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06/09/2022 09:37 La mort collective - Conclusion.

Pour une sociologie des catastrophes - CNRS Éditions

CNRS
Éditions
La mort collective  | Gaëlle Clavandier

Conclusion. Pour
une sociologie des
catastrophes
p. 233-239

Texte intégral
1 On aurait pu penser que tout avait été dit sur les
catastrophes, depuis les théories faisant leur éloge comme
brèche ouverte laissant place à de l’inédit dans un monde
verrouillé, aux théories qui au contraire valorisent la
maîtrise des accidents par une gestion concertée, mettant
dès lors l’accent sur la réduction des risques. Pourtant cet
ouvrage fait la preuve qu’en décentrant les enjeux et les axes
problématiques habituellement admis, en se confrontant à
des terrains inexploités ou variés, en déconstruisant les
catégories d’acteurs communément usitées, en se refusant à

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hiérarchiser des aspects «  réalistes  » et des aspects


symboliques, ce qui reviendrait d’une certaine manière à
vouloir démêler le vrai du faux, en excluant d’avoir un regard
évaluateur visant à apporter des solutions, il est légitime de
revenir sur un tel objet.
2 Cette recherche est construite sur deux enjeux congruents  :
outre la volonté de contribuer à la caractérisation d’une
notion qui se veut opératoire, elle s’inscrit de fait dans une
réflexion sur les spécifications des catastrophes modernes.
En effet, on peut se demander si dans le contexte
contemporain catastrophe et accident ne tendent pas à se
disjoindre davantage. On assisterait alors à un glissement
sémantique. La multiplication des attentats ou tout au moins
la perspective qu’ils peuvent se reproduire en est une
illustration. Les attentats du 11 septembre 2001 sortent du
registre de l’attentat stricto sensu pour laisser place à une
menace de type catastrophique où la figure de l’ennemi à
combattre est certes présente mais dont les conséquences
apparaissent telles qu’elles ne peuvent ressortir uniquement
de la condamnation unanime d’un acte criminel. De
l’identification des enjeux politiques ne dépend pas la
résolution du problème, le drame est là, isolé, irréductible.
La marque faite sur les esprits, la trace, la cicatrice
dépassent le cadre du terrorisme pour entrer plus largement
dans le cadre herméneutique de la catastrophe. Rien de
paradoxal alors, à ce que d’un côté la recherche de
responsabilités soit poussée à son paroxysme et que de
l’autre les registres de l’accident, du conflit armé, de
l’attentat se redéfinissent, se chevauchent dans la perception
du drame, la construction événementielle qui s’ensuit et le
traitement apporté. Le débat sur l’origine du drame  :
accidentel ou provoqué, semble quelque peu dépassé dans le
sens où même à propos des cas les moins polémiques –
catastrophes naturelles – la recherche de responsabilités
humaines est constamment engagée. En outre, la
catastrophe sort également du simple registre de l’actuel, car
la figure de la catastrophe virtuelle, possible, vraisemblable
est régulièrement convoquée sans pour autant entrer en

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conflit avec les événements empiriquement observables. La


catastrophe tout en étant rare est bien là, à portée, comme
un avatar de la société contemporaine, toujours plus sûre,
toujours plus incertaine. Malgré ce poids du contexte, la
question centrale reste la même : comment une société fait-
elle face à de telles morts, comment s’organise-t-elle pour les
dépasser ? La caractérisation de la construction sociale de la
mort collective apparaît d’autant plus pertinente que ce
glissement sémantique de la catastrophe comme englobant
des réalités très diverses est constaté. Bien sûr, il serait fort
intéressant de comparer les résultats obtenus ici sur un
terrain tel que celui des attentats : nous faisons l’hypothèse
qu’ils ne seraient guère différents de ceux présentés dans le
cadre de cet ouvrage, même si cela demanderait une
vérification pointue.
3 Si au départ de cette étude le doute était permis sur la
pertinence de cette posture épistémologique, au final il faut
bien constater que la volonté de caractériser la mort
collective n’était en rien fantaisiste, pas plus qu’elle ne
résultait d’un désir de faire «  sociologique  » à tout prix en
accolant du collectif à une réalité maintes fois étudiée, la
mort. Le recours à une telle démarche répondait à un projet
sur lequel il est nécessaire de revenir. Il s’agissait d’un pari,
osé diront certains, mais un pari raisonné. L’accent porté sur
la méthode, le nombre de cas étudiés, la place faite au
terrain afin d’éviter de tomber dans le piège du déjà vu, ainsi
que la volonté d’établir des critères d’analyse précis nous ont
conduite à faire des allers-retours entre perspectives
inductive et déductive. Ce travail ne partait pas de rien, pour
autant aucune ligne droite n’était tracée. Nous avons été
confrontée en tant qu’observateur à des surprises régulières
mais aussi à des attendus bien prévisibles. Néanmoins c’est
au final que cette caractérisation a pris tout son sens lorsque
nous avons compris comment s’agençaient ces différentes
temporalités et quelle place était faite aujourd’hui au facteur
humain.
4 L’hypothèse de départ selon laquelle il existerait un
traitement social codifié, relativement univoque, est validée

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à l’échelle du territoire français au xxe siècle. Toutes ces


morts dites collectives répondent à une même logique. Les
exemples plus récents, tels ceux de l’accident du tunnel du
Mont-Blanc, du crash du Concorde, de la rupture de la
passerelle du Queen Mary 2 à Saint-Nazaire, confortent
cette thèse. Après la phase d’urgence suscitée par le drame
lui-même, vient le temps de la prise en charge des familles et
celui de la recherche des causes. Puis la catastrophe est
ritualisée jusqu’à pénétrer le registre du commémoratif.
Questionner la mémoire, le temps de la longue durée,
permet de reconstruire l’événement afin de prendre en
compte le vécu des populations. Ainsi, le registre de la
gestion à court terme est dépassé pour mettre en relief les
arcanes d’un phénomène social complexe et lourd de
conséquences. Cette étude répond également à une nécessité
relevée par les experts techniques et les personnalités
politiques et administratives qui souhaitent mieux
comprendre les motivations de leurs concitoyens, autrement
dit de la population, face aux risques. L’intégration des
«  facteurs humains  » dans la gestion des risques est
désormais acquise. Un enjeu de société se fait jour, qui
répond à une meilleure prise en compte des responsabilités
de chacun, à tous les niveaux, et à une implication accrue des
citoyens dans la prévention des risques. Pour autant les
perspectives restent encore davantage celles de faire
accepter des décisions (par exemple une expropriation en
raison d’un risque identifié) plus que d’étudier des cultures
du risque, voire plus généralement des cultures du danger
(versus des habitants qui souhaitent rester dans un territoire
connu où pour l’instant il ne s’est rien produit). Si chacun
reconstruit à sa manière le drame, d’où des
incompréhensions mutuelles, le sociologue peut quant à lui
adopter un point de vue plus distancié. Les décalages sont
nombreux  : loin de vouloir les gommer, il apparaît ici
important de les mettre en perspective.
5 L’étude des morts collectives accidentelles nous livre donc
des enseignements précis pouvant être interprétés dans une

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perspective globalisante, dans un premier temps une analyse


diachronique en facilite la lecture.
6 Cet ouvrage a présenté les réactions à très court terme,
autrement dit comment la catastrophe vient interrompre
une certaine routine. Elle est rupture, incertitude et menace.
La période qui jouxte un accident est caractérisée par une
grande incertitude  ; certains repères sociaux comme le
paysage, ainsi que l’organisation sociale et temporelle, sont
bouleversés. Cette situation requiert une prise en compte
rapide et efficace. Il est nécessaire de redéfinir la réalité, de
«  dire  » la catastrophe, d’en comprendre les différentes
modalités. Le drame subit une relecture, il est mis en série
afin de dépasser la singularité du cas, il est médiatisé dans
des discours officiels ou des rumeurs, il est désigné et porte
la plupart du temps un nom générique. Des discours d’après
catastrophe sont prononcés par les pouvoirs publics,
l’objectif étant de montrer que l’ordre social et politique n’a
pas été entaché, ni même menacé, malgré les craintes émises
lors du drame. La catastrophe est mise à distance en
procédant à une réification du mal, puis dans un second
temps à une personnification de l’objet à qui l’on prête des
caractères humains. Ainsi, apparaissent les images du
« train fou », de l’« avalanche meurtrière », de la « tribune
mortelle  », du «  tunnel funeste  ». Suite aux premières
remises en ordre qui consistent à envisager un réseau de
solidarité, à entrevoir des modifications techniques,
apparaissent d’autres problèmes, tels que la gestion des
cadavres ou encore les craintes associées au retour du drame
comme par un effet de boomerang. Un rituel du deuil très
organisé vient contrecarrer les images les plus dramatiques,
visant au travers de chapelles ardentes et de cérémonies
funèbres à apaiser les vivants. Tout se construit autour de la
figure d’un collectif uni pour faire face à la menace : collectif
des victimes qui ne doivent en aucun cas être distinguées les
unes des autres, collectif des survivants qui sont dans
l’obligation de faire front pour éviter le pire et conjurer leur
désarroi.

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7 Pour autant, la construction sociale des morts collectives ne


se clôt pas avec l’inhumation des victimes. La catastrophe
déborde très largement la gestion à moyen terme et
l’événement s’enrichit de nouvelles formes archétypales.
Deux mémoires, dévoilant que le retour à l’ordre n’est pas
acquis a priori, confirment l’idée que chaque événement,
chaque accident est unique, même si le traitement qui leur
est réservé est ostensiblement régulier et codifié. Une
première mémoire, floue, cachée, émotionnelle, fondée sur
les images du drame, semble indiquer que la catastrophe
refait obstinément surface et que le traitement social mis en
place n’est pas totalement opérant. Une seconde mémoire,
institutionnelle, plus contrôlée, correspond à la mémoire
commémorative. Elle se manifeste comme un souvenir, un
hommage aux victimes, mais elle cache plus profondément
l’accident. Elle est bâtie sur un oubli, celui du drame, de ses
images obsédantes, de la mort en général. Ces deux
mémoires s’affrontent en silence : l’une est montrée, portée
par les pouvoirs publics, l’autre est plus diffuse, elle sous-
tend l’idée que le drame reste premier et qu’il pourra se
reproduire.
8 Le développement aurait pu se clore sur ce dilemme, cette
incompréhension mutuelle qui a une incidence directe sur la
prévention des risques. Cependant quelque chose de
particulier se joue actuellement. Ainsi, il fallait dépasser une
analyse diachronique du phénomène (temporalités du court,
moyen et long terme), dépasser également une analyse
synchronique transversale en termes de « retour à l’ordre »
comme objectif ultime, pour s’interroger sur ce qui fait la
spécificité des morts collectives aujourd’hui sur le sol
français. Cela consistait alors à ouvrir le champ des possibles
pour pénétrer dans un nouvel axe de questionnement venant
refermer le premier. La thématique de la responsabilité revêt
dorénavant une teneur particulière. De là, s’élabore la
dernière partie de cette recherche, où il est montré que le
xixe siècle, puis les années 1970 ont été décisifs. Les morts
collectives ne s’expliquent plus par une vengeance divine ou
une nature furieuse, désormais la responsabilité humaine

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partagée est questionnée. Cette analyse conduit à la


conclusion qu’aujourd’hui se pose le problème quasi
insoluble d’une responsabilité collective de l’homme qui
suscite de réels questionnements en termes de droit  : il
n’existe pas de substitut à la hauteur du drame, pas de
coupable unique. D’où l’idée d’un passage impossible (le
passage n’étant jamais définitivement acquis), d’où aussi la
nécessité d’une sur-ritualisation et d’un oubli récurrent. La
catastrophe est là, comme figure irréductible et essentielle
de notre rapport au monde.
9 Le recours à la notion de mort collective est une manière de
comprendre comment de l’inédit devient du régulier,
comment une possible remise en cause d’une vie en société
fait surgir tout un arsenal de comportements, de valeurs, de
rumeurs, de rituels commémoratifs, de principes
conjuratoires pour repousser ou au contraire intégrer
l’événement catastrophique comme du déjà vu. En cela
l’image des morts collectives comme une réalité
profondément contemporaine n’est pas contradictoire avec
celle d’une survivance de modèles quasi intemporels. Si le
phénomène est relativement stable, il met pourtant en scène
des données fluctuantes dans le temps. Cette forme
« archaïque » se manifeste à travers les images du désordre,
celles du cercle vicieux, de la recherche d’un bouc émissaire
et celles d’explications paralogiques. Elle relève d’une pensée
qui se fonde sur des raisonnements d’ordre symbolique plus
que matériel. Depuis le xixe siècle, à l’opposé de cette
représentation de la catastrophe reposant sur des émotions,
un vécu et un imaginaire spécifiques, existe une seconde
représentation, celle d’une maîtrise des risques, avec des
problématiques en termes de prévision, de prévention, de
protection, de principe de précaution, de responsabilité, de
retour d’expérience. Elle intervient en amont avec les calculs
de probabilité et en aval avec une codification de la gestion
post-catastrophique et de l’évaluation qui en découle. Il nous
semble alors fondamental de comprendre que la
problématique des risques, aujourd’hui en plein essor, ne
peut faire l’économie de ce double positionnement. Loin

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d’amalgamer mort collective et risque, ou même catastrophe


et risque, la posture théorique et méthodologique adoptée
dans ce travail ouvre des pistes de réflexion qui peuvent
amener à requestionner la modélisation des «  risques  ».
Laquelle tend à devenir académique au sens où elle est
désormais un domaine d’étude clairement identifié et dont
les paradigmes, les acteurs et les terrains sont jalonnés. Ce
succès de l’analyse des risques a ouvert la voie à une forme
d’institutionnalisation de la sociologie du risque renvoyant à
la théorie plus générale de la modernité réflexive, autrement
dit au modèle de la société du risque1. Le risque devient alors
un mode de lecture du monde, une expérience, une théorie
générale. Si la pertinence de ces travaux n’est aucunement
remise en cause, il faut élargir cette perspective à différents
facteurs bien souvent exclus de l’analyse. Le projet de cette
recherche était de rendre compte de la construction sociale
des morts collectives afin d’en comprendre les différentes
modalités mais surtout d’insister sur la pertinence et
l’originalité de ce type de questionnement. Ce regard est à la
fois proche des analyses contemporaines de la sociologie du
risque, et éloigné dans son projet et les moyens
d’investigation. Cette approche a nécessité de déconstruire
certaines catégories et raisonnements. La question du
caractère irréductible du drame, de sa temporalité, des
publics en jeu s’est posée de façon récurrente. De même le
choix des modèles interprétatifs, notamment le fait
d’interroger la symbolique et la ritualisation de ces morts, a
une incidence sur la portée du travail. L’étude des morts
collectives montre qu’au terme de l’analyse diachronique, le
drame reste premier, conservant son caractère univoque. Il
ne connaît pas de substituts et refait surface dans ses aspects
les plus originels dans la mémoire collective. Même si le
traitement est efficace du point de vue de la gestion des
risques, bien que les pouvoirs publics maîtrisent les
réactions post-catastrophiques, sur un plan concurrent le
drame est là, transformé par le regard des hommes. Se pose
alors la question de la conception actuelle du risque qui tend
à objectiver ces représentations et à axer son champ de

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compétence sur le risque «  réel  », sur ses aspects


pragmatiques, non sur les risques perçus, imaginés, dont la
probabilité peut être quasi nulle. Pour couper court à toute
polémique, nous pensons qu’il ne s’agit pas de raisonner en
termes de bonnes ou de mauvaises interprétations,
consistant à dire que certains schémas théoriques sont
valables et d’autres fallacieux, mais de prendre en compte
ces différentes modalités d’une réalité complexe qui mêle  :
un raisonnement d’experts, des intérêts politiques, le choix
d’une certaine gestion des risques, des implications
juridiques et jurisprudentielles, des représentations, craintes
et espérances des populations, une demande de soutien des
victimes. Sans oublier que la métaphore du risque est
congruente avec l’idée d’une maîtrise, d’un contrôle,
métaphore qui conduit parfois à éluder des enjeux moins
clairement identifiés et des aspects symboliques, voire
identitaires relatifs à la catastrophe.
10 Quand on se confronte à un tel objet, il ne faut pas redouter
d’être face à des contradictions, à des zones d’ombres, à des
trop-pleins de lumière. Les catastrophes sont des réalités
complexes dans le sens où elles donnent à voir à la fois ce
qu’on redoute le plus, mais elles fournissent également une
clef de lecture sur nous-mêmes et le monde qui nous
entoure. Leur portée heuristique a été maintes fois évoquée,
dévoilée, mais jamais véritablement posée à plat, décrite,
analysée. Ces catastrophes de grande envergure ayant pour
particularité de mettre à jour la possibilité durable ou non
d’une atteinte faite aux liens sociaux et plus généralement
une capacité de désordre, ont pour conséquence de faire
qu’une société s’organise afin que ce potentiel ne s’actualise
pas. C’est parce que cela est possible qu’une société fait face
dans ces différentes composantes pour dire  : cela ne se
passera pas, cela n’aboutira pas. Outre le fait que les
pouvoirs publics et les associations de familles de victimes
luttent pour que de tels drames ne se reproduisent pas, les
enseignements à tirer de cette étude sont que, de manière
très concrète, «  tout  » est mis en œuvre pour prendre acte
que quelque chose d’exceptionnel vient de se passer. Pour

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autant, l’événement en soi, ce n’est pas ce fait brut qui nous


dépasse, soudain, violent, de l’ordre de l’urgence, mais bien
cette mise en discours, cette ritualisation de la prise en
charge des victimes, des familles, des sinistrés. C’est la
possibilité d’avoir recours dans l’instant à la perspective d’un
temps long, un temps qui n’efface pas les traces, mais leur
confère un sens. Dès lors, on peut considérer que la cicatrice
est trace mémorielle, que l’accident est porteur de
l’événement, que la commémoration est là aussitôt que le
drame survient, alors même que certaines victimes sont
entre la vie et la mort. La catastrophe c’est de l’inconnu déjà
maîtrisé, du surprenant qui va devenir série, c’est de
l’extérieur qui est en nous.
11 Ainsi, la mort collective est un objet qui ne souffre aucune
demi-mesure  : la représentation de l’événement et le
traitement qui en découle sont à la hauteur de la menace
supposée. Plus que les désordres actualisés, c’est-à-dire les
conséquences factuelles d’un drame, ce sont les
débordements potentiels, les menaces virtuelles, les effets
attendus et redoutés qui sont ici en jeu. Toutes ces
catastrophes au sens large sont un défi au pouvoir et si elles
sont naturalisées (rendues extérieures par un effet de mise à
distance artificielle) c’est parce qu’elles nous parlent de
nous. Elles nous renvoient à nos choix, à nos erreurs, à nos
désirs. Les morts collectives sont un surgissement de sens,
une possibilité momentanée d’envisager le monde
autrement. Les ruptures qu’elles provoquent participent
d’une logique imaginaire, d’un désir, tout autant que d’une
réalité factuelle. Cette manière d’envisager ces événements
permet de comprendre pourquoi les pouvoirs publics et la
population accréditent encore la représentation d’une
menace externe, même si elle ne se justifierait pas dans les
faits. Pour les premiers, cette représentation accroît leur
légitimité : ils ont su restaurer l’ordre et éviter le pire. Pour
la seconde – populations affectées et victimes potentielles –,
elle atteste la tentation de créer un rapport au monde
différent, dont l’ensemble des issues n’est pas fixé à l’avance.
Le retour à la normale est aussi un moyen d’éprouver de

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nouvelles solidarités, de tester ses capacités de résistance et


de se rassurer quant à ses possibilités de faire face
collectivement aux situations catastrophiques.
12 Appréhender de façon mécanique une mort collective, en
oubliant l’impact symbolique qu’elle a nécessairement, serait
immanquablement se couper de toutes ces réalités. Ce serait
accepter de vivre dans un monde fermé où tout est
déterminé. Cette dialectique qui conduit du pire, du
désordre potentiel, à une gestion le plus souvent sans
encombre, met également en valeur le point d’arrivée. Plus le
chemin est perçu comme difficile, plus l’effort entrepris et la
réussite de sa mise en œuvre seront louables. Cette vision
correspond à une nécessité, la représentation prend le pas
sur le fait brut qui dans certaines occasions est un prétexte à
autre chose. Ainsi, les morts collectives nous informent sur
ce qu’est notre société aujourd’hui.

Notes
1. Voir principalement les travaux de U. Beck, La Société du risque,
Paris, Aubier, 2001, et A. Giddens, Les Conséquences de la modernité,
Paris, L’Harmattan, 1994. Voir également l’article introductif de A.
Bourdin, «  La modernité du risque  », Cahiers internationaux de
sociologie, vol. CXIV, 2003, p. 5-26, extrait du numéro spécial « Faut-il
une sociologie du risque ? ».

© CNRS Éditions, 2004

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


CLAVANDIER, Gaëlle. Conclusion. Pour une sociologie des catastrophes
In : La mort collective : Pour une sociologie des catastrophes [en ligne].
Paris : CNRS Éditions, 2004 (généré le 06 septembre 2022). Disponible
sur Internet  : <http://books.openedition.org/editionscnrs/1604>.
ISBN  : 9782271077981. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.1604.

Référence électronique du livre


CLAVANDIER, Gaëlle. La mort collective  : Pour une sociologie des
catastrophes. Nouvelle édition [en ligne]. Paris  : CNRS Éditions, 2004
(généré le 06 septembre 2022). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/1589>. ISBN  :
https://books.openedition.org/editionscnrs/1604 11/13
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9782271077981. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.1589.
Compatible avec Zotero

La mort collective
Pour une sociologie des catastrophes
Gaëlle Clavandier

Ce livre est cité par


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