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2Quelles sont selon vous les vertus et les limites de la méthode généalogique, à l’œuvre
notamment dans vos ouvrages sur L’Espace politique de la santé [2][2]D. Fassin,
L’Espace politique de la santé. Essai de généalogie,… et L’Empire du traumatisme [3]
[3]D. Fassin et R. Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur… ?
3Si l’histoire est une tentative de reconstitution du passé, la généalogie s’apparente à une
remontée dans le passé. Plutôt que de faire revivre un monde, il s’agit de renouer les fils, de
tracer les lignages, de découvrir les embranchements à partir d’objets et de questions du
présent. Il s’agit aussi de mettre en lumière les rapports de forces qui président à la
production de la vérité. C’est la méthode employée par Foucault dans Naissance de la
clinique (1963) et Surveiller et Punir (1975). Je l’ai adoptée dans L’Espace politique de la
santé, où j’essaie de reconstruire dans le temps long la triple dimension politique de la santé
que sont l’incorporation de l’inégalité, le pouvoir de guérir et le gouvernement de la vie. Je
l’ai reprise dans L’Empire du traumatisme avec une temporalité plus courte pour montrer
l’émergence de la catégorie de traumatisme, et surtout le basculement moral qui se produit
au cours du xxe siècle, la faisant passer de la réprobation (le traumatisé est un lâche ou un
simulateur) à la légitimité (le traumatisé est un être blessé qui mérite la compassion et la
solidarité) permettant ainsi la naissance du statut de victime. Il y a quelque chose de plus
radical dans l’approche de Friedrich Nietzsche lorsqu’il traite de la généalogie de la morale,
puisqu’il met en question les fondations mêmes de cette morale. C’est dans cette voie que
je me suis engagé avec La Raison humanitaire [4][4]D. Fassin, La Raison humanitaire. Une
histoire morale du temps…, en explorant les sources du gouvernement humanitaire, c’est-à-
dire la mobilisation de sentiments moraux dans les politiques contemporaines, dont les
deux piliers, à savoir le caractère sacré de la vie et la valorisation de la souffrance,
procèdent d’une généalogie chrétienne. C’est aussi l’approche que j’ai développée dans
Punir [5][5]D. Fassin, Punir. Une passion contemporaine, Seuil, 2017., en montrant que la
réponse à la violation de la loi a longtemps été la réparation collective du dommage causé
et que c’est avec le passage d’une logique de la dette à une morale de la faute – au Moyen
Âge, sous l’influence de l’Eglise – qu’on en est venu à faire reposer le châtiment sur
l’infliction d’une souffrance.
4Plusieurs de vos enquêtes ont été menées, dites-vous, « aux frontières de la vie nue et de
la vie sociale [6][6]D. Fassin, « La biopolitique n’est pas une politique de la… ». Dans
quelle mesure illustrent-elles la pertinence contemporaine – et les limites – du concept de
biopouvoir ?
7Durant toute sa vie, Foucault s’est tenu à distance des questions morales, dont, en bon
nietzschéen, il se méfiait. Pourtant, peu avant sa mort, il en a fait le centre de sa réflexion
ultime. Dans l’introduction de L’Usage des plaisirs, il distingue la morale comme code,
c’est-à-dire ensemble de valeurs et de normes auxquels les individus sont censés se
conformer, et la morale comme subjectivation, c’est-à-dire comme action de soi sur soi qui
produit un sujet éthique. Cette distinction est, au fond, celle qui sépare l’éthique du devoir
d’Emmanuel Kant et l’éthique de la vertu d’Aristote. L’anthropologie morale critique que
j’ai proposée tente de construire un pont entre les deux en apportant une double dimension
dynamique et politique. [8][8]D. Fassin et J. S. Eideliman dir., Les Économies morales…
D’une part, en effet, les économies morales correspondent à la production, la circulation et
l’appropriation des valeurs et des affects autour de grandes questions de société, comme
l’asile, la délinquance, la souffrance, etc. D’autre part, les subjectivités morales concernent
le travail des agents pour effectuer des actions qu’ils considèrent justes ou bonnes. Dans le
cas de la punition, par exemple, on voit comment, au cours des dernières décennies, les
économies morales de la peine ont tendu vers plus de sévérité à l’encontre de la petite
délinquance et plus de clémence envers la délinquance économique, et comment les
subjectivités morales des juges face aux prévenus sont soumises à des tensions entre. les
pressions de l’exécutif et d’une opinion supposée en faveur de plus de sévérité dans les
peines et l’indépendance de leur profession et de leur institution.
9Je ne crois pas que nous ayons été, au départ, directement inspirés par Foucault. C’est
plutôt alors que nous mettions la dernière main à cette recherche de cinq années sur l’État et
ses institutions – la police, la justice, la prison, les services sociaux et la santé mentale –
que nous nous sommes rendu compte de la convergence entre ce que nous avions
empiriquement établi et ce qu’il avait théoriquement construit. Comme la sienne, notre
méthode consistait à ne pas supposer l’État pour en vérifier l’existence mais à le faire
émerger des pratiques quotidiennes des agents. Elle nous a permis d’identifier plusieurs
rationalités, que nous avons qualifiées de sociale (protection des individus contre les aléas
de la vie), pénale (sanction des délits et des crimes) et libérale (développement des droits et
des responsabilités individuels). Ces rationalités peuvent se révéler parfois convergentes,
parfois en tension, parfois contradictoires ; elles interdisent en tout cas, comme s’en défiait
déjà Foucault, d’appréhender l’action publique comme le résultat d’une unique « raison
d’État ».
L’Union européenne ne l’a pas suffisamment compris. En procédant comme si les problèmes de
développement socio-économique découlaient ultimement d’un manque de capacités financières,
techniques et administratives et n’étaient pas causés par des structures de pouvoir et de
vulnérabilisation, elle s’est privée de la capacité de porter sur l’Afrique un regard proprement
géopolitique. Il est donc temps de sortir d’une approche techniciste et apolitique de l’aide
publique au développement.