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- AUSONIUS ÉDITIONS -

— Mémoires 28 —

STEPHANÈPHOROS
DE L’ÉCONOMIE ANTIQUE
À L’ASIE MINEURE
Hommages à Raymond Descat
textes réunis par
Koray Konuk

— Bordeaux 2012 —
Sommaire

Auteurs .............................................................................................................................................................. 5
Préface par Patrice Brun ................................................................................................................................... 9
Introduction par Koray Konuk ........................................................................................................................... 11
Travaux de Raymond Descat .............................................................................................................................. 13

L’ÉCONOMIE ANTIQUE

JEAN ANDREAU, Les Latins Juniens et la hiérarchie sociale romaine ........................................................................... 19

ZOSIA H. ARCHIBALD, “What Female Heart can Gold Despise?” Women and the Value of Precious Metals
in Ancient Macedonia and Neighbouring Regions .................................................................................... 25

VÉRONIQUE CHANKOWSKI, Délos et les matériaux stratégiques. Une nouvelle lecture de la loi délienne
sur la vente du bois et du charbon (ID, 509) ............................................................................................. 31

MICHEL COTTIER, Retour à la source : A Fresh Overview of the Persian Customs Register TAD C.3.7 ....................... 53

FRANÇOIS DE CALLATAŸ, Le retour (quantifié) du “miracle grec” ................................................................................ 63

GÉRALD FINKIELSZTEJN, Réflexions additionnelles sur le marquage des instruments et récipients à l’époque
hellénistique ................................................................................................................................................. 77

CATHERINE GRANDJEAN, Polybe et la nature de l’État achaïen 2.37.9-11 ................................................................... 85

CLAIRE HASENOHR, Athènes et le commerce délien : lieux d’échange et magistrats des marchés
à Délos pendant la seconde domination athénienne (167 – 88 a.C.) ...................................................... 95

JOHN H. KROLL, Two Inscribed Corinthian Bronze Weights ....................................................................................... 111

LÉOPOLD MIGEOTTE, Les dons du roi Eumène II à Milet et les emporika daneia de la cité......................................... 117

CHRISTOPHE PÉBARTHE, La chose et le mot. De la possibilité du marché en Grèce ancienne ..................................... 125

ISABELLE PERNIN, La culture de la vigne en Attique, à l’époque classique, d’après les inscriptions ........................... 139

GARY REGER, A New Inventory from Mylasa in Karia ................................................................................................. 145

JEAN-MANUEL ROUBINEAU, La cité égoïste ? Cité athénienne et action sociale ............................................................. 165

JULIEN ZURBACH, Hésiode oriental, ou : le discours sur l’économie avant le logos oikonomikos ............................. 179
L’ASIE MINEURE
IGNACIO J. ADIEGO - MICHALIS TIVERIOS - ELENI MANAKIDOU - DESPOINA TSIAFAKIS, Two Carian Inscriptions from
Karabournaki / Thessaloniki, Greece.......................................................................................................... 195

ALAIN BRESSON, Painted Portrait and Statues: Honors at Phrygian Apameia ........................................................... 203

PIERRE BRIANT, Les débats sur la royauté macédonienne dans l’Europe du XVIIIe siècle :
quelques jalons anglais................................................................................................................................ 221

LAURENT CAPDETREY, Le roi, le satrape et le koinon : la question du pouvoir en Carie à la fin du IVe siècle ............ 229

LAURENCE CAVALIER - JACQUES DES COURTILS, Permanence d’un culte héroïque dans
la nécropole intra muros de Xanthos ? ........................................................................................................ 247

FABRICE DELRIEUX, Séismes et reconnaissance civique dans l’ouest de l’Asie Mineure.


La représentation monétaire des empereurs romains restaurateurs de cités............................................. 261

KUTALMIş GÖRKAY, Zeugma in Light of New Research ................................................................................................ 275

WINFRIED HELD, Der Palast von Pergamon und seine Erweiterung unter Eumenes II. ............................................. 301

KAAN İREN - AYLA ÜNLÜ, Burning in Geometric Teos.................................................................................................. 309

ASKOLD IVANTCHIK - ALEXANDER FALILEYEV, A Celtic Dedication from Olbia? A Reassesment .................................... 335

KORAY KONUK, Quelques monnaies inédites ou mal attribuées de la péninsule d’Halicarnasse ............................. 341

OLIVIER MARIAUD, Postérité mycénienne et influences égéennes dans les pratiques funéraires
de la région d’Halicarnasse à l’époque géométrique.................................................................................. 355

FRANCIS PROST, Un nouveau fragment du sarcophage de Payava ............................................................................. 369

GAÉTAN THÉRIAULT, Culte des évergètes (magistrats) romains et agônes en Asie Mineure ........................................ 377

Principales abréviations ............................................................................................................................................... 389

Index des sources......................................................................................................................................................... 395

Index général ................................................................................................................................................................ 407


Hésiode oriental, ou : le discours sur l’économie
avant le logos oikonomikos
Julien Zurbach

aymond Descat a montré combien l’apparition du discours oikonomique marque une étape dans l’histoire

R de l’économie grecque ancienne, intimement liée aux conditions nouvelles de l’Athènes du IVe s. et surtout
du début de l’époque hellénistique1. Ce cadre formel permet d’élaborer des outils analytiques nouveaux
qui ne sont pas pour autant les fondements d’une science économique comparable à celle qui s’est construite à l’époque
contemporaine. Finley pensait que l’oikonomia grecque n’était qu’une série d’observations pratiques et d’évidences qui ne
pouvait prétendre au statut de science. À l’inverse, plus personne ne dirait que la supposée découverte du marché au IVe s.
est un signe de modernité de l’économie grecque ou au moins athénienne, comme le voulait Polanyi. Mais si l’originalité
du discours oikonomique empêche d’utiliser les notions trop simples d’archaïsme ou de modernité, parce qu’elles sont une
forme historique de la raison pratique qui ne se laisse pas réduire à une étape d’un développement linéaire, la question
de ce qui a précédé ou côtoyé ce type de discours se pose avec d’autant plus d’acuité. En effet, renoncer au couple de
l’archaïsme et de la modernité impose aussi de renoncer à une vision du développement économique comme passage de
l’économie encastrée à l’économie désencastrée, où seule la seconde aurait besoin ou permettrait le développement d’une
forme théorique propre, alors que la première est seulement déterminée par des représentations d’ordre social ou culturel,
non économique – des structures psychologiques, selon la formule de Finley. La question de ce qui a précédé le logos
oikonomikos en Grèce est donc une forme de la remise en cause de la notion d’encastrement, et donc de désencastrement :
peut-il y avoir des formes de discours proprement économique avant ce supposé désencastrement ?
Chercher un texte qui soit précisément consacré à l’économie2 est un exercice tout différent de celui qui consiste
à analyser les représentations et l’idéologie relatives aux actes économiques dans des sources diverses. L’économie est
omniprésente chez les auteurs grecs d’époque archaïque et classique. Mais il n’y a, dans la série des textes à peu près
entièrement conservés, que Les Travaux et les Jours qui puissent être considérés comme un texte dont l’objet principal est
d’ordre économique, quelle que soit la définition adoptée. C’est d’ailleurs bien ce qui fait l’originalité de ce texte, souvent
rangé dans la catégorie de poésie didactique, et qui n’a aucun équivalent, à première vue, dans la littérature grecque
archaïque et classique. Ce constat d’isolement est à nuancer de deux manières.
Il faut tout d’abord bien définir le corpus dans lequel interpréter Hésiode. Si on le place dans l’ensemble des
littératures dites classiques, on risque d’en faire une sorte de “early Greek Georgics”, ou un prédécesseur de Caton dans le
genre didactique, deux erreurs de jugement que West mentionne au début de son édition des Travaux3. Comme le montre
West, le contexte dans lequel il faut placer cette œuvre n’est pas tant celui des poèmes didactiques ultérieurs, encore
moins bucoliques, mais celui des collections de proverbes et d’instructions qui sont un genre ou un ensemble de genres
particulièrement répandu dans les littératures mésopotamienne, levantine et égyptienne4. West, tout en donnant un catalogue
d’œuvres comparables dans de nombreuses littératures anciennes ou traditionnelles, insiste à juste titre sur l’importance des
œuvres orientales, et a relevé les rapports étroits qu’elles ont avec le texte hésiodique dans un livre bien connu, The East
Face of Helicon5. L’œuvre d’Hésiode retrouve ici son véritable contexte du point de vue de l’histoire littéraire.

1. En particulier Descat 1988.


2. On définit ici l’économie comme les moyens de production et les rapports sociaux de production, ce qui permet de ne s’enfermer
ni dans le substantivisme ni dans le formalisme.
3. West 1978, V.
4. J’évite à dessein le terme “oriental”, qui amène à confondre tout ce qui n’est pas grec ; il n’est donc utilisé dans ce qui suit que par
défaut, comme reflet d’une situation disciplinaire déséquilibrée.
5. West 1997, chapitre 6.

– STEPHANÈPHOROS. De l’économie antique à l’Asie Mineure, p. 179 à 191


180 – HÉSIODE ORIENTAL, OU : LE DISCOURS SUR L’ÉCONOMIE AVANT LE LOGOS OIKONOMIKOS

Replacer une œuvre dans son contexte n’est qu’une première étape. Quant au rôle de ce contexte dans l’interprétation
de l’œuvre, il se dessine un décalage assez net entre les deux œuvres conservées et attribuées à Hésiode. Les historiens des
religions, forts du célèbre jugement d’Hérodote6, ont insisté à raison sur le caractère novateur et oriental de la Théogonie.
C’est à la fois la construction formelle de l’œuvre et sa signification proprement religieuse, d’ailleurs inséparables et fondues
dans le caractère systématique de l’œuvre, qui forment ici un fait historique de premier ordre7. En ce qui concerne les
Travaux, il y a au contraire une disjonction assez nette entre deux lignes de réflexion, l’une plutôt philologique et littéraire,
l’autre plutôt historienne. Chez les historiens de la littérature, l’affaire semble claire depuis les travaux de West. Canfora,
dans son grand manuel8, mentionne ainsi les recueils de proverbes orientaux à propos des Travaux, comme il mentionnait
l’Enûma eliš, épopée babylonienne de la création, parmi les sources de la Théogonie. Il est vrai que, même à propos de la
Théogonie, on trouve encore des analyses qui négligent les comparanda orientaux9. Mais ces œuvres orientales sont d’une
part moins fermement et précisément utilisées pour l’analyse des Travaux que pour celle de la Théogonie, et restent d’autre
part à peu près absentes des travaux d’historiens. L’œuvre d’Hésiode est au cœur d’une historiographie propre en histoire
économique et sociale, dont les grandes étapes sont les articles de Finley, Édouard puis Ernest Will, la controverse sur les
formes du commerce archaïque et enfin, plus récemment, deux synthèses dues à Millett et Edwards10. Ce dernier, pourtant
philologue d’origine, est bien représentatif d’un état de fait qui amène les historiens à constater souvent implicitement le
caractère isolé de l’œuvre dans la littérature d’expression grecque et à ne pas s’arrêter longtemps sur la nature de l’œuvre.
Ceci est sans doute favorisé par l’idée implicite que, dans une œuvre comme la Théogonie, la forme systématique et le
contenu d’ordre religieux sont intimement liés, tandis que l’analyse du contenu économique et social des Travaux est plus
éloignée de la question de la forme. La question de la forme adoptée n’est pourtant pas superficielle.
Cette première mise en contexte des Travaux amène donc à considérer que la forme de l’œuvre est un problème
historique en soi. Il y a une deuxième manière de relativiser l’isolement des Travaux. West a le grand mérite, en tant
qu’un des éditeurs des fragments attribués à Hésiode, de souligner que trois autres œuvres au moins étaient de caractère
comparable11. Il s’agit des Principes de Chiron et des Grands Travaux, auxquels West ajoute l’Astronomie, proche du
calendrier des Travaux. Nous n’en avons que très peu de fragments, mais le témoignage des auteurs anciens est assez
consistant, et révèle que ces œuvres ont bien existé et qu’elles furent attribuées à Hésiode.

Principes de Chiron. – Voir fr. 218-220 Most = 283-285 Merkelbach & West ; T 69-71 Most. L’œuvre est mentionnée aussi dans le
catalogue des œuvres donné par Paus. 9.31.4-5 (T 42 Most).
Grands Travaux. – Voir fr. 221-222 Most = 286-287 Merkelbach & West ; T 66 Most.
Astronomie. – Voir fr. 223-229 Most = 288-293 Merkelbach & West ; T 72-78 Most.
Peri tarikhôn (?) – Ath. 3.84.116 = T 81 Most = fr. 372 Merkelbach & West. Euthydème d’Athènes tente d’attribuer à Hésiode
des vers sur la conservation des aliments, dans son œuvre Peri tarikhôn. Tçaricoj (ou -on) désigne la viande ou le poisson séché ou salé.
Athénée relève à juste titre que dans ces treize vers, on trouve mention des Brettiens et Campaniens, ce qui ne s’accorde pas avec une
attribution à Hésiode. Il reste que la question de l’existence d’une œuvre perdue, ou d’un passage d’une œuvre perdue, d’Hésiode portant
en tout ou partie sur ce sujet est ouverte, et qu’Euthydème, le vrai auteur de ces vers, pouvait invoquer le patronage d’Hésiode. Athénée
se trompe cependant dans son argumentation : ces vers ne sont pas indignes d’Hésiode mousikotatos par leur contenu, bien au contraire.
Autres. – Paus. 9.31.4-5 = T 42 Most mentionne “tout ce qui vient après les Travaux et les Jours”, ὅσα ἐπὶ Ἔργοις τε καὶ Ἡμέραις. Ce
passage est mentionné par Merkelbach & West12. On trouve parmi les fragmenta incertae sedis (303-342 Merkelbach & West) quelques
fragments qui se rapprochent des Travaux par leur thème, par exemple les fr. 321 ou 322. On relèvera enfin que Pline attribue à Hésiode
une mention de l’olivier, alors que cet arbre est ignoré des Travaux (Plin., Nat., 15.3 = fr. 347 Merkelbach & West).

Il n’est pas possible de dater précisément ces œuvres si mal connues. Mais il est certain que l’attribution à Hésiode,
en concurrence parfois avec l’attribution à Chiron, signifie que cet ensemble était considéré comme extrêmement ancien.

6. Hdt. 2.53.
7. West 1966, et les différents ouvrages de Burkert, notamment 1984, passim et 2003, chapitre 3.
8. Canfora 1994, 70-72 et 74.
9. Baslez 2003, 22-23, réduit “l’Orient” à une sorte d’arrière-plan qui disparaît vite de l’analyse, ce qui est cohérent avec l’idéologie du
miracle grec annoncée par le titre du chapitre (“origines et fondements de l’hellénisme”).
10. Finley 1957 ; Will 1957 ; Will 1965 ; commerce : Bravo 1977, Mele 1979 ; synthèses : Millett 1984 ; Edwards 2004.
11. West 1966, 22-23.
12. Merkelbach & West, 157.
JULIEN ZURBACH – 181

Il est vrai que tout ce qui est attribué à Homère n’est pas archaïque ; mais on peut raisonnablement penser qu’une partie
au moins de ces œuvres attribuées à Hésiode est bien aussi ancienne, au moins dans sa forme originale, que les Travaux
eux-mêmes. Le titre même des Grands Travaux annonce la relation étroite entre les deux œuvres, comme c’est le cas pour
les Hèoiai et les Megalai Hèoiai.
Du point de vue de la littérature d’expression grecque, les Travaux apparaissent donc comme le représentant, peut-
être bien le premier en date, d’un genre qui a bien existé, dont la fortune, au moins dans la transmission des textes, fut
peu enviable, et dont l’extension exacte est impossible à définir. Les Travaux inaugurent ou accompagnent l’émergence
d’un genre qui n’est plus pour nous qu’une série de fragments. C’est donc à eux qu’il faut revenir pour comprendre son
apparition, et cela suppose de prendre en considération les textes orientaux. Un inventaire systématique de ceux-ci est
bien au-delà des dimensions de cette contribution. On sait que la liste en est longue. Le genre sapiential est connu par des
textes sumériens et akkadiens13, et l’Égypte nous a légué nombre d’Instructions14. Des textes de ce genre en akkadien sont
connus, comme la plupart des œuvres mésopotamiennes, en-dehors de leur région d’origine, comme l’attestent les fragments
de Boğazköy15. Au Levant, on trouve le livre des Proverbes, dont la composition se situe à l’époque hellénistique, mais
intègre des matériaux plus anciens, remontant au moins au VIIIe s.16 Parmi les papyrus araméens d’Éléphantine, qui datent
du Ve s., se trouve la plus ancienne version de l’histoire d’Ahiqar, haut fonctionnaire assyrien et sage trahi par son neveu,
qui connaît ensuite une fortune considérable attestée par des versions syriaque ou vieux-slave17. La littérature égyptienne
en démotique, enfin, a livré, parmi d’autres textes, deux recueils bien connus, les Instructions d’Anchsheshonqy et celles du
P.Insinger18. Une entreprise de littérature comparée portant sur l’ensemble de ces œuvres est hors de notre portée, mais on
peut souligner les principaux traits du genre. On se concentre sur les textes les plus proches des œuvres attribuées à Hésiode,
c’est-à-dire le livre des Proverbes (ci-après Pr) et la version ancienne d’Ahiqar ; ce choix, espérons-le, apparaîtra justifié.
La littérature sapientiale ainsi définie dans son extension, correspondant peu ou prou à la liste des œuvres données
par West dans son commentaire19, montre cependant une certaine diversité des formes. Les proverbes ou sentences qui
forment le cœur de chaque œuvre prennent des aspects variés. Les instructions de Šuruppak, en sumérien, ou les diverses
œuvres en akkadien apparaissent comme des recueils de conseils très pratiques et formulés directement, à l’impératif.
Dans les conseils de sagesse en akkadien, on trouve parfois des séries de phrases constituées d’une conditionnelle et d’une
principale (s’il se passe cela, alors…), ce qui est une forme très proche des recueils juridiques mésopotamiens20. Dans Pr, le
proverbe est devenu un genre de comparaison21. Le terme mišlê peut se rattacher à deux racines différentes, pas forcément
à celle qui indique la comparaison ; mais il est certain que c’est là un ressort important des diverses collections réunies
dans Pr, qui favorise d’ailleurs la présence de fables. Il faut noter que la Septante traduit mišlê par paroimia. Les proverbes
insérés dans les histoires d’Ahiqar et d’Anchsheshonqy sont le plus souvent des ordres directs, courts et précis. Les textes
démotiques sont construits par une accumulation de phrases simples, injonctions ou exhortations, qui se distinguent des
sentences plus longues et élaborées des instructions du Moyen ou du Nouvel Empire. Quelle que soit la cause de cette
évolution, elle souligne que les formes prises par la littérature sapientiale varient considérablement22.
Cette variabilité des formes n’empêche pas qu’on peut légitimement rassembler ces textes dans un même genre. Elle
ne permet en tout cas pas de les séparer en différents groupes, car il y a toujours des points communs, y compris formels,
entre les différents textes.

13. Voir Durand 1986, notamment 149-151, qui renvoie à Labat 1970 et surtout à Lambert 1960, qui est l’ouvrage de référence. Traduction
anglaise de nombreux textes dans ANET3.
14. Ces textes s’échelonnent du Moyen Empire à la littérature démotique. Textes égyptiens rassemblés en traduction dans Vernus 2001.
Sur ce genre : Lichtheim 1996. Sur Aménémopé, dont on parlera plus bas : Laisney 2007. Sur les sagesses démotiques : Barucq 1986, 100-101 et
surtout Lichtheim 1983 ainsi que Hoffmann 2000, 218-223. Nombreux textes traduits dans Lichtheim 1976-1980.
15. CTH, 814 = E. F. Weidner, KUB, IV, 40, traduit dans ANET3, 425.
16. Sur l’Ancien Testament en général : Römer et al. 2004 ; sur Pr : introduction dans Buehlmann 2004 et Crenshaw 1992, 1993, 1997,
ces articles renvoyant aux principaux commentaires disponibles ; composition : Whybray 1994 ; historiographie : Whybray 1995 ; date : Whybray
1995, 156-157.
17. Lemaire 1986b, 246-247 et Grelot 1972, avec traduction (425-452) ; voir aussi Lindenberger 1982, 1983.
18. Voir note 14.
19. West 1978, 3-25.
20. Voir par exemple Charpin 2003, 210-218.
21. Buehlmann 2004.
22. Lichtheim 1983, 1-12, sur le monostiche comme élément fondamental des sagesses démotiques et les différences avec les instructions
en égyptien classique.
182 – HÉSIODE ORIENTAL, OU : LE DISCOURS SUR L’ÉCONOMIE AVANT LE LOGOS OIKONOMIKOS

La définition du genre peut reposer sur plusieurs critères. Les proverbes en eux-mêmes fournissent le noyau d’une
œuvre souvent plus vaste. Dans Ahiqar, Anchsheshonqy et Hésiode, cette narration encadrante prend des proportions
considérables, constituant une vraie biographie du personnage censé avoir prononcé les proverbes. Quand cette narration
n’est pas directement jointe au recueil, on n’en ressent pas moins le besoin d’une situation d’énonciation précise23. Les
instructions mésopotamiennes ou égyptiennes sont souvent adressées par un père à son fils. Chez Ahiqar et Hésiode, c’est
un autre membre de la famille, frère ou neveu. Le style propre des proverbes est ramassé et ils possèdent en général un
sens clair et direct. Un autre élément récurrent est la présence de fables, c’est-à-dire d’une comparaison implicite ou explicite
avec le monde animal. L’encadrement narratif donne un aspect particulier au caractère traditionnel des proverbes : ce
caractère s’entend toujours en un sens historique, les proverbes étant censés avoir une origine bien précise, même si ce n’est
évidemment pas le cas. Il y a donc une certaine tension entre une situation d’énonciation très précise, voire historiquement
située, et la valeur traditionnelle et intemporelle, ou au moins très générale, des conseils et instructions. Cette tension est
une des clés de l’interprétation de ces œuvres.
La possibilité de définir des paramètres de composition littéraire qui se retrouvent dans toutes ces œuvres est renforcée
par une autre définition possible du genre, en termes d’histoire littéraire cette fois-ci, comme un ensemble d’œuvres qui ont
des liens entre eux et dont certaines ont influencé la création des autres. Il y aurait bien des exemples à verser au dossier,
mais le plus célèbre, parce qu’il s’agit de deux œuvres en langues différentes, est certainement celui de la forte influence
de l’Enseignement d’Aménémopé, un texte égyptien de la XXe ou XXIe dynastie24, sur la collection de Pr 22.17-23.11. La
publication de l’Enseignement en 1923 changea considérablement les perspectives d’interprétation de Pr25. Si le sens de
l’influence est évident, le classique égyptien étant nettement plus ancien que Pr, et si l’hypothèse d’un original sémitique est
désormais abandonnée, il est cependant exclu que Pr soit une traduction directe, même libre, d’Aménémopé. Le tableau de
correspondance donné par Crenshaw26 insiste sur les correspondances ; celui de Laisney27 a pour avantage de comprendre
aussi les passages de Pr qui n’ont pas de correspondants dans le texte égyptien. Il en ressort que la nature du lien n’est
pas évidente, et que, plus encore qu’un original commun, il a dû y avoir des intermédiaires dans la transmission. Mais ce
lien est indéniable et ne peut en aucun cas se ramener au fonds commun des sagesses proche-orientales. Il permet en fait
de donner un contenu bien précis à cette notion un peu vague de fonds commun : c’est plutôt un “contexte international”,
selon l’expression de Lichtheim28, composé d’une part des règles du genre et d’autre part d’échanges intenses qui permettent
à ce genre sapiential de conserver son unité d’une langue à l’autre. Ce contexte international est un élément important
aussi bien pour les œuvres écrites que pour les œuvres orales : c’est pour entendre Salomon qu’on vient de toute la terre29.
Cet exemple permet donc de préciser le fonctionnement du genre littéraire. Il permet aussi de poser la question de
l’ampleur et de la nature des variations, donc de la relation entre les règles du genre et les éléments empruntés d’une part,
les exigences du contexte local d’autre part, dans lequel chaque œuvre s’inscrit.
Il est notable que la seule innovation de fond du livre des Proverbes par rapport à Aménémopé porte sur le problème
des dettes, et plus précisément de la saisie des garanties. On sait que c’est là un thème récurrent des livres historiques et
des codes de lois de l’Ancien Testament30. D’autre part, Pr 22.17-23.11 est présenté comme “paroles des sages” (22.17),
alors que Aménémopé est censé être un haut fonctionnaire du Nouvel Empire, “surintendant des sols” ou “des céréales”
(13 et 15). Il est évident que le contexte de rédaction et de réception a fortement changé. Ce contexte, le Sitz im Leben des
spécialistes de l’Ancien Testament, varie fortement d’une œuvre à l’autre.
Le contexte externe de l’œuvre se reflète dans la situation d’énonciation qui la sous-tend ; ici aussi la variété domine.
La plupart des textes égyptiens se situent dans un milieu de fonctionnaires, si ce n’est, pour deux d’entre eux, la famille
royale. Mais, comme le note West, cela est surtout dû à ce que les scribes ont par nature plus de facilités à écrire, et on

23. Pour ce qui est de Pr, l’attribution à Salomon peut indiquer une possible narration qui n’est pas développée dans Pr mais peut être
reconstituée à partir de la description de la renommée internationale de Salomon (1Rois, 5.9-14 ; voir aussi Jos., Ap., 111 et 115).
24. Date : Laisney 2007, 6-7. Ces deux dynasties se situent entre les XIIe et Xe s.
25. Whybray 1995, 6-14.
26. Crenshaw 1992, 516.
27. Laisney 2007, chapitre 6, notamment 240-242.
28. Lichtheim 1983.
29. 1Rois 5.9-14 : voir ci-dessous.
30. Chirichigno 1993.
JULIEN ZURBACH – 183

peut penser que le même type d’œuvres existait dans d’autres milieux. Il semble qu’il en est souvent de même des textes
mésopotamiens. La situation est cependant plus complexe qu’il n’y paraît, comme on peut le deviner à la lecture du livre
des Proverbes.
Ce livre juxtapose différentes collections de préceptes dont le style et le contenu diffèrent nettement. On sait que
l’ensemble, et certaines parties en particulier, sont attribués à Salomon. Cela a cependant plus à voir avec la réputation de
sagesse de Salomon – qu’elle soit authentique ou non nous intéresse peu ici – qu’avec l’exercice pratique du pouvoir et les
institutions de la royauté. Les gens d’Ézékias auraient transcrit le deuxième recueil salomonien, et il est possible que cela
reflète une donnée plus exacte de l’histoire du texte qui serait donc passé par les scribes royaux du VIIIe s. Cependant, les
exégètes soulignent plutôt le contraste entre les deux milieux très différents que révèlent diverses parties du texte. Whybray
distingue ainsi ce qu’il nomme la sentence literature (Pr 10.1-22.16 et 25-29), reflétant “the views of persons of moderate
means mainly engaged in farming their own land”31, et les instructions (22.17 – 24.22 et 1-9), venant d’un monde très différent
et d’une “educated, well-to-do, acquisitive urban society”32. L’attribution à Salomon ou à d’autres personnages, inconnus,
comme Agour et Lemouël, ne porte donc pas à conséquence pour l’analyse du contexte d’origine. Pausanias (9.31.4-5) dit
que les Megala erga ont été destinés à l’instruction d’Achille33, tandis qu’une œuvre est disputée entre Hésiode et Chiron :
l’attribution à Salomon n’a guère plus de signification. La mention d’une collection par les scribes d’Ézékias peut en avoir
plus, mais elle ne marque pas l’origine des préceptes, au mieux une étape de l’histoire du texte.
De manière générale, il faut se garder de confondre la situation d’énonciation décrite par le texte et le contexte de
production de l’œuvre. Cette situation d’énonciation répond évidemment à certaines nécessités : il faut faire du locuteur
un homme d’expérience, et il est logique que l’allocutaire soit plus jeune ou moins qualifié34. Cela explique évidemment
que l’échange soit souvent situé à l’intérieur de la famille.
La part de convention due au genre amène à revenir à la tension identifiée ci-dessus entre la situation d’énonciation,
très précise, et la valeur très générale des proverbes et sentences. La situation d’énonciation et le contexte de rédaction
des œuvres n’indiquent apparemment pas la seule voie d’interprétation des proverbes, qui doivent aussi être étudiés en
eux-mêmes. Mais le matériel des sentences est-il véritablement historique, peut-on lui attribuer une valeur quelconque,
ou n’est-ce que le résultat informe d’une longue accumulation ? La sagesse démotique d’Anchsheshonqy est un cas
particulièrement intéressant. Le texte lui-même situe les proverbes dans un contexte aulique, autour de Pharaon. Mais le
proverbe 19.7 dit qu’“il n’y a pas de fils de Pharaon la nuit”, ce que Whybray considère à juste titre comme une position
égalitariste35. On pourrait en dire autant de ce conseil de prudence en 16.16 : “ne parle pas des affaires de Pharaon quand
tu bois de la bière”. On retrouve donc la tension ou les divergences entre situation d’énonciation et contenu des proverbes.
Mais par ailleurs, Lichtheim a pu montrer que ce texte, dont le principal manuscrit date de la fin de l’époque ptolémaïque,
reflète les grands thèmes philosophiques et religieux caractéristiques de la pensée hellénistique et n’est pas seulement le
reflet d’une tradition qui charrie de vieux dictons isolés les uns des autres36.
Cette même question de la valeur historique des proverbes a été posée à propos de deux textes plus proches
de l’époque examinée ici. Le livre de Naré comparant une section de Pr avec des proverbes traditionnels du Congo a
évidemment, si on en partage les vues, des effets dévastateurs pour l’historien, puisque les points communs seraient tels qu’il
ne pourrait plus guère en tirer quoi que ce soit, sinon l’idée d’une sorte de fonds commun à diverses cultures orales37. Des
questions similaires bien que de portée moindre ont été posées à propos d’Hésiode. On sait que Mele a tenté de justifier la
généralisation à toute la Grèce des données tirées des Travaux en se fondant sur l’idée d’une tradition asiatique – au sens
restreint : grecque d’Asie – qui aurait été transmise à Hésiode par son père, venu de Cumes d’Éolide38. On a cependant pu

31. Whybray 1990, 114.


32. Ibid.
33. Most, T 44.
34. Vernus 2001, 13-20.
35. Whybray 1990, 59, note 1.
36. Lichtheim 1983, 37-52.
37. Naré 1986 et Whybray 1990, 68-72. La conception anhistorique des proverbes a été combattue par Schmid 1966, entre autres, à
propos de questions d’histoire religieuse.
38. Mele 1979, chapitres 2 et 3.
184 – HÉSIODE ORIENTAL, OU : LE DISCOURS SUR L’ÉCONOMIE AVANT LE LOGOS OIKONOMIKOS

montrer que le calendrier de la navigation proposé par Hésiode correspondait bien aux conditions du Golfe de Corinthe,
mais beaucoup moins à celles de l’Égée39. Il y a ici une adaptation très étroite au contexte de réception premier de l’œuvre.
Il est vrai qu’à lire Hésiode et les deux textes qu’on a ici choisi de rapprocher en particulier, Pr et la version ancienne
d’Ahiqar, on a souvent l’impression d’une accumulation d’évidences. Mais cela n’est qu’une des formes de la grande difficulté
éprouvée par les historiens de l’Antiquité à historiciser et problématiser les questions qui touchent à l’économie domestique
et aux comportements propres à la paysannerie, et à comprendre que la famille, le mariage, les terres et les dettes ne sont
pas des faits indifférents ou invariables.
Les proverbes et conseils compris dans la version ancienne de l’histoire d’Ahiqar telle que conservée par le manuscrit
d’Éléphantine (col. 5-14) insistent fortement sur le problème de la vérité, du mensonge et de la parole trompeuse, notamment
en face du roi. Il est permis d’y voir une influence directe du contexte narratif, celui du sage sali par le mensonge de son
neveu. Mais les proverbes comprennent aussi quelques éléments indiquant un contexte social tout différent de la cour
assyrienne, ainsi 40 :
“[Es-tu à court], ô mon fils ? Moissonne n’importe quelle moisson et fais n’importe quel ouvrage ; alors tu mangeras et tu te
rassasieras, et tu en donneras à tes enfants”.

Les mentions d’esclaves (5.6 et 99) ne sont pas en contradiction avec cette indication. Il s’agit de mentions d’esclaves
au singulier, sauf en 5 (“tous tes esclaves”), ce qui donne l’impression qu’ils ne sont pas très nombreux. Ils sont achetés.
Le contexte semble être celui d’une famille nucléaire, dont les ressources viennent de la terre ou du travail salarié et qui
peut disposer de quelques esclaves.
C’est là exactement le contexte que les spécialistes de Pr identifient pour certaines sections (10.1-22.16 et 25-29). Les
locuteurs, selon Whybray, ont tous des biens et ne sont pas pauvres eux-mêmes, mais exposés aux revers de fortune40. Ces
sections de Pr sont celles où se montre le souci de protéger les pauvres de l’exploitation et de la faim, d’autant plus que
chacun est exposé à tomber dans la pauvreté. Le travail est indispensable pour tous, comme la seule protection contre ce
danger. Les esclaves (‘ebed) sont mentionnés seulement huit fois dans ces chapitres, et jamais au pluriel, ce qui révèle des
“households in which only one slave was employed in domestic service”41. Comme l’histoire d’Ahiqar, ces sections de Pr
comprennent nombre de préceptes en rapport avec le roi, mais la confiance en la justice royale y côtoie la critique de la
royauté et cela ne suffit pas à faire de l’ensemble du texte un produit d’une cour royale pré-exilique. À cela s’ajoute que, dans
ce monde de “small famers”42 la fortune mal acquise ne profite pas ; même si parfois la rétribution se fait attendre, la figure
du mauvais riche est bien présente. La même méfiance envers la richesse se trouve dans Ahiqar (47-48, 109), tout comme
l’universel danger de la pauvreté (22). Ce sont des considérations morales, mais elles sont liées à des situations concrètes.
On ne s’étendra pas sur les similitudes qu’offrent ces situations avec celle d’Hésiode ; cherchons-les seulement dans
trois cas précis.
Pr 11.15 : “On se trouve fort mal de se porter garant pour un étranger ; qui répugne aux engagements s’assure la tranquillité” ;
17.18 : “C’est un insensé celui qui tope dans la main pour se porter garant envers son prochain” ; 20.16 : “Saisis son manteau car
il s’est porté garant d’un étranger ; retiens-lui un gage, car il a cautionné une étrangère !” ; 22.7 : “Le riche domine les indigents
et le débiteur est esclave (‘ebed) de son créancier” ; 28.8 : “Qui accroît son bien par intérêt et usure l’amasse pour celui qui a
pitié des faibles”.
Ahiqar (29) : “J’ai soulevé le sable et j’ai porté du sel ; mais il n’est rien de plus lourd qu’[un emprunt43]” ; (42) : “[Es-]tu [à court],
ô mon fils ? Emprunte le blé et le froment, afin de manger et de te rassasier, et d’en donner à tes enfants avec toi.” ; (43) : “[Mon
fils, l’em]prunt onéreux et (venant) d’un vaurien, ne (le) contracte pas ! En outre, si tu contractes l’emprunt, ne te donne pas de
repos à toi-même jusqu’à ce que [tu rembourses tout l’em]prunt. L’[emprunt] est commode lorsque l’on est à court ; mais son
remboursement, c’est le contenu d’une maison.” ; (72) : Personne ne sait ce qu’il y a dans le cœur de son compagnon, et lorsqu’un
homme bon [voit] un vaurien, [il prend garde] ; il ne se joindra pas à lui sur [le chemin] et ne lui servira pas de prêteur ; (ainsi
fait) un homme bon avec un homme mauvais”.

39. Wallinga 1993, 2-3.


40. Whybray 1990, section A, notamment 60-61, et 113-114.
41. Whybray 1990, 42-44, citation, 43.
42. Whybray 1990, 114.
43. Restitué par Grelot 1972, 107, selon la version syriaque.
JULIEN ZURBACH – 185

Ahiqar envisage les deux entrées possibles sur le marché du crédit, pour emprunter ou prêter. En 42-43, il s’agit
d’emprunter des vivres pour survivre à une soudure difficile. Il faut rembourser le plus vite possible : la fin de 43, comme 29,
laisse penser qu’il s’agit de prêts à intérêt assez lourds. Mais Ahiqar envisage aussi l’autre possibilité, pour dire qu’il ne faut
pas prêter à un homme mauvais. Comme chez Hésiode, cette méfiance envers les deux relations possibles au crédit vient
probablement du mauvais fonctionnement du marché du crédit, caractérisé par des intérêts lourds et de faibles possibilités
pour obliger un débiteur de mauvaise foi à rembourser, si bien qu’il n’est intéressant ni d’emprunter ni de prêter. Ce qui
manque ici est le discours de la réciprocité qui, dans le passage d’Hésiode (342-367), recouvre les pratiques d’usure44.
Pr dessine un marché du crédit assez différent. Ce n’est pas tant l’allusion à l’intérêt et l’usure qui le distingue des autres
que l’existence de pratiques différentes : on peut se porter garant pour un autre, on peut demander des gages, et surtout,
on peut être réduit en esclavage pour dettes, l’emploi du mot ‘ebed en 22.7 ne laissant guère de doutes sur ce point. On
retrouve les deux points de vue : il ne faut pas se porter garant pour quelqu’un d’autre (l’emprunteur) ; il faut exiger des
gages de celui qui s’est porté garant (le créancier). La singularité de Pr n’est pas une raison pour abaisser la date de ces
passages : l’esclavage pour dettes par exemple est connu par le prophète Amos, dont le texte date du VIIIe s., et il en est de
même du gage et de la saisie pour défaut de paiement45. Il y a des chances que cela reflète des situations très particulières,
d’ampleur régionale : on sait que l’esclavage pour dettes inconnu d’Hésiode est pratiqué à Athènes et certainement en Crète
à la même époque. On note donc à la fois la cohérence et la précision de ces éléments.
Pr 17.23 : “Le méchant accepte un pot-de-vin en cachette pour faire dévier le droit de son cours” ; 17.26 : “Punir le juste n’est pas
bien du tout ; frapper des gens honorables va contre le droit” ; 18.5 : “Ce n’est pas bien de réhabiliter le méchant en égarant le
juste lors du jugement” ; 19.5 : “On n’est pas faux témoin impunément, et qui profère des mensonges n’échappera pas” ; 19.28 :
“Un vaurien appelé en témoignage se moque du droit ; la bouche des méchants se repaît d’iniquité”
Ahiqar : (54) : “Avec celui qui est plus élevé que toi, n’entre pas en li[tige…]” (55) : “avec celui qui est plus noble et plus fort que
toi, [ne conteste pas ; car… il prendrait] de ta portion [et l’ajouterait] à la sienne.”

On sait combien Hésiode est hostile à l’idée d’aller en justice devant les rois. C’est ici un thème tout différent, davantage
un conseil de comportement qu’une indication pratique mais, comme pour le marché du crédit, on peut penser que le
fonctionnement de la justice s’y reflète directement. En ce qui concerne Ahiqar, il est difficile de savoir s’il s’agit bien d’aller
en justice ou, plus généralement, de chercher querelle. Les versions syriaque et vieux-slave citées par Lichtheim ne font
pas allusion à un procès formel46. C’est dans Pr qu’on trouve le sentiment de méfiance le plus proche de celui d’Hésiode,
fondé sur les faux témoins et les pots-de-vin. Les Conseils de sagesse babyloniens comprennent un passage semblable,
mais la préoccupation est ici de ne pas se laisser entraîner dans des querelles qui dégénèrent47. Cela les inscrit dans une
série de textes analysée par Lichtheim, qui comprend les passages de versions récentes d’Ahiqar auxquels on vient de faire
allusion, Anchsheshonqy et deux Instructions égyptiennes plus anciennes48. Hésiode et Pr se distinguent par leur attention
au fonctionnement pratique de la justice qui dans les deux cas montre les mêmes imperfections49.
La différence tient à ce que Hésiode attaque directement les rois qui rendent la justice, ce qui est beaucoup moins
clair dans Pr. Mais comme Whybray l’a montré, la position de la royauté dans Pr est très ambiguë et les rois n’y sont pas
toujours épargnés50. C’est le dernier exemple sur lequel on s’arrêtera.
Pr 11.10 : “La ville se réjouit du bonheur des justes, pour la perte des méchants elle pousse un cri de joie” ; 11.11 : “Une cité
s’élève par la bénédiction due aux hommes droits, elle disparaît par la bouche des méchants” ; 28.16 “Un prince insensé multiplie
les extorsions, mais qui déteste la rapine prolongera ses jours” ; 29.2 : “Quand les justes ont le pouvoir, le peuple se réjouit ; mais
quand c’est un méchant qui gouverne, le peuple gémit” ; 29.4 : “Par l’exercice du droit un roi rend stable le pays ; mais celui
qui est avide d’impôts le ruine” ; 29.14 : “Un roi qui rend justice aux faibles en toute vérité voit son trône affermi pour toujours”.
Ahiqar (75) : “[Une cité] d’impies : en un jour de tranquillité, elle sera bouleversée, et dans les accalmies, ses portes s’abattront,
car elle sera la proie de […]”

44. Zurbach 2009, 20-27.


45. Amos, 2.6-8 ; 5.8-12. Chirichigno 1993, 125.
46. Lichtheim 1983, 15-16.
47. Lambert 1960, 100-101, et ANET3, 595.
48. Lichtheim 1983, 13-18.
49. Pr ajoute un constant souci de l’exactitude des poids et mesures qui évoque clairement les tâches des agoranomes grecs : 11.1 et
20.23 ; cf. aussi la haine des accapareurs en 11.26.
50. Whybray 1990, 45-60.
186 – HÉSIODE ORIENTAL, OU : LE DISCOURS SUR L’ÉCONOMIE AVANT LE LOGOS OIKONOMIKOS

Ces passages font écho à celui des Travaux qui décrit la cité de justice et la cité d’injustice (213-247). Hésiode y décrit
d’abord les méfaits de l’injustice, puis oppose en deux tableaux la cité juste et la cité injuste. Le facteur déterminant est la
justice ou son absence, et il s’agit bien des procès tranchés par les rois, non d’une notion abstraite (vers 221). Cependant,
les rois disparaissent vite et, si on peut reconnaître tout au long du texte leur responsabilité dans le destin de la cité entière,
le tableau s’élargit vite à toute la population. On sait quelle lecture a pu être faite de ce passage : selon Vernant, il serait
le dernier signe d’une idéologie “orientale” de la royauté nourricière sur qui repose l’équilibre du monde, une idéologie
peut-être en vigueur à l’époque mycénienne, mais destinée à disparaître devant l’apparition de l’isonomia51. Cette analyse,
quoique répétée à satiété, repose sur une conception caricaturale et idéologique de l’Orient despotique. Il est notable que
les deux textes cités ci-dessus suggèrent une tout autre lecture. Ahiqar considère une cité d’impies châtiée, sans que les
rois y soient apparemment pour quelque chose ; les nombreux passages sur le roi ne comprennent rien de semblable.
Dans Pr, on voit d’abord la juste rétribution de cités de justes ou de méchants, sans mention du roi (11.11), puis un conseil
de gouvernement qui envisage clairement l’élimination du roi que Hésiode dirait “mangeur de cadeaux” (28.16, et voir
aussi 29.14) ; enfin, deux sentences sur les bienfaits de la justice royale et les méfaits de l’injustice, mais avec un contenu
très concret, et précisément fiscal (29.2 et 4). Le rôle particulier accordé par Hésiode à la justice des rois dans le cadre du
destin des cités juste et injuste apparaît donc non comme un élément de la royauté absolue orientale mais comme un trait
spécifique à Hésiode, et dont on peut supposer qu’il reflète directement les conditions politiques du haut archaïsme en
Béotie et peut-être en Grèce.

Les proverbes et sentences, loin d’être des vestiges d’une sagesse sans attache, sont donc non seulement réorganisés et
réinterprétés, mais aussi reformulés selon le contexte dont ils peuvent ainsi nous révéler des traits essentiels. Les divergences
ne sont pas seules à importer ; les trois textes examinés ici, et nombre d’autres, montrent aussi des similitudes qui ne sont
pas insignifiantes, mais reposent sur le fait que les paramètres fondamentaux de l’économie domestique, entre le Bronze
récent et l’âge du Fer, sont semblables dans la plus grande partie de la Méditerranée orientale : famille nucléaire, héritage
par division52 et système agropastoral53, encore une fois, ne sont pas des évidences, mais des objets historiques54.
Mais si les analogies structurelles sont nombreuses, il est clair aussi que l’appartenance au même genre littéraire
pointe des échanges étroits. Ce qui apparaît est en effet un véritable genre littéraire orientalisant dont on n’a plus que des
vestiges. Son existence est en soi un phénomène historique important, qu’il faut bien distinguer de l’interprétation des
proverbes eux-mêmes dans leur dimension économique et sociale. On rejoint évidemment la perspective des travaux de
West et Burkert. La démarche qui consiste à isoler les points communs entre les œuvres mésopotamiennes, levantines,
égyptiennes et grecques a cependant un défaut majeur : elle ne permet que très rarement d’identifier précisément les lieux
et moments de la transmission. Le dernier chapitre du grand livre de West recense bien les modalités de ces échanges,
mais il est rare qu’on puisse arriver à un contexte précis. Cela est évidemment lié à la nature même de la documentation,
puisque nous sommes trop rarement capables de situer précisément la genèse d’une œuvre comme Gilgameš ou l’Odyssée
– comment espérer, dans ce cas, suivre les influences et les échanges ? Dans le cas de la littérature sapientiale, quelques
indices existent cependant pour éclairer la vieille question des moments et des chemins de la transmission.
On connaît les alternatives classiques. Faut-il penser que les échanges et adaptations commencent dès le Bronze
récent et que l’essentiel est acquis dès l’époque mycénienne, ou insister sur les VIIIe et VIIe s. ? Faut-il privilégier la voie
maritime ou la voie anatolienne55 ? On sait que les préférences des historiens et archéologues, en ce qui concerne la culture
matérielle, vont aux contacts qui ont lieu au Levant et à Chypre, ainsi qu’en Égée même, à partir du IXe s. Il est vrai que
l’importance de la voie anatolienne a été à juste titre soulignée à nouveau par les recherches en cours sur le Bronze récent
comme sur le haut archaïsme, sur la côte comme en Phrygie. Le rôle de l’alphabet phrygien dans l’histoire des écritures

51. Vernant 1962, 115-117.


52. Hes., Op., 376-380, Pr 17, 2.
53. Pr 27.23-27 met plus que Hésiode l’accent sur l’élevage, mais avec pour but d’acheter une terre (27.26).
54. Un des moyens d’échapper à ce piège de l’évidence est constitué par l’œuvre de Chayanov : voir Ouzoulias & Zurbach à paraître.
Dans Hésiode comme dans Pr, un des facteurs d’inégalité entre paysans est la possession des moyens de production que sont les animaux de
labour : Pr 14.4 et Hes., Op., 453-454. La relation au voisin prend ici une signification toute particulière ; on pourrait comparer les dires d’Hésiode
avec ceux de Pr. Voir par exemple Clements 1993.
55. Voir par exemple Burkert 1998 à ce sujet.
JULIEN ZURBACH – 187

semble devoir être réévalué56. Il est vrai, pour ce qui nous concerne, que des fragments de recueils sapientiaux ont été
découverts à Boğazköy parmi les restes de la littérature conservée par les souverains hittites, dont on sait quels furent les
rapports avec l’Égée57. Néanmoins deux éléments sont à considérer, qui vont dans un tout autre sens.
D’une part, si la littérature phénicienne est presque entièrement perdue58, nous pouvons cependant supposer que ce
genre était pratiqué dans les cités phéniciennes. Si le fameux Sanchuniaton a dû composer des œuvres de caractère mythique
et épique, peut-être même en grec et à l’époque hellénistique59, Flavius Josèphe cite cependant dans le Contre Apion un
certain Abdémon qui serait selon les mots d’A. Lemaire “à la fois le concurrent et le contemporain de Salomon60”. Selon
Josèphe, ce sujet de Hiram aurait résolu les énigmes posées par Salomon et lui en aurait présenté d’autres, que Salomon
n’aurait pu résoudre (Jos., Ap., 1.114-115 et 120). Le lien avec la littérature sapientiale ne serait pas évident si un passage
de l’Ancien Testament ne faisait écho à cela. Au premier livre des Rois (1Rois, 5, 9-14), la grande renommée de la sagesse
de Salomon est soulignée ; “de tous les peuples et de la part de tous les rois de la terre qui avaient entendu parler de la
sagesse du roi Salomon, des gens vinrent pour entendre sa sagesse”. On retrouve ici l’ambiance internationale qui explique
les rapports étroits entre Aménémopé et le livre des Proverbes. Même si ce ne sont là que des allusions, il est certain que
l’existence d’un genre sapiential en phénicien est probable.
D’autre part, il est un fait qui n’a guère été souligné jusqu’ici. On connaît les racines historiques – c’est-à-dire
événementielles – probables de l’histoire d’Ahiqar, qui serait à l’origine un Araméen haut fonctionnaire de l’empire assyrien.
A. Lemaire relève que les deux parties de la version de l’histoire connue par le papyrus d’Éléphantine, l’histoire et les
proverbes qu’elle encadre, se distinguent sur le plan dialectal61. Le noyau est “une collection de proverbes généralement en
araméen occidental et représentant probablement une tradition araméenne originaire de Syrie”, tandis que “le texte actuel
se présente comme un roman sapiential rédigé en araméen mésopotamien”. Cela nous amène donc en Syrie araméenne
aux alentours du VIIe s., ou au moins avant le Ve s. On connaît les contacts que cette zone, entretint avec les Grecs durant
le haut archaïsme.
Quelque fragiles que soient ces pistes, il n’est pas indifférent que chacune nous ramène aux deux endroits critiques
pour l’histoire des contacts à l’origine de l’orientalisant. L’importance des échanges d’objets et de techniques avec les
Araméens de Syrie et les Phéniciens a été amplement montrée par l’archéologie.
Néanmoins, si la littérature sapientiale semble nous permettre de retrouver des lieux et des moments d’échanges,
elle amène aussi à souligner combien la littérature grecque est peu spécifique de ce point de vue. Si on pense à l’influence
exercée par un texte proche d’Aménémopé sur une partie de Pr, aux rapports nombreux existant entre les différents textes
sumériens et akkadiens, à la transmission de la littérature akkadienne vers l’Anatolie hittite, on mesure combien les Grecs
qui venaient écouter ou lire ce genre d’œuvres au Levant, aux VIIIe ou VIIe s., devaient paraître peu exceptionnels parmi
tous ceux qui venaient de partout écouter Salomon ou Abdémon.
Si on insiste sur ce point, c’est qu’au moment de tirer les conclusions se présente à nouveau un piège de nature
idéologique. On est en effet tenté de penser que le contexte oriental fut déterminant dans la composition de l’œuvre
hésiodique, mais que ce qu’on a dit de l’importance du contexte local a amené cette œuvre à se dégager complètement
de cette origine orientale. Bref : on n’est pas loin de se laisser aller à conclure que les Grecs ont certes emprunté quelque
chose, mais en ont fait autre chose, d’entièrement neuf – une pirouette bien connue. Un certain nombre de synthèses
récentes fondées sur une démarche d’archéologie culturelle tendent à retrouver cette vieille idée sous une forme plus
particulière. Elle conduit à remettre en question de manière radicale l’idée d’un apport oriental à la Grèce archaïque. C’est
une lecture possible du présupposé fondamental de l’archéologie culturelle – un objet ne prend son sens que dans les
pratiques du lieu où il est utilisé – qui rend possible cela. Paradoxalement, l’idée d’échange disparaît et les Grecs restent
seuls à choisir ce qui leur convient en Orient. Un point symptomatique est l’assimilation, devenue assez courante, entre

56. Voir Herda & Sauter 2009, 60-62, avec les références aux nouvelles datations de Gordion.
57. Pour un rapide bilan, Zurbach 2006.
58. Lemaire 1986a, 216-219 ; Krings 1995.
59. Philon de Byblos FGrHist, 790. Voir Lemaire 1986a, 217, et Krings 1995. Pour Lemaire, l’historiographie phénicienne pourrait avoir
commencé vers la même époque que l’historiographie israélite, vers 1100.
60. Lemaire 1986a, 219.
61. Lemaire 1986b, 246.
188 – HÉSIODE ORIENTAL, OU : LE DISCOURS SUR L’ÉCONOMIE AVANT LE LOGOS OIKONOMIKOS

‘oriental’ et ‘exotique’ d’une part62, et entre les objets du passé (mycénien) et les objets orientaux d’autre part63. On retrouve
la thèse de Vernant64 : la société mycénienne est orientale, après quoi la Grèce ouvre des voies nouvelles. La seule relation
possible à ces mondes étrangers que sont le passé et l’Orient est donc celle de l’exotisme ; un objet ou une technique
exotiques sont des emprunts venant d’un monde étranger, qui prennent des significations nouvelles sans rapport avec
celles qu’elles avaient ailleurs. On ne peut guère que les collectionner65. Le danger, quoi qu’on puisse écrire par ailleurs,
est donc bien de couper une nouvelle fois la Grèce de l’Orient. Cela aboutit logiquement à un retour explicite aux vertus
du grand partage entre Orient et Occident66.
Il y a pourtant une autre voie, soulignée par R. Descat dans un article sur l’apparition de la monnaie67. Si les études
de certaines classes de matériel archéologique aboutissent à revoir à la baisse l’importance des éléments orientaux et à
conclure que dès 650 environ, ils ne jouent plus aucun rôle68, on ne peut oublier le témoignage d’autres sources, textuelles
ou matérielles. Descat a montré que l’adoption de la monnaie frappée se situe dans un mouvement d’orientalisation des
formes d’échanges. Burkert comme West ont montré que la littérature grecque archaïque est à bien des égards en contact
avec les littératures orientales.
Comment donc envisager ces échanges et ces rapports ? Il est certain que la littérature sapientiale a une pleine valeur
de document historique pour éclairer ses contextes de production. Les données concrètes sur le fonctionnement du marché
du crédit ou la corruption de la justice doivent être considérées comme des témoignages de premier ordre. Il est tout aussi
certain que ces ensembles de proverbes, s’ils ne se fondent pas dans une sagesse immémoriale et abstraite, ont aussi été
l’objet d’une transmission entre différents milieux de rédacteurs. Il convient alors de se demander ce qui a été transmis.
La forme de l’œuvre fut un premier élément transmis ; la manière dont la narration encadre les proverbes, et dont ceux-ci
sont ordonnés par thèmes, dans Ahiqar et Hésiode le laisse deviner, la relation entre Aménémopé et Pr le confirme. Mais
il y eut aussi des proverbes transmis qui, à cause des analogies structurelles de l’économie domestique, avaient tout autant
de résonance dans un contexte que dans un autre. C’est d’un tel phénomène que relève, sans aucun doute, la morale
du travail commune à Ahiqar, Pr et Hésiode. Les grands axes en sont que le travail agricole est seul fondement légitime
de la richesse ; que trop de richesse corrompt ; que les autres modes d’accumulation, que ce soit par la ruse, pour des
paysans, ou par d’autres moyens, comme le prélèvement excessif, pour les rois et leurs semblables, sont illégitimes et seront
sanctionnés soit par les hommes soit par les dieux ; que seul le travail sauve de la pauvreté ; qu’il fait éviter l’endettement
et, en général, les marchés, sauf peut-être ceux où on peut acquérir quelques esclaves.
On revient par là à la question de départ. Quelle est la nature de ce type de discours ? Dans la mesure où les
œuvres sapientiales comprennent des préceptes qui tout à la fois sont directement liés à des situations concrètes, et ont
une dimension prescriptive, on proposera de parler d’économie morale69. L’idée d’encastrement, et le déterminisme qu’elle
véhicule, a abouti à laisser croire, dans certaines formes de primitivisme radical70, que les sociétés anciennes ne connaissent
pas d’économie, ni comme science ni comme pratique. L’économie morale permet de souligner qu’il existe un discours
bien individualisé sur cette catégorie de faits, et d’accepter que ce discours varie en contenu selon les temps, les lieux et les
groupes sociaux. Elle laisse aussi la place à une relation plus complexe entre les faits économiques et le discours qu’on tient
sur eux que le déterminisme univoque de l’encastrement. E. P. Thompson, dans son article sur cette notion, met d’ailleurs
en exergue un passage du livre des Proverbes71. Cette économie morale comme discours sur les faits économiques amène
donc à souligner les points communs qui existent entre les différents textes examinés ici.
Elle a donc des conséquences sur notre conception des rapports entre les différentes œuvres et les différents milieux
qui leur ont donné naissance. Ce n’est pas seulement qu’il faut renoncer à opposer la Grèce et l’Orient, quelle que soit la

62. Osborne 1996, 168.


63. Morris 2000, chapitre 6 ; Duplouy 2006, 183.
64. Vernant 1962.
65. Duplouy 2006, 181-183.
66. Étienne 2010, 21, sur les vertus du great divide et 20 sur les “défis des empires continentaux”.
67. Descat 2001.
68. Étienne 2010, 372.
69. Sur cette notion : Thompson 1971 ; Scott 1976.
70. Sur l’encastrement, voir entre autres Polanyi [1944] 1983, 71-86, ou Granovetter 1985. Un exemple de ce primitivisme radical est
donné par Jones 2004, qui ne consacre pas une page à l’économie : comme tout comportement est social ou culturel, l’économie a disparu.
71. C’est le passage sur les accapareurs : Pr 11.26.
JULIEN ZURBACH – 189

forme prise par cette opposition. D’une part, elle charrie nombre de vieilles idées et l’ethnocentrisme, comme le miracle
grec, ont une vigueur étonnante. D’autre part, d’un point de vue historique, la transmission qui joint Aménémopé à Pr
est tout aussi importante que celle qui joint Pr à Hésiode. Ce n’est pas que les œuvres grecques soient influencées par les
œuvres orientales ; ce sont plutôt des manifestations analogues d’un même genre littéraire, dans un contexte d’échanges
intenses où Béotiens, Éoliens, Hébreux ou Araméens ont nombre d’occasions de se croiser. Et ces contacts ne produisent
pas que des orientalia qu’on peut réutiliser sans chercher à les comprendre : ils trouvent une résonance dans les formes
de conscience sociale du fait des analogies structurelles entre ces diverses sociétés, du fait que dans la première moitié du
premier millénaire c’est une même histoire qui s’écrit en Méditerranée orientale.
Nos textes interdisent justement d’opposer une forme orientale et un fond grec, ou des éléments orientaux et un
ensemble grec. C’est tout ensemble une structure de l’œuvre, un ensemble de savoirs et de préceptes, et une économie
morale qui ont été transmis. Des adaptations ont eu lieu à tous les niveaux. Mais celles que Hésiode ou ses contemporains,
locuteurs du grec et appartenant à une société de Béotie, ont effectué vers le début du VIIe s. ne sont ni plus ni moins
importantes que celles qui ont été opérées par les Tyriens, les Égyptiens, les Araméens en d’autres lieux, à peu près au
même moment. Les structures communes de l’économie domestique permettaient une circulation des idées de l’économie
morale et une adaptation au contexte local. Il faudrait ici introduire le cas d’un genre très proche, souvent intégré dans les
œuvres sapientiales, celui de la fable. Burkert a rassemblé tout ce qui pointe vers une circulation de ce genre vers le monde
grec au début de l’archaïsme, depuis des modèles sans doute assyriens72. Il faut ajouter qu’ici aussi nous retrouvons ce lien
entre le genre mésopotamien ou levantin et un discours particulier sur la société, lié à des cercles modestes73.
L’époque orientalisante n’est donc pas ce court moment où les Grecs ouvrent quelques portes sur l’Orient avant de
s’élancer vers des horizons nouveaux. C’est un milieu d’échanges qui repose sur les structures économiques et sociales
communes aux sociétés de la Méditerranée orientale et du Proche-Orient, quelle que soit la langue utilisée. Les œuvres
sapientiales élaborées en Grèce, au Levant et en Égypte à cette époque sont porteuses d’un contenu social et politique qui
se comprend dans le contexte général et répond à une prise de conscience des paysanneries. Qu’une économie morale ait
sa place dans ces échanges reflète en effet le niveau atteint par les affrontements sociaux. La reprise des échanges artistiques
en Méditerranée marque la force nouvelle des aristocraties désormais capables d’amasser des ressources suffisantes pour
soutenir de tels échanges et un artisanat spécialisé. C’est cette situation qui ouvre la crise archaïque, dont sont issues les
cités grecques, mais aussi étrusques74, phéniciennes et peut-être chypriotes. L’économie morale de la paysannerie y a un
rôle essentiel, mais c’est une autre histoire.

Cet article a été rédigé alors que je n’avais pas eu en mains D. Agut, Le sage et l’insensé : la composition et la
transmission des sagesses démotiques, Paris 2011, ni Héros, magiciens et sages oubliés de l’Égypte ancienne : une anthologie de
la littérature en égyptien démotique, textes traduits et présentés par Damien Agut-Labordère et Michel Chauveau, Paris, 2011.

72. Burkert 1984, 110-114.


73. Canfora 1994, 89-94, avec bibliographie.
74. Torelli 1981. Il faut noter que, pour nombre de chercheurs italiens, l’orientalisant fut aussi marqué par une circulation des idées
politiques et les tentatives d’adaptation du modèle des royautés levantines en Italie : voir Bartoloni et al. 2000, passim et XV.
190 – HÉSIODE ORIENTAL, OU : LE DISCOURS SUR L’ÉCONOMIE AVANT LE LOGOS OIKONOMIKOS

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