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ENTRETIEN
PIERRE BAYARD Partons, si vous voulez bien, d'une question très générale sur la
psychanalyse aujourd'hui : pensez-vous qu'il y a des pans ou des
concepts de la théorie freudienne qui sont dépassés ?
ANDRÉ GREEN Question déjà révélatrice : qu'est-ce qu'on laisse tomber, et non pas
qu'est-ce qu'on prend ? Dans ce que j'écris, je ne manque jamais de
souligner à l'occasion les points théoriques qui chez Freud appellent
des remaniements, des révisions. Mais dans le cadre d'un entretien, je
ne vois pas pourquoi nous commencerions en taillant à la serpe dans
l'œuvre freudienne ce qu'il conviendrait de laisser tomber. Cela relève
pour moi d'une question préjudicielle. En fait, c'est plus une affaire de
réinterprétation ou de réévaluation épistémologique y que de « pans » qu'il
s'agirait d'abattre. Je suis avant tout frappé par ce que je ne crains pas
d'appeler la futilité ou la légèreté des révisions qui sont proposées
actuellement de l'œuvre de Freud, et par l'insuffisance de la réflexion
épistémologique sur les notions qu'on récuse.
Cela dit, je ne veux pas dire que Freud a tout dit. Je fais très
couramment usage de notions ou de concepts dont Freud n'a jamais eu
l'idée. L'un d'eux qui va certainement concerner notre entretien à un
titre ou à un autre, celui d'« aire transitionnelle » de Winnicott, est
apparu comme une solution à des antagonismes qui paraissaient
bloqués. Donc, je vois certainement matière à compléter, à reformuler,
à réenvisager, mais je ne peux pas dire, puisque vous me poussez dans
mes retranchements, qu'il y ait même une seule notion freudienne que
je trouve impertinente ou tout à fait obsolète.
PB
Autre versant à ma question : de Lacan, inversement, que pensez-
vous qu'il faudra garder ? J'ai relu votre long texte de Langages (1984) :
vous y reconnaissez l'importance du recentrage de Lacan sur le
langage, précisément par opposition à des gens comme Winnicott...
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position qu'il avait bien voulu m'accorder d'être une sorte de discutant
critique de ses séminaires à une certaine époque où il n'y en avait guère.
J'ai donc été intéressé par Lacan, et je ne cesse jamais de dire que les
trois auteurs qui m'ont le plus influencé sont Lacan, Winnicott et Bion,
quelque difficulté qu'il y ait à les faire coexister. Que je me sois dégagé
de leur influence ne m'empêche pas de reconnaître ma dette à leur
égard. Cela dit, plus j'avance, et plus je me rends compte que la
présence de Lacan dans mon travail est quasi nulle. Elle n'existe - je
peux en faire état de façon tout à fait claire - que par rapport à
d'autres collègues chez qui j'ai le sentiment de percevoir qu'ils tombent
dans des erreurs que Lacan a dénoncées. Elle existe sans doute aussi
dans l'attention que je porte à certains aspects de la théorie dont il a
souligné la dérive par « rabaissement » de celle-ci dans une vision
étroitement pragmatique de la pensée de Freud. Autrement dit, la
partie critique de la pensée de Lacan m'a servi, elle me sert encore pour
me situer par rapport à d'autres sous-groupes du mouvement psycha-
nalytique, mais, dans mon travail, quand je lis les travaux des lacaniens,
je constate qu'il n'y a à peu près rien de commun entre eux et moi.
Pourtant je peux lire Lacan avec intérêt, avec l'envie de contester des
choses qu'il a dites, et par conséquent je comparerais volontiers Lacan
à ces mathématiciens qui ont élaboré un corpus théorique qui n'est que
le produit de leur propre esprit à la recherche d'une rigueur interne qui
ne voit d'obstacles que dans les contradictions soulevées par l'agence-
ment des rouages de la théorie, beaucoup plus par rapport à la
métaphysique occidentale que par rapport aux énigmes soulevées par la
singularité de l'expérience analytique. Lacan n'est nullement - comme
on essaie de nous le faire croire aujourd'hui - quelqu'un dont le sol de
l'expérience clinique a été essentiel pour élaborer son œuvre. Ça ne
l'empêchait pas d'être un excellent psychiatre et d'avoir tous les atouts
pour être un excellent clinicien. Mais dans ce dernier cas il fallait se
soumettre soi-même aux exigences de la pratique et cela, il le refusa
totalement. Ce qui est vrai, c'est qu'il avait besoin de la pratique
psychanalytique, mais à partir du moment où il refusait de se soumettre
au plus élémentaire de ses impératifs, il a cassé complètement la
référence à l'expérience psychanalytique pour construire son œuvre sur
d'autres bases. C'est en ce sens qu'il est possible de comparer une
certaine psychanalyse, celle de Lacan, à des mathématiques « pures »
sans rapport avec la physique, parce que le rapport à la pratique, à ses
contraintes, ou bien n'a aucun rapport avec ce qui s'y passe réellement,
ou est complètement volatilisé.
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JEAN BELLEMIN-NOËL Peirce qui est un des pères d'Austin... Mais venons en à un point
épineux. Dans l'article sur « La déliaison » de Littérature en 1971, et
dans l'avant-propos à votre livre récemment paru, La déliaison, vous
considérez soit que les œuvres sont analysables hors de leur auteur, soit
que, à tout le moins, il y a des œuvres (je cite) « qui peuvent être
abordées dans une perspective uniquement textuelle et d'autres qui
autoriseraient certaines spéculations sur les relations de l'auteur à son
écrit ». Et, dans Révélations de ly inachèvement , votre dernier livre, la prise
en compte d'un regard que j'appellerai psychobiographique paraît non
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jBN Est-ce que cela n'implique pas que ce que vous aimez, c'est un
auteur plutôt qu'un livre - un auteur dont vous essayez de tout
goûter ?
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JBN Dans cet ordre-là, j'aime beaucoup ce que vous appelez vous-même
une « épistémologie subjective ». Mais certaines de vos formules,
quand vous différenciez 1'« exopoïèse » et 1'« endopoïèse » ont un petit
côté abrupt, disant « il faut », « on ne peut pas se dispenser de », etc.,
alors que, d'après ce que vous venez de nous dire ici, cela relève un peu
d'un hasard...
JBN Dans l'exemple que vous venez de citer, l'exopoïèse ce serait la prise
en compte de l'histoire de l'art, des conditions dans lesquelles a travaillé
Michel- Ange, non ? Quel rapport y a-t-il entre ces réalités factuelles que
l'histoire permet de reconstituer, et l'impression subjective que cela
produit sur Freud et qui est son point de départ ?
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jBN Dans le droit fil de tout cela surgissent deux questions. D'abord,
cette inquiétude qui vous pousse à chercher des confirmations (par
exemple du côté de la biographie). Une autre va du côté de la
subjectivité de votre lecteur et de la prise en compte que vous êtes
obligé d'en faire en tant que vous écrivez. Votre lecteur à vous.
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ceci je crois que nous avons fait des progrès sur la position de Freud
qui, lui, pensait pouvoir recueillir quelque chose de tout à fait
définissable par rapport à son déterminisme. Nous admettons beau-
coup plus que lui le caractère extrêmement aléatoire de nos construc-
tions, leur caractère d'inévitable approximation, mais nous gardons en
même temps le désir de nous approcher de « quelque chose » qui ne
serait pas un pur produit de notre fantasmatisation théorique.
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elle peut communiquer avec d'autres œuvres mais elle a une limite, elle
a une individualité en tant que telle. Avec la psychanalyse des
« phénomènes sociaux », où allons-nous ? Nous ne savons pas. Nous
sommes là devant un champ flou.
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AG Là, je crois que mon livre répond un peu à vos questions. Cela
rejoint d'ailleurs le début de notre entretien, mes différences avec
Lacan. Je suis convaincu, et c'est ce que j'essaie de faire passer dans ce
livre, que le noyau dur de la psychanalyse est autour du concept de
représentation. Pour ce concept de « représentation », vous avez sept
entrées dans le Vocabulaire de Laplanche et Pontalis. Sept ! Mais en les
réduisant conceptuellement, on arrive à trois champs essentiels de la
représentation. La représentation de moty c'est-à-dire le langage ; la
représentation de chose - ça ne mérite pas de longs développements - ;
plus un troisième champ, qui est celui que j'isole dans le texte freudien
comme représentant psychique de la pulsion. Et ce qui est important pour
le représentant psychique de la pulsion, c'est qu'il ne fonctionne
absolument pas sur le mode de la représentation de chose. La
représentation de chose est toujours prise dans les pièges et les leurres
de la représentation, c'est-à-dire le rapport image / objet, le rapport
copie / original, ou encore le rapport leurre / modèle, etc. Ou encore
représentation / perception. Le modèle de la représentation de mot
pose le problème de son lien à la représentation de chose. Il a été
insuffisamment pensé par Freud, c'est certain. Lacan a été tenté par la
solution de dire « l'inconscient est structuré comme un langage », grâce
à quoi il n'y a plus de problème. Or le problème, justement, à mon avis,
c'est celui de la coupure : pour passer d'un système de représentation à
un autre, de la « chose » au « mot », il faut une « hallucination
négative », il faut une négativation. Et là où tout change, c'est quand
Freud ajoute ce troisième champ, celui du « représentant psychique de
la pulsion ». Parce que là, le modèle image / objet, ou original / copie
n'est plus pertinent : c'est le modèle de la délégation qui est approprié.
C'est-à-dire que, quand il nous parle des excitations internes, issues
de l'intérieur du corps et qui parviennent au psychisme, on est dans un
tout autre cadre de pensée. Il le dit lui-même. Vous me demandiez ce
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que je suis prêt à laisser tomber de Freud : ce qui me stupéfie, c'est d'y
trouver encore des faits de pensée, dans des textes qui ont été lus et
relus par des tas de gens, y compris moi-même ! Il précise à propos de
ce représentant psychique de la pulsion que ça pourrait se comparer à
la sensation de la muqueuse pharyngée s'excitant en cas de soif. Or, il
est tout à fait clair qu'entre l'état de déshydratation cellulaire et la
« sensation » de la muqueuse pharyngée, il n'y a aucun rapport...
Nous voyons là trois modèles qui fonctionnent différemment, avec
la question de leur compatibilité, surtout quand existe cette contradic-
tion majeure de la part de Freud, qui consiste à définir la pulsion sur le
mode du verbe être (« la pulsion est le représentant psychique des
excitations ») et à dire aussitôt après que « la pulsion a des représentants
psychiques ». Elle es t et elle a . C'est ici qu'on se rend compte que cette
pulsion, comme concept limite, a un effet fantastiquement mutatif sur
toute la métaphysique de la représentation, qui place la psychanalyse
dans une position différente, et qui rend compte, d'une certaine façon,
de tout ce qui nous intéresse, l'art, la littérature, la peinture, etc. Et le
langage occupe cette position paradoxale d'être à la fois un cas
particulier et en même temps celui grâce auquel toutes les constatations
vont devoir être formulées. Là est le vrai problème, celui qui est discuté
depuis Benveniste.
1. Rappelons qu'André Green a publié notamment Un ail en trop, Le complexe ď Œdipe dans
la tragédie, Minuit, 1969 ; Le Discours vivant. La conception psychanalytique de l'affect, PUF, 1973 ;
Hamlet et Hamlet, Balland, 1982 ; Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Minuit, 1983 ; « Le
Langage dans la psychanalyse » in Langages. Rencontres psychanalytiques ď Aix-en-Provence 1983,
Belles Lettres, 1984 ; Le Complexe de castration, « Que sais-je ? », PUF, 1990 ; La déliaison.
Psychanalyse, anthropologie et littérature, Belles Lettres, 1992 ; Révélations de F inachèvement. À propos
du carton de Londres de Léonard de Vinci, Flammarion, 1992.
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