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Edmund HUSSERL L’Idée de la phénoménologie (Cinq leçons introductives, 1907)


(Traduction d’A. Lowit, PUF, 1970)
PREMIÈRE LEÇON

[17] Dans les cours antérieurs, j'ai distingué entre la science naturelle et la science philosophique ;
la première a sa source dans l'attitude d'esprit naturelle, la seconde dans l'attitude d'esprit philosophique.
L'attitude d'esprit naturelle n'a encore aucun souci d'une critique de la connaissance. Dans l'attitude
d'esprit naturelle, nous sommes tournés, par l'intuition et par la pensée, vers les choses qui dans chaque cas
nous sont données – qu'elles le soient, cela va pour nous de soi, même si elles le sont de diverses manières et
avec de divers modes d'être, selon la source et le niveau de connaissance. Dans la perception par exemple,
une chose se trouve – cela va pour nous de soi – devant nos yeux ; elle est là au milieu des autres choses,
animées et inanimées, douées de psychisme et sans psychisme, c'est-à-dire au milieu d'un monde, lequel
tombe en partie, comme les choses particulières, sous la perception, en partie aussi est donné dans
l'enchaînement des souvenirs, et à partir de là, s'étend dans l'indéterminé et l'inconnu.
A ce monde se rapportent nos jugements. Nous énonçons des propositions, en partie singulières, en
partie générales, sur les choses, sur leurs relations, sur leurs transformations, sur les dépendances et les lois
fonctionnelles de ces transformations. Nous exprimons ce que nous offre l'expérience directe. En suivant les
motifs de l'expérience, nous inférons de ce qui est donné directement dans l'expérience (dans la perception
ou dans le souvenir), ce qui n'est pas donné dans l'expérience ; nous généralisons, appliquons ensuite une
connaissance générale de nouveau à des cas particuliers, ou bien, dans la pensée analytique, nous déduisons
à partir des connaissances générales de nouvelles généralités. Les connaissances ne se suivent | <38> pas
simplement les unes les autres à la façon d'une simple juxtaposition ; elles entrent mutuellement en des
relations logiques, elles découlent les unes des autres, elles « s'accordent » mutuellement, elles se
confirment, en augmentant pour ainsi dire leur force logique.
D'un autre côté, elles entrent aussi mutuellement en des rapports de contradiction et de conflit, elles
ne s'accordent pas les unes avec les autres, elles se trouvent annulées par une connaissance assurée, [18]
réduites au rang de simples prétentions de connaissance. Les contradictions ont peut-être leur origine dans la
sphère des lois de la pure forme prédicative : nous sommes tombés dans des équivoques, nous avons commis
des paralogismes, nous nous sommes trompés en comptant ou en calculant. Si tel est le cas, alors nous
rétablissons la cohérence formelle, nous dissipons les équivoques, etc.
Ou bien les contradictions interrompent l'enchaînement de motivations qui fonde l'expérience : des
motifs offerts par l'expérience sont en conflit avec d'autres motifs offerts par l'expérience. Comment sortons-
nous de la difficulté dans ce cas ? Eh bien, nous évaluons le poids des motifs qui se présentent en faveur des
différentes possibilités de détermination et d'explication ; les plus faibles doivent céder aux plus forts ; et ces
2

derniers à leur tour valent aussi longtemps que précisément ils tiennent bon, c'est-à-dire aussi longtemps
qu'ils ne sont pas obligés de livrer une semblable lutte logique contre de nouveaux motifs de connaissance,
qu'apporte une sphère de connaissance élargie.
C'est ainsi que progresse la connaissance naturelle. Elle étend de plus en plus loin sa conquête de
l'être1, dont l'existence et la <39> présence vont dès l'abord de soi, et qu'il ne s'agit d'explorer de plus près
que quant à son étendue et à son contenu, aux éléments, aux rapports, aux lois. C'est ainsi que naissent et
croissent les diverses sciences naturelles : les sciences de la nature comme sciences de la nature physique et
psychique, < les sciences de l'esprit aussi >, d'un autre côté les sciences mathématiques, les sciences des
nombres, des ensembles, des relations, etc. Dans ces dernières sciences, il ne s'agit pas d'existences réelles
mais de possibilités idéales, ayant une validité en soi, mais qui pour le reste sont dès l'abord également sans
problème.
À chaque pas de la connaissance scientifique naturelle, des difficultés apparaissent et se résolvent ; et
elles le font ou bien relativement à la pure forme logique, ou bien relativement aux choses, c'est-à-dire en
vertu des impulsions ou des motifs de pensée qui résident précisément dans les choses et paraissent pour
ainsi dire en sortir comme des exigences que ces choses, ces données, adressent à la connaissance.
Nous allons maintenant opposer à l'attitude de pensée naturelle, ou aux motifs de pensée naturels, les
motifs philosophiques.
Avec l'éveil de la réflexion sur le rapport entre la connaissance [19] et l'objet, s'ouvrent des abîmes de
difficultés. La connaissance, qui, dans la pensée naturelle, est quelque chose qui va on ne peut plus de soi,
apparaît tout d'un coup comme un mystère. Il faut cependant que je sois plus précis. Ce qui va de soi, pour la
pensée naturelle, c'est la possibilité de la connaissance. En poursuivant son activité avec une fécondité sans
fin, en avançant, dans des sciences toujours nouvelles, d'une découverte vers une autre découverte, la pensée
naturelle ne trouve aucun motif de soulever la question de la possibilité de la connaissance en général. Il est
vrai que, comme tout ce qui se rencontre dans le monde, la connaissance elle aussi devient pour elle, d'une
certaine façon, un problème, elle devient objet d'une recherche naturelle. La connaissance est un fait qui fait
partie de la nature, elle est un vécu2 de certains êtres organiques doués de connaissance, elle est un fait
psychologique. Comme tout fait psychologique, elle peut être décrite quant à ses espèces et quant à ses

1
Wirklichkeit. -Terme qui désigne chez Husserl tout ce qui est ou existe véritablement, actuellement, qu'il s'agisse d'une existence
individuelle ("naturelle" aussi bien que "transcendantale") ou d'une "existence" idéale. J'évite donc de rendre ce terme par réalité,
pour réserver ce dernier à la traduction du terme fondamental de Realität, qui, dans la terminologie husserlienne, est d'un côté
restreint par définition à ce qui est de l'ordre des choses individuelles, spatio-temporelles, et d'un autre côté peut désigner aussi
bien une "réalité" seulement possible qu'une "réalité" actuellement existante, c'est-à-dire wirklich. (N. d. T.)
2
Erlebnis. ; Il est vrai que, comme le signale Rudolf BOEHM (Rev. phil., 1959, p. 482, n. I), le terme de vécu présente
...l'inconvénient qu'il ne semble pouvoir signifier que la composante noématique de l'expérience .; pour le langage courant en effet,
ce qui est vécu. – ce qui est le vécu, ce sont normalement les événements ou choses qui sont objets des actes de conscience, et non,
comme le veut le sens phénoménologique de ce terme, ces actes de conscience eux-mêmes. Mais cela ne saurait aucunement
justifier une objection contre la traduction française d'Erlebnis par « vécu » : car la même difficulté existe en allemand. Husserl
lui-même la signale (cf. Recherches logiques, Ve recherche, § 3) -pour le terme d'Erlebnis. ( N. d. T.)
3

formes de liaison, être étudiée quant à ses rapports génétiques. D'un autre côté, la connaissance est, de par
son essence, connaissance de l'objet3, et elle l'est en vertu du sens qui lui est immanent et par lequel elle se
rapporte à l'objet. De ces rapports aussi s'occupe déjà la pensée naturelle. Elle prend pour objet de recherche,
en se tenant dans une généralité formelle, les relations aprioriques des significations et des validités de
significations, ainsi que les lois aprioriques qui appartiennent à l'objet en tant que tel; ainsi naissent une
grammaire pure et, à un niveau plus élevé, une logique pure (qui représente, étant donné ses diverses
délimitations possibles, tout un complexe de disciplines) ; de plus, il naît une logique normative et pratique
comme une technologie de la pensée et notamment de la pensée scientifique.
Jusque-là, nous nous trouvons toujours sur le terrain de la pensée naturelle.
Or, c'est précisément la corrélation que nous venons de mentionner pour opposer la psychologie de la
connaissance à la logique pure < et aux ontologies >, à savoir celle entre le vécu cognitif, la signification et
l'objet, qui est la source des problèmes les plus profonds et les plus difficiles : celle du problème, pour le
résumer en un mot, de la possibilité de la connaissance.
[20] Sous toutes ses formes, la connaissance est un vécu psychique : une connaissance du sujet
connaissant. Opposés à elle, il y a les objets connus. Or, comment maintenant la connaissance peut-elle
s'assurer de son accord avec les objets connus, comment peut-elle sortir au-delà d'elle-même et atteindre
avec sûreté ses objets ? La présence des objets de connaissance dans la connaissance, qui, pour la pensée
naturelle, va de soi, devient une énigme. Dans la perception, la chose perçue semble être donnée
immédiatement. Voici la chose, elle est là devant mes yeux qui la perçoivent, je la vois et la saisis. Mais la
perception n'est qu'un vécu du sujet, du mien, qui perçoit. De même le souvenir et l'attente, ainsi que tous les
actes de pensée qui s'édifient sur eux et par lesquels se fait une position indirecte d'un être réal ainsi que
l'affirmation de toute sorte de vérité sur l'être, tout cela ce sont des vécus subjectifs. D'où sais-je, moi qui
connais, et d'où puis-je jamais savoir avec certitude, que ce ne sont pas seulement mes vécus, ces actes de
connaitre, qui existent, mais aussi ce qu'ils connaissent — d'où sais-je qu'il y a même quoi que ce soit qui
puisse être opposé à la connaissance comme son objet ?
Dois-je dire : seuls les phénomènes sont véritablement donnés au sujet connaissant, celui-ci n'arrive
jamais au-delà de l'enchaînement de ses vécus, la seule chose par conséquent qu'il soit véritablement en droit
de dire est donc : Je suis, tout non-moi est purement phénomène, se dissout en relations phénoménales ?
Dois-je donc adopter le point de vue du solipsisme ? Une dure perspective. Dois-je réduire, avec Hume,
toute l'objectivité transcendante à des fictions, qui se laissent expliquer par la psychologie, mais non justifier
rationnellement ? Mais cela aussi est une dure perspective. La psychologie de Hume ne transcende-t-elle pas,
comme toute psychologie, la sphère de l'immanence ? N'opère-t-elle pas, sous les titres : habitude, nature

3
Gegenständlichkeit. -Cf. plus loin, p. 47, n. 2. (N. d. T.) (3) Souligné par le traducteur. (Pour la question des mots soulignés, cf.
Annexe Critique, Sur l’établissement du texte, in fine.) (N. d. T.)
4

humaine (human nature) , organe des sens, excitation, etc., avec des existences transcendantes (et
transcendantes selon son propre aveu), pendant qu'elle a pour but de dégrader en une fiction tout ce par où la
connaissance transcende les « impressions » et les « idées » actuelles ?
Mais à quoi sert de faire appel aux contradictions, puisque la logique elle-même est en question et
devient problématique. En effet, la validité, pour le réel, des lois logiques, validité qui, pour la pensée
naturelle, est hors de tout doute, devient maintenant problématique et même douteuse. Des considérations
biologiques s'imposent à l'esprit. Nous nous rappelons la théorie moderne de l'évolution, selon laquelle
l'homme s'est développé dans la lutte pour la vie et en vertu de la sélection naturelle, et avec lui
naturellement aussi son intellect, et avec l'intellect aussi toutes les formes qui lui sont propres, plus
précisément les formes logiques. N'est-ce pas à dire que les formes et lois logiques expriment la particularité
contingente de l'espèce humaine, qui pourrait également être autre et aussi deviendra autre au cours de
l'évolution future ? La connaissance est donc bien seulement connaissance humaine, liée aux formes
intellectuelles humaines, incapable d'atteindre la nature des choses mêmes, d'atteindre les choses en soi.
Mais aussitôt surgit de nouveau un non-sens : les connaissances avec lesquelles opère une telle
conception, et même les possibilités qu'elle envisage, ont-elles encore un sens quelconque si les lois logiques
sont sacrifiées dans un tel relativisme ? La vérité : il existe telle ou telle possibilité, ne suppose-t-elle pas
implicitement la validité absolue du principe de contradiction, selon lequel, avec une vérité, sa contradiction
est exclue ?
Ces exemples doivent suffire. La possibilité de la connaissance devient partout une énigme. Lorsque
nous entrons dans les sciences naturelles pour vivre en elles, nous trouvons tout, dans la mesure où elles ont
atteint le stade de l'exactitude, clair et compréhensible. Nous avons la certitude d'être en possession d'une
vérité objective, démontrée par des méthodes sûres, méthodes qui atteignent réelle- ment l'objectivité. Mais
aussitôt que nous passons à la réflexion, nous nous trouvons déroutés et confondus. Nous nous embrouillons
dans de manifestes incompatibilités et même dans des contradictions. Nous sommes perpétuellement en
danger de tomber dans le scepticisme, ou mieux : dans une des diverses formes du scepticisme, dont la
marque commune est malheureusement toujours la même : l'absurdité.
Le théâtre de ces obscures et contradictoires théories, ainsi que des interminables disputes qui s'y
rattachent, est la théorie de la connaissance, ainsi que la métaphysique, qui est, historiquement comme de
par la nature des choses, intimement liée avec elle. La tâche de la théorie de la connaissance, ou de la
critique de la raison théorique, est tout d'abord une tâche critique. Elle a à stigmatiser les absurdités dans
lesquelles tombe, presque inévitablement, la réflexion naturelle sur la relation entre la connaissance, le sens
cognitif et l'objet de connaissance, elle a à réfuter par conséquent, en mettant en évidence leur absurdité, les
théories sceptiques -qu'elles le soient ouverte- ment ou d'une façon dissimulée -concernant l'essence de la
connaissance.
5

D'autre part, elle a la tâche positive d'apporter la solution, par l'étude de l'essence de la connaissance,
aux problèmes que renferme la corrélation entre la connaissance, le sens cognitif et l'objet de connaissance.
Parmi ces problèmes se trouve aussi celui de mettre en lumière le sens < essentiel > de l'objet connaissable,
ou ce qui revient au même, de l'objet en général : le sens qui lui est prescrit a priori (c'est-à-dire
conformément à l'essence) en vertu de la corrélation entre la connaissance et l'objet de connaissance. Et ceci
concerne naturellement aussi toutes les figures fondamentales, prescrites par l'essence de la connaissance,
des objets en général. (Les formes ontologiques, apophantiques aussi bien que métaphysiques)
C'est précisément par la solution de ces tâches, que la théorie de la connaissance devient qualifiée
pour une critique de la connaissance, ou plus clairement, pour une critique de la connaissance naturelle dans
toutes les sciences naturelles. Elle nous met en effet alors en état d'interpréter, d'une manière juste et
définitive, les résultats des sciences naturelles concernant l'être. Car la confusion gnoséologique4 où nous a
mis la réflexion naturelle (antérieure à la théorie de la connaissance) sur la possibilité de la connaissance (sur
une possible validité5 de la connaissance), n'a pas seulement pour effet des conceptions fausses concernant
l'essence de la connaissance, mais aussi des interprétations foncièrement fausses – parce que contradictoires
en elles-mêmes – de l'être6 connu dans les sciences naturelles. Selon l'interprétation que de telles réflexions
conduisent à faire considérer comme nécessaire, une même science de la nature est interprétée tantôt dans le
sens matérialiste, tantôt spiritualiste, tantôt dualiste, psychomoniste, positiviste, et dans maints autres sens.
Ce n'est donc qu'avec la réflexion gnoséologique que se produit [23] la distinction entre la science naturelle
et la philosophie. Ce n'est que grâce à elle qu'il apparaît que les sciences naturelles de l'être ne sont pas des
sciences définitives de l'être. Il faut une science de l'être au sens absolu. Cette science, que nous nommons
métaphysique, naît d'une « critique » de la connaissance naturelle dans les sciences particulières, critique qui
repose sur l'intelligence, acquise dans la critique générale de la connaissance, de l'essence de la connaissance
et de l'objet de connaissance, selon leurs diverses figures fondamentales –sur l'intelligence du sens des
diverses corrélations fondamentales entre la connaissance et l'objet de connaissance.
Si nous faisons abstraction des applications métaphysiques de la critique de la connaissance, pour
nous en tenir purement à sa tâche propre, qui est d'élucider l'essence de la connaissance et de l'objet de
connaissance, alors elle est une phénoménologie de la connaissance et de l'objet de connaissance, et forme
la partie première et fondamentale de la phénoménologie en général.

4
Erkenntnistheoretisch : pour éviter des périphrases encombrantes, on rend cet adjectif par gnoséologique, en considérant donc
théorie de la connaissance et gnoséologie comme synonymes. (NdT.)
5
Triftige : terme qui normalement ne dit rien de plus que validité ; mais dans l' Idée de la phénoménologie, Husserl fait sans doute
jouer aussi son sens étymologique de propriété ou perfection d'atteindre. Néanmoins, pour ne pas avoir, ici encore, à recourir à des
tours encombrants, je me résigne le plus souvent à ne pas le différencier de Geltung ou de Gültige, dont il reste malgré tout, même
dans l'Idée..., pratiquement synonyme (cf. p. ex. p. [29]). (NdT.)
6
Souligné par le traducteur.
6

Phénoménologie : cela désigne une science, un ensemble de disciplines scientifiques ; mais


phénoménologie désigne en même temps et avant tout, une méthode et une attitude de pensée : l'attitude de
pensée spécifiquement philosophique et la méthode spécifiquement philosophique.
Dans la philosophie contemporaine, dans la mesure où elle prétend à être sérieusement une science,
c'est devenu presque un lieu commun qu'il ne peut y avoir qu'une méthode de connaissance, commune à
toutes les sciences, et donc aussi à la philosophie. Cette conviction répond parfaitement aux grandes
traditions de la philosophie du XVIIe siècle, qui en effet croyait également que tout salut de la philosophie
tient à ce qu'elle prenne pour modèle méthodologique les sciences exactes, c'est-à-dire avant tout les
mathématiques et la science mathématique de la nature. À cette assimilation de la philosophie aux autres
sciences quant à la méthode, est liée aussi l'assimilation quant à l'objet, et il faut considérer encore
aujourd'hui comme opinion prédominante que la philosophie, et plus précisément la doctrine dernière de
l'être et de la science, peut non seulement se rapporter à toutes les autres sciences, mais aussi peut [24] être
fondée sur leurs résultats: de la même manière que les autres sciences sont fondées les unes sur les autres, et
que les résultats des unes peuvent servir de prémisses aux autres. Je rappelle les tentatives si répandues de
fonder la théorie de la connaissance sur la psychologie de la connaissance et sur la biologie. De nos jours, les
réactions se multiplient contre ces funestes préjugés. Ce sont bien en effet des préjugés.
Dans la sphère de recherche naturelle, une science peut sans difficultés s'édifier sur une autre, ou
l'une peut servir à l'autre de modèle méthodologique, quoique seulement dans certaines limites, déterminées
et circonscrites par la nature des domaines de recherche en question. Mais la philosophie, elle, se situe dans
une dimension totalement nouvelle. Elle a besoin de points de départ totalement nouveaux et d'une méthode
totalement nouvelle, qui la distingue, par principe, de toute science « naturelle ». Ce qui veut dire que les
procédés logiques qui donnent l'unité aux sciences naturelles, avec toutes les méthodes spéciales qui varient
d'une science à l'autre, présentent un caractère fondamental commun, auquel les procédés méthodologiques
de la philosophie s'opposent comme une unité nouvelle, par principe nouvelle. Et cela veut dire aussi que,
dans toute la sphère de la critique de la connaissance et des disciplines « critiques » en général, la
philosophie <pure> doit faire abstraction et ne faire aucun usage de tout le travail de pensée accompli dans
les sciences naturelles ainsi que dans la sagesse et le savoir naturels non organisés scientifiquement.
Cette doctrine, qui sera plus amplement justifiée par les développements ultérieurs, nous deviendra
d'emblée claire à la lumière de la considération suivante.
Dans le climat sceptique que la réflexion de la critique de la connaissance (je veux dire la première
réflexion, celle qui se situe avant la critique scientifique de la connaissance et s'opère selon la manière de
penser naturelle) crée nécessairement, toute science naturelle et toute méthode scientifique naturelle cessent
de valoir comme un bien disponible. Car la validité objective de la connaissance en général est devenue,
quant à son sens et à sa possibilité, énigmatique et par suite même douteuse : la connaissance exacte est par
7

là devenue énigmatique tout autant que la connaissance non exacte, la connaissance [25] scientifique tout
autant que la connaissance pré-scientifique. Ce qui devient problématique, c'est la possibilité de la
connaissance, ou plus exactement la possibilité, pour la connaissance, d'atteindre un objet qui pourtant est en
soi-même ce qu'il est. Or cela implique ceci: que < l'œuvre > 7 de la connaissance, le sens de sa prétention à
la validité ou à la légitimité, le sens de la distinction entre la connaissance qui possède la validité et celle qui
n'est qu'une prétendue connaissance, sont en question; d'un autre côté, est également en question le sens d'un
objet8 qui est, et est tel qu'il est, qu'il soit connu ou non, mais qui pourtant, en tant qu'objet, est l'objet d'une
connaissance possible, est par principe connaissable même s'il n'a jamais été connu et ne sera jamais
connaissable en fait, est par principe accessible à la perception, à la représentation, à la détermination par des
prédicats dans une pensée prédicative possible, etc.
Or, on ne voit pas comment un recours à des présuppositions qui seraient empruntées à la
connaissance naturelle, aussi « exactement démontrées » qu'elles soient en elle, puisse nous aider à dissiper
les doutes soulevés par la critique de la connaissance et à répondre à ses problèmes. Si le sens et la valeur de
la connaissance naturelle en général, avec tous ses procédés méthodologiques, avec toutes ses
démonstrations exactes, sont devenus problématiques, alors cela concerne également toute proposition,
empruntée à la sphère de connaissance naturelle, que l'on voudrait prendre pour point de départ, ainsi que
toute méthode, supposée exacte, de démonstration. La plus rigoureuse mathématique et science
mathématique de la nature n'a pas, ici, la moindre supériorité par rapport à une connaissance, réelle ou
supposée telle, de l'expérience commune. Il est donc clair qu'il ne peut aucunement être question de
prétendre que la philosophie (qui commence en effet avec la critique de la connaissance et, en tout ce qu'elle
est par ailleurs, a ses racines dans la critique de la connaissance) doive s'orienter, quant à la méthode (ou
même quant à l'objet !), sur les sciences exactes, qu'elle doive prendre leur méthode pour modèle, qu'il lui
appartienne seulement de poursuivre et d'achever, selon une méthode par principe identique dans toutes les
sciences, le travail accompli dans les sciences exactes. La philosophie réside, je le répète, dans une
dimension nouvelle à l'égard de toute connaissance naturelle ; et à cette dimension nouvelle répond, même si

7
Leistung. -Sans prétendre à apporter une solution générale au problème que pose la traduction de ce terme husserlien (terme
pourtant des plus courants en allemand), on le rend, dans des cas où, dans l' Idée..., son emploi parait significatif, par (oeuvre ou
opération (éventuellement entre guillemets). Termes qui doivent être entendus ici au sens le plus général, n'impliquant aucune idée
d'activité proprement dite; on dit que l' oeuvre d'un acte de connaitre est de connaitre – ou d'atteindre – son objet, comme on peut
dire que l'oeuvre .de la lumière est d'éc1airer. Dans le contexte de la problématique de l' Idée..., 1'oeuvre .de l'acte cognitif ou plus
généralement de la conscience, s'oppose à son existence: la seconde est certaine ; la première fait tout le problème. (N. d. T.)
8
Gegenstandlichkeit : terme abstrait que Husserl emploie souvent (mais non systématiquement) à la place de Gegenstand, pour
éviter que ce dernier ne soit pris uniquement dans le sens le plus concret d'un objet individuel ou même matériel. Étant donné que,
en français, le danger que le sens du terme « objet » soit restreint ainsi, parait moindre qu'en allemand, et que, d'autre part, même
en allemand, Husserl lui-même écrit souvent Gegenstand dans le même contexte où, à un autre moment, il dira Gegenständlichkeit
(cf. notamment p. [75], début et fin), le recours à un néologisme insolite comme objectité ne paraît pas nécessaire. On rend donc –
sauf dans des cas où obiectivité(s) pris au sens d'objet(s) semble tolérable même en français – « Gegenständlichkeit(en) » par
objet(s). (N. d. T.)
8

elle entretient des relations essentielles, comme l'implique déjà cette métaphore, avec la dimension ancienne,
une méthode nouvelle, foncièrement nouvelle, qui s'oppose à la méthode [26] « naturelle ». Celui qui le nie
n'a rien compris à toute cette dimension de problèmes propre à la critique de la connaissance, et n'a par
conséquent rien compris non plus à ce qu'en vérité veut et doit vouloir la philosophie, et à ce qui lui donne,
face à toute connaissance et science naturelle, son caractère et sa justification propres.

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