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Maurice Thévenet

Professeur à Essec Business School

Mai 2021

Le couvercle et l’ouvre-boîte

Puisse chacun prendre le temps de lire ses courriels ou l’historique de ses réseaux sociaux depuis le
début de la crise sanitaire ! Reconnaissons que nous avons tous lu, dit, partagé beaucoup de bêtises et
je crains que ce ne soit pas terminé. Les historiens de demain nous donneront des leçons de modestie :
toutes les évidences et idées simples développées sur la crise, le virus, les politiques nécessaires, les
modes de traitement et les vaccins, tout ce que nous considérions comme évident du haut de notre
sainte ignorance se brisera contre la réalité qui nous paraîtra alors évidente. Les donneurs de leçons
des plateaux-télé de demain se moqueront des certitudes changeantes de leurs prédécesseurs.

En matière de management, chacun est tout autant expert qu’en épidémiologie, virologie ou politique
sanitaire ; on a souvent des convictions aussi solides que nos certitudes sur la covid. Prenons quelques
exemples : on espère que des transformations organisationnelles suffisent à générer de la
performance, on s’enorgueillit d’avoir imaginé le management idéal sans savoir comment commencer
de le mettre en œuvre, on croit que la satisfaction au travail crée forcément de la performance et l’on
tient pour acquis la toute-puissance du management pour changer les comportements et apporter le
bonheur.

Dans un ouvrage récent, Adam Grant1 développe l’importance, le bénéfice et la nécessité de « penser
à nouveau », de prendre de la distance par rapport à ses convictions et d’accepter de les remettre en
cause. Mieux que cela, penser à nouveaux frais, repenser ce que l’on croit déjà savoir devrait être une
discipline à s’imposer ; Adam Grant en attend de la créativité, de meilleures relations humaines et, in
fine, une amélioration de la performance. Penser à nouveau ne serait donc pas une faiblesse, une
altération de l’image idéale de soi, une remise en cause menaçante, mais plutôt un facteur de
développement et de progrès personnel. Cette posture modeste serait un moyen de lutter contre
l’orgueil illusoire de savoir, de ne pas cesser d’apprendre parce que l’on croit comprendre. Pour Grant,
il s’agit là tout simplement de l’esprit et de la démarche scientifique, ce que l’université nous a
normalement aidés à apprendre, à apprécier, à valoriser : observer les faits, défendre librement des
positions si on est capable de les argumenter et d’en accepter et discuter la réfutation.

Pour Adam Grant, trois postures nous éloignent de cette démarche scientifique, celle des prêcheurs,
des procureurs et des politiciens et force est de constater que ces postures s’épanouissent autant dans
le domaine du management que de la crise sanitaire. Les prêcheurs veulent prouver qu’ils ont raison ;

1
Grant, A. Think Again : The Power of Knowing what you don’t Know. Viking, 2021.
ils ont des croyances qu’ils estiment souvent en danger et ils font des sermons pour protéger et
promouvoir leurs idéaux. Ce sont tous les convaincus d’avoir raison qui s’escriment, souvent avec
talent, à en persuader les autres. Ils ont découvert la molécule du succès managérial, jouissent de
pouvoir la diffuser auprès des réactionnaires qui n’ont pas encore goûté à ce progrès et, quand ils sont
enseignants ou consultants, ils préfèrent enseigner qu’aider les autres à apprendre.

Les procureurs veulent prouver que les autres ont tort. Ils traquent les défauts des autres opinions,
démontent les arguments, instruisent le dossier. Ils sont nombreux parmi les contempteurs de
l’entreprise, du travail et du management qui trouvent là le mal absolu, celui qu’un autre système
imaginaire aurait évidemment éliminé en créant ce bonheur qu’ils s’arrogent le devoir d’imposer. Les
procureurs veulent détruire la position de l’autre, stigmatiser le défaut de la partie pour dénigrer le
tout. Dans le monde du management ils ont trouvé des terrains favorables comme celui de l’éternel
écart entre les discours et les actions, celui de la souffrance et du malheur dont le management est
forcément la cause, celui des erreurs que seul le manque d’initiative permet d’éviter totalement.

Viennent enfin les politiciens qui veulent gagner un public, attirer leur soutien au profit de leurs
propres objectifs ; ils peuvent intriguer, manipuler, jouer des faits, des personnes ou des émotions
pour gagner une audience ; ils jouent habilement des consensus souvent générateurs de dictature de
leur pensée. En matière de management, les politiciens sont possibles ; ils développent des discours
sur le management pour justifier leur pouvoir au sein des organisations, ou pour véhiculer leur
idéologie qu’elle soit en faveur ou non de l’entreprise ou du système économique environnant.

Mais il ne suffit pas de mettre en valeur le raisonnement scientifique (il n’est pas certain d’ailleurs que
cette référence soit toujours aussi valorisante que pour Adam Grant). Il ne suffit pas non plus de
pointer les limites des prêcheurs, des procureurs et des politiciens. On doit aussi reconnaître qu’il
existe des freins personnels et organisationnels à penser à nouveau, à remettre en question des
manières de voir pertinentes mais jamais suffisantes.

Freins personnels

Il n’est pas si facile d’adopter une posture dite scientifique et de penser autrement, de penser à
nouveau. Il est plus confortable de croire savoir, d’avoir des idées dont on est convaincu. Sortir du
confort n’est jamais aisé et il ne suffit pas d’en percevoir l’utilité. On aime l’ordre, on aime comprendre
ce qui se passe et comme notre rationalité est limitée, une explication trouvée suffit à nous faire croire
que c’est la bonne. C’est la raison pour laquelle les complotistes fleurissent en période de crise :
l’univers et la situation sont incertains et ils fournissent des explications facilement compréhensibles.
Adam Grant donne quelques conseils pour déjouer ces pièges mais ils sont exigeants : rechercher des
idées opposées aux siennes, suivre sur les réseaux sociaux des gens avec qui on n’est pas d’accord,
affronter le débat plutôt que fuir les désaccords : tout cela demande des efforts et le premier frein à
repenser les choses est bien la paresse voire la peur de se voir mis en défaut.

Le deuxième frein personnel, c’est la culture budgétaire dont nous sommes imprégnés
progressivement dans les organisations ou dans la société. Selon cette culture on s’interroge sur les
écarts, dès qu’il apparaît entre le prévu et le réalisé, le réel et ce que l’on croit. Il ne va pas de soi de
s’interroger pour avoir atteint l’objectif : personnellement, en matière budgétaire, c’est toujours de
voir la réalité s’ajuster aux prévisions qui m’a le plus étonné… A partir du moment où je vois le monde
tel que je crains ou j’espère qu’il soit, il n’y aurait donc pas nécessité d’y réfléchir à nouveaux frais !
Le troisième frein tient à ce que beaucoup de problèmes mettent en jeu des bipèdes comme nous
auxquels il est tellement simple de s’identifier ; en s’identifiant on a l’impression de comprendre ce
qui se passe et si je comprends, pourquoi faudrait-il apprendre ? En matière politique, amoureuse ou
managériale, c’est la principale difficulté : s’identifier tellement aux situations qu’on est au premier
abord convaincu de les comprendre et donc empêché volontairement de les penser à nouveau.

Freins organisationnels

Beaucoup de pratiques ou outils managériaux, mal utilisés, nous évitent ou nous empêchent de penser
les choses à nouveau. C’est par exemple est cette référence permanente aux « best practices ». On en
comprend la dimension pédagogique mais elles peuvent aussi nous laisser croire que l’optimum existe
et qu’il suffit de l’imiter. Ainsi il ne serait pas nécessaire de repenser les choses et de passer au crible
nos manières de faire.

Pour Adam Grant il serait tout aussi dangereux de trop planifier l’avenir, de faire des plans à cinq ou
dix ans qui peuvent donner l’illusion d’avoir embrassé les possibles, figer une fois pour toutes les
actions à entreprendre voire les hypothèses de prévision. Sans méconnaître leur dimension
pédagogique, une fois de plus, ces pratiques confortent dans l’idée de maîtriser la réalité et freinent
ainsi la remise en question.

Il en va de même pour les mauvais usages de la culture d’entreprise. On connaît sa réalité, les
références partagées qui nous font comprendre le monde et agir. Il n’est pas question de nier cette
réalité et d’imaginer des organisations oublieuses de leur passé et abandonnées au mépris de leur
tradition. Mais la sensibilité aux biais et aux illusions des certitudes que la culture pourrait entretenir
reste une nécessité, même d’ailleurs pour mieux utiliser et honorer cette culture.

Penser à nouveau exige le dépassement de ces freins mais, plus profondément, cela demande de
réviser quelques dispositions, postures ou attitudes profondes, personnelles et organisationnelles.
Premièrement cela exige de l’ouverture à l’inattendu. Il ne s’agit pas seulement de l’attitude de veille
mais plus fondamentalement la prise en compte de l’émergence possible du cygne noir, d’un inédit
qu’il faut apprendre à intégrer sans se réfugier dans la paranoïa ou la facilité du complot. On a des
exemples d’entreprises disparues pour avoir refusé d’imaginer l’arrivée d’un concurrent ou d’un
produit qui remplaçait avantageusement le leur.

Savoir penser à nouveau c’est avoir compris le temps de l’apprentissage, l’idée que tout est toujours
en mouvement, même nos pensées, nos connaissances et nos visions du monde. Cela permet de ne
jamais se figer sur des positions que l’on croit acquises, c’est accepter un monde qui bouge sans cesse,
même contre notre volonté : les démarches de transformation se heurtent souvent à cette difficulté à
l’admettre.

Enfin, penser à nouveau nécessite une autre éthique de la relation. Il ne s’agit pas d’affirmer à l’autre
que l’on a raison comme le prêcheur ; il ne suffit pas plus de faire le procès de l’autre et de son erreur ;
tout comme il n’est pas suffisant de ne plus vouloir séduire et manipuler l’autre au gré et au profit de
ses convictions. L’éthique de la relation devient celle du débat plutôt que de l’affirmation de ses
positions ou de la négation de l’autre ; elle devient celle de la volonté d’apprendre plus pour parfaire
une compréhension jamais définitive ; elle devient celle de la demande et de l’enquête plutôt que celle
de l’affirmation.
Penser à nouveau les choses devrait nous être devenu familier pour autant, par exemple, que chacun
a pu s’interroger sur ses positions depuis le début de l’épidémie. Il ne faudrait pas imaginer cependant
que les convictions sont vaines et que la réalité procède seulement d’un relativisme généralisé. Les
artistes nous ont montré que les plus créatifs possédaient une connaissance approfondie et assurée
des bases de leur art, les maîtres du dialogue nous ont montré qu’il est vain de dialoguer si l’on n’a pas
de position personnelle. Penser à nouveau ne consiste pas à rejeter les convictions mais à les remettre
toujours en jeu pour en faire des ouvre-boîtes plutôt que des couvercles.

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