Occident et’ Orient. Ces familles afin de saperles visées ecuménistes et humanistes du Coneile de Florence, mettront tout en ceuvre pour imposer une culture pafenne, méme si elle sera souvent enrobée d'un vernis pseudo-chrétien. A droite, Mars et Vénus unis par Amour de Paul Véronése. Ic, les références paiennes sont explicites. ille de sculptures par plusieurs tres, comme le maitre de Flémal- Ie, Jan Van Eyck ou d'autres, est une formed’éloge posthumea cette tradi- tion de tailleurs de pierre. Lepremier souci de ceux qui tenté- rentune perspective linéaire futd uni- fier et de rendre homogene l'espace vvisuel. Une premiére représentation dorigine gréco-romaine (que l'on retrouve également Pompei) estnon pas le point de fuite central, mais un axe de fuite, aussl appelé spstéme en aarétes de poisson (voir ci-contre, La Cone de Duccio). Toutefois, nous ne savons pas si l’absence de point a Vinfini, a cette époque-la, est simple- ment due a ignorance ou plutot a un tabou théologique. Dans un deuxiéme temps, ce sys téme sera amélioré en faisant se re- joindre les lignes de fuite latérales a différents niveaux sur V'axe de fuite central comme, par exemple, dans la Présentation au temple (env. 1342) d’Ambrogio Lorenzetti. Dans L’An- rnonciation (1344), Lorenzetti semble finalement avoir adopté un point de fuite unique, a moins que la disposi- tion iconographiquene I'ait pasame- né a trancher le probleme. Nous re- trouvons des points de fuite similai- res chez Giotto, dans La Confirmation de Vordre de Saint-Francois (1325). Avant d’aller plus loin, i! devient Indispensable de se familiariser avec quelques termes techniques (Figu- rel). Leprobleémesuivantvarapidement se poser aux peintres : comment dé finir avec précision la régression des distances? Beaucoup diartistes ne portentaucuneattention Ace proble- me, se contentant de produire des ‘ceuvres symboliques. Diautresappor- tent une premiére solution avec un systéme dit musical, oi les distances régressent systématiquement d'un tiers, deux tiers étant la proportion dela quinte musicale (Figure 2). Ce systéme rellve plutot d'un ordre pla- qué sur la réalité, incapable d’aboutir Aun ensemble harmonique. En etfet, Cicdessus, le systeme en arétes de poisson utilisé par Duccio (1255- 1318) dans La Céne. Giedessous, La Présentation au temple et l’Annonciation d’Am- brogio Lorenzetti. Ce-dernier semble avoir uilisé un systéme hybride. FUSION N°60 - MARS - AVRIL 1996 Figure 1 Le quadilatéve A’B’C'D’ esta coupe transversale du cdne visuel quia pourbase ABCD et X comme sommet. Lecarré ABCD projeté sur le plan Y se transformera en un trapeze A'B'C'D', Le point de fuite central (PFC) est la rencontre des lignes paralléles AB et CD en un point a infini. Ce-demier sera tun des points de la ligne dhorizon emplacement dela ligne é’horizon évolue avec le choix de la hauteur du point dé vue du spectateur. Donc, cette subjectivité de la vue se retrouve dans le choix de ‘emplacement de la ligne d'horizon. Si nous placons la ligne d'horizon trés bas, comme sur Himage (a), nous eréons la sensation d'tre écrasé par le ppaysage. En (c), nous regardons le paysageden haut Les figures placées dans ce décor doiventtrouverleur ligne devision 4a hauteur de horizon choisiafin de paraitre proportionné avec leur environnement. FUSION N€0- MARS AVRIL 1996 gséométrie | Figure 2 Point de fuite Point de tite ‘central afin d'aboutira une véritable harmo- nie, la perspectila hauteur de la ligne ahorizon. Ensuite, viendront les contribu- tions de Donatello, Ghiberti et Bru- nelleschi, les « rivaux », au tout dé- but du XVéme siécle, pour obtenir a commande de la décoration de la Porte du Paradis du Baptistere de Flo- rence. Crest a ces sculpteurs et archi- tectes que lon doit l'utilisation mé- thodique d'un deuxiéme point de fuite, non pas central, mais latéral. Ce systéme est magnifiquement il lustré dans lebas-relief de ‘histoirede Jacob et Esaii de Ghiberti, ci-contre. Ghiberti y choisit la longueur d'un bras (braccio) pour le dallage, 6pou- sant la conception de V’époque qu'un homme avait la taille de trois bras. Grace a ces repetes discrets, il peut dessiner sur Varrigre-plan un autre personnage parfaitement proportion né par rapport au premier. nous reste, hélas, peu de traités de Yépoque, comme, par exemple, celui de Paolo Toscanelli, Della Pras- pettiva (1420) qui fut perdu. Tosca- nelli, ami de Nicolas de Cuse, carto- sgraphe au service de Christophe Co- Jomb et proche du célebre peintre et architecte Brunelleschi, semble étre un personnage clé de cette époque. Son ouvrage nous aurait sans doute permis de mieux comprendre la ri- chesse du débat sur les différentes meéthodes de perspective. Aujour- <’hui, Von connait surtout Voeuvre de Leon Battista Alberti, De Pictura (1435). Toutefois, Alberti narriva & | Florencequ’en 1428, doncbien aprés les premieres percées conceptuelles surla perspective que on situe entre 1401 et 1425, date de La Trinité de Masaccio. Le remarquable talent de ce dernier semble avoir été encoura- ‘g€ par Brunelleschi en personne. La Trinité est souvent identifiée, et a juste titre, comme la premiere mani- festation de la perspective. La pers- pective en contre-plongée de cette ceuvre montre la puissance de cette nouvelle science : le point de fuite central se trouve placé un peu plus bas que la base de la croix, a Yempla- cement mémedela séparation entre le monde terrestre et le monde céleste. Le probleme du traité d’Alberti, méme si celui-ci le dédia a Bruneltes: chi, est quill défend la doctrine aris- totélicienne du mimesis : « Il est en- tend que ce qui ne releve pas de la vue, ne concerae en rien le peintre. En effet, le jpeintre ne S‘applique & imiter que ce qui se voit sous la lumigre. » Il reprendra, par la suite, les axiomes de la géomé- trie cuclidienne qui définissent le point, la ligne et la surface comme des objets morts.dans un espaced’abs- tractions, De plus, laquestion fonda- ‘mentale de la ligne d’horizon n'est pas abordée en profondeur dans De Pictura, dans le manuscrit latin com- me Italien. Celui-ci apparait,contre le principe méme de la Renaissance, comme une codification selon les normes de la logique aristotélicienne intégrant habilement la notion de point de fuite central. Celui-ci sera réduita une simplerecette technique, ke Pint de ite Whistoire de Jacob et Esaii par Ghiberti. FUSION N60 ARS - AVRIL 1996 au lieu d’tre le principe de composi tion du tableau De plus, sa méthode : Figure 3 - La méthode d'All D imposeraavant tout un point de fuite unique, obligeant lepeintrea travailler | dans le cadre d'une disposition sy- ‘meétrique. Nous exposons sa métho- dedansla Figure 3.Cequiest plutot ccurieux, c'est qu’ Alberti prétend prou- ver la validité de son systéme sur une base mathématique, mais décide, dla fin, de ne pas Vexposer. Il dit : « at cepenndant Vhabitude, avec mes proches, de me servir de prewves géométriques pourdlémontrerplusen détatl pourquoiil en est ainsi, mais fai pensé pouvoir les commettre, étant donné ta brieveté de ces commentaires. » (Livre Ml, 23) Das 1450, Paolo Uccello et, plus tard, Léonard de Vinei vont explorer ‘equi existe deja implicitement dans la construction du deuxiéme point de fuite : grace a la deuxiéme diago- nale on aboutit a un troisieme point de fuite. Cette diagonale qui 1’était {qu'un moyen de verification dans le systeme albertien, sera le fondemer de la nouvelle méthode. A partir de | 13, nul besoin de maintenir une pro- | jection compliquée pour reporter les distances de régression sur un plan qu’ Albert plagait surlebord ou quel- En operant une rotation de 90° du point X surla lignedhorizon (H), nous ‘obienons un deuxiéme point de fuite (X”). Celui-c est ltéral et non central. En reliant es points e' gh’ avec O, nous obtenons les ignes de régression, Enleseliant avec X’, nous obtenons efgh sur I'intersecion avec 'axe Y. En projetant efghi parallélement a H, a V'intérieur du triangle Oe'i', nous ‘btenons les distances de régression des dallages. Afin devérifier exactitude de notre dessin, les diagonales de image projetée doivent doivent etre des lignes droites, La Trinité peinte par le jeune Masaccio. ly déploie toute sa virtuosité dans la nouvelle science de la perspective. FUSION 90 MARS - AVRIL 1996 g ae ee ‘ques fois trés loin du tableau. Tout se déroule dorénavant a 'intérieur du_| ‘champ visuel. La célebre Céne de Léo- nard de Vinci, c-contre, montre tout lepotentiel unificateur de cette cons- truction en placant le point de fuite central derriere la téte du Christ com- me Vunificateur de la création, Cha- que élément de la composition trou- ve lorigine de sa forme dans le croi- sement des trois lignes de fuite. De plus, cette méthode ouvre la porte a des compositions asymeétriques. En 1505, Jean Pélerin Viator défendra cetteapproche dans De Artificial Pers- pectiva, le premier traité de petspect ve imprimé a Toul, Ce seront, bien sér, les plus ar- dents défenseurs de ce nouveau sys téme qui, parla suite, lecritiqueront. Selon certains, Piero della Francesca serait l'un des premiers a noter les limites de cette méthode dans son De Prospectiva Pingendi (1474). L/autre trouble-féte sera Léonard de Vinci en personne, comme le montre ci-des- sous le manuscrit de Madrid, connu sous le nom de « paradoxe de Léo- nard » (Figure 4). Grace 4 ce para- doxe, Léonard de Vinci nousfait com- prendre que la perspective linéaire nest qu'une coupe transversale par- mi d/autres du cOne visuel. Les repré- sentations d'autres coupes — ellipti- ‘ques, hyperboliques, etc. —, s’appel- lent anamorphoses. Certaines sont ‘assez spectaculaires comme on peut sen rendre compte avec le tableau de Holbein, les Ambassadeurs (1533). Avec ce procédé, Holbein oblige le spectateur a changer de point de vue pour voir l'image « cachée » du ta- bleau, le crane étant uniquement vi sible a partir d'une vue tangente sur le bord du tableau. Alors que les Am- bassadeurs sont entourés d'immen- ses richesses matérielles et de tous les, instruments de la science et de la Pa * a . Be eae Fans johannes eae ante oor een aaa musique de I’époque, l'image de la mort apparait et vient déranger 'ap- parente tranquillité, rappelant le ca- ractére éphémére de la vie humaine, wineg wnadd-g Esquisses de Léonard de Vinci. On voit, gauche, une approche de la ‘perspective curviligne et, a droite, le fameux paradoxe de Léonard, expliqué page suivante, (Madrid ll, P15, v", Madrid, bibliothéque nationale). ete fait que nos sens ont tendance & nous faire oublier cette vérité. Une fois de plus, la direction du regard | imposée par Vartiste correspond la | direction du sens profond de Veu- | vre. Les anamorphoses révelent une | autre contrainte de la perspective li néaire : le spectateur ne peut profiter de Vimage que d'un seul point de vue fire. ‘Avant daborder les perspectives non-linéaires, un dernier cas de li- néarité qui estsouvent présentécom- me une alternative a la perspective rectiligne : la. perspective curviligne Afin de remédier 3 cette tendance | systématique de déformation de Ves- pace provoquée par la construction, linéaire le miniaturiste frangais Jean Fouquet et quelques-uns de ses con- FUSION N°60 - MARS - AVRIL. 1996 géométrie temporains ont élaboré un systéme curviligne. Partant de Vidée que les distances devraient également dimi- rnuerd droite et gauche du spectateut, utilisation d’un arc de cercle permet de résoudre formellement le probleé- ne, Sur Ie fac-similé du manuserit évoquant le « paradoxe », Léonard de Vinci reprend la méme méthode de travail. I semble, par contre, avoir étéconscient du fait quecette voiene semble finalement que déplacer le probleme : que tout soit rectiligne ou quetout soit curviligne, dansles deux cas on finit par s‘enfermer dans une structure queseuleuneapprochenon- linéaire peut résoudre. Notons que Turner et aussi la petite chambre de Van Gogh — Yun consciemment, autre tres probablement par int tion — ont exploré les voies de la curvilinéarité qui reste certainement encore trés prometteuse. ©) La perspective non: Loin d’étre une invention récente, approche non-linéaire aen fait tou- jours coexisté avec approche li re, Les deux se sont développées ei symbiose et en opposition complé- mentaire. Alors que la linéarité cher. chait & unifier, quitte & le faire au détriment de la multiplicité, la non: linéarité part de la conviction que la seule voie pour parvenir a une unité plusgrande— plusgrandemémeque Vunité représentable — passe par le développement total du multiple. Les prit, en effet, tenda confondre unité uuniformité. Je peux, pour le bonheur de 'unité de ma composition, igno- rer ou estomper tel ou tel détail. Je peux également, a'inverse, faire res- sortir la beauté et la richesse du mul- tiple, en montrant a quel point il participe a Yunité, En musique, on peut faire vibrer plusieurs cordes dif- férentes, car P'unité musicale ne veut pas dire unisson mais composition harmonique, y compris avec des éé ‘ments dissonants. Il en va de méme pour espace que I'on doit rendre vivant et chasser ce sentiment d’es- pace vide et froid. Ainsi, le petit détall d'une fenétre pourra devenir une ouverture sur tout un infin Ce tour de force est une perspecti ve que l'on pourrait appeler d'espace wéré. On peut, par exemple, en représentant une loggla avec des fe- netres ou des couloirs adjacents, in- diquer I'existence d’espaces sans les représenter : on les suggere. L’utilisa- tion, par Tilman Riemenschneider, de petites vitres lu neuses dans Vautel sculp- Exemple de perspective curviligne : Uarrivée de Vempereur Charles 1V a la ba fique Saint-Denis peinte par Jean Fouquet. Exemple d'anamorphose : Les Ambassadeurs de Holbein. té de Rothenburg est d’autant plus exemplaire qu’elle est accompagné dun changement de texture sculptu rale, en passant du bois au verre. En peinture, concentrons-nous sur le Saint-Jérdme dans sa chambre de travail d’Antonella de Messina, Le spect teur, placé devant une maison, peut regarder plusieurs pieces a 'intérieur du btiment, ou encore admirer le paysage lointain a travers les fen‘ tres, Saint-Jérome se trouve dans in timité de sa chambre de travail et pourtant, dans un espace ouvert. De Messina nous apporte un sentiment de liberté supplémentaire car il nous permet de faire voyager notre regard dans plusieurs espaces tres différents. Dans la méme approche, nous avons ce que nous pouvons appeler la perspective narrative. L’espace se construit a travers une succession d@lements tres divers et dont les pro. portions dont trés dificiles a évaluer. Crest ce que Jan Van Eyck a utilisé dans La Vierge d’Autun : nous voyons au-dela d’une loggia en perspective linéaire, un peu plus bas, un jardin ; au bord du jardin des remparts sur lesquels deux personages contem- plent une riviére qui serpente et nous amenea un pont ;surcelui-ci on voit une multitude de petits bonhommes qui traversent avec au moins sept chevaux ;derriére, dansun des mé dres de la riviere, ly aun chateau, et derriére, des montagnes avec de la neige et ainsi de suite... Ce télesco- page de plans successifs, sans etre lune construction mathématique, hous fait vivre espace comme unt tout discontinu, La loggia, en dernire analyse, pourrait trés bien se trouver une hauteur céleste, et ceci semble belet bien étre effet recherché, carle sens profond de la scene est précisé- ment la rencontre entre 'humain et le divin, Llautre possibilité de construction non-linéaire, cest la perspective dt no- rizon-balayeur, Au lieu d’avoir une FUSION N60 - MARS - AVRIL 1996 La Vierge et le chancelier Rollin de Jan Van Eyck. A droite, détail du méme tableau. FUSION N'60/- MARS - AVRIL 1996 Saint-Jérdme dans sa chambre de travail, d'Antonella de Messina, seule ligne d’horizon, pourquoi ne pas en avoir plusieurs ? Apres tout, notre esprit « cons- tit » une perpective dans chaque direction ott nous ditigeons notre regard. L’exemple le plus réussi (et le moins compris) c'est certainement la Joconde. Vousavez vraiment cru aux théories « Freuduleuses » que derrié- relegentil sourirede la damesecache le sadisme vengeur de votre belle- mére exprimé par Léonard de Vinci travesti ? Eh bien non ! Ce qui nous met mal a Iaise, ce n’est pas Mona Lisa, c'est le paysage. Regardez bien = Vhorizona gauche de son visage arri- ve a peu pres & la hauteur du bas de son nez. A droite, pourtant, c'est plu- tt vers les yeux qu'un horizon sem- ble se dessiner. En continuant, vous allez vous-méme découvrir de nom- breux autres horizons. Autre exemple, la bataille de La Rochelle par le graveur naneéen Jacques Callot, ot les vues de face et de haut se trouvent intégrées dans la méme planche. A nouveau, nous pouvonsimaginer une série de lignes, horizon allant d’assez bas dans Vimage pour le premier plan jusqu’a géométrie Quelques dates clefs \Vome siécle av. J-C ‘= CEuvee d’Agartharcos, scénographe d'Fschyle, + CEuvres d’Anaxagore et de Démocrite. + Platon, dans le Sophistecondamne|'illusionisme des sculpteurs. Dans le Timée, i tranche le faux cébat — qui durera pourtant jusqu’au XVeme siecle — sur 'émission-téception des rayons visuels. * Pline V'ancien exprime son admiration pour les trompe-|'ceil des peintures de Zeuxis, Parahasios et Appollodore. Ileme siécle av. -C * Archiméde affrme deja que « les yeux ne vorent pas d'un point unique, mais d'une certaine grandeur », anticipant ainsi une solution au paradoxe de Léonard de Vinci. ‘ Euclide éerit optique et la catoprrique. Heme sidcle av. JC «= Vitruve développe une méthode de perspective pour la conception de décors théatraux. Xteme sidele ‘= Al-Hazen écrit son Traité optique et des courbes géométriques. Xattome sidcle * 1265: le sculpreur Nicola Pisano travalle 2 Pse et Sienne. + 1267 : le moine franciscain Roger Bacon écrit son Opus Majus. XVome sidcle + 1325 : Giotto peint La Confirmation de St-Francois a Florence. + 1333 : Simone de Martini peint L’Annonciation. 1342 : Pietro Lorenzeti peint la Naissance de la Vierge a Sienne ++ 1375 :naissance de Robert Campin, dit Maitre de Flémalle, qui travaillera pour la chartreuse de Champmol, prés de Dijon, et deviendra le maitre de Rogier van der Weyden et aura une grande influence sur Jan Van Eyck + 1376 :fondation de ordre enseignant des Freres de la Vie Commune & Deventer (Pays-Bas). + 1385 : Le sculpteurflamand Claus Sluter réalise Le puit de Moise pour la chartreuse de Champmol. xVeme sigcle + 1401 : Concours 3 Florence pour la commande des sculptures de la seconde porte du baptist. + 1410-24 : Brunelleschi — selon la description quren donne Manetti aux alentours de 1475 — vérifie la correspondance de sesconstructions de perspective avec la éalité, en regardant, traversun petit trou dans son tableau, image du Baptistere qu'il capte dans un miro. Manetti ne révéle aucun aspect technique du type de perspective utlsé par Brunceschi * 1420 : Paolo Toscanelli écrit Della Prospettivaet ravaille avec Brunelleschi qui reléve le défi d’achever la coupole du déme de Florence, tache considerée, a lépoque, impossible. #1423 : Nicolas de Cuse se trouve a Padoue ou il rencontre vraisemblablement son ami Toscanelli. de Ghibert et le protégé de Brunellesci. #1432 : Jan Van Eyck termine 1/Agneau Mystique (ou retable de Gand), Ghibertiacheéve, apréstrente-quatre ans de travail, les portes du baptistore de Florence. Leon Battista Alberti publie De Pictura, couvre qu'il dédie & Brunelleschi + 1436 : Jan Van Eyck peint la Vierge dAutun (le chanceller Rolin et a Vierge. #1436 : Van Eyck peint le portrait du compositeur francais Guillaume Dufay dans le Timotéos. Dufay composera un motet {quatre voix qui sera chanté sous la coupole de Florence, occasion du concile. ‘1437-39 : le concile de Ferrare, qui sera déplace a Florence a cause de la peste, adopte la conception du filioque. #1445 : Ghiberti écrit ses Commentaires. + 1460 ; Jean Fouguet réalise le livre dheures dEtienne Chevalier. + 1474 : Piero della Francesca écrit De Prospectiva Pingendi. + 1492 : Christophe Colomb effectue son premier voyage en Amérique, avec dans sesbagages une carte de Toscanellsuggérant Lune voie vers les Indes par V Ouest. Xvléme sigcle * 1503 : Léonard de Vinci, La Joconde. + 1505 : Jean Pelerin Viator écrit De Atiicali Perspectiva, le premier traité de perspecti + 1509-1511 : Raphaél peint Ecole d/Athénes. 1518 : Raphael peint La Transfiguration, + 1525 : Albrecht Direr Grit son traité Underveysung der Messung. + 1533 : Hans Holbein peint Les Ambassadeurs. B FUSION S0-MARS-A ‘en Europe. 1996 trés Gloignée en ce qui concerne la vue du blocus naval devant la villede La Rochelle. Llutilisation de la lumiére devien- dra, surtout chez Rembrandt, un tres puissant moyen de suggestion des espaces non représentés. Il utilise la lumiére intérieure en dialogue avec Ja lumitre extérieure, sans que leurs sourcesdoriginenesoient clairement identifiges. Il apporte ainsi une puis- sante impression de transformation de la lumiére s‘opérant partir de Vindividu, La lumiere — Rembrandt sera un véritable disciple de Léonard dans ce domaine — est le nouveau transfini dont nous avons parlé. Au lieu de la definir par une ligne, Léo- ard concoit une limite comme un changement de géométrie ou de di- rectionnalité. La technique du sfie ‘mato, qui va estomper les contours linéaires des figures, est la premidre démarche visanta redéfinirlemonde matériel par cette réalité supérieure qu’est la lumiere, Crest elle, en effet, qui nous permet de voir. C’est elle qui faconne, par le jeu d’ombres, notre image visuelle. Léonard de Vinci identifie le do- maine de la couleur et son évolution dans espace comme uneautre sortie La Joconde de Léonard de Vinci et la bataille de La Rochelle de Jacques Callot. FUSION N°60 - MARS - AVRIL 1996 de la contrainte linéaire. 11 affirme: eI est vrai cependant que, dans. la nature, la perspective des couleurs suit toujours ses lois, alors que celle des srandeursestarbitraire, parcequ on peut rencontrer une petite colline pres de leit et au loin une montagne énorme (...)» En effet, tant que nous restons dans le domaine de la représentation des formes, notre image risque de nous jouer certains tours, puisque formel- lement, sur le papier, un petit objet rapproché pourraavoirlaméme gran- deur qu'un grand objet éloigné. Crest pour cela que Léonard va développer la perspective des couleurs ou perspecti- ve aérienne. Ul affirme : « Hexiste une ‘autre perspective que j‘appelle aérienme, car les différences: de couleur de Vair peuvent nous faire discerner les distan- ces respectives de plusieurs édifices dont la base est coupée par une droite unique, comme quand on les voit ausdela d'un ‘mur mettons quis paraissent tous de Iaméme hauteur au-dessus dece mur, et que tu veuilles montrer que les uns sont plus éloignés que les autres, et les repré- senterdans une atmosphere assez dense. Tu sais que dans une telle atmosphere, les objets es plus distants qu'on ydiscer- ne, comme par exemple les montagnes, paraissent, dcause deta grande quantité airquise trow ton al, blewes presque comme la coue leur de Vair quand le soleil se leve. Tu donneras donc a Védifice le plus proche ‘au-dessus de ce mur sa couleur propre, et celui qui est plus loin tu le feras moins distinct et plus bleu. Et celui que tu veux ‘montrer plus loin encore, tu le feras dautant plus blew... » (Manuscrit de Vinstitut de France, 108, v°) ‘On s‘dloigne ainsi de la perspe ve formelle oii les objets possedent des caractéristiques de grandeur, de couleuts,... fixes pour se rapprocher d'une perspective physique, ot I'on prend en compte les différents chan- gements dont parle Léonard, selon les conditions subjectives dans les- quelles se trouve l'objet : autrement dit, on peint tes objets ou les diffé- rents éléments d'un paysage en pre- nant en compte leurs interactions physiques, alors que celles-ci étaient totalement ou presque ignorées par la perspective linéaire. Done, l'espa- cen’est plus un lieu vide mais un liew diinteractions.Ce qui transcendecet- te subjectivité, ce sont évidemment ces principes physiques mémes. C’est Ia que l'on trouvera ce sentiment de vérité — plus que de réalité — dans les tableaux de Léonard, parce que entre ces montagnes et ‘hous reconnaissons en eux les princi- pes sous-jacents qui régissent notre univers: ils sont plus vrais que réels, De cette maniére, Léonard prouve qu'une ceuvre dart vraie ne peut étre quescientifique carellenécessite une connaissanceapprofondie deces prin- cipes. Enfin, Léonard apportera 'idée de aperspectivede effacement, indiquant qu’au fur et mesure que s'acerott la distance entre I'ril et objet regardé, ses contours vont sfestomper. Léo- nard de Vinci constate le méme phé- noméne quand les objets sont trop proches : « Toutes les choses opposées 4 Veeil et trop voisines de lui ont des contours indistinets et conus. Une sour- ce lumineuse donne aux objets appro: chés delle des ombres grandes et confi- ses ; ainsi fait Vovil Yorsqu'il jus objets extérieurs ; car dans tous les cas de perspective linéaire, I’wil est sembla- bile da source umineuse... » (Manus: rit A, Institut de France, 103 v Un bon exemple de cela, c’est le tableau ci-dessus, appelé le Philoso- phe en méditation, et attribué a Rem: brandt. Au premier plan, on décou- vre les objets a contours indistincts Observez comment cette technique permet d'accélérer I'effet de profon: deur et de luminosité. La, on voit que Léonard de Vinci tenait le bon fil ge les notre perception de Iespace est en- ti@rement conditionnée parla lumie- re et la facon dont elle nous permet de rencontrer univers. En guise de conclusion, arrétons nous un instant sur le tableau c dessous de Pierre Brueghe! I’Anc La pie et le gibet. Le spectateur peut admirer un magnifique paysage sui- vant les régles de perspective aérien. ne de Léonard. Les paysans qui dan- sent et finissent leur existence entre Véglise et le gibet n’ont pas cette vue du haut, car une haie épaisse et des arbres les en empéchent. Reflexion sur le role de la vision pour votre existence ? 7 Bibliographic Léonard de Vinci, The notebooks of Leo nado da Vinci, Dover Editions, 1970. Léonard de Vine, Trait de. ln Peinur, Feltions BergerLevrault, 19 Leon Batista Albert, De le Peinture, Ei tions Macula Dédale, 1992. LL Brion-Guerr, Jean Pelerin Viator et sa place dans Thistoire dela perspective, Les Belles Lets, 1962. Fclide, ’Optique et la catoprique, Ed Blanchard, 1959, Jacques Cheminade, « LazareCarnot or: risaleur de a Nation », dxcours prononcs 4 Beaune en nav, 1989, in Regard sur la France républicaine, Ed Alin, 1991 ‘Matin Kemp, The scence at Ar, Yale Uni- verily press, 1990. 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