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LA DOUBLE INSCRIPTION DU MIGRANT

Aboubacar Barry

Érès | « Essaim »

2001/2 no8 | pages 71 à 83


ISSN 1287-258X
ISBN 2-86586-973-3
DOI 10.3917/ess.008.0071
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La double inscription du migrant 1

Aboubacar Barry

Dans le roman de Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, le héros,


Samba Diallo, est d’abord désigné par le Maître de l’école coranique pour
devenir un jour le guide spirituel des Diallobé. Ensuite, la Grande Royale
le chargera d’ouvrir la marche des enfants Diallobé vers l’école occidentale.
Au terme de ses études universitaires, la synthèse impossible des deux cul-
tures qui sont désormais siennes, le confrontera à la nécessité de ce qu’on
pourrait qualifier de dédoublement, et à son impossible réalisation. Il rend
compte de cette situation singulière en ces termes : « Je ne suis pas un pays
des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d’une tête
froide ce que je puis lui prendre et ce qu’il faut que je lui laisse en contre-
partie. Je suis devenu les deux. Il n’y a pas une tête lucide entre deux
termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n’être pas
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deux » (Kane, 1961, p. 164). De cette nature étrange, il précise : « Notre sort
à nous autres, étudiants noirs, est un peu celui de l’estafette. Nous ne
savons pas au moment de partir de chez nous, si nous reviendrons jamais.
[…] Il est arrivé que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire […].
Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous
n’avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus
autres. Quelquefois, la métamorphose ne s’achève pas, elle nous installe
dans l’hybride et nous y laisse » (Kane, 1961, p. 124-125). Pendant tout son
séjour en France, il oppose, à la rationalité occidentale et aux certitudes
matérialistes de son amie Lucienne, une certaine plénitude dont il pense
que la civilisation occidentale a vidé le monde. Il prend conscience que lui-

1. Communication à la IVe Rencontre Clinique de l’exil sur le thème : « L’étranger, son enfant et
l’institution », organisée par Cahiers intersignes & EPSI, Paris, Hôpital de La Salpêtrière, 19, 20 et
21 janvier 2001.
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même a perdu le chemin qui conduit à ce monde-là, qui est, en quelque


sorte, l’envers du monde occidental. L’Antillais Pierre-Louis pense que les
doutes de Samba Diallo viennent de ce que l’occidentalisation ébranle le
système des échanges : si vous êtes aussi tourmenté, lui explique-t-il en
substance, c’est que l’Occident se passe de vous quand vous vous ne pou-
vez plus vous passer de l’Occident. Samba Diallo essaiera cependant de se
passer de l’Occident, en retournant dans son pays, en réponse à l’appel de
son père. Cette division devient alors plus manifeste : l’expérience occi-
dentale a dissous l’infrastructure de ce monde dont il parlait si bien. Lui-
même ne saura pas comment survivre à cette division, et il finira par
choisir d’être la victime d’un sacrifice sanglant opéré par l’autre membre
de l’espace marginal des Diallobé, « le fou », lequel est devenu fou après
un contact, traumatique, avec l’Occident.
S’il ne s’agissait, par « double inscription », que d’entendre le malaise
de l’exilé – qui reste un exilé même là où il est censé être chez lui –, le dis-
cours que le clinicien superposerait sur ce thème à celui de l’écrivain appa-
raîtrait superflu. Dans Les Raisins de la colère par exemple, John Steinbeck
décrit parfaitement bien la perte de la moitié du sujet qui résulte de l’ex-
périence du déplacement 2 : le sujet qui émigre laisse une part de lui-même
au lieu d’où il vient. Cette double inscription du migrant peut donner lieu,
chez ses descendants, au sentiment de n’être inscrit nulle part, tout comme
le ressentent ceux dont l’émigration date de la prime enfance 3.
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2. Muley Graves qui a refusé de s’exiler explique à Casy et à Tom Joad : « Vous devez me trouver
dingo, de vivre de cette façon, hein ? […] Eh bien, voyez-vous, il m’est arrivé quelque chose de
curieux. Il s’est passé quelque chose en moi quand on m’a dit qu’il fallait que je m’en aille. […]
Alors j’ai commencé à vadrouiller. À marcher, comme ça. […] Je me balade comme ça, tout
comme un sacré vieux fantôme de cimetière. […] Je me suis baladé partout où il s’est passé des
choses. Par exemple, il y a un coin là-bas tout près de notre terre… où y a un buisson dans un
ravin. C’est là que j’ai couché pour la première fois avec une fille. […] Et il y a aussi cet endroit,
près de l’étable où Pa a été éventré par un taureau. Et son sang est encore sur cette terre. […] Et
j’ai été dans la chambre où Joe est venu au monde. […] Qu’est-ce qu’ils ont pris, en fin de
compte ? Ils ont pris Pa mourant sur la terre et Joe donnant son premier coup de gueule, et moi
caracolant comme un bouc, la nuit sous le buisson. […] Ils coupent les gens en deux pour avoir leur
marge de bénéfices. Ils les coupent en deux tout bonnement. L’endroit où qu’on vit, c’est ça qui
est la famille. On n’est pas soi-même quand on s’est empilé dans une auto tout seul sur une route.
On n’est plus vivant. » (John Steinbeck, Les Raisins de la colère, Paris, Gallimard, Folio, 1947, p. 73-
76, mes italiques).
3. « Oreste : […] Un chien a plus de mémoire que moi : c’est son maître qu’il reconnaît. Son maître.
Et qu’est-ce qui est à moi ?
Le Pédagogue : Que faites-vous de la culture, monsieur ? […] À présent, vous voilà jeune, riche
et beau, avisé comme un vieillard, affranchi de toutes les servitudes et de toutes les croyances,
sans famille, sans patrie, sans religion, sans métier, libre de tous les engagements […], et vous
vous plaignez !
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Comment situer la notion de « double inscription » par rapport à celle


de l’« entre-deux » ? Il me semble que l’entre-deux s’observe plus facile-
ment sur place, dans les pays d’origine des migrants africains ou maghré-
bins. Pourquoi ? Parce que, dans leurs pays, ils ne sont pas constamment
sous le regard et la voix d’un autre les renvoyant invariablement à leur
couleur et à leur culture. L’entre-deux concernerait donc plus la migration
intérieure qui se développe dans les centres urbains africains, dans les
couches de la population scolarisées et menant un style de vie moderne.
Une jeune dame dont les parents sont des immigrés marocains et qui avait
quelques difficultés avec les exigences culturelles de sa famille faisait ainsi
part de son sentiment que les mentalités évoluaient plus vite là-bas que
dans les familles marocaines établies ici. Ces mutations sociales se sont
développées progressivement en Afrique tout au long de l’époque colo-
niale et différentes catégories pouvaient être distinguées en fonction de
leur degré de proximité culturelle avec l’Occident. Ainsi trouve-t-on sous
la plume d’Hampâté Bâ, des descriptions savoureuses des différentes
nuances conduisant du blanc au noir, depuis les « blancs-blancs », jus-
qu’aux « noirs-noirs », en passant par les « blancs-noirs » et les « nègres
des blancs 4 » et des attitudes psychologiques propres à chaque catégo-

Oreste : Mais non : je ne me plains pas. Je ne peux pas me plaindre : tu m’as laissé la liberté de
ces fils que le vent arrache aux toiles d’araignées et qui flottent à dix pieds du sol ; je ne pèse pas
plus qu’un fil et je vis en l’air. […] Il y a des hommes qui naissent engagés : ils n’ont pas le choix,
on les a jetés sur un chemin, au bout du chemin, il y a un acte qui les attend, leur acte ; ils vont et
leurs pieds nus pressent fortement la terre et s’écorchent aux cailloux. Ça te paraît vulgaire, à toi,
la joie d’aller quelque part ? Et il y en a d’autres, des silencieux, qui sentent au fond de leur cœur
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le poids d’images troubles et terrestres ; leur vie a été changée parce que, un jour de leur enfance,
à cinq ans, à sept ans… […] Tiens, un esclave, lorsqu’il passe, las et rechigné, portant un lourd
fardeau, traînant la jambe et regardant à ses pieds, tout juste à ses pieds, pour éviter de choir, il
est dans sa ville, comme une feuille dans un feuillage, comme l’arbre dans la forêt… » (Jean-Paul
Sartre, « Les mouches », dans Huis clos. Les mouches, Paris, Gallimard, 1947).
4. « Sous l’effet de la colonisation, la population de l’Afrique occidentale française s’était divisée
automatiquement en deux grands groupes, eux-mêmes subdivisés en six classes qui vinrent se
superposer aux classes ethniques naturelles. Le premier était celui des citoyens de la République
française, le second celui des simples sujets. Le premier groupe était disposé en trois classes : les
citoyens français pur sang, nés en France ou Européens naturalisés français ; les citoyens français des
“quatre communes de plein exercice” du Sénégal (Gorée, Saint-Louis, Dakar et Rufisque) ; enfin les
Africains naturalisés citoyens français. […] Le second groupe, celui des sujets, comprenait à son tour
trois classes : au sommet de la hiérarchie, venaient les sujets français du Sénégal […] ; puis venaient,
dans les autres territoires, les sujets français “lettrés” […] et les sujets français “illettrés” […]. À côté
de cette division officielle de la société, l’humour populaire en avait créé une autre, qui se rédui-
sait à quatre classes : celles des blancs-blancs […] qui comprenaient tous les Européens d’origine ;
celle des blancs-noirs qui comprenaient tous les indigènes petits fonctionnaires et agents de com-
merce lettrés en français, travaillant dans les bureaux et factureries des blancs-blancs qu’ils
avaient d’ailleurs tendance à imiter ; celle des nègres des blancs, qui comprenaient tous les indi-
gènes illettrés mais employés à un titre quelconque par les blancs-blancs ou les blancs-noirs
(domestiques, boys, cuisiniers, etc.) ; enfin celles des noirs-noirs, c’est-à-dire les Africains restés
pleinement eux-mêmes […] . » (Amadou Hampâté Bâ, Oui mon Commandant ! Mémoires II, Arles,
Actes Sud, 1994, collection « Babel », p. 241-242).
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rie 5. L’historien Henri Brunschwig rend lui aussi compte de cette diversi-
fication qui a accompagné tout le processus colonial (Brunschwig, 1983).
Les auteurs qui traitent des Africains et de leur culture comme d’un
tout homogène méconnaissent cette situation : les familles dont les
membres sont scolarisés et exercent un emploi salarié depuis trois ou
quatre générations n’ont souvent en commun, avec des familles rurales qui
n’ont jamais eu aucun contact avec l’école, que la couleur de la peau.
L’école en Afrique, c’est à peu près le premier et le seul lieu où son groupe
cesse de répondre de l’enfant et de le prendre en charge, où il apprend à
répondre lui-même, de ses actes, de ses compétences et de ses insuccès, de
son caractère, de ses capacités et de ses réalisations. Ces auteurs dénoncent
la mauvaise foi de ceux qui se disent plus ou moins bien intégrés à la cul-
ture du pays d’accueil dans une conception parfaitement statique de la
notion de culture. (Je ne pense pas seulement, ici, aux ethnopsychiatres,
mais aussi à certains de leurs critiques, tel Le Guérinel décrivant le « poids
de la réalité culturelle » comme une entrave à la pratique de la psychana-
lyse en milieu africain) (Le Guérinel, 1987, p. 915-924).
À l’opposé de ceux qui prétendent que toute forme d’intégration est
illusoire, il y en a qui ne voient que mauvaise volonté dans les difficultés
des populations immigrées à s’assimiler à la culture française, les défen-
seurs de chacune des deux formules cherchant des assises cliniques à des
positions qui sont, avant tout, idéologiques 6.
Je propose de considérer que parmi les immigrés africains, certains
peuvent plus facilement que d’autres s’intégrer à la culture française, en
raison de leur mode de vie antérieur à l’émigration, mais que tous sont pris
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dans cette situation de double inscription.

5. « Il me faut […] signaler un phénomène psychologique né de la colonisation […]. Certains res-


sortissants des premiers pays africains colonisés s’estimaient supérieurs aux autres en raison
même de l’antériorité de leur contact avec les colonisateurs. Ainsi, par un phénomène plus ou
moins consacré par l’histoire, les auxiliaires des conquérants se considéraient comme des conqué-
rants eux-mêmes, et s’estimaient supérieurs aux vaincus. » (A. H. Bâ, ibid., p. 116-117).
6. « L’on notera qu’aucune analyse sociologique ou psychologique sur les phénomènes d’accultu-
ration […] n’est exempte de jugements de valeur. » « Le débat autour de l’ethnicisme et du rela-
tivisme culturel est actuellement permanent […]. Ainsi, à partir d’un événement qui met en scène
des individus issus d’autres cultures, […], l’on voit s’affronter, par médias interposés, les spécia-
listes de la psychologie interculturelle. Les enjeux sont toujours les mêmes : la question du bien-
fondé de l’intégration des populations d’origine biculturelle à la société dans laquelle elles vivent
désormais, en même temps que la nécessité de reconnaître l’identité et les valeurs de ces popu-
lations, ces deux impératifs pouvant être perçus comme antinomiques. Quant aux protagonistes,
l’on a d’un côté, ceux qui défendent le maintien des particularismes culturels et des coutumes et
invoquent le respect des différences culturelles et de la tradition. […] De l’autre côté protestent
les tenants de l’universalisme des processus psychiques et des principes éthiques. » (Françoise
Couchard, La Psychologie clinique interculturelle, Paris, Dunod, 1999, p. 16 et p. 115-116).
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Lorsque Alberto Eiguer écrit : « L’amalgame ou la synthèse [de] deux


cultures me semble utopique », il parle de sujets qui ont effectué un dépla-
cement physique d’un espace culturel à un autre. Il formule l’hypothèse de
l’inévitable développement d’un faux self chez le migrant et explique que
l’« adaptation du migrant, aussi réussie et enrichissante soit-elle, […] com-
porte […] un bouleversement radical le déconnectant de son être intime.
[…] Certes, l’individu fera, dans les cas heureux, un travail de deuil ; il éla-
borera sa nostalgie, ses pertes ; il fera résonner sa démarche avec ses objets
infantiles, trouvant l’écho de gestes semblables ; il se connectera avec des
objets transgénérationnels, avec des traditions ou avec des mythes fami-
liaux où la migration apparut comme héroïque, voire salutaire. […] Or, il
restera toujours chez le sujet un aspect déconnecté, amorphe, asséché, le
cas échéant fétichisé. En sortant de la mortification par la momification de
cette partie du moi qui souffre, au nom du succès authentique donnant des
satisfactions libidinales et narcissiques […], le prix à payer serait un désin-
vestissement de soi et de ses objets » (Eiguer, 1998, p. 86-106, p. 93).
Daniel Lagache note que dans les analyses menées dans une langue
autre que la langue maternelle des patients, celle-ci peut se manifester au
cours de la cure « en même temps que les conflits infantiles deviennent
plus accessibles » et que cette réapparition peut s’accompagner d’un projet
ou d’une réalisation de voyage « au pays de l’enfance », d’un « retour aux
sources » (Lagache, 1980).
Au Burkina Faso, j’ai rencontré il y a quelques années un homme qui
venait d’y retourner, après avoir interrompu une analyse en France. Il
rêvait alors souvent du commandant Cousteau. Dans ses rêves, le com-
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mandant Cousteau n’était pas occupé à fendre les eaux des hautes mers. En
général, il marchait en plein désert, le dos voûté, se protégeant du soleil par
un chapeau de paille. Celui que l’on associe volontiers à l’exploration des
océans arpentant un aride désert : c’est là une excellente figuration de la
double inscription.
L’analyse de cet homme avait été entreprise sans que la question de la
différence culturelle ne soit abordée. Pendant un an environ, il avait pu
communiquer les impressions qui lui venaient ; puis une sorte de mal-être
s’était emparée de lui, avec la conviction que son analyste, du fait de la dif-
férence culturelle, ne pouvait pas comprendre ce qu’il éprouvait réelle-
ment. Un jour sur le divan, l’idée lui était venue de dire à l’analyste qu’on
ne pouvait plus « éluder » la question de la différence de cultures qui
constituait un blocage à l’évolution de la cure. Ce mot « éluder » en a aus-
sitôt évoqué un autre, phonétiquement proche, de sa langue maternelle :
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« élude », qui signifie « être dégoûté par quelque chose » ; ce verbe s’em-
ploie sous une forme active, et devrait plutôt être traduit par « se dégoûter
de… ». On l’utilise pour décrire l’attitude que suscite un aliment provo-
quant du dégoût. Il suffit d’étirer le « é » initial de ce verbe pour obtenir le
sens contraire de élude : éélude, qui signifie alors « être attiré par quelque
chose », en général un aliment, « convoiter » une nourriture ou une bois-
son.
Les mots de sa langue qui surgissaient au moment de cette prise de
conscience qu’on ne pouvait plus éluder son origine culturelle différente
révélaient ainsi une ambivalence fondamentale : goûter/se sentir dégoûté,
pulsion/répulsion. Cette ambivalence, orale, est fondatrice de l’altérité et
de la relation primitive à l’autre selon ce que Freud nous explique dans son
étude sur la négation : « La fonction du jugement doit pour l’essentiel
aboutir à deux décisions. Elle doit prononcer qu’une propriété est ou n’est
pas à une chose, et elle doit concéder ou contester à une représentation
l’existence dans la réalité. La propriété dont il doit être décidé pourrait ori-
ginellement avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. Exprimé dans
le langage des motions pulsionnelles les plus anciennes, les motions
orales : cela je veux le manger ou bien cela je veux le cracher, et en pous-
sant plus avant le transfert [de sens] : cela, je veux l’introduire en moi, et
cela l’exclure hors de moi. […] Le moi-plaisir originel […] veut s’introjec-
ter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au
moi, ce qui se trouve au-dehors lui est tout d’abord identique » (Freud,
1985, p. 136-137). Le clivage qui s’était opéré là, chez notre homme, faisant
coïncider « le mauvais » à « l’étranger », explique en partie son choix,
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impulsif, de retourner dans son pays en ce moment-là de son histoire.
La différence culturelle que l’analyse avait fait venir au premier plan
de ses préoccupations, renvoyait cet homme à sa propre « terre étrangère
interne 7 », c’est-à-dire à sa langue maternelle, à la mère, à la bonne et à la
mauvaise mères, bref : au territoire de la mère. (La terre natale est peut-être
moins la patrie que le territoire de la mère : au cours de la séance du 19 jan-
vier 1908 de la société psychanalytique de Vienne, Freud faisait observer
que « dans le rêve, une région où l’on s’est déjà trouvé signifie les organes
génitaux de la mère » (Société psychanalytique de Vienne, 1962, p. 336) ; on

7. « Le symptôme provient du refoulé, il en est, en quelque sorte, le représentant devant le moi ; le


refoulé est toutefois pour le moi une terre étrangère, une terre étrangère interne, tout comme la
réalité est – permettez-moi cette expression inhabituelle – une terre étrangère externe. » (Sigmund
Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Paris, Gallimard, 1984, p. 80. Cf.
aussi J.-B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Paris, Gallimard, 1997, p. 96.
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concevra donc que le lieu de naissance comporte cette signification de


manière encore plus indiscutable.) Mais en réalité, il s’agit d’une langue
matricielle (De Oliveira, Ferrey, 1981, p. 384) plutôt que maternelle, d’une
langue originaire, le « langage des motions pulsionnelles les plus
anciennes », nous dit Freud, exprimant des états psychiques d’avant l’ac-
quisition de la langue et qui tracent les sillons dans lesquels celle-ci va ulté-
rieurement se couler. (C’est à la lumière de cette langue primitive, de cette
langue de l’infans, qu’il convient de réévaluer la réflexion de Freud « sur le
sens opposé des mots originaires » [Freud, 1910].) « En laissant de côté
toute considération linguistique, et en nous remettant à notre point de vue
psychanalytique, il n’y a point de vrai “monolingues”. Même une per-
sonne ne connaissant qu’une seule langue est habitée par différents codes
linguistiques : langage privé, public, professionnel, infantile et amoureux,
pour n’en mentionner que quelques-uns. Ils interagissent continuellement.
Notre effort en psychanalyse vise précisément à dévoiler la langue étran-
gère “essentielle” qui vit en nous tous, même chez les monolingues : l’in-
conscient dont les contenus sont constamment “traduits”, “transcrits” et
re-signifiés à travers les différents idiomes (ou langues étrangères) et
niveaux de notre psychisme » (Amati-Mehler, 1993, p. 924). C’est sans
doute cette langue que Maud Mannoni appelle « dialecte maternel » :
« L’analyste, au cours de son analyse personnelle, est amené à renouer avec
l’enfant en lui (c’est-à-dire avec les étapes de cette enfance qui ont pu s’ap-
parenter à une “crise” de folie) : il se découvre ainsi, à travers un langage
oublié, les mots perdus d’un dialecte maternel (langue maternelle) : ce sont
des mots retrouvés, associés aux jeux, rires et drames de son enfance, qui,
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dans sa pratique analytique, vont lui servir à parler avec le patient (“fou”,
“débile” ou “névrosé”) » (Mannoni, 1979, p. 11).
Les deux espaces d’inscription du migrant prennent leurs racines dans
les deux lieux psychiques fondamentaux distingués par Guy Rosolato et
qui sont, d’une part la mère en tant que « milieu primordial », et de l’autre
« le système symbolique organisé en fonction du père » et qui fait peser un
interdit « sur la mère à propos de l’inceste » (Rosolato, 1978, p. 260). L’écart
entre ces deux lieux est assimilable à celui créé par le mouvement qui
conduit du principe de plaisir au principe de réalité, mouvement dont
Freud dit qu’il ne concerne pas le tout du psychisme : une « forme d’acti-
vité de pensée » va se trouver « séparée par clivage » et c’est dans cet abri
que sont créés les fantasmes, tout comme dans les états modernes, des
domaines déterminés tels que les parcs naturels sont laissés dans leur « état
originel », préservés « des transformations de la civilisation » (Freud, 1911,
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p. 138-139). À ce caractère « naturel » des parcs laissés dans leur état origi-
nel, l’on opposera le caractère artificiel de ceux transformés constamment
par l’homme. Mais avant d’en venir aux conséquences de cette opposition,
examinons d’abord les implications de cette division du sujet entre plaisir
et réalité.
L’on entend souvent les immigrés opposer à la rudesse de leur vie en
France (tracasseries administratives et exigences sociales trop élevées, obli-
gation de renoncement dans plusieurs domaines, etc.) le sentiment de per-
pétuelles vacances qu’ils éprouvent une fois rentrés dans leur pays (celui-ci
étant alors perçu comme un lieu de levée des inhibitions, et de réjouis-
sances continuelles). Bien entendu, ces perceptions ne s’étayent pas tou-
jours sur la réalité, mais elles évoquent les notations que fait Freud au
début de Malaise dans la civilisation où il décrit « la tendance [qui] se déve-
loppe à isoler du Moi, à expulser au-dehors tout ce qui peut devenir source
de déplaisir, à former un Moi purement hédonique auquel s’oppose un
monde extérieur, un “dehors” étranger et menaçant ». Cette construction
est fantasmatique puisqu’« il existe maintes choses auxquelles on voudrait
ne pas renoncer en tant que sources de plaisir et qui ne sont pourtant pas
“Moi”, mais “objet”. Et maints tourments qu’on veut éviter se révèlent
malgré tout comme inséparables du Moi, et d’origine interne » (Freud,
1929, p. 9). Le retour au pays natal peut ainsi brutalement dévoiler le déni
à la base de cette opposition : il n’est pas rare qu’aux exigences du groupe
d’appartenance et aux contraintes des codifications sociales, soit opposée
une France, terre de liberté et de bien-être individuels, dont on vante alors
les mérites. On observe ainsi des personnes qui se revendiquent pleine-
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ment africaines ici, et qui, une fois dans leur pays, se comportent comme
de bons Français à l’étranger.
Lorsqu’on lit les descriptions de l’accueil de l’enfant en Afrique noire
et dans les sociétés traditionnelles en général, on a la nette impression que
le développement de l’individu se fait selon un schéma interne et ancestral.
Il est bien évident que pour les membres de telles cultures, les choses se
font de la place et de la manière dont elles se sont toujours faites, en har-
monie avec tous les autres événements de la vie et éléments du monde
(Barry, 2001). En revanche, en France le poids des réglementations exté-
rieures, l’intervention et la pression des services de l’État, donnent l’im-
pression de conventions sociales qui auraient pu être autres, donc qui sont
arbitraires. Si l’on compare les manières dont le groupe, dans les sociétés
traditionnelles, s’approprie l’enfant qui vient de naître, et l’intègre à la
communauté, à celle dont les sociétés modernes prennent en charge cha-
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cun de leurs membres, en fonction de lois et de réglementations qui


n’étaient probablement pas les mêmes que celles auxquelles les parents et
les grands-parents étaient soumis (suivi médical, scolarisation obligatoire
jusqu’à un certain âge, etc.), cette opposition apparaîtra plus clairement :
qu’y a-t-il de commun par exemple entre le numéro de Sécurité sociale, qui
est le mode par excellence d’enregistrement du sujet en France, dans lequel
l’appartenance lignagère n’est pas prise en compte, et dont certains élé-
ments sont purement accidentels, et l’inscription de l’enfant dans les socié-
tés traditionnelles, où nulle place n’est laissée au hasard, où il « est
d’emblée pensé dans le réseau des influences sociales et surnaturelles »
(Loubeyre, 1998) ? Anny Cordié décrit ainsi l’accueil de l’enfant selon que
l’on est dans une société traditionnelle ou dans une société moderne :
« Toutes les sociétés ont établi des règles d’accueil de l’enfant qui, dès son
entrée dans le monde, prend une place définie dans le corps social. Des
rites témoignent de cette appartenance, et soulignent la rupture avec le
corps maternel, ils introduisent d’emblée l’enfant dans l’ordre symbolique
(fêtes, parrainage, “présentation” de l’enfant sous toutes les formes
rituelles, etc.). […] À l’opposé de ce discours traditionnel, s’est constitué le
discours scientifique dont l’impact est devenu prépondérant […]. [Le corps
de l’enfant] devient mécanique complexe nécessitant examens approfon-
dis, soins performants en milieu aseptisé et hautement spécialisé. Ce corps
essentiellement biologique peut dès lors être soumis à une stricte pro-
grammation : horaire des tétées, nourriture calculée, vaccinations, etc. »
(Cordié, 1987, p. 39-40).
Quelle est la première conséquence de cet état de fait ? D’abord qu’on
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entend souvent les femmes africaines, lorsqu’elles sont entre elles et
qu’elles discutent des interventions des services sociaux dans l’éducation
de leurs enfants, s’exclamer : « Soit c’est mon enfant, soit c’est pas mon
enfant ! » Ce qui inscrit l’enfant, d’emblée et de manière brutale, dans deux
registres inconciliables : tant qu’il est à l’intérieur de la maison, il est prié
d’oublier ce qu’il a appris dehors ; puis, quand il franchit le seuil de la
porte, il devient un autre enfant, l’enfant des institutions.
Marika Moisseeff parle de l’attitude de parents africains qui, « lors-
qu’ils se trouvent particulièrement dépourvus face à un enfant, le confient
volontiers à l’équipe soignante qu’ils sont venus consulter. Ils délèguent
alors complètement leurs fonctions parentales et ne comprennent pas
pourquoi on exige d’eux des visites et des entretiens réguliers ». Contre
l’interprétation en termes d’irresponsabilité parentale généralement pro-
posée à cette attitude, elle en oppose celle-là : en Afrique, « l’enfant n’est
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80 • Essaim n° 8

pas perçu comme un bien personnel qu’il faut à tout prix garder auprès de
soi. Dans la vie quotidienne d’ailleurs, il pourra être pris en charge par dif-
férents individus, des aînés, des oncles, etc. » (Moisseeff, 1992, p. 225). À
cette lecture par trop ethnologisante, j’opposerai à mon tour une autre se
fondant sur la formule : « Soit c’est mon enfant, soit c’est pas mon enfant. »
Au sein de l’institution de soins, les parents ne peuvent plus se conduire
avec l’enfant comme ils le feraient avec leur enfant. L’enfant, confié à l’ins-
titution, devient l’enfant de l’institution et cesse d’être le leur pendant
toute la durée de cette prise en charge. L’explication de Marika Moisseeff
obéit à la mode ethnopsychiatrique rapportant toute conduite d’un quel-
conque Africain aux coutumes de son ethnie ; or, en Afrique, même si l’on
a coutume de confier certains de ses enfants à d’autres personnes (Lalle-
mand, 1993), il s’agit surtout de membres de la famille ou d’alliés objectifs,
jamais d’inconnus, encore moins d’institutions. (Et même là-bas, le place-
ment actuel d’enfants dans des institutions vient en rupture avec les modes
traditionnels de forestage d’enfants par des membres de la famille élargie
ou des amis, parce que ceux-ci ne fonctionnent plus suffisamment bien
[Barry, 1998-1999]).
La fille aînée de monsieur et madame D., des Peuls originaires du
Sénégal, est hospitalisée depuis près de trois ans pour une drépanocytose.
Cette hospitalisation n’était pas uniquement motivée par l’état de santé de
la petite H., mais par la crainte des médecins que les parents ne lui admi-
nistrent des traitements à base de décoction de plantes et autres gris-gris et
n’observent pas les soins préconisés dans une telle situation. Depuis l’hos-
pitalisation de H., ses parents lui ont très peu rendu visite. Les médecins
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envisagent de procéder à une greffe de moelle osseuse. Ils souhaitent obte-
nir l’autorisation des parents pour cette opération mais craignent que le
désintérêt de ceux-ci pour leur fille ne les conduise à l’abandonner. Ils per-
mettent à H. de passer certains week-ends dans sa famille. La première fois
où cette visite est exercée, la famille se rend compte que H. a oublié sa
langue maternelle (le peul) et ne parle plus que le français. Une fois endor-
mie cependant, H. fait un rêve et parle à voix haute, en peul, de son envie
de manger de la nourriture sénégalaise. Madame D. se battra dès lors pour
qu’on lui rende sa fille qu’elle entend conduire au Sénégal. Ce qui va abou-
tir à une demande de médiation culturelle par l’équipe soignante de l’hô-
pital.
Ici encore, le retour de cette partie de son être que l’on croyait éteinte,
se réalise chez H. par le détour de la langue maternelle et à propos d’objets
alimentaires, et aboutit, chez sa mère, à un projet de voyage au pays natal.
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La double inscription du migrant • 81

Il faut ajouter qu’au cours de la médiation, nous n’avons pas rencon-


tré monsieur D. qui s’était retrouvé en prison pour un trafic de faux
papiers. La maladie de sa fille était venue prendre place dans toute une
série de malheurs qui s’étaient acharnés sur la famille, et à propos desquels
des accusations de sorcellerie avaient beaucoup circulé. Ensuite,
monsieur D. s’était impliqué dans une histoire de trafics de faux papiers,
mais de manière tellement maladroite que la police l’avait très vite
confondu. C’est-à-dire qu’il avait offert à des personnes la possibilité de
s’inscrire sous une autre identité que celle sous laquelle ils étaient réelle-
ment inscrits dans les registres de l’administration. Il s’agit là d’une véri-
table mise en acte de la double inscription 8.
Cet acte questionne la pertinence de la croyance largement partagée
selon laquelle l’activation, quasi automatique, du mécanisme de la projec-
tion par les Africains suffit à résorber la culpabilité 9. Les malheurs de la
famille D. avaient commencé par un accident de voiture. Ensuite s’était
déclarée la maladie de la petite H. Puis, un autre enfant s’était révélé dré-
panocytaire. Enfin, la petite dernière était morte subitement, emportée par
un paludisme mal diagnostiqué. Les médecins avaient tenu à expliquer à
la famille D. qu’un des enfants sur quatre serait drépanocytaire. Ils avaient
ajouté que cette maladie incurable venait probablement de ce que mon-
sieur et madame D. étaient cousins (croisés). Ils les avaient ensuite interro-
gés pour savoir lequel des deux avait eu plus de cas de drépanocytose
(d’enfants malades et morts en bas âge) dans sa famille.
Toutes ces interventions se résument pour l’essentiel à rendre implici-
tement monsieur et madame D. responsables de la maladie de leurs
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enfants. Le discours médical est complètement ravageant en ce qu’il abolit
le système de références de leur culture. Ce mariage entre un homme et la
fille de son oncle maternel que leur groupe pose comme étant ce qu’il y a
de plus valorisant, est remis en cause dans des termes qui ne correspon-
dent à rien dans leur univers de représentations. Cette parole qui ne veut
rien dire aura cependant des répercussions. Le mari rend sa belle-mère, qui
était venue du Sénégal rendre visite à la famille et dont la présence avait

8. Pour une description plus détaillée de cette situation : cf. Aboubacar Barry, « Le passage du
même à l’autre », dans La Croyance, ses sources, ses ressources et leur tarissement. Essai ethnopsycha-
nalytique sur la confection du lien culturel, Thèse de doctorat, université de Picardie Jules Verne,
1995, p. 505-519, p. 505-512.
9. « La persécution est presque toujours présentée comme phénomène premier, et ceci nous ramène
toujours au problème de l’extériorité étiologique des troubles, et, par voie de conséquence, à l’ab-
sence d’auto-accusation, de culpabilité, correspond l’absence d’auto-agressivité. » (Ibrahima Sow,
Les Structures anthropologiques de la folie en Afrique Noire, Paris, Payot, 1978, p. 39).
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82 • Essaim n° 8

coïncidé avec le début de la série des malheurs, responsable de ceux-ci.


(Cette femme était probablement à l’origine de leur union). Cette accusa-
tion ne l’empêchera cependant pas de se livrer à un trafic de faux papiers
au point d’en être puni par la loi.
Un dernier mot sur cette notion de double inscription dont la prise en
compte permettrait de mieux comprendre les rapports paradoxaux que les
familles africaines entretiennent généralement avec les institutions ame-
nées à s’occuper de leurs enfants. La maladie de la petite H. et les autres
malheurs de la famille D. ont joué un rôle de véritable révélateur de ce phé-
nomène ; le père d’abord l’agit et réussit à se « désinscrire », pour ainsi dire,
de la problématique familiale ; H. la subit par son écartèlement entre les
institutions de soins et sa famille dans laquelle son retour suscite en elle un
mouvement de retour à l’enfance, corrélée au maternel ; la mère la reven-
dique par ce projet d’un voyage au lieu d’origine pour tenter de trouver
une issue aux difficultés vécues dans le pays d’accueil.

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