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28/09/2021 12:49 L'altérité en spectacle - L’invention théâtrale de la « 

Vénus noire » - Presses universitaires de Rennes

Presses
universitaires
de Rennes
L'altérité en spectacle  | Isabelle Moindrot,  Nathalie Coutelet

L’invention
théâtrale de la
« Vénus noire »
De Saartjie Baartman à Joséphine Baker

Sylvie Chalaye
p. 55-66

Texte intégral
« Quelle est cette essence mystérieuse qui permit à un
peuple – longtemps mis au ban de la race humaine –
de conserver son énergie pendant un combat de 400
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ans, au point de l’ériger au rang de langage


universel1 ? »

Oxmo Puccino.
1 À côté des récits de voyage, la scène du spectacle a été un
extraordinaire espace de résonance et de matérialisation des
horizons lointains, mais aussi de rencontre avec l’Autre. Bien
sûr, cette matérialisation ne rime pas avec authenticité, ni
même vérité. L’Autre est imaginé, rêvé, fantasmé… Cette
matérialisation procède du factice et du simulacre propre au
théâtre. Le rêve et la fantaisie prennent corps avec décors et
costumes. À la Renaissance, «  la Négritie  », comme on dit
alors, prend place au théâtre dans des mascarades de cour.
Des ambassadeurs d’Afrique joués par des acteurs en
masques viennent exhiber des costumes hauts en couleur
avec toutes sortes de plumages. S’ajoutent à ces
démonstrations des musiques mauresques et des
percussions exotiques. Mais ces travestissements ne mettent
jamais en scène des figures féminines. Nulle reine d’Afrique
dans ces ballets de cour où le jeu de masque et de séduction
convoque l’Africain calciné d’amour, simple victime des
aristocratiques beautés lumineuses de la cour, soleils
dangereusement foudroyants.
2 Si l’idée d’une Vénus noire, avec tout ce que comprend
d’oxymorique une telle association, hante la littérature
depuis l’Ancien Testament à travers la figure de la Reine de
Saba, les attraits d’une beauté sombre et d’une féminité à
l’érotisme sauvage n’ont pas alors leur place dans le monde
du spectacle. Le premier essai en France d’amener au théâtre
un personnage de femme africaine suscitant de l’amour se
fait dans le registre comique avec La Négresse ou le Pouvoir
de Reconnaissance de Radet et Barré, une comédie en
vaudeville représentée en 1787 par les comédiens italiens.
Dorval et son valet Frontin ont fait naufrage sur une île
habitée par des «  nègres  » anthropophages. Mais, par
chance, ils ont survécu grâce à Zilia, une « belle négresse »
qui tombe amoureuse de Dorval, tandis que le jeune homme
sensible à sa douceur et à la beauté de son âme s’attache à
elle et souhaite l’épouser. Les envolées amoureuses du
maître sont ponctuées par les interventions terre-à-terre de

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Frontin : « Dommage qu’elle soit noire ! », qui lui-même se


console d’ailleurs auprès de la jeune Zoé, sœur de Zilia2.

Une Vénus de foire

Fig. 1. – « The Voyage of the Sable Venus from Angola to the


West Indies  », gravure de W. Grainger d’après Thomas
Stothard, illustration de B. Edwards publiée dans The
History, Civil and Commercial, of the British Colonies, in
the West Indies, Londres, 1801. Collection particulière.
3 Ces Africaines sont jouées par des comédiennes blanches
grimées, qui ne sont pas dénudées, mais le fantasme de la
belle sauvage aux seins nus, le corps altier, aux formes
pleines, commence à se dessiner sous le crayon des
naturalistes. C’est un fameux poème anonyme de 1781,
Sombre Vénus, qui invente la Vénus noire ; il crée une Vénus
de nuit, ombre admirable, pendant de la Vénus de jour et
exalte la beauté de ses formes en la rapprochant de la Vénus
de Médicis. « Semblables toutes deux excepté la blancheur »,
dit le poème. Le tableau de Thomas Stothard, The Voyage of
the Sable Venus, qui illustre le poème et que publie Bryan
Edwards dans l’édition de 1801 de son ouvrage sur les
colonies britanniques où il justifiait la traite (History Civil
and Commercial, of the British Colonies in the West Indies),
la représente sur un char de coquillages qui évoque la Vénus
de Botticelli3 (fig. 1).
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4 La « Vénus hottentote » qui débarque sur scène à Piccadilly,


dix ans plus tard, répond aux rêves scientifiques comme aux
récits de voyage, et l’intérêt est d’autant plus fort que la
femme hottentote est authentique. Comme le raconte Gérard
Badou dans son enquête, Hendrick Caezar met en scène un
spectacle, avec une cage, un instrument de musique,
quelques pas de danse et passe une annonce dans la presse
très subtilement conçue. Voici ce que l’on pouvait lire dans le
Morning Post du 20 septembre 1810 :
«  La Vénus Hottentote vient juste d’arriver. Elle peut être
vue entre 1 h et 5 h de l’après-midi au no 225 de Piccadilly.
Elle vient des rives de la rivière “Gamtoos”, aux frontières de
la Cafrerie, à l’intérieur de l’Afrique du Sud. C’est l’un des
plus parfaits spécimens de ce peuple. Grâce à cet
extraordinaire phénomène de la nature, le public aura
l’occasion de juger à quel point elle dépasse toutes les
descriptions des historiens concernant cette tribu de l’espèce
humaine. Elle est vêtue des habits de son pays et des
ornements habituellement portés par son peuple. Elle a été
vue par les principaux gens de Lettres de cette ville. Tous ont
été fortement surpris par la vue d’un merveilleux spécimen
de la race humaine. Elle a été amenée dans ce pays par
Hendrick Caezar, et leur séjour sera bref, à partir de lundi
prochain 24 septembre, au tarif de deux shillings par
personne4. »

5 Cette annonce est le véritable acte de naissance de la Vénus


hottentote, acte de naissance d’une héroïne venue d’ailleurs
dont la nudité est sous-entendue dans l’usage du mot Vénus.
Origine exotique, ornements ethniques et toutes sortes de
superlatifs pour attiser la curiosité des spectateurs qui
peuvent s’attendre à une figure féminine, exotique, sauvage,
spectaculaire… et surtout court vêtue  ! Mais Saartjie
Baartman jouera la comédie et campera l’Hottentote telle
que la fantasmaient déjà les naturalistes du XVIIIe siècle, et
toute la tragédie de Saartjie est d’avoir été enfermée dans le
personnage qu’elle jouait et réduite à son corps (fig. 2).

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Fig. 2. – «  Une Hottentote  », in Voyage de Monsieur Le


Vaillant dans l’intérieur de l’Afrique, par le cap de bonne
Espérance, dans les années 1780, 81, 82, 83, 84 & 85, Paris,
Leroy, 1790. Collection particulière.
6 La société londonienne s’est émue de l’indécence de
l’exhibition et des mauvais traitements infligés à la jeune
Hottentote. Des spectateurs s’indignèrent, dénonçant dans le
Morning Chronicle le caractère immoral et illégal du
spectacle, mettant Hendrick Caezar en accusation. Bientôt
une organisation humanitaire, l’Institution africaine, porta
plainte et un procès fut intenté contre Hendrick Caezar afin
d’arracher Saartjie Baartman aux griffes de son tortionnaire
qui la traitait comme une esclave. Pourtant une autre
violence tout aussi déshumanisante se fit jour lors du
procès  : ceux qui voulaient, au nom des bons sentiments,
arracher Saartjie Baartman à la domination de Hendrick
Caezar, refusaient en même temps d’admettre que Saarjtie
Baartman jouait une comédie pour le plaisir des spectateurs
et prenaient pour argent comptant la sauvagerie sans voir les
artifices, sans reconnaître le jeu. Cette réalité théâtrale de
l’exhibition, Vénus noire, le film d’Abdellatif Kechiche,
réalisé en 2010 d’après l’histoire de la Vénus hottentote, le
mettait très bien en scène, dénonçant l’incapacité des
spectateurs d’alors à reconnaître en Saartjie Baartman une
artiste, soumise et aliénée sans doute, mais qui se jouait
aussi du regard que l’on portait sur elle. Seulement, le

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réalisme du film précipitait à son tour la comédienne qui


incarnait la Vénus dans le même phénomène d’exhibition.
7 Après la mort de Saartjie Baartman et la disparition de sa
dépouille disséminée dans les réserves du Muséum d’histoire
naturelle, son fantôme ne va cesser de hanter le monde du
spectacle.

De la foire au théâtre
8 L’Africaine de Scribe et Meyerbeer, créée à l’Opéra au milieu
du XIXe siècle, en est un des premiers avatars scéniques.
Mais la Reine malgache restera très distanciée dans l’écrin
des décors monumentaux dont l’exotisme marquera
d’ailleurs l’histoire de l’Opéra. L’avatar théâtral qui reprend
les attributs de la Vénus hottentote et les métamorphose en
érotisme sauvage, c’est la Vénus noire d’Adolphe Belot.
Romancier à feuilleton, spécialisé dans le roman d’aventures
érotique, il publie en 1878 La Vénus noire  : voyage dans
l’Afrique centrale. Le roman est immédiatement porté à la
scène. Il s’agit pour le Théâtre du Châtelet de poursuivre la
réussite du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne dont
les Zoulous et les grands tableaux exotiques avaient fait
courir le Tout-Paris au Théâtre de la Porte Saint-Martin5,
mais en convoquant cette fois une nouvelle attraction  : une
reine africaine !
9 Adolphe Belot donne à sa reine noire les atours de la beauté
sauvage  : corps de bronze, nudité, seins dressés, fesses
levées. Les illustrations du volume jouent de ces attraits qui
seront repris avec tous les artifices nécessaires au théâtre
(fig. 3).
10 La fortune du spectacle est extraordinaire. Il s’exporte outre-
Atlantique, faisant les beaux soirs de Broadway. Seulement,
même si la production du Châtelet fait monter sur scènes
une ménagerie exotique et de vrais animaux6, la reine noire
reste une comédienne blanche travestie.
11 Or autour de 1880, les exhibitions anthropologiques7
donnent bientôt une réalité concrète à ce rêve érotique qu’est
la Vénus africaine. Le spectacle sensuel de l’altérité trouve
son incarnation, la chair sauvage débarque en scène et on lui
façonne une silhouette qui réponde aux fantasmes du public

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masculin. À la nudité du corps sombre s’ajoute une énergie


menaçante, introduite notamment au moment de la guerre
au Dahomey par la représentation fantasmée des Amazones,
ces bataillons de femmes qui défendent Behanzin, et que les
illustrateurs de presse et d’affiche dessinent le buste à l’air,
brandissant des fusils. Peu à peu se fixe, dans l’imaginaire
collectif, la silhouette d’une Vénus noire farouche, toute en
tonicité, animée d’une frénésie menaçante et dégageant un
érotisme ambigu, dont s’emparerait bientôt le music-hall.
Les Dahoméennes s’exhibent au Casino de Paris et Miss
Lala, contorsionniste antillaise, surnommée «  la femme
canon  », immortalisée par les dessins de Degas et ses
recherches graphiques sur le mouvement des corps dans
l’espace, connaît alors son heure de gloire au Nouveau
cirque8. On est loin des Vénus potelées de Rubens, des
rondeurs des odalisques de Boucher ou des beautés laiteuses
d’Ingres !

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Fig. 3. – La Vénus noire par Adophe Belot au théâtre de


Châtelet, Le Théâtre illustré, 1er janvier 1879. Collection
particulière.

Un corps moderne pour Vénus


12 De la fin du XIXe siècle aux années vingt, on assiste à une
profonde mutation de la vision du corps, mais aussi des
canons esthétiques et bien sûr de la sensualité et de
l’érotisme. Cette évolution qui coïncide avec l’évolution
technologique, l’arrivée de la photographie, puis du cinéma,
introduit une conception nouvelle du corps qui passe par le
corps de l’Autre et la découverte d’une autre façon de vivre

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ce corps à travers la musique et la danse. Ce corps moderne


est un corps «  nègre  » au sens où l’on parle alors d’«  art
nègre9  ». Et ce n’est pas un moindre paradoxe que cette
Afrique, que l’idéologie coloniale définit comme archaïque, à
la remorque du progrès, ait imposé finalement à l’Europe les
canons d’une « physicalité » moderne. Ce qui est au cœur de
cette mutation de la vision du corps, c’est le mouvement, la
vitesse, la fulgurance, autant de valeurs qui sont celles du
futurisme, des valeurs de modernité qui animent les avant-
gardes et qui vont se retrouver dans la corporéité des artistes
noirs.
13 Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le corps dans les arts de
représentation est conçu avant tout comme forme et comme
masse. Dans la peinture, la représentation de la nudité
notamment et de la sensualité féminine passe par la
rondeur, la générosité. Ce sont des formes évanescentes,
souvent vaporeuses, aux contours mal définis et aux
postures presque toujours lascives, abandonnées, offertes.
Vénus est un souffle d’écume, une volute dont le corps se
confond avec ses cheveux. La tonicité, le muscle, l’énergie et
l’action sont en revanche du côté du corps masculin et
participent de sa virilité.
14 Une représentation nouvelle du corps, qui finira par
s’affirmer comme idéal physique dans les premières
décennies du siècle, commence avec la mutation de la vision
qui s’opère à la fin du XIXe siècle à travers la découverte
d’une réalité charnelle accessible au regard, celle qu’offre
justement l’anthropologie coloniale. À travers l’entreprise
coloniale, l’anthropologie trouve un épanouissement sans
précédent et se popularise dans le cadre de pratiques
d’exhibition grand public qui se donnent pourtant un
objectif de connaissance scientifique. Ces exhibitions se
retrouvent en images dans des gravures telles que les
publient des journaux comme L’Illustration ou Le Petit
Journal. Grâce aux débuts de la photographie, elles
apparaissent aussi en cartes postales et peuplent même les
premières images de cinéma.
15 Le corps indigène offre une nudité authentique, et surtout en
mouvement, animée, inouïe jusqu’alors. Le corps se donne
en représentation vivante aux visiteurs des «  villages
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nègres  ». Et c’est bien ce qui fascine la société de l’époque.


Comme en témoignent les cartes postales de jeunes
négresses les seins nus que l’on envoie à ses amis avec
commentaires grivois, comme le montrent aussi les films des
frères Lumière qui saisissent le mouvement de jeunes filles
africaines qui dansent10 et fixent sur la pellicule le spectacle
dont ne se lassent pas les Parisiens11. On fait sauter dans
l’eau et sauter encore de jeunes adolescents noirs nus qui se
prêtent au jeu de bonne grâce moyennant une pièce12.
16 À l’époque, du côté de la société européenne, la nudité est
taboue, les corps sont extrêmement couverts, les femmes
sont corsetées et ne laissent rien voir. Chemise, culottes, bas,
bottines montantes, jupons. La nudité reste picturale, elle
n’est pas réelle, le corps reste représentation, dessins,
images, rêves. Même les petites femmes des Folies-Bergère
qui exposent leurs charmes gardent la taille prise dans un
corset et n’offrent pour toute sensualité que leur chignon
lâché sur un début de gorge… Or, voilà que le Jardin
d’acclimatation et les «  villages nègres  », eux, offrent aux
spectateurs des corps en chair, tangibles, vivants, dansants,
et surtout à peine couverts. Une nudité frémissante
autorisée.
17 S’ajoute alors à la fascination du corps dénudé et athlétique,
une fascination pour le « geste nègre », ces ondulations qui
libèrent le buste et le bassin et qui deviennent la
représentation d’une sensualité débridée, pour les artistes de
la butte Montmartre passionnés d’arts et de musiques
«  nègres  » dans les premières années du siècle, comme le
raconte André Salmon dans La Négresse du Sacré-Cœur,
décrivant « la souple Africaine à la chair de bronze fuselée »
et sa danse à « l’obscénité mesurée ». On réinvente le corps
de la sauvage, un « corps-instinct », image de libération, de
pulsion érotique débridée et transgressive.
18 Souvent les danseurs et danseuses, à travers les dessins et les
affiches, n’ont pas de visage, ce sont avant tout des
silhouettes  : une vague, un mouvement, une ligne. Il s’agit
bien de corps, d’un corps matière, ce n’est pas l’être mais la
chair qui émeut et le climat qu’elle convoque.
19 Dès 1902, la silhouette de la « négresse », le prototype de la
Vénus noire qui définit déjà l’image à laquelle Joséphine
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Baker va devoir ressembler, un peu plus de 20 ans plus tard,


est résolument fixée sur la rétine de l’inconscient collectif
des Parisiens, comme le prouve le dessin du caricaturiste
Auguste Roubille, paru en 1902 dans Le Rire  : ombre en
marche, jambe dégagée, croupe levée, seins nus dressés
comme des obus, crâne lisse (fig. 4)…

Fig. 4. – Dessin d’Auguste Roubille, Le Rire, 6 décembre


1902. Collection particulière.
20 Ce corps sauvage entièrement fantasmé ne fera que
conforter l’idéologie coloniale qui dès 1910, à la veille de la
Grande Guerre, travaille à une propagande d’intimidation à
l’égard de l’Empire allemand, et fait de la Force noire la
garantie pour la France d’une nation revitalisée par ses
colonies, dont les indigènes apportaient renfort et vitalité.
Aussi les attributs exacerbés du «  corps nègre  » seront-ils
énergie, force et tonicité, tandis qu’une esthétique subversive
s’attache au corps de la «  négresse  », dont la tonicité
effrontée s’ajoute à la gestuelle indécente et provocatrice.
21 En 1914, Pierre Louÿs fait jouer au Théâtre de la Renaissance
son Aphrodite qui est bel et bien un nouvel avatar de la
Vénus noire. La scène d’orgie où vient danser la belle
Amphrodisia fixe en alexandrins les attributs érotiques de
cette Aphrodite moderne :
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« Son air est à la fois très doux et très sauvage,

Et quelque chose meurt en elle… L’esclavage !


Danse ! Danse ! Sa langue est le poignard sanglant

Sur la blessure de sa lèvre. Un chaud relent

Vient jusqu’à moi comme une haleine parfumée

Et sa petite aisselle est une bouche aimée


[…]

La danse est sur son corps comme une frénésie !

Je m’en sens traversé d’un grand frisson amer

Terrible, n’est-ce pas ? Elle est l’hydre de mer !

Le miel bruni… Renverse-toi ! Dresse tes petits seins !

On dirait des poignards déchirant des coussins !

Vois la duplicité ronde de sa poitrine !

Elle est comme une bête un peu divine !

Elle cambre les reins ! Elle a la fièvre aux yeux !

Va, sa liberté neuve est ce qu’elle a de mieux. »

(Acte III, scène 2.)

La Vénus des avant-gardes


22 Après-guerre, la plastique du corps nu dansant de la jeune
négresse se retrouve sur la scène des avant-gardes. Gaston
Baty monte Haya de Grégoire en 1922 au Théâtre des
Champs-Élysées en distribuant la jeune Africaine Aïcha dans
le rôle de Nyota ; elle sera aussi la captive dans À l’ombre du
mal d’Henri-René Lenormand en 1924. Aïcha ne portait
qu’un « court pagne bruissant » disait la presse, et la critique
avait apprécié cette audace de mise en scène, reproduisant
même des photos du spectacle pour mieux apprécier la
nudité du buste de l’artiste  : «  Il faut beaucoup louer la
délicieuse impression d’harmonie plastique que nous
procure Mme Aïcha13  », pouvait-on lire, non sans ironie,
dans Comœdia.
23 Avec La Revue Nègre en 1925, au Théâtre des Champs-
Élysées, véritable creuset de l’avant-garde théâtrale, se fixe
cette image androgyne de la Vénus noire au corps fuselé,
sans cheveu, sans corset, projetant l’ombre exotique de la
femme libérée des Années folles, celle que les années vingt
surnommeront justement «  la garçonne  ». C’est Joséphine
Baker qui viendra cristalliser cette corporéité moderne où la
sensualité est tonique, où la gestuelle est sportive, la jambe
leste, le corps suspendu. La souple Américaine incarne au
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regard des spectateurs parisiens l’image spectaculaire qu’ils


se sont forgée de la «  négresse  » durant des décennies  :
nudité, tonicité, taille cambrée, fesses rebondies aux
ondulations obscènes que souligne un pagne des plus courts.
Pagne qui deviendra ceinture de bananes  : amusante
«  explosion phallique  » du tablier de l’Hottentote et de son
fessier mythique (fig. 5) !
24 Paul Derval, tout nouveau directeur des Folies-Bergère va
porter au firmament du monde du spectacle cette
métamorphose moderne des canons de la beauté. Avant-
guerre, la femme a la taille prise dans un corset, ses cheveux
longs et vaporeux enveloppent sa nudité. Après 1914,
Mistinguett commence par montrer ses gambettes aux
Folies-Bergère et les costumes d’Erté jouent sur la
transparence des voiles et des plumes qui cachent à moitié. Il
manque cependant le mouvement et l’énergie, les filles
posent, couchées dans des fleurs, jouent les cariatides, un
seul sein dénudé, ou défilent hiératiques comme des statues.
La Vénus noire de La Revue Nègre impose un autre corps,
tonique et ambigu. Et elle montre tout  : juste une fleur sur
l’aréole des seins et une ceinture de plumes autour des
fesses. Mais surtout, ce corps s’expose autrement, dans le
mouvement, la performance physique, la gesticulation
drolatique, la contorsion même et non dans l’abandon lascif.
Son corps nu ne pose pas, mais explose d’énergie et impose
l’image du tourbillon, de la liane animée et ondulatoire dont
Colin va tenter de retenir le mouvement dans les dessins du
Tumulte noir.

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Fig. 5 – Joséphine Baker et sa ceinture de bananes, Folies-


Bergère, 1926, photo par Walery. Collection particulière.
25 Après le succès de La Revue Nègre aux Champs-Élysées,
Paul Derval qui vient de prendre la direction des Folies-
Bergère et qui veut donner un nouveau souffle à son music-
hall, voit dans cette Vénus noire des Amériques la muse de la
modernité, et il l’engage pour mener une grande revue et
jouer Fatou  : ce sera La Folie du jour, mise en scène par
Pierre Fréjol (fig. 6).

Fig. 6. – Programme du spectacle La Folie du jour, Folies-


Bergère, 1926. Collection particulière.

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26 Il refait alors tout le décor du music-hall pour créer


l’événement. Sur le frontispice art-déco du théâtre ainsi que
dans la rosace qu’on retrouve au plafond de la salle de
spectacle et qui deviendra l’image emblématique des Folies-
Bergère, c’est une silhouette d’un tout nouveau style que
découvriront les spectateurs de 1926, reproduisant l’allure et
l’énergie de la nouvelle Vénus noire qui embrasait Paris. Le
corps féminin allait changer de canons esthétiques  : la
beauté passerait par le muscle et l’étirement, la jambe levée,
le cheveu court  ! La Vénus moderne devenait une «  girl  »,
modelée sur l’ombre de Joséphine Baker et allait imposer
une silhouette toute en tonicité à des générations de
femmes…
27 Pour autant, l’attrait pour l’exotisme et un certain érotisme
sauvage ne cessera pas d’occuper la scène du music-hall à
travers le thème de la femme panthère, ou de l’oiseau des
îles. Sauvagerie domptée, cage, plumes et peau de bête
reviendront en force dans les années quatre-vingt avec la
mode du solo sauvage de la danseuse exotique14 dans les
revues du Moulin Rouge et du Crazy Horse, ultime avatar de
la Vénus noire !
*
28 Ceux que l’Occident à travers l’esclavage et la colonisation
avait mis à nu et réduits à leur corps ont retourné cette
vision dans laquelle on les enfermait en l’imposant
finalement comme modèle. Ceux qui avaient été arrachés à
toute possession d’eux-mêmes ont réussi à transformer en
idéal la représentation charnelle que l’Occident se faisait
d’eux. Preuve, s’il en est, que l’invention de l’Autre n’est que
projection. Et celle qui a cristallisé le fantasme de la Vénus
noire, ce fantasme de foire, lui a donné vie et l’a brandi
comme un masque stylisé, avec humour et ironie, avant de
l’imposer dans un éclat de rire aux regards médusés des
Parisiens et de le muer finalement en modèle, vengeant sans
le savoir Saartjie Baartman en un formidable pied de nez aux
exhibitions, c’est Joséphine Baker !

Notes
1. Puccino O., préface, in Pouliquen K., Afro, une célébration, Paris,
Éditions de la 2012, p. 8-9.
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2. Chalaye S., Du Noir au nègre, l’image du Noir au théâtre de


Marguerite de Navarre à Jean Genet 1550-1960, Paris, L’Harmattan,
coll. « Images plurielles », 1998, rééd. 2006, e-book 2011, p. 102-106.
3. Honour H., L’Image du Noir dans l’art occidental, de la révolution
américaine à la Première Guerre mondiale, Paris, Gallimard, 1989,
p. 32-34.
4. Badou G., L’Énigme de la Vénus Hottentote, Paris, Jean-Claude
Lattès, 2000, p. 85-86.
5. Le Tour du monde en 80 jours de Jules Verne et Adolphe Dennery
avait fait un triomphe triomphe au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Ritt
et Larochelle, les directeurs du théâtre, avaient investi dans une
production exorbitante, allant jusqu’à faire monter sur scène un vrai
éléphant. La première, le 7 novembre 1874, créa la légende. La pièce se
donne alors sans interruption jusqu’au 20 décembre 1875, soit 415
représentations. Elle est reprise à la Porte Saint-Martin pour l’exposition
universelle de 1878. Puis reprise encore en 1886 au Théâtre du Châtelet.
On compte 1 500 représentations en 1898.
6. Une vraie girafe traversait la scène et apportait un réalisme étonnant
qui renforçait l’illusion de réel des négrillons emplumés et des mules
peintes en zèbre. L’effet était si surprenant que Le Petit Théâtre illustré
avait publié un reportage en images sur les coulisses avec la girafe qui
refusait d’entrer en scène, les dromadaires qui bousculaient les
danseuses et les mules dont les sabots dérapaient sur les planches du
plateau… Ces spectacles exotiques devinrent une tradition du Châtelet et
s’exportèrent dans toute l’Europe et jusqu’à Broadway.
7. Blanchard P., Bancel N., Boëtsch G., Deroo É. et Lemaire S. (dir.),
Zoos humains exhibitions coloniales  : 150 ans d’inventions de l’Autre,
Paris, La Découverte, 2011.
8. Chalaye S., « Cirques, scènes et café-théâtre ou le mélange des genres
(1850-1930) », in Blanchard P., Boëtsch G. et Jacomin Snoep N. (dir.),
Exhibitions, l’invention du sauvage, Arles, Actes Sud, 2011.
9. Chalaye S., « Théâtre et cabarets : le “nègre” spectacle », in Bancel
N., Blanchard P., Boëtsch G., Deroo É. et Lemaire S. (dir.), Zoos
humains de la Vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte,
2002, p. 296-305.
10. Danses de jeunes filles, film des frères Lumière, Lyon, Village
Achantis, 1897.
11. Deroo É., « Le cinéma gardien du zoo », Zoos humains et exhibitions
coloniales…, op. cit., p. 486-494.
12. Baignade de nègres, film des frères Lumière, Paris, Jardin
d’acclimatation, 1896.
13. Rieu M., Comœdia, 24 février 1922.

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28/09/2021 12:49 L'altérité en spectacle - L’invention théâtrale de la « Vénus noire » - Presses universitaires de Rennes

14. Perault S., « Paris black des années 1980 : regard noir en coulisse »,
in Chalaye S. (dir.), Cultures noires en France : la scène et les images,
Africultures, no 92-93, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 224-229.

Auteur

Sylvie Chalaye
Docteur en ethnologie. Elle
applique la méthode de
l’ethnologie des techniques aux
savoir faire des arts du spectacle
et rédige deux rapports
commandés par le ministère de la
Culture. Elle axe ensuite son
travail en anthropologie du
costume de scène et d’écran. À ce
titre elle collabore avec des
établissements supérieurs comme
l’université Paris 8, l’université
Paris 3 et l’ENSATT (département
costume). Elle participe à
différents projets du Centre
national du costume de scène de
Moulins, et de la Bibliothèque
nationale de France (département
des arts du spectacle et Maison
Jean Vilar). Elle dirige le groupe
de recherches CERPCOS qui
réunit des chercheurs de
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différents horizons passionnés par


le costume.
Du même auteur

Comédie musicale : les jeux du


désir, Presses universitaires de
Rennes, 2008
Avant-propos in Comédie
musicale : les jeux du désir,
Presses universitaires de
Rennes, 2008
Le théâtre de Minnelli ou la
lampe d’Aladin in Comédie
musicale : les jeux du désir,
Presses universitaires de
Rennes, 2008
Tous les textes
© Presses universitaires de Rennes, 2015

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Référence électronique du chapitre


CHALAYE, Sylvie. L’invention théâtrale de la «  Vénus noire  »  : De
Saartjie Baartman à Joséphine Baker In : L'altérité en spectacle : 1789-
1918 [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2015 (généré
le 28 septembre 2021). Disponible sur Internet  : <http://books-
openedition.org.gorgone.univ-toulouse.fr/pur/78533>. ISBN  :
9782753561793. DOI  : https://doi-org.gorgone.univ-
toulouse.fr/10.4000/books.pur.78533.

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MOINDROT, Isabelle (dir.) ; COUTELET, Nathalie (dir.). L'altérité en


spectacle  : 1789-1918. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes  : Presses
universitaires de Rennes, 2015 (généré le 28 septembre 2021).
Disponible sur Internet  : <http://books-openedition.org.gorgone.univ-
toulouse.fr/pur/78494>. ISBN  : 9782753561793. DOI  : https://doi-
org.gorgone.univ-toulouse.fr/10.4000/books.pur.78494.
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