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21 avril 1947

Naissance de
James Osterberg
à Muskegon,
Michigan.
1967
Formation
des Stooges
à Ann Arbor,
près de Detroit.
1973
Raw Power, des
Stooges, produit
par David Bowie.
1977
The Idiot (avec
China Girl) et Lust
for life (avec
The Passenger).
1993
In the death car,
tube extrait
de la BO
de Arizona Dream.
2009
Préliminaires,
inspiré de
La Possibilité
d’une île, de Michel
Houellebecq.

Iggy Pop
Incarnation vivante des excès du rock, vieux
complice de Bowie et phénix rescapé de tout,
Propos recueillis par Hugo Cassavetti
Photo Henry Leutwyler pour Télérama
l’ex-capitaine des Stooges sort un nouvel album
sobre et subtil. Et aspire au repos du guerrier. ☞

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L’invité Le chanteur Iggy Pop
☞ Lundi 22 février, au Carnegie Hall, à New York, Philip Glass a Ce n’était pas facile pour eux, surtout socialement. Après
orchestré un concert en soutien au Tibet. Avec, pour clôtu- leur retraite, ils ont quitté le Michigan pour la Caroline du
rer la soirée, une prestation hors norme d’un chanteur qui Nord, l’Amérique la plus conservatrice. Là où Donald
ne l’est pas moins, Iggy Pop. L’homme, né James Osterberg Trump est roi. Et où j’incarne tout ce qui est détestable.
en 1947, créature rock’n’roll ultime, l’excès incarné, se pré- C’était déprimant. Du coup, j’effectuais des visites express.
sente en costume bleu marine, calme et posé, récitant, sur Et j’ai raté la dernière. On m’a appelé pour me dire que les
un quatuor à cordes de Glass, un hommage bouleversant à jours de mon père étaient comptés, mais lui ne voulait pas
ses parents. Avant d’enchaîner avec un bel hommage à David que je me précipite. Il disait que j’avais le temps. Au mo-
Bowie, pour saluer la mémoire de son ami disparu. Un Pop ment de raccrocher, j’ai eu un pressentiment et je me suis
loin de l’animal Iggy, sobre, impérial, mûri. Dans une se- mis à hurler à tue-tête : « I love you Daddy ! » Le message est
maine paraîtra son nouvel album, enregistré dans le plus passé. J’aurai au moins fait ça de bien.
grand des secrets, aux côtés de Josh Homme, le cerveau des
Queens of the Stone Age. Post Pop Depression est de loin l’al- Vous avez Mon père était orphelin. Sa mère, ve-
bum le plus fort de l’Iguane depuis ses deux chefs-d’œuvre des regrets ? nue en bateau d’Irlande, tombée en-
en solo des années 1970 conçus avec Bowie, The Idiot et Lust ceinte d’un marin qui l’a larguée aussi
for life. Un disque personnel, où l’ancien chanteur des sec, est morte en couches à Chicago. Quelques années plus
Stooges, radicaux précurseurs du punk à la fin des années tard, une infirmière scandinave, Ada Osterberg, l’a adopté.
1960, ne joue plus et se met à nu. Non plus en se désapant, Mon nom vient d’elle. Les parents de ma mère, une domes-
mais en livrant, dans de subtiles et puissantes chansons, ses tique norvégienne et un marin danois, avaient aussi émigré
pensées et ses sentiments. A l’heure où la vieillesse guette, où à Chicago. Ils avaient un restaurant qui marchait bien mais
la mort de proches ne cesse de rappeler que tout a une fin. Et ils ont tout perdu en 1929. Ils se sont installés dans une ca-
que l’important est de ne pas la rater. Rencontre avec un sur- bane au nord du Michigan, où ils ont vécu chichement de la
vivant, un trompe-la-mort un peu fatigué, légèrement désa- terre. C’est là que mes parents se sont rencontrés. Beaucoup
busé, mais aux idées étonnamment claires. de ceux qui ont souffert de la crise sont devenus très austères
et profondément conservateurs. Mon père ne buvait pas une
Vous teniez Il a tellement compté pour moi, sur- goutte, ne jurait jamais… Pourtant, ils m’ont soutenu.
à rendre hommage tout à un moment où j’aurais pu som- On vivait dans un mobile home, à côté de Detroit, et ma
à David Bowie ? brer pour de bon, vers 1975, quand je mère passait son temps à m’emmener en cours, au sport ou
n’étais plus qu’un déchet camé. To- aux répétitions de mon groupe. Quand j’ai voulu jouer de
night, une de mes chansons, qu’il a chantée aussi, au texte la batterie, mes parents m’ont laissé leur chambre, la seule
crépusculaire, me paraissait une évidence. Et puis j’ai tenu assez grande pour l’accueillir. Ils pensaient que c’était juste
à reprendre The Jean Genie, pour rester aussi dans la vie. Je un hobby. Quand ils ont vu que j’étais sérieux, au point de
connaissais les paroles par cœur. Et pour cause : le « simplet lâcher mes études — j’étais inscrit en fac d’anthropologie —,
qui ne sait pas piloter son module » du texte, c’était moi ! mon père a voulu m’arrêter. Il m’a dit : « Ce n’est qu’un rêve,
Jimmy, oublie ça. Si tu veux faire de la musique, il va falloir me
A ce concert, Je pense souvent à eux, à l’époque où ils passer sur le corps. » J’ai foncé. Il était bien plus costaud que
vous avez vieillissaient, puis à leur mort. Mon nou- moi, mais j’étais prêt à prendre des coups pour faire ce que
également vel album ne parle que de ça : de l’âge. je voulais. Il a dû accepter mon choix.
déclamé un texte De ce qui se passe quand on se sent Mes parents m’ont vu tomber très bas, dans la drogue
émouvant perdre sa force, avec cette impression notamment. Je devais leur faire honte. Ma mère était
sur vos parents… d’aspirer l’énergie de l’autre sans rien morte d’inquiétude, c’était l’enfer pour mon père. Il a fal-
pouvoir donner en retour. Ma mère est lu près de quinze ans pour que ça se calme. Au milieu des
morte dans les années 1990. Mon père a tenu jusqu’en 2007. Je années 1980, j’avais enfin un peu de succès et du courrier
jouais au golf avec lui, sauf qu’assez vite son état s’est détério- de fans arrivait chez eux. Ils approchaient de la retraite —
ré. Pendant des années, il s’était consacré à ma mère. Il la por- lui était professeur d’anglais, elle, secrétaire de direction
tait, la nourrissait, l’assistait en tout. Il y a laissé toutes ses — et m’ont proposé de m’en occuper. Je m’y suis opposé vio-
forces. C’était un homme bon. Pas comme moi. Mes parents lemment. Le conflit encore. Impossible pour mon image.
auraient mérité un meilleur fils, un fermier par exemple, Cela prouvait pourtant qu’ils étaient un peu fiers de moi.
proche d’eux, qui leur aurait donné des petits-enfants, dont Eux qui s’étaient évertués à vivre tranquilles, dans la digni-
ils se seraient occupés. Pas de chance, ils ont eu Iggy Pop. té, je leur en ai fait baver… ☞

« Mes parents auraient mérité un meilleur fils,


un fermier par exemple, proche d’eux,
qui leur aurait donné des petits-enfants.
Pas de chance, ils ont eu Iggy Pop. »
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L’invité Le chanteur Iggy Pop
Entre David Bowie
et Lou Reed,
à Londres en 1972.
Seul Iggy Pop
est encore vivant.

☞ On a de vous Je savais ce que je voulais. Le style que marqués par mes premiers disques obscurs, pas commer-
l’image d’un enfant je me suis choisi était réfléchi. Je ciaux. Souvent des gars très rangés. J’incarne pour eux la
sauvage, sans connaissais mes atouts et mes limites. jeunesse sauvage qu’ils ont perdue et que je représente à ja-
repères, alors que Aurais-je pu chanter des arias ? Non. Je mais. Mais mes disques ont servi de guide aussi, oserais-je
c’est tout le voulais faire de la musique et, à l’époque, dire de bible, à Josh Homme, comme à Bowie avant lui.
contraire… à moins d’être très doué pour un instru-
ment, une formidable option se pré- Post Pop Josh Homme est obsédé par ces al-
sentait : le rock’n’roll. Mais pas question d’en faire banale- Depression renvoie bums. Plus encore que par ceux des
ment. Etre gentil, drôle, rassurant ? Très peu pour moi. Le au climat et au ton Stooges. C’est lui qui a voulu aller dans
rock se devait d’être sauvage. Je suis donc devenu un animal, de The Idiot ou cette direction. Moi, je savais seule-
imprévisible, incontrôlable. Mais les albums des Stooges de Lust for life… ment que je ne voulais pas faire un
n’ont pas été fabriqués au hasard. Certains n’y entendaient disque de heavy rock stoogien de plus.
que du bruit, or il s’agissait d’un bruit unique, conçu avec Ma palette a toujours été plus large. Josh avait écrit quelques
beaucoup d’attention. Les textes, bruts, comme les riffs musiques, notamment celle de Gardenia. C’est le prénom
étaient dévastateurs. Une matière qui nous permettait d’une fille avec qui j’ai eu une liaison. J’éprouvais le besoin
d’être féroces sur scène. Et, là, tout pouvait arriver. de me pencher sur mes aventures passées, parce que ma
vie sexuelle et sentimentale commençait à m’échapper.
Pour vous, Dans la plupart des concerts, le public L’âge encore… Sur la musique de Josh, je me suis mis à chan-
il s’agissait plus réagit au groupe, à la musique. Avec ter dans un esprit proche du Bowie de Golden Years…
de performance moi, c’était le contraire. C’était les
que d’un simple spectateurs qui provoquaient mon Gardenia, une ex, Les filles qui s’intéressaient à moi me
concert ? comportement. Et si le public était tout comme China voyaient comme un fantasme, la dé-
passif ou hostile, je démarrais au Girl, sur The Idiot… glingue faite homme. Vers le milieu
quart de tour et je l’agressais sans retenue. Il y avait aussi des années 1970, j’étais quasiment
la peur de laisser indifférent. Une manière d’exorciser ma sans abri. Une loque. Et des femmes fortunées m’embar-
crainte de ne jouer que pour trois paumés. Je me donnais quaient pour passer un peu de bon temps avec moi. Elles
à fond pour combattre l’apathie. Pour tenir le coup, j’ai se payaient un petit frisson. Je n’avais rien de mieux à faire
sombré dans la toxicomanie. et elles me gavaient de drogues extrêmes. Cela m’a aidé à
réaliser ce qui ne tournait plus rond. J’avais mis longtemps
En Josh Homme, J’ai eu les Stooges, puis David Bowie. à me débarrasser de mon addiction à l’héroïne, un véri-
vous avez trouvé un Avec Josh, je retrouve une alchimie du table cauchemar, et là je voyais que je pouvais devenir ac-
collaborateur rêvé ? même calibre. Ce n’est pas évident de cro à des choses pire encore… En fait, c’est la pauvreté qui
tomber sur quelqu’un qui vous inté- m’a sauvé. Dans le milieu de la musique, si vous avez du
resse autant que vous l’intéressez. Et il faut être costaud succès et donc de l’argent, vous êtes la victime idéale : vos
avec moi. Josh a tous les talents. Il sait me stimuler, il four- millions font vivre tant de gens… Quand on n’a rien, per-
mille d’idées. Une confiance s’est établie avec lui, sans riva- sonne ne veut vous connaître. J’ai appris à la dure à prendre
mick rock

lité ni jalousie. Suis-je juste verni ? Je ne crois pas aux acci- soin de moi. Et puis, heureusement, il y a eu des types bien
dents. Tout au long de ma vie, j’ai croisé des gens qui ont été intentionnés qui m’ont aidé… ☞

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L’invité Le chanteur Iggy Pop
La chanson qui vous I wanna be your dog (« je veux être ton À voir
définit le mieux ? chien »), toujours. Un texte simple, En concert
magnifique. Lorsque j’ai été décoré of- le 15 mai à Paris
ficier des Arts et des Lettres [en 2003, NDLR], le Wall Street (Grand Rex),
Journal a crié au scandale. Ils ont publié les paroles de cette le 1er juillet
chanson en clamant que ce n’était rien du tout, et surtout à Arras (62),
pas de la poésie. Eh bien si, c’est de la poésie. Directe, le 6 à Cognac (16),
franche et d’une grande tendresse. le 8 à Couzeix (87).

☞ Comme vous Une reformation des Stooges devait Josh Homme dit que Une jeune fille m’a écrit que sa généra- À écouter
l’avez fait pour vos valoir le coup, artistiquement bien sûr, faire ce disque avec tion était condamnée à ne plus avoir le a
anciens camarades mais financièrement aussi. On m’a re- vous lui a servi de droit à l’insouciance. J’ai également re- Post Pop
des Stooges proché de les avoir abandonnés en thérapie après les vu un vieil ami journaliste de rock et j’ai Depression,
il y a une dizaine 1974, d’avoir fait, égoïstement, cavalier attentats du été choqué par son état : il avait pris 1 CD Caroline,
d’années… seul. Mais c’est faux. J’étais juste le seul Bataclan. Comment quinze ans d’un coup ! C’était l’effet sortie le 18 mars.
qui était déterminé à s’en sortir. Eux se avez-vous perçu ­Bataclan. J’ai réalisé le traumatisme.
foutaient de tout, c’étaient de vrais voyous. ces événements ? C’est terrible, tout va désormais être
J’avais de l’ambition et je me suis forgé, contre toute at- surcontrôlé. J’ai joué au Bataclan, c’était
tente, une carrière. Pour ça, il faut de la volonté et pas mal une bonne salle, comme un club, facile d’accès, sans excès de
d’amour-propre. Je me suis juré que si les Stooges devaient re- sécurité. Maintenant, partout, il y aura une armée de vigiles,
naître, c’était en fanfare, comme une revanche sur le destin. des barrières, des queues, des fouilles. Tout ça pour un
La gloire a besoin de jambes pour tenir debout et j’ai pu être concert de rock. Comment se détendre dans ces conditions ?
ces jambes. Les frères Asheton ont enfin connu le succès et la
reconnaissance de leur talent. Ils ont joué le jeu, ils étaient La chanson, Elle m’est venue dans ma petite maison
aussi bons qu’à nos débuts. En 2007 comme en 1969, per- Paraguay, qui clôt en Floride. Seul, avec une guitare.
sonne ne leur arrivait à la cheville. La colère, le ressentiment, votre dernier album C’était il y a quelques années, en pleine
les regrets ont été effacés, et Ron et Scott Asheton ont pu mou- évoque une envie tournée avec les Stooges, où tout n’était
rir en paix, tous deux de crises cardiaques [en 2009 et en 2014, de tout quitter… que bruit et fureur, et je réalisais qu’au
NDLR]. Moi, j’ai pu reprendre le cours de ma vie, de ma car- fond je me sentais assez éloigné de tout Les Stooges
en 2003.
rière. Il n’y avait plus ce fantôme encombrant qui me hantait. ça. Et cette chanson, douce, mélancolique, que je ressentais « Etre gentil, drôle,
profondément, je me disais que personne n’avait envie de rassurant ? Très peu
Lorsque la vague En fait, ça a été très douloureux pour l’entendre. J’étais las, fatigué d’Iggy le chien fou que tout le pour moi. Je suis
donc devenu un
punk a éclaté, moi. Je me sentais dépassé. Tous ces monde acclamait. J’avais envie de disparaître. En rêve, du animal imprévisible,
en 1976-1977, gamins américains et surtout anglais moins. Et peut-être pas qu’en rêve, au fond • incontrôlable. »
vous considériez me paraissaient plus malins, plus vio-
ces gamins révoltés lents, plus séduisants, plus confiants
comme les héritiers que je ne l’étais, alors que j’avais le sen-
des Stooges ? timent qu’ils exploitaient mes
meilleures idées. Ils les recyclaient
avec succès dans une époque où je ne trouvais plus ma
place. Les Stooges étaient le groupe séminal sur lequel se
modelaient les punks, et moi je me débattais avec un statut
inconfortable d’artiste solo. C’était tellement plus difficile
d’être seul plutôt que membre d’un gang soudé. Mais, là en-
core, cette souffrance a été bénéfique. Parce que les his-
toires de groupes finissent mal en général. Alors que j’ai pu
me reconstruire. Surtout, quelle chance d’avoir enregistré
The Idiot à l’époque plutôt qu’un sous-disque des Stooges :
je n’aurais pas pu me mesurer à la fraîcheur, à la puissance
des Ramones, des Sex Pistols ou des Damned.

Dans Chocolate « Les derniers seront les premiers… »,


Drops, vous c’est biblique. C’est un peu mon his-
chantez : « Quand toire, non ? D’ailleurs, quand j’étais au
on touche le fond, fond du trou, au milieu des années
Scott Gries/GETTY IMAGES/AFP

on est proche 1970, il y avait aussi des artistes, alors


du sommet… » au sommet, plus intelligents que la
plupart, qui s’intéressaient à moi. Da-
vid Bowie, bien sûr, mais aussi Alice Cooper, Brian Wilson
ou Elton John… Ils étaient encore intrigués par la marge, la
différence, ceux qui avaient encore la flamme, du caractère,
un truc libre, impossible à canaliser.

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