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Hiram…
Au commencement était une genèse floue[54]. Dans le chantier du temple de Salomon, on signale un
chef des travaux. Le Manuscrit Cooke 23198 (British Library, c. 1400/10) indique qu’il est fils du roi de
Tyr. Le manuscrit Grand Lodge n° 1 (1583) précise que ledit fils « chef de tous ses maçons » [de
Salomon] et « Maître en Géométrie » se nomme Anyone (anybody, quelqu’un. Cf.
également, anonymus, sans nom) avec des variantes Amon/Aynon/Aymon/A Man/Ajuon[55]. Ce n’est
que dans Les Constitutions de 1723 qu’apparait le nom d’Hiram Abiff d’après la traduction de
la Bible (1538) de Myles Coverdale (c.1488/1568). C’est alors un homme important, mais sans
généalogie prestigieuse[56], sans passé, sans histoire[57]. Cependant le manuscrit Graham (1726)
relate des histoires analogiques qui feront florès. La première raconte le relèvement du corps de Noé
par ses trois fils. La seconde présente le personnage de Betsalée dont le cœur « sut garder tous les
secrets » et la langue silencieuse. Le troisième décrit le rôle professionnel d’Hiram qui paye les
ouvriers selon leur travail, mais qui ne meurt pas de mort violente. Le manuscrit Wilkinson (1727)
évoque les dimensions de sa tombe. Le drame de sa mort est plus ou moins explicité dans la Masonry
Dissected (1730)[58]. Son destin se joue comme une œuvre classique : un temps (il était une fois, un
jour du règne du roi Salomon), un lieu (le temple de Salomon), une action (son meurtre). Au moment
fatal, il n’est ni un vieux sage (modèle de la gravitas), ni un jeune homme épique (modèle de
la celeritas). C’est un artifex et un artista, chef du chantier du temple, et plus largement expert dans
les Arts libéraux (plus le quadrivium que le trivium) et les Arts serviles ou mécaniques (architecture,
sculpture, peinture, orfèvrerie)[59]. On le suppose juste, droit, intègre. Il n’a pas offensé le Ciel. Il n’a
pas contesté le roi. Il est sans doute un bon patron. Les autres personnages peinent à sortir de
l’anonymat : trois mauvais compagnons dont les biographies iront croissant. Il existe un
5e personnage (d’aucuns diraient un deux ex machina) : l’heimarménè, le fatum, le destin, sans doute
plus stoïcien[60] qu’augustinien.
Au moment crucial du drame qui s’annonce, Hiram se reconnait sujet et agent de l’histoire. Devant
l’inéluctable, il ne fait pas appel au Ciel. Autrement dit, il n’accepte aucun modèle d’humanité en
dehors de la condition humaine. Au lieu d’implorer le GADL’U ou d’appeler au secours (même s’il
cherche à s’enfuir), il décide de vivre son destin en toute conscience en refusant par trois fois de
donner le mot. Par ce choix, comme un héros camusien[61], il s’inscrit dans l’immanence et devient
libre de disposer de sa vie. Par là-même, il devient maître de son destin. L’homme se fait lui-même.
Hiram n’y arrive complètement que dans la mesure où le dernier acte est Hic et Nunc. Cependant par
sa souffrance (puisqu’il ne meurt pas immédiatement[62]) et sa mort, il se sacralise. Le temps et le
lieu de son meurtre constitue une sorte de via dolorosa. Hiram s’inscrit dans le processus du bouc
émissaire[63] qui aboutit à la sacralisation du sujet sacrifié. Le sacré devient le moyen et le justificatif
de sa liberté individuelle. Hiram vivant, personnage historique et/ou inventé, n’est qu’un grand
artiste/savant bâtisseur. Il ne deviendra pleinement lui-même qu’après son « passage ». Le héros
s’érige en modèle qui transcende la réalité humaine. Son trépas est le point culminant qui donne la
tonalité finale de la lecture et de l’enseignement de sa vie. Le moment du décès constitue l’apothéose
de son parcours car la suite est plus embrumée ou plus subtile. Dans le mythe, personne n’a vu Hiram
corporellement ressuscité. Avec lui, il n’y a donc pas de message univoque de résurrection et de
salut. Simplement la mort engendre une nouvelle vie. Le contraire de la mort, ce n’est donc pas la vie,
mais la naissance. La doxa dit qu’Hiram renaît au travers et en la personne de chaque nouveau
maître maçon. Cependant en chaque nouvel exalté, apparaît une forme d’imitatio Hirae : palingénésie,
métempsychose, réincarnation, métensomatose, reviviscence, renouvellement, identification virtuelle
au héros, imitation du modèle, référence éthique, parabole morale, image idéale, transfert
psychanalytique et bien d’autres. Paradoxe des conséquences, du fratricide[64]/parricide nait la
fraternité. Ainsi Hiram est plus proche d’Osiris[65] que de Prométhée[66], du Phoenix[67] que de
Jésus[68], du héros fondateur que du saint et mart
En dehors d’un comportement exemplaire face à l’adversité et à la mort, Hiram n’a transmis aucun
texte canonique. Comme il n’ y a pas de message, cette conscience d’une « parole perdue » incite
donc les francs-maçons à entamer une quête, à adopter un comportement de «cherchant», aux
antipodes de certains croyants qui reçoivent une parole conçue comme une vérité révélée ou de
fanatiques séculiers qui absorbent la doctrine, la ligne officielle du parti comme une vérité intangible.
Pourtant ce fratricide/parricide a une double suite : positive d’une part, le chantier et la chaine des
maçons continuent, négative, la question du mal et du juste frappé n’est pas résolue.
Le mythe traverse les temps et les lieux. Il reste inaltéré car il représente à la fois ce qui est
permanent et/ou ce qui se répète. Le mythe est un présent éternel. Caché ou explicite, revu,
réinterprété, manipulé, on le retrouve aujourd’hui, dans la littérature, les arts plastiques, le cinéma, la
science-fiction et la fantasy, la bande dessinée, la musique, les média, les jeux, la publicité, les
métarécits, le discours politique, les utopies sociales, l’histoire, l’économie et bien d’autres lieux. Il
peuple consciemment ou non nos espoirs, nos craintes, nos émotions et nos rêves. Le mythe (comme
le symbolique en général, le don et l’échange, les rites, le langage, la culture, l’imagination poétique,
les songes) est ainsi une dimension transversale constitutive de la société globale et de l’individu. Il
est donc au cœur de la quête maçonnique. D’une certaine manière, le maçon cherche le meilleur des
mythes possibles (ou le meilleur de la mythologie) pour l’aider, l’accompagner, le façonner, le fortifier,
le soutenir dans la construction de son temple intérieur et l’édification de la cité idéale. En effet, la
franc-maçonnerie est selon les formules de Marcel Bolle de Bal[86] à la fois un laboratoire de reliance
et une porte du devenir. La mythologie maçonnique participe de cette reliance à soi, à l’autre et au
monde. Elle aide aussi à naître, à être et à advenir. Elle éclaire le lien entre la construction de l’identité
individuelle et les normes et valeurs de la société dans laquelle celle-ci se réalise. Elle participe du
désir de reliance (verticale/horizontale) nichée au cœur de l’être humain. Elle soutient la volonté de
conciliation entre le transcendant et l’immanent. Elle ouvre à l’appréhension de la Jérusalem terrestre
et de la Jérusalem Céleste[87]. Elle s’inscrit dans tout ce qui rapproche puisqu’elle est
symbolique[88]. La franc-maçonnerie, quant à elle, fut, est et demeure un univers complexe, d’une
certaine manière culturellement hétérogène, mais qui possède une forte utilité sociale. Elle génère et
entretient, malgré les aléas, les vicissitudes et les abandons, une forme originale culturelle et cultuelle
qui permet au maçon cherchant de prendre conscience de sa propre finitude et de son utilité sociale
et en interrogeant le mythe de le conduire à appréhender et à s’approprier la question du sens qui
éclairera la place qu’il croit devoir trouver et occuper dans le chantier du temple de l’humanité. Le
mythe demeure donc un réservoir de mobilisation inépuisable quand bien même sa visibilité et sa
lisibilité seraient obscurcis par un certain pharisianisme maçonnique.
Cependant l’approche mythique n’exclut point l’examen critique, la discussion argumentée, la
démarche empirique et le raisonnement discursif (pléonasme ?). Le maçon cherchant doit être aussi
éclectique dans le choix de ses questions et de ses actions que dans celui des méthodes pour les
résoudre et les mettre en œuvre. On peut être à la fois apollinien et dionysiaque, solaire et lunaire,
platonicien et nietzschéen. En ce XXIe siècle commençant, on peut « croire » que le mythique
construit du réel, que la complexité est la règle, que l’incertitude projette un nouvel horizon, que la
science est pertinente, que la raison raisonnante est intelligence et que la singularité et l’individu sont
tout à fois irréductibles et particuliers en même temps qu’universels et généraux. . Comme le dit le
Code de Tryphême[89], Ne nuis pas à ton voisin. Ceci bien compris, fais ce qu’il te plaît. Alors la
mythification opèrera comme un mode de pensée et une fonction de l’esprit à condition de ne pas être
une « mysticisation » et une mystification. Felix qui potuit rerum cognoscere causas, Atque metus
omnes et inexorabile fatum Subjecit pedibus, streptitumque Acheronis avari[90].