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le dernier chant
des insoumises
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Publié avec le concours du Service de
Coopération et d’Action Culturelle de
l’Ambassade de France au Maroc
4
hamid bénani
Le dernier chant
des insoumises
roman
5
À ma mère, Loubaba,
j’en suis le fils unique.
À Louad’ha,
l’esclave affranchie qui m’a donné
toute son affection.
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« Ce qui n’est pas chanté n’est pas vrai »
Proverbe Aït-Atta
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Table des matières
Le souvenir...........................................................................................
Pères, qu’avez-vous fait de la mort de vos enfants ?.........................
La renaissance......................................................................................
On y restera pour toujours.................................................................
Plus homme qu’auparavant...............................................................
Une armée des justes........................................................................
La fiancée de la pluie........................................................................
Un cadeau du ciel..............................................................................
Ses désirs font autorité......................................................................
Face à l’ogre.....................................................................................
Mon chien n’aime pas ce bougnoul..................................................
Les rapaces.......................................................................................
L’Ancêtre..........................................................................................
La voix de ma mère..........................................................................
L’ascension...........................................................................................
J’ai cherché des Berbères..................................................................
Te voilà devenu un autre homme......................................................
Tu ne pourras pas gagner tout seul..................................................
Il vaut mieux être bouffé par les lions.............................................
Fissa, bourricots.............................................................................
L’épreuve............................................................................................
Le bivouac dans la mosquée...........................................................
Pirouettes et entrechats...................................................................
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Le gladiateur romain.......................................................................
La fuite de Zahra.............................................................................
Le pain de sucre..............................................................................
Dans la grotte des amours secrètes..................................................
Des âmes pures...............................................................................
Tu me griffais le visage..................................................................
Nouvelle alliance............................................................................
Sous les décombres.........................................................................
Les amazones et l’enfant prodige....................................................
Un conte..........................................................................................
Un sein unique................................................................................
Les Romaines.................................................................................
La chemise du condamné................................................................
Trois balles en argent......................................................................
C’est long de mourir !.....................................................................
La chute..............................................................................................
Le cheikh a parlé.............................................................................
L’aveuglement................................................................................
Le Retour............................................................................................
C’est le mien de destin…................................................................
L’infant mélodieux.........................................................................
Dernier amour.................................................................................
Paix des braves ; paix des dupes.....................................................
L’envol...............................................................................................
Sois un homme… libre !.................................................................
Après-lire Genèse d’un roman.......................................................
Glossaire & notes de l’auteur (ordre alphabétique).........................
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Le souvenir
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Pères, qu’avez-vous fait de la mort de vos enfants ?
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J’ai gravi difficilement les dernières pentes pour arriver jusqu’ici. Malgré
ma vieillesse et ma faiblesse, j’ai tenu à faire ce voyage à pied. C’est plutôt
Hammou qui a rechigné. Heureusement que j’ai demandé à Banini, ce
hartani fidèle compagnon qui me sert de guide au cours de ce pèlerinage,
d’amener sa mule. Je pensais que c’était moi qui pouvais en avoir besoin,
pourtant Hammou ne se s’est pas gêné pour la monter tout le temps.
Je tâte le sol à l’aide de mon bâton et je m’arrête juste au bord de
la falaise qui surplombe la vallée, face à ce panorama que je ne verrai
sûrement plus jamais. Je me souviens de la montagne en schiste noir.
De la neige toute blanche qui en recouvrait en cette saison les flancs
et les sommets. Un paysage d’un univers autre, m’avaient toujours
affirmé les étrangers à la région qui la parcouraient en visiteurs.
Je me tourne vers Hammou et l’appelle :
– Hammou ! … mon enfant… Vois-tu ? …
Il ne me répond pas tout de suite. Je le sens courir pour me rejoindre
afin de me tenir compagnie. Je le devine me fixant de son regard vif et
espiègle. Après un moment, je l’entends enfin me répondre :
– Oui, je vois la montagne !
… Je lui précise :
– C’est le Bou-Gafer ! …
Je touche de nouveau avec mon bâton le bord de la falaise. Puis je
le tends comme pour fouiller l’espace qui me sépare de la montagne.
Hammou s’inquiète et me retient par la manche :
– Attention sidi !
Je souris et lui tends la main pour lui frôler la tête. J’entends derrière
moi Banini, qui ne m’avait pas quitté d’une semelle, s’agiter :
– Si Saïd, recule ! Tu vas
glisser ! Je fais un geste pour le
rassurer.
Brusquement, une forte rafale de vent se lève et chasse la neige. Une
pluie drue de grêlons se met à tomber et Hammou se blottit contre moi.
Puis la pluie cesse tout à coup, et Hammou se met à crier :
– Sidi ! Ah, que le ciel est beau ! Dommage que tu ne puisses le
contempler.
Je lève la tête vers le ciel et fixe de mes yeux éteints le soleil. Je suis
tendu et j’attends quelque chose avec toute la force de mon âme… Un chant
me parvient bientôt distinctement ; une voix de femme. Un bonheur intense
inonde mon cœur. Soudain, je vois ! Aveugle je suis, mais je vois ! Cela
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ressemble aux images récurrentes de mon rêve !
Au fond de la vallée passent plusieurs files d’hommes tous
sommai-rement habillés de tuniques grossières, taillées dans un tissu
en toile de jute grise. Ils ont la tête basse, le visage dur, lugubre.
Pourtant ils sont tout jeunes. Je confie à Hammou :
– Oui, je vois !
– Tu vois, sidi ? me répond-il étonné.
Au milieu des hommes, un petit groupe de femmes, tout aussi
jeunes, marchent fièrement. Elles ont des habits qui contrastent avec
l’accou-trement des hommes. Leurs longues chevelures flottent au
vent. Elles portent chacune en bandoulière, sur le côté droit derrière
le dos, un vieux fusil, et sur l’épaule gauche un bandeau gris qui leur
enserre en diagonale le sein droit. Au milieu de ce groupe de
femmes, une jeune fille habillée et harnachée comme elles. C’est elle
qui chante. Elle tient par la main un enfant de cinq ans, richement
habillé comme apprêté pour une fête et il porte sur la tête une sorte
de couronne faite de feuilles de palmier tressées. Je m’extasie :
– Vois-tu l’enfant ? L’enfant
couronné ! Il répond :
– Non... Je ne vois qu’un grand cercle dans le ciel avec plein de
couleurs. Ce qu’il est beau !
Je me mets en colère et lui crie :
– Serais-tu plus aveugle que moi ? Aurais-tu donc des yeux pour ne
point voir ? Mais entends-tu au moins chanter la jeune fille ? Écoute !
Écoute donc ce qu’elle chante…
J’entends distinctement les paroles qui se répètent sans cesse en un
refrain: «Pères, qu’avez-vous fait de la mort de vos enfants?...».
Hammou lâche brusquement ma manche :
– Je n’entends rien !
Je le gronde :
– Va ! Je ne t’aime plus ! Je me demande pourquoi je t’ai fait venir
jusqu’ici !
Je le sens qui s’éloigne de moi en grognant, encore plus fâché que
moi. Je regrette aussitôt ma réaction, sachant que la pire des offenses
pour lui est que je lui exprime ma désaffection. Je m’adresse alors à
Banini debout derrière moi :
– Et toi, as-tu entendu ce chant ?
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Il ne me répond pas. Je l’entends appeler Hammou et partir le chercher.
J’appelle à mon tour l’enfant, espérant la réconciliation :
– Mon trésor, regarde... Ils reviennent ! Je les vois... L’enfant couronné...
le dernier...
Hammou ne me répond pas. Je l’entends, derrière moi, répéter d’une
voix affectée à Banini ce qu’il voit dans le ciel. Et celui-ci de s’extasier :
– Mais oui ! C’est ce qu’on appelle la ceinture de Lalla Fatim-Zahra…
Cette réponse me ramène à cette évidence : nous ne voyons pas tous
la même chose. C’est dur d’être seul. Ne pas être compris est le pire
châtiment infligé à un homme. Je me demande si j’existe encore aux
yeux des autres. Mon Dieu, tu m’as privé du bien le plus précieux sur
cette terre. Me passer de tout sauf de mes yeux. Mais je ne me révolte
pas contre Toi, je me soumets et j’accepte sans protester mon sort.
Le cœur serré d’une profonde tristesse, je reviens à ma vision,
persuadé que je ne suis pas dans un songe, même si elle ressemble à
mes rêves de ces tout derniers jours.
Maintenant, je vois une volée de grands rapaces qui tournoient au-dessus
du cortège. L’un d’eux vient virevolter juste au-dessus de ma tête. Il se
rapproche et me frôle de son aile. Je suis effrayé et recule. Il fond sur moi,
je me protège le visage du bras. Puis j’essaie de le chasser à l’aide de mon
bâton. Mes coups ne l’atteignent pas. Je me débats comme un forcené pour
l’éloigner. En vain. Épuisé à force de gesticuler dans tous les sens, je tombe
face contre terre. Hammou et Banini viennent me porter secours. J’entends
une voix enfantine émue me demander :
– Sidi... Tu as mal ?
Banini me retourne et je sens penché sur moi le visage de
Hammou. Je tends les mains pour lui toucher le visage et lui souris :
– Oui, tu n’as pas entendu, parce que c’est à moi qu’ils s’adressaient…
– Oui, sidi, c’est pour ça que je n’ai rien entendu ! ironise-t-il.
– Je leur dois une réponse. Je ne peux pas laisser toutes ces âmes
tourmentées sans réponse ! lui dis-je.
J’entends le rire sonore de Hammou m’interrogeant :
– De quoi parles-tu sidi ? Et qui sont ces gens auxquels tu fais
allusion ? Je me redresse et lui réponds :
– Je te raconterai l’histoire de cet enfant, ainsi que celle de ces
hommes et de ces femmes qui sont tous passés dans la vallée.
Je sens mon petit que j’ai élevé depuis sa première année et le hartani,
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que j’ai connu il y a des décennies et avec qui j’ai partagé les joies et
les peines, me regarder comme si tout à coup je leur devenais
étranger. Personne ne me croit. J’en suis peiné. Mais je les
comprends. Ils ne peuvent pas savoir. Après tout, c’est moi seul que
les revenants ont convoqué en ces lieux.
– Alors, raconte-moi ! me relance Hammou.
Il y avait dans sa voix un mélange de défi et de moquerie. C’est
moi qui suis maintenant l’enfant, et lui il est l’homme à qui on ne la
fait pas. Je lui pardonne son innocence. Je reste un moment
silencieux. Je me relève et m’assieds, les jambes croisées. Hammou
me presse, décidé à me faire parler :
– Raconte, maintenant !
Je reste calme et lui souris :
– Oui, je vais te raconter… Mais auras-tu la patience de m’écouter
jusqu’au bout ?
Il me répond par un oui qu’il prolonge pour me signifier son impatience
de m’écouter. Je veux éprouver son désir réel de s’intéresser à mon récit :
– Cela va durer des jours et des jours…
Il me répond de la même manière.
– Alors, rentrons à la maison… Toutefois, je te promets que je
commen-cerai tout de suite mon récit en cours de chemin.
Banini m’aide à monter sur la mule et installe devant moi
Hammou qui ne cesse d’exprimer sa joie. Nous prenons le chemin du
retour, serrant mon enfant contre moi et lui parlant :
– Ce que je vais te raconter, je l’ai vécu et je l’ai vu de mes
propres yeux. Enfin je l’ai vu quand j’en avais… Il m’a aussi été
rapporté par mes amis et connaissances qui en ont été les témoins…
Ou alors j’en ai pris connaissance uniquement par ouï-dire …
Je marque un temps et commence mon récit, espérant que cela
m’aidera aussi à répondre à la question des Revenants qui continue à
résonner dans ma tête de façon lancinante : « Pères, qu’avez-vous
fait de la mort de vos enfants ? »
C’est alors que j’entame mon récit :
« Il était une fois, au temps où les armées coloniales envahissaient
pour la seconde fois le Tafilalet… Riche par ses oasis verdoyantes et ses
majestueux palmiers aux récoltes abondantes, le Tafilalet était une terre
de paix restée longtemps le cœur vivant et libre du pays. La seule région
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qui a su résister et repousser les armées coloniales comme
les hordes de leur allié le pacha Iglioua. Il fallait alors
absolument au système colonial boucler sa domination en
soumettant totalement le Tafilalet demeuré libre jusqu’en
1930. Les officiers colonisateurs ont rêvé de cette
reconquête et l’ont soigneusement préparée pendant près de
dix années, depuis leur défaite de 1919… »
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La renaissance
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On y restera pour toujours
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encore de résister. Des hommes et des femmes, Aït-Atta, haratines et
juifs, diversement habillés de blanc et de bleu, de noir et rouge, sortaient
de leur cachette et s’avançaient poussant des cris et des lamentations en
direction des goumiers qui les chassaient à coups de crosse. Les
supplétifs semaient la terreur et saccageaient les maisons…
Des jeunes filles sortaient en pleurant… Des enfants couraient en tout
sens. Des hommes étaient faits prisonniers et battus, des femmes et des
adolescentes étaient violées. Ceux qui parvenaient à échapper à la terreur
s’éparpillaient en tout sens, dans les étroites ruelles à la recherche d’un
improbable refuge. Ils croisaient dans leur course éperdue leurs propres
animaux domestiques qui se dispersaient épouvantés.
De ma position, je pouvais distinguer une bande de guerriers, cavaliers et
fantassins, mal fagotés, parfois en guenilles. Ils étaient armés pour la
plupart de vieux fusils bouchfer. Ils refluaient en désordre dans la steppe
environnante. Leur chef, un petit homme sec au teint hâve, était le fameux
Belgacem, potentat sanguinaire tant redouté ; debout sur les étriers de son
cheval noir, il regardait placide et sans réagir la débandade de ses troupes. Il
se contentait, les yeux et les mains levés au ciel, de réciter une prière,
oscillant de la tête dans une attitude de déprécation.
Le cavalier masqué qui n’était autre que Ameur, mon ami de
toujours, flanqué de ses inséparables compagnons, H’da et Ouzine,
revint se réfugier près de moi. Ils revenaient tous de la palmeraie où
ils avaient tenté de s’opposer à l’avancée des supplétifs de l’armée
coloniale. Ils me rappor-tèrent le fait d’armes que je venais d’observer
grâce à ma lunette. Un petit moment fugitif de fierté et de bonheur au
beau milieu du cyclone de la guerre cruelle qui nous était infligée.
Encore tout essoufflé, Ameur me dit l’air désespéré :
– Belgacem se retire avec tous ses hommes, sans essayer de
résister. H’da pour sa part rageait :
– Il a déserté le combat sans autre état d’âme.
Ouzine écumait :
– Ce qu’on dit de lui est donc vrai.
Je rapportai ce que je venais d’observer :
– Je l’ai vu désemparé, comme un pauvre
diable. Ameur me rit au nez :
– C’est un sacré simulateur !
Je restais incrédule :
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– Est-il donc un traître ?
Et Ameur de conclure :
– C’est là plus qu’une trahison… C’est une conspiration… Nous
ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Peut-on se fier à un tyran
pour organiser la résistance de tout un peuple ? conclut-il gravement.
Le vacarme assourdissant d’une escadrille d’avions volant à basse
altitude au-dessus de nos têtes noya nos paroles et assujettit nos corps
à une vibration à laquelle nous n’étions certes pas habitués. Ainsi
terrassés, nous nous couchâmes par terre. Nos chevaux effrayés
détalèrent brusquement et s’éloignèrent au loin dans la steppe.
Les avions se dirigeaient vers la palmeraie et commençaient leur
bombardement sur les environs du ksar pour briser toute velléité de
résistance. Au loin les troupes de Belgacem en fuite étaient dispersées
par les incessants mitraillages aériens. Beaucoup de cadavres jonchaient
le sol. Les survivants abandonnaient leurs chevaux pour se réfugier ici
et là dans des grottes ou dans d’autres cavités.
Sur une autre colline qui surplombait le ksar, un célèbre officier
français, vêtu d’une veste rouge chamarrée de décorations, sa canne
de jonc cerclée d’or dans une main, observait par ses jumelles
l’écrasement des défenseurs de Rissani. Visiblement, il exultait et
poussait des cris de joie. Il était entouré de ses lieutenants, de ses
proches collaborateurs, et de quelques supplétifs qui l’imitaient en
applaudissant à tout rompre. C’était le fameux capitaine Balmorel. À
ce moment-là je ne savais encore rien de lui.
Les bombardements et les mitraillages cessèrent pour laisser le
silence s’installer, inquiétant, parce que gros de menaces, l’œil du
cyclone avant le redoublement des férocités. On n’entendait plus que
le martèlement des sabots de centaines de chevaux sans cavaliers qui
cavalcadaient furieu-sement au hasard dans la steppe.
Lahcen, un chaouch dont je conterai l’histoire plus tard et à qui je
dois l’essentiel des récits de guerre que je rapporte ici, faisait partie
de la garde rapprochée du capitaine français. Il me dira plus tard ce
qu’ils avaient lancé en chœur avec une sacrée fureur :
– Nous allons refaire le Tafilalet… C’en est fini de Belgacem !
Le capitaine Balmorel aurait ajouté, forçant encore plus la voix :
– Cette fois-ci, on y reste pour de bon !
Le médecin-major Vilar, plus mesuré, essaya de les calmer quelque peu.
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– Ah, il est plus difficile de conserver que de
conquérir ! Balmorel encore excité renchérit :
– Cette fois, ça ne bougera pas d’un iota !
Il s’adressa ensuite à un officier de sa suite, le chef des sapeurs :
– Envoyez tout de suite un message au Général.
Quelques instants plus tard, Balmorel à la tête de ses hommes, le
revolver brandi, faisait son entrée triomphale par la grande porte du
ksar. Lahcen me rapporta qu’à ce moment-là un sous-officier
s’approcha de l’officier pour lui annoncer :
– Mon capitaine, le seul bâtiment encore salubre est la
mosquée. Le capitaine Balmorel ordonna alors :
– Installez-y le bivouac, on verra après.
Le major Vilar s’empressa aussitôt à côté de Balmorel et lui souffla :
– On risque d’essuyer les foudres de la colère de
Rabat. Le capitaine contrarié lui rétorqua :
– Oui, je sais ce qu’ils vont dire… Respecter les lieux de culte
musulman… Ce ne sera en fait que du provisoire en attendant, rassure-toi.
Un officier, autre chef des sapeurs, vint tout près et lui souffla à mi-voix :
– Mon capitaine, on n’a pas pu envoyer de message, ils ont coupé
tous les fils !
Balmorel s’écria, hilare et ricanant à la fois :
– Ah ! les salopards ! Envoyez les pigeons. Il faut que le Général
fête aujourd’hui même sans tarder notre victoire.
Les troupes coloniales se rendaient maîtres d’un Rissani en ruine.
Nous ne pouvions, mes compagnons et moi-même, que constater
avec amertume notre défaite.
Brusquement, une pluie de projectiles s’abattit autour de nous,
déchirant et faisant voler en éclats au-dessus de nos têtes les feuillages
des palmiers. Nous quittâmes précipitamment notre cachette pour nous
réfugier derrière un tertre, un abri qui nous paraissait bien plus sûr.
Toutefois les tirs nourris continuaient à crépiter autour de nous. Il
semblait que cette fois-ci, nous soyons spécialement visés. Pour apaiser ma
frayeur, je serrais dans ma main la petite amulette en cuir blanc que je
portais toujours au cou. Les deux compagnons de Ameur se mirent à crier et
à pousser force hurlements. Cela par forfanterie pure comme pour se
redonner du courage et de l’assurance. Brusquement, ils se turent et
restèrent immobiles comme plongés dans une soudaine déprime.
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Nous quittions la palmeraie. Je suivis Ameur comme si j’étais son ombre. Sa
présence et son voisinage me rassuraient. Nous grimpions rapidement un
mamelon pour nous réfugier à l’intérieur d’une des nombreuses grottes qui
parsemaient la région. Nous nous retournâmes ensuite un moment pour
regarder de loin l’entrée triomphale des troupes coloniales
à Rissani. Ameur se saisit de ma longue-vue, que je ne lui laissais
prendre qu’avec réticence car je craignais qu’il ne veuille la garder
par-devers lui et, décemment, je ne pouvais la lui refuser. Il se mit à
observer son objectif longuement et dit calmement :
– Rissani est sous la chape de plomb… Mais je jure que nous y
reviendrons tôt ou tard.
Il me rendit mon miroir et, railleur, me lança une pique :
– Tiens voilà ton joujou, ne le perds pas, sinon ton papy te grondera …
Il faisait ainsi ironiquement allusion à Baha, le cheikh de l’oasis
d’Asrir qui m’avait adopté depuis ma tendre enfance. Ensuite, il me
demanda d’un ton ferme :
– Retourne à Asrir pour l’avertir. Moi je vais annoncer la
mauvaise nouvelle à Balsam.
Je ne pus réprimer un mouvement de déception. Il s’en aperçut et
insista :
– Il faut que tu rentres, maintenant ça va devenir encore plus
difficile. Je protestai vivement :
– Je veux rester avec vous !
Ameur garda son calme :
– Tu nous rejoindras plus tard, je te dirai quand… À bientôt, sois
prudent.
Il s’éloigna avec ses deux compagnons, me laissant cloué sur place
les regarder sans réaction. Après un moment, ils se retournèrent, me
firent un signe d’adieu et se parlèrent à voix basse. Je devinais sans
peine que c’était à mon propos. Ameur conclut l’échange élevant
quelque peu la voix, manifestement pour que j’entende :
– Ce n’est encore qu’un gamin.
H’da ironisa parlant haut et plutôt fort :
– Oui, il porte encore autour du cou l’amulette que sa mère lui
avait offerte.
Ameur sourit et me fit un geste en guise d’adieu.
Ce fut avec peine que je parvins à retrouver mon cheval et à le maîtriser.
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Je trottai ensuite dans la steppe en direction d’Asrir, ruminant l’humi-
liation d’avoir été si manifestement infantilisé par mes compagnons de
combat. J’avais pourtant dix-sept ans bien sonnés. À cet âge, on est déjà
un homme. Mais peut-être ma silhouette gracile d’adolescent immature
me jouait-elle des tours. Je décidai fermement de refuser dorénavant de
me laisser traiter de cette déplaisante manière.
Brusquement, je tournai bride et m’arrêtai. Je sentais monter en moi
un accès de colère. L’envie me prit d’aller les rejoindre et de leur
imposer ma présence. Je pointai en leur direction mon miroir. Ils
s’éloignaient dans la vaste étendue, mais je les voyais encore si proches.
Le fait de les observer à si grande distance sans qu’ils s’en aperçoivent
m’apaisa quelque peu, comme si cela me donnait une espèce d’avantage
décisif sur eux. Je me sentis apaisé d’avoir eu ainsi une petite revanche.
Je repris mon chemin en direction d’Asrir plus serein.
Comme j’étais heureux de pouvoir utiliser à ma guise le miroir. J’avais
donné ce nom à cet objet pour me l’apprivoiser, comme un compagnon
fidèle. De scruter clairement les lointains, comme si le monde envi-ronnant
était à ma portée, me donnait un sentiment de liberté et de puissance. Je
pouvais ainsi chaque fois que je le désirais sortir de mon village et
m’éloigner au-delà de la steppe et de la montagne, observer les tentes des
nomades de la palmeraie et les épier jusque dans leur intimité.
C’était un bel instrument en écaille et argent. Il avait été offert à Baha
par un haut personnage, son ami de longue date. Mais il ne l’utilisait que
rarement, lorsque la nécessité l’y appelait. Il était le maître, il n’avait pas
besoin comme moi de ce jouet pour essayer de s’évader de sa condition.
Je le repliai avec soin et le dissimulai dans le capuchon de ma djellaba
que je ramenai devant moi pour pouvoir le serrer contre ma poitrine,
objet précieux. Cependant, je pensais déjà à la ruse que j’allais imaginer
pour que Baha ne sache rien de mon larcin, car je l’avais subtilisé sans
son autorisation. Mon envie de le posséder et l’avoir vraiment entre mes
mains dans cette aventure, dont il ne savait rien d’ailleurs, était tellement
forte que je ne voulais pas encourir le risque d’un refus.
Me revenait à l’esprit un souvenir douloureux. C’était lors de la visite
d’un ami de Baha, un hôte de marque qui à cette occasion lui offrit ce
« miroir d’Inde ». C’était un objet rare, se vantait-il, acheté lors de son
dernier pèlerinage à La Mecque. Le soir venu, nous étions sortis, comme
d’habitude en été, dîner sur la terrasse. Les hommes seulement, quand il y
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avait un invité étranger. C’était une belle nuit de pleine lune et
l’homme voulait alors surprendre et étonner Baha en exhibant la
longue-vue et la pointer sur l’astre de nuit. Il demanda à son hôte de
s’approcher et de regarder à travers la lunette. C’était la première fois
que je voyais Baha exprimer un si vif intérêt pour ce qu’il regardait.
Les deux hommes ne cessèrent de s’extasier sur ce qu’ils observaient
de conserve, commentant avec admiration respectueuse le spectacle
qui s’offrait à leurs yeux, et de remercier à l’envie Dieu, lui rendant
grâce pour son pouvoir et son omnipotence.
– Gloire au créateur de l’univers… gloire à sa toute-puissance
illimitée, ne cessaient-ils de s’exclamer avec ferveur.
Je les regardais avec une convoitise non dissimulée, voulant partager
avec eux le spectacle. Ma curiosité était à son comble. Je m’approchai et
manifestai ma présence par une légère toux, ne quittant pas des yeux
envieux la lunette. J’attendais que l’un d’eux me tende l’objet pour
partager concrètement leur émerveillement, mais en vain. Ils avaient
continué à s’exalter et à échanger leurs impressions comme si je n’étais
pas là. Un simple matou sans importance qui les observait. Moi qui n’en
pouvais plus d’attendre ! D’un geste, le visiteur me signifia de m’écarter.
Je regardai Baha dans l’espoir qu’il vienne à ma rescousse. Il ne réagit
pas et je m’éloignai, ravalant mon envie, rongé par l’humiliation, au bord
des larmes.
Plusieurs jours après le départ de l’hôte, Baha se désintéressa
complètement de la longue-vue. Je pus alors la subtiliser de sa cachette pour
observer à loisir à mon tour la lune. En effet, c’était un beau spectacle. La
lune paraissait ronde, une sphère parfaite, éclatante de lumière avec des
reliefs qui lui donnaient l’aspect d’un astre qui surveillait la terre. Eh oui,
à l’époque Baha croyait que la lune était un disque plat et qu’elle fondait
à chaque cycle pour renaître, chaque mois, par la grâce divine.
Reste que l’heure était grave, il fallait pour le moment que je songe plutôt
à la manière dont j’allais annoncer à Baha ce qui venait de se passer
à Asrir. À moins qu’il n’en soit déjà informé, les nouvelles se
propagent si vite, s’agissant d’un si tragique événement.
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Plus homme qu’auparavant
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Là, nous passions des heures entières ensemble et je l’écoutais bien sûr
plus souvent que je ne lui parlais. C’est là que j’ai tout appris de la vraie
vie. À travers ses paroles, je découvrais le monde et les hommes. Il était
illettré, comme beaucoup d’hommes de sa condition sociale, mais les
épreuves de la vie l’avaient mûri et l’expérience des choses lui avait donné
sagesse et assurance. Il m’instruisait des divers dangers que courait notre
tribu, et surtout du devoir pour chacun de rallier les rangs de la résistance.
Parfois, je lui racontais quelques bribes de mon passé. Il
m’écoutait alors patiemment et il avait toujours le mot juste pour
conclure mon récit et me faire voir les choses sous un angle différent.
Chaque fois que je le quittais pour revenir à la tighremt, je me sentais
plus mûr, enfin plus adulte qu’auparavant.
Petit à petit, il m’initia à la chasse au faucon et m’apprit à monter
à cheval. Il me calait devant lui, coincé entre le montant avant de la
selle et son ventre, et m’emmenait faire de grandes randonnées.
Quand on abordait la steppe plane, il fouettait le cheval qui se lançait
alors dans une course à bride abattue. Il me serrait très fort contre lui,
et je sentais mon petit corps enveloppé par le sien, large et robuste,
tout en muscle. Autant Ameur jubilait dans ce galop furieux, autant
je sentais mon cœur défaillir de frayeur.
Après une longue course qui semblait n’en plus finir, il lançait comme un
râle et faisait stopper la monture qui s’arrêtait net. J’entendais le souffle
profond et caverneux de la bête ; et je sentais contre mon dos l’haleine
haletante et les battements de cœur de Ameur, aussi forts que s’il avait
couru lui-même. Passé les premiers moments de panique, je commençais
à trouver grisant cet exercice et devenais tout heureux à chaque fois
qu’il me proposait cette course dans la steppe. Cela contribua à me
rapprocher encore plus de lui et nos liens acquirent une nouvelle
dimension, plus émotionnelle.
Ce n’est que bien longtemps après que je pris clairement conscience
que Ameur s’adonnait sur moi et à mon insu à un véritable, je dirais,
attouchement charnel qu’il n’osait m’avouer et qu’il associait ainsi à
cette folle cavalcade dans la steppe déserte. Mais cela n’avait jamais en
rien terni mon affection à son égard. Étais-je moi-même si innocent ?
D’avoir découvert en lui cette faille dans sa carapace de preux guerrier,
je ne l’en ai probablement que plus aimé.
Malheureusement, un jour, à la suite d’une réprimande, Ameur ne put
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dissimuler un mouvement d’humeur. C’en fut trop pour le
patriarche qui lui signifia aussitôt son congé. Mais le cheikh
atténua son geste intempestif quelques jours plus tard en lui
offrant une généreuse compensation qui consistait en un
bout de terrain à cultiver pour son propre compte, un cheval
et deux mulets de labour. Ameur quitta la tighremt pour ne
plus y revenir que de façon sporadique, pour de simples
visites de courtoisie. Au bout de quelque temps, Baha apprit
que Ameur avait quitté Asrir pour aller rejoindre la
résistance.
Il croyait, mais c’était une erreur, qu’il avait rallié les
rangs des troupes de Belgacem. Il regretta aussitôt sa
générosité car pour lui celui-ci n’était pas fréquentable : il
aurait abattu son maître, cheikh Mbarek, d’un coup de
pistolet comme un vulgaire malfrat. Assassiner son maître,
celui qui vous a élevé à la dignité de commandant des
armées, est une faute inexpiable !
Faute tout aussi impardonnable, porté par sa réputation de
chef d’une résistance populaire, Belgacem aurait confisqué le
pouvoir et réduit à néant le système des jemaâ. Il se comportait
comme le pire des despotes. Ses levées de fortes contributions
avaient été durement ressenties par les populations et lui
rapportaient un gros tribut qu’il gardait à sa discrétion.
Dans l’élan de son exaspération, Baha fustigeait aussi ceux
qui calomniaient cheikh Mbarek et qui soutenaient qu’il n’était
qu’un charlatan détestable avec ses faux miracles, en réalité de
grossiers tours de prestidigitation. Il n’était, selon ces
médisants, qu’un usurpateur effronté qui s’était fait passer pour
le chérif Nifrouten, mort au siècle dernier et ressuscité par la
grâce de Dieu pour chasser le chrétien de tout le Tafilalet.
33
Une armée des justes
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zèle de dévotion et ses prouesses d’ascétisme imposèrent le respect
de tous. Il émergeait des plateaux désertiques comme un fantôme,
portant une besace au bout d’un bâton suspendu à l’épaule. Dans le
silence des sables et des pierres, on pouvait entendre sa voix grêle
réciter la même litanie répétée comme à l’infini.
Son existence mystérieuse d’ermite et d’ascète, marchant de campement
en village, s’arrêtant à l’heure exacte pour prier devant un monticule de
pierres qu’il édifiait hâtivement, l’auréola d’un formidable prestige et
contribua à le renforcer dans son délire de prophétie. Les jours de moussem,
il organisait des ziara avec quelques autres personnes ren-contrées au hasard
de ses pérégrinations, qu’il abandonnait tout de suite après. Il en profitait
aussi pour se lancer dans de véhémentes exhortations.
Sa culture islamique était très modeste, basée uniquement sur la
mémorisation des versets coraniques les plus couramment récités et la
connaissance approximative de quelques hadiths du Prophète. Il
compensait ce maigre bagage par un jeu de transes, de monologues
rimés où se mêlaient prédictions apocalyptiques et conseils à propos de
la vie pratique et quotidienne qui allaient de la manière de se comporter
avec parents ascendants, enfants et amis, de se nourrir avec frugalité, et
jusqu’à la façon de pratiquer le coït, avec sa femme légitime bien sûr,
entendu que sodomie et masturbation sont strictement proscrites. Il
accordait une grande importance à ce que ses adeptes gardent leur corps
constamment en parfait état de pureté rituelle, selon les critères
islamiques, condition primordiale pour aborder les prières aussi bien
canoniques que suréroga-toires, et surtout aussi pour être prêt à tout
instant à adresser une supplique au « Tout Puissant ». Comme de
détailler avec délectation les cas et les situations où l’homme et la
femme perdent cette pureté et sont donc dans l’obligation de refaire
leurs ablutions. Il concluait sa longue liste de ces situations d’impureté,
baissant les yeux pour simuler une pudeur de circonstance, en affirmant
que l’homme peut avoir des frottements sexuels avec sa femme sans
refaire ses ablutions, sauf s’il introduit le gland de sa verge dans son
vagin. Son assistance feignait la même pudeur, mais beaucoup
esquissaient un sourire discret et certains même étouffaient un petit rire.
Grisé par le succès de ses prêches improvisés, Mbarek se fit appeler
« cheikh » et changea de stratégie. L’humble anachorète errant dans les
solitudes du désert se métamorphosa peu à peu en ardent prêcheur sûr
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de son pouvoir sur les foules. Il se constitua de jour en jour autour de
lui un important groupe d’adeptes, véritable communauté de
déshérités de tous âges, voués tout à sa dévotion, avec parmi eux une
forte proportion de femmes.
Ce groupement, nomade à ses débuts, ne cessait de s’agrandir au
cours de ses tournées et visites dans les villages et campements jusqu’à
se constituer en une authentique collectivité installée dans des hameaux
improvisés et organisés en véritables communautés autour de sa seule
autorité charismatique. Bientôt, il prêcha à ces sortes de damnés de la
terre le jihad, comme seule issue pour faire régner la justice afin
d’expulser les colonisateurs et leurs alliés ainsi que tous les potentats de
la région. Pour cheikh Mbarek, la fin du monde était proche, en ces
derniers temps de l’épilogue de « l’ici-bas ». On voyait déjà le Dajjâl
qui se dissimule derrière les armées des nouveaux croisés. Nous
n’avions donc d’autres choix que la lutte armée. Dieu donnera la
victoire finale aux fidèles du Prophète Mohammed.
Certains l’auraient vu habillé d’une ample chemise, d’un turban à traîne
et portant en bandoulière un sabre, ajoutant qu’il voulait ainsi imiter la
tenue du Prophète lors de la bataille de Badr, sa première victoire remportée
contre les incrédules Qoraichites. L’armée de cheikh Mbarek, au fur et à
mesure de ses passages sur le territoire des différentes tribus, se gonflait de
la masse des démunis et des opprimés, les laissés-pour-compte.
Les villageois et les nomades voyaient de loin passer une horde en
haillons et guenilles, armée de vieux fusils à pierre, de sabres, de
couteaux et de bâtons, marchant en désordre dans un nuage de
poussière. Elle suivait son guide et maître, sûre que le combat contre
l’envahisseur obéissait à un ordre divin et aurait pour récompense la
certitude de gagner une place au Paradis, et pour bénéfice subséquent
leur régénérescence en tant qu’hommes dignes et respectables.
En ce temps, nos sociétés ne comprenaient la vie qu’à travers le
philtre du sacré, et les miracles étaient la réponse directe que faisait
Dieu à la voix implorante des croyants. Le cheikh avait de plus en
plus besoin de légitimation et il multipliait les actes d’imitation des
gestes et faits des dits illustres prédécesseurs.
Comme le mahdi Mohamed Ibn Toumart, il crut un jour avoir trouvé
parmi ses disciples son Abdelmoumen, son dauphin et bras armé, et le
nomma en qualité de khalifa, en usant du même cérémonial, l’invitant
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sous sa tente à passer avec lui toute une nuit de prière, de
récitation et de transe ; lui offrant le lendemain un manuscrit du
Coran enveloppé dans un beau tissu rouge. C’est ainsi que
Belgacem s’est retrouvé à la tête de l’armée que le cheikh avait
consacré sa vie et toute son énergie à lever.
Mais très vite, entre les deux hommes, de graves
divergences apparurent. Le cheikh avait une vision
messianique de son rôle et il voyait sa mission dans l’ordre
et l’optique du sacré. Belgacem était un pragmatique, le
pouvoir temporel était son seul objectif stimulant. Le conflit
éclata au grand jour et le cheikh regretta alors son choix.
Il voulut congédier le chef de son armée, mais celui-ci
n’était pas de cet avis. Un coup de feu malencontreux partit
un jour lors d’une sévère dispute.
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La fiancée de la pluie
Je revins donc dans ce terrain vague où l’on avait souvent joué à l’aouja.
C’était là que j’avais l’habitude de retrouver Ameur et ses compagnons. Je
me souviens de ce que tant de fois, j’ai failli être défiguré ou éborgné par la
balle taillée dans du granit. Le jeu, pour les deux équipes qui s’affrontaient,
consistait à garder la balle le plus longtemps possible, et empêcher
l’adversaire de s’en saisir, en la faisant circuler à grande vitesse, en tapant
dessus de toute force à l’aide de bâtons faits en bois d’arganier. Ameur
passait pour être maître dans ce jeu et ses frappes d’une force redoutable
étaient d’une précision qui faisait merveille. Pour ma part, j’aspirais
toujours à faire partie de son équipe. Mais il refusait constamment, car
disait-il, on ne s’améliore qu’en affrontant plus fort que soi. Toutefois, cette
fois-ci le jeu me semblait différent. La balle lancée à grande vitesse touchait
les joueurs sans leur faire de mal. Ce n’était là qu’une pelote de laine. Les
bâtons aussi étaient faits en bois de cèdre taillés en forme de louche. Et de
plus, il y avait parmi les joueurs des femmes et des enfants, alors que
d’habitude ce jeu violent est réservé aux hommes.
Mais pourquoi donc ces changements ?
J’appris alors que c’était la journée de tlghonja, la « fiancée de la
pluie », réservée aux cérémonies propitiatoires. Ce jeu faisait partie des
rituels. J’emmenai mes deux faucons juchés sur un perchoir de fortune,
bout de fer attaché au-devant de ma selle, dans l’espoir de faire une
partie de chasse au cas où Ameur serait au rendez-vous. C’est lui qui
m’avait offert ce couple de rapaces et m’avait ainsi initié à la
fauconnerie. Ameur s’était acquis une réputation d’habile fauconnier
dans la palmeraie d’Asrir. Ce qui avait attiré sur lui la suspicion des
affidés de l’armée coloniale qui le mettaient à l’index et le signalaient
comme « dangereux terroriste ». L’utilisation très fréquente des pigeons
voyageurs pour transmettre messages et courriers militaires avait ainsi
poussé à la méfiance à l’égard des fauconniers de la région, qui avaient
été soit recrutés, soit fermement combattus et traqués.
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Au bout d’un long moment d’attente, j’entendis derrière moi des voix
qui me hélaient de loin, ainsi que des éclats de rire. Je me retournai et
constatai que ces appels m’étaient en fait destinés ; c’étaient Ameur et
ses deux inséparables amis, Ouzine et H’da, qui me faisaient signe.
Comme à leur habitude, ils s’amusèrent à m’asticoter et à me lancer
quelques quolibets. Manière de marquer leur prééminence sur moi, et
par l’âge et par la naissance. Je n’étais pour eux qu’un orphelin adopté,
un étranger à la tribu, un amharès. Je plaisantais souvent avec eux, mais
au fond de moi une blessure se ravivait à chaque occasion.
Qui suis-je au fond, sinon un enfant illégitime ? Mais j’avais grand
besoin malgré tout d’une manifestation de fraternité. J’étais prêt à en
payer le prix et à en accepter les inconvénients. Parfois, je me
révoltais au fond de moi-même, mais j’étais toujours incapable de
donner suite à ma décision de mettre le holà à leur attitude à mon
égard. Je fermais les yeux et laissais faire.
Ainsi, je suis un être d’une grande docilité sur fond de révolte
permanente. Heureusement, Ameur, plus avisé, refrénait ses
compagnons quelque peu, avec cet art d’arriver à tourner la dérision
en compliment, de tourner le handicap en avantage et de passer
rapidement au registre de la grande affection. Ce qui mettait quelque
baume sur mon cœur endolori.
Ils s’approchèrent de moi et se mirent à rire à me voir accompagné
de mes faucons. Ouzine, la trentaine, le visage rond, les cheveux
lisses m’épingla :
– Tu chasses donc maintenant en solitaire ?
H’da, plus âgé, bel homme au regard vif, renchérit :
– Je parie qu’il vient ici quotidiennement depuis que nous nous
sommes séparés de lui. C’est peut-être dans l’espoir de nous voir
paraître pour faire avec nous une partie de chasse.
Ouzine poursuivit :
– Ou alors il espère une partie d’aouja !
H’da ironisa :
– Avec les femmes et les enfants et une balle en laine, il garderait
toutes les chances de gagner.
Ameur intervint alors :
– Ce n’est pas sa faute s’il n’a que nous autres comme amis.
Je réagis aussitôt :
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– C’est vrai, Ameur, je n’ai que toi…
Les autres cessèrent du coup de rire. Ouzine devint alors cassant :
– Malheureusement, il n’est pas prévu de chasse
aujourd’hui. H’da précisa de son côté :
– On n’a pas amené avec nous nos faucons !
Ameur intervint :
– Ça ne fait rien, on va quand même lui faire plaisir et chasser
avec lui un tout petit peu.
Ameur se saisit d’un de mes faucons, lui ôta le chaperon et le
lança. Le rapace prit son envol et partit au loin. Il me demanda
ensuite de faire de même avec l’autre volatile, en m’indiquant, assuré
et didactique, la meilleure façon de réussir le lancer :
– Tu tends le bras avec énergie et souplesse pour accompagner l’envol de
l’oiseau. Mais il ne faut être ni en avance ni en retard par rapport à lui. Pour
cela, il est essentiel d’être en phase soi-même avec la bête.
Il n’avait pas son pareil pour expliquer les petits secrets qui rendent
aisées les diverses pratiques de la vie de tous les jours. C’est alors que je
remarquai sur son visage, sur la gauche du front, la trace encore fraîche
laissée par une large blessure. Je l’interrogeai à ce sujet, mais il refusa d’en
parler et me pria de me hâter d’exécuter le mouvement indiqué. Je pris alors
mon élan et lançai le faucon. Ameur exprima aussitôt sa satisfaction. Les
deux autres ne semblaient apprécier que moyennement mon lancer et ils
échangèrent un sourire tout en regardant Ameur. Ouzine fit la moue :
– Notre ami a encore des progrès à faire.
Ameur sourit, bienveillant :
– Ça commence… Il n’en est qu’à ses
débuts. H’da rétorqua :
– Oui, à son âge, je…
Il ne termina pas sa phrase et poussa un petit gloussement, car
Ameur lui lança un regard sévère.
L’oiseau poursuivit son vol haut dans le ciel et mon ami me fit un
clin d’œil amical d’encouragement. Je suivis un moment du regard le
vol du faucon et c’est alors que je remarquai deux pigeons voyageurs au
loin et très haut dans le ciel. Mon faucon s’en approcha aussitôt, il
fondit sur l’un d’eux et le descendit en vrille. Mes compagnons
poussèrent des cris de joie. J’accourus vers le faucon qui tenait sa proie.
Je libérai le pigeon agonisant des serres du rapace, dont je recouvrai
ensuite la tête du
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chaperon. Au moment où je m’apprêtais à remiser le gibier dans le
large capuchon de ma djellaba, je vis attachée autour de sa patte une
sorte de bague en métal. Je détachai aussitôt l’anneau et aperçus un
petit bout de papier jaune plié en quatre. Je dépliai le papier et
remarquai avec surprise des signes tracés dessus. Je plaçai le faucon
au-dessus de mon épaule et dissimulai la bague dans ma poche.
Je revins en courant vers Ameur tandis que les deux amis continuaient
à m’observer avec une certaine curiosité teintée d’ironie. Je remis à
Ameur le papier jaune. Il essaya de le déchiffrer, visiblement sans trop
de résultats. Ouzine et H’da regardèrent à leur tour, aussi impuissants à
deviner les signes. Ameur demanda s’il y avait une bague qui le tenait, je
fis semblant de l’ignorer. Je tenais à garder ce trophée pour moi seul.
H’da trancha :
– C’est sûrement un message de l’armée
coloniale. Ameur s’impatienta :
– Il faut savoir ce qu’il y a dedans !
Les trois jeunes hommes se regardèrent, perplexes. Puis ils
reprirent leur bonne humeur et se mirent à lancer, par forfanterie, de
vieux adages de la sagesse populaire que souvent je les entendais
prononcer dans leurs moments de vacuité, comme pour narguer le
destin, exorciser leur angoisse et se redonner de l’assurance.
Ouzine lança le premier :
– Jamais le taureau n’écornera le
renard. H’da répliqua tout de suite :
– Jamais le loup ne traînera l’attelage avec les
chiens. Et Ameur de conclure :
– Jamais l’homme libre ne se résignera au joug de la servitude.
Puis ils s’esclaffèrent à l’unisson. Je souris et m’efforçai de rire
aussi, mais je n’étais pas dans leur jeu.
Ameur reprit son sérieux et conclut avec un certain panache :
– Il faut garder le secret ! Je dois porter ça aujourd’hui même à Balsam !
Je fis alors plusieurs gestes du bras pour appeler au retour le premier
faucon lancé par Ameur. Je le laissai un moment levé et l’oiseau revint
fidèlement s’y poser. Je replaçai mes faucons sur leur perchoir et repris
la direction de la palmeraie, furieux contre mes compagnons incapables
de lire un message dont le contenu sûrement mettait en jeu notre destin
même. Maintenant, avec le temps, je me rends compte que l’ignorance
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était notre pire ennemi. Le colonisateur connaissait notre langue, nos
parlers et nos coutumes, tout de nous alors que pour notre part, on ne
savait rien sur lui. Il avait aussi des armes que nous n’avions pas. Je
ne parle pas seulement des équipements militaires, mais celles du
savoir et des diverses ruses de la science politique.
Un faucon posé sur mon épaule, l’autre devant moi agrippé à son
perchoir et le pigeon mort fixé à la selle de mon cheval, je galopai en
direction de la palmeraie. J’y trouvai une forte affluence. Je mis pied à
terre pour traverser la foule. Des Aït-Atta blancs de peau, des descen-
dants d’esclaves, hauts de taille, la peau noire de jais, des haratines de
petite taille, la peau noire plus claire, s’activaient à creuser de grands
trous dans le lit boueux d’une rivière, l’assif Tizimi, asséchée. Parmi le
groupe des haratines, le vieux Ba-Ali et son fils Banini, familiers de la
tighremt de Baha, enfoncés dans un trou jusqu’à la taille, creusaient avec
force en donnant de violents coups de pioche dans l’espoir de parvenir à
la nappe souterraine. Mais en vain.
Ba-Ali, les pieds dans la vase, secoua la tête en signe de désolation.
Puis il leva les yeux au ciel, les mains écartées, en signe d’imploration.
Des femmes Aït-Atta, haratines et Noires, faisaient cercle autour de lui
et levaient les bras au ciel dans une attitude suppliante. D’autres femmes
et des enfants arrivèrent et se joignirent à elles.
Non loin de là, des hommes égorgeaient en sacrifice propitiatoire
une vache noire au pied du plus vieux palmier de la région, arbre
sacré quatre fois centenaire. Peu de temps après, une procession de
femmes et d’enfants défila, brandissant une poupée géante richement
habillée et coiffée, talghonja, totem exhibé et sollicité pour intercéder
auprès de Dieu. Elle s’approcha et se mêla aux autres groupes.
L’ensemble entonna une prière rogatoire :
« Ô talghonja, l’invocatrice,
Implore Dieu !...
Pour qu’Il donne la pluie en quantité
Ô Dieu, réponds à son intercession ! »
La poupée géante devint vite le centre du rassemblement. Les mains
étaient tendues et pointées en signe de dévotion. Je m’en approchai tant que
je pus. Soudain, une forte émotion m’étreignit. Les larmes aux yeux, je me
mis moi aussi à chanter, me joignant au chœur des suppliantes. Les paroles
de cette prière ont toujours fait sur moi un effet très puissant.
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Elles avaient la réputation d’être efficaces et l’on affirmait que leur
origine remontait loin dans le temps bien avant l’islam. Il y avait très
longtemps que je ne prêtais plus foi à ces vieilles croyances,
pourtant, elles gardaient encore un bel effet sur mon âme.
Contre le savoir technique diabolique du colonisateur, nous n’avions
à lui opposer que la solidité de notre foi et l’obstination de nos prières.
L’armée coloniale, en se retirant du Tafilalet après avoir été repoussée lors
de sa première tentative d’invasion, avait détruit le réseau hydraulique que
nos ancêtres avaient mis tant de siècles à édifier. Le plus tragique, c’était
que nous n’avions plus ni le savoir-faire ni les moyens de le restaurer. La
moindre baisse dans la chute des pluies était durement ressentie par la
population. La pénurie d’eau avait réduit la vitalité des palmiers devenus
ainsi une proie facile pour les parasites et insectes, facilitant les attaques de
la terrible maladie du Bayoud. Dans la compétition des civilisations de ce
siècle terrible, nous accusions de plus en plus de retard. Notre évolution
dans le monde se faisait manifestement à reculons.
Soudain, un homme tout de blanc vêtu, en tchamir, burnous et
volumineux turban, monté sur un cheval tout aussi blanc, s’avança du fond
de la palmeraie. D’un geste de la main, il attira autoritairement vers lui
l’attention de la foule. C’était l’agourram, saint homme respecté dans toute
la palmeraie d’Asrir. Il lança un appel qu’il réitéra à trois reprises :
– Ô, musulmans !
Les hommes accoururent de toute part et firent cercle autour de lui.
Une grande partie des femmes quittèrent l’assemblée formée autour
de la poupée géante pour venir écouter le santon qui annonçait :
– Les chrétiens soutenus par les hommes du pacha et des traîtres
parmi nous ont occupé Rissani et détruit sa citadelle !
Les personnes continuaient d’accourir et de se bousculer pour l’écouter.
J’aperçus parmi les badauds Ijjou, dame de compagnie et servante person-
nelle de Zahra, ma mère adoptive. On la reconnaissait entre mille tant son
aspect tranchait sur celui de la multitude des autres femmes. Elle était vêtue
d’un accoutrement bigarré, couleurs voyantes, lourds bijoux en argent et
maquillage très marqué. Son visage taillé à la serpe, avec son large menton
tatoué et ses yeux bridés soulignés aux coins de deux points rouges. Elle
arborait une large coiffe à grosses tresses. Je m’approchai, tout
en restant à certaine distance et lui fis signe de la main. Elle y répondit,
pointant l’index devant la bouche, sollicitant ma discrétion. Un groupe
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d’enfants passa en courant, certains agitant à la main des petites
poupées, en chiffons multicolores, copies de la grande. Une brusque
bousculade fit chuter quelques enfants. L’un d’eux perdit sa poupée,
il se releva et se mit à la chercher dans la cohue. Elle avait glissé
entre les pieds d’Ijjou qui la ramassa aussitôt, la cacha dans son giron
et me lança un clin d’œil de connivence.
L’agourram continua sa diatribe d’une voix empreinte d’une forte
émotion, comme au bord des larmes :
– La grande mosquée de Rissani est profanée et aucun de vous ne
donne l’impression de s’en émouvoir. Ne cherchez pas ailleurs la
source de tous vos malheurs.
L’attroupement autour de l’homme devenait plus dense. Puis la
voix de l’agourram se durcit brusquement :
– Vous réclamez des bienfaits du ciel, mais vous n’acceptez d’en
payer aucun prix. Inutile de sacrifier des animaux. C’est bien le
sacrifice de votre vie qui est requis en ce moment.
Tout à coup, j’entendis un rire derrière moi. Un rire effronté que je
reconnus tout de suite. C’était Abicha, une jeune hartania qui travaillait
à la tighremt en tant que domestique intermittente et souvent employée au
ramassage du petit bois de chauffe. Elle était en compagnie d’une autre
jeune fille. Toutes deux semblaient joyeuses et insouciantes de ce qui se
passait autour d’elles, elles ne cessaient de bavarder et de pouffer de rire de
temps à autre. Abicha avait la peau plus foncée que la majorité des haratines
et était plus élancée de taille. Elle tenait cette particularité de sa mère,
originaire d’un village de Noirs, descendants des populations sénégalaises
ramenées depuis des siècles par les sultans du royaume. C’était ce qu’on
peut appeler une belle fille. Le noir de sa peau était d’un éclat qui faisait
merveille à voir. La regarder me procurait un réel plaisir. Elle me fit un
grand sourire en inclinant la tête au moment où je me retournai vers elle. Par
discrétion, je ne lui répondis pas. Elle avait probablement jeté son dévolu
sur moi et ne ratait pas une occasion de le montrer. Mais en ce qui me
concernait, jamais je n’osais manifester mes sentiments.
Je manquais encore de confiance en moi et n’osais croire que moi aussi
j’aie droit à un petit bonheur, que je prétende jouir de l’amour d’une
femme. J’étais probablement encore immature pour mon âge. Et puis je
sentais que de toute façon une barrière infranchissable nous séparerait
toujours même dans le cas improbable où je ressentirais quelque sérieuse
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attirance pour elle. N’étais-je pas le fils adopté du cheikh d’une caste
de noblesse des armes, un imzouaren ? Certes, j’étais à la frange,
mais tout de même affilié au cercle ; et elle, n’était rien qu’une
pauvre hartania sans importance.
La voix de l’agourram redevenait lyrique :
– Nous sommes au quatorzième siècle, à la fin des temps !
N’oubliez pas que l’Homme de l’Heure, le Sauveur, doit se
manifester ! Il est même peut-être déjà là, caché parmi nous…
L’enfant qui avait perdu sa poupée continuait à la chercher
vainement et tournait autour d’Ijjou qui restait impassible. Elle
s’éloigna en direction de sa mule rousse attachée à un arbre. Elle
monta en amazone et se prépara à quitter la palmeraie et pour ma
part je décidai de m’en aller. Je dirigeai mon cheval pour m’éloigner
de la foule. Abicha me suivit du regard, regrettant apparemment
mon départ. Je passai à côté d’Ijjou qui soudain fut prise à partie par
une vieille femme qui s’était approchée d’elle et l’interpellait :
– Alors, Ijjou, ouvre la bouche pour invoquer Dieu… Si tu es une
vraie chérifa, tes prières n’en seront que mieux entendues !
Ijjou la dévisagea sévèrement, la vieille femme continua :
– Il y a trop de péchés dans ce pays. Le péché, voilà qui nous
perdra. Il faut châtier les mécréants !
Ijjou aiguillonna sa mule et s’éloigna sans dire un mot. La vieille femme
continua néanmoins à lui adresser une kyrielle d’autres imprécations :
– Mais bon Dieu, ouvre la bouche, sinon à quoi sers-tu ?
Je riais sous cape et galopai hardiment en direction de la tighremt.
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Un cadeau du ciel
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Surpris, je m’arrêtai, sans lui répondre. Je voulais l’interroger sur
ce qu’elle m’annonçait, mais m’abstins pour ne pas lui donner
l’occasion de marquer quelque avantage sur moi.
Tousha était la fille d’un premier lit de cheikh Baha, une adolescente
de seize ans. Elle était mince et avait la peau légèrement mate. Quelques
taches pigmentaires ajoutaient à son visage un charme tout particulier,
malgré un nez assez marqué. Ses cheveux bien fournis et épais étaient
toujours bien nattés et coiffés avec raffinement.
Mes rapports avec elle avaient toujours été difficiles. Toujours sur
la brèche, j’étais son souffre-douleur. Elle se tenait debout en haut
des escaliers. Elle descendit alors les marches, me croisa et me toisa
d’un regard hautain. Elle remarqua aussitôt Zahra toujours penchée et
laissa échapper une moue dédaigneuse. Cela me dérangeait au plus
haut point, mais je gardai mon calme et lui montrai d’un geste le
gibier, comme pour atténuer son animosité à mon égard :
– J’étais à la chasse !
L’air suffisant, elle passa son chemin sans daigner s’attarder, et
lâcha un petit rire sec :
– C’est tout ? Deux faucons pour un pauvre pigeon !
Agacé, je restai néanmoins calme. Je montais les marches de
l’escalier quand je l’entendis me lancer :
– Ce n’est d’ailleurs même pas ton œuvre, c’est grâce à Ameur que
cela a pu être fait !
Piqué au vif, je m’arrêtai et lui criai :
– Ça ne te regarde pas…
Puis je repris ma montée des escaliers, cette fois résolument quatre
à quatre.
Je fonçai vers la grande salle où Zahra venait de rentrer. Cette pièce
éclairée par de grandes lucarnes servait aux grands travaux domestiques et
faisait office de garde-manger ainsi que de fourre-tout. Quand j’y pénétrai,
Zahra était debout dans un coin, immobile, d’humeur chagrine. En me
voyant aller vers elle, elle retrouva aussitôt sa bonne humeur. Son visage
s’illumina d’un large sourire. Ce n’est pas tous les jours que je voyais ainsi
son visage s’épanouir. Elle avait le genre de beauté très apprécié chez les
Aït-Atta : peau très blanche, grands yeux en amande et nez droit de taille
moyenne. Elle ne se mettait aucun maquillage, contrairement aux autres
femmes mariées. Sa façon de porter presque toujours le même foulard
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qui lui recouvrait la quasi totalité des cheveux lui donnait un air sombre,
fermé comme si elle s’efforçait de dissimuler cette beauté qui ne serait pas
tout à fait ordinaire. C’était une femme raffinée et avisée, plutôt discrète,
presque toujours en retrait par rapport aux choses et aux événements.
Je lui montrai le résultat de ma capture et lui indiquai les traces des
blessures infligées par le faucon. Elle fit une grimace pour signifier son
dégoût du sang dont étaient tachés mes doigts, exprimant toute sa pitié
envers la bête martyrisée. Puis surmontant sa répulsion, elle se saisit du
pigeon et le plaça à l’intérieur d’une marmite en terre cuite. À ma
surprise, elle prit un chiffon et entreprit de m’essuyer les doigts. Je la
regardai avec gratitude, car il y avait dans ce geste une douce affection
qui me récon-fortait. Elle me sourit gentiment en soulignant :
– D’habitude, tu ramènes plus de gibier.
Je fis un geste vague pour m’en excuser, mais je ne voulais en
aucun cas lui dire la vraie raison, obéissant ainsi à la consigne
d’Ameur. Puis elle évoqua la dispute avec Tousha :
– Alors cette petite peste… Il a fallu qu’elle t’agresse de
nouveau ! Je ne répondis rien et elle continua :
– Elle est toujours toutes griffes dehors.
Tout à coup, Ijjou entra par la porte opposée, celle qui donnait sur
les escaliers secondaires qui mènent au sous-sol.
– Ma chère… j’ai tardé ? J’ai traîné dehors… Je t’ai laissée toute
seule…, admit-elle.
– Je te pardonne cette fois, mais promets-moi de ne pas recommencer, lui
dit Zahra avec un léger froncement de sourcils, visiblement amusée.
Ijjou se mit à rire et expliqua en guise d’excuse :
– J’ai été à la procession. Il y avait beaucoup de monde ! Que Dieu
se porte à notre secours.
– Viens, on va nous faire du thé. J’ai déjà mis l’eau sur le feu,
affirma Zahra.
Elles se dirigèrent vers un coin de la salle où étaient disposés les
ustensiles à thé. Une bouilloire était posée sur un braséro au fond
duquel se consumaient quelques braises. Pour ma part, j’allai vers la
marmite pour m’occuper de la plumaison du gibier. J’entendais
Zahra raconter brièvement le comportement de Tousha de tout à
l’heure à mon égard. Ijjou s’en offusqua :
– Ah, mais elle exagère celle-là !
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Puis Zahra se pencha à son oreille pour lui souffler à voix très
basse des mots que je ne pus saisir malgré tous mes efforts, ce qui
excita encore plus ma curiosité. Elles s’arrêtèrent brusquement,
comme gênées par ma présence. Je faisais pourtant semblant d’être
ailleurs, plongé dans mes pensées, mais cela ne les convainquait pas.
Ijjou prit un prétexte pour me signifier de quitter la pièce :
– Laisse ce nettoyage, je vais le faire. C’est l’affaire des femmes,
voyons ! Zahra renchérit, mi-sérieuse :
– Toi, tu chasses, et nous on prépare et on fait cuire, chacun son rôle.
– Ça ne fait rien, j’aime ça, bredouillai-je tout en versant de l’eau
bouillante sur le pigeon.
Comme elles semblaient renoncer à leurs conciliabules, je pris
l’usten-sile et, sans rien dire, me dirigeai vers la sortie.
– Je vais faire ça sur la terrasse, je préfère, ajoutai-je.
Ijjou me taquina :
– Mon Dieu, il est plus habile dans les travaux ménagers que la
plus experte des femmes !
Je décochai à Ijjou un regard furibond. Zahra gloussa, puis se
ressaisit bien vite :
– Non !
Mais Ijjou en rajouta :
– Ce pigeon suffira à peine pour Yidir. Je vais lui concocter un bon
petit mets.
Je quittai la salle, sans paraître relever cette ironie.
Je laissais ainsi le champ libre aux deux femmes pour s’exprimer sans
contrainte, mais m’arrangeai pour les écouter sans qu’elles s’en
aperçoivent. J’étais curieux de savoir ce qu’elles pouvaient dire à mon
propos. J’avais toujours pensé que je n’étais pas bien accepté dans cette
famille que je considérais pourtant comme étant la mienne. Je me sentais
comme un intrus et je devais continuellement faire effort pour me persuader
que j’étais chez moi. Il faut dire que l’attitude de Tousha à mon égard ne
m’aidait en rien. J’avais contracté ainsi cette mauvaise manie d’écouter aux
portes. Mon sens de l’ouïe s’était développé en conséquence.
Je sortis donc, fis semblant de me diriger vers la terrasse, mais
m’accroupis dans l’allée du balcon à proximité de la fenêtre. Tout en
déplumant mon pauvre pigeon, je pus tout entendre à mon aise. Après
un moment, j’entendis la voix d’Ijjou qui commençait :
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– On dirait qu’elle le cherche !
– Je ne sais pas ce qu’il faut faire pour qu’elle le laisse enfin
tranquille, lui répondit Zahra.
Puis fusa le rire éclatant d’Ijjou :
– Ils finiront par se marier, ces deux-là !
La réaction du tac au tac de Zahra ne se fit pas attendre :
– Mais qu’est-ce que tu dis là Ijjou ?! Vivement, plutôt, que
Ameur, son fiancé, revienne ! C’est ça qui la rend si méchante…
Ijjou répondit, sûre de ce qu’elle avançait :
– Penses-tu ! Tu crois qu’elle n’attend que lui ?
Zahra s’en offusqua :
– Si Cheikh apprend ça !...
C’est ainsi qu’elle appelait son mari, jamais par son prénom. Par
exemple, je l’ai toujours entendu dire à Yidir :
– Va voir Cheikh, il t’appelle. Tout
à coup, Ijjou se tordit de rire :
– Ils devraient changer de rôle. C’est plutôt elle le garçon et lui la
fille ! Ijjou était une femme terrible. On ne pouvait se fier à ses signes
d’amabilité. Elle ne pouvait s’empêcher de vous lancer un coup de griffe,
une fois le dos tourné. Une vraie tigresse, jamais vraiment apprivoisée. Les
deux femmes s’amusèrent encore un moment de cette sortie d’Ijjou. Après
un moment de silence, j’entendis celle-ci qui formulait cette crainte :
– Peut-être bien aussi que si elle continue ainsi à lui rendre la vie
impossible, un jour il nous quittera.
Zahra rétorqua immédiatement :
– Je ferai tout pour que Saïd demeure dans cette maison.
Cette réaction me réconforta, j’avais besoin sans cesse d’être
rassuré, toujours en quête de légitimation. Elle ajouta, ce qui me ravit
encore plus :
– Heureusement que nous l’avons encore au sein de cette
maison ! Puis la voix malicieuse d’Ijjou se fit insidieuse :
– Zahra, ton enfant adoptif a grandi, c’est maintenant, tu le sais, un
homme ! Un jour, une femme te le prendra !
Suivit un autre silence ; le thé était servi. Zahra reprit :
– Plaise au ciel que ce jour ne vienne jamais, au grand jamais !
– Ah, si en ce bas monde, chacun pouvait réaliser tout ce qu’il
souhaite ! répliqua Ijjou.
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Silence, puis Zahra affirma, nostalgique :
– Le temps passe si vite ! Je le revois comme si c’était hier… Il
attendait, immobile au pied de la muraille…
Cette évocation me replongea dans un passé lointain et douloureux.
J’avais alors à peine six ans. Je n’avais appris que bien après que ma mère
était esclave dans le harem du pacha. Une esclave blanche qui avait été
enlevée de son village natal du Rif, alors qu’elle n’avait que neuf ans.
Je conterai plus tard cette période sombre de ma vie. Je chassai énergi-
quement de ma mémoire les souvenirs pour ne pas les laisser m’envahir et
je revins vite à la réalité présente afin d’assouvir ma curiosité compulsive.
Je finis de plumer et de vider le pigeon et je me levai m’apprêtant à rentrer
quand soudain j’entendis les pas de Yidir qui marchait en faisant claquer ses
pieds nus sur le sol. C’était une démarche qui lui était particulière, qui se
situait entre le pas rapide et la course. Je me dépêchai de rentrer dans la
grande salle. Mais déjà, il surgissait, s’arrêtant près de l’entrée, regardant
avec insistance sa mère, sans me prêter, comme à son habitude, la moindre
attention. Zahra et Ijjou, le geste suspendu, le considérèrent, une lueur
d’admiration dans les yeux. Yidir, enfant unique de sa mère était sans cesse
fêté par les deux femmes qui lui vouaient une profonde adoration. Ijjou fit
un geste des deux mains pour l’accueillir :
– Approche ! Tu désires quelque chose ?
Il fit signe à sa mère et dit un seul mot :
– Za !
– Que me veux-tu ? lui demanda Zahra.
Yidir fit un geste comme pour indiquer une direction. Les deux
femmes se sourirent l’une à l’autre, ayant compris les intentions de
l’enfant. Zahra lui signifia son refus :
– Non ! Pas cette fois !
Yidir était un joli petit garçon de cinq ans, d’une vive intelligence
précoce. Il avait de beaux yeux et sa forte présence irradiait de par
son regard ardent. Mais il ne parlait pas. Il entendait bien et
comprenait vite. Il ne s’était pas encore décidé à parler. Ce refus de
parler, Dieu seul en connaissait la cause ou la raison. Un enfant
encore dans l’innocence de l’âge et que travaillait déjà je ne sais quel
démon, quelle souffrance ou quel conflit intérieur qu’il n’arrivait pas
à surmonter. Pourtant il était aimé, choyé, par son père et par sa mère.
Il s’approcha de sa génitrice et insista. Mais comme Zahra s’obstinait
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dans son refus, il la fixa dans les yeux avec une expression plaintive
et se tourna vers Ijjou :
– Jo ! Jo !
Ainsi sollicitée, Ijjou finit par intervenir en sa faveur :
– Ne sois pas si dure avec lui ! Laisse ce pauvre petit partir avec eux.
Comme Zahra ne répondait pas, Ijjou attira Yidir tout contre elle et
le cajola :
– Ne t’en fais pas, mon chéri, tu vas partir avec eux… Tu as envie de
revoir ta mahllou ? Allez, embrasse maman, elle va te laisser partir.
Mais Yidir refusa obstinément d’embrasser sa mère. Ijjou l’attira à elle et
lui réclama un baiser. L’enfant s’exécuta docilement. Ijjou le câlina :
– Dis-moi que tu m’aimes !
Yidir fit le geste de porter la main à son cœur et de l’envoyer en
avant en direction d’Ijjou qui lui demanda :
– Et maman ?
Yidir fit un geste de rejet de la main. Les deux femmes se mirent à rire.
Ijjou taquina Zahra :
– C’est bien fait pour toi… Il faut mériter son amour…
Elle se leva pour prendre, sous une peau de mouton où elle l’avait
cachée, la petite poupée qu’elle avait ramassée au cours de la
procession rogatoire. Elle la donna à Yidir :
– Tiens mon petit, voilà une petite fiancée pour toi ! Je te l’ai
confec-tionnée moi-même.
Puis elle se tourna vers moi et me fit un bref signe de la tête en
clignant des yeux comme pour me prier de couvrir son mensonge.
Yidir, tout heureux, se saisit de la poupée, refit une bise à Ijjou et
partit en courant. Ijjou sermonna Zahra :
– Il faut le gâter encore plus celui-là, c’est ton enfant unique !
Zahra écoutait en silence les remontrances d’Ijjou qui reprit :
– C’est un cadeau du ciel que Dieu t’a donné au moment où tu ne
t’y attendais plus !
Zahra s’expliqua :
– J’ai toujours peur qu’il ne lui arrive quelque chose…
Ijjou termina l’échange en affirmant sentencieusement :
– Nous sommes tous dans la main de Dieu…
Elle se leva et sortit pour aller rejoindre Yidir tandis que Zahra se
tourna alors vers moi et m’interrogea :
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– Comment sait-
il ? Je lui
répondis :
– Ça doit être Tousha…
Je déposai la marmite contenant le pigeon déplumé et vidé pour
sortir en marmonnant :
– Il faut que je me rende chez sidi, il a demandé après moi…
ensuite que j’aille aussitôt après, avertir Moha…
Elle baissa la tête avec une expression manifestant le désagrément.
Moha, c’était son demi-frère, mais elle ne le portait pas dans son
cœur depuis qu’on lui avait rapporté des choses désagréables sur lui.
Elle s’était confiée à Ijjou pour l’accuser d’être le vilain rejeton d’une
famille fière de ses origines et de son haut lignage dans la tribu.
Mais seul le cheikh Baha avait continué à lui faire confiance. Il
répondait, en véritable sage, à tous ceux qui venaient lui exposer ses
méfaits qu’un homme ne pouvait pas être entièrement mauvais, ni
entièrement bon. Mais en vérité, il ne pouvait se passer de ses
services dans la joute publique qui se déroulait dans la région.
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Ses désirs font autorité
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cherche à nous mettre sous sa coupe. Nous lui avons toujours résisté
et montré que nous ne sommes pas une proie facile pour lui. Nous lui
avons déjà fait subir de cuisantes défaites. Depuis qu’il s’est rallié au
nouveau makhzen, il croit qu’il peut nous tenir à sa merci. Mais
maintenant que Rissani vient de tomber aux mains des troupes
françaises, il va croire que tout lui est permis !
Il s’arrêta et me regarda droit dans les yeux, comme pour m’inter-
roger sur mes propres sentiments à ce propos. J’inclinai la tête en
signe de déférence pour lui signifier que je faisais entièrement
confiance à sa sagesse. Il continua :
– Oui, je sais que les temps ont changé. Nous ne disposons plus de
la force d’antan… Nous devons manœuvrer habilement pour survivre
à leur entreprise de sujétion.
Je crus faire l’intéressant en citant l’adage que j’entendais souvent
dans la bouche de Ameur :
– Jamais l’homme libre ne se résignera au joug de la servitude !
Baha sourit et me regarda avec une condescendance amusée,
comme à l’égard d’un gamin qui use de mots qui ne sont pas de son
âge. Il ne me prenait visiblement pas au sérieux. Pour lui j’étais
encore trop immature pour vraiment penser sainement. J’étais encore
une fois remis à ma place, proprement. J’avais un tel besoin de
reconnaissance que je me sentis alors humilié. À lui, mon maître, qui
s’était évertué pendant des années à m’apprendre à lire et à écrire –
car cheikh Baha était à la fois un guerrier émérite et un fin lettré –, je
voulais paraître comme quelqu’un qui avait acquis un certain savoir,
quelque sagesse et une expérience réelle de la vie. C’était
apparemment raté, je n’étais encore à ses yeux qu’un jeune galopin.
Il prit un ton paternel, comme pour compenser la petite claque
qu’il venait involontairement de m’administrer, et m’exposa enfin la
raison précise pour laquelle il m’avait fait appeler par Tousha :
– Mon fils, j’ai décidé de répondre à l’invitation d’Ahadoch, le
khalifa du pacha, à une rencontre destinée à régler nos conflits. Cela
fait longtemps que je souhaite cette rencontre qui me permettrait de
sonder ses intentions véritables.
Je n’étais pas d’accord avec cette décision. Cette invitation sentait trop
le piège. Mais je perdis confiance en moi et n’osai pas lui faire part de mon
avis. Il me demanda d’aller avertir Moha de notre départ et lui donner
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rendez-vous devant le puits de la palmeraie. Une légère tape sur
l’épaule d’un geste protecteur signifia que l’entretien était terminé. Je
me levai et pris congé, en lui refaisant le baisemain habituel.
Avec Baha, j’ai vite eu un père, une autorité mêlée de sévérité et d’af-
fection. Ce qui avait suturé quelque peu, non sans douleur, la béance de ma
blessure. À force de « tu dois faire », « tu ne dois pas faire », « ceci est bien
», « cela est mal », il avait su inculquer au sauvageon que j’étais à cette
époque-là la mesure des choses et m’avait rendu attentif dans mes rapports
quotidiens avec les autres, et respectueux des convenances sociales. Il me
soumettait à une rigoureuse discipline dans la vie quotidienne : lever à l’aube
et toilette canonique avec la première prière de la journée, derrière lui. Le
petit déjeuner, servi par Ijjou, pris en tête-à-tête, pendant lequel il me
demandait régulièrement de réciter le verset du Coran appris la veille. Puis, je
devais vaquer à quelques travaux de nettoyage dans les écuries et la basse-
cour. Car selon lui, aucune tâche manuelle n’était dégradante pour un
homme. L’après-midi était consacré à la mémorisation et à la réci-tation du
Livre saint dans la mosquée du village. Le vieux fquih traçait,
à l’aide de la pointe-sèche du roseau sur la planchette en bois enduite de
l’argile spéciale, le sansâl, séchée, le verset du jour. Je repassais à l’encre, le
smaq, faite de suie grasse de laine de mouton, le tracé du maître et je me
mettais aussitôt à apprendre par cœur le texte qu’en fin d’après-midi je devais
réciter sans une hésitation. J’avais toujours eu malheureusement une
mémoire un peu faible et j’avais du mal à bien mémoriser. Peut-être
que j’étais trop émotif ou que je manquais de confiance en moi.
Jugeant que je ne faisais pas assez de progrès, par manque de
volonté et d’effort croyait-il.
Baha se mit un jour en colère contre moi et me flanqua deux paires de
gifles retentissantes. Mes oreilles en ont bourdonné jusqu’à
l’assourdissement. J’avais longtemps senti leur feu sur mes joues. Il
s’ensuivit pour moi un grand trouble, un jet de pisse dans mon froc
suivi d’un début de défécation.
Je courus vite me réfugier dans ma cabane. Plus tard, quand Zahra
alarmée par mon absence vint me chercher, je fis semblant de dormir.
Mais elle comprit vite ma situation et avec douceur entreprit de me
réveiller. Elle me conduisit aux toilettes et m’aida à me laver et à me
changer. Puis elle me coucha après m’avoir embrassé tendrement.
Cette nuit-là, j’ai eu une érection dont je me rappelle encore, et je
me masturbai pour la première fois.
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Ce fut la seule occurrence où Baha me corrigea. À partir de ce
jour, la présence de Baha comme père tutélaire s’imposa à moi. Je le
craignais autant que je l’admirais. Je le haïssais autant que je
l’aimais. L’écra-sante autorité qu’il avait sur moi me déstabilisait.
Contraint, j’obéissais au moindre de ses ordres. Quand je faisais trop
de bruit à son gré les après-midi pendant sa longue sieste, il
m’appelait et me faisait asseoir sur un matelas au fond de la chambre.
Le patriarche ne tolérait jamais aucun bruit dans cette vaste maison
dont l’essentiel des activités se déroulait dans le plus grand calme.
On évitait d’élever la voix et les rires étaient toujours prohibés. Je
restais donc sans bouger à la place où il me consignait jusqu’à ce
qu’il me libère à la fin de sa sieste qui pouvait durer plusieurs heures.
Ou quelquefois, il me faisait asseoir devant lui et livre ouvert, il lisait
à haute voix des versets coraniques, sa façon à lui de me montrer la
droite voie. Et quand cela lui plaisait, il me délivrait par le mot « Va !
». Alors je courais vite dehors, heureux de retrouver enfin ma liberté.
Il lui arrivait quelquefois de sortir de sa chambre pour vaquer à quelques
affaires et ainsi de m’oublier. Je restais alors là assis dans mon coin et pour
rien au monde je n’en bougeais. Même quand Ijjou ou Zahra venaient me le
demander en m’expliquant que Baha avait seulement négligé de me libérer.
Un jour advint cet oubli au moment où je devais accompagner Ijjou à
quelque course ou promenade dehors, je ne sais plus. J’étais fou de dépit. Je
refusai de la suivre malgré son insistance et j’en pleurais de rage et de
chagrin. Au moment où, désespérant de me convaincre et lasse de
m’attendre, elle s’éloigna, je courus derrière elle. Elle crut alors qu’enfin je
m’étais décidé. Mais brusquement, je fis volte-face, je retournai très vite à
ma place, en criant, pleurant de plus belle. Elle en fut émue et inquiète,
craignant peut-être pour ma santé mentale. Elle revint auprès de moi et
récita, la bouche collée contre mon oreille, quelque verset du Coran.
Néanmoins, je dus attendre le retour de Baha qui enfin me libéra. Pour
essayer de rattraper sa faute et se faire pardonner, il m’amena faire avec lui
la petite ronde nocturne et quasi quotidienne à laquelle il tenait tant lors des
jours de grande chaleur. Je parcourus ainsi avec lui les ruelles du village et
quelques endroits de la palmeraie. Seul Ba Ali nous accom-pagnait. Il me
prit par la main et parfois me serra même contre lui en me couvrant d’un pan
de son burnous. Je me sentis alors tout petit, craintif et tremblant, soumis et
reconnaissant contre son grand corps.
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J’avais dû donc apprendre à vivre silencieusement. C’était très
éprouvant pour l’enfant remuant que j’étais. Par crainte de faire du bruit,
et pour ne pas déranger Sidi, je m’efforçais à réciter le Coran, qui était le
seul livre de la maison, à voix murmurante, puis en silence tout en
bougeant les lèvres, puis seulement la langue. Un jour, je me suis surpris
à lire sans bouger la langue, juste avec les yeux. Tout heureux de cette
trouvaille, je commençai à aimer tout ce que je lisais de cette manière.
Les récits du Livre sacré me passionnaient et j’y trouvais un plaisir
intense, comme celui que je ressentais lorsque j’écoutais les contes dans
ma tendre enfance, quand j’étais encore auprès de ma mère.
Mais quand Baha me surprenait ainsi, le Livre à la main, en train de
lire en silence, il pensait que je cherchais à le tromper, à jouer, que je
n’étais qu’un fainéant, et il m’intimait l’ordre d’articuler à haute et
intelligible voix, seule façon pour lui de « réciter » le Livre saint. D’une
manière générale, à l’époque, on ne pratiquait la lecture qu’en
prononçant distinctement toutes les syllabes comme tous les mots,
appuyés par des mouvements réguliers de la langue et des lèvres.
Longtemps après, je me suis demandé pourquoi Baha n’avait pas
montré autant d’application et de sévérité dans l’éducation de Yidir.
Pourquoi le gâtait-il au point de le laisser faire tout ce que jamais il
ne m’aurait permis ? Parfois même il me semblait qu’il n’avait
aucune prise sur lui.
Oui, je savais que souvent certaines personnes malintentionnées
disaient « Ce n’est pas son père, c’est son grand-père… ». Mais moi,
j’allais plus loin encore : Yidir semblait considérer Baha plus comme
un cheikh vénéré qu’un grand-père et encore moins comme un père.
C’était peut-être l’attitude de Zahra qui avait séparé ainsi Yidir de
son père, et ce dès sa naissance, tellement elle avait voulu refuser si
fort ce mariage de raison qu’on lui avait imposé. Pour se venger, elle
avait voulu garder cet enfant pour elle toute seule. Yidir était donc en
quelque sorte l’enfant de sa mère.
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Face à l’ogre
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Baha s’arrêta pour la serrer tendrement contre lui :
– Ma fille, il faut qu’il m’entende lui dire ce que je pense. De toute
façon, c’est pour moi l’occasion de faire une visite au campement.
Allez, sois sage.
Zahra intervint à son tour :
– Et à quoi bon continuer à mettre au point des accords qui ne
seront jamais respectés ! Ce n’est pas la source qu’il veut, ce perfide
Ahadoch ; il veut perpétuer la zizanie pour que jamais tu n’aies à
jouir de repos ! Il veut t’avoir à l’usure.
Baha soupira et ne dit mot. Il aperçut Yidir qui venait vers lui :
– Viens, mon fils ! Je te vois si peu…
Zahra intercéda pour lui :
– Il veut aller avec vous !
– Ah, tu veux aller voir mahllou ! lui dit en souriant le patriarche
qui le prit dans ses bras et l’embrassa. Ah, tu as maintenant une petite
fiancée ! Il n’y a que les filles qui jouent à la fiancée !
L’enfant fit un geste en direction d’Ijjou :
– Jo…
Baha le taquina :
– C’est encore, je suppose, une trouvaille de notre chérifa Lalla
Ijjou ! C’est pour ça que tu restes toujours avec elle.
Ijjou sourit et Baha lui tendit l’enfant :
– Et quand est-ce que cet enfant va enfin commencer à parler
comme tous les enfants de son âge ?
Ijjou poussa un soupir et leva les yeux au ciel en guise de réponse.
Baha se dirigea ensuite vers l’étalon que je m’empressai de rapprocher
de lui. Je l’aidai à le monter tandis qu’Ijjou fit jucher Yidir sur la mule
baie que le garçon d’écurie venait d’amener. Elle me souffla :
– Tu seras gentil avec notre trésor. Promets !
J’inclinai la tête en signe d’acquiescement, montai la jument, et
nous pûmes partir.
Ameur, qui aimait se vanter de ses exploits militaires et amoureux,
m’avait raconté que pendant que nous préparions notre départ et à quelques
mètres à peine de la tighremt, il attendait patiemment, le visage masqué par
son chèche habituel, derrière un bouquet d’arbres. Une fois assuré que nous
étions bien loin, il se découvrit et s’approcha de la tighremt. Puis il émit un
long sifflement modulé, et attendit. La tête recouverte
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d’un châle noir, Tousha sortit et passa devant lui sans le regarder. Elle
s’éloigna tandis que Ameur fit semblant de ne pas la reconnaître. Puis
il monta à cheval et galopa en sa direction. Il s’approcha d’elle,
ralentit l’allure et de son bras, la hissa pour la faire monter en croupe.
Il éperonna sa monture et Tousha se serra contre lui. Ils s’éloignèrent
en direction du lieu secret de leurs rencontres, cette grotte haut
perchée au sommet du grand rocher dominant le village.
Moha nous avait rejoints à la lisière de la palmeraie alors que nous
trottions déjà depuis un long moment au flanc d’une montagne rocail-
leuse, dans un paysage dénudé et sans arbres. Quelques armoises étaient
ici et là avec des arbustes au fond du ravin. Il soufflait un vent très fort,
un vent de tempête soulevant de grosses masses de poussière grise.
Je sentais la contrariété de Baha, qui chevauchait à côté de moi. Il
retenait à peine son irritation. Les chevaux peinaient, glissaient sur les
pierres et faisaient des écarts pour éviter les nombreuses crevasses. Yidir
perché sur la mule baie semblait serein, absorbé qu’il était avec Dieu sait
quel dialogue échangé ou quel jeu pratiqué avec la poupée qu’il tenait
contre lui. Baha n’en pouvant plus de se contenir se retourna brusquement
en direction de Moha et lui manifesta vivement son mécontentement :
– Moha, je me demande pourquoi tu nous fais passer par là ?
Moha, monté sur un cheval blanc de petite taille qui faisait contraste
avec sa corpulence, ne répondit rien. Son gros visage glabre était
dissimulé sous le capuchon de sa djellaba qui pointait et dont les vents
agitaient frénétiquement la houppe. Baha fit tonner sa grosse voix :
– Moha ! Tu es devenu sourd ? !
– C’est le plus court chemin, répondit-il enfin.
Une brusque inquiétude me saisit. Je ralentis l’allure de ma monture
et me mis à scruter l’horizon. Tout à coup, j’aperçus au loin un grand
nuage de poussière. C’était le signe qu’un grand rassemblement de
cavaliers était en position de l’autre côté de la vallée, du côté de la
source Ihla. Je me retournai vers Baha à peine revenu de sa colère :
– Je les aperçois… Ils semblent être nombreux !
On fit halte. Baha sortit la longue-vue, mon miroir, du capuchon de sa
djellaba ramené en arrière et me le tendit. Visiblement, il n’était pas
d’humeur à l’utiliser. Je m’en saisis avec diligence. Je n’avais pas à le
dérober cette fois-ci, je n’en étais que plus heureux de m’en servir. Je
pointai l’instrument en direction de la montagne qui nous faisait face et
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je pus distinguer aisément la nature du rassemblement. Au flanc de la
montagne, devant l’esquif qui protégeait la source Ihla, s’étendait une
vaste esplanade. Une cinquantaine de cavaliers, en proie à une certaine
agitation, avaient du mal à retenir leurs bêtes. Dans cet attroupement
régnait l’effervescence des jours où s’annonçait une grande violence. Ils
faisaient cercle autour d’un homme dans la force de l’âge, corpulent, le
visage épais et le teint basané. Il se tenait raide sur son cheval noir de
jais, le regard féroce du vrai prédateur. Je reconnus tout de suite, à sa
chéchia rouge que ceignait un épais turban blanc caractéristique des
hommes du makhzen, le redoutable pacha. Ses moustaches relevées en
crocs et ses longues rouflaquettes que le vent faisait virevolter en tout
sens lui donnaient l’aspect de quelque ogre vorace. Il était entouré de
quelques cavaliers qui lui faisaient comme une garde rapprochée. Un
petit homme maigre à la barbe grise en collier s’agitait autour de lui. Un
autre homme de grande taille, un géant à longue barbe, était juché sur
une mule, tout juste derrière eux. Il avait le regard fixé sur un os
d’omoplate de mouton : c’était le féticheur de service qui accompagnait
toujours le pacha dans toutes ses expéditions. Il semblait indifférent à ce
qui se passait autour de lui, toute son attention accaparée par la lecture
minutieuse de l’os. Quand enfin il releva la tête vers le pacha, celui-ci
brandit aussitôt la main. Trois cavaliers se détachèrent alors du gros de
la troupe et se rapprochèrent de lui. Puis il fit signe au petit homme qui
s’élança sur-le-champ hors de l’esplanade, suivi des trois cavaliers.
Assailli par la crainte, je me retournai vers Baha :
– C’est une harka qui nous attend ! Des cavaliers viennent dans
notre direction… Il nous faut rebrousser chemin !
Baha s’adressa vivement à Moha :
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce chien n’a donc aucune parole...
Moha semblait ne pas comprendre :
– Pourtant, nous nous étions bien mis d’accord, pas plus de trois
ou quatre personnes pour chaque côté, lui répondit-il.
Baha fulminait littéralement :
– Le pacha veut maintenir l’agitation… Qu’il soit maudit !
Yidir releva la tête et commença à s’énerver. Il interrogea du
regard Moha qui resta impassible. Je tentai encore de persuader Baha
de laisser tomber ce rendez-vous-piège. Je le mis en garde :
– Sidi, fais attention ! Tu sais qui est là-bas ?
66
Baha me donna raison :
– Oui, mon fils, nous devons tous faire attention quand on a face à
soi un tel tyran.
Le vent se mit à souffler de plus en plus fort. La poussière qui se levait
commença à brouiller le paysage. Baha hésita un moment sur la décision
à prendre. Puis à ma surprise, il décida de s’engager dans le sentier
qui allait en direction du lieu convenu avec Ahadoch :
– Allons à leur rencontre, devant la source, comme cela est
prévu. J’essayai de nouveau de l’en dissuader :
– C’est risqué... Ils n’ont pas respecté les conditions pour la
rencontre, ça cache sûrement quelque chose !
Mais Baha s’entêta :
– Il veut nous intimider ! Il ne faut pas lui montrer qu’on a peur.
Je m’impatientai en appelant à rebrousser chemin. Moha restait
silencieux. Baha, tout en continuant à s’engager sur la piste, lança
sans se retourner :
– Il ne sera pas dit que Baha aura rebroussé chemin devant le
pacha ! Mettons notre confiance en Dieu et allons au-devant de ces
chiens… La vie ou la mort !
À ce moment, quatre cavaliers surgirent et je distinguai parmi eux
le petit homme malingre que Baha aussitôt reconnut :
– Ahadoch !
Suivi de trois cavaliers, dont un homme noir, Ahadoch s’arrêta
devant nous tandis que Baha arborait son rictus moqueur :
– Tu as maintenant une escorte ?! Tu es devenu si
important ! Le petit homme lui répondit :
– Eh oui ! Les temps ont changé… Le pacha vous attend là-haut
près de la source. Il a insisté pour que vous soyez accueilli dans la
palmeraie d’Asrir avec tout le respect dû à votre âge et à votre rang !
Baha, qui prit conscience tout d’un coup du traquenard dans
lequel le pacha cherchait à le faire tomber, répondit :
– Je suis honoré, mais ce n’est pas là l’objet de notre rencontre !
Je ne suis ici que pour négocier avec toi du problème de la source, et
de la restitution des chevaux et des moutons razziés.
– Ah, oui ! Hé bien, on vous rendra vos bêtes, ironisa
Ahadoch. Baha continua :
– Et la question des pâturages ?
67
Ahadoch s’impatienta :
– Le temps presse. J’ai reçu des instructions du pacha pour
que… Mais Baha ne se laissa pas impressionner :
– Je ne suis pas ici pour négocier avec le pacha ! Ni non plus à
fortiori pour me conformer à ses instructions !
– Baha n’Aït-Ouazik, il est temps de vous rallier au makhzen,
conseilla doucereux le petit homme.
– C’est un conseil ou est-ce un ordre ? ironisa de son côté le patriarche.
– À toi de choisir, répondit, hautain, l’affidé du pacha.
– Ton lamentable exemple ne me laisse aucun choix, lui cingla
Baha. Ahadoch resta calme et joua au bon conseiller :
– Baha, tu pourrais devenir un ami précieux pour le pacha …
Baha railla, méprisant :
– Je préfèrerais sûrement être son ennemi plutôt que devenir son
ami. Le petit homme avertit :
– Tu as tort de refuser l’amitié du pacha.
– Ah oui ! Toutes ces vies qui ont été brisées au contact de sa
prétendue amitié ! Dieu m’en préserve, répondit avec amertume Baha.
– Tu n’en sais rien, cheikh Baha… Ouvre les yeux et tu verras les
bienfaits du pacha qui se sont répandus sur les tribus qui se sont
mises à l’ombre de son autorité, souligna Ahadoch.
– Prospérité d’apparence. La malédiction qui le frappe s’abat plus
vite sur ces tribus. Là où il pose la main, il n’arrache qu’un cri de
détresse, conclua sévèrement Baha.
– Les Aït-Bouiknifen ont fait leur soumission au makhzen,
informa retors le petit homme.
– Les Aït-Ouazik sont encore libres, Dieu merci, répliqua le patriarche.
– Les Aït-Ouazik n’ont plus qu’un choix devant eux : celui de se
rallier et de faire amende honorable. Le pacha est prêt à tout oublier,
conseilla de nouveau Ahadoch.
– Jamais, je ne me soumettrais au pacha… Tant que je serais
vivant, jura Baha.
– Le pacha saura se montrer clément et miséricordieux, pour le
passé, déclara avec condescendance le khalifa.
Je perdis patience et suppliai Baha :
– Allons-nous-en, ne l’écoute plus, c’est tout simplement pour
nous piéger !
68
Aussitôt, le petit homme tourna vers moi son regard méchant et
lança sa mise en garde :
– Ne suivez pas trop les conseils de votre amharès, il n’est qu’un étranger
à votre tribu… Il n’a rien à perdre… Au contraire, il a tout à gagner à
votre chute !
Je lançai un regard furieux à Ahadoch qui ajouta aussitôt :
– Le pacha veut aussi que Saïd revienne chez lui dans son palais
de Tinghir, là où il a vu le jour !
Je réagis énergiquement :
– Non, jamais… Jamais je n’y retournerai !
Baha répondit tranquillement :
– Depuis quand le pacha dicte-t-il sa loi ici ? Qu’il vienne, s’il le
peut, le chercher lui-même !
– Mais pourquoi, n’est-il pas le fils d’une esclave de son défunt
père pacha Iglioua le Grand ? rappela insidieusement le khalifa.
– Va-t’en au diable ! Fils de Satan ! injuria Baha qui décida enfin de
me
donner raison.
Il retourna sa monture afin de rebrousser chemin et s’engager en
direction d’une piste :
– Allons-nous-en… Prenons le raccourci qui est par là…
Ahadoch ricana et proféra alors une dernière rodomontade :
– Si le pacha se déplace lui-même, ce sera pire que ce qui est
arrivé au village de cheikh Taghi, votre beau-père, il y a douze ans !
Baha releva le défi :
– Qu’il l’ose ! Il aura le même accueil qu’auparavant !
Ahadoch partit alors dans un grand éclat de rire auquel sans
attendre le vieux cheikh répliqua :
– Ahadoch, tu n’es qu’une hyène ricanante.
Les trois hommes qui accompagnaient le khalifa me fixaient d’un regard
menaçant, lorgnant de temps en temps le miroir que je tenais encore à la
main. Me tenant coi, immobilisé par l’angoisse, je ne faisais pas un geste.
Baha poursuivit son chemin sur la piste escarpée qui longeait la bordure
intérieure du ravin. Tandis que Ahadoch et son groupe ne bougeaient pas de
leur place. Ils attendaient probablement quelque chose, quand soudain, je
pressentis le danger. J’appelai Baha, déjà loin, et lui signifiai par grands
gestes qui essayaient de l’avertir de ne pas s’engager dans cette direction.
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Mais il ne m’entendit probablement pas, ni même n’aperçut les signaux
que je lui faisais.
70
Au même moment, une brusque rafale plus puissante que les
précédentes souleva dans un grand fracas un épais nuage de poussière
rendant toute visibilité très difficile. Subitement, une salve bien
nourrie déchira les airs.
Je restai abasourdi et essayai de reculer pour rejoindre Baha. Une
détonation plus forte fit cabrer le cheval de Baha qui s’affola, glissant et
s’écroulant aussitôt. Il roula au fond du ravin, entrainant dans sa chute
son cavalier. D’autres coups de feu éclatèrent. Quant à moi, je ne
parvins pas à maîtriser ma jument qui s’affola, hennissant et lançant des
ruades désordonnées. Je mis rapidement pied à terre, courus vers le bord
du ravin, me penchai pour entrevoir tout au fond Baha qui gisait entre
deux rochers, le visage ensanglanté. Je restai pétrifié, en proie à la plus
grande terreur qui me figeait corps et esprit.
Pourtant, je l’entendais qui m’appelait :
– Saïd… Saïd…
Tout à coup, deux cavaliers surgirent de l’épais nuage de
poussière. Ils passèrent tout près de moi, me frôlèrent, essayant
presque de me déstabi-liser et de me faire tomber. Je tentai alors de
m’éloigner du bord du ravin pour éviter d’y être moi-même précipité.
Mais au dernier moment, j’aperçus le bâton de Baha à quelque
distance de moi. Je me hâtai de le ramasser et c’est à ce moment que
j’entendis sa voix qui me parvenait en dépit du ululement des vents :
– Ne m’abandonne pas !
Soudain, les deux cavaliers, qui avaient fait demi-tour, foncèrent de
nouveau sur moi. Je m’enfuis afin de leur échapper. J’entendis derrière
moi le martèlement de sabots qui s’approchaient, puis les halètements
courts des chevaux. Les nuages de poussière devinrent si denses que je
ne savais plus vers où m’orienter pour essayer de semer mes
poursuivants. La panique s’emparait de moi et mon pied glissait sur le
rebord de la pente du ravin me retrouvant brusquement quelques mètres
plus bas au beau milieu des armoises. Les deux cavaliers passèrent et
repassèrent au-dessus de moi, sans m’apercevoir. De ma cachette
providentielle, j’entendis la voix de Ahadoch demander :
– Le gosse également !
J’attendis patiemment pendant longtemps que mes agresseurs
s’éloignent. Cependant, ils continuèrent à rôder tout autour. À ma grande
surprise, je m’aperçus avec soulagement que je n’avais pas lâché mon
71
miroir que je tenais toujours fermement dans ma main. Aussitôt, je le cachai
soigneusement sous mes vêtements, entre la peau et la chemise, et resserrai
bien ma ceinture pour ne pas risquer de le perdre. J’entendis les sanglots
d’un enfant et compris que c’était Yidir. Je me dirigeai à tâtons dans la
direction de sa voix et l’aperçus blotti à l’intérieur de l’excavation d’un
rocher. Je m’approchai de lui précautionneusement et constatai qu’il
pleurait à chaudes larmes. J’essayai de le sortir de là, mais il refusa de
m’obéir, je dus donc le traîner de force. Il se mit à crier, terrorisé qu’il était
lui aussi. Je n’avais d’autre solution que de le morigéner rudement :
– Si tu cries comme ça, ils vont t’entendre et venir
t’enlever. Il se tut aussitôt.
– Où est passé Moha ? lui demandai-je.
Yidir me regarda, apeuré. Il remarqua vite dans ma main le bâton de son
père, mais resta tranquille. Je le sortis de sa cachette, le traînai derrière moi
malgré toute sa résistance. Les vents violents tournaient maintenant
franchement à la grosse tempête, avec sable et poussières obscurcissant le
paysage en empêchant presque toute visibilité. Je ramenai sur la tête le
capuchon de ma djellaba pour m’abriter le visage. Je tenais l’enfant contre
moi, le protégeant autant que je pouvais. Je me couchai sur le côté
à même les broussailles et restai immobile, espérant la fin rapide de
la tourmente.
Le bruit des détonations me parvenait distinctement malgré le hurlement
des vents, puis le trot des chevaux qui s’éloignaient et qui revenaient.
Ahadoch n’avait sûrement pas encore renoncé définitivement
à me débusquer. Peu après, j’entendis un hennissement et reconnus ma
jument. Je relevai la tête et je l’aperçus toute proche qui s’avançait vers
moi. Je soulevai Yidir et après plusieurs tâtonnements, je le fis
monter sur la bête toute frémissante. Puis je tirai sur la bride pour la
faire avancer prudemment dans la quasi obscurité qui s’était abattue
sur la région. Portant Yidir en croupe derrière moi, je quittai la steppe
et m’approchai du lit caillouteux et boueux d’un oued à sec. Je
franchis ensuite un étroit sentier et pénétrai dans la palmeraie.
J’avais le cœur lourd, meurtri de n’avoir pu porter secours à Baha. Je
l’avais laissé au fond du ravin et je rentrais sans lui ! Mais qu’aurais-je pu
faire ? Pour me rassurer quelque peu, je me répétais qu’il fallait surtout
sauver le petit coûte que coûte. En ce qui me concernait, je n’avais pas
envie de tomber entre les mains du pacha qui m’aurait repris dans son
72
palais pour me réduire à nouveau en servitude. Tout subir plutôt que
l’esclavage ! Je me demandais comment j’allais pouvoir expliquer à
Zahra ce qui s’était passé et surtout à Tousha. Je commençais à chercher
une version plausible qui pourrait me disculper à leurs yeux et éloigner
de moi tout mauvais soupçon de manquement au devoir impérieux de
porter secours à mon père adoptif. Mais le poids de la culpabilité me
pesait encore plus que la peur d’affronter les deux femmes. Dans mon
désir de me disculper, je commençais à monter les hypothèses les plus
hasardeuses concernant le sort de Baha auxquelles je m’efforçais de
m’accrocher. Par exemple, que Baha aurait été pris par les hommes de
Ahadoch qui l’auraient amené au pacha. Prisonnier, mais sauf. Ou alors
qu’un berger l’aurait retrouvé après la tempête et recueilli sous sa tente
pour le soigner. J’écartais bien sûr résolument de mon esprit l’hypothèse
de tout sort fatal et tragique.
La palmeraie et le ksar étaient encore sous le coup de la tornade, qui
cependant se dissipait peu à peu laissant entrevoir quelque vague
éclaircie. Au fur et à mesure que s’éloignait la tempête, les hommes, qui
s’étaient tenus dans une attitude de patiente attente, sortaient de leur
torpeur. Ils commençaient à se secouer pour reprendre leur activité. Des
cavaliers Aït-Atta qui s’étaient blottis contre le ventre de leurs bêtes
ressurgissaient et remontaient en selle. Au milieu d’un terrain de labour,
un hartani, qui s’était réfugié entre un chameau et un âne attelés à une
charrue, sortit de sa cachette. Des haratines dispersés aux pieds des
palmiers ramassaient les branches ainsi que les régimes de dattes
arrachés par les effets de la tempête. Trois d’entre eux, qui travaillaient
aux abords de la palmeraie autour d’un puits, suivaient du regard ma
progression en direction du ksar. Heureusement que j’avais dissimulé le
bâton de Baha sous ma selle. Je devinais si bien ce qu’ils devaient
murmurer entre eux que je crus les comprendre :
– Saïd est revenu sans le vieux, sans le cheikh ! Il ne le quitte
pourtant jamais d’habitude...
– Il se passe quelque chose en ce jour béni…
– Dieu ne nous oublie pas. Il envoie déjà les signes de sa colère.
– Notre délivrance viendra un jour très proche, si Dieu le veut…
Le cri de révolte s’il n’est pas vociféré, résonne plus profondément
encore au fond des cœurs. Pour les avoir longtemps fréquentés, je
pressentais quelle serait paradoxalement leur joie s’ils apprenaient qu’un
73
malheur s’était abattu sur Baha et les siens. Le cheikh avait beau être
bon et généreux, il n’en faisait pas moins partie, pour ces gens-là,
d’un ordre injuste. Je pénétrai à l’intérieur de la cour et me dirigeai
vers l’écurie. J’aperçus la silhouette de Zahra qui entrebâillait les
rideaux de la petite fenêtre de sa chambre pour regarder et devinai sa
sourde inquiétude, mais ne levai pas mon regard vers elle, car je
sentais qu’elle n’allait pas tarder à descendre pour venir me
rejoindre.
Je déposai Yidir encore tout tremblant de peur et me penchai vers
lui, lui chuchotant calmement à l’oreille :
– N’aie pas peur comme ça ! Ne dis rien à ta mère, inutile de
l’inquiéter, je m’en vais retourner chercher Baha.
Yidir, la mine inquiète, me lança un regard plutôt dur et courut
vers l’intérieur de la maison. Je descendis de cheval tout hésitant.
J’entrepris de défaire le harnais, puis, finalement y renonçai. Le
regard que venait de fixer sur moi Yidir me préoccupait.
Au moment où je décidai de quitter l’écurie, j’entendis la voix
interro-gative de Zahra qui interpellait Yidir :
– Mon Yidir, mais qu’as-tu donc ?
Elle l’appelait toujours ainsi sur ce ton quand, fâché ou en colère,
il la boudait manifestement. Perplexe, je m’assis sur le rebord de la
mangeoire qui se trouvait le long du mur et restai ainsi un long
moment ne sachant où donner de la tête, toujours en proie aux
sentiments les plus contra-dictoires. Une autre voix me tira de ma
prostration ; c’était celle de Tousha qui fit irruption dans l’écurie :
– Que fais-tu là ? Où est mon père ?
Je me relevai aussitôt, confondu :
– J’ai d’abord ramené Yidir, la tempête était par trop forte...
Tousha affirma avec calme et autorité :
– Tu as abandonné mon père par cette mauvaise
tempête ! Je protestai alors :
– Mais non, il y a Moha !
– Tu fais confiance à Moha maintenant ? ! s’exclama-t-elle, exaspérée.
Elle avait le regard inquiet et inquisiteur qui me faisait hésiter et me
troublait :
– Moha ne devait-il pas l’accompagner au campement ?
– Retourne vite auprès de lui. Tu ne devais en fait le quitter sous
aucun prétexte ! me rappela-t-elle, impérieuse.
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75
Sa voix tranchante me désarçonna, mais je fis un effort sur moi
pour garder une difficile contenance, aussi calme que rassurante :
– Ne t’inquiète pas, Tousha… Mais
elle ne relâcha pas sa pression :
– Remonte à cheval, et rejoins-le aussi vite que tu le
pourras ! Piqué au vif, je réagis :
– Ne me dicte pas ce que je sais devoir faire !
Tousha, sarcastique, me jeta un regard sans aménité aucune.
– Bien sûr, je ne suis pas Zahra… Tu attends plutôt ses ordres à elle !
Je lui montrai un visage outré. Elle sortit et je restai un moment sans
pouvoir réagir. Puis je me décidai à bouger et j’enfouis le bâton de
Baha dans un trou qui se trouvait sous les auges à orge, remontai sur
la jument et quittai l’écurie.
76
Mon chien n’aime pas ce bougnoul
77
Je fus surpris et regardai à nouveau Moha qui ne régissait pas. La
voix poursuivit :
– N’aie crainte, nous sommes des amis… Tu ne nous reconnais
pas ? Approche !
Moha s’exécuta et se dirigea vers le groupe des silhouettes des
cavaliers que je distinguais encore assez mal. Je restai immobile en
entendant la même voix qui le relançait :
– Avec qui es-tu ? Dis-lui de s’approcher avec toi.
Moha me fit alors signe de m’approcher. Le brouillard chargé de la
poussière soulevée par la tempête s’estompait avec lenteur. Nous nous
retrouvâmes bientôt, Moha et moi, face à une escouade formée d’un
capitaine de l’armée française, de deux autres officiers, ainsi que d’un
Berbère vêtu du burnous bleu des chaouchs. Tous étaient peu recon-
naissables tant la tempête avait collé sur leur visage une couche épaisse
de poussière. Au fur et à mesure que l’atmosphère s’éclaircissait, appa-
raissait derrière les officiers un fort contingent de cavaliers de tirailleurs,
de goumiers et de partisans aux habits dépenaillés. L’homme au burnous
continua son harcèlement d’un ton arrogant :
– Alors tu as la mémoire tellement courte ?! Tu ne reconnais pas
Lahcen ? Moha se rendit compte enfin à qui il avait affaire :
– Si, je te reconnais bien sûr, Si Lahcen.
Le chaouch lui fit remarquer :
– Pourtant je vois bien que tu nous as déjà oubliés, mon cher
Moha ! Vive protestation de Moha :
– Comment vous oublier ! Jamais de la vie !
– Alors, avance et descends de cheval… Viens saluer notre
hakem… Si toi tu nous oublies, nous on ne t’oublie pas, répliqua
familièrement le chaouch.
Moha s’exécuta et mit pied à terre.
– Dis à ton compagnon de venir saluer lui aussi. Qui est-il ?
interrogea Lahcen.
Moha s’empressa de répondre :
– Saïd… le fils adoptif de Baha…
Moha me demanda de descendre de cheval et de le suivre.
Troublé et impressionné par le nombre d’officiers et de soldats
apparus brusquement devant moi, j’obéis. Je m’avançai lentement et
m’arrêtai à une certaine distance pendant que Moha continuait à avancer
78
79
s’approchant de l’officier à cheval que lui désigna Lahcen qui se
chargea des présentations :
– Notre nouveau chef… Le hakem, capitaine Balmorel.
J’avoue n’avoir pas reconnu tout de suite l’homme à la veste
rouge, que j’avais pourtant vu entrer triomphalement à Rissani, car il
était tout gris de poussière. Le braque blanc se remettait à aboyer de
plus belle. Le capitaine Balmorel tout occupé à nettoyer son visage
ainsi que sa vareuse rouge, n’eut pas un seul regard pour Moha,
s’adressant seulement à son chien :
– Voyons Malek, du calme… Couché !
Le braque se calma aussitôt tandis que Moha tentait de se rappro-
cher du capitaine, qui continuait à se nettoyer méthodiquement sans
lui prêter aucune attention, mais le chien qui montrait ses babines
l’empê-chait d’avancer plus avant. Il tendit alors la main pour saluer
de loin, mais l’officier continuait à l’ignorer.
Lahcen renchérissait :
– Notre hakem veut pouvoir compter sur les vrais amis… Il ne
cesse de demander après toi.
Moha tendit encore la main, sous le grognement du braque, à
l’officier qui persistait à l’ignorer superbement. Il s’adressa alors au
capitaine, en baragouinant un français hasardeux :
– M’sio li hakem… ji soè tojor vote ami…
Lahcen répéta en français bien articulé, les paroles de Moha. Le
braque poussa un jappement qui fit dire au capitaine :
– C’est marrant comme Malek n’aime pas ce bougnoul ! Je me fie
au flair infaillible de mon chien, cet homme a sûrement quelque
chose à se reprocher !
Lahcen ne put réprimer un petit rire pour se ressaisir aussitôt inventant
pour Moha une version nettement édulcorée des paroles du capitaine :
– Notre hakem est content de voir son chien qu’il aime, accueillir
les amis du makhzen.
Puis il ajouta tout de suite après :
– Notre hakem ne peut te serrer la main ; les siennes sont pleines
de poussières… Mais il a grand cœur…
L’un des deux officiers qui encadraient le capitaine se pencha vers
lui :
– Ça ne m’étonnerait pas, mon capitaine, que cet individu joue
double jeu entre nous et Belgacem.
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– Et pardi ! Et qu’est-ce que vous croyez ?! ajouta avec mépris, le
capitaine qui s’adressa aussitôt à Lahcen :
– Dis-lui que nous exigeons de ceux qui se prétendent être nos
alliés, une collaboration plus active.
Lahcen s’adressa à Moha :
– Notre hakem sait que tu es un ami… Il veut que tu le manifestes
plus souvent et aussi que tu tiennes tes promesses.
Moha, qui avait écouté obséquieusement, eut alors un geste qui me
laissa interdit. Il s’était approché de fort près du capitaine malgré les
aboiements du chien et se mit, avec un pan de son burnous, à lui
nettoyer ses bottes. Je n’en croyais pas mes yeux. D’un geste sec, le
capitaine lui envoya un coup de pied à l’épaule, l’éloignant. Il fit
stopper son chien qui était prêt à bondir :
– C’est pas ça que je te demande.
Il y eut des rires sarcastiques parmi les officiers et je vis Lahcen, bien
mal à l’aise, se dissimuler le visage derrière la main. Moha recula penaud
et se dirigea vers son cheval, la main sur son épaule endolorie. Balmorel
qui finissait de nettoyer son képi tout cabossé passait déjà à autre chose.
Il interrogea Lahcen à mon sujet, sans m’adresser un regard, fidèle en
cela à son attitude déplaisante, toujours à essayer d’en imposer aux
autres et à vouloir dominer son interlocuteur :
– Pourquoi le jeune homme ne vient-il pas
saluer ? Lahcen s’adressa alors à moi :
– Saïd, viens toi aussi saluer notre hakem… Il souhaite faire ta
connaissance.
Je ne bougeai pas, repensant à cette image que j’avais de lui et à la
réputation qui courait sur lui dans tout le Tafilalet. C’était donc lui ce
héros flamboyant ! Le voilà bien abaissé à mes yeux. Un vrai héros
crache-t-il tant de haine et de mépris sur ses adversaires ? Le
capitaine Balmorel donna un coup de sa canne à son cheval pour le
faire avancer, signifiant ainsi que les présentations étaient terminées.
Il lança aux officiers qui l’accompagnaient :
– Rentrons… Un bon bain après tout ça… on n’a pas idée de rester
aussi sale.
Les deux officiers à cheval emboitèrent le pas à leur capitaine qui
s’adressa, sans se retourner, à Lahcen :
– Dis-lui qu’on veut chasser de tout le Tafilalet ces salopards de
81
djicheurs et autres terroristes pour que la paix et la prospérité y
règnent sans partage.
Au tout dernier moment, il ajouta :
– Demande-lui aussi s’il connaît un quelconque fauconnier dans
son village ?
Le fauconnier, bien sûr que je le connaissais, c’était Ameur. Sa répu-
tation d’habile autoursier le signalait comme dangereux. Le capitaine fit
passer son cheval très près de moi, me frôlant presque et m’obligeant ainsi
à reculer vivement. Ce qui déclencha quelques rires. Je regardais étonné le
capitaine avec ses officiers s’éloigner, Lahcen s’approcha alors de moi :
– Tu vois Saïd, il voulait faire ta connaissance… Mais comme tu ne
l’as pas voulu, il n’est pas content. Mais ce n’est que partie remise.
Le capitaine donna un autre coup de canne à son cheval pour lui
faire forcer l’allure et d’un air joyeux s’exclama :
– Ah ! dis donc, quelle splendide tempête c’était ! J’ai jamais vu
ça ! La vie est belle !
Le reste du contingent se mit en branle derrière lui et son groupe
d’officiers. Lahcen qui n’avait pas suivi Balmorel s’approcha de
Moha. Il s’était gardé de faire allusion au lamentable incident
d’auparavant. Je restais à l’écart mal à l’aise et plein d’inquiétude.
Après un moment de silence, j’entendis Moha, qui avait ravalé son
humiliation, pleurnicher à l’oreille de Lahcen :
– Mon Dieu quand je te vois, je ne peux m’empêcher de penser au
bon vieux temps !
Lahcen sourit, narquois :
– Ah, oui ! Le bon vieux temps ! Tu t’en souviens ? Tu voudrais un jour
pouvoir revêtir à nouveau le burnous bleu ? Mais c’est trop tard pour toi.
Lahcen se retourna vers moi et me désigna franchement du doigt :
– C’est seulement lui qui nous intéresse !
Je me détournai aussitôt pour me diriger vers ma jument, la montai
pour m’éloigner rapidement laissant les deux hommes à leurs
concilia-bules.
Ce fut là ma première rencontre avec ce fameux Lahcen, célèbre
dans son genre. Le conquérant agressif a besoin d’agents de son
espèce, maîtrisant bien la langue, capable de s’introduire partout et
d’y créer ses réseaux sûrs qui lui sont dévoués et de peser sur les
décisions des personnages les plus influents.
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Quant à Moha, je savais plus ou moins qu’il avait un passé de
collaboration avéré avec l’armée coloniale, mais je ne le connaissais
pas aussi gravement compromis, ni si vil devant ses maîtres. Il
m’écœurait au plus haut point. Je lançai ma jument pour la pousser à
bride abattue, craignant que Moha me suive pour continuer avec moi
la recherche du corps de Baha. Apparemment, il n’avait pas réagi à
mon départ et cela l’avait plutôt soulagé que je lui aie épargné ce qu’il
considérait sûrement comme une corvée.
83
Les rapaces
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Baha. C’était, je l’avoue, de la pure couardise de ma part, mais que
faire quand on n’est que le malheureux maillon faible du clan.
Je revis Moha qui avait fait une discrète apparition et qui s’était lui
aussi fondu dans la masse essayant que nul ne puisse le remarquer.
Ce qui me dérangeait au plus haut point, me mettant mal à l’aise,
c’était cette similitude de situation et de comportement avec cet
homme si peu reluisant. Je n’avais pas de quoi être fier. Peu après, je
constatai avec tristesse que certains cavaliers qui avançaient au pas
tout près du linceul mettaient sur leur nez et devant leur bouche un
pan du capuchon de leur djellaba ou de leur turban. Le corps
commençait-il déjà à sentir l’odeur de la putréfaction ?
Le comble, c’est qu’au bout d’un certain moment de marche et à
l’approche de la palmeraie, un groupe de vautours se mit à survoler le
cortège. Je fis moi aussi bien sûr mon entrée dans la palmeraie toujours
en tête du convoi qui s’était regroupé. C’était la période de la cueillette
et pourtant aucun hartani n’était à l’ouvrage. Les plus jeunes, juchés sur
des palmiers, s’étaient arrêtés de couper les régimes de dattes situés au
sommet et observaient silencieusement notre arrivée.
« Les rapaces ! », criaient de temps en temps les plus excités. Banini avait
le premier lancé ce cri, je l’avais tout de suite reconnu grâce à sa haute taille
caractéristique par rapport à celle moyenne des haratines. Les yeux levés au
ciel, il pointait du doigt le vol des grands oiseaux rapaces qui tournoyaient
très haut dans le ciel au-dessus de nous. Les autres levaient également les
yeux à leur tour pour scruter alors que certains quittaient le sommet des
arbres pour avancer en direction du défilé des nomades. Une femme
hartania cria à son tour, avant que de courir vers le ksar :
– Ils arrivent… Ils sont là … Ce sont eux !
Terrible à affronter, cette entrée-là dans la palmeraie. On nous
associait par la force des choses à ces vautours qui suivaient le cadavre
du cheikh depuis un certain temps. Bientôt et à mon grand étonnement,
un vent de rébellion commença à souffler sur la palmeraie. Une rumeur
aussi sourde qu’insistante se levait et se propageait parmi les haratines,
réputés d’habi-tude pour être de paisibles cultivateurs. Les phrases et les
interjections fusaient çà et là :
– Les chacals quittent leur désert.
– Les démons surgis des sables viennent pour nous piller.
– C’est la peste qui nous assaille… Cette fois, les chacals
entrainent les rapaces.
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Plusieurs autres haratines faisaient le vide en s’éloignant devant
l’arrivée des nomades pour signifier ainsi leur rejet de l’ordre Aït-Atta.
Des cavaliers tirèrent en l’air salve sur salve pour bien marquer leur
prééminence, et pour libérer leur trop-plein d’amertume et leur
agressivité. Ba-Ali restait sur sa réserve comme sidéré, regardant les
nomades arrivant derrière le convoi. Il m’aperçut et accourut vers moi :
– Baha est mort ? !…
Je ne trouvais pas nécessaire de lui répondre. Il restait comme pétrifié
sur place me suivant du regard, pendant que les haratines commençaient
à faire en silence un mouvement de retraite. Ils quittaient par petits
groupes leurs lieux de travail abandonnant palmiers et monceaux de
dattes. À l’exception toutefois d’un petit groupe composé
essentiellement de jeunes regroupés autour de Banini. Je l’entendis
qui se mettait à les haranguer d’une voix forte :
– Cette fois-ci, on ne se laissera pas faire ! Nous voulons
renégocier le pacte avec d’autres conditions, moins injustes pour
nous. Les temps changent aujourd’hui !
Les jeunes haratines manifestaient bruyamment leur approbation.
De respectables vieillards se mêlaient à eux essayant de les calmer.
Ba-Ali prit la parole à son tour :
– Calmez-vous ! Ce n’est pas le moment de rallumer une guerre
que nous n’avons jamais su gagner. Attendons que Dieu veuille bien
nous ouvrir large les portes de sa miséricorde.
Je profitai de cette diversion inattendue pour quitter l’avant du
convoi. Je n’osais entrer au village d’Asrir et me présenter ainsi à la
tighremt du défunt. Être le premier à annoncer la nouvelle à Zahra et
à Tousha et subir ainsi de plein fouet leur stupeur, leur douleur et
peut-être leur acrimonie sinon leur fiel. Tout cela m’était
insupportable tant la culpabilité comme la peur me dominaient. Je me
résolu à laisser ce soin à un petit groupe de notables qui étaient avec
moi en début du cortège. Je m’attardai donc à l’arrière de la file des
nomades et pus suivre le reste des conciliabules entre haratines. Je
remarquai ainsi Ba-Ali qui tirait son fils Banini en dehors du groupe,
le sermonnant :
– Mon fils, sois raisonnable… Nous sommes des haratines… Nous
sommes un peuple de patience… Nous ne triompherons que grâce à
notre grande patience…
Il l’entraina au loin tandis que les autres jeunes haratines ne tardèrent
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pas à se disperser à leur tour. Le gros des contingents nomades pour
leur part décida de planter ses tentes aux abords de la palmeraie, à
proximité immédiate du village.
Soudain, l’apparition d’un homme à la silhouette que je reconnaissais
me surprit au plus haut point. C’était Lahcen, qui avait troqué son
uniforme de chaouch contre le vêtement nomade ordinaire. Il marchait,
probablement pour ne pas attirer l’attention, tirant derrière lui son
cheval. Derrière celui-ci et relié à lui par une corde, suivait un mulet qui
transportait ce qui apparaissait comme un lourd et encombrant fardeau.
Il cherchait ainsi à coup sûr à camper chez les nomades.
Caché derrière un palmier, je l’épiai pendant un moment. Je le
voyais telle une couleuvre se faufiler discrètement cherchant un
endroit isolé, mais suffisamment proche qui lui permettrait d’observer
l’ensemble de l’attroupement. Il commença à décharger sa mule pour
s’installer et dressa une tente ordinaire pareille à toutes celles des
nomades du voisinage. Tel un poisson dans l’eau, il s’était fondu
parmi les gens pour épier dans le détail les faits et les gestes de tous
afin de les rapporter fidèlement à ses supérieurs.
Sans doute y avait-il dissimulés parmi les nomades d’autres
indicateurs de son espèce. Il avait dû suivre le cortège depuis son
ébranlement et était probablement au courant de tout le déroulement
des événements depuis le début. Peut-être même savait-il avant tout
le monde ce qu’il était advenu autour de la mort de Baha.
Était-ce Moha son mouchard ou en avait-il d’autres ? Il savait en
tout cas exploiter des informations à partir de n’importe quel indice.
Sa stratégie était proprement diabolique ; elle consistait à ne rien dire
d’important pour apprendre l’essentiel. Je manœuvrai pour
disparaître de son champ de vision espérant ainsi éviter de le croiser.
Je m’éloignai rapidement pour rejoindre le ksar, mais n’étais pas
certain d’avoir échappé à son œil vigilant d’espion.
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L’Ancêtre
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Moha surgit et s’approcha de Zahra en sanglotant. Zahra s’en détourna et
chercha à l’éviter. Il lui prit la main d’autorité et se mit à la lui embrasser :
– Ma chère sœur… Je te demande pardon… Oublions le passé...
Elle se dégagea sans lui répondre et s’adressa à l’agourram pour
lui poser des questions concernant le lieu et les conditions pratiques
de l’enterrement.
Mais Moha insistait :
– Ma chère sœur… Nous n’avons que notre courte vie pour profiter
des bienfaits de la valeur de nos liens de fraternité et de les honorer.
Il avait l’air pitoyable, mais était-il sincère ou jouait-il un rôle
hypocrite ? Zahra se retourna enfin vers lui et le foudroya du regard.
Elle le prit par le bras et l’entraina à l’écart pour l’entretenir en aparté.
Je tendis l’oreille et saisis ce qu’elle lui disait d’un ton énergique :
– Je pensais que je pouvais faire confiance à mon frère… Mais je
constate que tu n’es qu’un ingrat et même un traître… tu le resteras
de ta vie !
Moha, interloqué, resta bouche bée.
Zahra poursuivit à voix basse, avec une colère non feinte :
– C’est grâce à moi et au défunt que tu as été accueilli et accepté à
nouveau dans cette palmeraie. Un mot de moi et on te chassera une
nouvelle fois !
Moha prit peur, et balbutia :
– Mais… c’est Saïd…
Il m’accusait pour se disculper, le salaud ! Mais Zahra balaya avec
mépris ses accusations :
– Quoi ? Tu oses ! Lui, a-t-il ton expérience ? Est-il aussi aguerri que
toi au maniement des armes ? A-t-il comme toi des amis dans le camp
ennemi ? Allez, quitte ce lieu, je ne peux plus supporter de te voir.
Moha baissa la tête, se faufila hors du cercle des pleureuses et s’éclipsa.
Je me sentis alors grandement soulagé, non seulement Zahra ne me
reprochait rien, mais de surcroît, elle me défendait. À la maison, j’aurais
donc là un défenseur de poids, le reste m’importait dorénavant peu. Même la
détestation de Tousha, ce que je redoutais le plus, m’indifférait à partir de ce
moment. Une vieille femme, grande et majestueuse aux longs cheveux
teintés de henné rouge et richement vêtue, fit son apparition : c’était
Fadhma, la mère de Zahra, une femme autoritaire et respectée. Elle était
immédiatement suivie par ses deux dames de compagnie qui
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ne la quittaient pas d’une semelle. Zahra, guidée par Ijjou, s’approcha de
sa mère qui aussitôt la prit dans ses bras et la serra contre elle. Zahra
s’effondra en larmes une nouvelle fois. La vieille femme la consola :
– Ma chère Zahra, fais preuve de patience… Tu sais que tu me
trouveras toujours à tes côtés.
Elle s’adressa à moi au moment où je m’inclinais pour lui baiser
les mains :
– Mon fils, tu prendras soin de Zahra, tu es maintenant un homme, tu
dois la protéger comme elle l’a fait quand tu n’étais qu’un gamin perdu.
Je m’inclinai à nouveau, déférent et obéissant. Fadhma me recommanda
à elle à mon tour :
– Et toi, Zahra, continue à bien prendre soin de lui pour ne pas le perdre.
C’est un homme bon. J’ai confiance en lui, il a toute ma bénédiction.
Je baisai à plusieurs reprises l’épaule de la vieille femme la
remerciant chaleureusement :
– Nanna Fadhma, que Dieu te garde pour moi et pour nous
tous. Elle répondit :
– Tant que je suis encore en vie, je ferais tout mon possible pour
veiller sur vous deux.
Jamais paroles réconfortantes ne m’avaient fait autant de bien
qu’en ce moment. Je recommençai à pleurer, mais c’était cette fois-ci
de joie. Néanmoins, j’éprouvais à l’instant de la culpabilité. C’est
alors que surgit Yidir qui se jeta contre sa grand-mère et se blottit en
pleurant dans son giron. Fadhma dans un mouvement de compassion
le prit aussitôt dans ses bras et se mit à le consoler :
– Ne pleure pas mon petit sultan ! Comme tu m’as manqué !
Zahra, cette fois-ci, si je te le prends, je ne te le rendrai plus.
Fadhma, tirant Yidir par la main, suivie de Zahra, s’approcha de
l’agourram qui s’était éloigné un moment pour répondre à quelques
notables venus le saluer. Elle l’interpella avec véhémence comme
pour lui rappeler un devoir :
– Agourram, intercède pour nous auprès de Dieu pour que cette
mauvaise passe soit de très courte durée.
Le santon réagit sans attendre en disant :
– Tu me connais Fadhma… Tu n’as pas besoin de me le
demander, lui répondit-il avec sérénité.
Il s’adressa de suite directement aux notables :
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– Ce crime odieux ne doit pas rester
impuni ! Un des dignitaires lui affirma :
– Nous vengerons Baha de la manière dont ils se souviendront
longtemps.
L’agourram s’échauffa et répondit véhément :
– Vous savez bien qui est derrière ça ! Le cruel pacha, votre pire
ennemi ! C’est Satan en personne ! L’armée d’occupation française
est à nouveau en train de lui porter main forte par l’argent et par les
armes. Ils ne vous laisseront aucun répit, jusqu’à vous voir à genoux,
les chaînes aux mains et aux pieds.
Il ajouta :
– Il leur fallait frapper à la tête le clan des Aït-Ouazik, qui a toujours
été à la pointe du combat pour défendre la race, la tribu et l’islam…
Les notables l’écoutaient, attentifs. L’agourram se baissa ensuite
vers l’enfant Yidir. Il le serra contre lui et lui embrassa longuement
la tête, puis il le souleva et le lança en l’air à plusieurs reprises :
– Digne héritier d’un prestigieux chef de guerre…
Yidir paraissait comme surpris et gêné, mais se laissait faire. Le
vieil homme déposa l’enfant et s’adressa à nouveau au groupe des
notables présents :
– C’est en nos enfants que repose notre espoir, c’est par eux que
nous serons sauvés…
Il continua enfin :
– Souvenez-vous que notre ancêtre à tous, Dadda Atta, qui a laissé
à la postérité quarante fils, le sang de ces fils circule dans les veines
de chacun de nos enfants. Prenez soin d’eux, car en eux refleurira un
jour son esprit… C’est votre enfant qui vous sauvera !
Les notables le regardaient, subjugués, ils avaient besoin de ces
paroles qui leur rappelaient qui ils étaient vraiment. Il savait ranimer en
eux de lointains souvenirs et faire tressaillir de toutes leurs fibres le
sentiment des glorieuses origines. Cela les galvanisait et les rassurait.
L’agourram les provoqua brusquement :
– Souvenez-vous, têtes sans cervelle, que c’est l’enfant espiègle qui sauva
les preux Aït-Atta du traquenard que leur avait tendu jadis le potentat… Les
notables, ainsi interpellés, se regardèrent. Au bout d’un moment, certains, qui
avaient compris l’allusion, clignèrent des yeux en dodelinant
de la tête. Les autres restaient eux plutôt bouche bée.
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Le patriarche s’approcha alors de moi. Il me fixa du regard, puis ferma
les yeux en hochant légèrement la tête avec une expression quelque peu
dolente. J’en étais ému. Il me parla sur le ton doux de la commisération qui
contrastait avec le regard sévère qu’il m’avait décoché auparavant :
– N’oublie pas ta dette vis-à-vis du défunt. Honore toujours son
nom. Venge-le ! Que Dieu t’aide…
Je m’inclinai et m’éloignai après avoir baisé la main de ce
patriarche craint, me dépêchant de retourner au plus vite dans la
solitude de ma cabane, soulagé d’avoir jusque-là pu éviter, par
bonheur, de croiser le regard de Tousha.
93
La voix de ma mère
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les accueillait bien et leur offrait l’hospitalité traditionnelle des trois jours.
Au bout du troisième jour, au moment de quitter le village, ils reprenaient
leur distribution de façon à attirer le maximum d’enfants de tous âges.
Certains de ces enfants, garçons et filles, s’aventuraient à les suivre en
ramassant cette fois des fèves bouillies et salées, dont ils étaient
particulièrement friands, que les pèlerins semaient derrière eux en
s’éloignant du village. Plus la quantité de ces dons se faisait rare, plus cela
excitait les gamins qui se les disputaient en s’amusant, riant et criant : “Ça,
c’est une fève ; ça, c’en est une autre !” (hadi foula, hadi khra). Certains
grands enfants tout proches de l’adolescence, se mettaient
à jouer de façon burlesque sur le sens des mots et osaient même
tourner en dérision leur propre formule en forçant le mot “foula” vers
son sens dérivé et homonyme, “couille”. Et de répéter ce mot à
satiété, “foula, foula, foula !”, et de s’esclaffer et de sautiller de joie.
Certaines fillettes, tout en simulant une pudeur visiblement affectée, s’en
donnaient à cœur joie ! Ce jeu continuait dans la bonne humeur, sous l’œil
et à l’oreille des faux pèlerins impassibles, jusqu’à l’intérieur d’un bois.
Arrivés au milieu d’une clairière éloignée du village, les généreux
voyageurs se métamorphosaient tout à coup en terribles prédateurs. Ils
mettaient pied à terre, sortaient leurs gourdins, poursuivaient les enfants et
attrapaient ceux qui avaient plus de sept ans d’âge. Ensuite ils les ligotaient
et les jetaient sans ménagement dans les grandes couffes, qu’ils vidaient des
chiffons qu’ils contenaient jusqu’alors, simulacres en guise de bagages, et
qu’ils refermaient ensuite sur les malheureux en en attachant ensemble leurs
rebords. Chaque mulet transportait ainsi un enfant de chaque côté. Les
enfants pleuraient en appelant leurs parents à la rescousse, mais personne ne
pouvait les entendre. Les ravisseurs avaient vite fait de les faire taire en
assénant force coups de gourdins sur les couffes ».
Ainsi enfermée ma mère avait fait un long et éprouvant voyage, de
M’hammid, du fin fond du Tafilalet, jusqu’à Marrakech, en compagnie
d’une autre malheureuse allongée dans la couffe opposée. Le voyage
avait duré plusieurs jours, sous une chaleur torride, presque sans boire ni
manger. Une fois par jour, on leur introduisait par un petit orifice un
bout de pain. Puis on leur demandait d’approcher leur bouche du même
orifice et on leur versait quelques gorgées d’eau.
J’étais encore trop jeune pour prendre vraiment conscience de toute
l’horreur de ce calvaire. Mais j’étais fasciné par ce qui me paraissait comme
un conte où j’imaginais être l’un de ces enfants. Je pleurais en silence
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et ma mère s’évertuait à sécher mes larmes, mais pleurait aussi d’abon-
dance. C’était ce conte-là que parfois je lui demandais de me répéter. Car
c’était dans ces moments que je la sentais exprimer quelque émotion, elle
d’habitude si réservée, si placide. Elle m’obéissait docilement. Je compris
plus tard que c’était pour elle l’occasion de pleurer encore et encore sur son
enfance abusée et sur sa vie ravagée par la servitude.
Je me souviens que nous partagions une petite chambre, qui était
plutôt une cellule, en sous-sol avec une autre esclave, noire celle-là, qui
avait deux enfants en bas âge. Moi j’étais l’enfant unique de ma mère.
Il régnait une atmosphère de violence contenue dans ce palais. La
terreur me déshumanisait, me transformait en bête traquée. Que de
nuits n’avais-je pas été réveillé par des cris de femmes que l›on
brutalisait ou qu’on violait ! Parfois, ma mère rentrait tard se coucher
ou ne rentrait pas du tout. Je n’arrivais pas à dormir alors et à chaque
cri, à chaque plainte ou geignement, je commençais à pleurer pensant
que c’était elle qu’on violentait. Un jour, ma mère n’est pas revenue
du tout, et depuis je ne l’ai plus revue.
Une fois, ma compagne de cellule me réveilla en pleine nuit. Réveil
brusque en cette nuit profonde et froide. Il régnait un silence de mort
dans le palais. J’ouvris à peine les yeux et me levai titubant comme un
somnambule. La voix de l’esclave résonnait dans ma tête, comme dans
un rêve. Elle avait disposé une vieille échelle contre le mur en bas de
l’unique fenêtre, étroite et toute branlante, qu’elle avait pris soin de
défoncer. Elle fit d’abord passer ses deux enfants et ensuite ce fut mon
tour. Je n’avais pas posé de questions. J’étais resté à la regarder, hébété,
elle qui m’avait toujours témoigné plein d’égards, me transperça d’un
regard étrange comme si elle ne me reconnaissait pas. Les traits de son
visage exprimaient une dureté que je ne lui avais jamais connue. Elle me
fit comprendre à mots couverts qu’on allait rejoindre ma mère qui s’était
déjà enfuie. En passant la fenêtre, je me retrouvai de plain-pied dans un
terrain vague. La femme eut quelques petites difficultés à faire passer
ses hanches, mais elle parvint à s’extirper, moyennant quelques accrocs
faits à ses vêtements contre les rebords de la fenêtre.
Pendant plusieurs jours, nous marchâmes surtout de nuit, vraisem-
blablement pour ne pas être repérés. Nous nous nourrissions grâce à
la petite provision de dates et de pain que la femme avait eu la
précaution de prendre avec elle.
96
Au cours de toute cette fuite, pas une seule fois la femme ne daigna me
désigner. J’essayai à plusieurs reprises d’accrocher son regard, mais elle
m’évita manifestement à chaque fois. Une nuit, épuisée de fatigue, la
femme décida de pénétrer dans un jardin à la recherche d’un coin où nous
pouvions nous reposer à l’abri de tout danger. En avançant, nous nous
trouvâmes très vite en face d’une haute muraille contre laquelle elle nous
invita à nous allonger pour dormir. Elle s’installa à son tour entre ses
enfants et moi. Je la vis tout à coup me lancer un bref coup d’œil, puis
marmonner, à trois reprises, une formule, assemblage confus de mots
incompréhensibles dont je ne comprenais pas le moindre sens et dont je n’ai
retenu tel un perroquet que ce salmigondis de syllabes : « Yalamusal-
gnocideflubo », ce n’était pas de l’arabe ni du tamazight. Intrigué, je me
retournai vers elle. Mais déjà elle s’était étendue sur le côté pour dormir me
tournant résolument le dos. C’était la première fois que je l’entendais parler
dans cette langue que je ne reconnaissais absolument pas. Je fis aussitôt
l’effort de répéter tant bien que mal cette phrase plusieurs fois pour la
retenir dans ma mémoire et afin de pouvoir interroger la femme le
lendemain sur sa signification et son sens, ainsi éventuellement que sur son
origine. Les sonorités frappantes et rythmées m’ont aidé dans mon effort de
mémorisation, comme je l’aurais fait d’une onomatopée plaisante. Le
lendemain au lever du jour, je me réveillai en sursaut et me retrouvai tout
seul. La femme avait pris ses enfants et m’avait abandonné.
À ma grande surprise, je constatai, pendue à mon cou, une amulette
en cuir blanc. Qui a pu penser avoir à mon égard ce geste
protecteur ?
Était-ce ma mère qui l’aurait confiée à la femme pour me l’accrocher au
cou ? Je me persuadai vite que ce ne pouvait être que ma mère, car cette
femme égoïste et fourbe était bien incapable d’un tel geste spontané
d’affection ou de compassion. Mais je dois tout de même lui reconnaître
de n’avoir pas oublié la recommandation probable de ma mère.
Je ne savais absolument pas où aller et restai toute la journée debout
appuyé contre la muraille, qui était celle d’une grande tighremt. J’avais peur
que l’on arrive à me retrouver. À la tombée de la nuit, une dame vint me
voir et me parla. J’étais incapable de lui dire quoi que ce soit. Elle me fit
entrer dans la maison. Cette dame, c’était Zahra. Et c’est ainsi que je me suis
retrouvé dans la tighremt de cheikh Baha. Zahra me fit coucher cette
première nuit sur une peau de mouton dans un recoin au bout d’un couloir.
Je n’ai pu fermer l’œil et je suis resté à ressasser dans ma tête ce qui venait
brusquement de m’arriver, et de tirer la conclusion que ma
97
mère m’avait tout simplement abandonné. Avait-elle regretté de
m’avoir eu ? Me considérait-elle comme le fruit d’un acte qu’elle
avait subi contre sa volonté dans Dieu sait quelles circonstances ?
Elle s’était éloignée peut-être pour ne plus supporter ce fruit de ses
entrailles, ce fils né sans père connu. Pourquoi ne m’avait-elle jamais parlé
de lui ? Le connaissait-elle, même ? Elle m’avait sûrement rejeté depuis le
premier jour de ma naissance, et ce soir elle s’était décidée enfin à couper
nos liens. Une persistante question m’avait longtemps taraudé jusqu’à
l’obsession. Je me demandais si elle m’avait maudit alors que j’étais dans
son ventre. Porterais-je encore et toujours cette malédiction ?
Le regard inquiétant de l’esclave avait continué à me tourmenter, ce
regard tranchant comme un coup de hache. Brusquement, il m’avait fait
prendre conscience de ce que j’étais vraiment, soit un rejeton conçu par
hasard dans un recoin obscur du palais du pacha et dont personne ne
voulait… Que je n’étais qu’un rien du tout, un chat de gouttière perdu,
ou à peine toléré. Né sans passé et être sans avenir… Cette parole de
l’esclave noire, vraie énigme pour moi, continuait à me trotter dans la
tête. Je faisais maintenant l’effort d’essayer de la chasser de ma
mémoire, je n’y arrivais pas. Elle m’obsédait comme une mélodie
torturante : Yalamusalgnocideflubo… Yalamusalgnocideflubo… Était-
ce là une prière, une formule propitiatoire, ou un borborygme de
sorcellerie noire pour se prémunir contre la contagion d’un porteur de
guigne ? Ou alors plus terrible encore, un jugement à l’endroit de ma
mère, ou marâtre ? Longtemps après je me souvenais encore de ce
marmonnement que je me suis souvent répété pour me faire frémir dans
mes moments de solitude et d’angoisse ou pour en rire et m’en amuser
dans mes moments de vacuité et d’insouciance.
Je serrais très fort l’amulette dans ma main et m’accrochais à l’illusion
que ma mère n’aurait pas pu m’abandonner de cette manière. Elle était
morte et notre compagne de chambre ne voulait pas me le dire pour
m’épargner, ou bien des circonstances fort contrariantes l’avaient empêchée
d’être avec moi. Je refusais de croire qu’elle était une quelconque mère
indigne et dénaturée avec un cœur endurci. Pour lui trouver encore plus
d’excuses et la disculper totalement, je me répétais sans cesse : « Si elle
était si cynique et si cruelle, elle m’aurait tout simplement étouffé, étranglé,
laissé mourir ou abandonné au coin d’une ruelle, et ce dès les premiers
instants de ma naissance, comme un vulgaire afghoul ».
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Un afghoul ? J’en avais entendu parler pour la première fois lors de
ces veillées entre femmes serves. J’assistais quelquefois avec ma mère à
ces réunions. On m’y acceptait exceptionnellement parce que ma mère
insistait et allait même jusqu’à supplier pour avoir cette permission – car
je n’acceptais pas de rester tout seul. Ma mère me couchait alors près
d’elle et m’ordonnait de dormir pour ne pas déranger la petite assemblée
des veilleuses. Je fermais les yeux et me mettais à faire semblant de
dormir, mais restais attentif, l’oreille aux aguets. Les femmes donnaient
alors libre cours à leurs paroles. Sous l’apparence de soumission, elles
laissaient poindre à mots couverts leurs peines et leur tristesse. Puis la
consommation de la hachicha aidant, elles se métamorphosaient. Le
timbre des voix changeait, leurs expressions devenaient tranchantes et
elles évoquaient sans l’ombre d’une réticence les sujets graves et tabous.
Une parole de souffrance qui criait la révolte et le refus sans concession
de l’ordre établi.
C’est ainsi qu’un certain soir, elles s’étaient encore plus libérées parlant
de leurs désirs profonds et de leurs expériences sexuelles diverses. C’est là
que j’ai appris pour la première fois que des femmes peuvent préférer faire
l’amour entre elles. Elles riaient beaucoup en décrivant en détail le corps
féminin. Elles se pâmaient en décrivant le « divin losange » et les deux
fossettes en bas du dos, qu’elles nommaient les « ghammazat », et qui pour
elles sont le signe de la beauté du corps. Puis à tour de rôle chacune était
tenue de raconter une histoire ou une aventure réelle et vécue.
C’est alors que vint le tour d’une petite femme noire, presque naine, qui
s’était mise à nous raconter son histoire avec un afghoul, sorti du ventre
d’une de ses premières maîtresses. Un être vivant de petite taille et de forme
hybride, une sorte de primate humanoïde, et qui sortit en même temps que
le bébé du ventre de la parturiente. Cette chose est aussitôt mise
à mort, car considérée comme le produit d’une gésine diabolique. Alors
suivant l’usage, un serviteur jeta le monstre à la poubelle et s’apprêtait à
l’écraser d’un coup de pierre. Elle l’interpella aussitôt pour lui faire peur
en lui rappelant que c’était un esprit maléfique qui se vengerait de lui :
– Attention ! C’est un djinn ! Ne le frappe pas. Laisse son Dieu se
charger de son sort. Sinon tu cours le risque de le voir te poursuivre
ta vie durant…
Le serviteur, troublé, lui obéissant, s’éloigna après avoir craché sur la
pierre qu’il lança au loin pour éloigner l’esprit malin. Cette esclave
99
habitait un petit cagibi, un « qous », à proximité de l’écurie de la maison-
riad de son maître, un riche négociant. Tard dans la nuit, elle entendit un
sourd gémissement, une voix tremblotante au timbre si aigu que cela
l’empêchait de dormir. Sous la lueur blafarde de la pleine lune, elle alla
recueillir le phénomène, après mille hésitations, précautions et incanta-
tions. Elle le couvrit de chiffons et d’étoffes dont elle pouvait disposer
et décida de le garder en secret auprès d’elle. Elle fit vœu à Dieu d’en
faire un compagnon dans sa terrible solitude, quel qu’il soit, homme,
animal ou génie, l’ersatz d’enfant qu’elle n’avait jamais pu avoir. Elle
allait pendant des semaines soigner ce corps menu et difforme tout
meurtri et couturé d’ecchymoses. Elle allait le nourrir au lait d’ânesse
qu’elle trayait en cachette dans l’écurie, puis elle mâchait du pain pour
en faire une bouillie et le recracher dans la bouche de la misérable petite
créature. Mais un soir en revenant dans son cagibi, elle le trouva mort
baignant au milieu d’une flaque de sang. Un gros rat l’avait mordu en
plein visage. Elle l’enterra dans un coin dérobé du jardin où elle cultivait
clandestine-ment quelques plants de pavot d’opium.
Elle le pleura longtemps, des jours durant. Disait-elle vrai ou fabulait-
elle pour se vanter qu’elle aussi était capable d’avoir un instinct maternel ?
Au quatrième jour, las de remuer ces souvenirs, je me sentis en proie à
un grand désarroi. J’ouvris la petite fenêtre et restai un moment à regarder
dehors, appuyé contre le mur. Brusquement, je me décidai et commençai
à ramasser mes affaires. Je pliai ma plus belle couverture aux couleurs
chatoyantes et la rangeai dans un grand sac en toile de jute. Ensuite,
j’ouvris le coffre en bois où étaient rangés mes effets et en retirai une
chemise et une djellaba encore neuves que je rangeai dans le même sac.
Je n’oubliai pas également le miroir que je glissai dans ma large poche.
Je me dirigeai vers une cachette au fond de la cabane et en retirai un petit
sac en cuir où j’amassais mes maigres économies. J’ouvris ensuite les
cages et libérai les faucons. Je m’apprêtais à quitter la cabane en
emportant mes affaires et j’ouvris la porte quand soudain je trouvai
devant moi Ijjou qui me regarda sévèrement et me demanda :
– Où vas-tu comme ça ? Tu ramasses tes affaires ?
Je baissai la tête et ne répondis pas. Elle me taquina :
– Tu fuis ! Et c’est peut-être le bon moment !
Elle me repoussa et me fit reculer à l’intérieur de la cabane pour
pouvoir entrer :
100
– Mais où irais-tu, maintenant que Baha a disparu ?
Je restai un moment debout désemparé. Ijjou me retira
énergiquement les affaires que je portais et me sermonna :
– Tu vas rester ! Ta place est ici ! As-tu oublié ton engagement
vis-à-vis du défunt devant la jemaâ ? Et Zahra, tu l’abandonnes ?
N’es-tu pas son amazzal maintenant ! De quoi as-tu peur ?
Je la regardai un peu déboussolé. Elle devina mon inquiétude et se
mit en colère :
– Et alors ? Es-tu responsable de sa mort ?
Je ne tins plus. Je m’effondrai et commençai à pleurer :
– Je ne me suis pas porté à son secours… La peur m’en a empêché !
Ijjou réfléchit puis se rapprocha de moi et me fit m’asseoir sur le bord
du lit. Elle, resta debout, me fixant :
– Écoute-moi bien, calme-toi et reprends vite tes esprits…
Réfléchis bien ! Ce qui est en train d’advenir est peut-être une unique
chance dans ta vie… Sauras-tu la saisir ? En es-tu capable ? C’est le
moment de prouver que tu es un homme véritable… Un vrai !
Je n’osais la regarder, essayant de refouler mes larmes :
– Je ne me sens pas digne de lui… Je ne suis pas sûr d’être à la
hauteur de ce qui m’attend !
Elle me conseilla :
– Réfléchis encore… N’agis pas sur un simple coup de tête…
Laisse passer la période du deuil… Tu verras plus clair plus tard.
Puis Ijjou sortit, me laissant en proie à mon désarroi. Je me jetai
sur le lit, serrant dans la main l’amulette pendue à mon cou et me
couchai sur le côté, les genoux repliés contre ma poitrine.
Le remords lancinant de n’avoir rien pu faire pour sauver un père,
et la peur panique de l’avenir, m’avaient fait plonger dans une
grande faiblesse. Mon mal était indéfinissable. J’étais pris entre les
cauchemars de mes nuits et le vertige de mes jours…
101
L’ascension
102
103
J’ai cherché des Berbères
104
Le lieutenant tendit les siennes au capitaine qui se mit à scruter
soigneusement l’horizon à son tour.
– Ils foncent pourtant droit sur nous ! Impossible qu’ils ne nous
aient pas encore aperçus ! ajouta-t-il.
Balmorel rendit les jumelles au lieutenant, lui donnant en même
temps le signal de la charge :
– Allons donc à leur contact… On va bien s’amuser…
Une chevauchée furieuse commença, accompagnée de chants
entonnés par officiers et sous-officiers européens. On entendait :
« Au pied d’Erg Chebbi, j’ai cherché des
Berbères… J’en ai cherché des mois durant …
Pour faire avec eux gentiment la guerre… »
Cette chanson était devenue le morceau préféré des soldats français en
campagne dans ce qu’on appelait en argot militaire le « bled », comme si
cette guerre infernale et asymétrique n’était pour eux qu’une simple partie de
plaisance. Un de leurs officiers supérieurs, connu, ne prenait-il pas ses
vacances à ce moment-là pour pouvoir guerroyer confortablement après en
pays berbère ? À peine de retour d’une garnison dans un coin perdu de la
France, il quittait sa vie de famille pour passer « une saison » à la guerre.
Balmorel était au comble de la jubilation :
– Ouais ! Ils en veulent…
Brusquement, le lieutenant Pentifo leva le bras et s’approcha de
Balmorel pour l’informer :
– Mon capitaine, ils se sont arrêtés. Faisons de
même ! Balmorel lui répondit de suite :
– Je me disais bien, le nombre n’est pas en leur
faveur… Il donna donc l’ordre de s’arrêter :
– Ah, que c’est dommage ! Cela promettait pourtant une de ces
mêlées du diable !
Pentifo qui avait repris son observation aux jumelles signala :
– Mon capitaine, ils rebroussent chemin…
Balmorel décida alors de les poursuivre et s’adressa à un autre de
ses subalternes, lui intima l’ordre de se préparer à l’attaque :
– Lieutenant Tourmir, vingt cavaliers suffiront. On va juste leur
signifier qu’on les a à l’œil !
Lahcen prétendit qu’il serait intervenu à ce moment-là, brandissant
vivement l’index en direction de Balmorel pour lui signifier qu’il fallait
105
éviter ce genre de poursuite. Mais Balmorel, excité, ne tint aucun
compte de ce conseil et le lieutenant Tourmir commença à organiser
la poursuite. Balmorel lui donna les consignes de ne pas trop tarder
et de ramener au moins un prisonnier :
– On va s’amuser… Ah, que la vie est belle ! exulta-t-il.
Le lieutenant Tourmir et vingt cavaliers s’élancèrent.
Ameur me rapportera la suite de cette action.
Après s’être assuré que ses poursuivants avaient bien commencé
leur course, Ameur fit un signe et tout le groupe de cavaliers opéra un demi-
tour et entama, en sens contraire, une chevauchée à grande allure. Ils
s’approchèrent ainsi face à un monticule, nommé Jebel M’daouar, à la
forme circulaire d’un volcan éteint qui se dressait solitaire au milieu de la
steppe. Puis il fit un autre signe et son groupe se divisa en trois. Les deux
groupes de droite et de gauche continuèrent leur course à la même allure,
mais celui du milieu, composé de six cavaliers, ralentit quelque peu pour se
présenter comme l’unique cible offerte à ses poursuivants.
Ameur conduisit ainsi ces cinq cavaliers à l’intérieur du monticule
par une large brèche ouverte sur sa face nord et qui donnait accès à une
sorte de cuvette à ciel ouvert. Une fois là, les cavaliers se dispersèrent
derrière les rochers et se mirent en position face à leurs poursuivants.
Les vingt cavaliers du groupe mobile, conduits par le lieutenant
Tourmir, s’engouffrèrent à leur tour à l’intérieur de l’excavation. Ils
furent accueillis par un tir nourri qui brisa net leur élan et ainsi les
dispersa. Le lieutenant Tourmir, ayant compris enfin le piège dans
lequel il était tombé, tenta de se dégager en battant en retraite. Mais
c’était trop tard, car au même moment, les deux autres groupes de
cavaliers Aït-Atta, qui avaient grimpé au sommet du monticule par
les autres côtés, déversèrent sur eux un véritable déluge de feu. Ce fut
alors un carnage. Les vingt mokhazni et auxiliaires furent décimés.
Le lieutenant pour sa part fut aussi tué.
Ameur n’était pas peu fier de raconter ce fait d’armes. Il se vantait d’avoir
vite maîtrisé un savoir-faire militaire hérité de siècles de luttes pour résister
aux divers envahisseurs et par là, naturellement, survivre. Non content
d’avoir remporté un beau succès par cette manœuvre, Ameur voulut pousser
son avantage défiant ainsi Balmorel. Il ordonna immédia-tement de
déshabiller le lieutenant Tourmir et de faire disparaître son cadavre en
l’enterrant entre les rochers de façon à rendre difficile sinon
106
aléatoire toute tentative de recherche. Lahcen avait eu ainsi la chance
de n’avoir pas été choisi pour faire partie de l’action de poursuite. De
plus depuis ce jour, il gagna le respect de Balmorel, d’habitude
arrogant et insolent envers les indigènes des forces supplétives.
Toujours est-il que le cadavre du lieutenant Tourmir ne fut jamais
retrouvé. Lahcen rapporta que Balmorel, après avoir conclu qu’il
avait été enlevé en promettant de tout faire pour le retrouver, entra
subitement dans une colère qu’il contenait jusque là difficilement. On
eut même quelque crainte pour sa santé.
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Te voilà devenu un autre homme
109
Ijjou, qui n’avait visiblement pas apprécié l’allusion de Tousha,
essaya de détourner la conversation :
– N’oublie pas que si demain la jemaâ le désigne comme cheikh
en hommage à si Baha ton père, il faudra qu’il en soit digne et se
sente à la hauteur de sa mission.
Tousha se fendit d’un grand rire railleur :
– Il ne manquerait plus que ça !
Excédé, je sortis précipitamment sur la terrasse en évitant ostensi-
blement de la regarder. Mais je l’entendis poursuivre le flot de ses
paroles venimeuses :
– Il n’a ni l’âge ni l’étoffe pour ça ! En plus, il n’est même pas
d’ici ! S’il croit que maintenant toutes les espérances lui sont
permises, il se trompe. Mais je ne parle même pas de ça… Je parle en
fait de ce qui se passe ici, dans cette maison-ci !
Ijjou resta silencieuse. Tousha, mue par sa sourde jalousie,
continua en élevant la voix afin que je puisse clairement l’entendre :
– La tombe de mon père est encore toute fraîche que déjà la veuve
est toute radieuse.
La réponse d’Ijjou me parvint distinctement :
– Les quarante jours de deuil sont déjà écoulés. Il faut bien que la
vie reprenne, elle est déjà si courte.
Tousha hargneuse rugit :
– On dirait qu’elle n’attendait que sa mort.
Après un moment de silence, Ijjou reprit :
– Tousha ma fille, cesse de te ronger les sangs ! Fais ta vie comme
tu l’entends et laisse Zahra tranquille.
Tousha, à bout de nerfs, lui cria son désarroi :
– Elle aurait pu choisir quelqu’un d’autre que son fils… Il est donc
évident que ce qu’on disait était vrai !
Je ne pus supporter cette dernière allégation aux allures
calomnieuses. Mon sang bouillonnait tout d’un coup et je fonçai sur
elle pour lui cracher mon venin. Ijjou s’interposa prestement et me fit
impérieusement signe de me taire et m’intima de m’éloigner. Mais
avant que je ne puisse reculer pour me mettre à l’écart à l’autre bout
de la terrasse, près de la rampe d’escalier, Tousha, blanche de haine,
me décocha son regard venimeux. J’en fus comme ébranlé, alors
qu’Ijjou essayait de nouveau de raisonner Tousha :
110
– Ma fille, il y a trop de fiel dans ton pauvre cœur. Serais-tu prête à
croire tous les envieux comme les langues perfides ?
Quelques instants après, Ijjou quitta la terrasse pour s’en retourner à
l’intérieur de la tighremt. Elle descendit les marches, se retourna discrè-
tement et m’adressa un clin d’œil de connivence plutôt malicieux, destiné
à me rassurer. Abicha, la tête baissée, ne tarda pas à la suivre. Elle passa
très près de moi jusqu’à me frôler de son bras et fit le geste allusif mais
ostensible du lien de mariage en tournant et retournant la bague à son
doigt. À mon tour, je ne tardai pas à quitter la terrasse, laissant Tousha,
debout devant ma porte, ressassant toute seule tout à loisir sa bile.
Zahra m’installa d’autorité au premier étage de la tighremt, dans cette
même chambre qu’occupait Ijjou, plus spacieuse que ma mansarde de la
terrasse. Alors qu’elle emménageait dans une nouvelle chambre réservée
auparavant aux invités, la grande chambre qu’elle partageait avec Baha
était maintenant vacante, isolée seulement par un simple rideau trans-
parent et où elle rangeait filialement tous les objets ayant appartenu au
défunt. Ces trois pièces étaient disposées autour d’une sorte d’atrium,
patio surmonté d’une coupole éclairée par six lucarnes. Tousha occupait
une chambre au fond d’un couloir situé de l’autre côté de l’étage, tandis
qu’Ijjou s’était relogée au rez-de-sol dans une pièce nouvellement
restaurée et agréablement réaménagée. Elle prit avec elle Yidir qui était
apparemment satisfait de se retrouver avec quelqu’un qui allait le cajoler
et sûrement se plier à tous ses caprices.
Zahra avait pris soin à cette occasion de couvrir les matelas avec des
couvertures toutes neuves. J’eus droit à mon premier hammam à domicile,
privilège qui auparavant était réservé au seul Baha ainsi qu’aux femmes de
la maison. Une étuve de modestes dimensions, au plafond en coupole assez
haute pour fournir une bonne chaleur humide sans effet d’étouffement.
Auparavant, je n’allais qu’à celui du village attenant au four à pain public.
Mais j’avais l’avantage de me faire prendre en charge par un préposé rompu
spécialement à la pratique du massage et aux divers étirements. Là, je ne
devais compter que sur moi-même. Le jeune serviteur hartani se contenta
de remplir des seaux d’eau chaude et s’éloigna aussitôt au fond de la salle,
me tournant le dos et ne jetant aucun regard vers moi.
À ma sortie du bain, les reins entourés d’un pagne, une serviette sur la
tête, je fus accueilli par Ijjou qui, tout sourire, me présenta des habits
propres et s’éclipsa aussitôt, emportant non seulement le paquet de linge
111
112
sale, mais aussi les habits que j’avais disposés pour les mettre après
mon bain. J’avais donc là droit à une nouvelle garde-robe : un autre
cadeau de Zahra !
Les cheveux encore mouillés, j’entrai dans ma nouvelle chambre. Je
m’assis sur le beau tapis mermoucha tout près de la fenêtre, celle qui
donnait sur la palmeraie. Je me séchai les cheveux, puis je commençai à
les peigner. C’est alors que je sentis Zahra qui s’approchait derrière
moi.
– Bon bain et bonne santé…
Je n’eus pas le temps de me retourner vers elle qu’elle, accroupie
derrière moi, me retirant le peigne de la main, entreprit de démêler
mes cheveux qui était aussi fournis que frisés. Elle riait :
– Quand donc vas-tu tondre cette laine de mouton ? C’est pourtant
actuellement la saison de la tonte.
Je ris de conserve et tout à coup, elle s’arrêta m’ôtant l’amulette
que je portais au cou :
– Enlève ça maintenant… Ta pauvre maman serait heureuse et
rassurée de te savoir sous ma protection. N’est-ce pas vrai ?
C’était l’une des rares fois qu’elle me parlait de ma mère. Mon
cœur se comprima, pourtant je la laissai faire, même à contrecœur.
Elle se leva pour accrocher l’amulette à un clou fixé au mur et revint
s’accroupir en face de moi pour continuer à peigner ma tignasse.
– Heureusement que tu m’as à ta disposition ! souffla-t-elle.
Venait-elle de trancher le cordon si ténu qui m’attachait encore à
ma mère ? Je lui saisis la main et la lui baisai. Elle se pencha,
m’embrassant dans le cou en soupirant d’aise :
– Cela me rappelle quand tu étais encore tout petit… Je te lavais,
t’habillais et te peignais tout comme aujourd’hui…
Ayant fini de me bichonner, elle se recula un peu comme pour
mieux me regarder. Puis elle se leva.
– Lève-toi un peu que je puisse te regarde un peu mieux.
Je me levai tandis qu’elle me scrutait un moment en me souriant.
Je remarquai pour la première fois le charme adorable de la fossette
de sa joue gauche.
– Te voilà devenu un autre… Enfin, un homme ! me murmura-t-
elle en se rapprochant très près de moi.
– Il faut arranger ta barbe… Tu seras ainsi beaucoup mieux… Je dirai
à Ba-Ali de te la tailler en collier ; il sait parfaitement le faire, ajouta-t-elle
113
tout en me caressant la joue.
Puis elle me prit dans ses bras. J’hésitai un moment, puis la serrai contre
moi à mon tour. Elle appuya sa tête contre la mienne, puis le buste tout
contre ma poitrine. Je sentis le poids de son corps contre le mien et un
frisson me parcourut, suivi d’une sensation de douce chaleur. Ensuite, je fus
pris d’un tremblement irrépressible. Elle releva mon trouble et s’écarta. En
même temps, une indicible crainte me saisissait. Zahra n’était-elle pas ma
mère adoptive ? J’ai toujours ressenti à son approche cette prévention que
l’on a naturellement au contact avec le corps de la mère… Je m’assis
à nouveau sur le tapis, essayant de me reprendre. Elle s’assit pour sa
part en face de moi, croisant les jambes, me fixant avec beaucoup
d’attention comme si elle me découvrait pour la première fois. Avec
un petit sourire, elle me demanda, manière de passer à autre chose :
– Tu vois toujours ton ami Ameur ?
Je fis oui de la tête, incapable que j’étais de prononcer le moindre mot.
Elle continua :
– Il a demandé après toi… Il est venu ce matin pour te rendre
visite. Je ne l’ai pas fait entrer.
Puis elle devint grave :
– Je voudrais que tu t’écartes de son chemin pendant un certain temps. Je
fus surpris de sa demande, mais restai silencieux, ne sachant sur le
moment comment réagir :
– Tu me le promets ? insista-t-elle.
Très gêné, je baissai la tête. Après un moment de silence, elle reprit :
– Les notables de la jemaâ voudraient te voir reprendre le rôle et le
rang du défunt dans la palmeraie. Prouve que tu es digne de leur
choix. Tu le dois ! Et surtout, ne te fais pas d’ennemis… C’est ce qui
a perdu cheikh Baha.
Soudain, j’entendis le bruit des pas de Yidir. J’eus juste le temps de me
retourner pour le voir faire irruption dans la chambre. Il nous observait,
surpris de nous voir ensemble sa mère et moi assis si proches l’un face à
l’autre, pour la première fois. Il nous fixa d’un œil étonné. Puis ses traits se
durcirent, il devint pâle et son regard se fit amer. Il s’enfuit aussitôt. J’étais
gêné et je sentais que Zahra pour sa part était confuse. Elle l’appela :
– Yidir, viens mon poussin !
Toutefois, Yidir ne revint pas, mais elle se mit à sourire tout de
même, comme pour s’excuser de quelque chose :
114
– Je le croyais avec Ijjou…
Je la regardai, perplexe.
– Il va bouder un moment, mais il va falloir qu’il s’habitue !
conclut-elle.
Qu’il s’habitue à quoi, me demandais-je.
Je commençai alors à pressentir, sans oser trop l’espérer, que j’allais être
l’homme qu’elle avait choisi d’élire comme son nouveau conjoint. Une
femme de son rang ne peut rester longtemps veuve. Il lui fallait au plus vite
un mari, un concubin, de préférence le plus proche possible à la fois du clan
et de la famille. Je pourrais sans problème être pour elle le meilleur des
choix possibles. Zahra venait maintenant de l’insinuer et je me le répétais
en moi-même comme obsédé par cette aubaine à laquelle j’avais grand
peine à croire : elle m’a bien choisi ! Puis Zahra, après quelques hésitations,
se leva et sortit prestement pour rejoindre son
fils, me laissant seul, l’esprit en ébullition, mon désir pour elle
allumé, le corps en feu. J’étais encore trop jeune pour me préoccuper
d’autre chose que ce que m’apportait l’instant présent, trop naïf pour
discerner en Zahra la femme avisée, prudente, capable d’anticiper la
tournure des événements.
Quelques jours plus tard, propre, élégamment habillé, sûr de moi
et fier de mon nouveau collier de barbe, je sortais de ma nouvelle
chambre et dans le patio croisai Tousha. Elle me toisa d’un air qui
me parut hautain, le regard dédaigneux tout en poursuivant son
chemin. Je lui adressai tout de même un salut aimable :
– Bonjour Tousha !
Elle ne répondit pas. Je la suivis. Elle se retourna et me fit face,
l’ex-pression vindicative. Puis brusquement, elle se détourna,
s’éloigna et me laissa figé, tout embarrassé. Puis je me décidai à la
suivre à nouveau. Je la rejoignis dans le couloir alors qu’elle se
dirigeait vers sa chambre. Je m’approchai très près d’elle :
– Je pense qu’il vaut mieux faire la paix… Pour que la vie dans
cette maison soit vivable.
Elle entra dans sa chambre, se mettant au fond d’un recoin et me cria :
– Jamais !
Je sentis la colère m’envahir, mais je m’efforçai à garder mon sang-froid.
Je restai debout devant la porte, n’osant entrer. Elle me cria encore :
– Jamais je ne te pardonnerai !
115
Je m’indignai :
– Ce n’est pas bien de m’accuser ainsi ! Même si tout semble être
contre moi !
Elle continua hargneuse :
– Tu imagines peut-être que je vais oublier aussi vite mon père
agonisant, abandonné comme un chien au fin fond d’un ravin. Et cela
pendant plusieurs jours alors que son cadavre était laissé en proie aux
chacals !
Je restai un moment immobile, sans un geste, puis je repris :
– Tu crois que tu es la seule à pleurer Baha ? Oh, combien j’aurais
préféré mourir à ses lieu et place !
Elle réapparut pour se planter devant moi, me répondant avec une
impassibilité qui dissimulait mal sa rage rentrée :
– Combien j’aurais aimé te voir mourir à sa place !
Je la regardai, surpris de tant de haine. Je lui souris dans l’espoir
de parvenir à désamorcer son agressivité. Mais elle ne se laissa pas
émouvoir, continuant :
– Tu es un homme infect… Éloigne-toi de moi… Ne crois surtout
pas que je m’en vais oublier tout ça un de ces jours !
Je lui répondis avec résignation :
– Jamais tu ne voudras me croire… Je te comprends…
Elle me tourna le dos et s’écarta quelque peu. Après un moment de
silence, je poursuivis avec fermeté :
– D’ailleurs, tu n’as jamais rien voulu accepter de ma part… Tu ne m’as
jamais vraiment toléré ! Je n’étais pour toi que cet orphelin tout juste bon
à être maltraité !
Elle se retourna, me regarda de biais, un éclair méchant dans l’œil.
Elle me lança :
– Mieux aurait valu que tu ne sois jamais venu dans cette maison.
D’un mouvement brusque, elle se précipita vers la sortie, me laissant
seul, planté debout devant la porte.
J’étais désemparé après cet affrontement avec Tousha. Je déambulai un
moment dans le patio jusqu’à ce que Zahra m’appelle de sa chambre dont la
porte était entrouverte. J’entrai. Elle était assise en train de s’arranger les
cheveux. Elle se retourna vers moi et me sourit… Elle était bien maquillée
et avait un air heureux, le regard brillant d’une lueur que je ne lui
connaissais pas. Mais très vite, remarquant mon air renfrogné, elle
116
comprit mon humeur :
– C’est toute ta faute, Saïd… Néglige-la…
– J’ai essayé de faire la paix avec elle… ça devient
insupportable ! Elle me répondit :
– Tu la connais, cela n’est pas d’aujourd’hui.
Elle me fit signe de m’asseoir près d’elle. Je m’exécutai et elle
m’effleura affectueusement le cou du dos de sa main. Puis elle m’annonça :
– Il faut que je te dise, Yidir veut s’en aller vivre chez grand-mère
Fadhma dans les campements.
Je lui fis remarquer :
– Tousha va sûrement penser que c’est à cause de moi que tu t’en
débarrasses…
– Qu’elle pense ce qu’elle veut, rétorqua-t-elle.
Elle ajouta :
– Moi, tout ce qui m’importe c’est seulement mon fils. J’ai peur
qu’il ne veuille jamais plus revenir.
– Alors, tu le laisserais partir ? lui demandais-je.
Elle soupira :
– Mais je ne peux faire autrement…
Après un silence, elle ajouta :
– Je ne suis pas une bonne mère…
Puis elle se résigna à lâcher :
– Laissons-le partir au moins pour un temps, on verra après… Il
s’ennuie ici, le pauvre ! Là-bas, il y a au moins la compagnie
d’autres enfants.
J’essayai de la consoler :
– Il va me manquer à moi aussi.
Elle appuya sa tête contre mon épaule et moi je me mis à imiter la
manière de s’exprimer de Yidir, essayant de la distraire :
– Za… Za… Zahra
se mit à rire :
– Ne t’avise pas de m’appeler comme ça toi
aussi ! Je lui fis la remarque :
– N’es-tu pas ma Za à moi aussi ?
Nous riions à l’unisson, elle me serra affectueusement contre elle. Puis
tout à coup, elle se leva et verrouilla la porte poussant le loquet. C’était là la
première fois qu’elle nous enfermait ainsi tous deux. Craignait-elle
117
quelque arrivée impromptue de Yidir ? Elle relâcha sa longue chevelure
brune teintée de henné qui lui donnait des reflets roux et elle revint tout
contre moi. Puis elle fixa sur moi un regard si fort que je me sentis défaillir.
Elle me prit ensuite dans ses bras et m’étreignit vigoureusement et
longuement. C’était la première fois qu’une femme m’approchait ainsi. Je
sentais contre moi ses formes amples et généreuses. Tout à coup, elle me
saisit la main dans la sienne, si grande. Je sentis cette paume douce et ferme
qui enserrait la mienne, hésitante. Elle approcha son visage du mien et se
pencha comme pour m’embrasser sur les joues, et subrepticement elle me
frôla légèrement les lèvres, puis les saisit et s’y accrocha, me maintenant
fermement contre elle. Mon cœur s’embrasa d’un coup, et mon sang afflua
furieusement dans mes veines. Je sentis ma main enfermée dans la sienne
qui palpitait comme les ailes d’un oiseau en cage. Tous mes sens étaient en
feu, mais je restai immobile, comme pris dans une nasse. Je restai médusé
tandis qu’elle lâcha prise me conduisant vers un coin de la chambre où elle
me coucha sur le tapis à côté d’elle. Ensuite elle m’entoura de ses bras,
enserra ses cuisses autour des miennes et me souleva pour me hisser sur elle.
Impatiente, elle tira vers le haut ma chemise dévoilant mon sexe et en fit
autant pour elle. Elle me guida et m’accueillit avec ardeur. Je sentis un
frémissement parcourir son corps et, les yeux fermés, elle subit mes assauts
malhabiles avec calme et, je le sentis, profond ravissement. Sa chair
pulpeuse et douce noyait mon corps dans une intense volupté que je n’avais
jusqu’alors jamais soupçonnée. Mon orgasme se déclencha prématurément.
À peine je commençais à m’apaiser qu’elle me repoussa pour me faire
allonger à côté d’elle et couvrir mon corps d’un voile noir qui traînait
comme tout prêt à cet usage. Elle semblait dérangée. Elle se leva d’un coup
comme si elle avait entendu quelque bruit, et se dirigea vers la porte qu’elle
déverrouilla avec précaution l’entrouvrant lentement. Elle jeta un regard
furtif et inquiet au patio. Puis elle revint s’allonger à côté de moi qui étais
déjà pris de somnolence.
C’est ce jour-là que je devins l’amant de Zahra, son concubin en fait.
De jour en jour, je m’habituais à cette nouvelle situation. Contrairement
à ce que je craignais, j’oubliai vite les rapports d’amour filial que je lui
vouais jusqu’alors. Je commençais à me lever plus tard que de coutume,
à paresser au lit. Mon corps peinait à reprendre son rythme normal, en
rapport avec cette nouvelle vie. Mais je ressentais un réel apaisement. Mon
corps exultait, après la longue période de privation et de frustration.
118
Un matin, une animation inaccoutumée se fit dans la cour extérieure de la
tighremt et me réveilla en sursaut. Je me penchai à la fenêtre pour voir ce
qui se passait. Abicha et d’autres jeunes filles Aït-Atta et haratines, poussant
devant elles une file d’ânes chargés de régimes de dattes et autres produits
agricoles, pénétraient à l’intérieur de la tighremt. Ijjou les accueillait et leur
indiquait l’endroit où elles devaient décharger. À son tour, poussant devant
lui une mule harnachée, Ba-Ali arriva et s’arrêta au bas des escaliers. Alors
que Zahra apparaissait accompagnée de Yidir en haut des escaliers et
commençait sa descente vers lui. Depuis que Yidir avait manifesté son envie
de partir, Zahra insistait pour faire dormir son fils avec elle dans la chambre,
malgré sa réticence, lui qui avait pris l’habitude de dormir dans celle d’Ijjou.
Yidir était vêtu de ses plus beaux habits, avec en dessus un burnous noir aux
franges chamarrées et orné à son revers d’un grand disque solaire rouge. Ba-
Ali s’approcha et souleva Yidir pour le mettre sur la mule. Zahra avait les
yeux larmoyants, mais elle s’efforçait manifestement de dominer son
émotion. Ijjou embrassa les pieds de l’enfant et lui fit ses recommandations :
– Tu ne vas pas oublier ta maman et ta nanna ? Tu reviendras
passer l’Aïd el-Kébir avec nous.
Zahra s’approcha de lui à son tour et lui susurra :
– Mon petit Yidir, tu vas me manquer. Embrasse de ma part ta
mahllou. Sois surtout très sage.
Yidir restait impassible, regardant droit devant lui. Il était
visiblement impatient de partir. Il agitait les pieds et secouait la bride
de sa monture. Ijjou poursuivait sa promesse :
– Je t’assure que d’ici ton retour, j’aurai tout fait pour retrouver ta
petite fiancée…
Zahra intervint à son tour :
– Ne t’en fais pas, d’ici là ta nanna t’en aura confectionné une
autre plus belle.
Yidir secoua énergiquement la tête en signe de refus. Ijjou poussa
son petit rire :
– Mais non, il ne veut que celle-là ! Il reste fidèle à sa première fiancée !
Le pauvre, il n’a jamais eu de petite sœur avec qui il pouvait jouer !
Tousha qui était restée discrète, debout dans l’escalier, s’approcha enfin
de Yidir pour lui faire elle aussi ses adieux. Puis elle s’amusa à lui répéter
le geste caractéristique par lequel il avait l’habitude d’exprimer sa grande
119
affection, la main sur le cœur qu’elle envoya ensuite dans sa
direction. Mais Yidir ne réagit point cette fois-là. Tousha haussa les
épaules et remonta à la maison.
Ce fut le moment que je choisis pour descendre afin de lui faire
également mes adieux. Mais Yidir m’ignora superbement quand je
lui tendis la main. Vexé, je me retournai vers Zahra qui baissa les
yeux. Ba-Ali donna une grande tape sur la croupe de l’animal pour le
faire avancer. Yidir s’éloigna sans se retourner tandis que Zahra
essuyait une larme, alors qu’Ijjou se mettait à la consoler. Après un
long moment de silence, comme si ce départ marquait une rupture
dans la vie de la tighremt, j’entendis Ijjou lui dire à voix fort claire
pour que je puisse l’entendre également :
– Il te reste ton Saïd…
Zahra baissa la tête, comme souvent lorsqu’elle était gênée. Et
Ijjou d’ajouter :
– Celui-là, tu ne le laisserais sûrement pas partir !
Par discrétion, je commençai à remonter les escaliers pour
retourner dans ma chambre quand j’entendis Zahra lui répondre à
voix basse, mais sur un ton ferme :
– Il ne me resterait alors plus qu’à mourir !
Ma curiosité l’emporta sur mon devoir de discrétion, et je
m’arrêtai en haut de l’escalier. Dissimulé derrière un pilier dans un
coin de la galerie du premier étage, et à l’abri de leurs regards, je les
épiai et écoutai la suite de leurs échanges. Ijjou continua :
– Tu t’es sacrifiée toute ta vie et tu as tout donné à si Baha.
– Avais-je le choix ? remarqua Zahra.
– Maintenant, tu dois vivre et rattraper le temps perdu, lui rétorqua
sa dame de compagnie.
Mais elle semblait ne pas se faire d’illusion :
– Hélas, ma chère Ijjou ! Il y a des choses qui ne se rattrapent
pas… Le temps passe et chaque jour nous rapproche un peu plus de
notre fin inéluctable …
– Non, Zahra ! Un jour de bonheur fait oublier toute une vie de
malheur, reprit Ijjou.
Zahra poussa un profond soupir. Ijjou poursuivit :
– Il est temps que ton dévouement te soit reconnu. Maintenant, c’est
à ton tour de recevoir.
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Zahra serra contre elle Ijjou pour lui témoigner confiance et affection.
Puis elle s’assombrit et commença tout à coup sur le ton de la confidence :
– J’étais encore toute jeune et j’aimais quelqu’un d’autre… Mais
pour une querelle de famille, notre amour fut sacrifié…
Ijjou la reprit :
– Certes, Si Baha avait l’âge de ton grand-père, mais ce n’était
sûrement pas un mauvais parti…
Zahra précisa :
– Mais mon cœur était pris ailleurs, et mon corps refusait… Je suis
restée vierge un an après mon mariage. Je ne pouvais pas supporter
l’idée qu’il puisse songer à me toucher.
Après un moment de silence, elle poursuivit d’un ton plus sombre :
– Je le haïssais… Le pauvre homme, ce qu’il a dû endurer avec
moi… Il était d’une patience infinie et supportait toutes mes colères,
tous mes caprices… Ensuite, j’ai tout fait pour ne pas tomber enceinte…
Ijjou tenta de l’adoucir :
– Heureusement que tu as pu malgré tout avoir Yidir, cette petite
lumière dans ta vie.
– Oui, heureusement, mais ça n’a pas été sans mal ! J’ai longtemps
tenté de faire passer le bébé. Mon Dieu, pardonnez-moi…
Heureusement que je n’ai pas réussi ! J’en ai longtemps pleuré,
raconta Zahra, qui reprit après un moment :
– Un jour je me suis réveillée sereine, une décision venait de surgir
dans mon cœur… Je garderais l’enfant pour moi, pour moi toute seule !
Zahra se mit tout à coup à pleurer :
– Je souffre de le voir partir… J’ai peur qu’il ne me revienne plus…
Le chagrin de Zahra semblait infini. Avec beaucoup de patience,
Ijjou continua à se faire consolatrice :
– Ma chérie ! Il ne faut pas gâcher les beaux jours qui s’annoncent pour
toi. Va, oublie le passé ! C’est ton renouveau qui débute. Saïd est à toi… Tu
jouis de la bénédiction de ta mère, de l’agourram et de la jemaâ.
Zahra après un petit sourire pudique, embrassa longuement sa
confidente.
Il était temps pour moi de quitter ma posture de voyeur et de marcher
à pas rapides et feutrés vers ma chambre, tout confus et plein de remords
d’avoir été indiscret. Mais j’avais au fond de moi la satisfaction d’en savoir
plus sur Zahra, de la sentir plus près de moi. Un sentiment d’exaltation
121
me transportait : oui, j’étais bien l’élu, car je prenais la place de Baha
! Mais très vite cette joie fut tempérée par la question lancinante :
étais-je vraiment le maître du cœur de cette femme au caractère si
trempé que le puissant cheikh lui-même n’avait pu apprivoiser ? Puis
insidieusement, le souvenir de Baha m’inonda. Le remords m’habita
de nouveau : le lâche que j’étais méritait-il un tel succès ?
Au tournant du couloir, je croisai Tousha qui m’ignora et baissa la tête
sans me jeter un seul regard. J’eus l’audace de me mettre devant elle et de
lui barrer la voie. Elle leva vers moi un regard mi-méprisant mi-ironique :
– C’est ça ce que tu veux ? me lança-t-elle.
Je la fixai avec défi, alors qu’elle poursuivait :
– Après la disparition de mon père, c’est au tour de Yidir de
s’éloigner. Bientôt, sera-ce mon tour ?
J’esquissai une moue de désagrément, mais elle s’esquiva et s’éloigna. Je
la suivis d’un regard dépité. Je décidai de la suivre dans l’intention une
nouvelle fois de m’expliquer avec elle. Mais elle réussit à s’engouffrer
rapidement dans sa chambre poussant le loquet. Je tambourinai à la porte et
j’insistai pour qu’elle m’ouvre, mais en vain. Je tentai de la morigéner :
– Tousha ! Tu ne trouves pas que tu dépasses les bornes ?
Tout à coup Zahra et Ijjou, qui remontaient de la cour extérieure,
apparurent au bout du couloir passant devant moi sans s’arrêter, sans
un regard. Reste que Zahra me lança sans sévérité apparente :
– Saïd, s’il te plaît cesse de jouer au chat et à la souris avec elle.
Tu ne gagneras pas à ce jeu-là. Elle est têtue et coriace.
Les deux femmes s’éloignèrent ; et Tousha ouvrit enfin sa porte,
les yeux brillants d’une rage hostile :
– Non, je dis ce que je pense de ce que je constate…
– Tu crois que je ne vois pas clair dans son jeu ? Elle veut faire le
vide dans cette maison. Je la connais bien, celle-là…
Excédé, je lui tournai le dos. Elle referma rageusement la porte. De
guerre lasse, je m’éloignai.
122
Tu ne pourras pas gagner tout seul
123
124
qui me cherchait. Il venait m’avertir de la querelle entre les haratines
et les Aït-Atta, il me pressa d’intervenir. Aussitôt je poussai mon
cheval et galopai vers le lieu de la dispute. Ba-Ali me suivit en
courant. Arrivé dans la palmeraie, je me dirigeai vers le bassin de
distribution d’eau d’où me parvenait un brouhaha. Là, entre les deux
canaux d’irrigation qui desservaient l’un les terres Aït-Atta et l’autre
celles des haratines, la rixe était parvenue à son comble avec échange
d’insultes, de menaces et une pluie de jets de pierres. Certains
brandissaient des gourdins, prêts à en faire usage.
Banini, immergé jusqu’à la taille à l’intérieur du bassin, était coincé entre
les deux groupes, immobile face aux vannes de distribution de l’eau
d’irrigation. Il avait la houe levée en un mouvement comme suspendu. Les
uns le menaçaient, d’autres l’encourageaient à accomplir son geste. Je
compris tout de suite que cet adolescent agité voulait fermer le canal qui
conduisait vers les terres Aït-Atta, et ouvrir ainsi celui qui irriguait celles
asséchées des haratines. C’était là assurément déclencher une terrible guerre
de l’eau, cette denrée rare dont le partage inéquitable était à l’origine de tout
temps de bien des conflits entre les deux communautés.
Je passai en force entre les deux groupes de belligérants et levai les
mains au ciel criant :
– Arrêtez ! Ce n’est vraiment pas le moment !
La rixe cessa aussitôt et tous les regards se tournèrent vers moi, attentifs.
La foule semblait prête à m’écouter, son attention suspendue à ce que
j’allais dire. Au même moment, j’entendis Ba-Ali qui venait me rejoindre
tout essoufflé. Il vociféra contre Banini, toujours dans sa posture debout :
– Banini ! Sors de là ! Tu veux semer la zizanie et le désordre !
Des femmes haratines surgissaient dans la nuit et commençaient
à interpeller Banini pour l’adjurer de renoncer à son action. Soudain,
Moha accourut, tout haletant. Il était accompagné par une escouade
de ses hommes, armés de bâtons et de haches. Il hurla :
– Banini, tu attisais le feu depuis quelque temps… maintenant, tu
passes vraiment à l’acte !
Le jeune homme le dévisagea avec insolence alors que Moha continuait
à le tancer :
– Tu as semé la haine par tes paroles venimeuses. Maintenant, par
cette action, tu tentes de mettre à bas tout l’édifice d’un seul coup !
Tu joues avec le feu, mon ami !
125
Il fit un signe à ses hommes qui se précipitèrent sur Banini pour
tenter de s’en saisir. Du haut de mon cheval, je criai à Moha de toutes
mes forces, prêt à foncer moi-même sur les assaillants :
– Arrête ! Sinon …
Des hommes haratines, encouragés par mon cri, réagirent avec vigueur et
s’opposèrent eux aussi. Moha recula et calma ses hommes. Banini,
encouragé par mon intervention, conclua son geste suspendu et abattit de
toutes ses forces la houe et commença à ouvrir et à élargir la bouche du
canal qui desservait les terres des haratine. L’eau déferla, tumultueuse. Il
obstrua aussitôt l’autre canal avec des mottes de terre. Une vive clameur de
réprobation s’éleva alors. Des hommes se précipitèrent vers moi et
commencèrent à me prendre à témoin du préjudice qu’ils subissaient. Les
haratines, eux, restèrent en retrait, le regard fixé sur moi, attendant ma
réaction. D’un geste explicite et appuyé par un mouvement de la main, je
conjurai les Aït-Atta de rester patients et leur demandai :
– Ça ne fait rien… Soyez généreux, Dieu vous le
rendra… Puis, je m’adressai aux haratines :
– Irriguez vos terres cette nuit, même si ce n’est pas là votre tour...
Quelques Aït-Atta manifestèrent franchement leur désaccord et
s’apprêtèrent à me le faire comprendre. Leur faisant face, je leur dis :
– Je préfère que nous perdions un tour d’irrigation pour gagner
une paix communautaire dans cette palmeraie… Surtout en ce
moment où tant de dangers nous menacent.
Moha, irrité, s’approcha de moi en faisant un geste de dénégation.
Je le tranquillisai d’un signe de la main et lui glissai en aparté :
– Les haratines sont nos frères. Ils nous ont souvent rendu service.
Et si nous avons prospéré c’est grâce à eux.
Soudain, des bruits venant du lointain, mais pourtant distincts, se
firent entendre. Tous les hommes présents tendirent l’oreille pour
essayer d’en identifier la nature. Ils étaient inconnus de nous, des
cliquetis sur un fond sourd et bourdonnant. J’éperonnai mon cheval et
entrepris quelques galops en direction de ces bruits. Mais avant
d’aller plus loin, je me retournai vers Moha et lui criai :
– Moha, je compte sur toi pour apaiser les esprits.
Puis j’adressai un appel aux autres hommes :
– Et vous, rentrez chez vous ! La jemaâ prendra une décision
concernant cet incident que je conseillerais pour ma part de minimiser !
126
Moha me fit comprendre qu’il voulait m’accompagner. Je lui
signifiai que non :
– Je vais voir ce que c’est… Fais ce que je te demande.
Les Aït-Atta et les haratines, qui avaient cessé de se quereller, restèrent
immobiles à écouter le lointain tumulte. Je poussai mon cheval et galopai au
loin dans la direction d’où venaient les bruits. Je venais de remporter ma
première victoire sur le destin et me sentais capable d’agir sur les choses.
Une sensation de fierté me saisit et j’en avais presque le vertige.
Je quittai la palmeraie et chevauchai seul dans la steppe déserte, sous
l’éclairage de la pleine lune. Certes, j’étais inquiet à cause de ces
tintements insolites, mais pour la première fois je ne ressentais ni peur ni
crainte. Un sentiment de plénitude me galvanisait. Je parvins rapidement
en haut d’un vallonnement proche que coiffait le tumulus d’un santon
réputé, un monticule pyramidal de pierres rondes haut de quelque trois
mètres au centre d’un vaste cercle entouré d’un muret assez bas que l’on
pouvait franchir en l’enjambant. On prétendait que ce cairn avait des
siècles d’âge et qu’il aurait changé plusieurs fois d’appellation selon les
religions qui s’étaient succédé sur cette terre bénie. Il n’y avait pas un
habitant adulte chez nous dans la palmeraie, Aït-Atta ou haratine,
homme ou femme, qui n’avait pas ajouté un jour sa pierre au monticule.
Moi-même, j’avais sacrifié à ce rite et cela à plusieurs reprises.
À ma surprise et satisfaction, je vis bientôt Ameur en compagnie
d’Ouzine et de H’da ainsi que de quelques autres de ses compagnons qui
galopaient fièrement vers moi. Ils venaient de la direction des bruits qui
devenaient de plus en plus audibles. Cela faisait bien longtemps que je
n’avais revu Ameur. Il revenait rarement dans sa grotte et ne paraissait
au village que pour des séjours très brefs, de peur probablement de se
faire arrêter ou même tuer par les éclaireurs de l’Armée coloniale qui
ratissaient la région, terrorisant ceux qui leur paraissaient appartenir à la
résistance. Ameur passait le plus clair de son temps à faire la chasse à
ces dangereux agents. Il fut étonné de me voir tout seul dans la nuit :
– Que fais-tu là, solitaire ?
Apparemment, Ouzine et H’da étaient, semblait-il, contents de me
revoir. Mais je sentis comme une certaine inquiétude dans leur
regard. Cependant, comme à leur habitude, ils ne purent s’empêcher
de me lancer leur petite pointe d’ironie :
– Où sont tes faucons ? me lancèrent-ils tous
deux. Mais Ameur interrompit vite l’échange :
127
– Saïd, tu sais que la région devient dangereuse. Tu n’as même pas
une arme sur toi pour te défendre si nécessaire.
Je n’eus pas le temps de répondre, apercevant une énorme colonne de
poussière s’élevant dans le lointain. Nous poussâmes immédiatement
nos montures pour nous mettre à l’abri derrière un mamelon. Puis nous
mîmes pied à terre et grimpâmes immédiatement sur les quelques
acacias solitaires en haut du monticule. Je montai sur le même arbre que
Ameur. Ainsi cachés par les branches et les feuillages, nous pûmes
observer à loisir ce qui apparaissait au milieu de la steppe. Nous
aperçûmes un convoi militaire motorisé, avec automitrailleuses et
blindés qui roulaient tous phares éteints. Suivaient des cavaliers en
armes diversement habillés. Seul l’éclat lunaire, et malgré la poussière
soulevée par intermittence, permettait de les entrevoir.
Le convoi passa à quelques mètres en bas de notre cachette et je pus
même entendre les différentes voix des soldats. Je murmurai à Ameur :
– Ils attaquent maintenant de nuit ? !
– Non, ils se dirigent vers le sud, en direction du Bou-Gafer, me
précisa-t-il.
Je lui fis remarquer qu’il y avait avec eux beaucoup des nôtres.
– Ils prennent des Berbères et des Arabes pour combattre des Arabes
et des Berbères ! C’est comme ça qu’ils gagnent toujours, conclut-il.
– Il y a donc de nombreux traîtres ! remarquai-je.
– Il y a diverses façons de trahir. Ne pas agir est aussi une manière
de trahison, me rétorqua-t-il.
Une fois les voitures militaires suffisamment éloignées, nous
redescendîmes des arbres pour reprendre nos chevaux. Les trois
hommes, retrouvant leur bonne humeur, lancèrent vers le convoi de
l’Armée coloniale leur credo :
– Jamais le taureau n’écornera le renard, lança Ouzine.
– Jamais le loup ne traînera l’attelage avec les chiens, répliqua
H’da. Ameur conclut en écho, selon le rituel habituel :
– Jamais l’homme libre ne se résigne au joug de la servitude…
Puis ils s’esclaffèrent. Ameur se retourna ensuite vers moi et m’expliqua :
– Nous les suivons depuis Tarda. Nous allons attaquer leur arrière-
garde au défilé de l’Oued Nakhla. Morsures de guêpes sur le dos d’un
chameau, mais nous devons leur montrer qu’il n’y a pas que ceux qui
sont là-bas qui les rejettent.
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Tout à coup Ameur se mit à me parler avec un soupçon de solennité :
– J’ai parlé de toi à Balsam, c’est lui maintenant qui est le chef de
toute la Résistance depuis qu’elle s’est unifiée. Il t’a désigné pour
être parmi nous. Il sait qu’il peut compter sur toi. Il tenait en haute
estime feu Baha, Dieu lui fasse miséricorde. Maintenant que tu lui
succèdes, il faut que tu te montres digne de sa mémoire.
Il souleva le flanc de la selle où étaient accrochés des fusils,
enveloppés d’une petite toile de jute. Il en prit un et me le montra :
– Il t’a donné ce fusil…
Je regardai le fusil, une belle arme, avec un sentiment mêlé d’admiration.
Ameur précisa :
– Nous l’avons pris à l’ennemi.
Ameur me fit ensuite une brève démonstration sur la manière de
l’utiliser. Il ajouta :
– C’est un Lebel, il est d’une grande précision. On ne peut pas
rater sa cible. Et puis il se charge rapidement.
Je m’approchai de lui pour le prendre et souris à mon mentor,
plein de reconnaissance. Il continua :
– Les Français, c’est le diable. Il nous faut les combattre avec toute la
force de notre âme, car nos moyens sont si dérisoires ! C’est une tâche
au-dessus de nos faibles moyens, mais il faut quand même y aller.
Je l’écoutai avec intérêt, mais ne répondis rien. Ameur devint tout
à coup véhément :
– Nous n’avons pas d’autre choix. N’oublions pas ce que disait Baha :
« La vie ou la mort ». Si Baha était encore là, il n’aurait pas hésité. La
meilleure manière d’honorer sa mémoire, c’est de s’engager avec Balsam.
J’hésitai, irrésolu. J’usai de quelque ironie placide pour soutenir la
pression qui émanait de son attitude :
– Qui est ce Balsam ? Est-ce encore quelqu’un qui se prétendrait
«l’homme de l’heure » ?
Ameur sourit :
– Non, il n’est pas question d’homme de l’heure, ni de sauveur ! Il n’y a
que la volonté des Aït-Atta de demeurer libres ! Balsam n’est pas Cheikh
Mbarek ; il veut une guerre juste et non une guerre sainte. Il n’est ni faiseur
de miracles, ni chérif. C’est un homme qui n’écoute que son courage et sa
volonté de résister à la menace de voir se désagréger notre peuple au risque
de s’avilir. C’est un vrai héros parce qu’il a su faire
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autour de lui l’unité de la grande tribu ; cela ne s’est pas vu depuis
trop longtemps.
Je gardai le silence. Il poursuivit :
– Sois prêt à rejoindre la Résistance, car c’est là ton devoir. C’est
cela la meilleure manière de venger Baha…
Je baissai la tête et regardai, fasciné, le fusil qu’il venait de m’offrir.
Je sentis peser sur moi le regard pénétrant de Ameur et de ses deux
compagnons. Ils attendaient tous sûrement une réponse positive et
enthousiaste. Mais je restai silencieux, incapable de me décider. Au bout
d’un moment, Ameur, celui que je considérais encore quelques instants
auparavant comme mon mentor, m’interpella d’une voix courroucée :
– Si tu ne te décides pas tout de suite, tu seras bientôt tout seul à
Asrir… dans la tighremt de celui que tu as trahi !
Ce mot cruel de trahison retentit dans ma tête comme un coup de
matraque. Un mot effroyable, vertigineux, qui tout à coup m’écrasa, me
réduisant à moins que rien. J’aurais donc abusé Baha sur toute la ligne et
n’aurais été qu’un vil traître. Le serais-je par vocation, par nature et par
naissance ? Enfant illégitime, né sous le signe du mal, trahi par ma mère,
je ne pouvais que trahir ? Toujours et toujours ! De quelle trahison
parlait-il ? Je savais que sous ce mot il insinuait beaucoup de choses. Je
me ressaisis et me révoltai contre cette condamnation qui m’accablait.
Ameur et son groupe tournèrent bride. Mais semblant regretter ses
propos, il se retourna pour me proposer de m’accompagner :
– Tu voudrais peut-être qu’on te conduise jusqu’à la lisière de la
palmeraie ?
Je fis signe de la tête pour décliner. Il ajouta :
– Fais attention, la région est infestée de coupeurs de têtes de
l’Armée coloniale.
Puis il leva la main en guise de salut et me lança une flèche
venimeuse en manière d’avertissement :
– Tu ne pourras pas gagner tout seul ! Ils viendront bientôt te prendre
comme un rat dans la tighremt. Et Zahra ne pourra rien pour toi !
Ouzine et H’da m’adressèrent également un signe d’adieu en me
lançant des regards pleins de morgue.
Je restai seul, les regardant s’éloigner dans la steppe, toujours sous le
coup des propos accusateurs de Ameur. J’eus beau faire un effort sur
moi-même, je n’arrivais pas à ravaler mon irritation. Je me berçais de
130
l’illusion d’avoir l’ami sur qui je pourrais toujours compter et en toutes
occasions. Je pensais qu’il me soutiendrait contre vents et marées, que je
pouvais tout lui demander et qu’il saurait tout accepter de ma part. Un
ami qui me comprendrait et me protègerait, non un ami qui se retour-
nerait contre moi à la première occasion et me mettrait cruellement à nu.
Je prenais mes désirs pour des réalités ! Je demeurai un moment anéanti,
incapable de me décider. Rangeant le fusil sous la selle je remontai à
cheval. Je galopai à bride abattue pour revenir à la palmeraie en
empruntant en sens inverse la même piste que j’avais empruntée
auparavant. Mais cette fois avec des sentiments contraires, la peur
chevillée au ventre, l’angoisse me nouant la gorge et une vertigineuse
sensation d’être abandonné. J’avais hâte de retrouver Zahra, j’avais
besoin de réconfort afin de retrouver un peu confiance en moi. Dans ses
bras, je m’étais toujours senti en sécurité. Mais les insinuations de
Ameur avaient semé dans mon esprit un doute lancinant.
À mon retour dans la tighremt, Zahra me fit un accueil triomphal.
Elle était fière de moi parce que j’avais su ramener le calme dans la
palmeraie et imposer mon autorité. Pour cela j’avais dû faire
beaucoup d’efforts pour lui dissimuler mon désarroi.
Pourtant un soir, après avoir fait l’amour, je ne pus m’endormir,
contrairement à mon habitude. J’étais pris d’une curieuse excitation alors
que Zahra, allongée sur le côté, dormait paisiblement depuis déjà bien
longtemps. Je me rapprochai et me collai à elle. Elle ne réagit pas et
continua à dormir du sommeil du juste, paisible et profond. Tout à coup,
l’image de Baha couché à côté d’elle m’assaillit et je ne pus m’en
débarrasser. Comme lui, j’émis un raclement de gorge. Puis je me mis sur
elle et la retournai. Elle se réveilla brusquement et poussa un cri comme de
frayeur. Elle se mit à geindre et à se plaindre. Mais moi, déjà excité, je
relevai sa chemise et lui écartai les cuisses. Elle finit par se laisser faire tout
en grognant. Je lui fis l’amour en imaginant, halluciné, dans une sorte de
rêve éveillé, que j’étais Baha. Cela me procurait autant de trouble que
d’excitation. Puis je poussai un râle comme si j’agonisais, et retombai,
inerte. Elle en fut fort inquiète. Elle se pencha sur moi pour voir si j’allais
vraiment bien. Je la rassurai. Elle quitta alors le lit et sortit de la chambre.
Un moment après, je l’entendis qui pleurait dans la pièce voisine.
131
Il vaut mieux être bouffé par les lions
132
Il continua, sur un ton badin :
– Mais, alors que fais-tu ici ? Gardant
mon sérieux, je lui répondis :
– Je viens ici pour travailler chez des gens.
– Quel genre de travail ? Peux-tu faire le même pour moi ? demanda-t-il.
Alors, je poussai le rire enjoué dont j’ai le secret, roulant les yeux de
façon enjôleuse. Puis je baissai la tête et continuai mon chemin. Mais
au détour d’une ruelle, je me retournai et m’arrêtai pour l’observer un
peu. Pendant qu’il continuait son chemin, une sourde impulsion
m’incita à le suivre. Je revins donc sur mes pas, voulant savoir ce
qu’était cet individu et ce qu’il cherchait vraiment chez Moha. Je le
retrouvai debout, attendant devant la porte basse de la maison de
celui-ci. Il avait le regard fixé sur l’échoppe du vieil artisan juif qui
était installé tout au fond devant un tas d’anciennes monnaies en
argent, à ouvrager des bijoux. Je m’approchai, et avec ostentation,
j’introduisis un bout de roseau dans la fente entre le battant et le mur
puis soulevai le loquet de la serrure intérieure. Il fut surpris :
– Ah, c’est là que tu travailles ? J’ai frappé et appelé, personne ne
m’a répondu.
Je m’arrêtai pour bien le regarder dans les yeux. Lui continuait à
user de charme, avec un large sourire fat :
– Je vais demander à Moshé de te fabriquer un beau bracelet.
Je ne réagis pas et lui expliquai :
– La maison est profonde, il ne peut t’entendre facilement d’ici. Il
faut crier fort. Mais ce n’est pas la peine, je m’empresse d’aller l’avertir.
– Ah, mais tu as des rapports privilégiés avec Moha ! insinua-t-il.
Je poussai la porte et m’introduisis à l’intérieur du jardin.
J’entendais sa voix qui avait changé :
– Alors, annonce-lui que c’est Lahcen qui attend ici !
Une soudaine anxiété me saisit. Je courus à l’intérieur à travers un
dédale fait d’étroits couloirs en pieds de roseaux que surplombaient
diverses plantes grimpantes et rameaux d’arbres chenus. Tout au bout de
ce long couloir sombre, je débouchai dans un jardin au milieu duquel se
trouvait la petite maison en pisé de Moha, noyée dans la végétation.
Il vivait seul dans une grande pièce dont le mobilier était réduit et
simple. Seules quelques nattes ainsi que des peaux de chèvre couvraient
le sol en terre battue. Un coffre en bois massif trônait contre le mur du
133
fond. Un grand tapis, seul objet de qualité de tout l’ameublement,
était enroulé et rangé en prévision d’une visite de marque. Je fis
irruption dans la chambre sans m’annoncer, contrairement à mon
habitude. Moha était allongé sur une peau de mouton, la tête appuyée
contre le coffre. Il se redressa pour me demander :
– Abicha, tu es déjà de retour ? Que se passe-t-il donc ?
Je lui annonçai le nom du visiteur qui attendait à la porte, il se leva
précipitamment :
– Fais-le entrer. Et prépare-nous, s’il-te-plaît, du thé et quelques crêpes.
Mais au moment même où je m’apprêtais à repartir, le visiteur était
déjà là debout au seuil de la chambre. Je restai stupéfaite. Moha
surmonta vite sa surprise pour l’accueillir chaleureusement :
– Comme je suis heureux et honoré par cette visite, mon cher
Lahcen. Je t’attendais avec impatience. Mais entre donc !
– Tu as le salut de notre hakem. Il a insisté pour que je vienne te voir.
– Ah ! Je vais aller le voir bientôt, lui dit Moha tout en déroulant
le beau tapis.
– Il serait temps. En tout cas, pour ce qui le concerne, il pense à
toi, l’assura Lahcen.
J’entendis Moha bougonner, manière habituelle d’exprimer son
incré-dulité et peut-être son agacement. Il fit alors asseoir son hôte et
me fit signe de me dépêcher d’exécuter ses ordres. Mais avant de me
rendre vers la petite cabane au fond du jardin qui servait de cuisine,
j’en avais entendu assez pour comprendre l’importance et le danger
que pré-sentait le personnage. Je me dépêchai de préparer le thé, et de
réchauffer quelques crêpes qui étaient déjà là enveloppées dans un
tissu sur un grand plat à couvercle, un tajine. Je revins vite pour
servir les deux hommes, décidée à écouter à la dérobée quelques
bribes des propos qu’ils allaient tenir. C’était plus fort que moi, car la
curiosité me tourmentait. Quand je déposai le plateau à thé et le plat
de crêpes devant Lahcen, les deux hommes en étaient à parler de toi :
– La belle aubaine pour ce Saïd ! poursuivait Lahcen.
Puis il se tut, attendant que je me retire ; quant à moi je m’attardais
à jouer à la maîtresse de maison, dans l’espoir vain, je le savais, que la
conversation reprenne en ma présence. Je servis l’hôte tout en évitant de
le regarder, car il ne cessait de me lorgner en prédateur, du coin de l’œil.
Je me retirai enfin, me déhanchant subtilement pour le faire enrager, et
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au lieu d’aller à la cuisine, où j’avais mon matelas dans un petit coin
pour m’asseoir et me reposer, j’allai derrière la pièce que je venais de
quitter pour courir vite me blottir sous une des lucarnes du fond. De
là, la tête haut penchée, l’oreille tendue, je pouvais tout écouter à
loisir et surtout à l’abri de tout regard.
La voix de Lahcen me parvint distinctement :
– Une belle femme, cette Zahra à ce que l’on
dit ! Moha répondit :
– Eh, oui ! Il devient son amazzal devant la jemaâ.
D’une voix emprunte de concupiscence, Lahcen rétorqua :
– Alors, ils ne vont pas tarder à se marier…
Silence net et prolongé du côté de Moha. Lahcen continua :
– La volonté de Dieu est imprévisible…
Tout à coup, la voix de Moha devint maussade, qui se mit à se plaindre :
– Vois-tu, on ne peut pas non plus se fier au nouveau makhzen.
– Oh, tu es le premier que j’entends parler ainsi ! Le nouveau
makhzen n’oublie jamais ses amis. De quoi te plains-tu précisément ?
objecta le chaouch.
– J’ai combattu pour ce nouveau makhzen pendant cinq ans et j’ai
vainement attendu qu’on me rappelle ou qu’on me donne ce qu’on
m’avait promis ! se plaignit Moha.
– Ne sois pas si pressé ! Ni si ingrat. As-tu oublié qu’en t’accueillant
dans l’armée, le nouveau makhzen a sauvé ta tête, le rassura Lahcen.
À ce rappel, la voix de Moha s’assombrit :
– Tu me rappelles là une bien triste époque.
– Heureux encore que tu aies pu échapper à la terrible soif de sang
du pacha. Et que tu aies fini par retrouver ici une demi-sœur !
Moha s’empressa de remarquer :
– Hélas, on ne se voit pratiquement jamais ! D’ailleurs, nos
rapports n’ont jamais été très bons. Surtout après…
Arrivé à ce point, j’eus tout à coup envie de changer de position.
Par mégarde, mon pied heurta une branche qui traînait. La
conversation s’interrompit aussitôt. La voix de Moha tonna :
– Qui est là ?
Je l’entendis se lever pour sortir dehors s’enquérir de l’origine du
bruit. Je me dépêchai aussitôt sur la pointe des pieds en direction de la
cuisine où je m’affalai tout du long sur mon matelas. Mais je l’entendais
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grommeler et lancer des invectives contre ces indiscrets atteints du mal
de « bou-oudina », qui avaient toujours l’oreille qui traînait partout. Je
fis semblant de dormir, mais je savais qu’il n’en était pas dupe, l’allusion
me visant personnellement. C’est ainsi que je n’ai pu avoir connaissance
de la suite. J’en éprouvai le plus vif regret. Il se passa un long temps
avant que je ne me décide à sortir de la cuisine, ayant entendu les deux
hommes marcher dans le jardin et se diriger vers la sortie. Je
m’approchai discrè-tement à une certaine distance, suffisante pour les
épier et les écouter. Je m’aperçus que brusquement Moha faisait demi-
tour pour revenir dans la chambre laissant là Lahcen. Ce dernier me
remarqua de loin et me fit un large sourire. Je me détournai et l’ignorai.
Puis Moha revint presque en titubant, le teint pâle, marqué par la
détresse. Il tendit un collier à Lahcen qui le mit dans sa poche intérieure.
À ce moment, le chaouch sembla vouloir clore sa visite :
– Et maintenant que tu viens de prouver à notre hakem que tu es
un véritable ami, n’oublie pas tes promesses…
Le visage de Moha était défait comme en proie à quelque souffrance,
il était presque effondré. Cela m’étonna fort. Je me demandais avec
angoisse ce qui avait pu se passer entre les deux hommes. Quel était
donc ce secret pouvoir que détenait ce Lahcen ? Je fis un effort sur moi
et osai enfin m’avancer vers eux et poser une question :
– Si Moha, tu n’as besoin de rien ?
Moha me lança un méchant regard, ce que je redoutais, et m’ignora.
Lahcen l’interrogea :
– Comment s’appelle cette petite qui nous a servis ?
– Abicha, répondit sèchement Moha.
– Abicha ! s’écria le chaouch qui poursuivit, dis à Abicha de venir sous
ma tente me préparer le thé. Elle sait le faire tellement bien. Je campe tout
à côté des nomades.
– Oui, je lui dirai, Si Lahcen, assura Moha en s’inclinant.
Lahcen s’éloigna tandis que Moha ne bougeait pas, comme
anéanti. Je m’éclipsai aussitôt, mais je fis un détour et me retrouvai à
l’intérieur du dédale de couloirs. Je ne tardai pas à y croiser Lahcen
qui se dirigeait vers la porte. Je passai ostensiblement devant lui,
arborant un beau sourire en demi-lune. Il m’adressa une invitation :
– Si tu me rends visite ce soir, j’aurai un cadeau de reine pour toi !
Je pouffai de rire et m’éclipsai en m’engageant dans un autre couloir… »
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Ce n’est que plus tard que j’appris dans le détail ce qu’elle avait raté de
la suite de l’entrevue entre les deux hommes ! Je me dépêchai de la lui
rapporter pour qu’elle puisse enfin assouvir entièrement toute sa curiosité.
Un jour, Moha m’envoya Abicha pour me demander d’aller lui rendre
visite, car depuis le jour où Zahra l’avait chassé, il n’osait plus s’aventurer
aux alentours de la tighremt. Il déroula aussi pour moi le beau tapis et se mit
à me raconter ses heurs et malheurs et surtout les peines que lui causait dans
son cœur la mise à l’écart que Zahra lui imposait. Il me demandait tout
simplement de les réconcilier. Je lui promis de faire de mon mieux pour le
rapprocher de sa demi-sœur. Mis ainsi en confiance, il se mit alors à se
plaindre devant moi du harcèlement dont il était victime de la part de
Lahcen qui lui rendait visite continuellement, et à chaque fois lui subtilisait
quelque chose : objets, bijoux, argent, nourriture, et se permettait de prendre
tous ses aises avec Abicha, devant lui !
Moha ignorait encore qu’Abicha était devenue entretemps la
maîtresse de Lahcen et qu’elle lui rendait visite chaque soir sous sa
tente. C’est alors qu’il me conta dans le détail la première visite de
Lahcen au cours de laquelle celui-ci prit sur lui un tel ascendant.
Lahcen, en informateur efficace de l’Armée coloniale, avait l’art de faire
parler ses victimes, ses proies, et à les pousser dans leurs derniers
retranchements. Pour bien interroger, il faut soit savoir, un minimum, et
Lahcen était un fichier d’informations ambulant, soit avoir de
l’imagination pour anticiper les suppositions les plus fantaisistes et de
pouvoir cerner la vérité. Et Lahcen, en orfèvre, en avait.
Voici donc ce que me raconta Moha :
« … De fil en aiguille, à partir de mes rapports tissés avec Zahra, Lahcen
accrocha directement sur le conflit avec le pacha. Il m’interrogea sur la mise
à mort de mon père cheikh Taghi par celui-ci. Il me rapporta aussi la rumeur
selon laquelle je l’aurais trahi. Je sursautai et me plaignis :
– Le cruel pacha a lancé ces calomnies afin de me détruire, parce
que je l’avais quitté et fui après son forfait. J’étais à son service, mais
je n’ai jamais, au grand jamais, trahi mon père.
Lahcen m’avait-il cru ?
– C’est vrai ? me répondit-il, en me fixant de son regard
hypocrite. Comment lui prouver que je disais vrai ?
– Oui, Lahcen, je le jure devant Dieu ! Au contraire, je l’ai
toujours tenu au courant des intentions belliqueuses du pacha.
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Après un court silence, je repris :
– Le mécréant sans cœur avait fait enlever et disparaître mon
neveu Aïdi, âgé d’à peine six ans, par haine pour cheikh Taghi dont
il voulait ainsi tarir toute descendance possible.
Voyant que j’étais plongé dans une réelle tristesse, Lahcen se
voulut compatissant :
– Oublie tout ça, c’est du passé. Demain pour toi sera différent.
Je ne pus pourtant m’empêcher de pleurer et de me lamenter :
– Mais comment oublier le martyre de mon père ? Ma vie en a été
ravagée à tout jamais. Ma pauvre mère n’a pas survécu à ça. Ah, que
j’ai souffert et ça continue ! Tout ça sans parler de la disparition de
mon neveu Aïdi !
Lahcen faisait semblant de me consoler, toutefois, je n’en étais pas
totalement dupe :
– Hélas, il faut bien continuer à vivre.
Je repris mon lamento :
– Je me demande souvent comment j’ai fait pour survivre à tout
ça, et jusqu’à maintenant !
Lahcen ne me répondit pas. Au comble de l’émotion, je me
précipitai vers le coffre de bois massif. Mais au moment de l’ouvrir,
je me ravisai, tandis que Lahcen s’approchait aussitôt et avec une
voix dure me questionna :
– Que caches-tu dans ce coffre ?
J’étais désemparé et en proie à la plus grande confusion :
– Rien, rien, rien du tout… Quelques souvenirs de mes
parents. Il m’ordonna :
– Alors, ouvre-le !
J’ouvris le coffre à contrecœur. Lahcen se pencha et se saisit d’un
burnous blanc qu’il se mit à examiner de près en le palpant. Je lui dis,
la voix nouée :
– C’était à mon père ! Ma mère me l’a confié avant de rendre
l’âme. Il le portait le jour où je suis venu l’avertir de l’imminence de
l’attaque de la harka du pacha. Hélas, ce fut trop tard.
Lahcen s’exclama :
– C’est en poil de chameau albinos. C’est très rare. Un beau burnous !
Je saisis entre mes deux mains un pan du burnous, m’appliquant à le
baiser, le cœur serré tout en lui disant :
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– J’y sens encore toute l’odeur de mon père ! Quand je pense à lui, je
ne peux m’empêcher de le toucher et de le serrer contre ma poitrine.
Je me mis à évoquer le douloureux souvenir de la mort de mon père :
– Les cavaliers du pacha mettaient à feu et à sang tout le village. Ils
chassaient les habitants de leurs maisons pour y mettre le feu. Les hommes
étaient immédiatement jetés à terre et ligotés. Ceux qui tentaient de fuir
étaient impitoyablement poursuivis pour être massacrés. Les femmes étaient
parquées sur la place du centre du village, et ensuite triées par l’insolente
soldatesque, faisant que les plus jeunes étaient gardées et les plus vieilles
chassées du village. Je me cachai dans les décombres du village déserté,
traînant derrière moi mon neveu Aïdi, âgé alors d’à peine six ans. Par
crainte de me faire prendre, je dus ensuite, la nuit venue, m’esquiver. Grâce
à une mule errante que j’ai trouvé docile, je pus atteindre la maison riad du
pacha où j’espérais retrouver quelques-unes de mes vieilles connaissances,
qui me cachèrent et purent ainsi me protéger quelque temps. L’ironie du
sort avait fait que, en désespoir de cause, je me réfugiai dans l’antre de cet
ogre que je fuyais. Une mauvaise
surprise en effet m’y attendait.
Le pacha, sur son cheval noir de jais, entouré de sa garde
personnelle armée jusqu’aux dents, fit une entrée fracassante dans la
vaste cour de sa fastueuse demeure. D’autres hommes en armes
encadraient derrière le pacha un certain nombre de prisonniers. Parmi
eux cheikh Taghi, mon père, qui était à cette époque le chef du
village. C’était un respectable vieillard à barbe blanche.
Tous furent mis nus, les mains ligotées derrière le dos. Par
l’embrasure des portes et des fenêtres, quelques femmes et domestiques
se penchaient pour regarder. Caché derrière un des quatre épais piliers
de la vaste cour du riad, j’assistai, atterré, au spectacle. Aïdi, terrorisé, se
blottissait contre moi. Derrière les autres piliers, des silhouettes d’autres
femmes se dissimulaient pour épier le spectacle de plus près.
Cheikh Taghi gardait sa dignité malgré le mauvais traitement qu’il
subissait. Le pacha tout arrogant l’interpella :
– Alors, te voilà amzouar enfin vaincu ! Pieds et poings liés
devant moi, ta vie est désormais entre mes mains. Il ne te reste plus
qu’à implorer à genoux ma mansuétude.
Mon père garda calme et dignité, se cantonnant dans son mutisme. Les
sbires du pacha se précipitèrent et le firent mettre à genoux. Puis ils lui
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maintinrent la tête baissée, son front tout contre le sol. Le pacha sur
un ton cinglant et triomphal brailla :
– Implore mon pardon pour que tu aies la vie sauve !
Le cheikh, la tête toujours maintenue contre le sol, lui rétorqua :
– Nous sommes tous entre les mains de Dieu. Seul Lui a sur nous
pouvoir de vie et de mort.
Le pacha entra en fureur et ses sbires rouèrent de coups le vieil
homme qui n’émit aucune plainte. Quant à moi je parvenais
difficilement à supporter ma souffrance et je serrais contre moi l’enfant
m’apprêtant à avancer en direction du pacha. Soudain, une femme du
harem surgit derrière moi à l’improviste et me retint par le bras.
– Moha ! Ne tente rien, tu risquerais ta vie sans utilité ; il n’aura
aucune pitié…
La femme se serra contre moi, sa main agrippée à mon bras. Elle
tremblait, car elle avait peur.
Le pacha, lui, fulminait :
– Relevez-lui la tête !
Les sbires obéirent et saisirent par les épaules le vieil homme qui
regarda alors le pacha avec calme et sérénité. Le pacha enrageait :
– Ta vie ne vaut pas plus que celle d’une mouche. Je vais te faire
subir la pire des morts ! Je te ferai jeter dans la cage aux fauves…
Le cheikh lui répondit aussitôt :
– Il vaut mieux être mangé par les lions que d’être malmené par
les chiens.
Le pacha entra alors dans une terrible colère. Il arracha le sabre des
mains d’un de ses gardes et fendit la tête de mon père ! Aïdi, horrifié,
poussa un cri. Aussitôt un des sbires accourut, le poignard brandi. La
femme craignant le pire attira alors l’enfant contre elle et me fit signe
de disparaître. Le sbire tenta de lui arracher l’enfant ; la femme
courageuse-ment le menaça :
– Va-t’en, si tu ne veux pas un jour te retrouver comme ces
hommes enchaînés ; tu ignores peut-être qui je suis ?
L’homme, impressionné par le fier aplomb de la femme, se retira.
Celle-ci tira l’enfant par la main et s’éloigna vers le fond du riad. Je
restai seul, sans faire un geste, caché derrière une des nombreuses
portes qui donnaient accès aux pièces intérieures.
J’entendais toujours le pacha vociférer, plus cruellement que jamais :
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– Jetez son cadavre dans la cage aux fauves, comme ça il aura eu
aussi la fin qu’il aura choisie.
Les autres prisonniers subirent un sort pareil, victimes des soldats
du pacha … »
Je serrais encore plus fort contre moi le burnous blanc et je me
lamentais, la mort dans l’âme :
– Quant à mon neveu Aïdi, je ne l’ai jamais retrouvé depuis ce
maudit jour… Cette femme, elle aussi, je ne l’ai plus revue ! C’était
bien une femme de la maison du pacha où, pourtant j’avais mes
entrées ainsi que quelques relations…
Je me remis à pleurer :
– Encore un tout petit enfant, innocent… Dieu seul sait ce qu’en a
fait ce cruel despote !
Lahcen me répondit, indifférent :
– Il doit être tout à fait homme maintenant ! Tôt ou tard, il refera
sûrement surface, si toutefois il a survécu …
Après un temps, le chaouch reprit :
– Allez, oublions tout ce passé pour le moment. Il y aura sûrement
bientôt d’autres jours plus cléments pour toi.
Pendant que je continuais à me lamenter, Lahcen se mit à regarder à
l’intérieur du coffre dans l’espoir d’y découvrir quelque chose d’autre. Il se
saisit alors d’un vieux collier berbère en argent, serti de corail rouge et
d’ambre jaune doré. Une belle pièce, un véritable plaisir pour les yeux.
– Et ça, qu’est-ce que c’est ? m’interrogea-t-il d’un ton revêche.
– C’est le collier de ma mère. Je le mets autour de mon cou chaque
soir avant de dormir, ça me protège de la solitude et chasse les
cauchemars, lui répondis-je.
Lahcen tourna et retourna le collier entre ses mains, admiratif ;
puis le reposa au fond du coffre en m’interrogeant :
– Alors, ce futur nouveau cheikh, va-t-il se décider enfin à parler
avec notre hakem, ou bien attend-il l’autorisation de Zahra ?
Contre un adversaire redoutable, il n’y avait qu’une arme possible, le
mensonge et la dissimulation. Je lui demandai de me donner un peu de
temps. Il crut très fin de m’adresser cet avertissement :
– Nous n’avons plus le temps d’attendre. L’horloge du nouveau
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makhzen tourne très vite. Si rien ne se passe dans les prochains jours,
le hakem va sûrement s’impatienter.
Je lui fis entrevoir un ambitieux projet pour me parer des qualités
que j’étais loin de posséder, essayant ainsi de lutter contre sa
permanente pression :
– La politique demande patience et temps… Ce n’est pas Saïd
seulement que je veux vous amener, mais d’autres notables parmi
ceux qui comptent…
– Oui, mais n’oublie pas que nous sommes tout de même en état
de guerre ! Le temps, c’est de l’or ! répliqua-t-il.