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La recherche de soi > les métamorphoses du moi

A partir de Henri MICHAUX, « Encore des changements », La nuit remue (1967).

Question d’interprétation :

En quoi la métamorphose est-elle, dans le poème, une véritable épreuve ?

La difficulté d’être soi concerne particulièrement Henri Michaux, poète belge un temps associé au
surréalisme en qui l’on put voir un héritier de Lautréamont et qui fut, toute sa vie torturée, ce que l’usage de la
mescaline a détérioré jusqu’à lui faire préférer aux mots poétiques, les traces de peinture noire qui envahissent
peu à peu son œuvre depuis Face aux verrous (1954).

Dans cet extrait de La nuit remue, Henri Michaux raconte le processus progressif, douloureux et cependant
fructueux de la métamorphose : il a fallu ces identités successives pour s’accepter en tant qu’être toujours
imparfait. Etudions d’abord l’aspect laborieux de ces mutations, pour examiner ensuite à quoi tient la redécouverte
de soi accomplie.

Le titre du poème « encore des changements » est éloquent : se transformer est une épreuve pénible.

Les glissements d’identité structurent le texte : « boa », « bison », « rhomboèdre », « pyramide », « pyramide
tronquée », « baleine », « harponneur », « baleine », « capitaine », « câble », « échinoderme » … Le poète change
une dizaine de fois d’identité et le lexique de la transformation, insistant, scande le texte :
« changements brusques », « s’adapter », « passer de », « redevenir », « devenir », « se changer en ». Si le poète
fait le choix d’abord des synonymes, à la seconde strophe, il confirme l’emploi quasi exclusif de « devenir » et ses
dérivés : « je redevenais », « je deviens », « devenu ». Tout le texte atteste donc d’une instabilité patente.

Le risque en est bien évidemment la perte de soi, ce que l’on retrouve dans les affixes, principalement les préfixes
signifiant la cessation, la privation ou l’éloignement : « désespéré », « désemparé », « je me disloque ». La
cohérence des deux strophes s’opère sur le pire, c’est-à-dire l’expression de la souffrance : l’insistance sur l’image
du harpon avec tant l’outil (« harpon », « aiguisé »), que l’assaillant (« harponneur ») que la zone attaquée
(« chair ») et le résultat (« blessure ») montrent la place de la souffrance, décrite avec minutie et dont le rôle majeur
est signifié par la place, conclusive et répétitive à la première strophe (par le recours aux polyptotes « souffrir » /
« souffrance »). La douleur est hyperbolisée, tant dans « blessure énorme » que dans la tournure « toutes les
blessures » et elle semble même, installée, se complaire au point de s’entretenir, par le jeu des répétitions simples
(« les harponneurs » puis « changé en harponneur »), des dérivations (« harpon » revient sous la forme
« harponneur » à la première strophe) ainsi que par le jeu des synonymes (« se rompt » devenant, amplifié, « se
fracasse »).

Se transformer, c’est aussi se réinventer : la métamorphose est l’expression créatrice par excellence.

Les transformations successives sont la preuve de la bonne santé du lexique et du style : Michaux fait se succéder
les formes et identités selon un ordre invisible mais pas inaudible, en opérant comme une concaténation plus ou
moins sophistiquée : de « boa » à « bison » par l’allitération en [b], de « rhomboèdre » à « baleine » où cette fois
c’est le [b] et le son [è] qui se retrouvent, puis de « baleine » à « capitaine » où prévaut l’écho vocalique, tandis que
le pont sonore de « capitaine » à « câble » cumule deux sons ([k] et [a] pour s’entraîner). Autre exemple de bonheur
poétique qui n’est pas incompatible avec le malheur narré : pour dire la blessure, le poète joue sur la redondance
[r] : « il arrivait », « harponneur », « parcourir » », « j’arrivais », « harpon », « amarrer » … Finalement, si l’homme
a eu du mal, le poète, lui, ne s’est pas perdu mais au contraire, s’est confirmé dans ses compétences stylistiques et
musicales.
Cela explique que d’une strophe à l’autre, le positionnement du locuteur soit bien différent ; balloté, écrasé ou
dominé par des instances normatives et impersonnelles (« il fallait », « il faut », « il arrivait ») à la première strophe,
le poète à l’apparence changeante, a maintenu cependant sa capacité à exister et maitriser ses actions : « je
perdais », « je redevenais », « je suis », « je bouge », « je me disloque », « je n’ose » … Le locuteur assume
davantage sa position de sujet agissant et se permet un rapport à l’altérité de plus en plus incarnée : de l’indéfini
neutre « on » (« si l’on arrive… ») au pronom interrogatif à vidage humain (« qui me laissera… ? ») et même au
pronom personnel « nous » (« nous sauver ») : la diversité énonciative (« je », « nous », « vous », « on », « ils »,
« qui ») peut se lire comme une véritable ouverture du poète au monde qui substitue à un rapport de prédation (la
première strophe) un rapport de dialogue (dans la seconde strophe, deux adresses directes, l’une sous forme
d’incise, « vous pouvez m’en croire » , l’autre sous forme d’interrogative directe : « Ah ! Qui … ? »). Comme le texte
conclut lui-même, la dislocation de soi n’est que le prélude à une réintégration dans une existence élargie puisque
tout n’aura été que « pour faire partie d’un ensemble baroque ». Signe de cette valeur initiatique de l’épisode, le
jeu des temps avec une chronologie qui sort du passé pour venir à la rencontre du lecteur : à l’imparfait, le texte
finit par préférer le présent d’actualisation.

Henri MICHAUX questionne l’identité : constante dans le mouvement, puissante dans l’instabilité, elle se
définit finalement comme le résultat d’un « vice d 'équilibre », autrement dit un équilibre dévoyé, paradoxalement
efficace dans le dysfonctionnement. Dès 1956, dans Misérables miracles il écrit : « moi-même, j’étais torrent, j’étais
noyé, j’étais navigation », inaugurant le principe de l’enchaînement essentiel.

A la fois halluciné (sous l’emprise des psychotropes) et lucide, Michaux se bat contre ses démons mais aussi contre
le monde hostile et le langage restrictif ; combat dont il ne sort pas vaincu en ce que, caractérisant lui-même son
« espace du dedans » de « lointain intérieur » il va, pour dire cette métamorphose perpétuelle de soi, se découvrir
deux fois plus voyageur et explorateur, pour admettre porter en lui un « infini turbulent ». On peut y voir une perte
de soi ou au contraire, l’incarnation accidentelle d’un monde pris dans sa globalité, dont la conscience réalise la
gigantesque synthèse : épreuve initiatique et passée haut la main.

Cf.

https://www.christies.com/lot/lot-6029866?ldp_breadcrumb=back&intObjectID=6029866&from=salessummary&lid=1

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