METTRE L’ÉGALITÉ AU CENTRE

Entretien avec Emmanuel Todd

La Découverte | « Revue du Crieur »

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2018/3 N° 11 | pages 48 à 51
ISSN 2428-4068
ISBN 9782348040726
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Entretien avec Emmanuel Todd, « Mettre l’égalité au centre », Revue du Crieur
2018/3 (N° 11), p. 48-51.
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 ENTRETIEN AVEC EMMANUEL TODD
METTRE L’ÉGALITÉ
AU CENTRE
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Que vous inspire le texte de David
Graeber et David Wengrow ?
Ils ont raison sur un point important : les
dernières vastes « synthèses » américaines sur
l’évolution des sociétés et des civilisations sont
aussi ridicules que rétro. Ce papier est collector
ne serait-ce que par la manière dont il brocarde
la méthodologie des chercheurs qui tentent de
mesurer le niveau de vie des hommes préhisto-
riques en dollars actuels.
L’espace de temps qu’ils décrivent, entre
la fin du paléolithique et celle du premier
néolithique, livre aujourd’hui des masses de
nouvelles données qu’il va falloir intégrer et
modéliser, auxquelles il va falloir réfléchir
hors idéologie.
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Graeber et Wengrow nous font prendre
conscience du fait que l’histoire de l’humanité,
qui se situe entre la fin des grands chasseurs
et l’agriculture dense de Mésopotamie ou de
Chine, est plus longue que ce que nous pensions
et s’étend sur un espace plus large. Leur intuition
que les relations entre proches constituent sans
doute une zone, un point d’origine peut-être, de
différenciation extrême entre les humains est
remarquable, surtout pour moi qui ai passé ma
vie à étudier ces phénomènes familiaux.
Ce que j’aime beaucoup dans leur
approche, c’est l’idée d’une humanité qui
éprouve différentes formes de pouvoir et de
relations. L’idée d’une oscillation expérimentale
autour des modèles hiérarchiques et égalitaires
me paraît excellente. Est-ce que l’humain est
spontanément inégalitaire ? Est-ce que l’hu-
main est spontanément guerrier ?
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 EST-CE QUE L’HUMAIN EST SPONTANÉMENT
INÉGALITAIRE ? EST-CE QUE L’HUMAIN EST
SPONTANÉMENT GUERRIER ?
Dans son livre, How War Began, l’anthro-
pologue Keith F. Otterbein s’interrogeait sur
le fait de savoir si la guerre était un effet de
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la nature humaine ou du processus de civili-
sation. Il arrivait, après examen systématique
des données, à la conclusion que la guerre a été
inventée deux fois, sous des aspects différents.
D’abord, comme conséquence de la chasse aux
gros animaux et de la rivalité entre chasseurs
humains qui sont eux-mêmes, après tout, de
gros animaux. Ensuite, la guerre fut réinventée
après la formation des États, notamment en
Mésopotamie. Mais pour que l’agriculture fût
inventée, il a fallu, au Proche-Orient, des mil-
lénaires de paix.
Tout cela va dans le sens d’une réflexion qui
montre qu’il est absurde de chercher à savoir si
l’humain est intrinsèquement guerrier ou pai-
sible, et qui tente de s’affranchir de l’idée d’une
nature humaine toute blanche ou toute noire
étant donné que l’homme est capable du meilleur
comme du pire. La nature humaine, c’est cette
dualité, ou même cette multiplicité de possibles.
La force de Graeber et Wengrow, c’est,
au fond, de suggérer, contre l’impérialisme de
l’économisme universitaire dominant, qu’il
est ridicule de saisir les inégalités dans les
sociétés uniquement à travers la distribution
des richesses. L’histoire de l’humanité, c’est la
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religion, les sacrifices humains, l’écriture, la
technologie, la science, l’art : c’est tellement plus
que l’inégalité de richesses !
On doit conserver ces notions d’égalité
et d’inégalité pour des raisons scientifiques et
politiques, mais on ne peut pas les restreindre à
l’économie. Les inégalités éducatives sont fonda-
mentales et ne recouvrent pas exactement les iné-
galités de richesses. Elles ont leur histoire propre
qui détermine souvent celle de l’économie.
Par rapport à ce que disent Graeber et
Wengrow, je ne pense pas, toutefois, que l’on
puisse éliminer l’idée d’une tendance à l’accu-
mulation, et donc à l’inégalité, née de l’agri-
culture stable et dense, intensive. L’agriculture,
ne serait-ce que par la division sociale du tra-
vail qui peut en résulter, aboutit, comme nous
le montre l’histoire des trois mille dernières
années, à des phénomènes d’accumulation de
richesses porteurs d’inégalités.
Cette idée est complémentaire de celle de
sociétés de chasseurs-cueilleurs incapables par
nature de stabiliser l’inégalité. Il y a des inéga-
lités chez les chasseurs-cueilleurs, mais ce qui
caractérise ces sociétés, c’est que ce type d’iné-
galité n’est pas transmissible entre générations.
L’inégalité demeure instable ; elle ne suit pas, ne
peut définir des lignages.
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On peut d’ailleurs saisir une tendance
des sociétés hiérarchiques à la stagnation. Vere
Gordon Childe, le chercheur le plus important
sur la révolution néolithique, avait déjà, dans
What Happened in History ?, publié pour la pre-
mière fois en 1942, montré un ralentissement
du progrès technique – hors écriture – après
l’émergence des villes.
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La montée des sociétés stratifiées, s’ac-
compagnant d’une montée des inégalités dans
la famille puis d’un abaissement plurimillénaire
des inégalités, a mené la Mésopotamie à son
statut actuel d’Irak en sous-développement.
L’« histoire » est repartie, innovatrice, dans les
sociétés de l’Occident restées plus égalitaires.
À l’occident de l’Occident, aux États-
Unis, l’égalité semble aujourd’hui s’effondrer.
C’est tout le sens du débat actuel dans lequel ce
texte se situe. Des idéologues présentent l’iné-
galité comme inévitable au moment même où il
apparaît que la montée des inégalités fait perdre
leur leadership aux États-Unis.
Au contraire de ce que suggère l’économie
politique bien-pensante des grandes univer-
sités, c’est l’égalité qui est socialement efficace
même si un certain degré de spécialisation,
AU CONTRAIRE DE CE QUE SUGGÈRE L’ÉCONOMIE
POLITIQUE BIEN-PENSANTE DES GRANDES UNIVERSITÉS,
C’EST L’ÉGALITÉ QUI EST SOCIALEMENT EFFICACE.
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et donc d’inégalité, est inévitable. Si la montée
de l’inégalité est irrésistible en interne, nous
serons tout simplement dépassés et remplacés.
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Est-ce que le texte de Graeber
et Wengrow permet d’écrire une
histoire alternative ?
Pas vraiment, et c’est pour moi la limite du
papier. À décharge, c’est une histoire que l’on
ne peut sans doute pas encore écrire. Il reste
encore trop à découvrir, enregistrer, classer…
Cela m’évoque le livre de Bruno Boulestin
et Anne-Sophie Coupey, Cannibalism in the
Linear Pottery Culture : the Human Remains
from Herxheim, qui est consacré au site néo-
lithique de Herxheim dans le Palatinat, occupé
entre 5300 et 4950 avant l’ère commune, donc
bien avant la densification agricole.
L’analyse minutieuse des nombreux restes
humains qui y ont été trouvés, travaillés façon
boucherie, indique que le cannibalisme a existé
en Europe il y a sept mille ans et était pratiqué
pour des raisons rituelles. Ce lieu semble avoir
été une sorte de Delphes du cannibalisme avec
des restes humains et des objets venus d’un rayon
de quatre cents à cinq cents kilomètres alentour.
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Cette réalité est mise en regard de l’évolution
des sociétés de l’époque, avec un aller-retour, de
l’égalité à l’inégalité puis à l’égalité, après le pic
expérimental cannibale.
À partir de là, on peut penser l’histoire
comme faite de cycles et non selon une ligne
du temps qui irait inéluctablement vers ce que
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nous sommes. Cela colle bien avec le texte de
Graeber et Wengrow, qui permet de réécrire
une histoire dans laquelle des phénomènes
existent, mais ne peuvent être inscrits dans un
inéluctable processus de civilisation.
Est-ce que les auteurs répondent,
selon vous, à la question qui donne
son titre à leur papier : comment
changer le cours de l’histoire ?
Leur critique du livre de l’historien
Walter Scheidel, The Great Leveler : Violence
and the History of Inequality from the Stone
Age to the Twenty-First Century, est juste. Ce
bouquin ridicule est un plagiat qui caricature
le constat dressé par Thomas Piketty dans Le
Capital au xxie siècle, à propos d’une époque
précise, soit que seule la guerre a abouti à une
déconcentration des richesses et à une réduc-
tion des inégalités.
Cette tendance à vouloir mesurer les iné-
galités dans le passé lointain par des coefficients
de Gini ou autres – pour aboutir à un discours
politique qui se contente de dire qu’il faut
« réduire » ces inégalités et mieux travailler sur la
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ON PEUT PENSER L’HISTOIRE
COMME FAITE DE CYCLES ET
NON SELON UNE LIGNE DU TEMPS
QUI IRAIT INÉLUCTABLEMENT
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VERS CE QUE NOUS SOMMES.
question – s’inscrit dans un débat très américain
sur la question de l’inégalité, avec un camp qui
juge que les inégalités sont inéluctables et un
autre qui pense qu’il faut expérimenter d’autres
formes d’organisations économiques et sociales.
Il me semble très bien de mener le combat
idéologique dans le but d’affirmer que plus d’éga-
lité reste concevable et c’est, selon moi, efficace.
Malheureusement, ce que nous apprennent en
ce moment les États-Unis, où l’ensemble du
monde académique est dressé contre Trump
– davantage parce qu’il est opposé au libre-
échange que parce qu’il est xénophobe –, c’est
que les intellectuels et chercheurs ont perdu la
main. Trump est président et il établit des droits
de douane contre la Chine et l’Europe. Or, ainsi
que l’admet volontiers la théorie économique,
le protectionnisme, s’il réussit, produira un
abaissement du niveau d’inégalité interne de
la société américaine.
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