Vous êtes sur la page 1sur 3

L’affaire « 

Jan Karski » : les raisons de la polémique

6 FÉVRIER 2010 2 COMMENTAIRES

Retour sur le duel Haenel-Lanzmann autour du roman Jan Karski.    

Le vif débat, par presse interposée, entre l’auteur de Jan Karski et le réalisateur de Shoah met en jeu la
question du rapport conflictuel qu’entretiennent la fiction et la vérité historique. En mélangeant les deux,
Yannick Haenel est-il allé trop loin ?  

Rappel des faits    

En littérature, il existe des sujets très brûlants, à manier avec le plus grand discernement. La Shoah en est un.
Le rapport de la fiction à l’histoire en est un autre. Quand les deux sont associés, le débat semble inévitable.
Rappelez-vous Les Bienveillantes de Johnatan Littell (prix Goncourt 2007 et Grand Prix du Roman de l’Académie
Française), qui racontait les mémoires imaginaires l’Obersturmführer Dr Aue : une plongée en apnée dans la
perversité d’un homme monstrueux et ordinaire. La polémique n’avait pas tardé, attisant les passions entre
partisans criant au génie et détracteurs jetant l’opprobre sur Littell. Déjà Claude Lanzmann, exaspéré, avait
élevé la voix pour dénoncer sa « psychologie envahissante ».  

Cette fois-ci, il s’en prend au livre de Yannick Haenel, Jan Karski, pourtant encensé par la critique (Prix Interallié)
et le public  (Prix du roman Fnac).  Il est vrai que ce livre avait de quoi susciter l’adhésion et les louanges : son
protagoniste n’est pas un bourreau mais un « juste parmi les nations », émissaire envoyé par deux leaders juifs
de la résistance polonaise, à Londres en 1942, et à Washington en 1943, pour prévenir les Alliés du sort des
Juifs d’Europe. Difficile de ne pas éprouver de l’empathie pour ce héros malgré lui, terrassé par ce qu’il a vu
dans le ghetto de Varsovie et tourmenté à vie parce qu’il n’a pas été entendu. Sujet fédérateur donc. A priori.  

Ce n’est que six mois après sa parution que Lanzmann a choisi de sortir de son silence. A l’occasion de la
journée internationale de la Shoah et du 65e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, il a lancé une
première pique sur Arte qui diffusait son film Shoah. Quelques jours plus tard, il est reparti à l’attaque avec une
deuxième charge, très virulente et détaillée, dans l’hebdomadaire Marianne (voir ici). C’est peu dire qu’il a été
bien plus « bienveillant » envers Les Bienveillantes, dont il a par ailleurs reconnu le « travail objectif » quant à la
mise en scène des Einsatzgruppen (1), qu’il ne l’a été à l’égard de Yannick Haenel qu’il accuse d’avoir écrit un
« faux roman », un texte « obscène » et « malhonnête » !  

« Yannick Haenel est sans doute trop jeune pour savoir que le plus grand des hommes peut avoir plusieurs
visages, être double ou triple ou plus encore et son Karski inventé est tristement linéaire, emphatique donc, et
finalement faux de part en part. les scènes qu’il imagine, les paroles et pensées qu’il prête à des personnages
historiques réels et à Karski lui-même sont si éloignées de toute vérité – il suffit de comparer le récit de Karski à
toutes ses élucubrations – qu’on reste stupéfait devant un tel culot idéologique, une telle désinvolture, une
telle faiblesse d’intelligence. »  

Le verdict est cinglant ; Lanzmann n’a pas l’habitude de mâcher ses mots et ne pardonne rien à Haenel. Une
fois de plus, il épingle ce qu’il juge contraire à la vérité dans une œuvre artistique s’emparant de la Shoah, sujet
qui le touche au plus près. Ses critiques portent sur deux points : la mise en fiction d’un personnage historique
et le dispositif littéraire utilisé par l’écrivain. Autrement dit, le fond et la forme.  

Haenel n’a pas tardé à répliquer, invoquant le « nécessaire recours à la fiction » :  

« Le recours à la fiction n’est pas seulement un droit ; il est ici nécessaire parce qu’on ne sait quasiment rien de
la vie de Karski après 1945, sinon qu’il se tait pendant trente-cinq ans. Les historiens sont impuissants face au
silence : redonner vie à Karski implique donc une approche intuitive. Contrairement à ce tribunal de l’Histoire
d’où parle Lanzmann, la littérature est un espace libre où la « vérité » n’existe pas, où les incertitudes, les
ambiguïtés, les métamorphoses tissent un univers dont le sens n’est jamais fermé. »   

Il ne prétend pas délivrer la vérité, mais se pose en artiste qui cherche sinon « la » vérité, une vérité ou des
vérités. Face à l’énigme de Karski et de son silence pendant 35 ans, il juge qu’un écrivain peut éclairer le
personnage autrement qu’un historien. Certes, la littérature l’a démontré de nombreuses fois.  
Quand la fiction se heurte au réel   

Cependant, là où les choses se compliquent, c’est lorsqu’on regarde plus attentivement le texte et son
statut. Faut-il considérer Jan Karski comme un roman au sens strict du terme ? Pas si simple. Bien qu’Haenel ait
pris soin de nous mettre en garde au début de son livre qu’il s’agit bel et bien d’une fiction, son
procédé d’écriture ne fait rien pour éviter la confusion genres. Au contraire, il s’appuie entièrement sur
une hybridation du documentaire et de l’imaginaire. Ce que n’ont pas manqué de saluer les critiques. Les
historiens, de leur côté, se sont montrés plus réservés. En effet, le lecteur qui connaît mal le sujet – c’est
d’ailleurs tout à l’honneur de Yannick Haenel d’avoir voulu évoquer la figure de Jan Karski (1914-2000), très
méconnu en France – peut facilement s’y perdre et prendre le faux pour le vrai, ou l’inverse. Annette Wieviorka
fut ainsi la première à contredire l’unanimisme de la presse, dans un article de la revue L’Histoire :  

« Yannick Haenel témoigne pour le témoin que fut le résistant polonais Jan Karski. Le romancier a-t-il tous les
droits ? »   

Eternelle question que celle des droits de l’écrivain. Bien sûr que l’écrivain est libre de parler ce qu’il veut, et
que la littérature, par essence, relève du mensonge, de l’invention ou du moins de l’interprétation. Il n’y a pas à
revenir là-dessus. Seul compte la qualité du texte et souvent, sa qualité provient de son ambiguïté même, des
interrogations qu’il soulève. Mais la question de Wieviorka va plus loin que ce présupposé admis, et concerne
plutôt la façon dont Haenel met en scène « son » Jan Karski.
Il recourt pour cela à trois « artifices », correspondant aux trois parties du livre. Dans la première, il reprend les
propos tenus par Karski dans le film de Claude Lanzmann, Shoah. Dans la seconde, il reprend le
témoignage écrit par Karski lui-même dans son livre publié en 1944, Story of a Secret State (Mon témoignage
devant le monde. Histoire d’un État secret). Enfin dans la troisième, il se glisse dans la peau de Karski et imagine
ses pensées qu’il traduit sous forme d’un long monologue, une « fiction intuitive » selon lui. Son livre se situe à
la lisière entre le roman et l’essai. C’est sans doute là son plus grand intérêt et sa plus grande faille, celle qui lui
vaut les foudres d’une partie de la critique.  

Vieux loup contre jeune coq

Le duel Lanzmann-Haenel se joue en partie là-dessus. Passons sur les coups bas de l’un et de l’autre. Quand
Lanzmann accuse Haenel de « plagiat » alors que ce dernier y voit un « hommage » rendu à Shoah. Quand
Haenel pointe la « jalousie » de Lanzmann qui serait l’unique détenteur de la « vérité » sur la Shoah, ou
son coup marketing, promotionnel (l’attaque de Lanzmann coïncidant avec la diffusion de son film et la
signature d’un contrat avec Arte pour un documentaire sur Karski). Posons plutôt la seule question qui vaille au
fond : qu’a voulu dire Yannick Haenel à travers Jan Karski ? 

Faire de Karski un héros de la résistance, c’est évident. Ce Polonais catholique, âgé de 25 ans en 1939, quand
les Allemands et les Soviétiques envahissent son pays, apparaît comme un messager qui veut « réveiller la
conscience du monde », et pousser les Alliés à se battre aussi au nom des Juifs d’Europe, pour les sauver. Il
échoue et ne comprendra jamais pourquoi. Or, Haenel part de cette énigme pour construire son personnage à
qui il prête des idées pour le moins discutables. Notamment celles sur la relativisation de l’antisémitisme des
Polonais et, a contrario, l’entière culpabilité des Alliés qui se seraient ensuite dédouannés par le procès de
Nuremberg assimilé à un simulacre :  

« Ce n’est pas la Pologne qui a abandonné les Juifs, ce sont les Alliés  : incriminer la passivité des Polonais revient
finalement à justifier celle des Alliés. »  

« Mais la culpabilité des nazis n’innocente pas l’Europe, elle n’innocente pas l’Amérique. Le procès de
Nuremberg n’a pas seulement servi à prouver la culpabilité des nazis, il a eu lieu afin d’innocenter les Alliés. La
culpabilité des Allemands a servi à fabriquer l’innocence des Alliés (…) »  

« Il n’y a pas eu de vainqueurs en 1945. Il n’y a eu que des complices et des menteurs. »   

L’entrevue entre Karski et Roosevelt, qu’il imagine en vieillard indifférent, faisant la sourde oreille, bâillant,
mâchouillant et reluquant les jambes de sa secrétaire, peut aussi faire sourire ou mettre en colère :  

« Alors au bout d’une heure, je n’avais plus qu’une idée en tête : m’échapper. Face à Roosevelt, dans son bureau
de la Maison-Blanche, je me posais la même question que dans le bureau de la Gestapo, lorsque je subissais la
torture des SS : comment sortir d’ici. J’avais affronté la violence nazie, j’avais subi la violence des Soviétiques, et
voici que, de manière inattendue, je faisais connaissance avec l’insidieuse violence américaine. Une violence
moelleuse, faite de canapés, de soupières, de bâillements. Une violence qui vous exclut par la surdité, par
l’organisation d’une surdité qui empêche tout affrontement. (…) j’ai pensé qu’à partir de maintenant, c’était ce
canapé qui allait régner sur le monde, et qu’à la violence du totalitarisme allait se substituer cette violence-là,
une violence diffuse, civilisée, une violence si propre qu’en toutes circonstances le beau nom de démocratie
saurait la maquiller. »  

Aux yeux de Lanzmann, c’est une position idéologique intenable. Haenel met dans la bouche de Karski « des
choses qu’il n’avait jamais pensées ni exprimées, qu’il ne pouvait pas avoir pensées, au prix d’un trucage de
l’homme ».  

On voit bien que ces deux hommes ont deux visions opposées. Haenel prend le parti d’un antiaméricanisme
anachronique (« il plaque sur le passé des idées dans l’air du temps » pour citer Annette Wieviorka). Il défend
aveuglément la résistance polonaise alors que Lanzmann mettait le doigt sur la passivité et l’antisémitisme
polonais. Dans la troisième partie de son livre, il use de formules rhétoriques parfois creuses, il ratiocine à
outrance sur la complicité des Alliés, répète des bons sentiments et réduit Karski, comme l’ecrit Lanzmann, à
un « pleurnichard » et à un « véhément procureur, qui met le monde entier en accusation pour ne pas avoir
sauvé les Juifs ». Haenel témoigne au nom du témoin, en se morfondant et se noyant dans une lamentation
sans fin, alors que Lanzmann, dans son film, faisait « accoucher » les consciences de ses témoins.  

Et l’histoire ? Et Karski ?  

En rencontrant les Alliés, Jan Karski s’est confronté à la résistance psychologique devant l’horreur. « Jeune
homme, je ne dis pas que vous êtes un menteur, mais je ne vous crois pas », lui a rétorqué le juge de la Cour
Suprême américaine, Felix Frankfurter, en juillet 1943. Ces mots sont révélateurs de l’écart entre la
connaissance et la compréhension. Cet écart représente le véritable enjeu de Jan Karski. Et fonde la polémique.
A l’époque, certains connaissaient l’extermination des Juifs mais personne ne pouvait se représenter sa
systématisation. Yannick Haenel a eu tendance à l’avoir oublié en écrivant son roman. Or, « quand le romancier
s’attaque à l’histoire, il a le droit d’en faire ce qu’il veut, mais cela n’a d’intérêt que s’il nous dévoile une vérité
qui échappe à l’historien« , rappelait Annette Wieviorka. Claude Lanzmann parle d’ « illusion rétrospective,
oublieuse de l’épaisseur, des pesanteurs, de l’illisibilité d’une époque ».

« Les Juifs d’Europe n’ont pas été sauvés. Auraient-ils pu l’être ? Ceux qui, péremptoires, répondent aujourd’hui
« oui » ne sont-ils pas eux aussi des lecteurs tâtonnants de leur propre temps ? Leur sagacité et leur moralisme
rétroactifs sont peut-être l’avers d’un aveuglement constitutif sur ce qu’ils prétendent accomplir. »

Connaît-on mieux Jan Karski au terme de ce portrait parcellaire ? Pas sûr. Yannick Haenel s’attarde trop sur les
plaintes du messager non écouté, et on ne sent pas toujours, malgré des passages rapportant ses paroles
« verbatim », la complexité de l’homme qu’il fut. Rappelons l’une des règles de Marguerite Yourcenar quand
elle écrivait les Mémoires d’Hadrien :    

« Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine. Trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse
rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, ce qu’il fut. »  

Pour clore le débat, reste à lire Karski lui-même, dont le témoignage, jusqu’alors épuisé sera réédité à la fin du
mois. La pièce manquante de l’histoire.   

Photo : Jan Kozielewski, dit Jan Karski (1914-2000).

Vous aimerez peut-être aussi