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Journal de bord du Snark


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Charmian Kittredge-London

Journal de bord du Snark


Traduction d’Olivier Merbau
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Sauf mention contraire, les notes sont du traducteur.


Les noms polynésiens ont pour la plupart été écrits selon l’ortho-
graphe actuelle ; et les différentes unités de mesure ont été transposées
en système métrique par souci de facilité de lecture, à l’exception des
unités nautiques qui sont restées comme telles.
Le texte intégral de cet ouvrage faisait presque un millier de pages,
ce qui explique peut-être qu’aucune traduction n’en ait été proposée
jusqu’à aujourd’hui. La traduction a été intégrale, mais des suppres-
sions ont paru indispensables. Le choix proposé ici, difficile à faire,
a cherché à conserver l’atmosphère du voyage et l’essentiel des
aventures vécues par l’équipage du Snark. Obéissant aux conseils
mêmes de l’auteure, certaines descriptions ont été retranchées, de
même que quelques anecdotes sans importance par rapport à la suite
des événements. Puisse le lecteur indulgent pardonner ce parti-pris
arbitraire.

© The Log of the Snark, New York,


The Macmillan Company, 1915.
© Flammarion, Paris, 2015
87, quai Panhard-et-Levassor
75647 Paris Cedex 13
Tous droits réservés
978-2-0813-3315-4
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GENÈSE D’UNE TRADUCTION,


OU COMMENT DÉMYSTIFIER UN AUTEUR…

Il s’appelait le Snark, c’était un petit voilier de croisière côtière


– de type Muscadet pour les connaisseurs. Il appartenait à mon
professeur de français, j’avais 13 ans. Nous écumions la Manche et
ces côtes nord de Bretagne, de l’île de Batz à celle de Bréhat, qui
comptent, comme j’ai eu l’heur de le vérifier bien souvent depuis,
parmi les plus belles du monde. La baie de Lannion était notre port
d’attache. Le jour où je m’enquis du nom bizarre de notre bateau,
mon professeur, étonné de mon ignorance, répondit en me tendant
La Croisière du Snark de Jack London. Je découvris alors que
celui-ci ne s’était pas contenté de parcourir le Grand Nord en écri-
vant des bouquins pour gosses et pour chiens, catégorie dans
laquelle je l’avais un peu trop facilement classé. Je tombais ainsi,
s’il en était encore besoin, dans le rêve éveillé des mers du Sud, des
archipels isolés habités de peuplades amicales ou hostiles, et des
navigateurs tous plus ou moins interlopes aux vies chaotiques
– comme l’est devenue la mienne un temps mais c’est une autre
histoire. C’est donc avec délice que quarante ans plus tard, ayant
dévoré entre temps toute la production de l’illustre Jack, je me mis à
l’ouvrage à la demande des éditions Arthaud, seule et unique mai-
son d’édition de la voile et de l’aventure digne de ce nom : traduire
le témoignage étonnant et de première main du plus proche des

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Journal de bord du Snark

compagnons de mon héros d’enfance ; sa femme Charmian


Kittredge-London.
Autant vous dire que j’ai été content du voyage, dans tous les
sens du terme !
L’aventure : partir sans autre but que satisfaire sa fantaisie, à bord
de son propre navire, à une époque où le monde était encore vaste
et offraient de nombreuses zones totalement inconnues…
Les mers du Sud : pour y avoir traîné mes mocassins de mer à
quelques reprises – la vie interlope évoquée ci-dessus – mes connais-
sances de certains archipels se limitent à ce qui en a été raconté par
d’autres, navigateurs ou non, dont London lui-même, ce qui n’est
pas de première fraîcheur je l’admets ! Mais j’ai retrouvé ce rythme
de la navigation au grand large, et les descriptions de Charmian ont
évoqué bien des souvenirs…
Les héros de cette croisière : à l’exception des professionnels (et
encore !), tous se révèlent avoir été de parfaits néophytes, aussi igno-
rants que moi au temps de mon adolescence des choses de la mer, de
la navigation, et de cet être doté d’une âme, au comportement par-
fois docile, parfois ombrageux, qu’est un bateau à voile.
L’envers du décor, dévoilé pour l’essentiel lors de l’escale aux
îles Salomons, qui a si fortement marqué l’œuvre de Jack London
qu’il y fit se dérouler nombre de ses romans, me fit tomber de haut
et me laisse toujours une certaine amertume, pour ne pas dire une
amertume certaine.
Le choc culturel est grand entre un jeune Français – même s’il est
de moins en moins jeune hélas – élevé au lait de l’éducation
publique, laïque et républicaine à la française, respectueux de
manière ombrageuse des valeurs de liberté, égalité et fraternité qui
excluent jusqu’à la notion même de race, et la rejetonne de l’aristo-
cratie de Nouvelle-Angleterre du début du XXe siècle.
Après avoir refermé cet ouvrage, le lecteur qui a installé le socia-
liste Jack London sur un piédestal – socialiste au sens américain qui
n’est pas le sens « marxiste » en vigueur en Europe, et par ailleurs
membre du Bohemian Club qui je crois, n’a jamais été, même à cette

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époque, une organisation qu’on peut considérer comme gauchiste ! –


doit donc pondérer son jugement, et se résoudre à voir se lézarder un
peu l’édifice. Il va découvrir ici, sans le fard du roman qui pourrait
laisser croire que les opinions des personnages sont indépendantes
de celles de leur auteur, les croyances et les valeurs ségrégationnistes
et eugénistes de la tribu London, qui étaient celles de bien des Blancs
de l’époque quelles que soient les nationalités.
Charmian, la femme moderne très en avance sur son époque, la
sportive qui exerce un travail rémunéré plutôt que de rester au foyer,
la militante qui participe à des manifestations pour l’égalité des
sexes, la grande amoureuse consommatrice d’hommes (paraît-il),
l’aventurière qui n’a pas peur de s’embarquer seule en mer sur un
aussi petit navire et de débarquer revolver à la ceinture dans des
îles inconnues loin de toute possibilité de secours, nous dévoile ici,
avec des propos dont l’eugénisme paraîtra à proprement parler épou-
vantable, une conception de l’humanité qui, ici et maintenant, en
révoltera plus d’un. Puisse le lecteur apprécier les jugements émis
par l’auteure à la lumière de ces rapides et partiales explications, et
ne pas penser que traducteur ou éditeur les partagent le moins du
monde !
Olivier Merbau
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À mon mari, qui rendit possibles ces moments les plus joyeux
et les plus merveilleux de ma vie.
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AVANT-PROPOS

Au commencement…
Les responsables de nos aventures sont le capitaine Joshua
Slocum, son bateau le Spray et notre intraitable esprit d’indépen-
dance. En 1905, alors que nous campions avec les enfants 1 à Wake
Robin Lodge dans la vallée de la Lune, entre baignades, bains de
soleil et parties de chat perché dans le bassin profond, nous avions
lu Sailing alone around the world 2. Slocum raconte son périple,
seul sur les mers à bord d’un sloop de 11 mètres. Lorsque Jack eut
fini la lecture du dernier chapitre, une nouvelle lueur brillait dans
ses yeux. Ce qu’il a réussi, ne pourrions-nous pas le tenter avec un
bateau plus grand et un équipage ? Jack et moi aimons l’eau et
rêvions d’un long voyage. Il commença immédiatement à en discu-
ter avec Roscoe 3, tandis que nous les écoutions, fascinés.

1. Jack London avait eu deux filles d’un premier mariage.


2. Le récit du mythique premier tour du monde en solitaire par Joshua Slocum ne
cesse d’être réédité dans toutes les langues plus d’un siècle après le voyage. Le
Spray est un bateau mythique pour les amateurs de voile du monde entier, souvent
copié, jamais égalé, dont la seule réplique exacte est le Spray of Saint-Briac de Guy
Bernardin.
3. Roscoe Eames, oncle de l’auteure, à la barbe très « marine », passa pour
l’homme de la situation aux yeux du couple : grand navigateur et bon connaisseur
des yachts et de leur construction d’après ses déclarations, Jack lui confia la
surveillance de celle de son bateau avant de l’embarquer comme capitaine. Hélas !

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Journal de bord du Snark

C’était quelques mois avant notre mariage. Jack suggéra : « Disons


que nous partirons dans cinq ans. » Il me donnait toujours l’impression
de bâtir des projets comme si l’éternité lui appartenait. « Pour commen-
cer, nous construirons la maison sur le ranch, planterons le verger, le
vignoble, et élèverons le troupeau, puis nous commencerons les plans
du bateau et le construirons aussitôt. Cinq ans ne seront pas de trop 1. »
Il me demanda ensuite ce que je pensais de ces projets. Ce que j’en
pensais ? Tout cela semblait trop beau pour être vrai ! Mais pourquoi
attendre aussi longtemps ? Dans cinq ans, le temps aurait passé
comme notre jeunesse, et puis pourquoi construire un foyer que nous
abandonnerions pendant sept longues années – c’était le temps que
nous nous accordions pour réaliser ce voyage ? Il me donna raison.
Nous voulions un ketch 2, comme les bateaux de pêche anglais qui
travaillent sur le Dogger Bank 3. Nous n’avions jamais vu de ketch,
mais nous savions qu’il combinait les avantages d’une goélette et
d’un yawl, ce qui était parfait pour nous. Il aurait un mètre quatre-
vingts de hauteur sous barrots, le pont serait flush deck hormis la
descente, les capots et les claires-voies 4.

le pseudo-marin connaissait mieux les bars des yacht-clubs de la baie de


San Francisco que l’océan, et nombre des déboires postérieurs auraient été évités
s’il avait été aussi compétent qu’il le prétendait ! Il fut débarqué dès la première
escale.
1. C’était le grand rêve d’enfant pauvre de Jack London que de pouvoir se fixer
sur une terre bien à lui, d’y exercer une activité agricole diversifiée susceptible de lui
apporter cette sécurité financière que les revenus tirés de ses livres ne lui assuraient
pas malgré son immense succès littéraire aux États-Unis.
2. Un ketch est un navire à deux mâts dont le plus petit est placé à l’arrière, mais
en avant de l’axe du gouvernail, à la différence du yawl où il est placé en arrière du
même axe. Une goélette est un navire à deux mâts dont le mât le plus petit est à
l’avant. Les équilibres de voilure et les potentiels de vitesse ne sont pas les mêmes
entre ces différentes configurations.
3. Le Dogger Bank est un haut-fond situé en mer du Nord, entre les côtes anglaises
et flamandes. C’est un lieu traditionnel de pêche depuis au moins l’Antiquité.
4. Un pont flush deck est un pont sans aucune cabine. La descente est l’escalier
permettant d’aller du pont à l’intérieur du bateau ; la hauteur sous barrots est la

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Journal de bord du Snark

Le cockpit vaste et profond descendrait en dessous du niveau du


pont, bien protégé de fargues hautes, et serait autovideur. Il n’y aurait
pas de cale, tout l’espace serait occupé par les aménagements en
comptant le moteur auxiliaire de soixante-dix chevaux et une géné-
ratrice électrique de cinq chevaux pour l’éclairage et les ventilateurs.
Il mesurerait 13,70 m à la flottaison pour une longueur hors-tout de
17,30 m. Le tirant d’eau serait de 1,80 m, sans lest intérieur, mais
avec 50 tonnes de fonte sous la quille. Il serait construit avec les
meilleurs matériaux, les plus solides – un vrai bateau de haute mer,
résistant et pratique, le plus costaud dans sa catégorie.
C’est alors que se produisit le grand tremblement de terre du
18 avril 1906 1. Le bateau était déjà en chantier, et la quille en fonte
devait être posée la nuit du drame. Bien que nous n’ayons pas subi
de dégâts, les frais de construction triplèrent et les délais furent pro-
longés de façon incompréhensible. Un an après la date prévue, le
bateau appareilla pour Hawaii, à peine fini, mal nettoyé, avec en
guise de moteur un tas de ferraille de 70 chevaux bricolé par un
incapable.
L’esprit d’aventure et l’enthousiasme de l’équipage à la manœuvre
avaient été refroidis par les sempiternels reports de la date de départ.

hauteur sous plafond de la cabine ; les capots et les claires-voies sont des trous dans
le pont permettant de passer objets divers et laissant entrer la lumière et la brise pour
ventiler l’intérieur (on parle d’écoutilles uniquement pour les grandes ouvertures
permettant de charger une cale ou une soute sur un cargo). Les fargues sont les
rebords de protection évitant au cockpit d’être envahi par une lame qui passerait sur
le pont. Celles du Snark étaient particulièrement hautes et le qualificatif de « flush
deck » serait considéré aujourd’hui comme abusif.
1. L’épicentre du tremblement de terre se situait en mer un peu au large de
San Francisco. On considère qu’il devait probablement atteindre 8,2 sur l’échelle de
Richter. Il fut ressenti de Los Angeles jusqu’en Oregon et au Nevada. Un incendie
gigantesque lui succéda, car la ville était en bois. Il y eut vraisemblablement plus de
trois mille morts et trois cent mille personnes perdirent leur toit sur les quatre cent
mille que comptait la ville à cette époque. C’est l’une des plus importantes
catastrophes ayant jamais frappé une ville américaine. Le coût de la reconstruction
est estimé à 400 millions de dollars.

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Journal de bord du Snark

Juste avant celui-ci, un fournisseur qui craignait de ne pas être payé à


temps avait répandu les pires rumeurs au sujet du bateau, pendant
que Jack, une poche pleine d’argent et l’autre occupée par son stylo
et son carnet de chèques, faisait tout son possible pour arranger les
choses.
Durant ces longs mois d’attente, Jack et moi tînmes bon. Certes,
nous étions tristes et inquiets, mais nous n’avons jamais cessé de
nous démener pour faire face à ces problèmes de gestion. La poésie
nous aidait à noyer notre déception :
« Nous irons loin, loin, loin d’ici,
De l’autre côté du monde malgré le retard »
ou bien :
« Tu as entendu le chant du vent du large,
Et le bruit de la pluie sur la mer ;
Tu as entendu ce chant si longtemps, si longtemps !
Suis donc cette route à nouveau ! »
M. Kipling peut être remercié, ses vers nous ont confortés dans
notre entêtement !
Il nous fallut baptiser le bateau et ce ne fut pas la moindre de nos
difficultés. Furent évoqués Petrel, Sea Bird, voire White Wings ou
Sea Wolves, sans oublier les Calls of the Wild 1. Jack se souvint de
The Hunting of the Snark de Lewis Carroll, et proposa ce nom
comme une boutade, une plaisanterie pour nous inciter à trouver
mieux. Rien ne vint, et lorsque nous appareillâmes pour Hawaii, le
bateau arborait sur sa coque l’inscription dorée :
« SNARK - San Francisco »
Si j’ai tenu ce journal, c’est que Jack déteste les correspondances.
D’ailleurs, même s’il semble heureux de recevoir du courrier, il
n’ouvre jamais une seule enveloppe ! Cela a le don d’exaspérer ses

1. Noms inspirés de titres de la production littéraire de Jack London. La Chasse


au Snark de Lewis Carroll était parue en 1876.

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Journal de bord du Snark

amis qui prennent cela pour de l’égoïsme. Je peux cependant témoi-


gner qu’il est toujours très occupé. Bref, lorsque j’ai décidé de tenir
un journal plutôt que d’envoyer des lettres, mon mari m’a chaude-
ment approuvée. Le voici donc, ce récit précis et quotidien des
aventures du Snark, depuis la baie de San Francisco jusqu’aux îles
cannibales.
Charmian Kittredge London, à bord du Roamer 1,
rivière de Sacramento, janvier 1915

1. Dernier bateau de Jack London, le Roamer était un petit yawl à dérive d’une
dizaine de mètres avec lequel l’auteure et lui briquèrent les eaux de la baie de
San Francisco durant de nombreuses années.
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« … pour brûler tous les liens de l’habitude, pour errer au loin,


D’une île à l’autre, au commencement du jour. »
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À bord du Snark, océan Pacifique,


Jeudi 25 avril 1907

Comment ne pas partager la joie de vivre qui règne à bord du


Snark ? Pendant une heure, j’ai balancé mes jambes par-dessus le
rebord du bateau de sauvetage amarré sur le pont 1. Je contemplais
par les dalots sous le vent l’eau violette qui clapotait. Le déjeuner est
terminé, cuisiné par Martin et moi (Martin a eu et a toujours un peu
plus le mal de mer que moi), nous nous sentons tous un peu nau-
séeux. Évidemment, il faut nuancer les choses. Martin, par exemple,
ne se sent pas encore trop touché par le mal de mer 2, mais Tochigi,
qui assure en principe la fonction de garçon de cabine, y a succombé
avec un fatalisme tout asiatique. Il ne peut remuer un doigt, ou pense
qu’il ne le peut pas et, comme il faut plusieurs doigts pour faire quoi
que ce soit sur un bateau, il semble vraiment mal en point.
L’eau est violette, je me remets d’une nausée qui m’a semblé
violente, mais qui en réalité n’était que de force moyenne. Roscoe et

1. Il s’agit d’une embarcation en bois construite à clin, dans le style des


baleinières, et non un radeau gonflable automatique comme ceux actuels. Le Snark
avait deux embarcations, sans qu’il soit possible de faire exactement le distingo dans
le texte de Charmian London.
2. En français dans le texte.

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Journal de bord du Snark

Bert n’ont pas de nausées mais sont très fatigués. Le moteur de


5 chevaux donne du « jus » dans les batteries, notre dîner a l’air de
passer du mieux possible, le bateau de sauvetage est rempli de nour-
riture de base en cas d’urgence, et Jack a été le seul à avoir assez
d’énergie pour laver le pont. Joie suprême, le Snark fait route tout
seul nuit et jour sous grand-voile, artimon, trinquette et foc. C’est un
énorme atout, car rester à la barre pendant des heures en tenant un
cap (au sud-est) se révèle une activité non seulement très monotone,
mais aussi très fatigante. Nous gardons toujours un œil attentif au
compas, et bien entendu la nuit nous faisons des quarts réguliers.
Nous avons quitté le quai d’Oakland depuis trois jours et il y aurait
déjà tant à dire à ceux qui nous ont souhaité bon vent lorsque nous
sommes partis ! Pour commencer, l’eau est violette, et quel violet !
Jack et moi avons fait un petit tour jusqu’à l’extrémité du bout-
dehors 1, nous nous y sommes assis un long moment à regarder notre
petit bateau blanc fendre les eaux améthyste. Après cela, nous nous
sommes étalés à la poupe, les yeux fixés sur le gouvernail rouge-
doré 2 fendant les flots. Vous souvenez-vous de cette peinture formi-
dable de Maxfield Parrish 3 : Sinbad le marin ? Les couleurs que
nous avons vues aujourd’hui rivalisent avec la splendeur tout orien-
tale de son indigo, de son or ou de son violet.

1. Le bout-dehors est le mât horizontal, ou fortement incliné vers l’horizontale,


qui prolonge l’avant d’un bateau et permet d’établir des focs. On l’appelle aussi
beaupré pour les bateaux gréés à phare carré, c’est‑à-dire avec des voiles carrées
superposées.
2. Cette couleur est due aux sels de cuivre qui entrent dans la composition des
peintures sous-marines qui recouvrent la carène des bateaux afin d’éviter la crois-
sance d’organismes vivants, algues ou coquillages, qui perturbent fortement l’écou-
lement de l’eau le long de la coque et nuisent donc à la vitesse et à la maniabilité.
3. Maxfield Parrish (1870-1966) est un peintre américain alors en vogue, célèbre
pour ses représentations néoclassiques aux couleurs particulièrement saturées. Cette
couleur bleu-violet profond se voit au grand large dans des eaux claires, quand les
rayons du soleil pénètrent loin sous la surface, et est extrêmement difficile à rendre
en peinture.

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Journal de bord du Snark

Ce matin Jack m’a lancé :


— Viens sur le pont, l’océan est couvert de physalies 1 !
Mon premier réflexe fut la peur, j’aurais préféré que Jack dise
« eau » au lieu d’« océan », ce terme me semble si abstrait (vous
voyez, je suis toujours à terre dans mon inconscient). Puis je com-
mençai à évacuer les dernières poussières terriennes de mon esprit.
Les redoutables physalies m’apparurent comme de jolis petits amas
de gélatine vivants, d’un bleu turquoise transparent, chacun avec sa
petite voile laiteuse tendue au vent. La mer était recouverte de
myriades de ces flotteurs, nous en ramassâmes une ou deux avec un
seau en tissu, elles semblaient toujours aussi belles vues de près.
Puis vinrent les albatros ! (Je vous disais bien qu’il y a des milliers
de choses à raconter !) Premier jour, premier albatros. Deuxième jour,
deux albatros ! Aujourd’hui, quatre albatros ! Ils mangent tout sauf
les peaux d’orange. L’être humain est le seul animal à apprécier la
peau d’orange. Un albatros – au cas où vous ne le sauriez pas –
ressemble à un gros goéland gris sombre jusqu’à ce qu’il essaie de
replier ses ailes sur l’eau. Je dis bien « essaie » parce que chaque
tentative semble une première fois, chaque expérience rivalisant avec
la dernière en gaucherie. Une fois repliées, ses plumes semblent ne
pas se positionner convenablement, ce qui l’oblige à les lisser pendant
que les autres oiseaux dévorent ce qu’il convoitait. Lorsqu’on les
capture, on dit que les albatros ont le mal de mer. J’aimerais observer
d’autres créatures que des hommes qui souffrent du mal de mer. Et
j’aimerais voir Tochigi ressembler à autre chose qu’un cadavre ambu-
lant. Je ne peux pas croire qu’il ait plaisir à avoir le mal de mer !
Ma vie à bord ne se résume pas simplement à contempler les
albatros, les physalies et le violet des eaux. J’ai nettoyé les planchers

1. Les physalies se voient souvent dans les mers chaudes, même si elles sont
parfois présentes sur nos côtes européennes. Comme les méduses auxquelles elles
sont souvent assimilées, ce sont des super-organismes formés de plusieurs colonies
d’individus spécialisés dans une fonction déterminée. Elles sont dotées de tentacules
très urticants pouvant occasionner de sérieux dommages cardiovasculaires.

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Journal de bord du Snark

graisseux, dégoûtants et encombrés de rebuts de la salle des machines,


récuré la salle de bains, les deux cabines, et le carré avec l’aide de ce
pauvre Martin faible et malade. Je n’aurais jamais pensé être capable
de rester à l’intérieur si longtemps, mais cette crasse était insuppor-
table, bien que personne, hormis Jack et moi, n’ait semblé s’en sou-
cier. Vous auriez dû voir mes mains après ces trois jours ! Ai-je parlé
du temps ? Impossible de tenir un journal sans le mentionner.
Lundi, nous avons mouillé devant le quai d’Alameda 1 en quit-
tant Oakland, et nous y avons passé la nuit sous le ciel étoilé. Le
jour suivant fut nuageux, mercredi aussi, jeudi, c’est‑à-dire aujour-
d’hui, le ciel reste couvert, impossible de réaliser la moindre obser-
vation astronomique 2. Notre journal de bord fait état d’environ
75 milles pour les vingt-quatre dernières heures ; à cinq heures du
soir, nous marchions à fond de train avec un vent frais 3, et il fait
toujours sombre malgré une vague lueur de crépuscule sur l’hori-
zon gris.
Plus tard. Pour filer plus vite, un hunier a été hissé, et Bert est
monté au grand mât pour y fixer quelque chose. C’est un magnifique
spectacle de le voir grimper dans la mâture à l’aide de ses puissants
bras nus. Cette voile supplémentaire permet au bateau de gagner en
vitesse, mais quelque chose ne va pas, la vitesse augmente mais le
mal de mer aussi, dans les mêmes proportions, et Roscoe l’affale
rapidement. Et oh ! Cette impétuosité du vent et des vagues est gran-
diose – une vie nouvelle et merveilleuse anime notre petit monde de
planches, de fonte, de bronze et de tissu.

1. Légèrement au sud d’Oakland, juste en face de San Francisco, de l’autre côté


de la baie.
2. La navigation est l’art de se positionner sur le globe terrestre grâce à des
relèvements d’angle sur les astres visibles. C’est à l’époque l’unique moyen
disponible. Les appareils électroniques d’aujourd’hui font exactement la même
chose sur leurs astres propres, les satellites sur lesquels ils sont réglés, mais les
nuages ne les gênent pas…
3. Le terme « frais » en parlant de vent s’entend dans son sens maritime, c’est‑à-
dire qu’il s’agit de sa force, sans considération de température.

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Malgré mon estomac qui se promène toujours entre ma ceinture


et ma pomme d’Adam, je sens s’épanouir l’enthousiasme et la joie.

En mer, vendredi 26 avril 1907

Journée fantastique : Jack s’est rasé, et je me suis lavé le visage et


les mains. Si vous souriez de nos plaisirs simples, pensez que c’est
vraiment pénible pour une adepte de l’eau de ne pas pouvoir se
débarbouiller pendant quarante-huit heures. D’ordinaire, j’adore me
laver les mains, cela m’arrive plus ou moins un millier de fois par
jour. Je vous laisse donc imaginer ce qu’a dû être mon mal de mer
pour que je garde la crasse noire et la graisse et renonce à livrer
combat pour me laver ! J’espère ne plus jamais me sentir aussi sale
et hirsute. Cependant, il faut bien s’adapter. C’est la condition même
d’un voyage autour du monde.
J’ai célébré ce jour en faisant les ongles de Jack et les miens. Cela
m’a pris trois heures pleines. Si je vais plus vite, je suis capable de
vomir tout mon dernier repas. Je partage la lassitude générale, affalée
dans le canot de sauvetage pendant des heures sans avoir la force
d’ouvrir les yeux. L’équipage semble démoralisé. Le travail n’avance
pas. Rien n’est organisé, et cette léthargie semble contagieuse. Jack
devient nerveux, mais n’est pas encore intervenu. Le travail
commencé sur le pont a été abandonné, et tout le monde s’en fiche.
Le ciel est couvert, pour changer, et les vents sont variables. Nous
avons parcouru 80 milles, depuis hier midi. Nous commençons à
nous poser des questions au sujet des poissons que Jack nous a
promis, dont nous n’avons pas vu un seul spécimen. Jack a mis une
ligne à la traîne, mais il n’a pas de chance, pas même un poisson
volant, le héraut du roi des poissons qui est la daurade coryphène 1 !

1. Coryphaena hippurus, dit souvent daurade coryphène en français, est répandu


dans toutes les mers tropicales et bien connu sous le nom de mahi-mahi. C’est un

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Journal de bord du Snark

Les physalies nous escortent toujours, et parfois l’ombre d’un alba-


tros survole le pont.
Oh ! Quand aurons-nous un peu de soleil ? Ces cieux couverts sont
incroyablement déprimants. Ce ne sont pas de gros nuages, chacun
est entrecoupé de trouées bleues à travers lesquelles passe une raie de
lumière, qui finit par se cacher de nouveau derrière un manteau de
nuages. J’aperçois mes premiers pétrels, les « poulets de la mère
Carry 1 » 2.
Ce soir, Tochigi est revenu à la vie alors que nous avalions un
dîner qui balançait sans cesse (à l’exception de Martin qui, du haut
de sa couchette superposée, regardait avec envie la table qu’il avait
dressée et ne pouvait partager). Tochigi, disais-je, émergea et avança
faiblement par-dessus le rebord de sa couchette :
— Monsieur London, je crois que je pourrais prendre mon quart
ce soir.
Nous savions bien sûr qu’il ne le pourrait pas, mais c’était encou-
rageant de l’entendre. Alors que le reste de l’équipage avait pu assu-
rer ses tâches tout en se précipitant régulièrement pour nourrir les
poissons en vomissant par-dessus bord, Tochigi avait refusé de quit-
ter sa couchette, sauf pour cette dernière nécessité (qui s’était bien
atténuée à présent). Son travail en bas dans la cabine n’était pas fait,
et tout était dans un état indescriptible. Si j’avais observé les choses

grand poisson carnivore (de 1,50 m à parfois 2 mètres, pour 20 à 40 kilos adulte),
extrêmement rapide et curieux, très fin de goût, et un des rares à vivre en couple. Son
corps est extrêmement coloré, dans les teintes bleu-vert-jaune.
1. Nom familier du guny chez les marins américains de l’époque, pétrel des
tempêtes en français.
2. NdA : Si je fais des erreurs, rappelez-vous, s’il vous plaît, que j’appelle les
choses par les noms qui leur sont donnés à bord par ceux qui soit ont navigué sur les
mers auparavant, soit ont beaucoup lu sur la mer. Pour ma part, je ne sais pas si ces
charognards noirs sont appelés « gunies » ou « gonies ». Personne à bord n’a pu m’en
dire plus, même sous la torture. Le dictionnaire lui-même est défaillant ! Je peux
seulement retranscrire phonétiquement. Jack et Roscoe prononcent « goo-ny », et
« guny » est suffisamment proche pour que je l’utilise tel quel.

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Journal de bord du Snark

avec des yeux terrestres, je sais que je n’aurais pas pu tenir. Mais
j’avais emporté une autre paire avec laquelle il était inutile d’exami-
ner de trop près. J’avais sérieusement essayé de limiter le désordre en
bas, mais je n’avais pu venir à bout de cette accumulation ; et puis ça
mettait Jack de mauvaise humeur de me voir faire cela. Notre joie de
vivre avait considérablement pâti de cette perte de moral généralisée.
Nous jouâmes aux cartes, ce soir, après quoi je pris mon quart,
de huit à dix heures. La lune se montra occasionnellement, d’une
manière un peu maladive, et le crépuscule semblait avoir honte de
lui-même.

En mer, samedi 27 avril 1907

Encore une journée passionnante, mais de manière différente. Le


vent n’a cessé de forcir, accompagné de l’habituel ciel couvert. Il
atteignit bientôt ce que les hommes ont appelé « une moitié de coup
de vent d’été », bien qu’il m’ait semblé être plus fort que cela. Au
matin, nous nous sommes assis dans et autour du cockpit pour parta-
ger un moment très joyeux en parlant de la couleur de l’eau, de
l’ampleur de la houle et des qualités nautiques de notre yacht. Un
bateau peut susciter autant de commentaires qu’un cheval, et nous
embarquer dans des discussions sans fin. Nous avons extrapolé un
peu ce que nous pouvions en apprendre avant le lendemain matin.
Vous savez, quand un bateau est construit, quelles que soient ses
formes ou par quelles règles 1, personne ne peut réellement connaître
ses capacités. Les bateaux sont aussi insondables que les bébés, c’est
affreux. Laissez-moi prendre mon temps.
Comme le vent continuait à fraîchir, il fallut réduire la toile et
deux ris furent pris dans la grand-voile. Finalement, Jack et Roscoe

1. Les choses ont un peu changé avec la meilleure connaissance de la mécanique


des fluides et la généralisation des calculs mathématiques par les architectes navals.

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Journal de bord du Snark

décidèrent qu’il valait mieux mettre à la cape pour la nuit. Tout le


monde pourrait ainsi prendre un peu de repos plutôt que faire de
longs quarts de veille pour les plus expérimentés, ou confier la barre
aux mains d’un bleu – comme cela aurait été le cas en courant sous
le vent avec un chiffon de toile ou un petit foc.
À la tombée de la nuit, le temps semblait vraiment très mauvais
(je sais que j’ai de la chance de pouvoir rendre compte d’un mau-
vais temps), les vagues me semblèrent énormes, le Snark roulait et
tanguait, des masses liquides couraient à travers le pont, l’eau
débordait de partout et giclait à travers les planchers, se glissant par
les fentes dans la cambuse et sur la vaisselle et la cuisinière du côté
submergé. Sur cette grosse mer, le bateau se comportait bien, jus-
qu’à ce qu’il soit question de prendre la cape. La cape signifie
tourner la proue d’un bateau dans la direction du vent, les voiles
étant réglées pour le laisser dans cette position aussi longtemps que
possible. Cela permet de rester en sécurité aussi longtemps qu’une
voile est hissée.
Maintenant, écoutez bien : le Snark refusa de prendre la cape ! Les
efforts de trois hommes pendant des heures ne parvinrent pas à l’y
décider ! Il s’est vautré dans les creux de vagues – et plus qu’honora-
blement, il faut le confesser – mais n’est pas du tout remonté dans le
vent. Heureusement le vent n’a pas augmenté de force, et il ne faisait
pas plus froid. Mais quels sommets et quelles vallées sur cet océan !
Il y aura sans doute d’autres coups de vent pour le Snark sur la mer
de nos aventures, mais ce jour-là les vagues se sont dressées assez
hautes pour mon horizon ! S’il y avait eu de vraies grosses lames,
nous aurions pu être retournés par un coup de roulis, et seul un
radeau de survie égaré sur l’immensité saumâtre aurait permis de
dire que le Snark s’était perdu corps et biens.
Et, bien sûr, le vent aurait dû souffler plus fort, et le pire aurait dû
se produire, avec un comportement semblable du bateau. La chose
ultime à tenter dans un cas comme celui-ci, ou dans n’importe quelle
situation extrême, est de mouiller une ancre flottante, un appareil de
toile sur une armature de demi-cerceaux qui permet de tirer au vent

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Journal de bord du Snark

le nez de tout ce qui peut flotter. Pour nous, cela échoua. Jack et
Roscoe eurent un aparté près du mât d’artimon et causèrent sérieu-
sement. Ils avaient tout essayé, toutes les combinaisons de voiles
auxquelles ils avaient pu penser, et n’avaient pu faire en sorte que le
bateau pointe mieux dans le vent qu’au vent de travers, et était resté
à se vautrer dans les creux. Les hommes en discutèrent, se deman-
dant ce qui pouvait bien expliquer cet échec, et ne purent rien trou-
ver qui permette d’en sortir.
J’aimerais avoir conservé une photo d’eux trois, dans la grisaille
pâle s’échappant des nuages du petit matin, penchés au-dessus du
plat-bord au vent pour surveiller l’ancre flottante. Cette scène grise
restera gravée dans ma mémoire, les trois silhouettes sombres en
cirés, têtes inclinées au sud-ouest selon le même angle, attentives à
la réussite de la manœuvre.
Il n’y a pas d’explications à ce qui s’est passé. Je peux seulement
énoncer les faits et laisser les gens se poser des questions comme
nous nous les sommes posées.
Toutes ces heures, je suis restée dans le cockpit à tourner autour
du compas, la barre dessous toute, surveillant en vain – ô combien ! –
si le bateau se décidait à remonter au vent, et dans le même temps
m’émerveillant que certaines des crêtes grises qui venaient jusqu’à
la lisse du plat-bord ne nous engloutissent pas. Je me rappelle, il y a
quelques années, je pensais que j’étais trop vieille pour mourir
jeune ; mais, en cette nuit grise, lorsque je rejoignis ma couchette
chaussée de mes bottes de caoutchouc, je me répétais que j’étais bien
trop jeune pour mourir !
L’autre jour, je me penchais au-dessus de la poupe pour regarder
le safran 1 doré fendre l’eau violette, lorsque la bôme d’artimon vira
de manière imprévue. (Cette eau violette aurait déjà dû être ma fin !)
J’étais en danger mais ne m’en doutai pas une seconde jusqu’à ce
que Jack crie :
— Baisse-toi ! Baisse-toi vite !

1. La partie immergée du gouvernail.

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Journal de bord du Snark

Au même instant, il s’empara de moi et me jeta dans le cockpit


par-dessus l’hiloire et une bobine de cordage. J’aurais pu être sévè-
rement blessée au passage du palan. J’ai vu le visage de Jack quand
il m’a tirée. On voit beaucoup de choses dans ces moments-là. Être
à la barre demande une attention sans failles pour prévenir la casse,
mais, quand il s’agit de sauver une femme, l’homme ne fait plus
attention au bateau.
— Il y a beaucoup de bateaux, mais une seule femme, conclut-il
brièvement.

En mer, dimanche 28 avril 1907

Ce n’est reposant ni physiquement ni mentalement de s’endormir


les bottes aux pieds. On reste en alerte à chaque instant, même seul
par une nuit comme celle-ci. Et aussi peu amarinée que je sois, je ne
peux aider et partager ces responsabilités. Jack supporte le plus gros
de ce poids, bien sûr, et il n’y a pas à se poser de questions car, en
dehors de lui-même, le seul autre marin du bord n’est jamais sorti
de la baie 1.
Nous avons fui 2 toute la nuit dernière, et avons appris autre chose
à propos du Snark – qu’il peut fuir magnifiquement, même s’il ne

1. De San Francisco. Le choix de l’équipage du Snark n’était pas des meilleurs.


Jack était de loin le plus compétent à bord, mais il ne connaissait pas la navigation
astronomique, et les mœurs du yachting américain de l’époque interdisaient au
propriétaire d’un yacht un peu important d’être son propre skipper.
2. La fuite et la cape sont deux allures de sécurité, l’une en se laissant pousser par
le vent et l’autre en essayant de lui résister. Les marins ont longtemps pensé que la
cape était meilleure, cette opinion s’étant forgée au temps des grands et lourds
voiliers à phares carrés incapables de surfer sur les vagues et donc susceptibles de se
faire plus violemment rouler dans les creux. Les bateaux d’aujourd’hui ont de tout
autres caractéristiques et leur construction en matériaux infiniment plus solides les
rend aptes à naviguer par des conditions inimaginables alors malgré leur petite taille.

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Journal de bord du Snark

peut pas – ou ne veut pas – prendre la cape. (Certaines de nos


connaissances fort avisées de San Francisco avaient secoué la tête
devant les lignes du Snark et annoncé qu’il serait incapable de courir
dans le vent. Pourquoi pensaient-ils ainsi, ou pourquoi pensaient-ils
devoir penser ainsi, ils semblèrent incapables de s’en expliquer. Mais
j’aurais aimé qu’ils le voient la nuit dernière.)
Jack, Roscoe et Bert ont divisé leurs heures en trois quarts pour
éviter que je ne sois obligée de barrer dans une mer pareille. Des
quarts de quatre heures sont une durée trop longue pour un débutant
dans un vent violent et une mer démontée.
En montant sur le pont ce matin, je me suis arrêtée pour observer
mon homme à la barre. Son visage me faisait face dans le vent de
sud-ouest, mais ses grands yeux tristes regardaient la mer démontée.
Il était resté là quatre heures et plus, à guider son bateau décevant,
son bateau qui ne voulait pas prendre la cape, qui n’avait même eu
cure du recours ultime, l’ancre flottante, un bateau qui aurait pu être
un piège mortel en cas de côte sous le vent. Le vent se calma au fur
et à mesure que le jour s’écoulait, les vagues se firent moins hautes,
le soleil surgit et éclaira la mer violette, tout le monde s’en réjouit.
Des moyens furent envisagés et discutés pour corriger ce terrible
défaut du bateau, à l’escale d’Honolulu. Nous fûmes capables de
plaisanter comme de pleurer la perte du cake aux fruits préparé par
tante Villa pour Noël. Elle l’avait cuisiné des mois avant le voyage,
mais quelqu’un l’avait sérieusement aplati pendant la nuit, en l’écra-
sant sous une lourde boîte dans la salle des machines. Je me sou-
viens être descendue dans le noir, pour récupérer un gros morceau
de la friandise écrasée destiné aux hommes à la manœuvre malgré
leurs haut-le-cœur. Ils n’avaient rien avalé, ni repas, ni café chaud,
rien connu d’autre que la fatigue et un lit humide. Martin était très
malade et avait un regard terne au fond de sa couchette. C’est non
seulement le mal de mer, mais aussi un mélange de diverses affec-
tions. On ne peut nommer son malaise. Probablement a-t‑il la grippe
en plus du mal de mer. Au plus fort du mauvais temps, Martin a

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Journal de bord du Snark

entendu Jack marmonner quelque chose comme « 25 000 dollars 1


jetés par les fenêtres » ou quelque propos du même acabit, et il en a
conclu quelque part que le Snark allait sombrer avec tout son équi-
page. Même cette sombre perspective n’a pu le tirer de son
indifférence.
Tochigi reste prostré au fond de sa couchette, et notre intérieur
ressemble à une porcherie. Jack a des accès de dégoût et de lassitude
et, lorsque j’essaie de lutter contre cette horreur, il dit que c’en est
trop de voir sa femme faire le boulot de deux hommes. Pour ne pas
le mettre en colère, j’agis subrepticement, même si cela est difficile
dans un endroit aussi confiné. Je me colle à la tâche avec philoso-
phie, avec la futilité entêtée d’une petite bonne femme essayant de
se dresser contre cet amoncellement sale. Là, je grimpe la descente
de beau teck complètement camouflé sous la couche de graisse,
noire de suie et glissante, et je m’accorde un répit dans le cockpit, où
Jack discute du temps avec Roscoe et Bert. (On peut trouver Jack à
la barre à toute heure du jour une fois qu’il a terminé son travail du
matin 2, barrant ou lisant. Personne n’a osé suggérer le remplacer.)
Puis j’oublie la crasse désespérante devant l’euphorie de la vitesse
de notre voilier, abattant ses 10 milles à l’heure et parfois 11 3. Un
nœud fait 800 pieds de plus qu’un mille terrestre, alors imaginez
notre vitesse quand le Snark allonge la foulée par bon vent ! À
d’autres moments, 3 nœuds seront l’indication donnée par le joyeux

1. Soit une somme tout à fait disproportionnée à l’époque pour un bateau de cette
taille. Pour établir un élément de comparaison, la paye d’un marin breveté à l’époque
était de 12 dollars par mois ! Il ne fait aucun doute que, outre l’erreur dans le choix
de Roscoe pour la surveillance du chantier, Jack London a été victime de gens peu
scrupuleux qui ont largement abusé du prétexte du tremblement de terre pour
augmenter leurs factures hors de toutes proportions.
2. Jack London était un bourreau de travail, attaquant l’écriture au matin et ne
s’arrêtant qu’au bout de mille mots quotidiens quelles que soient les circonstances.
3. Soit une belle vitesse de croisière pour un bateau de cette longueur et de ce
poids, lequel est d’ailleurs plutôt un atout dans une fin de coup de vent où il est bon
d’avoir de l’inertie pour passer dans une mer encore formée alors que le vent tombe.

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Journal de bord du Snark

petit loch patenté 1 remorqué par-dessus la poupe, mais même ainsi


c’est toujours 72 milles en vingt-quatre heures.
Nous avons eu une navigation magnifique aujourd’hui. Nous
devons rendre justice aux bons points du bateau, même s’il peut
nous noyer tous. Jack dit qu’il n’a jamais entendu parler d’un bateau
incapable de prendre la cape, même certains vapeurs sont construits
de manière à pouvoir le faire. Cette incapacité à manœuvrer fut le
point d’orgue de tous les ennuis de la construction – les délais impos-
sibles, l’horrible gaspillage d’argent en matériaux et en heures de
travail, pour finir par la saisie du bateau le jour de notre départ, pour
242,86 dollars, alors que ce vieux misérable de shipchandler, Sellers,
n’avait pas envoyé sa note. Jack lui avait payé des milliers de dollars
les mois précédents et attendait que toutes les factures soient arrivées
pour les régler avant l’appareillage. Après tous ces ennuis, imaginez
donc sa colère en constatant que son bateau refuse une manœuvre
aussi essentielle que prendre la cape ! Il déclare qu’être ainsi trahi
dans sa quête d’absolu et de plaisirs sains serait suffisant pour pous-
ser n’importe quel homme vers l’alcool, les femmes, et les courses
de chevaux. J’essaie de le persuader de veiller sur le bateau !
La mer n’est pas un monstre aimable. C’est un monstre tout
court ! J’ai ruminé tout un tas de pensées à ce sujet la nuit dernière,
pendant ces heures où je fixais le compas ou regardais les hommes
lutter. C’est beau, la mer, c’est toujours beau d’une manière ou
d’une autre ; mais c’est cruel, et indifférent à la vie. Elle a été cruelle
le dernier soir, avec un coucher de soleil criard qui la fit rougeoyer
de manière maussade, suivi d’un lever de la lune qui était froide,

1. Appelé également loch ou speedo (abréviation de speedomètre) en français,


c’est un appareil formé d’une hélice remorquée au bout d’un câble dont la rotation
indique une vitesse sur un cadran. Ses indications étaient souvent fantaisistes,
perturbé qu’il était par tout ce qui pouvait traîner à la surface, sans parler des
poissons ou des oiseaux attirés par ce qui ressemble furieusement à un leurre de
pêche… Aujourd’hui, ce sont des appareils électroniques à la précision stupéfiante et
d’ailleurs inutile sur les voiliers de croisière !

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Journal de bord du Snark

moqueuse, irrégulière, comme si c’était la mort. Les vagues sem-


blaient vraiment s’appeler les unes les autres quand elles se soule-
vaient et s’élançaient vers notre petit bateau bouchonnant dans les
creux. Il m’a semblé pendant toute cette longue nuit que j’entendais
des voix à travers la coque, parlant, parlant sans cesse, monotones,
geignardes, et je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était
l’océan qui appelait à l’extérieur, ou le bateau lui-même qui mar-
monnait. Si ces voix étaient celles de la mer, ce devaient être celles
de sirènes tristes qui pleuraient, sans repos, insatisfaites, interroga-
tives ; des petites sirènes d’un autre temps et sans domicile.

En mer, jeudi 2 mai 1907

S’il ne se passe rien, mon journal va rapidement se limiter à : pas


de poisson, brise légère, grande houle, chaleur en hausse, Martin et
Tochigi s’améliorent, tout comme les menus et les appétits. Nous
avons eu un petit changement cependant, lundi 29, quand Roscoe a
fait son premier point astronomique. Nous étions par 31° 15’ 21’’
de latitude nord, 126° 48’ 8’’ de longitude ouest, avec une progres-
sion de 120 milles dans les dernières vingt-quatre heures par un bon
vent de nord-ouest. Aux environs du crépuscule le même jour, nous
avons aperçu un grand voilier à plusieurs milles. Il a coupé devant
nous et a disparu dans la pénombre, faisant route à l’ouest-sud-
ouest. Cette nuit, Martin est tombé très malade, j’ai pris son quart
en plus du mien – quatre heures de suite. Et, quand j’ai pu des-
cendre, je n’ai pu me reposer, car le vent était vif.
Mon souci est dû à une réflexion de Jack, qui juge que notre
équipage semble considérer le voyage comme un simple pique-
nique sur le rivage d’un lac calme. Jack a déjà navigué en haute mer
et, en plus de prendre ses quarts comme tout le monde, il a l’entière
responsabilité de tout. L’autre jour, il a appelé l’équipage à l’arrière
pour faire un petit exposé très court et très doux sur la hiérarchie et

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Journal de bord du Snark

la discipline à bord d’un bateau. Il n’avait rien dit jusqu’alors, mais


comme personne ne semblait vouloir faire quelque chose, que ce
soit sur le pont ou en bas, il avait pensé à cet expédient. Il y pensait
sans doute depuis longtemps, car les choses ne pouvaient continuer
comme cela.
Mon quart de nuit de huit à dix est toujours une joie. Il y a de tels
rayons de soleil flamboyants au crépuscule, et de tels levers de lune,
de tels mélanges de lumière bizarres avec la phosphorescence dans
l’eau, et je me penche souvent par-dessus la poupe pour regarder le
safran laisser derrière lui une traînée de lumière telle une queue de
comète 1. Les petites vagues se brisent et se déforment comme une
traînée de poudre, et chaque chose devient une merveille. On pense
calmement et simplement pendant ces heures solitaires, la nuit sur
les flots. Les artifices, les conventions et les pressions de la vie
ordinaire s’éloignent et semblent insignifiantes.

Jack s’est attelé à un article sur le bateau intitulé « L’Inconce-


vable et le Monstrueux » 2. Il relate les circonstances inouïes dans
lesquelles le Snark a été construit, après le tremblement de terre et
l’incendie, et il traite du piètre travail et des matériaux médiocres
qui nous furent échangés contre notre argent. Par exemple, le cou-
lisseau de drisse de pic 3 de la grand-voile a cassé net. Il a fallu
deux heures à trois hommes pour le remplacer par un autre, qui a

1. Ce phénomène est dû à la présence de plancton qui brille au contact des bulles


d’air causées par le déplacement du bateau. La raréfaction d’organismes microsco-
piques dans la mer le rend plus rare de nos jours.
2. Rassemblé avec quelques autres articles écrits par Jack London pendant cette
traversée et publié en français sous le titre « La Croisière du Snark ».
3. Une voile aurique a une forme trapézoïdale dont le côté supérieur est lacé sur
un espar articulé sur le mât par une de ses extrémités, nommé corne ou pic. Il est
hissé au moyen de deux drisses, une drisse de mât à l’extrémité coulissant sur le mât,
et une drisse de pic pour l’espar proprement dit. Cette drisse est souvent un palan,
surtout sur les bateaux de la taille du Snark, et la poulie coulisse sur un câble au
moyen d’une ferrure forgée en acier ou en bronze.

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Journal de bord du Snark

été prélevé sur un espar de rechange pour une autre voile. Une
demi-heure après qu’il eut été mis en place, il a cassé à son tour.
C’était le dernier que nous possédions, la corne a été transfilée au
mât avec un cordage, et c’est avec cet accoutrement et dans cet état
que nous devrons arriver à Honolulu, comme un oiseau de mer qui
patauge avec une aile cassée. Notez bien que ces deux pièces en
acier forgé avaient été réalisées sur commande ! Je me demande ce
que le fabricant avait contre nous !
À aucun moment nous n’oublions que notre fidèle petit navire ne
tient pas la cape ! Il y a un an jour pour jour, Jack et moi avons fait
un long voyage à cheval le long de la côte californienne. Cela vient
juste de me revenir, alors que je suis au milieu de l’océan – les
odeurs de la campagne adorable, le parfum du lilas des montagnes,
la chaleur de l’atmosphère poussiéreuse. Quelle vie que la nôtre, et
comme nous en profitons !

En mer, vendredi 3 mai 1907

Les alizés de nord-est se vengent. Le Snark court devant eux, avec


une grosse houle régulière telle qu’il m’a fallu mettre un oreiller
entre la coque et moi avant de m’endormir. Bert a pris un bon bain
sous le bout-dehors, et maintenant, habillé d’une tenue de bain
rouge 1 et coiffé d’un chapeau aux couleurs écarlates de Stanford, il
aide Roscoe à ranger la soute à matériel. Le pont, à grand renfort de
frottages et de nettoyages, retrouve un état respectable. Jack a mis
Tochigi debout et l’a collé à la barre, et l’exercice forcé a beaucoup

1. Pas question aux débuts du XXe siècle de se baigner avec un simple maillot !
Pour les hommes, la tenue de bain décente se présente comme un débardeur combiné
à un short. Pour les femmes, la partie basse est complétée de jupettes. Et le couvre-
chef aux couleurs de l’université – college en américain – est indispensable, comme
de nos jours.

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Journal de bord du Snark

amélioré sa condition. Martin est en état de cuisiner occasionnelle-


ment un repas et, dans des envolées fantaisistes, nous sert des spécia-
lités des profondeurs, comme du requin, de la baleine ou de la
daurade coryphène 1. Comme les légumes embarqués à Oakland sont
presque tous avariés, nous nous rabattons sur les conserves ou les
haricots.

Samedi 4 mai 1907

Nous déboulons dans la zone torride du climat hawaiien. Je suis


assise sur le coffre qui abrite le mécanisme de barre, et je barre avec
les pieds pendant que j’écris. Oh ! Cette eau et cet alizé ! Les grosses
lames bleu saphir, transparentes sous le soleil, sont couronnées de
crêtes blanches qui s’effondrent sous le vent établi. Une grosse
vague vient juste de nous prendre et de nous hisser très haut, et un
minuscule, tout petit embrun salé nous a mouillé le visage. Le Snark
est ce que les marins appellent un bateau « sec ». Et il navigue
facilement, sans donner de coups ou gigoter. Voici une montagne
bleue qui se dresse vers nous et semble annoncer un désastre, et
nous glissons par-dessus dans l’abysse bleu de l’autre côté, sans
même un heurt – juste une glissade énorme. Et le vent fort souffle
sans dévier de l’arrière, nous poussant vers les îles que nous
convoitons.
Le compas de route est devenu une part inconsciente de mon
esprit, que je dorme ou sois éveillée, et je vais souvent rôder au
milieu du navire aux environs du compas de référence. Je réfléchis en
termes de « ouest-sud-ouest » ou de « sud-demi-ouest » ou d’autres
expressions qui m’auraient paru être du chinois il y a un mois. Je suis
aussi capable de « lofer au vent » quand les hommes sont dans la

1. Il est peu vraisemblable que le Snark ait pêché une baleine, mais les espèces
de requins ou la daurade coryphène sont communs dans les alizés.

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Journal de bord du Snark

mâture en train de fixer quelque chose. Jack me donne des jolis petits
surnoms comme « la chérie du skipper », « la pochette surprise », « la
femme de Jack », je m’enorgueillis de me sentir vraiment très amari-
née. Et je me dois de rappeler que lorsque nous nous appelons
« camarade », cela n’a pas de rapport avec la navigation, c’est un
petit nom réciproque que nous nous donnons.

Lundi 6 mai 1907

C’est aujourd’hui la première fois que je me sens proche de la


Polynésie, toutes nos pensées sont tendues vers ce but. Les garçons
ont étalé une grande carte sur le coffre des bouquins dans la cabine,
avec notre si longue route tracée dessus. Cela ressemble à une traînée
titubante, car nous avons laissé le bateau se diriger tout seul la plu-
part du temps sous petite toile, pour éviter d’être tout le temps à la
barre. Nous ne sommes pas pressés. Avec l’artimon hissé et un bar-
reur en permanence, cela aurait été une autre histoire, car le Snark
peut aller tout droit avec un peu de chance. Il avance rudement bien
même tel qu’il est toilé en ce moment, lourdement chargé avec une
grand-voile mal établie, la trinquette et deux focs.
Le ciel s’est éclairci et nous sommes en mesure de lutter un peu
contre l’humidité de la cabine. Je me demande si nous pourrons
faire faire quelque chose sans devoir toujours en appeler à la disci-
pline. Personne ne semble s’en soucier. Roscoe a embarqué pour le
voyage comme capitaine, mais il n’a jamais rempli cette charge, et
son incapacité a démoralisé tout l’équipage. Je dors d’un sommeil
sporadique perturbé par des cauchemars durant lesquels j’essaie de
réveiller l’équipage, ou d’entraîner le Snark loin de San Francisco.
Éveillée, je m’efforce de faire un tas de choses indispensables, pour
voir si cela ne motivera pas quelqu’un d’autre. Même Tochigi, main-
tenant parfaitement guéri, semble incapable de comprendre que c’est

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Journal de bord du Snark

notre demeure, et qu’il faut accomplir les mêmes tâches à bord qu’à
la maison ! Ici aussi il nous faut de l’ordre.

Jeudi 9 mai 1907

Quelque chose d’« Inconcevable et Monstrueux » s’est produit !


Avant-hier, alors que les hommes essayaient de hisser le spinnaker
pour la première fois – la belle aile qui tire le bateau –, une grosse
pièce en acier forgé sur la bôme a menacé de ficher le camp. Aussi
nous n’avons pas utilisé le spinnaker pour raccourcir notre trajet
jusqu’à Honolulu.
Le pont a été lavé ! Je ne dis pas frotté, ni gratté, parce que déver-
ser quelques seaux d’eau sur les planches n’est en aucun cas frotter
ou gratter, et cela n’enlèvera pas la saleté accumulée.
Je n’aurais pas su que le pont avait été lavé si la claire-voie n’était
ouverte et que je sommeillais en dessous lorsque le déluge survint.
Jack et moi avons décidé que nous étions bien heureux de ne pas
être trop jeunes, même si quelques années en moins ne nous auraient
pas déplu. La jeunesse peut être un problème vis‑à-vis des autres
(excepté le capitaine qui a soixante ans), car notre esprit d’aventure
semble bien éloigné du leur. Quand Jack et moi sommes sur le pont,
ou à l’extrémité du bout-dehors à nous gaver de soleil et d’air pur,
regardant la vie des profondeurs et nous félicitant du simple fait de
vivre, les autres restent enfermés dans la cabine basse de plafond, à
lire, parler ou dormir, ou simplement à rester inertes et les mains
vides.
Nous avons bien taillé de la route avec une bonne brise sur une
mer grosse, suivis de quelques oiseaux blanc et gris avec une longue
queue appelés « oiseaux du bosco 1 », parce qu’ils ont des cris

1. Phaethon aethereus est un oiseau du grand large dans les régions tropicales,
doté de deux longues plumes de queue qui l’ont fait appeler « paille-en-queue » ou

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Journal de bord du Snark

rauques, qui ressemblent sans doute à ceux des boscos ordinaires,


prononcés « bo’s’n » évidemment.
Jack a commencé un nouvel article qui s’intitulera « L’aven-
ture » 1. Il y traite des candidatures variées qui nous sont parvenues
pour faire partie de l’équipage du Snark pour ce voyage autour du
monde.

Cette journée se termine avec un coucher de soleil sauvage qui


s’éternise – un coucher de soleil argenté et d’un blanc brillant, de
vagues lueurs dorée et rouge, et de larges rayons surgissant majes-
tueusement de l’horizon. Cela ne ressemblait à rien de ce que nous
avions pu voir à terre, et lorsque le soleil disparut derrière les vagues,
une lueur cuivrée subsista pendant presque une heure, mélangeant sa
teinte rougeâtre au sombre violet des eaux.

En mer, vendredi 10 mai 1907

Des nuages noirs menaçants se sont accumulés pendant mon


quart hier soir, et cela annonçait l’imminence d’un grain et de vent.
J’appelais Roscoe pour prendre la relève plutôt que Tochigi. Rien
d’alarmant ne survint pourtant, sauf un roulis exaspérant. La mer me
disait : « Attends un peu d’être dans un coup de vent, et tu verras ce
que c’est que de vrais rouleaux ! » J’attends, comme j’attends les
coryphènes et les daurades promises. Trop fatiguée pour faire un
somme dans la matinée, je rejoins Jack à la barre avant six heures.
Ce fut mon premier lever de soleil en mer, et le grand ciel du petit
matin était un tourbillon de nuages colorés mélangés aux rayons

« paille-en-cul » par les marins francophones. Le bosco, boatswain en anglais, bosun


si on retranscrit en phonétique, c’est le maître d’équipage, le plus haut gradé avant le
rang d’officier, et c’est un personnage de la plus haute importance sur un navire.
1. Publié dans « La Croisière du Snark ».

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Journal de bord du Snark

réfléchis par le bleu saphir brillant de l’océan. Nous avons vu un


poisson, oui, vraiment, nous l’avons vu, c’était un poisson volant !
Si vous ne me croyez pas, demandez à Jack ! Il en a vu deux, et il a
crié :
— Poisson volant ! Poisson volant !
Et ils se sont envolés haut dans les airs. À présent la ligne est à
la traîne pour une daurade coryphène, car il doit y en avoir là où il
y a des poissons volants.
Plus tard dans la journée, Jack me persuade d’aller à l’extrémité
du bout-dehors alors que la mer est grosse.
J’admets franchement que je tremblais en m’agrippant à l’espar,
les pieds posés sur l’acier à quelques centimètres seulement de
l’écume moutonnante. Mais le jeu en valait la chandelle et c’était
merveilleux de regarder le yacht foncer magnifiquement sur l’ondu-
lation des collines bleues, un de ses flancs bousculant les eaux
écumantes, puis l’autre, dans l’eau toute turquoise de soleil, fendant
les flots et les transformant en mousse laiteuse sous la coque. Nous
avons une telle diversité d’impressions en étant à l’extrémité du
bout-dehors ! L’homme à la barre est lointain, tout là-bas en bas.
Quand une montagne salée surgit derrière lui, le voilà qui s’élève
au-dessus de nous. Mais, dans ce balancement, il ne s’envole
jamais, car à notre tour nos pieds trempés se soulèvent après avoir
plongé dans l’eau, alors que le vaillant Snark s’élance dans un nou-
vel élan.
Mais il n’y a pas eu que des joies aujourd’hui. J’ai fait un malaise,
et Jack aussi par procuration. Il n’en savait rien jusqu’à ce qu’il me
suive en bas pour faire une partie de cribbage 1. Il m’a retrouvée
affalée sur le plancher, incapable de dire un mot. Devant moi, Roscoe
me regardait bizarrement, et au-dessus Martin me contemplait avec
suspicion, et dit :
— Eh bien, dans le Kansas, dans ma famille, les femmes pleurent
quand elles tombent comme ça.

1. Jeu de cartes très répandu dans les pays anglo-saxons.

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Je ne pouvais pas pleurer, cela faisait trop mal. Je ne suis pas très
lourde, peut-être 68 kilos, mais cette masse au bout d’un petit coude,
après une chute de 1,80 m, cela n’est pas rien. Mes semelles de
caoutchouc étaient mouillées et j’avais glissé du haut des marches.
Non je n’ai pas versé une larme, pas à ce moment-là. Mais lorsque
j’ai été seule à la barre, sous les étoiles, j’ai gémi comme une petite
fille.

En mer, lundi 13 mai 1907

« L’Inconcevable et le Monstrueux » est de sortie de nouveau. Le


fond du plat en terre cuite contenant les haricots a cassé, dans le four,
alors que mijotaient un mélange délicieux de frijoles 1, tomates,
oignons, ail, piment de Cayenne et huile d’olive ! Mon grand plat en
terre, mon noble plat en terre, mon plat en terre si fameux, est cassé !
Qui n’a jamais entendu parler d’un plat en terre brisé en autant de
morceaux ? Je préfère l’oublier. Mais jamais rien de banal ne se passe
à bord du Snark. L’univers y est particulier et d’une variété inhabi-
tuelle – un univers double, pour faire court. Vous pouvez ne pas
l’avoir entendu, mais Roscoe fait le voyage sur le côté interne de la
croûte terrestre, alors que le reste d’entre nous croit profondément
que nous progressons sur le côté externe (sauf Bert qui fait un blo-
cage avec la cosmologie), entourés d’un système astronomique déter-
miné. Soit Roscoe trouvera un trou pour se hisser dans notre strate,
soit nous serons obligés de plonger à travers un puits tiède, et je ne
sais pas quelle solution alternative est la plus improbable. Non, il ne
se passe rien de courant à bord du Snark durant ce voyage. Je ne
serais pas surprise si l’eau était jaune canari et le ciel vert. J’ai oublié

1. Les haricots rouges du Mexique sont un ingrédient de base de la cuisine


américaine.

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de parler des daurades coryphènes : il n’y en a aucune ! Mais il y a


profusion de poissons volants.
C’est une belle journée ensoleillée, je suis restée à la barre pen-
dant une heure et demie tout en écrivant. Tout le monde est en
bonne santé maintenant, mais sans entrain ni volonté ni souci de
fierté à propos du bateau. Lorsqu’ils ne sont pas en train de s’occu-
per mollement, ils restent assis en bas, à spéculer tristement sur la
date de notre arrivée à Honolulu. Je crois que Jack et moi sommes
les seuls à ne pas avoir cure de la durée du voyage. Nous sommes
heureux de naviguer, et de voir l’allégresse, la beauté et la vie de
chaque chose autour de nous. Chaque heure est pleine de charme. Je
me réjouis de voir que Jack a inconsciemment retrouvé sa démarche
légère que j’appelle sa « marche joyeuse », son sourire est un rayon
de soleil.
Hier j’ai ri toute seule, assise les pieds par-dessus le plat-bord sous
le vent, barbotant dans l’eau tiède gargouillant le long du bord. La
prochaine fois, je mettrais une tenue de bain. Jack refuse de se joindre
à moi, disant qu’il préfère se mouiller complètement quand il en a
envie, mais il me surveille d’un œil prudent, car il serait vraiment
indécent de perdre un « homme à la mer », surtout si cet homme est
une femme qui sait à peine se maintenir à la surface dans de l’eau
calme. À quinze heures, nous sommes descendus pour répondre à
tout un tas de courrier, Jack me dictant à travers la petite embrasure
qui relie nos cabines.
Le coucher du soleil hier soir nous a retenus une heure, passée
sur le capot du puits à chaînes, dans le tangage de la longue respi-
ration océanique. C’est la première fois que le soleil se couche
dans la mer sans être caché par un banc de nuages. Il a disparu
lentement à travers des brumes arc-en-ciel, boule orange insipide
que nous pouvions suivre jusqu’au bout sans fatiguer nos yeux.
Les grosses vagues violettes du crépuscule se levaient et se bri-
saient sur elle, passant lentement du rose clair des coquillages à un
vieux rose grisâtre. Mais peu importe la pâleur des teintes tropi-
cales, elles sont simples et franches. Avec en mémoire la beauté de

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Journal de bord du Snark

la fin du jour, je pris la barre à vingt heures, et j’appréciais la


solitude habituelle quand je fus détournée brutalement de ma dis-
traction bienheureuse à la vue d’une tête chauve apparaissant par le
capot de la salle des machines, et une voix coléreuse et accusatrice
lança :
— Comment voulez-vous que quelqu’un puisse dormir alors que
vous faites autant de bruit ?
J’étais seulement en train de chanter !

Mercredi 15 mai 1907

Je viens de passer la meilleure matinée du monde. Et pas seule-


ment parce que j’ai pu dormir durant deux bonnes nuits… Aujour-
d’hui, le cercle de la mer est saphir profond, les nuages des alizés
s’alignent en tas bouffis désordonnés ici et là-bas sur le bleu de
l’horizon, ces nuages que nous attendons depuis si longtemps, alors
qu’une nuée d’un blanc poreux suit le soleil et en tempère la
chaleur.
Nous naviguons plutôt bien sur une mer lisse, avec un vent
modéré. À vingt et une heures, le cap est modifié pour du « ouest-
nord-ouest vrai, pour passer à 25 milles de Maui 1 ».
Jack ressemble à l’image même du marin, à la barre, vêtu de
blanc sur l’arrière-plan liquide. Bert est en train de briquer le pont.
(Je suis heureuse qu’il y ait un peu d’activité sur le pont, car la nuit
dernière, alors que je lâchais la barre sous un grain pour couvrir la
claire-voie de la soute qui avait été laissée malencontreusement
ouverte, j’ai manqué me casser le cou sur un sac de charbon qui
traînait depuis des jours en travers du passavant.) Martin prépare un

1. Deuxième plus grande île de l’archipel d’Hawaii, nommée du nom du demi-


dieu polynésien qui l’aurait pêchée au fond de l’océan dans la mythologie
hawaiienne.

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Journal de bord du Snark

Un mot maintenant : Jack a été sévèrement accusé, par des cri-


tiques littéraires ignorants qui n’ont jamais voyagé, d’irréalité et de
mensonge dans les contes qu’il écrit sur les contrées cannibales que
nous avons visitées, comme dans son roman L’Aventure. Et pour-
tant, en cette année de notre Seigneur 1915, nous avons encore
fraîche dans nos esprits la nouvelle parvenue tardivement dans nos
mains que le capitaine Keller, de l’Eugénie, qui est venu à notre
secours sur la côte de Malaita, et Claude Bernays de la plantation de
Pennduffryn, ont tous deux perdu leurs têtes dans les Salomon, le
premier à bord de son navire, le second dans sa propre plantation.
Pauvre Darbishire, mort de la dysenterie aux îles Gilbert l’an dernier
seulement, et qui laisse une jeune femme anglaise et un gentil petit
garçon. C’est toujours un doux souvenir, pour Jack et moi, que
notre vie sur le Snark, Martin et Nakata ont juré de nous suivre dans
toute autre aventure que nous pourrions entreprendre. Il y a mainte-
nant une petite Mme Martin qui désire aussi être du nombre.
Croyez-le ou non, vous qui avez peu de foi dans la joie qui fut la
nôtre durant ce voyage, notre dernier espoir de bonheur terrestre
serait de pouvoir prendre la mer sur un autre bateau plus grand, et
de recommencer, avec plus de sagesse, à naviguer sous le soleil des
tropiques.
Cet ouvrage a été mis en page par IGS-CP
à L’Isle-d’Espagnac (16)

No d'édition : L.01EBNN000346.N001
Dépôt légal : mars 2015

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