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Travail de Fin d’Étude en-sur l’architecture

MASTER 2 - 2016-2017

COMMENT RÉVÉLER L’ESPRIT D’UN LIEU À TRAVERS LA


LUMIÈRE DANS L’ARCHITECTURE ?
Réflexions sur la revalorisation d’un patrimoine maritime par l’utilisation de la lumière
en tant que matière.

Juliette Guidetti

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS

INTRODUCTION

CHAPITRE I : LA LUMIÈRE SYMBOLE ET MATIÈRE


1. Qu’est-ce que la lumière ?
1.1 Définitions
1.2 Lumière naturelle et lumière artificielle
2. Interprétation symbolique
2.1 La lumière à travers les siècles
2.1.1 Antiquité
a. L’allégorie de la caverne de Platon
b. La lumière selon Vitruve
2.1.2 Moyen-Âge
a. La métaphysique de la lumière
b. La théologie de la lumière
c. Le principe de clarification
2.1.3 Renaissance
2.1.4 Époque contemporaine
a. La lumière selon Louis I. Kahn
2.1.5 Aujourd’hui
2.2 La lumière à travers les cultures
3. Interdépendance Lumière/Matière
3.1 Qu’est-ce que la « matière » ?
3.2 Comportement de la lumière sur la matière
3.2.1 La lumière et les matières opaques
a. L’absorption
b. La diffusion
c. La réflexion
3.2.2 La lumière et les matières transparentes et translucides
a. La transmission
b. La réfraction
3.3 La lumière comme matière

CHAPITRE II : ESPRIT DU LIEU ET PATRIMOINE MARITIME


1. Qu’est-ce que l’esprit du lieu ?
1.1 Définition
1.2 Les différentes notions
1.2.1 Le matériel
1.2.2 L’immatériel
1.2.3 La mémoire
1.3 Évolution symbolique et historique
!2
2. Patrimoine maritime
2.1 Interdépendance Patrimoine/Esprit du lieu
2.2 Éléments constitutifs du patrimoine maritime
2.2.1 Patrimoine maritime matériel
a. Les bateaux et les édifices
b. La ville et son port
2.2.2 Patrimoine maritime entre matériel et immatériel : La mer et le patrimoine
subaquatique
2.2.3 Patrimoine maritime immatériel
2.3 Caractéristiques du patrimoine culturel méditerranéen
2.3.1 Le palimpseste de la ville
2.3.2 La typologie de l’habitat du littoral méditerranéen
2.3.3 Les structures urbaines adaptables
2.3.4 Le peuple méditerranéen

CHAPITRE III : LA LUMIÈRE ET ARCHITECTURE, SOURCE


RÉVÉLATRICE DE L’ESPRIT DU LIEU D’UN PATRIMOINE OUBLIÉ
1. L’esprit du lieu dans la lumière de l’architecture
1.1 Révélation de l’esprit du lieu par la lumière dans l’architecture
1.2 Exemples existants
1.2.1 La cathédrale d’Amiens et l’Abbaye Sainte-Foy de Conques
1.2.2 Le Couvent de la Tourette
1.2.3 Le Musée Juif de Berlin
2. Patrimoine maritime en lumière
2.1 La lumière et la mer
2.2 La lumière et le rapport entre la ville et son port
2.3 La lumière et le patrimoine naval : les bateaux

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

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CHAPITRE I : LA LUMIÈRE SYMBOLE ET MATIÈRE
1. Qu’est-ce que la lumière ?
1.1 Définitions
De prime à bord, le terme «  lumière  » paraît évident. Or, toute sa complexité apparait
lorsqu’on tente de le circonscrire. Dès lors, il est possible de retrouver un grand nombre de
définitions, tentant de définir la lumière. Parmi celles-ci, et dans le cadre de cette étude, certaines
retiennent particulièrement l’attention.
Avant tout, la première définition de la lumière qu’il faut retenir est celle qui est purement et
simplement physique. En effet, celle-ci permet de cadrer et de comprendre ce qu’est réellement la
lumière au sens scientifique et donc ce qu’elle constitue. « Selon Maxwell, la lumière n’est autre qu’une onde
électromagnétique. »1, « […] on peut aussi la considérer comme un flux de particules énergétiques dénuées de masse, les
photons. »2.
« Rayonnement émis par des corps portés à haute température (incandescence) ou par des substances excitées
(luminescence), et qui est perçu par les yeux. »3 Par cette définition s’exprime le sens physique et matériel de
la lumière. Celle que l’on perçoit par nos sens.
« Clarté du soleil ; du jour  »4 Ici, la lumière reste toujours physique et matérielle mais il est
possible de l’interpréter d’une autre façon. C’est elle qui illumine le jour et contribue à notre vie
quotidienne. Sans elle, le jour n’existerait pas et nous nous retrouverions dans une obscurité totale et
permanente.
« Ce qui éclaire l’esprit ; élément qui fait comprendre. »5 Dans cette dernière définition, la lumière ne
nous illumine pas physiquement mais intellectuellement. Dès lors, nous pouvons définir la lumière
comme source d’éclairement général. Elle est source d’énergie physique et intellectuelle, elle
illumine notre corps et notre esprit, et par la même occasion, notre vie.

1.2 Lumière naturelle et lumière artificielle


Qu’elle soit naturelle ou artificielle, la lumière garde la même définition fondamentale. Il
s’agit d’ondes électromagnétiques composées de particules minuscules que l’on appelle photons. Le
plus souvent, elle s’incarne dans le spectre de la lumière blanche qui peut ensuite se décomposer en
d’autres spectres, de différentes couleurs et qui sont caractérisés par une longueur d’onde spécifique.
« La première chose que découvrit Newton, lorsqu’il commença à s’intéresser à la lumière, c’est que la lumière blanche
est en fait un mélange de couleurs.  »6 Bien que fondamentalement identique, la lumière naturelle se
démarque de la lumière artificielle en de nombreux points.
Le premier facteur de différenciation est bien évidemment sa source. En effet, contrairement
à la lumière artificielle qui est produite grâce à des projecteurs, nourris par l’électricité, la lumière
naturelle a pour source le soleil. Ce premier facteur est primordial car il permet de mettre en

1 Richard Feynman, Lumière et matière Une étrange histoire p17, Paris, InterÉditions, « Sciences », 1987, 197 p.
2 Petit Larousse illustré (2011), Paris, Larousse
3 Idem
4 Idem
5 Idem
6 Richard Feynman, Lumière et matière Une étrange histoire p28, Paris, InterÉditions, « Sciences », 1987, 197 p.
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évidence la pureté de la lumière naturelle. Celle-ci est source de vie, de chaleur et de clairvoyance.
Grâce à elle, il est possible de se repérer dans le temps et l’espace. Effectivement, la course de la
terre autour du soleil crée les saisons et les différences climatique sen fonction de la position
géographique. D’autre part, le soleil confère un caractère « sauvage » à la lumière naturelle de par
son mouvement constant. La lumière naturelle est indomptable, elle danse de l’aube au crépuscule,
avec la mer, la terre, les nuages, créant des jeux fascinants de clair-obscur. Même si le comportement
du soleil sur la terre n’a plus aujourd’hui de secret pour nous, ou dans une moindre mesure, le
comportement des particules de lumière sur une matière est impossible à prédire. « Malgré tous nos
efforts pour imaginer une théorie «  raisonnable  » expliquant comment le photon «  décide  » de traverser la surface ou
d’être réfléchi, il s’avère impossible de prédire ce qui va arriver au photon. ».7 Ici encore, Richard Feynman nous
fournit une preuve tangible du caractère sauvage et indomptable de la lumière naturelle, en nous
expliquant qu’il est impossible d’appréhender le comportement de son essence même: les photons.
Malgré son caractère imprévu, la lumière naturelle peut être «  domptée  » lorsqu’on la
transforme en lumière artificielle. Cette dernière naît, d’abord d’un désir d’apport de lumière
supplémentaire, mais aussi du désir de la contrôler afin de l’utiliser à notre guise. La lumière
artificielle apporte un complément à la lumière naturelle. Même si la lumière artificielle est moins
pure que la lumière naturelle, elle n’en est pas moins essentielle à notre existence. En effet, elle
remplit les fonctions que la lumière naturelle ne peut nous apporter, comme celles d’éclairer nos
villes et nos chaumières à la tombée de la nuit. Par ailleurs, la lumière artificielle compte bien
d’autres avantages. Il est possible de l’apprivoiser en l’orientant dans la direction souhaitée, en
dosant son intensité, en choisissant sa couleur, ou même encore en décidant du moment où elle
brillera.
Nous l’ avons compris, la lumière naturelle comme la lumière artificielle possèdent toutes
deux leurs propres caractéristiques. En architecture, elles peuvent être exploitées, séparément l’une
de l’autre, mais c’est en les combinant qu’on pourra magnifier aux mieux leurs compétences
réunies.

2. Interprétation symbolique
2.1 La lumière à travers les siècles
2.1.1 Antiquité
a. L’allégorie de la caverne de Platon
Dans l’allégorie de la caverne, le philosophe antique Platon nous raconte l’histoire
d’hommes enchaînés dans une grotte souterraine, n’ayant jamais aperçu la lumière du jour. Ils n’ont
eu connaissance que du léger contraste créé par l’ombre que projette le feu sur le mur derrière eux.
L’un d’entre eux est libéré et accompagné de force à la lumière. D’abord fortement ébloui, il
n’acceptera pas la réalité du monde extérieur. Platon a déjà perçu deux parties dans le monde réel :
d’une part, le monde « sensible », perçu par les sens, d’autre part, le monde intelligible, perçu par la
raison et l’intelligence. Ainsi, Platon était déjà, sans le savoir, un précurseur de la notion
philosophique de matériel et d’immatériel. Ce n’est que par la maîtrise de la connaissance que
l’homme s’améliore et accède à l’excellence. Force est de constater que la lumière dont parle Platon
correspond à la dernière définition que nous avons citée plus haut. Elle correspond à la lumière
spirituelle, celle qui éclaire notre esprit au monde réel, qui nous permet d’accéder au monde des
idées.

7 Richard Feynman, Lumière et matière Une étrange histoire p36, Paris, InterÉditions, « Sciences », 1987, 197 p.
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b. La lumière selon Vitruve

Vitruve est sans aucun doute l’un des pionniers de l’architecture de l’Antiquité. Ce dernier
fut l’auteur du fameux traité « De Architectura » dont la réputation n’est plus à faire. En effet, celui-ci a
servi de base à beaucoup d’architectes modernes pour apprendre les techniques constructives de
l’Antiquité. Claude Perrault, architecte français du 17e siècle, s’est lancé, non sans difficulté, dans la
traduction de ce traité antique. La traduction de Perrault s’intitule «  De l’architecture: Les Dix Livres
d’architecture ». Cette traduction est aujourd’hui très souvent utilisée pour réaliser diverses études sur
l’architecture antique. Celle que Vitruve a réalisée dans ses temples retient particulièrement
l’attention.
Vitruve avait une très grande connaissance des phénomènes que produisaient les effets de la
lumière sur les objets. Cette connaissance lui a permis de jouer avec la lumière de manière à mettre
les divinités des temples en avant, les rendre presque vivantes aux yeux des fidèles. Le secret ? Une
orientation parfaite. «[…] l’orientation des temples : la façade principale regardant l’Ouest, elle sera dans l’ombre
par rapport au soleil levant et le visiteur dans le « pronaos » (dans l’axe de la porte) ou à l’intérieur de la « cella » aura
dans son champ visuel l’intérieur plus ou moins sombre du temple et la statue de la divinité baignant dans un faisceau
de lumière intense provenant de l’oculus pratiqué dans le toit.»8 Pour l’architecte, tout est dans la mise en
scène. En effet, l’orientation est-ouest du temple permettra aux fidèles regardant vers l’orient et se
trouvant dans le champ de vision de la statue divine, d’avoir l’impression que cette dernière se lève
avec l’aube.
D’autre part, Vitruve n’utilisait pas uniquement l’orientation de la lumière naturelle pour
illuminer les divinités dans ses temples. Il faisait appel à des techniques particulières pour créer des
illusions d’optique. Grâce au changement d’éclairage de la lumière naturelle, Vitruve parvenait
même a générer une illusion de mouvement sur les statues des divinités leur permettant ainsi de
prendre vie devant les fidèles. « Dans la pratique, Vitruve semble rechercher une autre spatialité dans le temple,
basée cette fois-ci sur un jeu de lumière contrastée. Un champ fortement éclairé et un champ plus ou moins sombre vont
composer une situation de figure / fond. Dans ce jeu, la statue de la divinité baignant dans le faisceau de lumière va
constituer la figure ; elle se détachera du fond par sa « couleur » et surtout par les contours qui affirment sa forme. »9
A l’inverse de ses successeurs, Vitruve tend à utiliser la lumière de la manière la plus
matérielle qui soit. En effet, il l’utilise et la transforme en matière lorsqu’il la fait créer des illusions
d’optique sur les statues et les temples dédiés aux divinités. Cette lumière ainsi transformée en réelle
matière donne vie aux temples et aux divinités. Les dieux sont animés et deviennent presque réels et
vivants. Au Moyen-Âge, la dimension de la lumière est beaucoup plus allégorique et suggérée. Dans
l’Antiquité, rien n’est suggéré, tout doit être vrai et vu de façon directe.

2.1.2 Moyen-Âge
a. La métaphysique de la lumière
La métaphysique de la lumière est une théologie philosophique symbolique que l’on retrouve
dans les traités chrétiens d’inspiration néo-platonicienne. En effet, le néo-platonisme a exercé une
influence considérable sur la théologie chrétienne du Moyen-Âge. La métaphysique de la lumière fut
en partie développée par le Pseudo-Denys l’Aéropagite, influençant la spiritualité chrétienne. La
particularité des traités que celui-ci aurait écrits réside dans le fait qu’ils ont une portée à la fois

8 Abdelouahab Bouchareb, « Vitruve : temples et lumière », Cahiers des études anciennes, XLVIII | 2011, 325-342.
9 Abdelouahab Bouchareb, « Vitruve : temples et lumière », Cahiers des études anciennes, XLVIII | 2011, 325-342.
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philosophique et chrétienne. «  Selon le Pseudo-Aéropagite, l’univers est créé, animé et unifié par l’auto-
effectuation de ce que Plotin appelle « Le Un », de ce que la Bible appelle « Le Seigneur » et de ce que lui-même appelle
« la lumière superessentielle » ou même « le Soleil invisible » […]».10 Nous interprétons ces paroles comme si,
dans cette pensée, théologie et philosophie étaient étroitement mêlées, voire indissociables. Ce
miracle est rendu possible par la « grâce » de la lumière. Le philosophe et le chrétien aboutissent
tous deux à leur principe suprême, leur Dieu, que le Pseudo-Denys l’Aéropagite réunit par la
« lumière superessentielle ».
Dans la métaphysique de la lumière, Dieu le Père est considéré comme «  Pater luminum  »,
soit le Père des lumières. Le Christ, en revanche, apparaît comme « phôtodosia claritas Patrem clarificavit
mundo  », soit le premier rayonnement qui a révélé le Père au monde. La lumière divine est
immatérielle et intelligible. Elle constitue la sphère existentielle au plus haut point. La lumière
« visible », quant à elle, est matérielle. Elle constitue la sphère d’existence humaine, « la sphère la plus
basse », le commun des mortels et donc la matière tangible. Étant donné que l’homme est assujetti à
ses sens, son unique moyen de percevoir la lumière divine, et par là même d’atteindre la sphère la
plus haute, réside dans la matérialité. Dès lors, la lumière divine ne peut nous parvenir que par
l’intermédiaire de la lumière matérielle des choses. «  […] toutes les choses visibles sont des «  lumières
matérielles » qui reflètent les lumières « intelligibles » et, en définitive, la vera lux de Dieu Lui-même : « Toute créature,
visible ou invisible, est une lumière portée à l’existence par le Père des lumières…  ».11 La lumière de Dieu est
présente dans chaque élément matériel. C’est en le regardant et en l’admirant que l’homme peut
passer au-delà de sa simple matérialité. L’homme doit transcender la matérialité pour comprendre
et accéder à Dieu à travers la lumière. En outre, nous remarquons que les philosophes rejoignent la
même conception de la lumière que la métaphysique: « D’après La République de Platon, l’idée suprême du
Bien est intimement constituée de lumière et elle a, comme la lumière, la propriété de faire être et de faire connaître les
choses en les illuminant : de là vient la problématique néoplatonicienne d’une métaphysique de la lumière, dont le thème
central est celui d’une causalité gnoséologique et ontologique de la réalité, dont l’essence intime est définie comme lumière
intelligible ou spirituelle. »12.
En ce qui concerne l’architecture gothique, le plus grand adepte de la métaphysique de la
lumière fut l’abbé Suger. Celui-ci assimilait la lumière divine à la beauté. Ainsi, la somptuosité de
l’abbatiale de Saint-Denis nous permet de comprendre que l’abbé s’était abandonné à la
métaphysique néo-platonicienne de la lumière. L’une des ambitions principales de l’abbé de Suger
fut d’agrandir l’abbatiale de Saint-Denis, nécropole des rois de France. Etant donné l’obscurité de
l’abbatiale d’origine, la motivation première de la rénovation fut d’amener la lumière au sein de
l’édifice. « Le chevet nouveau devait être pour la crypte carolingienne comme un écrin : sa luminosité devait contraster
aussi avec l’obscurité qui domine l’église partiellement souterraine.  »13. La nouvelle architecture procure une
« lux nova », soit une lumière nouvelle, réveillant la lumière du Nouveau Testament et supprimant
l’obscurité des ténèbres. Selon Suger, et comme nous le retrouvons dans la métaphysique de la
lumière, c’est grâce à la lumière matérielle que l’on peut atteindre la lumière suprême, soit la
lumière divine. Nous retrouvons ici, une justification de l’apport de lumière dans la nouvelle
abbatiale. Comme vu précédemment, l’homme, assujetti à ses sens, ne peut s’élever à l’immatériel

10E. Panosfsky (1967) Architecture gothique et pensée scolastique p. 38 (traduction et postface de Pierre Bourdieu) Le sens commun, Paris, les
éditions de minuit
11E. Panosfsky (1967) Architecture gothique et pensée scolastique p. 38 (traduction et postface de Pierre Bourdieu) Le sens commun, Paris, les
éditions de minuit
12Federici Vescovini Graziella, « De la métaphysique de la lumière à la physique de la lumière dans la perspective des xiiie et xive siècles », Revue
d'histoire des sciences 1/2007 (Tome 60) , p. 101-118

e e
13 R. Recht (1999) Le croire et le voir l’art des cathédrales (XII -XV siècle) Bibliothèque des Histoires, Paris, éditions Gallimard
!7
qu’en transcendant ce qui est matériel. Or, pour Suger, il faut tout d’abord que le matériel soit beau
pour que l’homme puisse accéder à l’immatériel de la sphère divine. En effet, l’abbé est un
amoureux inconditionnel de la magnificence. Selon lui, la beauté matérielle est un ascendant vers la
magnificence spirituelle. Par conséquent, il a voulu accorder à son abbatiale une somptuosité
incroyable. « Ainsi, s’il mettait toute sa conviction dans son combat pour la prééminence spirituelle de Saint-Denis,
c’est dans son embellissement matériel qu’il mettait toute sa passion […]  »14 . L’abbatiale de Saint-Denis est
comme un escalier vers les cieux de par sa somptuosité esthétique et sa qualité architecturale.

b. La théologie de la lumière
Nous l’avons compris, la lumière prend une place primordiale dans la religion chrétienne. La
lumière permet aux fidèles d’atteindre Dieu. Elle est source de message divin. Mais comment ce
lumineux message peut-il toucher le commun des mortels ? C’est là tout l’objet de la théologie de la
lumière. À l’époque médiévale, la majorité de la population était illettrée et donc incapable de décrypter les
textes bibliques. Le seul moyen que possédait la communauté ecclésiastique de transmettre son savoir était la
messe ou le dessin. L’apparition du style gothique avec ses vitraux dans les cathédrales a eu l’effet d’une
révolution. En effet, les vitraux représentant majoritairement des scènes bibliques ou la vie des saints, permet
d’enseigner la religion chrétienne de manière illustrée. Nous pouvons considérer que les vitraux faisaient
office du catéchisme moderne.  
Dans l’étude de la théologie de la lumière, nous comprenons que Dieu incarne la lumière en
traversant les vitraux. En outre, la lumière prend une dimension symbolique en passant par les
scènes bibliques des vitraux venant illuminer les fidèles. Les vitraux sont semblables à des
théophanies brillant de mille feux grâce à la lumière, à la fois multicolore et symbolique des vitraux
gothiques.

c. Le principe de clarification

Le principe de clarification est une des idées maîtresses développées dans l’ouvrage d’Erwin
Panofsky « Architecture gothique et pensée scolastique ». Nous nous inspirerons principalement de cet
ouvrage au cours de notre analyse. Il ne s’agit pas ici d’un principe qui concerne la lumière à
proprement parler, mais il semble tout de même très intéressant d’y consacrer un peu de temps pour
le mettre en relation avec la lumière.
Le principe de clarification découle du principe général de la scolastique. L’idée est de réunir
la raison et la foi non pas en faisant la preuve des articles bibliques mais en les clarifiant. Saint
Thomas d’Aquin illustre ce principe à travers sa « Summa Theologiae ». Les principaux adeptes de
cette philosophie « [...] se sentaient tenus de rendre palpables et explicites l’ordre et la logique de leur pensée [...]
»15 . Il convient de comprendre que les scolastiques tentaient, par ce principe, de clarifier leurs idées
et de les organiser de façon à pouvoir les analyser plus facilement. « [...] le raisonnement est censé élucider
pour son intellect la vraie nature de la foi. »16. Force est de constater qu’une comparaison à la lumière est
ici plus qu’évidente. En effet, la lumière ne prend ici, en aucun cas une forme matérielle ou une
symbolique divine, mais elle constitue plutôt une illumination de l’esprit. Nous pouvons alors
comparer la clarification et la lumière. La lumière prend ici une nouvelle dimension, celle de

14E. Panosfsky (1967) Architecture gothique et pensée scolastique p. 31 (traduction et postface de Pierre Bourdieu) Le sens commun, Paris, les
éditions de minuit
15E. Panosfsky (1967) Architecture gothique et pensée scolastique p. 95 (traduction et postface de Pierre Bourdieu) Le sens commun, Paris, les
éditions de minuit
16E. Panosfsky (1967) Architecture gothique et pensée scolastique p. 92 (traduction et postface de Pierre Bourdieu) Le sens commun, Paris, les
éditions de minuit
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permettre d’ouvrir la pensée, de la clarifier et de l’ordonner. N’y a-t-il pas dans le mot « clarifier » la
même racine que le mot clarté, indissociable de la lumière.
C’est dans l’architecture que l’on retrouve le plus la lumière et l’idée obsédante de la
clarification. Cette dernière est devenue pratiquement une contrainte mentale qui doit alors
s’appliquer au style architectural gothique. Les plans des cathédrales sont clairs, proportionnés,
transparents, et absolument lumineux. Les cathédrales s’illuminent grâce à la clarification de la
pensée.

2.1.3 Renaissance
En raison d’un manque de sources et d’une préférence pour d’autres points me semblant
plus importants dans le développement de cette étude, ce sujet sera développé de plus ample
manière ultérieurement dans mon travail.

2.1.4 Époque contemporaine


a. La lumière selon Louis I. Kahn
La lumière apparaît, non seulement pour éclairer ce qui est déjà présent mais aussi et surtout
pour montrer ce que l’on ne voit pas et qui peut seulement être suggéré par celle-ci. Cette idée,
Louis I. Kahn l’énonce dans une de ses nombreuses conférences : « J’en reviens à la lumière, donatrice de
toutes présences : par la volonté, par la loi. On peut dire que la lumière, donatrice de toutes présences, est créatrice d’un
matériau […]  ».17 Ce que Kahn désire exprimer dans cette phrase pleine de puissance, est que
l’architecture ne peut exister sans lumière. En réalité, c’est elle qui permet de créer l’architecture, et
par la même occasion, l’architecture permet à la lumière de s’exprimer et de vivre. Force est de
constater que si nous lisons cette phrase en anglais le sens n’est pas tout à fait identique : « light
enabled people to see and experience space and structure: No light means no architecture. Shadow is not the absence of
light but the result of its interplay with material, hence the shadow belongs to the light.  ».18 Dans ce contexte,
Louis Kahn exprime le fait que c’est grâce à la lumière que l’architecture prend forme et est perçue
et comprise par l’homme qui, par ce biais, découvre, vit et ressent l’espace. L’ombre n’existe pas en
soi mais apparait uniquement lorsque la lumière rencontre l’architecture. L’ombre, est dès lors
tributaire de la lumière.

2.1.5 Aujourd’hui
Aujourd’hui, et depuis déjà quelques d’années, nombreux sont les architectes ayant analysé
et questionné la signification de la lumière. Mystique, visuelle, matérielle, immatérielle, éclairante,
cette dernière a permis aux architectes actuels de la décliner et de l’explorer de multiples façons.
Grâce à toutes ces analyses et connaissances sur la lumière, accumulées au fil des siècles, les visions
de la lumière dans l’architecture se sont progressivement affinées, de façons diverses et variées.
En tant qu’architecte, il est primordial d’analyser la lumière sous toutes ses facettes pour
pouvoir créer une symbiose entre nature et architecture. La lumière est le lien qui permet de les
connecter entre elles. Une vision intéressante serait de personnifier la lumière, celle-ci faisant partie
intégrante de la nature. Il faut la laisser s’épanouir pour que naisse une architecture personnelle,
ayant une âme à son tour. C’est vrai, nous pensons trop souvent que la lumière est au service de
l’architecture mais ne serait-ce pas plutôt l’inverse? « J’aime en effet penser que il y a quelque chose
d’incontrôlable dans la lumière, comme si elle avait une âme, une intelligence propre qui en fonction de notre capacité et

17 L.I.Kahn (1955-1974) Silence et lumière p.164 (traduction par M.Bellaigue et C.Devillers) Editions du linteau, Paris
18 L.I.Kahn (1955-1974) Silence et lumière p.164 (traduction par M.Bellaigue et C.Devillers) Editions du linteau, Paris
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attitude à l’observer se révèle et décide de se poser sur une architecture et pas sur une autre, de magnifier un objet, d’en
cacher un autre. »19
Quel que soit le lieu, les architectes ne peuvent éviter de jouer avec la lumière. Le concept de
lumière a évolué à travers le temps et reste encore aujourd’hui une notion interprétable de mille et
une façons. De l’antiquité à nos jours, elle est passée d’une valeur immatérielle suggérant la
conscience divine au fondement de l’architecture structurant l’espace. «  Nécessaire pour exprimer la
beauté anagogique, elle favorise par son rayonnement l’idée du divin en sublimant les ambiances des lieux de méditation.
Chez les architectes contemporains, la maîtrise de la lumière est devenue une condition nécessaire à l’expression spatiale
et artistique. » 20

2.2 La lumière à travers les cultures

La signification de la lumière évolue et change non seulement en fonction du temps mais


aussi en fonction des cultures. «  La lumière est un élément naturel majeur, mais revêt des aspects culturels et
géographiques très particuliers. Elle n’a pas du tout le même statut selon le pays ou la région du monde. » 21 Comme
énoncé précédemment, la lumière naturelle provient du soleil. De par sa position, le soleil va
influencer les différents climats dans les différentes régions du globe terrestre. Chaque pays ou plus
souvent un ensemble de pays situés sur un même territoire, aura tendance à partager une même
culture ou une culture assez ressemblante. Chaque culture aura sa propre vision et utilisation de la
lumière, souvent dépendantes du climat intrinsèque du territoire. Par ailleurs, la culture ne dépend
pas seulement de son territoire mais aussi et surtout de l’histoire qui l’a façonnée. En d’autres
termes, la culture d’un territoire va se construire à partir de ses religions, croyances et peuples de son
histoire.
Il semble important de distinguer deux niveaux d’interprétation de la lumière à travers les
différentes cultures. D’une part, il y a une signification plutôt philosophique ou mystique de la
lumière qui est influencée par la religion ou croyances propre à une culture. Nous avons constaté ce
phénomène avec la lumière dans l’art gothique occidental. D’autre part, il y a l’utilisation pratique
de la lumière qui, elle, va varier en fonction du climat d’une culture propre à un territoire. «  La
lumière est souvent l’élément de composition qui conditionne le premier geste fondateur du projet: comment utiliser au
mieux, magnifier, tamiser, etc., selon l’orientation, le climat, la culture du pays, la typologie du bâtiment ? »22
La culture qui nous est la plus familière est sans aucun doute la culture occidentale au sein
même de laquelle les croyances et climats sont divers et variés. Force est de constater, qu’il y a ici,
une forte différence d’utilisation pratique de la lumière entre un pays du nord ou du centre de
l’Europe et un pays du sud de l’Europe. Effectivement, dans le nord, la lumière se fait plus rare et le
climat plus froid; il est alors logique qu’elle soit exploitée au maximum dans le but premier de se
chauffer et s’éclairer. À l’inverse, dans le sud, la lumière est omniprésente et le climat très chaud; il
est alors plus courant d’essayer de s’en protéger pour rechercher a fraîcheur. Pour rester dans nos
sociétés occidentales, il est important de souligner le rôle majestueux et omniprésent de la lumière
dans la conception de tous les bâtiments ecclésiastiques. «La culture, qui accompagne la religion en place,
officielle ou non, peut se définir comme, à la fois, l’enrichissement de l’esprit par des exercices intellectuels, l’ensemble
des phénomènes matériels et idéologiques qui caractérisent un groupe, par rapport à un autre groupe et les créations

19 A. Dubet (2013) Qu’est-ce que la lumière pour les architectes ? Archibook


20 Abdelouahab Bouchareb, « Vitruve : temples et lumière », Cahiers des études anciennes, XLVIII | 2011, 325-342.
21Arte Charpentier Architectes, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau
Editeur, 2013, pp. 19-22
22 Idem
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artistiques qui caractérisent telle ou telle époque ou civilisation. La culture conçoit la lumière comme la démarche qui
permet à l’homme d’avancer dans sa réflexion et sa connaissance de la réalité. »23
«L’existence d’une notion culturelle de la vision de la lumière n’est que partiellement démontrée par l’analyse
des pratiques lumineuses et de leurs conséquences sur la vision contemporaine de la lumière en Europe et en occident; elle
devient plus évidente lorsqu’on confronte cette dernière à celles rencontrées dans d’autres cultures […]  »24. La
croyance d’un peuple conditionne ses partisans à une certaine éducation, une certaine culture qui va
influencer la vision de la lumière. Il existe cependant des principes immuables exprimant la lumière
et lui permettant d’identifier un caractère commun aux différentes cultures quelles qu’elles soient.
La lumière est source de chaleur, d’illumination de l’esprit, de vie et fait souvent référence à une
divinité. Dans la culture occidentale, il semble évident d’associer la lumière naturelle au soleil et à la
lumière forte et directe. En revanche, dans la culture japonaise par exemple, nous pouvons constater
que la référence au soleil n’est pas aussi évidente; au contraire, leur vision de la lumière naturelle fait
plutôt référence à la lumière diffuse et réfléchie, comme la lumière de la lune. Cette vision
lumineuse traditionnelle découle de l’habitude à vivre dans un climat avec une présence quasi
continuelle de brouillard rendant même la lumière du soleil très diffuse. Apparemment, ce qui va
influencer l’utilisation de la lumière et son interprétation, va aussi dépendre des différents matériaux
utilisés dans l’architecture car chaque matériau va influencer la lumière et vice-versa la lumière va
révéler les différents matériaux.

3. Interdépendance Lumière/Matière
3.1 Qu’est-ce que la « matière » ?
Avant de débuter l’étude concernant les différents liens existant entre la lumière et la
matière, il semble important de définir les différents sens du mot «  matière  ». De prime à bord,
lorsqu’on entend ce terme, le premier sens qui nous vient à l’esprit est bien évidemment un élément,
une « chose » qui a trait à ce que l’on peut toucher, à ce qui existe. « Substance, réalité constitutive des
corps, douée de propriétés physiques. […]  Corps, réalité matérielle […]  Substance particulière dont est faite une chose
et connaissable par ses propriétés. »25 En architecture, la tendance serait plutôt d’associer le mot matière
aux différents matériaux qui sont utilisés pour façonner et construire un projet. Ce sont ces
matériaux qui vont donner le caractère à l’édifice. Plus que d’être de simples matériaux de
construction, ils possèdent, à l’instar de la lumière, une dimension symbolique qui va contribuer à
exprimer un sentiment, une émotion à travers l’ouvrage architectural. Opaque, rugueuse,
transparente, translucide ou encore réfléchissante, la matière a l’avantage d’exister sous différents
aspects ayant chacun leurs propres caractéristiques. Cet avantage va permettre à l’architecte de
décliner les matérialités de son œuvre selon ses envies et son inspiration créative.

3.2 Comportement de la lumière sur la matière


La lumière est immatérielle, cependant il est possible de la voir apparaître lorsqu’elle est
combinée à la matière. D’autre part, la lumière éclaire la matière. Il existe plusieurs types de
détecteurs de lumière. Par détecteur de lumière, on entend «  les différents corps réagissant à la
lumière  »26. L’œil constitue le premier et le plus important détecteur naturel. Sans lui nous serions

23 http://www.lumiere2015.fr/culture/
24Richard Zarytkiewicz, « L’enseignement de l’histoire de la vision de la lumière à travers les âges et les cultures », Professional Lighting
Design, n°100, janvier-février 2016
25 Petit Larousse illustré (1997), Paris, Larousse
26 http://lewebpedagogique.com/choukette/files/2011/12/La-lumière.pdf
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privés de vision et donc dans l’impossibilité de percevoir quoi que ce soit. Lorsque la lumière éclaire
un corps, quel qu’il soit, notre œil a la capacité de le percevoir par le simple fait que la lumière va lui
envoyer l’image exacte de ce corps. Sans lumière, le corps ne serait pas perceptible et notre cerveau
ne recevrait pas son image. Notre perception du monde en serait complètement modifiée. Ensuite, il
y a les détecteurs photoélectroniques, comme les appareils photographiques, et les photochimiques.
En architecture, la lumière et la matière sont indissociables. L’une dépend de l’autre, la
lumière révèle la nature et la beauté de la matière et cette dernière rend la lumière perceptible.
Lorsque la lumière rencontre la matière, l’architecture prend forme. Au sein de cette dernière, le
couple lumière/matière peut changer un espace, attirer le regard dans une direction plutôt que dans
une autre, mettre un objet en valeur ou encore transmettre une émotion. Cependant, ces ressentis
vont dépendre de la nature de la matière sur laquelle la lumière décide de briller. En effet, la lumière
ne va pas se comporter de la même manière selon que la matière est opaque, transparentes,
translucide ou réfléchissante. « Je suppose que vous connaissez tous les propriétés manifestées par la lumière dans
la vie de tous les jours, que vous savez tous que la lumière va en ligne droite, qu’elle se réfracte en entrant dans l’eau,
qu’elle se réfléchit sur un miroir sous un angle égal à l’angle d’incidence […]  »27 La lumière se propage de
façon rectiligne dans le vide. Si celle-ci vient à rencontrer un corps, elle n’aura d’autre choix que de
modifier sa trajectoire de différentes manières et cela dépendra du type de matière rencontrée.

3.2.1 La lumière et les matières opaques


a. L’absorption
Lorsque la lumière heurte la surface d’une matière qu’elle ne peut traverser, plusieurs
phénomènes se produisent. La matière peut absorber la lumière et cela se produit la plupart du
temps lorsque la lumière rencontre une surface opaque. Le degré d’absorption va changer en
fonction de la longueur d’onde de la lumière sur la matière. L’absorption va faire apparaitre
certaines couleurs selon qu’une longueur d’onde est absorbée ou pas. Si une matière est constituée
de pigments ayant la capacité d’absorber les longueurs d’ondes qui produisent les couleurs rouge,
jaune et vert, dans ce cas, ce sera la couleur bleue qui ressortira. En réalité, la lumière absorbée se
transforme en une autre forme d’énergie, qui est souvent de la chaleur. Ce phénomène explique
qu’en présence d’une couleur foncée, se rapprochant très fort du noir, presque toutes les longueurs
d’ondes sont absorbées et la surface devient chaude. Lors de notre visite au musée d’art moderne de
Naples, le MADRE, j’ai eu la chance de découvrir l’œuvre de l’artiste britannique Anish Kapoor.
Cette exposition mettait en évidence un simple carré noir sur le sol, plus précisément un carré de
couleur ultra-noire. Par conséquent, cette couleur parvenait à absorber 99,96% de la lumière. Il est
intéressant de préciser que, face à cette couleur, on a vraiment l’impression de se trouver face à un
vide absolu : « C’est si noir que vous ne pouvez presque rien voir. Imaginez un espace si sombre qu’en y pénétrant
vous perdez toute idée de qui vous êtes, d’où vous êtes et la conscience du temps. Votre état émotionnel en est affecté et,
sous le coup de la désorientation, il faut que vous trouviez, à l’intérieur de vous, quelque chose d’autre. »28.

b. La diffusion
Nous avons expliqué le phénomène d’absorption de la lumière par une matière.
Inversément, la diffusion de la lumière aura une réaction opposée. Au contact d’une matière
opaque, une partie de la lumière sera encore absorbée mais que se passe-t-il pour la partie restante?
En réalité, la partie lumineuse qui n’a pas été absorbée sera alors diffusée. C’est-à-dire que cette

27 Richard Feynman, Lumière et matière Une étrange histoire p32, Paris, InterÉditions, « Sciences », 1987, 197 p.
28 Anish Kapoor, article le monde
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lumière va être réfléchie et se propager dans toutes les directions. Ce phénomène arrive lorsque la
lumière rencontre une matière qui n’absorbe que peu de longueurs d’onde, comme c’est le cas pour
une matière à couleur claire, par exemple le blanc. C’est cette diffusion qui va souvent attirer notre
regard dans une direction plutôt que dans une autre. En effet, l’œil humain est attiré par la lumière
qu’il dirige vers notre cerveau pour lui révéler, et lui faire comprendre l’existence de tel ou tel objet.
À ce sujet, des élèves de l’Ecole d’Architecture de Saint-Etienne en France, ont réalisé une
expérience assez intéressante. Ils ont essayé de comprendre comment il était possible de «changer la
perception d’un couloir traversé de manière quotidienne  »29 . Pour se faire, ils ont déplacé des bandes de
couleur blanche dans d’autres directions que les murs existants, créant ainsi une nouvelle diffusion
de lumière qui attirait le regard sur les bandes plutôt que sur les murs habituels. L’effet a été
immédiat et l’espace a été perçu différemment, insistant sur les jeux de lumière et de regards.

c. La réflexion
Outre les phénomènes complémentaires d’absorption et de diffusion sur les matières
opaques, un autre phénomène vient se greffer sur les réactions de la lumière face aux surfaces
opaques. Il s’agit de la réflexion. La réflexion se distingue de la diffusion par le fait qu’elle renvoie ou
dévie la lumière dans une seule autre direction sous le même angle d’incidence. D’autre part, les
matériaux qui permettent la réflexion se différencient de ceux qui propagent la diffusion. En effet,
sur une surface opaque blanche, il est impossible de voir notre reflet car nous ne distinguons en
réalité que notre ombre. En revanche, les matériaux réfléchissants permettent de voir notre reflet
complètement. Le plus souvent, ce phénomène se produit sur des surfaces comme certains métaux
ou les miroirs. En architecture, les matières miroitantes vont permettre de créer l’illusion  dans le
sens où un miroir pourra aller au-delà de la réalité, la dépasser voire l’exacerber. Leur forme, leur
orientation, leur taille vont influencer notre perception de celles-ci et modifier le ressenti de l’espace
par exemple. Ce genre d’illusion dans l’architecture suscitera des émotions. On pourrait se sentir
désorienté et sans repère. Ce sujet sera développé plus profondément ultérieurement.

3.2.2 La lumière et les matières transparentes et translucides

Il est primordial de différencier les termes transparents et translucides qui portent souvent à
confusion. Transparent signifie : «  Qui, se laissant aisément traverser par la lumière, permet de distinguer
nettement les objets à travers son épaisseur. »30, alors que translucide évoque: « Qui laisse passer la lumière, sans
permettre toutefois de distinguer nettement les contours des objets »31 .

a. La transmission
Il est évident que le facteur qui différencie les matières transparentes des matières opaques
réside dans le fait que la lumière peut traverser les matières transparentes alors que les matières
opaques l’absorbent, la diffusent ou la réfléchissent. Ce phénomène propre aux matières
transparentes s’appelle la transmission. La lumière traverse la matière et continue de se propager au-
delà de celle-ci. Il convient de préciser que les matières transparentes ne laissent pas uniquement
passer la lumière mais elles en réfléchissent aussi une partie. Cependant, la perception de la
réflexion dépendra de l’intensité lumineuse et du contraste. « J’imagine que vous savez tous que la lumière
est partiellement réfléchie par une surface, telle que la surface de l’eau. Songez aux innombrables tableaux romantiques

29 http://www.violetteprost.com
30 Petit Larousse illustré (1997), Paris, Larousse
31 Idem
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représentant le reflet du clair de lune à la surface d’un lac. Lorsqu’on regarde la surface de l’eau, on voit à la fois
(surtout le jour) ce qui se trouve au fond de l’eau sous la surface, et ce qui est réfléchi par la surface. Le verre se
comporte de la même façon : si vous allumez une lampe en plein jour dans une pièce et que vous regardez dehors, vous
voyez à la fois les choses qui se trouvent dehors et le reflet (atténué) de la lampe dans la vitre.  » 32 Le physicien
Richard Feynman nous fournit ici l’explication de la réflexion qui vient s’ajouter à la transmission de
la lumière dans les matières transparentes. Force est de constater que lorsque la lumière est d’une
intensité moins forte à l’extérieur de la matière transparente, une fenêtre par exemple, la lumière
réfléchie sur le corps transparent sera davantage perçue de l’intérieur et vice versa. En d’autres
termes, le contraste entre l’intérieur et l’extérieur fera davantage ressortir la réflexion que la
transmission. Il en va de même, évidemment, pour les matières translucides sauf qu’elles ont en plus
la particularité de diffuser également la lumière. En effet, les parois translucides laissent passer la
lumière bien qu’il ne soit pas possible de voir distinctement à travers elles. Dès lors, on pourrait
comparer ce genre de matière à des filtres laissant passer la lumière mais ne permettant pas la vue.
Cette matière translucide revêt un grand intérêt dans l’architecture car elle attire le regard, non
seulement parce qu’elle laisse passer la lumière mais aussi parce qu’il est impossible de discerner
clairement ce qui se trouve derrière et cela incite à la curiosité.
Bien que la lumière et le regard soient capables de franchir les parois transparentes comme
le verre, il est cependant impossible de les traverser physiquement. Cette incapacité physique à
traverser une paroi transparente peut engendrer un sentiment de frustration, étant à la fois tellement
proche du monde qui se situe derrière la paroi et en même temps si loin. « La transparence, opposée à
l’opacité, symbolise une relation idéale au monde et aux autres, analogue à la pure surface réfléchissante d’une eau
limpide. Mais cette relation n’est que visuelle. La paroi de verre transparente reste un écran infranchissable autrement
que par le regard. Le regarder est donc renvoyé à lui-même et peut se sentir prisonnier de ce dispositif de transparence
qui maintient une séparation. La transparence se transforme en clôture réflexive. »33

b. La réfraction
La réfraction est un phénomène propre à certaines matières transparentes comme le verre et
l’eau par exemple. Lorsque la lumière traverse ces matières, elle entre dans un nouveau milieu qui
est différent de l’air ce qui va provoquer une déviation de sa trajectoire. Ce phénomène va avoir
comme effet de déformer la perception que l’on a des objets. Par exemple, si on plonge dans l’eau
une règle graduée, on aura l’impression que la partie immergée a changé de trajectoire.

3.3 La lumière comme matière


«  […] la lumière est d’abord le matériau essentiel du peintre, de l’architecte et du sculpteur.  »34 Nous
aimons nous convaincre que la lumière est un élément immatériel car il nous est impossible de le
toucher, de l’attraper, nous ne pouvons que l’admirer avec notre simple vue. Mais comme nous
l’avons déjà dit de nombreuses fois, la matière ne serait pas visible et donc pas tangible, si la lumière
n’était pas présente pour révéler la matière à nos sens. « L’espace devient lisible et la matière tangible avec la
lumière. Sans elle, ils resteraient de simples valeurs immédiates. La lumière est le vecteur par lequel ils prennent vie et se

32 Richard Feynman, Lumière et matière Une étrange histoire p32, Paris, InterÉditions, « Sciences », 1987, 197 p.
33Jean-François Chevrier et Claude Pétry « Le miroir, objet de spéculation » dans Claude Pétry (dir.), À travers le miroir de Bonnard à
Buren, Paris, Editions de la Réunion des musées nationaux, « Musée des Beaux-Arts », 2000, pp.24-54
34La Lumière dans l’art depuis 1950, Collectif, Figures de l’art n°17, PUPPA - 2009 / L’art “phénoménal” du Light and Space. Pour
une phénoménologie de l’évanescence », Charlotte Beaufort, Figures de l’art n°12, PUPPA - 2006 / L’art et la lumière, Manuela de
Barros, Leurs lumières, Paris 8 - 2013 (La lumière comme matière site http://mjccaussimon.fr/?La-Lumiere-comme-matiere)
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transforment. » 35La lumière est donc une condition sine qua non pour l’existence de la matière à nos
yeux. Mais évidemment, l’inverse est vrai aussi car la lumière ne serait pas visible sans la matière.
« […] Elle habite l’air mais ne se voit qu’en rencontrant la matière… »36 La lumière ne constituerait-elle pas
alors une matière à part entière ?
La lumière défie toutes les lois de la gravité. Elle est présente, flottant dans l’air, tout en
dansant en toute légèreté sur les matériaux, dans la nature, se propageant sur le globe terrestre tel
un « fluide vivant »37 . En anglais, le mot « light » revêt un double sens très intéressant. Effectivement,
il exprime d’abord la lumière mais ensuite il signifie aussi légèreté. En français comme dans les
langues étrangères, la lumière évoque un élément léger et flottant, semblable à une plume qui
s’esquive lorsqu’on souhaite la toucher. Le bureau d’architectes ATELIER 2/3/4/ dans le livre
« Qu’est-ce que la lumière pour les architectes » cite la phrase d’Alberto Campo Baeza : «La lumière construit
le temps, la lumière avec sa capacité ineffable de vaincre la gravité ».
Toutes ces idées tendent encore et toujours à nous rappeler que la lumière est immatérielle :
« Nous traitons la lumière, matière insaisissable et inépuisable, comme une denrée rare et précieuse. »38 . Pourtant, le
fait de lui conférer un facteur «  poids  » lui donne un caractère matériel. En réalité, il est
complètement erroné de penser que la lumière ne constitue pas une matière puisqu’elle est formée
de particules de matière, infiniment petites, certes, mais de matière tout de même. Nous avons ici la
preuve scientifique que la lumière est en réalité de la matière. En effet, dans son livre «  Lumière et
Matière : Une étrange histoire  », le physicien Richard Feynman ne fait que répéter que la lumière est
faite de particules : « Je ne saurais trop insister sur cet aspect de la lumière: la lumière est faite de particules. Il est
très important - particulièrement pour ceux d’entre vous qui ont été à l’école, et à qui on a appris que la lumière se
comporte comme une onde - de savoir que la lumière se comporte comme des particules. Croyez-moi : la lumière se
comporte en réalité comme des particules. ».
Par ailleurs, c’est dans l’architecture que la lumière trouve toute son utilisation en tant que
matière à part entière. Les architectes en abusent, se servant des différents matériaux pour insister
sur une chose plus que sur une autre afin que le visiteur ressente ce que le concepteur a voulu
transmettre à travers son œuvre architecturale. « La lumière est une matière de l’architecture. C’est la matière
des matières. Celle qui révèle les autres, leur donne sens, corps; celle qui filtre, accepte le temps. La lumière fixe les
textures, leur offre des variations, définit les limites: elle exprime la matérialité.  »39 Grâce à l’architecture, la
lumière est transformée en matière mais gardant sa composante symbolique et mystique, c’est une
matière immatérielle.

35Beckmann/N’Thépé Architectes, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau
Editeur, 2013, pp. 43-45
36 DGLa, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau Editeur, 2013, pp. 59-54
37Arte Charpentier Architectes, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau
Editeur, 2013, pp. 19-22
38 Arte Charpentier Architectes, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau

Editeur, 2013, pp. 19-22


39 Marc Mimran, Penser la ville par la lumière, Paris, Éditions La Villette, 2003, p.50
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CHAPITRE II : ESPRIT DU LIEU ET PATRIMOINE MARITIME
1. Qu’est-ce que l’esprit du lieu ?
1.1 Définition
«  Rappelons que l’esprit du lieu peut être défini comme l’ensemble des éléments matériels (sites, paysages,
bâtiments, objets) et immatériels (mémoires, récits oraux, documents écrits, rituels, festivals, métiers, savoir-faire,
valeurs, odeurs), physiques et spirituels, qui donne du sens, de la valeur, de l’émotion et du mystère au lieu.»40 Le
matériel est l’expression de l’immatériel. L’esprit du lieu n’existe que par la combinaison de ces deux
notions. L’un sert l’autre. C’est l’immatériel qui tend à créer le matériel, à le construire à son image,
mais sans le matériel, il serait impossible de comprendre et ressentir l’immatériel. «  Plutôt que de
précéder la forme, l’idée se construit en même temps qu’elle, dans un va-et-vient perpétuel entre l’abstraction de la pensée
et la matérialité du lieu ou de l’objet. L’une nourrit l’autre et se fait donc constitutive de l’autre.»41 Elle sont donc
indispensables l’une à l’autre.
L’idée «  esprit du lieu  » exprime à elle seule, les deux notions fondamentales de cette
relation. D’abord « l’esprit » évoque les éléments immatériels, intangibles, la pensée ou encore la
mémoire. Quant à lui, le « lieu » renvoie plutôt aux éléments matériels, tangibles, au construit, au
monde physique. «L’esprit construit le lieu et, en même temps, le lieu investit et structure l’esprit.»42 Les deux
vont de pair, entre matériel et immatériel.
Par ailleurs, il semble important d’insister sur le point que l’esprit dépend de son lieu et donc
inévitablement de sa culture et de son caractère « Lorsque l’on commence à connaître l’Europe en goûtant les
vins, les fromages et le caractère des différents pays, on commence à comprendre qu’après tout, le facteur déterminant
d’une culture c’est l’esprit du lieu.»43 . D’après Christian Norberg-Schulz, les choses concrètes, c’est-à-dire
les composantes matérielles, constituent le monde phénoménologique. Parfois, certains phénomènes
vont constituer un «  milieu  » qui va pouvoir intégrer d’autres phénomènes, d’autres évènements.
Ceux-ci et le lieu sont étroitement liés. Un événement ne peut exister sans avoir lieu, sans son lieu.
Inversement le lieu se forme de beaucoup de choses concrètes et abstraites, autrement dit de
différents phénomènes matériels et immatériels qui ont chacun leurs propres particularités, leurs
propres caractéristiques. Ce sont tous ces phénomènes dans leur ensemble qui vont former
« l’essence du lieu » soit l’esprit du lieu. Ces phénomènes sont évidemment dépendants de la culture
d’un peuple et de son histoire. Ils vont se construire en fonction de leur localisation, c’est-à-dire du
lieu, mais aussi des différentes croyances et cultures. « Mais les fonctions humaines sont-elles communes et
semblables partout ? Evidemment non. Des fonctions «  semblables  », même les plus élémentaires, comme dormir et
manger, se déroulent de façons assez différentes et nécessitent des lieux aux caractéristiques diverses selon les traditions
culturelles et les conditions du milieu. ».44
Inversement, pour pouvoir créer une culture propre à un lieu, il faut pouvoir vivre en
communion avec l’esprit du lieu. Pour bien vivre dans son corps et dans son esprit (mens sana in
corpore sano), il est indispensable de connaitre à la perfection son lieu de vie. Il convient d’abord de
pouvoir s’identifier à la culture qui s’y rapporte et vivre en harmonie physique et intellectuelle dans
ce lieu d’ancrage. Ainsi, on ne se sent ni perdu ni désorienté mais, au contraire, en appartenance et

40 Déclaration du Québec sur la sauvegarde de l’esprit du lieu, CANADA (2008)


41 L.Turgeon L’esprit du lieu : entre matériel et immatériel, colloque
42 Déclaration du Québec sur la sauvegarde de l’esprit du lieu, CANADA (2008)
43Christian Norberg-Schulz qui site Lauwrence Durrell, Genius Loci: Paysage, Ambiance et Architecture, Sprimont, (Traduction française
Pierre MARDAGA), Hayen, 1981, p. 19
44 Christian Norberg-Schulz, Genius Loci: Paysage, Ambiance et Architecture, Sprimont, (Traduction française Pierre MARDAGA), Hayen,

1981, p. 8
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en communion avec l’esprit du lieu. « Pour acquérir un point d’appui sûr dans la vie, l’homme doit être capable
de s’orienter, il doit donc savoir où il est, mais il doit aussi être capable de s’identifier au milieu, ce qui signifie savoir
comment est un certain lieu. »45

1.2 Les différentes notions


1.2.1 Le matériel
Le matériel constitue la forme, la matière, le tangible. C’est ce que l’on peut toucher, ce que
l’on peut voir. Il fait référence a deux de nos sens, la vue et le toucher. Les sens primaires, ceux qui
nous permettent d’accéder à ce qui est là devant nous, sans impliquer de réflexion. Lorsqu’on
cherche le sens du mot « matériel », on trouve différentes définitions. D’abord, « Qui est de la nature de
la matière, constitué par de la matière […] Qui s’exprime, se manifeste dans la matière ou par la matière.  »46 ,
ensuite « Qui concerne le corps humain (et non l’âme). »47 , enfin « Qui concerne les aspects extérieurs, visibles, des
êtres ou des choses. ».48 La seconde définition retient particulièrement l’attention. En effet, on parle de
l’enveloppe corporelle et non de l’âme. Mais le matériel ne serait-il pas la manifestation de l’âme?
De l’immatériel ? « L’esprit est l’âme, et le cerveau est l’instrument d’où nous vient notre singularité, et où nous
formons notre esprit critique. » 49
Lorsque la notion de matériel est confronté à l’architecture, il est évident qu’il s’agit de la
construction, ce qui est matérialisé, la pierre, le bois, le béton : la matière. Dans l’architecture, le
matériel ne constitue pas uniquement ce qui est tributaire de nos sens, mais aussi le lieu dans lequel
on se trouve. Un toit, une porte, le matériel constitue les éléments formant l’architecture, celle qui
nous permet de vivre, de ressentir l’espace vécu.

1.2.2 L’immatériel
L’immatériel constitue l’idée. Le vide. L’intangible. L’imaginaire. L’abstrait. Ce que l’on
s’imagine, ce que l’on entend, ce que l’on sent. L’immatériel fait référence à deux autres sens : l’ouïe
et l’odorat. Il provoque également la réflexion car il pousse à l’imagination de ce que l’on ne voit
pas. Essayons de définir le terme « immatériel » lorsqu’on cherche son sens. D’abord, « Qui n’est pas
formé de matière. Incorporel, spirituel. »50, ensuite « Qui est étranger à la matière, ne concerne pas la chair, les
sens. ». 51 Pour pouvoir faire parvenir l’immatériel aux deux premiers sens, il faut bien que celui-ci se
matérialise.
Dans l’architecture, l’immatériel ne constitue pas quelque chose que l’on voit mais plutôt un
ressenti. C’est l’esprit d’un lieu, d’une lumière, d’une ambiance, d’un souvenir qui formera la notion
d’immatériel dans l’architecture. Evidemment, c’est grâce à sa manifestation matérielle par
l’architecture que l’immatériel imposera une certaine atmosphère, un certain sentiment.

45 Idem
46 Le Petit Robert (2006), Paris
47 Idem
48 Idem
49 L.I.Kahn (1955-1974) Lumière blanche, ombre noire (Traduit de l’anglais par Jacques Bosser), Éditions Parenthèses, collection eupalinos
50 Le Petit Robert (2006), Paris
51 Idem
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1.2.3 La mémoire
Comme la notion d’immatérialité, celle de mémoire est étroitement liée à notre esprit.
« Faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passés et ce qui s’y trouve associé; l’esprit, en tant qu’il
garde le souvenir du passé. »52 ou encore « Ensemble des fonctions psychiques grâce auxquelles nous pouvons nous
représenter le passé comme passé.  »53 . Deux mots de ces différentes définitions méritent réflexions :
« souvenir » et « passé ». En effet, la mémoire se caractérise par l’union de ses deux termes.
« Je crois profondément que l’architecture est liée à la mémoire, à la manière de la décrypter, de la fabriquer, de
la transmettre.  »54 Cette phrase exprime avec délicatesse et pureté ce que la mémoire est à
l’architecture. Force est de constater que la notion de mémoire dans l’architecture évoque
inévitablement la notion de patrimoine. L’architecture constitue elle-même une mémoire à travers
son patrimoine. En effet, l’architecture est l’un des moyens de transmettre la mémoire, l’histoire,
révélant ainsi les stigmates du passé à travers son patrimoine.

1.3 Évolution symbolique et historique


La notion d’esprit du lieu est loin d’être nouvelle. Elle a traversé les âges et les cultures.
Effectivement, tout comme l’interprétation de la lumière, le concept d’esprit du lieu prend naissance
dès l’Antiquité. À cette époque, il ne s’agissait pas d’esprit mais de génie du lieu. « […] Genii Loci. Les
Genii de la mythologie romaine sont des êtres immanents qui habitent non seulement les lieux, mais aussi les individus.
Ils symbolisent l’être spirituel des choses et des personnes, et ils ont pour fonction essentielle de les conserver en existence.
Le génie, par sa nature unique, veille au lieu et lui donne son identité propre, plus encore, le rend sacré. Le génie anime
le lieu d’un principe vital. »55 .
À l’époque médiévale, l’esprit du lieu évolue et se transforme quelque peu. On le retrouve
alors le plus souvent dans les lieux de culte évidemment où l’esprit s’identifie à Dieu le Père. Si l’on
reprend l’exemple des cathédrales, qui est un des exemples les plus frappants, c’est dans celles-ci que
l’on retrouve le plus l’esprit du lieu comme étant l’esprit de Dieu régnant sur le lieu, soit la
cathédrale. Dans ce cas, l’esprit serait matérialisé par la lumière dans le lieu sacré: la cathédrale.
« Véritables pièges à lumière aériens, elles s’élèvent à la conquête de l’esprit. L’agencement des pierres dans les voûtes
produit une telle tension dans l’édifice qu’il est comme un instrument de musique parfaitement accordé, dans lequel
résonnent les harmonies intérieures. »56 .
Petit à petit, la notion d’esprit du lieu tend à se laïciser tout comme la notion de lumière qui
a été expliquée précédemment. En effet, l’idée sacrée que possédait l’esprit du lieu auparavant est
contestée pour laisser place à une nouvelle conception imaginée par l’homme lui-même, et non plus
par Dieu. Aujourd’hui, le génie du lieu s’est transformé en esprit humain permettant ainsi d’établir
une harmonie architecturale à l’échelle de l’homme. Selon l’architecte renommé Louis I. Kahn,
l’esprit est étroitement lié à l’architecture et n’existe que par la matérialisation de celle-ci. Si elle
n’est pas créée, construite par l’homme, elle n’existe que dans nos esprits. « Le troisième aspect que vous
devez apprendre est que l’architecture n’existe pas. Seul le travail d’architecture existe. L’architecture existe bien en

52 Le Petit Robert (2006), Paris


53 Idem
54 L.Turgeon L’esprit du lieu : entre matériel et immatériel, colloque
55 L.Turgeon L’esprit du lieu : entre matériel et immatériel, colloque
56 F. Schwarz (2012) Symbolique des cathédrales, p.22, Les Éditions du Palais, Paris
!18
esprit. Un homme qui réalise une œuvre d’architecture le fait comme offrande à l’esprit de l’architecture…  »57 .
D’autre part, l’architecte établit une relation entre l’esprit du lieu et le programme de ce lieu, dans
ce cas, il s’agit d’un théâtre, et cette relation est très juste et délicate. « Je savais qu’il fallait des loges,
mais même si je devais tout savoir sur les loges, je savais que je ne pourrais jamais répondre au problème posé, car,
voyez-vous, je ne connaissais pas l’esprit du lieu.  […]  Chercher l’esprit et le trouver, telle est la clé, je crois, pour
enrichir cet univers d’espaces que l’on appelle un théâtre. »58 Selon lui, chaque édifice devrait bénéficier d’un
lieu sacré. Evidemment, trouver ce lieu n’est pas chose facile mais Kahn explique qu’il faut chercher
et qu’en chaque lieu se trouve un endroit sacré et c’est lui qui sera le vecteur pour trouver l’esprit du
lieu. Par cette théorie, Louis Kahn met en avant le fait qu’il ne faut pas qu’un lieu soit religieux pour
qu’il ait son propre esprit. Il s’agit là d’une réelle avancée en matière d’esprit du lieu, permettant
d’aller de l’avant et de pouvoir créer un esprit dans un lieu qu’il soit religieux ou laïque, ou encore
moderne ou ancien.

2. Patrimoine maritime
2.1 Interdépendance Patrimoine/Esprit du lieu
«  La notion d’esprit du lieu permet de mieux comprendre le caractère à la fois vivant et permanent des
monuments, des sites et des paysages culturels. Elle donne une vision plus riche, dynamique, large et inclusive du
patrimoine culturel.  »59 La notion d’esprit du lieu va de pair avec celle de patrimoine. En effet, c’est
dans des lieux anciens que l’on s’imprègne d’un esprit qui donne envie de le pérenniser. Qu’elle soit
culturelle, monumentale, naturelle ou même encore religieuse, la mémoire liée à ces lieux est tantôt
matérielle tantôt immatérielle. « Tenir compte de toutes les dimensions de l’esprit et du lieu nous permet d’avoir
un patrimoine plus inclusif, participatif, dynamique et riche. »60
De prime abord, il semblerait que le patrimoine architectural soit constitué du patrimoine
matériel à part entière. Or, le patrimoine immatériel reste présent, sans aucun doute, dans nos
édifices anciens mais cela dépend aussi du lieu et de l’esprit qui lui est associé. Le patrimoine est
constitué, évidemment et avant tout, de la mémoire. D’abord, la mémoire matérielle, celle qui se
forme par les traces palpables, et dont le patrimoine est encore visible aujourd’hui et pour les
générations futures. Il s’agit, par exemple, de ruines d’un château ou d’un territoire détruit par la
guerre. Néanmoins, même si les traces encore existantes sont matérielles, il y a une autre partie de
celles-ci qui forme la mémoire immatérielle des lieux. Ce côté de la mémoire se transmet souvent de
génération en génération, par le biais d’histoires racontées, pour assurer sa pérennité.
Malheureusement, cette situation n’est pas toujours possible et les traces restent parfois difficiles à
retrouver. La sauvegarde de l’esprit du lieu et de sa mémoire n’est garantie que lorsqu’un
patrimoine, issu de notre histoire, témoigne sa présence de manière matérielle et immatérielle dans
notre présent. «  L’idée de patrimoine se trouve au cœur d’une configuration socio-culturelle dans laquelle sont

57L.I.Kahn (1955-1974) Lumière blanche, ombre noire p.28 (Traduit de l’anglais par Jacques Bosser), Éditions Parenthèses, collection
eupalinos
58L.I.Kahn (1955-1974) Lumière blanche, ombre noire p.28 (Traduit de l’anglais par Jacques Bosser), Éditions Parenthèses, collection
eupalinos
59 Déclaration du Québec sur la sauvegarde de l’esprit du lieu, CANADA (2008)
60 L.Turgeon L’esprit du lieu : entre matériel et immatériel, colloque
!19
étroitement imbriquées les notions de, transmission, de mémoire, d’histoire, de territoire, d’identité, de temps et même de
sacré. »61
L’Article 13 de la Charte de Nara sur l’authenticité stipule : « Selon la nature du monument ou du
site, son contexte culturel et son évolution dans le temps, les jugements sur l'authenticité sont liés à quantité de sources
d'information variées. Ces dernières peuvent comprendre conception et forme, matériaux et substance, usage et fonction,
traditions et techniques, situation et emplacement, esprit et sentiment, ou autres facteurs internes ou externes à l’œuvre.
L'utilisation de ces sources offre la possibilité l’examen du patrimoine culturel dans ses dimensions artistique, technique,
historique et sociale spécifiques. ». Force est de constater ici, le lien entre patrimoine et esprit du lieu. En
effet, ces deux notions sont étroitement liées pour la préservation de l’authenticité d’un patrimoine
immatériel. La notion de patrimoine n’est pas réservée à l’architecture. En effet, il existe d’autres
lieux naturels, des souvenirs constituant un patrimoine en soi. Malheureusement, ces lieux sont
démunis d’architecture ou de patrimoine matériel pouvant former une base à la reconstitution de
l’esprit du lieu ou de sa mémoire. Pour ne citer qu’un exemple tout le territoire Syrien décimé par la
guerre. Ici, une architecture nouvelle peut être établie permettant ainsi d’ajouter sa part de
matérialité, nécessaire pour garantir le maintien de l’esprit du lieu immatériel.
Comme l’esprit du lieu, le patrimoine est composé d’éléments matériels et immatériels.
Malheureusement, le patrimoine est souvent considéré comme quelque chose de vieux, de démodé
ou même encore de passé. Pourtant il n’en est rien, la « définition du « patrimoine » le sens premier du mot -
ce qui est transmis par le père-, […] »62 . Il n’est pas forcément obligatoire de toujours associer patrimoine
avec conservation. Tout comme l’esprit du lieu, le patrimoine est lié à la culture et évolue avec son
temps lui conférant un second souffle, en apportant de nouvelles pierres à l’édifice, afin de le
transmettre, de manière moderne, aux générations futures « L’idée du patrimoine est profondément liée à la
conception nouvelle du développement d’un temps linéaire, tendu vers le futur, opposé au temps cyclique éternellement
reproductible de saisons, qui fut, durant des millénaires, celui des sociétés humaines prémodernes.  »63 . Ray Riley
exprime parfaitement la modernité du patrimoine dans « Patrimoine maritime au Royaume-Uni: quelques
exemples » en le définissant comme étant « l’utilisation contemporaine du passé ».

2.2 Éléments constitutifs du patrimoine maritime


« […] Nous pourrions définir le patrimoine maritime comme une présentation d’objets et d’idées associés à la
mer […]  »64 . Le patrimoine maritime dépend de différents facteurs. La racine de ses facteurs est
évidemment à la fois matérielle et immatérielle, tout comme l’esprit du lieu. Néanmoins, puisque ces
facteurs dépendent du lieu et de la culture propre à un peuple, ceux du patrimoine maritime sont
facilement identifiables. « […] Il semble clair que le patrimoine se compose de trois éléments fondamentaux: le
paysage, qui comporte les côtes, les falaises et les plages; des artefacts, allant des constructions, bateaux et machines, en
passant par des documents; et des « mentifacts », faits de mentalités ou facteurs immatériels […] constitués d’images

61Françoise PÉRON, « Construction, signification, rôle social et géographique », dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine maritime
Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés », 2002,
pp.15-33
62Jacques VAN WAERBEKE, « Patrimonialisation immatérielle et ville portuaire Marseille dans l’œuvre de Jean-Claude Izzo », dans
Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine maritime Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse
Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés », 2002, pp. 124-129
63Françoise PÉRON, « Construction, signification, rôle social et géographique », dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine maritime
Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés », 2002,
pp.15-33
64Ray RILEY, « Patrimoine maritime au Royaume-Uni: quelques exemples», dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine maritime
Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés », 2002,
pp. 51- 57
!20
que l’on retrouve au sein même du nationalisme, du langage, de la religion et des traditions culturelles […] »65. Le
patrimoine maritime s’est construit à partir des différents héritages de l’histoire comprenant : « […]
des bateaux (militaires, de travail, de plaisance), des bâtiments (forteresses, arsenaux, abris du marin…), des quais,
des docks, des outils, des façons de faire, des rites, des chansons, des objets de matelotage, des lettres et témoignages
divers, des paysages liés à des techniques de maîtrise de l’eau (salines) à des sociétés maritimes (quartiers portuaires),
des textes littéraires ayant conditionné les perceptions des milieux marins de générations successives de lecteurs, et même
des animaux marins imaginaires issus de périodes antérieures (tels le serpent de mer ou la pieuvre géante). »66

2.2.1 Patrimoine maritime matériel


a. Les bateaux et les édifices
Les bateaux et les édifices qui bordent la mer constituent les éléments les plus significatifs et
les plus évidents du patrimoine maritime. Ils sont le témoignage vivant de l’histoire de la marine, de
l’histoire des villes maritimes flottant sur la mer. « Ces bateaux […] ont une qualité en commun: lorsqu’ils
sont en mouvement, ils offrent au public une image vivante de l’histoire maritime qui vient en complément des approches
plus scientifiques présentées par les expositions des musées. » De même, le patrimoine architectural maritime
est le dernier témoignage de l’union du matériel et de l’immatériel de l’histoire, permettant d’avoir
une trace de l’esprit du lieu maritime. En effet, le patrimoine maritime est de plus en plus oublié par
les jeunes générations, surtout lorsque leur l’histoire les éloigne des rivages. Il est triste de constater
que ce patrimoine oublié mérite pourtant toute notre attention car il constitue un patrimoine très
important en Europe.

b. La ville et son port


La ville et le port constituent deux autres éléments fondamentaux constituant le patrimoine
maritime. Il est souvent méconnu que les villes portuaires se détachent petit à petit de leur port,
laissant un patrimoine maritime dans l’oubli et l’abandon total. Parfois, certains ports de pêche sont
complètement délaissés pour laisser la place à un autre type d’activité portuaire avec comme
conséquence, la perte de l’identité initiale du patrimoine maritime lié au port : «Les ports militaires
libèrent de vastes terrains laissés en friche qui deviennent de ce fait très convoités en raison de leur emplacement
privilégié […] Reste enfin les petits ports de pêche. En raison de l’épuisement de la ressource, de l’évolution du métier,
d’une réglementation parfois contraignante, les ports de pêche sont progressivement désertés et font l’objet
d’aménagements adaptés à la navigation de plaisance, comme l’installation de pontons flottants, qui changent leur
caractère propre. »67 Cette perte d’identité et cet oubli du patrimoine maritime portuaire créé un fossé
entre le rivage oublié et la ville. Ce phénomène d’abandon du patrimoine portuaire vient surement
du fait du statut d’entre-deux des ports. La ville représente le lieu d’ancrage de l’homme, celui sur
lequel il vit et se repère alors que la mer constitue plutôt quelque chose d’inconnu et d’instable.
« […] toute réalité portuaire nous ramène inlassablement à la représentation d’un lieu de passage, d’un entre-deux.
Au-delà même, cette attente du passage suscite une angoisse, celle de la perspective d’un abandon de l’espace domestiqué
et socialisé de la terre pour celui, sauvage et inconnu, indomptable et insondable de la mer. »68 . D’autre part, nous

65 Idem
66Françoise PÉRON, « Construction, signification, rôle social et géographique », dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine maritime
Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés », 2002,
pp.15-33
67Marc PABOIS, « Le patrimoine maritime : prise de conscience et évolution des mentalités », dans Françoise PÉRON (dir.), Le
Patrimoine maritime Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art &
Sociétés », 2002, pp. 108-114
68 Guy DI MÉO, « Retrouver la mer par l’imaginaire et la fiction », dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine maritime Construire,
transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés », 2002, pp. 241-243
!21
pouvons définir le patrimoine portuaire et maritime comme étant le point de contact entre la terre
et la mer. Les traditions et cultures maritimes nous renvoient à celles de la terre. Il conviendrait de
parler plutôt d’un patrimoine littoral plutôt que maritime. « Au fond, les cultures auxquelles fait référence le
patrimoine maritime sont davantage littorales que maritimes, au sens strict du terme; des cultures d’imbrication de la
terre et de la mer. »69.

2.2.2 Patrimoine maritime entre matériel et immatériel : La mer et le patrimoine


subaquatique
La mer est, bien évidemment, la condition première à l’existence même du patrimoine
maritime. Le patrimoine subaquatique est évidemment lié à la mer et donc au patrimoine maritime.
Le patrimoine subaquatique matériel peut être qualifié de patrimoine englouti constituant: les
animaux, les épaves de bateaux, les anciens missiles, la flore marine etc… Bien que ces éléments
soient majoritairement matériels, le patrimoine maritime et subaquatique sont le plus souvent
associés à un patrimoine plutôt immatériel. En effet, la mer représente davantage l’inconnu et
l’aventure qui nécessite courage et intrépidité pour la découvrir, alors que la terre est connue et
rassurante : « Le danger et l’incertitude constituent selon moi, les spécificités premières de la culture maritime. »70 .
Cet aspect inconnu lié a la mer a généré un patrimoine immatériel constitué de mythes et de
légendes. En effet, ce dernier a même été jusqu’à personnifier les villes en créatures mythiques.
« Naples, quant à elle, a toujours été dotée d’une prosopopée féminine, de voluptueuse sirène. On a toujours privilégié sa
féminité, son “ventre,” ses“entrailles” de mère-mer amniotique baignant les flancs “sensuels” du Vésuve. Jean-Noël
Schifano entrevoit dans sa silhouette épousant le golfe “un grand oiseau de feu en piqué avec son bec vers la
mer” (Schifano, Naples 45) et dans sa stratification urbaine un gâteau feuilleté, une “sfogliatella” (Schifano,
Dictionnaire 445) blonde et charnelle, audacieuse mise en abyme culinaire digne de la madeleine de Proust. »71.

2.2.3 Patrimoine maritime immatériel


« Le patrimoine maritime se construit et se reconstruit sans cesse en fonction des projets des groupes sociaux et
des instances en charge de sa conservation, de sa réhabilitation, de sa promotion. C’est ce patrimoine vivant, identitaire
et culturel […]  » 72 Le patrimoine maritime immatériel réside, à l’instar de l’esprit du lieu,
principalement dans l’histoire et dans la culture des villes qui le forme. Il serait alors trop ambitieux
voire impossible de le décrire de façon globale, étant donné sa dépendance à un territoire en
particulier. Pour y parvenir, il sera plus approprié d’élargir au territoire méditerranéen en général.

2.3 Caractéristiques du patrimoine culturel méditerranéen

«  Il y a, à mon avis, une série d’éléments, des caractéristiques invariantes, matérielles et immatérielles qui
composent le genius loci de plusieurs villes historiques de la Méditerranée. Cet esprit s’est enrichi pendant des siècles au
cours des différentes phases de développement et de croissance grâce à des mouvements successifs de conquête et de

69Françoise PÉRON, « Les patrimoines maritimes, quelles originalités communes ? », dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine
maritime Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés »,
2002, pp. 241-243
70Philippe LACOMBE, « Le patrimoine maritime frénésie et/ou contournement ? », dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine
maritime Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés »,
2002, pp.115-120
71 Nathalie Roelens, « La Villes et ses prosopopées fabuleuses », dans Nathalie Roelens (dir.), L’imaginaire : texte et image, Boston,
« Interaction », 2015
72 Françoise PÉRON , « Avant-propos », dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine maritime Construire, transmettre, utiliser, symboliser les
héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés », 2002, pp. 9-12
!22
migration, dont la mer a été justement le véhicule essentiel. »73 . L’esprit du lieu méditerranéen se caractérise
par des composantes invariables matérielles et immatérielles parmi lesquelles nous retrouvons : la
stratification urbaine, soit le palimpseste historique de la ville, une typologie propre à l’habitat
méditerranéen, des structures urbaines qui s’adaptent à différents facteurs et enfin les ambiances
urbaines, les voix, les couleurs, les traditions etc…

2.3.1 Le palimpseste de la ville


Qu’est-ce qu’un palimpseste en réalité? Il s’agit d’un « Manuscrit sur parchemin dont la première
écriture a été lavée ou grattée et sur lequel un nouveau texte a été écrit. »74 . Le palimpseste décrit parfaitement le
phénomène de stratification historique qui existe aujourd’hui dans les villes bordant la
Méditerranée. D’après Teresa Colleta, professeur à l’université de Naples «  Federico II  », la
physionomie urbaine de stratification des villes méditerranéenne découle du simple fait de la
superposition historique des différentes architectures, manifestations multiculturelles et artistiques et
tissus urbains. Nous pouvons constater que, de par leur situation portuaire, les villes
méditerranéennes ont été la première cible des conquêtes diverses et variées. De ce fait, il est encore
possible aujourd’hui de voir les traces des dominations de ces villes grâce au palimpseste urbain, soit
la stratification architecturale de la ville. Il est une fois de plus judicieux de rappeler la vision que
l’auteur Jean-Noël Schifano se fait de la ville de Naples, qu’il compare à feuilleté napolitain :
«  […]  dans sa stratification urbaine un gâteau feuilleté, une “sfogliatella”  […]  »75 . Il est intéressant de
constater, que cette stratification urbaine et culturelle représente un facteur matériel par les traces
urbaines encore visibles, tout comme immatériel, par le souvenir des anciennes cultures et de
l’histoire de la ville, de l’esprit du lieu méditerranéen. La sauvegarde de cette stratification est
inhérente à la sauvegarde de genius loci donc de l’esprit du lieu. Car c’est cette stratification et
hétérogénéité urbaine qui constituent la mémoire des villes méditerranéennes.

2.3.2 La typologie de l’habitat du littoral méditerranéen


«  Il n’existe pas de types différents d’architecture, il existe uniquement des situations différentes qui, pour
satisfaire aux exigences physiques et psychiques de l’homme, amènent des solutions différentes. »76. Il est intéressant
de relever que, outre l’existence d’une physionomie stratigraphique urbaine, ce qui contribue à
l’existence d’un l’esprit du lieu méditerranéen est la typologie spécifique de l’habitat des villes
bordant la Méditerranée. Comme l’énonce très clairement Christian Norberg-Schulz, cette
typologie ne découle pas seulement de l’architecture mais surtout de la personnalité et du «style» de
vie que l’homme mène. Cette typologie découle bien évidemment du lieu où elle prend forme. On
compte trois différents lieux spécifiques caractéristiques de la ville méditerranéenne. Tout d’abord,
on retrouve la typologie propre au centre historique, souvent à relief plat, qui se caractérise le plus
souvent par une typologie d’habitations plus compactes, autrement dit relativement dense. Ensuite,
on observe la typologie propre aux pentes et coteaux avec des habitats plutôt à toiture plate, bordés
de petites voies escarpées, souvent accompagnés d’escaliers. Enfin, on trouve également les
habitations bordant les côtes, le plus souvent disposées en terrasses. Evidemment, ces typologies

73 Teresa Colleta, Une réflexion sur l’esprit du lieu de la ville méditerranéenne, colloque, Université de Naples Federico II
74 Petit Larousse illustré (1997), Paris, Larousse
75 Nathalie Roelens, « La Villes et ses prosopopées fabuleuses », dans Nathalie Roelens (dir.), L’imaginaire : texte et image, Boston,
« Interaction », 2015
76Christian Norberg-Schulz, Genius Loci : Paysage, Ambiance et Architecture, Sprimont, (Traduction française Pierre MARDAGA), Hayen,
1981, p. 5
!23
restent très générales ou stéréotypées mais peuvent cependant varier d’une ville à l’autre. «  La
recherche sur les systèmes constructifs traditionnels a mis en relation les modalités de construction avec les conditions du
contexte et a mis en évidence aussi des éléments technologiques qui se répètent (les toits à terrasse, les maisons en pierres,
les arches, les voûtes et les coupoles « in battuto », mais aussi escaliers ouverts avec arches sur les routes, les petits
escaliers- i gradoni, le gradelle- les passages couverts avec voûtes- i sottopassi- les petites routes cailloutées, etc.) et qui
constituent le lexique commun d’un langage qui exprime l’habitat humain de ces lieux »77.(le texte entre guillemets
a été écrit par la professeur italienne. Je me suis permis de corriger quelques fautes bien excusables
mais j’ai laissé la formulation inchangée.)

2.3.3 Les structures urbaines adaptables


« Les littoraux sont intimement liés au développement des civilisations européennes en tant que lieux majeurs de
fixation des activités d’échanges, de mise au point de techniques originales d’adaptation aux multiples formes de
confrontations de la terre et de la mer, aux diverses façons de contenir, endiguer, affronter l’univers marin, à la fois
source de dangers physique et humains et source de grandes richesses et de puissances politiques et économique.  »78 .
L’esprit du lieu méditerranéen sera également façonné par la manière qu’ont les éléments des
structures urbaines à s’adapter aux conditions extérieures, comme le terrain, le soleil, le vent, la
température, l’orientation etc… « La forme urbaine si particulière d’Alger résulte de la réalité géographique du
site, issue sans doute de plusieurs apports: topographiques, hydrographiques, paysagers et systèmes de
communication.  »79. Semblable à un caméléon et aux hommes qui le modèlent, l’habitat subira les
modifications inhérentes au milieu ambiant.

2.3.4 Le peuple méditerranéen


« Méditerranéen » est un synonyme assez général pour exprimer une identité commune : il y
a un mode de vie méditerranéenne et une culture méditerranéenne. L’adjectif comprend et désigne
la rencontre des religions et des destinées de cette civilisation, les zones naturelles, les habitudes
alimentaires, les arts et les cultures, les mythologies et les caractères psycho-somatiques, les formes
urbaines et la typologie climatique. L’une des composantes immatérielles de l’esprit du lieu
méditerranéen est sans aucun doute la dimension anthropologique et humaine de l’esprit du lieu.
Ce dernier s’est formé au fil du temps par la diversité des cultures de ses habitants. La morphologie
urbaine va se modifier au profit d’espaces publics bien spécifiques à ces villes méditerranéennes en
quête de davantage d’espaces communs et ouverts afin ses habitants puissent échanger leurs idées,
leurs croyances, leur religions, leur culture bref leur vie. En effet, en raison de son climat très chaud
et ensoleillé, les hommes aiment se retrouver sur de grands espaces ouverts sur la mer, le ciel et le
soleil. Le peuple méditerranéen est d’ailleurs caractérisé par sa voix puissante et chantante, le bruit
et l’odeur de ses marchés en plein air, le cri des mouettes rieuses, volant au-dessus de la mer, etc…
« L’esprit du lieu se cache dans une dense fonction collective: une combinaison des fonctions marchandes, religieuses et
publiques et particulièrement dans la vitalité extrême que l’on retrouve dans les villes historiques de l’Italie du Sud, en
Espagne et dans les villes arabes du Maroc et du Yémen; tout ça n’est pas lié au folklore, mais c’est la force populaire
locale, celle des habitants de ces lieux et non pas « organisée » pour les touristes. »80 .

77 Teresa Colleta, Une réflexion sur l’esprit du lieu de la ville méditerranéenne, colloque, Université de Naples Federico II
78Françoise PÉRON, « Construction, signification, rôle social et géographique », dans Françoise PÉRON (dir.), Le Patrimoine maritime
Construire, transmettre, utiliser, symboliser les héritages maritimes européens, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Art & Sociétés », 2002,
pp.15-33
79 Spécificités du patrimoine architectural Méditerranéen, Colloque, Fréjus, http://cicrp.info/wp-content/uploads/2016/11/Ripam5.pdf
80 Teresa Colleta, Une réflexion sur l’esprit du lieu de la ville méditerranéenne, colloque, Université de Naples Federico II
!24
CHAPITRE III : LA LUMIÈRE ET ARCHITECTURE, SOURCE
RÉVÉLATRICE DE L’ESPRIT DU LIEU D’UN PATRIMOINE OUBLIÉ
1. L’esprit du lieu dans la lumière de l’architecture
1.1 Révélation de l’esprit du lieu par la lumière dans l’architecture
Il est vrai que la lumière est très souvent considérée comme un élément immatériel utilisé par
l’architecte comme matériau pour révéler l’esprit du lieu. Les différents jeux de lumière pourront
distiller des ambiances et des atmosphères pleines de nuances et de sensibilité qui permettront au
visiteur d’y trouver ce qu’il cherche. La responsabilité de l’architecte est énorme. La lumière va
révéler l’identité du lieu et permettra de transcender le matériel par l’immatériel. Ainsi, chacun y
trouvera un ressenti personnel de l’espace et y créera un espace vécu par un espace perçu. « Depuis
que l’humanité a été en mesure de représenter son environnement, la lumière a été un excellent moyen de communiquer
les idées et les émotions.»81 La lumière est synonyme de pouvoir révélateur comme nous avons pu le voir
en confrontant la signification de la lumière au temps et aux cultures. L’esprit du lieu lui aussi
dépendra toujours des cultures et de l’histoire qui lui est liée car il est lui-même synonyme de
mémoire. Il semble alors judicieux d’utiliser la lumière pour caractériser l’esprit d’un lieu puisqu’ils
sont tous deux dépendants d’une même culture et d’une même histoire. « En chaque lieu, l’homme a dû
s’adapter en inventant des dispositifs pour filtrer l’exacte quantité du rayonnement solaire. Ses découvertes techniques,
combinées aux matériaux locaux, ont façonné un art de bâtir qui, harmonieux, a composé l’esprit du lieu. »82.
De prime abord, il semblerait que la lumière soit une composante immatérielle de l’esprit du
lieu. Le pouvoir révélateur de la lumière apparaît non seulement à travers sa matérialisation dans
l’architecture mais elle a aussi ce don de rendre visible l’invisible, de rendre perceptibles les éléments
intelligibles comme Dieu. On peut retrouver cette théorie dans la métaphysique de la lumière datant
du Moyen-Age. Pour que l’esprit du lieu se perpétue, il se doit d’exister par l’expression de
l’immatériel par le matériel. Or, la lumière lui confère ce pouvoir révélateur, d’abord de manière
mystique, et ensuite par le biais de sa qualité en matière architecturale. De ce fait, il semble évident
que la lumière soit en réalité un outil au pouvoir révélateur, qui, à travers l’architecture, sera mis au
service de l’esprit du lieu, lui garantissant la pérennité à travers les âges. « L’émotion en architecture
provient toujours de la parfaite adéquation entre les singularités d’un lieu et la pertinence d’une
technique constructive, domptant, pour un temps en tout cas, la puissance de la lumière
primitive. »83

1.2 Exemples existants


La lumière est considérée comme un élément fondamental de l’immatériel. Celle-ci, mariée
à l’architecture se matérialise et permet alors de rendre perceptible l’esprit d’un lieu. Dans cette
partie, nous tenterons de donner une première réponse à la question énoncée dans ce travail. Pour
se faire, nous utiliserons certains exemples concrets, parfois aux antipodes, où esprit du lieu et
lumière sont étroitement liés et contribuent chacun à donner vie à une œuvre d’architecture.

81Richard Zarytkiewicz, « L’enseignement de l’histoire de la vision de la lumière à travers les âges et les cultures », Professional Lighting
Design, n°100, janvier-février 2016
82Gaëtan Le Pendule Architectes, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau
Editeur, 2013, pp. 91-92
83 Idem
!25
1.2.1 La cathédrale d’Amiens et l’Abbaye Sainte-Foy de Conques
Dans cette magnifique cathédrale gothique érigée au 13e siècle, esprit du lieu et lumière ne
font qu’un. C’est Robert de Luzarches qui définit la conception de l’édifice et lui confère une grande
unité stylistique. On peut dire que la perfection du gothique classique est atteinte grâce à la clarté de
la structure architecturale et la maitrise de la verticalité. Les voûtes s’élèvent à 42,5 mètres de
hauteur. Cette structure gracile est baignée de lumière. Dans le transept, l’élévation est à trois
niveaux et le triforium à claire-voie, permettent un éclairage très généreux, encore accru par les
deux grandes rosaces. C’est un modèle à retenir pour toute architecture future désirant allier esprit
du lieu et lumière.
En effet, la cathédrale est le symbole de la maison de Dieu. « La cathédrale n’est pas seulement un
bel et puissant édifice, paré d’ornements, elle devient un rêve d’église, une utopie d’architecture, une image terrestre de la
Jérusalem céleste comme l’a proclamé Suger. Elle s’élance à l’assaut du ciel et laisse largement pénétrer la lumière venue
de Dieu. Le mur disparait au profit du vide et de la couleur des vitraux qui l’éclairent de chatoiements célestes et invitent
le fidèle à la méditation. »84 Ce lieu ancien, n’échappe toutefois pas à l’évolution inévitable de l’esprit
du lieu. Les changements des vitraux au cours du temps en sont une bonne illustration. En effet,
ceux-ci ont dû faire l’objet de rénovations pour garder la lumière à l’intérieur de la cathédrale. Il
semblerait que les vitraux d’antan étaient beaucoup plus sombres, dû à la saleté et ne laissaient donc
pas réellement entrer la lumière. La cathédrale était éclairée par l’unique couleur des vitraux de
l’époque représentant des scènes bibliques à but didactique pour les profanes. Ce faible éclairage
conférait à la cathédrale une ambiance encore plus mystique qu’aujourd’hui.
Ainsi par exemple, à l’Abbatiale romane Sainte-Foy de Conques, Pierre Soulage a effectué
une rénovation des anciens vitraux transparents lui conférant ainsi une lumière beaucoup plus claire
et sobre. Une lumière très claire et très pure caresse l’architecture de la cathédrale nous permettant
de nous rendre compte de sa complexité et de sa perfection constructive. L’esprit du lieu est alors
toujours le même mais ressentit de manière différente en accord avec le désir de l’Ordre des
Prémontrés. « Les vitraux de Pierre Soulages expriment ainsi le passage du temps. Leur nature « physique » est un
tremplin pour une expérience poétique, une méditation d’ordre métaphysique. Elle révèle une lumière qui, selon les mots
de l’artiste, « propose de la contemplation, du silence, de la concentration, de l’intériorité »85

1.2.2 Le Couvent de la Tourette


«  L'architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière.  » Cette
phrase du fameux architecte, Le Corbusier résume bien l’œuvre architecturale qu’il a réalisé pour
l’Ordre des Dominicains : le Couvent de la Tourette. Cet édifice, dont les travaux ont été achevés en
1960 à Éveux, non loin de Lyon, marque la fin des œuvres réalisées par cet architecte en France.
Cette œuvre réalisée en 1950, avec le soutien du Père Couturier, invite au silence, au
recueillement et à la méditation. L’aspect extérieur du bâtiment ne reflète pas du tout l’organisation
et la perception intérieure. En effet, la façade est très moderne et impersonnelle mais chaque pièce a
été minutieusement étudiée et organisée pour répondre à la demande de l’Ordre. Ainsi, les cellules,
fidèles à l’architecture propre à Le Corbusier, ressemblent à des alvéoles d’une ruche d’abeilles mais
à l’intérieur elles ont été parfaitement étudiées pour laisser entrer toute la lumière nécessaire. Il en
est de même pour le réfectoire baigné d’une lumière généreuse. Il est impressionnant de constater
comment la lumière entre dans l’oratoire et l’église par d’étroites fentes horizontales et par un puits
de lumière conférant une ambiance profondément intimiste voire mystique.

84 S.Cassagnes-Brouquet (2012), Le gothique un art de France, p.27 Editions OUEST-FRANCE, Paris


85 Duborgel Bruno, «Pierre Soulage, Conques/ La lumière révélée»
!26
« Dans le couvent déserté que l’Ordre des Dominicains envisage de vendre, une vingtaines de frères résistent. Ils
croient que l’architecture du lieu incarne de façon unique la quête spirituelle de leur Ordre. Le lieu changera de fonction
et deviendra un centre de colloque, mais il restera Dominicain, sauvé par l’Architecture.» 86 Cela démontre
parfaitement que Le Corbusier a été à la hauteur du défi largement remporté. La lumière a été
préservée et a largement contribué à la sauvegarde de l’esprit du lieu. Cela revient à dire qu’il est
possible avec une architecture moderne et contemporaine de garder ces éléments avec fidélité.

1.2.3 Le Musée Juif de Berlin


Le musée juif de Berlin incarne, de par son architecture, l’histoire et la mémoire du génocide
du peuple juif en Allemagne. C’est avec prouesse et ingéniosité que l’architecte Daniel Libeskind
réalise son premier projet. Nous pouvons remarquer que cet édifice n’est pas un simple éclair de
béton recouvert de zinc mais qu’il est chargé d’émotions historiques suscitant une profonde
réflexion. Comme le dit l’architecte : « Le musée juif est conçu comme un emblème dans lequel l’invisible et le
visible sont des éléments structurels qui ont été assemblés dans cet espace de Berlin et révélés dans une architecture où
l’innommable rappelle le nom de ceux qui ont disparu. »
Deux zones en particulier, dans ce monument, marquent l’esprit par la lumière. Tout
d’abord, une tour noire, haute et étroite, symbolisant l’être humain emprisonné. À peine entré, on a
immédiatement envie de s’échapper, de quitter ce lieu de peur d’y rester enfermé. La lumière prend
ici toute son importance par son absence. En effet, elle symbolise la vie, la joie, la chaleur. Ici, la
lumière disparaissant, tous les effets sont inversés. Le ressenti est donc un profond malaise illustrant
la mémoire de l’angoisse et la peur de tout un peuple maltraité.
Ensuite, un immense escalier permet de poursuivre la visite du musée en accédant à l’étage.
Cet escalier semble en effet insurmontable de par le nombre interminable de marches. Même
lorsqu’on franchit celles-ci, on ressent une grande fatigue, ce qui accentue l’émotion, l’impression
de quelque chose d’insurmontable et d’infini. Un peu comme dans un cauchemar où on fait du sur
place. Le bas de l’escalier se trouve dans la pénombre quasi totale et laisse seulement filtrer un
faisceau de lumière d’en haut. Tout cela confère une atmosphère lugubre coupée par des poutres
massives donnant l’impression d’obstacles. La lumière est ici le moteur du message voulu par
l’architecte.

2. Patrimoine maritime en lumière


Comme nous l’avons énoncé précédemment, le patrimoine et l’esprit du lieu se composent
des mêmes facteurs : matériels, immatériels et la mémoire. Dès lors, il n’est pas nécessaire de répéter
les analogies et le pouvoir révélateur qu’à la lumière envers le patrimoine puisqu’il peut être
comparé à l’esprit du lieu. La lumière révèle le patrimoine comme elle révèle l’esprit du lieu : en se
matérialisant dans l’architecture ou encore par l’expression de sa composante mystique et
symbolique. Toutefois, le patrimoine maritime se compose d’éléments assez caractéristiques qui
méritent une analyse plus profonde des analogies que l’on peut mettre en exergue entre la lumière et
la mer, les bateaux, ou même encore la relation entre la ville portuaire et son port.

2.1 La lumière et la mer


Il est évident que le caractère commun entre la lumière et la mer est son aspect sauvage et
indomptable. Nous avons déjà pu citer cette phrase mais il peut être intéressant de la rappeler ici car
elle caractérise l’indomptabilité de la lumière comparable à celle de la mer : « J’aime en effet penser que

86 Documentaire ARTE, Le couvent de la Tourette de Le Corbusier


!27
il y a quelque chose d’incontrôlable dans la lumière, comme si elle avait une âme, une intelligence propre qui en fonction
de notre capacité et attitude à l’observer se révèle et décide de se  poser sur une architecture et pas sur une autre, de
magnifier un objet, d’en cacher un autre.  »87 . Nous avons déjà pu l’expliquer, mais il est impossible de
prédire comment les particules de lumière vont se comporter. Celle-ci garde en effet une part
d’incertitude et de mystère. De même, la mer possède elle aussi, encore et toujours, une part de
mystère dans son comportement comme dans sa composition subaquatique. La lumière comme la
mer sont toutes deux objets de convoitise et d’intrigue : la lumière, par son côté immatériel et la mer,
par son aspect inconnu et ses abysses.
Malgré ce caractère sauvage et indomptable commun, la lumière et la mer se différencient
néanmoins sur un point. La lumière est souvent synonyme de vie, de jour, d’éclairement et de
chaleur. En revanche, la mer peut être synonyme d’immensité, d’imprévisibilité qui fait peur et qui
inquiète. «  Au commencement du monde, il y a la lumière… Pourtant, les nuits où nous observons le ciel, nous
découvrons, inquiets, une immensité sombre dans son infinie profondeur. »88.

2.2 La lumière et le rapport entre la ville et son port


Comme nous l’avons déjà mentionné, la relation entre la ville et son port fait souvent
référence à un entre-deux, un no man's land, qui aujourd’hui reste souvent en friche. Cet entre-deux
résulte justement de la peur de l’inconnu qu’inspire la mer, la peur de partir à l’aventure et de laisser
sa terre promise. On peut certes faire un rapprochement avec la notion de clair/obscur de la
lumière. Cette dernière, comme les lieux portuaires, se trouve à l’interface de deux milieux. « […] 
Les dipôles qui caractérisent la lumière : le jour et la nuit, la matrice même de la lumière, elle naît des ténèbres;
naturelle et l’artificielle, les deux formes selon lesquelles nous la connaissons; et enfin la physique et la métaphysique,
puisque la lumière est l’une et l’autre… »89. Ici la lumière est comparée à la ville, à la terre qui rassure car
elle est connue et rassurante. En revanche, l’obscurité ressemble à la mer qui caractérise les ténèbres
et donc la pénombre et la peur.

2.3 La lumière et le patrimoine naval : les bateaux


Naviguant sur la mer, les bateaux sont caractérisés par leur mouvement constant. Ainsi, ils
évoquent aussi la possibilité de pouvoir échapper à la réalité, l’envie de changement et la liberté de
quitter un continent collé sous nos pieds. On pourrait comparer les mouvements constants des
bateaux à ceux de la lumière. En effet, cette dernière est aussi en mouvement permanent. Elle est
impossible à capter et dans cet esprit, elle fait rêver. Lorsqu’on est à bord d’un bateau, toute notre
vision du monde change, il est possible d’apercevoir la terre de la mer tout en gardant une certaine
stabilité, le point d’ancrage étant le bateau. Ce dernier est d’ailleurs le seul élément nous permettant
d’apercevoir une ville d’un autre point de vue et de la voir s’éloigner. Similairement, la lumière peut
nous conférer une autre vision de l’espace, grâce à son mouvement et ses interactions sur les
différents matériaux. « […] La lumière devient motif, ornement éphémère et mouvant qui interagit fortement sur la
perception de l’espace. »90 .

87 A. Dubet (2013) Qu’est-ce que la lumière pour les architectes ? Archibook


88Gaëtan Le Pendule Architectes, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau
Editeur, 2013, pp. 91-92
89 DGLa, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau Editeur, 2013, pp. 59-64
90Brenac+Gonzalez, dans Alice Dubet (dir.), Qu’est-ce que la lumière pour les architectes, Paris, Archibooks + Sauteareau Editeur, 2013, pp.
51-54
!28
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DOCUMENTAIRES
Film ARTE Le couvent de la tourette de Le Corbusier

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