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Aboubacar Barry
Érès | « Essaim »
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Aboubacar Barry
1. Communication à la IVe Rencontre Clinique de l’exil sur le thème : « L’étranger, son enfant et
l’institution », organisée par Cahiers intersignes & EPSI, Paris, Hôpital de La Salpêtrière, 19, 20 et
21 janvier 2001.
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Oreste : Mais non : je ne me plains pas. Je ne peux pas me plaindre : tu m’as laissé la liberté de
ces fils que le vent arrache aux toiles d’araignées et qui flottent à dix pieds du sol ; je ne pèse pas
plus qu’un fil et je vis en l’air. […] Il y a des hommes qui naissent engagés : ils n’ont pas le choix,
on les a jetés sur un chemin, au bout du chemin, il y a un acte qui les attend, leur acte ; ils vont et
leurs pieds nus pressent fortement la terre et s’écorchent aux cailloux. Ça te paraît vulgaire, à toi,
la joie d’aller quelque part ? Et il y en a d’autres, des silencieux, qui sentent au fond de leur cœur
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rie 5. L’historien Henri Brunschwig rend lui aussi compte de cette diversi-
fication qui a accompagné tout le processus colonial (Brunschwig, 1983).
Les auteurs qui traitent des Africains et de leur culture comme d’un
tout homogène méconnaissent cette situation : les familles dont les
membres sont scolarisés et exercent un emploi salarié depuis trois ou
quatre générations n’ont souvent en commun, avec des familles rurales qui
n’ont jamais eu aucun contact avec l’école, que la couleur de la peau.
L’école en Afrique, c’est à peu près le premier et le seul lieu où son groupe
cesse de répondre de l’enfant et de le prendre en charge, où il apprend à
répondre lui-même, de ses actes, de ses compétences et de ses insuccès, de
son caractère, de ses capacités et de ses réalisations. Ces auteurs dénoncent
la mauvaise foi de ceux qui se disent plus ou moins bien intégrés à la cul-
ture du pays d’accueil dans une conception parfaitement statique de la
notion de culture. (Je ne pense pas seulement, ici, aux ethnopsychiatres,
mais aussi à certains de leurs critiques, tel Le Guérinel décrivant le « poids
de la réalité culturelle » comme une entrave à la pratique de la psychana-
lyse en milieu africain) (Le Guérinel, 1987, p. 915-924).
À l’opposé de ceux qui prétendent que toute forme d’intégration est
illusoire, il y en a qui ne voient que mauvaise volonté dans les difficultés
des populations immigrées à s’assimiler à la culture française, les défen-
seurs de chacune des deux formules cherchant des assises cliniques à des
positions qui sont, avant tout, idéologiques 6.
Je propose de considérer que parmi les immigrés africains, certains
peuvent plus facilement que d’autres s’intégrer à la culture française, en
raison de leur mode de vie antérieur à l’émigration, mais que tous sont pris
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« élude », qui signifie « être dégoûté par quelque chose » ; ce verbe s’em-
ploie sous une forme active, et devrait plutôt être traduit par « se dégoûter
de… ». On l’utilise pour décrire l’attitude que suscite un aliment provo-
quant du dégoût. Il suffit d’étirer le « é » initial de ce verbe pour obtenir le
sens contraire de élude : éélude, qui signifie alors « être attiré par quelque
chose », en général un aliment, « convoiter » une nourriture ou une bois-
son.
Les mots de sa langue qui surgissaient au moment de cette prise de
conscience qu’on ne pouvait plus éluder son origine culturelle différente
révélaient ainsi une ambivalence fondamentale : goûter/se sentir dégoûté,
pulsion/répulsion. Cette ambivalence, orale, est fondatrice de l’altérité et
de la relation primitive à l’autre selon ce que Freud nous explique dans son
étude sur la négation : « La fonction du jugement doit pour l’essentiel
aboutir à deux décisions. Elle doit prononcer qu’une propriété est ou n’est
pas à une chose, et elle doit concéder ou contester à une représentation
l’existence dans la réalité. La propriété dont il doit être décidé pourrait ori-
ginellement avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. Exprimé dans
le langage des motions pulsionnelles les plus anciennes, les motions
orales : cela je veux le manger ou bien cela je veux le cracher, et en pous-
sant plus avant le transfert [de sens] : cela, je veux l’introduire en moi, et
cela l’exclure hors de moi. […] Le moi-plaisir originel […] veut s’introjec-
ter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au
moi, ce qui se trouve au-dehors lui est tout d’abord identique » (Freud,
1985, p. 136-137). Le clivage qui s’était opéré là, chez notre homme, faisant
coïncider « le mauvais » à « l’étranger », explique en partie son choix,
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p. 138-139). À ce caractère « naturel » des parcs laissés dans leur état origi-
nel, l’on opposera le caractère artificiel de ceux transformés constamment
par l’homme. Mais avant d’en venir aux conséquences de cette opposition,
examinons d’abord les implications de cette division du sujet entre plaisir
et réalité.
L’on entend souvent les immigrés opposer à la rudesse de leur vie en
France (tracasseries administratives et exigences sociales trop élevées, obli-
gation de renoncement dans plusieurs domaines, etc.) le sentiment de per-
pétuelles vacances qu’ils éprouvent une fois rentrés dans leur pays (celui-ci
étant alors perçu comme un lieu de levée des inhibitions, et de réjouis-
sances continuelles). Bien entendu, ces perceptions ne s’étayent pas tou-
jours sur la réalité, mais elles évoquent les notations que fait Freud au
début de Malaise dans la civilisation où il décrit « la tendance [qui] se déve-
loppe à isoler du Moi, à expulser au-dehors tout ce qui peut devenir source
de déplaisir, à former un Moi purement hédonique auquel s’oppose un
monde extérieur, un “dehors” étranger et menaçant ». Cette construction
est fantasmatique puisqu’« il existe maintes choses auxquelles on voudrait
ne pas renoncer en tant que sources de plaisir et qui ne sont pourtant pas
“Moi”, mais “objet”. Et maints tourments qu’on veut éviter se révèlent
malgré tout comme inséparables du Moi, et d’origine interne » (Freud,
1929, p. 9). Le retour au pays natal peut ainsi brutalement dévoiler le déni
à la base de cette opposition : il n’est pas rare qu’aux exigences du groupe
d’appartenance et aux contraintes des codifications sociales, soit opposée
une France, terre de liberté et de bien-être individuels, dont on vante alors
les mérites. On observe ainsi des personnes qui se revendiquent pleine-
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pas perçu comme un bien personnel qu’il faut à tout prix garder auprès de
soi. Dans la vie quotidienne d’ailleurs, il pourra être pris en charge par dif-
férents individus, des aînés, des oncles, etc. » (Moisseeff, 1992, p. 225). À
cette lecture par trop ethnologisante, j’opposerai à mon tour une autre se
fondant sur la formule : « Soit c’est mon enfant, soit c’est pas mon enfant. »
Au sein de l’institution de soins, les parents ne peuvent plus se conduire
avec l’enfant comme ils le feraient avec leur enfant. L’enfant, confié à l’ins-
titution, devient l’enfant de l’institution et cesse d’être le leur pendant
toute la durée de cette prise en charge. L’explication de Marika Moisseeff
obéit à la mode ethnopsychiatrique rapportant toute conduite d’un quel-
conque Africain aux coutumes de son ethnie ; or, en Afrique, même si l’on
a coutume de confier certains de ses enfants à d’autres personnes (Lalle-
mand, 1993), il s’agit surtout de membres de la famille ou d’alliés objectifs,
jamais d’inconnus, encore moins d’institutions. (Et même là-bas, le place-
ment actuel d’enfants dans des institutions vient en rupture avec les modes
traditionnels de forestage d’enfants par des membres de la famille élargie
ou des amis, parce que ceux-ci ne fonctionnent plus suffisamment bien
[Barry, 1998-1999]).
La fille aînée de monsieur et madame D., des Peuls originaires du
Sénégal, est hospitalisée depuis près de trois ans pour une drépanocytose.
Cette hospitalisation n’était pas uniquement motivée par l’état de santé de
la petite H., mais par la crainte des médecins que les parents ne lui admi-
nistrent des traitements à base de décoction de plantes et autres gris-gris et
n’observent pas les soins préconisés dans une telle situation. Depuis l’hos-
pitalisation de H., ses parents lui ont très peu rendu visite. Les médecins
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8. Pour une description plus détaillée de cette situation : cf. Aboubacar Barry, « Le passage du
même à l’autre », dans La Croyance, ses sources, ses ressources et leur tarissement. Essai ethnopsycha-
nalytique sur la confection du lien culturel, Thèse de doctorat, université de Picardie Jules Verne,
1995, p. 505-519, p. 505-512.
9. « La persécution est presque toujours présentée comme phénomène premier, et ceci nous ramène
toujours au problème de l’extériorité étiologique des troubles, et, par voie de conséquence, à l’ab-
sence d’auto-accusation, de culpabilité, correspond l’absence d’auto-agressivité. » (Ibrahima Sow,
Les Structures anthropologiques de la folie en Afrique Noire, Paris, Payot, 1978, p. 39).
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Bibliographie