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ENTRETIEN

Author(s): André Green, Pierre Bayard and Jean Bellemin-Noël


Source: Littérature , MAI 1993, No. 90, LITTÉRATURE ET PSYCHANALYSE: NOUVELLES
PERSPECTIVES (MAI 1993), pp. 108-124
Published by: Armand Colin

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41713227

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André Green , Pierre Bayard, Jean Bellemin-Noël

ENTRETIEN

PIERRE BAYARD Partons, si vous voulez bien, d'une question très générale sur la
psychanalyse aujourd'hui : pensez-vous qu'il y a des pans ou des
concepts de la théorie freudienne qui sont dépassés ?

ANDRÉ GREEN Question déjà révélatrice : qu'est-ce qu'on laisse tomber, et non pas
qu'est-ce qu'on prend ? Dans ce que j'écris, je ne manque jamais de
souligner à l'occasion les points théoriques qui chez Freud appellent
des remaniements, des révisions. Mais dans le cadre d'un entretien, je
ne vois pas pourquoi nous commencerions en taillant à la serpe dans
l'œuvre freudienne ce qu'il conviendrait de laisser tomber. Cela relève
pour moi d'une question préjudicielle. En fait, c'est plus une affaire de
réinterprétation ou de réévaluation épistémologique y que de « pans » qu'il
s'agirait d'abattre. Je suis avant tout frappé par ce que je ne crains pas
d'appeler la futilité ou la légèreté des révisions qui sont proposées
actuellement de l'œuvre de Freud, et par l'insuffisance de la réflexion
épistémologique sur les notions qu'on récuse.

Cela dit, je ne veux pas dire que Freud a tout dit. Je fais très
couramment usage de notions ou de concepts dont Freud n'a jamais eu
l'idée. L'un d'eux qui va certainement concerner notre entretien à un
titre ou à un autre, celui d'« aire transitionnelle » de Winnicott, est
apparu comme une solution à des antagonismes qui paraissaient
bloqués. Donc, je vois certainement matière à compléter, à reformuler,
à réenvisager, mais je ne peux pas dire, puisque vous me poussez dans
mes retranchements, qu'il y ait même une seule notion freudienne que
je trouve impertinente ou tout à fait obsolète.

PB
Autre versant à ma question : de Lacan, inversement, que pensez-
vous qu'il faudra garder ? J'ai relu votre long texte de Langages (1984) :
vous y reconnaissez l'importance du recentrage de Lacan sur le
langage, précisément par opposition à des gens comme Winnicott...

AG Je voudrais revenir sur votre précédente question, parce que ce


n'est pas la première fois que je l'entends poser. Je me rappelle une

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réunion à la Salpêtrière, entre scientifiques et psychanalystes. François


Jacob avait posé exactement la même question : « Qu'est-ce que vous
êtes disposé à lâcher de Freud ? » Pourquoi cette obsession ? Pourquoi
est-ce que ça préoccupe tellement les gens du dehors ? Qu'il y ait un
problème Freud - Foucault le dit dans sa leçon inaugurale au Collège
de France - , qu'il y ait des questions de réexamen, de choix
stratégiques, cela concerne chaque psychanalyste dans son rapport à
Freud ; il y a des écoles entières qui refusent telle ou telle partie de
Freud. Mais cela exige d'abord qu'on la situe, cette œuvre. C'est avant
tout une œuvre de pensée , tant qu'on n'a pas compris ça, on n'a rien
compris. Vous viendrait-il à l'idée de demander à Claude Lefort :
« Qu'est-ce que vous laisseriez tomber de Machiavel ? » Ce serait
absurde. Et ça témoigne surtout du malaise que Freud continue à
susciter chez les intellectuels plus de trois-quarts de siècle après. Au
fond, qu'est-ce que c'est que ce bonhomme qui tient encore la route,
alors que Marx - ou ce qu'on a fait de lui - s'est cassé la gueule et
que Nietzsche ne rassemble plus qu'un dernier carré ? Comment, parmi
les « philosophes du soupçon », ce type, qui en plus n'était même pas
un philosophe, même pas un penseur, ce vulgaire médecin dit-il des
choses qui continuent à nous concerner, qui ne concernent pas
seulement l'art, mais aussi la civilisation, etc. ? Je pense en effet que ça
mérite réflexion : « Comment marquer la position de Freud ? Qu'est-ce
que c'est que l'œuvre de Freud ? Comment la situons-nous dans la
culture ? Est-ce qu'on peut le confiner à sa tâche de thérapeute, est-ce
qu'on a le droit d'en faire un philosophe ? » Voilà des questions
importantes.
Ça me permet d'enchaîner avec ce que vous demandez à propos de
Lacan. J'y pensais encore il n'y a pas longtemps (me disant incons-
ciemment sans doute que vous seriez amené à me poser la question). Je
faisais une comparaison entre la position de Lacan et celle des
mathématiciens. Pas seulement parce que Lacan s'est intéressé à la
topologie, mais parce que la référence aux mathématiques est un enjeu
conceptuel majeur de la pensée de notre temps. Or, nous savons
parfaitement qu'il y a dans les mathématiques deux parties : une partie
qui peut trouver son utilisation dans la physique et qui donc a affaire
avec la réalité, qui apparaît même, si paradoxales que puissent paraître
ses conclusions, comme ce qui assure au mieux le fondement scienti-
fique de notre approche de la réalité ; et puis il y a une autre partie des
mathématiques, les mathématiques pures, qui n'ont pas à se préoccuper
du réel et qui n'ont le souci que de leur propre cohérence.
Je pensais cela parce que je pensais à cette contradiction qui me
concerne au premier chef, à savoir : j'ai suivi l'enseignement de Lacan,
j'ai été un compagnon de route de Lacan, je crois pouvoir même dire
- même si cela fait grincer des dents à certains lacaniens - j'ai été un
collaborateur de Lacan, car j'ai travaillé avec lui d'une façon régulière
et ce n'est pas parce que je n'étais pas membre de son école qu'il n'y
avait pas de liens étroits entre lui et moi sur le plan du travail dans la

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position qu'il avait bien voulu m'accorder d'être une sorte de discutant
critique de ses séminaires à une certaine époque où il n'y en avait guère.
J'ai donc été intéressé par Lacan, et je ne cesse jamais de dire que les
trois auteurs qui m'ont le plus influencé sont Lacan, Winnicott et Bion,
quelque difficulté qu'il y ait à les faire coexister. Que je me sois dégagé
de leur influence ne m'empêche pas de reconnaître ma dette à leur
égard. Cela dit, plus j'avance, et plus je me rends compte que la
présence de Lacan dans mon travail est quasi nulle. Elle n'existe - je
peux en faire état de façon tout à fait claire - que par rapport à
d'autres collègues chez qui j'ai le sentiment de percevoir qu'ils tombent
dans des erreurs que Lacan a dénoncées. Elle existe sans doute aussi
dans l'attention que je porte à certains aspects de la théorie dont il a
souligné la dérive par « rabaissement » de celle-ci dans une vision
étroitement pragmatique de la pensée de Freud. Autrement dit, la
partie critique de la pensée de Lacan m'a servi, elle me sert encore pour
me situer par rapport à d'autres sous-groupes du mouvement psycha-
nalytique, mais, dans mon travail, quand je lis les travaux des lacaniens,
je constate qu'il n'y a à peu près rien de commun entre eux et moi.
Pourtant je peux lire Lacan avec intérêt, avec l'envie de contester des
choses qu'il a dites, et par conséquent je comparerais volontiers Lacan
à ces mathématiciens qui ont élaboré un corpus théorique qui n'est que
le produit de leur propre esprit à la recherche d'une rigueur interne qui
ne voit d'obstacles que dans les contradictions soulevées par l'agence-
ment des rouages de la théorie, beaucoup plus par rapport à la
métaphysique occidentale que par rapport aux énigmes soulevées par la
singularité de l'expérience analytique. Lacan n'est nullement - comme
on essaie de nous le faire croire aujourd'hui - quelqu'un dont le sol de
l'expérience clinique a été essentiel pour élaborer son œuvre. Ça ne
l'empêchait pas d'être un excellent psychiatre et d'avoir tous les atouts
pour être un excellent clinicien. Mais dans ce dernier cas il fallait se
soumettre soi-même aux exigences de la pratique et cela, il le refusa
totalement. Ce qui est vrai, c'est qu'il avait besoin de la pratique
psychanalytique, mais à partir du moment où il refusait de se soumettre
au plus élémentaire de ses impératifs, il a cassé complètement la
référence à l'expérience psychanalytique pour construire son œuvre sur
d'autres bases. C'est en ce sens qu'il est possible de comparer une
certaine psychanalyse, celle de Lacan, à des mathématiques « pures »
sans rapport avec la physique, parce que le rapport à la pratique, à ses
contraintes, ou bien n'a aucun rapport avec ce qui s'y passe réellement,
ou est complètement volatilisé.

Cela dit, il est possible que cette « absence » de Lacan dans ma


pratique épargne en partie sa théorisation, dont l'intérêt « en soi » peut
subsister en dehors de toute pratique, comme spéculation très à
distance de celle-ci. Il est possible que j'aie assimilé un certain mode
d'écoute qui n'est pas directement issu de ce qu'il a écrit, mais qui est
passé différemment. C'est vrai que j'accorde une attention particulière

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au langage, même si je suis en désaccord avec la façon dont Lacan en


rend compte.

PB ... « Le plus élémentaire de ses impératifs », disiez-vous ?

AG Oui, le cadre... Je pense que Lacan était quelqu'un qui était


strictement incapable de sacrifier la moindre parcelle de son plaisir en
vue de se mettre au service de ses patients. Je crois que c'était une chose
qui lui était totalement inconcevable - j'ai des témoignages là-dessus.
Pourquoi, alors, la vogue dont il a joui ? Parce que c'est comme ça que
cela se passe en France. Quand en France vous êtes capable de produire
une œuvre qui est belle formellement, le rapport de cette œuvre à son
objet devient une question qui relève de l'esthétique ; c'est vrai dans
tous les domaines des sciences humaines. Le beau style, voilà ce qu'il
nous faut - je cite Beckett. C'est la forme française de résistance à
l'inconscient - elle n'est pas pire que le pragmatisme ou l'empirisme
borné qui ont cours dans d'autres mouvements psychanalytiques.
Pourquoi cela ? Parce que ça fascine, parce que ça attire, parce que ça
donne consistance à l'illusion, à travers l'expérience psychanalytique,
d'un pouvoir qui pourrait se transmettre et, une fois acquis, faire
bénéficier son possesseur d'une comparable adulation. Là, j'ai envie de
rire, parce que plus on a été proche de Lacan et qu'on l'est resté, et
moins on a produit des œuvres qui ont tenu debout au fil du temps.
Parce que c'est facile de se propulser sur le devant de la scène pendant
trois, quatre ans. Mais sur la longue durée, c'est une autre affaire : on
a vu des réputations s'effriter, des aliénations se confimer, mais on n'a
constaté que bien peu de créativité du côté de la postérité de Lacan -
dix ans après sa mort on peut le voir. Par contre, on en a vu d'autres
qui se sont autonomisés et sont arrivés à construire quelque chose qui,
mon Dieu, n'est pas si mal dans le courant de la production psycha-
nalytique. Cela dit, le sentiment de fidélité est une question d'appré-
ciation personnelle.

PB Une dernière question avant d'entrer dans le problème de l'inter-


prétation des œuvres. Y a-t-il aujourd'hui pour vous des théories, des
découvertes, dans des champs comme les neurosciences, les sciences
cognitives, certains courants de la linguistique, comme la pragmatique,
qui vous paraissent intéresser la psychanalyse et avec lesquelles le
dialogue vous semble important et fécond ?

AG Je sors d'en prendre. Il y eu les 5-6 juin 1992 un colloque à Monaco


sur « Naissance de la pensée et processus de penser », où j'ai eu
l'occasion et le grand plaisir de dialoguer avec Varela sur les problèmes
de l'abord du psychisme tel que les neurosciences sont amenées à en
connaître. Varela représente certainement une tendance intéressante
dans la mesure où il reconnaît l'existence d'une solidarité entre science
et technologie - ce que ne fait pas tout le monde - du point de vue

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des sciences cognitives, et dans la mesure aussi où l'évolution de sa


réflexion l'amène à se démarquer de certaines positions défendues par
les réductionnistes, et à s'appuyer au contraire sur les philosophes
modernes - Husserl, Merleau-Ponty pour ne citer qu'eux - et à
concevoir les problèmes de comportement humain en termes d'émer-
gence, de ce qui fait émerger le sens aux niveaux les plus élémentaires
afin de n'avoir pas à se trouver devant la difficulté liée à la nécessité de
le faire apparaître dans les aspects les plus évolués du psychisme
humain. Il y a encore une semaine, à Genève, j'avais un dialogue avec
Henri Atlan sur les problèmes de l'auto-organisation en psychanalyse.
J'ai publié un article dans La Recherche d'octobre 1992 : « Un psycha-
nalyste face aux neurosciences ». J'avais fait la critique de Y Homme
neuronal de J.-P. Changeux (dans Le Temps de la réflexion en 1983). Ce
sont des problèmes qui ne cessent pas de m'intéresser.
Je crois qu'en l'état actuel de nos connaissances, ce qui est surtout
remarquable c'est la hâte de certains des représentants de ces disciplines
de s'annexer les domaines relatifs à ce qu'on appelle le psychisme. Ces
prétentions sont exorbitantes et bien mal fondées. Ce n'est pas qu'il n'y
ait rien à tirer de toutes ces découvertes, mais ce qui apparaît de façon
criante, ce sont les faiblesses patentes des théorisations face aux défis
qu'elles prétendent relever - pour un psychanalyste tout au moins -
et l'absence de sens critique de ceux qui se précipitent pour venir
grossir les rangs de cette discipline à peine balbutiante. Je souris parfois
en constatant le nombre de « cognitivistes » qui se prétendent tels
aujourd'hui, alors qu'ils étaient autre chose naguère. C'est de la
conversion de masse !

Pour en venir aux problèmes de la linguistique, cela s'inscrit encore


dans le fil de votre question concernant Lacan. Vous savez que les
références linguistiques de Lacan ne sont pas du tout celles auxquelles
vous faites allusion, puisque pour lui c'était Saussure, Jakobson, et plus
directement, parce qu'il espérait que quelque chose sortirait de ce Camp
du Drap d'or où il était allé le rencontrer, Chomsky. Or, cela a été une
non-rencontre. À partir de ce moment-là il n'est plus question de
linguistique dans la bouche de Lacan, mais de « linguisterie » :
Chomsky n'ayant pas vu ce qu'il aurait dû voir, la linguistique tombe
au rang de la plomberie ! Donc Lacan n'a pas été sensible à l'arrivée de
la pragmatique dans ce champ. D'autres en revanche l'ont été, je pense
à Forrester qui a essayé d'intégrer Searle, à Widlöcher ou à moi-
même... J'ai essayé d'expliquer pourquoi, contrairement aux apparen-
ces, c'est un faux ami , la pragmatique . Cette situation du discours, du côté
de l'acte (de langage), pourrait faire penser qu'on est plus près de ce
dont parle la psychanalyse : je ne le crois pas. Je pense que le problème
majeur reste celui des rapports du langage et de l'inconscient. Et si,
effectivement, on peut y faire entrer des considérations qui ont été
mises en avant par la pragmatique, l'essentiel reste en définitive le
rapport entre la structure de l'inconscient et la structure du langage.
L'appui illusoire de cette soi-disant parenté est le rapprochement qu'on

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pourrait être tenté de faire entre la linguistique comme s'occupant des


actes de langage et de la psychanalyse, mise au goût du jour, par la
substitution à la pulsion d'un vague théorème qui procède de l'assimi-
lation de cette dernière à un « scheme d'action » alors que la fécondité du
concept de pulsion tient justement aux transformations qui ont lieu
dans le psychisme du fait même de sa non-satisfaction. Autrement dit
du non-épuisement de ce qui se déclenche avec elle par V« acte
spécifique » (Freud). En somme le concept de pulsion est surtout
intéressant en tant qu'il recouvre les conséquences d'une non-action où
s'épuiserait sa demande de satisfaction.
Chomsky, Saussure m'apparaissent encore comme des références
solides. Néanmoins, il ne faut pas rejeter les apports récents. Bien qu'il
y ait une grande dispersion dans les tendances nouvelles, je crois que les
regroupements théoriques auxquels ont procédé Hagège et Culioli
donnent beaucoup à penser au psychanalyste. Plus, à mon sens, que la
pragmatique.
Quand on parle du langage, on doit avoir en tête ce qu'est la
relation des linguistes au psychisme. Quel est, pour eux, le rapport
langage / psyché ? Je m'en apercevais encore tout récemment : la réfé-
rence de la pragmatique, ça reste le behaviorisme, tout comme pour les
logiciens comme Quine. Toute une génération a été obsédée par la
« subjectivité », et par la question « comment s'en débarrasser ? »,
comme dit Ionesco. Elle n'a pas trouvé d'autre issue que le critère
behavioriste, le reste apparaissant comme une sorte d'auto-validation.
Il y a des auteurs qui essaient d'échapper à ce pseudo-problème, comme
Culioli. Là, j'ai envie de vous dire ceci pour bien fixer les choses :
Freud a eu pour souci essentiel d'invalider l'équation « psychique =
conscient » ; je pense que l'affaire de ma génération, c'est d'invalider une
équation équivalente, à savoir : « psychique - linguistique ».
Je voudrais ajouter une chose : dans mon élaboration personnelle,
il y a eu un temps tout à fait décisif, qui a été la nécessité de revenir, de
faire une sorte de parcours inverse par rapport à Lacan : remonter de
« l'inconscient structuré comme un langage », ou plus exactement
encore de la définition du « signifiant », à son inspirateur, jamais
explicitement désigné (reconnu par Michel Arrivé) : Peirce. En effet,
nous trouvons dans Peirce tout le refoulé de la théorie de Lacan. Peirce,
qui est un géant !

JEAN BELLEMIN-NOËL Peirce qui est un des pères d'Austin... Mais venons en à un point
épineux. Dans l'article sur « La déliaison » de Littérature en 1971, et
dans l'avant-propos à votre livre récemment paru, La déliaison, vous
considérez soit que les œuvres sont analysables hors de leur auteur, soit
que, à tout le moins, il y a des œuvres (je cite) « qui peuvent être
abordées dans une perspective uniquement textuelle et d'autres qui
autoriseraient certaines spéculations sur les relations de l'auteur à son
écrit ». Et, dans Révélations de ly inachèvement , votre dernier livre, la prise
en compte d'un regard que j'appellerai psychobiographique paraît non

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seulement aller de soi mais presque s'imposer. Voudriez- vous commen-


ter cette diversité ?

AG Pour moi ce n'est pas un choix déterminé d'avance. De la même


façon qu'en tant qu'analyste je dépends du matériel de mon patient, de
la même façon je dépends là de mon approche d'un objet culturel qui a
ses propres déterminations. C'est-à-dire que, quand il existe des œuvres
qui apportent quelque chose à la réflexion et dont l'auteur a fait l'objet
d'une biographie bien faite, c'est un matériau dont je vais me servir,
mais je ne m'y réfère pas comme à une donnée objective. Parce que,
moi personnellement, la biographie ne me concerne pas vraiment, ce
qui m'intéresse c'est le roman familial, étant précisé que je donne à cette
expression une extension considérable : beaucoup plus la vie rêvée, la
vie imaginée, la vie fantasmée, qui ne peut pas ne pas avoir de rapports
avec la vie réelle mais qui comporte aussi ses occultations, ses dénis, ses
adjonctions, pour tout dire ses transformations qui font que la
référence à la vie réelle ne peut intéresser l'analyste que d'une manière
qui ne clôt jamais rien mais ouvre un champ de réflexion, qui n'a de
consistance que par sa mise en perspective avec les traces qu'on peut y
retrouver dans l'œuvre. Traces, non de cette vie réelle mais du produit
transformé de ce que ladite « vie réelle » laisse deviner de son chemin
intra-psychique que l'analyste tente de re-susciter à l'aide de l'œuvre qui
leur donne asile. Mais c'est une question purement conjoncturelle. Que
voulez-vous que je dise d'Eschyle ? Nous ne savons rien de lui. En
revanche, nous savons des choses sur le contexte sociopolitique, la
pensée qui existe au moment où la tragédie naît. Le recul du temps
nous sert ici pour penser l'esprit d'une époque. C'est un autre ordre de
déterminations qu'il n'est pas sans intérêt d'interroger, le cas échéant.
Il y a aussi des cas où je peux être totalement sollicité par l'œuvre,
sans autre besoin. Pourquoi ? Parce qu'il y a une force, une cohérence
de cette œuvre dans son rapport à ce que nous appelons tous les deux
1'« inconscient du texte » (ou « de l'œuvre »), qui nous interroge
puissamment. Vous vous êtes référé à mon dernier livre sur Vinci :
devant ce « carton » de Londres, un jour quelque chose s'est déclenché
en moi. Il n'est pas question de nier l'état de préparation qui a pu être
le mien, par les lectures de Freud et d'autres lectures là-dessus. En fait,
c'est moins la biographie de Léonard qui m'intéresse en l'occurrence,
que la réévaluation de ce que Freud a dit de la biographie de Léonard -
Freud n'a pas pu prendre en compte dans son argumentation des faits
qui se sont révélés par la suite importants, par exemple le fait que la
mère de Léonard a eu, près d'un an après sa naissance, d'autres enfants
de son mari. Et que le voisinage des deux propriétés était tel qu'on
imagine très bien le petit Léonard sautant la barrière ou traversant le
buisson pour aller voir sa maman, qui est entourée de marmots et
flanquée d'un second père, et qui en plus appelle certains des enfants de
ce deuxième lit de prénoms rappelant celui de son ancien amant, le père
de Léonard... La façon dont je me situe dans cette controverse à

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propos de la réalité, la voici : Freud n'a eu qu'un tort, c'est d'imaginer


la réalité d'une façon beaucoup trop schématique. Probablement pour
des raisons théoriques : parce qu'il avait besoin de cela dans son
développement d'alors. Voilà, si vous voulez, un exemple de critique
de la position freudienne qui à la fois reconnaît sa mise en place, et
montre comment, dans sa démonstration, il se trompe.

jBN Donc vous conjuguez un double relativisme ou un double subjec-


tivisme, à savoir les informations qui vous habitent au moment où vous
abordez les textes, qui peuvent être venues par accident, et les
particularités d'une œuvre qui font qu'elle sera ici plus dense par sa
structure, là plus directement raccrochée à des problèmes personnels de
l'auteur, comme vous avez été entraîné à le faire dans le cas de ha Dame
de Pique ...

AG Oui, parce que certaines de mes conclusions ont trouvé une


heureuse confirmation avec la biographie de Troyat. Et en plus il y
avait dans l'œuvre de Pouchkine trois ou quatre récits autobiographi-
ques. On ne peut pas dire que la référence autobiographique soit
abusive, elle est ici en même temps littéraire ! Et symptomatique,
puisque Pouchkine a bien du mal à achever l'entreprise chaque fois
qu'il s'y attelle.

jBN Est-ce que cela n'implique pas que ce que vous aimez, c'est un
auteur plutôt qu'un livre - un auteur dont vous essayez de tout
goûter ?

AG Pas nécessairement. Par exemple, je tiens L'Orestie pour un monu-


ment culturel de l'humanité. Les autres pièces d'Eschyle, je ne dirai pas
que je m'en désintéresse, elles ne m'appellent pas avec la même force,
alors qu'avec L'Or estie, j'ai l'impression de voir apparaître une espèce
de totalité autoconcentrée qui se suffit largement à elle-même pour me
donner à réfléchir, à élaborer, à fantasmer, à construire.

Il y a des œuvres qui donnent l'impression d'un accomplissement,


produit d'une heureuse rencontre entre un moment dans la vie de
l'artiste, le thème qu'il traite, etc. Je crois que cet accomplissement est
toujours la source d'un appel très fort pour l'amateur qui est aussi le
« consommateur » de l'œuvre (c'est bien une consommation). Il faut
éclairer les raisons de cet accomplissement et voir à quoi il renvoie dans
la subjectivité du consommateur. Voilà le problème. Si vous vous
souvenez de mon texte sur La Dame de Pique, avant de passer aux
données biographiques, je dis à un moment : je pourrais m'arrêter là.
Et je le pense ! Ce que je vois là est déjà amplement suffisant comme
découpage, on peut se borner à ce point de vue : la façon dont chacun
est interrogé par l'œuvre parce que la cohérence interne est très forte.

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Mais si les circonstances me donnent le moyen de proposer une


construction, même fragmentaire, de ce qui a pu tendre à organiser la
psyché de Pouchkine, il peut devenir très intéressant de comparer une
organisation psychique hypothétique avec une organisation littéraire
éclairée par l'approche de l'inconscient. Ce n'est pas indispensable mais
cela peut être enrichissant. La vraie question, en l'occurrence, est
celle-ci : « pourquoi est-ce que cela dérange tellement les littérateurs et
les critiques littéraires ?». Il y a un mécanisme qui se déclenche et qui
est le signe de la force qui porte le texte et qui met en mouvement la
curiosité du lecteur parce que cela suscite une espèce d'avidité, de
curiosité, qui cherche à amasser le plus possible de ce qui est
connaissable, pour essayer de le faire entrer dans l'analyse de cet
accomplissement. C'est la relance textuelle de l'inconscient qui dérive le
plaisir sur le désir de savoir. C'est ce qui arrive à tout critique, quel
qu'il soit. Et surtout quand il veut se donner l'air de ne pas y toucher.

JBN Dans cet ordre-là, j'aime beaucoup ce que vous appelez vous-même
une « épistémologie subjective ». Mais certaines de vos formules,
quand vous différenciez 1'« exopoïèse » et 1'« endopoïèse » ont un petit
côté abrupt, disant « il faut », « on ne peut pas se dispenser de », etc.,
alors que, d'après ce que vous venez de nous dire ici, cela relève un peu
d'un hasard...

AG Pas exactement. Il y a ceci : même en se limitant à l'œuvre seule, je


pense que l'on continue à se situer à l'entrelacs de « l'exopoïèse » et de
« l'endopoïèse ». Je pose les paramètres d'un champ de problématiques,
cela ne veut pas dire qu'ils doivent tous être traités ensemble à chaque
fois. Prenez par exemple une œuvre qui est une analyse stricte, qui ne
se lance pas dans le biographique, je pense au Moïse de Michel- Ange. On
ne peut pas dire que l'exopoïèse soit absente du Moïse de Michel- Ange.
Ne serait-ce que par ce point de départ : c'est Freud qui se sent
interrogé... le « regard de Moïse sur la racaille », etc. Je vois là, moi,
une sorte d'originalité ou de spécificité de la démarche psychanalytique,
parce que, encore une fois, ce qui m'intéresse, c'est le rapport de
l'œuvre au psychisme, et qu'on ne peut pas échapper à l'exopoïèse dès
lors qu'on pose la question du psychique et pas seulement celle de Ì esthétique.
Je reconnais la légitimité d'une démarche uniquement esthétique : je
réclame simplement la possibilité d'inclure dans la diversité des
démarches celle qui s'intéresse au rapport entre l'esthétique et le
psychique.

JBN Dans l'exemple que vous venez de citer, l'exopoïèse ce serait la prise
en compte de l'histoire de l'art, des conditions dans lesquelles a travaillé
Michel- Ange, non ? Quel rapport y a-t-il entre ces réalités factuelles que
l'histoire permet de reconstituer, et l'impression subjective que cela
produit sur Freud et qui est son point de départ ?

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Entretien

AG J'en donne plus de précision, dans mon « Léonard ». Mais il faut


articuler les deux perspectives. Voulez- vous, comme ça, une réaction
extemporanée ? Quelque chose à quoi je n'ai pas pensé avant : Freud
conclut son essai en disant : « Finalement, de quoi parle cette statue de
Moïse ? De la tâche la plus difficile pour l'homme : maîtriser ses
propres passions. » Et moi je dis que cette statue du Moïse de
Michel-Ange vue par Freud me renvoie automatiquement à ses
Yisclaves. Vous avez là le moyen de tenir au moins deux bouts de la
chaîne. Il est important que nous dépassions les dichotomies simplifi-
catrices pour avoir accès à une dialectique plus conjecturale mais plus
riche.

jBN Dans le droit fil de tout cela surgissent deux questions. D'abord,
cette inquiétude qui vous pousse à chercher des confirmations (par
exemple du côté de la biographie). Une autre va du côté de la
subjectivité de votre lecteur et de la prise en compte que vous êtes
obligé d'en faire en tant que vous écrivez. Votre lecteur à vous.

AG La question de la confirmation est une question qui mérite clarifica-


tion. Quand on est un praticien de l'analyse, c'est-à-dire qu'on travaille
dans les conditions « purifiées » de la cure, c'est une source d'émerveil-
lement régulier que de voir que ça fonctionne aussi en dehors de ces
conditions-là . Ce n'est même pas la peine d'aller très loin : dans sa propre
famille, avec ses propres enfants ! « C'est donc vrai ! » s'exclame Freud
sur l'Acropole... C'est une chose encore plus extraordinaire de voir que
« ça fonctionne » au niveau d'oeuvres qui sont considérées comme
particulièrement exemplaires dans le patrimoine culturel. Et là, ça veut
dire : il n'y a pas que nous - nous les analystes et ceux qui sont sur les
divans. Il ne s'agit pas de confirmation - rien n'est confirmé, tout au
contraire va dans le sens d'une insistance à la clarification des rapports
entre les différents champs où l'inconscient se manifeste. Enfin, il y a
une troisième dimension : « comment est-ce que ça fonctionne ? Quel
effet lie les consommateurs et les producteurs de ces œuvres ? » Et
surtout « quel est le mécanisme générateur, comment est-ce que ça
continue à se transmettre, à s'enrichir, à se modifier, à devenir parfois
de plus en plus compliqué à déchiffrer » ? Voilà un phénomène qu'il ne
faut pas limiter à un désir de légitimer la psychanalyse par rapport aux
autres disciplines. Un phénomène naturel : /' émerveillement de la retrou-
vaille après le franchissement de frontières qui ouvrent sur des espaces
psychiques différents.
Et puis il y a effectivement des choses qui relèvent du contexte
idéologique. Les analystes ont été amenés à prendre position, disons, dans
les quarante dernières années sur les limites du champ psychanalytique.
Beaucoup ont pensé qu'il fallait se replier davantage sur TAventin de la
pratique, non pas du tout en attendant des jours meilleurs, mais en
disant : « Là au moins, on est sûr de ce qu'on fait ; pour le reste, on se
fait taper sur les doigts. » Rappelez-vous la récusation que Didier

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André Green

Anzieu a reçue de la part de Jean-Pierre Vernant pour avoir écrit sur la


mythologie ; rappelez- vous la mise en pièces par Lévi-Strauss de Totem
et tabou ; rappelez- vous Schapiro sur Léonard...
Or, ça n'est pas sans une certaine satisfaction que je constate qu'il
y a maintenant une génération d'hellénistes qui reconnaissent qu'il est
difficile de faire comme si la psychanalyse n'existait pas. On a
également parmi les anthropologues une génération « post lévi-
straussienne », qui a pris ses distances avec le formalisme : Godelier,
dont le travail conteste largement les positions de Lévi-Strauss, ou
encore Françoise Lhéritier. On réintègre le corps dans l'anthropologie,
les humeurs, le sperme, le sang, tout cet aspect qui déplaît tant à
Lévi-Strauss - on en vient à parler de l' affect, qui se réduit pour lui à
l'acide lactique. Dans un grand nombre de disciplines apparaît une
attitude autre. Cela ne veut évidemment pas dire qu'on va maintenant
ouvrir grand les portes à la psychanalyse ; comme dit Freud, « la voix
de l'intellect est basse, mais elle ne se tait qu'on ne l'ait entendue ». On
peut espérer des rapports différents, qui ne soient ni d'annexion, ni de
lutte pour dominer l'interlocuteur. Comment d'ailleurs concevoir une
telle possibilité dans un échange avec des spécialistes du champ
considéré ? Il ne peut s'agir que d'ouvrir un questionnement qui
reconnaisse la spécificité des domaines et définisse les intersections.

PB On pourrait prolonger la discussion avec une question qui porterait


sur le type de vérité ou de justesse auquel on atteint en interprétant une
œuvre d'art. Entre certains passages de Freud qui donnent le sentiment
que l'on a accédé à une sorte de vérité éternelle de l'œuvre, et certains
travaux de psychanalystes plus relativistes - je pense à Serge Vider-
man - , où situeriez- vous le type de vérité auquel nous pouvons
prétendre ?

AG D'abord, si je comprends la position freudienne, je comprends aussi


les déformations auxquelles elle peut donner lieu, et je comprends
également le type de solution qu'on peut être amené à préférer devant
certaines de ses apories, par exemple celle de Serge Viderman. Mais je
ne suis pas du tout d'accord avec Viderman. Je ne l'ai jamais été. C'était
un ami, je n'ai pas éprouvé le besoin de partir en guerre contre lui,
d'autant que je pense que dans son œuvre il y a des ferments de
réflexion sur des thèmes d'importance capitale - comme toujours, je
suis frappé par le nombre de gens qui posent des questions justes, en
donnant des réponses qui ne me satisfont pas.
Comment m'expliquer sur à la fois mon accord avec Freud et mon
intérêt et mon désaccord face à la question de Viderman ? Tout dépend
de la signification qu'on donne au terme de « vérité ultime ». Ce que
Freud vise est effectivement quelque chose d'« ultime » dans la mesure
où ce qu'il essaie de mettre en évidence au plus près de ses démons-
trations, ce serait en effet ce qui se rapprocherait le plus possible de
quelque chose qu'il pense être une sorte de fonds commun de

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Entretien

l'humanité, les problèmes de base qui se posent à chacun, artiste comme


névrosé. Voilà où Ton peut dire qu'il y a une vérité ultime : nous
sommes tous aux prises avec les mêmes problèmes, les mêmes conflits,
qui tiennent à un certain nombre de relations obligatoires qu'il faut
élaborer notre vie durant avec les moyens qui sont les nôtres, et avec
des solutions aussi diverses que l'art, la science, la technique, ou tout
simplement dans la vie quotidienne. Contrairement à ce qu'on pense, la
vérité historique n'est pas la vérité de ce qui arrive en fait, c'est la vérité
de ce qui s'est passé à une certaine période de l'histoire de quelqu'un et
dont il a fait une vérité interne : tout ce qu'il était capable d'en penser,
et qui a continué à rester en lui. C'est en ce sens qu'il y a une vérité
ultime.
Cela dit, la discussion reste ouverte sur les critères desdites vérités
ultimes. C'est bien ce qui se passe dans la psychanalyse. Exemple :
« castration », disent les freudiens ; les kleiniens, eux : « non, la castra-
tion vient après, il y a d'abord la schizoparanoïde et la dépressive » ;
Kohut : « pas du tout, c'est le Self grandiose » ; et Bion : « mais non, ce
sont les rapports entre la fonction bêta et la fonction alpha ». Il y a donc
discussion. Je pense que le progrès de la psychanalyse naît de cela. Mais
on voit qu'il s'agit à1 une vérité très très plurielle. Vous me direz qu'en fait,
le problème se pose aujourd'hui épistémologiquement de façon diffé-
rente. Beaucoup de philosophes ne croient plus à la notion de vérité.

Alors : « construction de la vérité »? Je pense qu'il faut aller plus


loin que Viderman. Nous sommes condamnés à « construire la vérité »,
certes. Si c'est la construction qui est la vérité, comment s'articulent les
diverses constructions ? Qu'est-ce qui les lie ? L'artifice d'une cohé-
rence illusoire ? Mais si nous étions animés par une position sceptique
profonde (« n'importe quoi à la place d'autre chose »), ce ne serait
vraiment pas la peine de se donner tout ce mal. Et si on ne veut que
s'auto-désillusionner, c'est une illusion de plus. Il faut que nous ayons
la conviction que la construction - fragile, temporaire, aléatoire,
soumise au questionnement, - est quand même une démarche
inévitable d 'approximation de quelque chose, dont nous reconnaissons que
nous ne sommes pas en mesure de l'atteindre de façon définitive mais
dont les expressions diverses ne peuvent que renvoyer en fin de compte
qu'à ce qui fonde l'ensemble des démarches qui ont à en connaître ;
pour moi, le psychisme. Cela nous ramène à la question antérieure, à
l'idée qu'il y a un questionnement sur la nature de cette vérité ultime,
sans pour autant qu'on soit obligé d'y renoncer. Ce qui est ultime ne se
définit que par rapport à ce que nous pouvons penser maintenant.

C'est en tout cas ma conclusion. Je pense que la position de


Viderman n'était pas très cohérente. Quand il dit que les choses n'ont
jamais existé avant le moment où elles ont été énoncées sur le divan,
c'est une facilité. Ce qu'il faut en effet admettre, c'est à la fois la
nouveauté de l'expérience et le fait que cette nouveauté réfìre à quelque
chose, quelque chose qui n'est pas prédéterminé, ni cernable - et en

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ceci je crois que nous avons fait des progrès sur la position de Freud
qui, lui, pensait pouvoir recueillir quelque chose de tout à fait
définissable par rapport à son déterminisme. Nous admettons beau-
coup plus que lui le caractère extrêmement aléatoire de nos construc-
tions, leur caractère d'inévitable approximation, mais nous gardons en
même temps le désir de nous approcher de « quelque chose » qui ne
serait pas un pur produit de notre fantasmatisation théorique.

Quant à ce quelque chose, peut-être en effet n'avons-nous les


moyens de l'approcher que comme une sorte de réseau, c'est-à-dire un
repérage de ce que j'appelle à la suite de Lacan des « signifiants-clés »
(fantasmes originaires), donnant une idée de la façon dont les signifiés,
justement - et cela n'a pas été vu par Lacan - , non seulement
formaient un ensemble mais se renvoyaient l'un à l'autre, témoignant
d'une cohérence organisatrice persistante quoique menacée. Voilà un
moyen de faire un pas de plus dans un problème central.

PB En vous posant cette question de la vérité, j'avais à l'esprit la


comparaison entre le cadre de la cure, où la confirmation du matériel
peut se produire, et le cadre de l'activité critique, où la confirmation est
différente. D'où ma question à propos de cette notion de cadre que
vous travaillez dans son rapport à la linguistique et à la fonction
poétique dans votre texte sur le langage : que pourriez-vous dire du
cadre de l'écoute de l'œuvre d'art ou de l'œuvre littéraire ?

AG Question tout à fait importante. Je voudrais quand même vous


objecter que les choses ne se passent pas tout à fait comme vous dites.
Le cadre, Viderman le reconnaît, est indispensable pour travailler, quoi
que pensent au fond les lacaniens. Mais le cadre n'apporte aucune
confirmation, puisqu'il donne même à Viderman un argument pour
défendre le caractère conjectural et hypothétique des vérités. Le cadre
est une situation protégée du point de vue du travail et de la méthode,
mais pour ce qui est de vérifier des conclusions... Vous savez, si c'était
le cas, les gens ne feraient pas plusieurs analyses ! Le cadre a une
fonction beaucoup moins contraignante, et moins sûre, que ce que
vous dites. Facilitatrice, protectrice, focalisatrice, mais guère confirma-
trice. La recherche de sa portée métaphorique a amené à le considérer
(par moi en tous cas) comme un paradigme du fonctionnement
onirique. Alors pour ce qui est de la confirmation de l'interprétation du
rêve...

En revanche, et là je vous suis parfaitement, le cadre de l'analyse


critique d'une production culturelle ne présente pas les mêmes garan-
ties de « définition ». Mais on gagne quelque chose, si on perd sur un
autre tableau : le cadre est moins défini, mais l'objet l'est davantage. Il
y a toutefois quelque chose qui souffre à la fois d'un manque de
définition du cadre et d'un manque de définition de l'objet : la
production culturelle de ce qui n'est pas une « œuvre ». L'œuvre a une clôture :

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Entretien

elle peut communiquer avec d'autres œuvres mais elle a une limite, elle
a une individualité en tant que telle. Avec la psychanalyse des
« phénomènes sociaux », où allons-nous ? Nous ne savons pas. Nous
sommes là devant un champ flou.

PB Vous ajoutiez un autre élément essentiel, dans votre article sur « la


déliaison », et je voudrais avoir votre sentiment vingt ans après
puisqu'il s'agit d'un élément de garantie : est-ce qu'aujourd'hui vous
diriez encore qu'il faut être passé par le divan, voire être analyste, pour
interpréter les œuvres ?

AG Oui. Il y a une « référence », et cette référence reste pour moi la


pratique de la psychanalyse, où on éprouve la résistance de l'objet. La
résistance de l'objet, lorsqu'elle est insuffisamment prise en compte, ou
lorsqu'on se met en position de n'avoir guère à y être confronté, quand
vous vous adressez à une œuvre d'art par exemple, - on l'a vu fleurir
après 1968 - donne lieu à une prolifération peu consistante. J'ajoute,
pour faire bonne mesure, que des dangers analogues menacent la
pensée psychanalytique lorsque celle-ci est issue d'une pratique qui en
prend à son aise quant au cadre analytique dont la fonction est d'offrir
les meilleures conditions à la représentation de l'ensemble des facteurs
qui jouent dans une psychanalyse (transfert, désir, défenses, etc.).
Ouvrez cette revue même, Littérature , dans sa première époque :
chaque maître-assistant y allait de sa petite analyse, petit mélange
concocté de Barthes et de Lacan, et la machine roulait ! Mais à vide ! Il
y a toujours moyen de faire fonctionner un bidule sur un truc,
seulement ce qui fait la pertinence d'une analyse, c'est qu'elle vous fait
découvrir les nœuds de l'œuvre, les points d'opacité et la façon dont les
fils se nouent dans ces points d'opacité que vous ne voyez pas et dont
la pratique est la seule à en donner une idée qui ne soit pas arbitraire.
Je demeure tout à fait constant sur ce point : il est nécessaire d'avoir
une pratique, c'est-à-dire une expérience de la façon dont l'inconscient
vivant - et non pas déjà travaillé - se manifeste et de ce qui fait obstacle
à sa manifestation.

jBN Vous venez d'évoquer le cadre, puis l'objet de l'interprétation. Mais


est-ce que vous ne sous-estimez pas le public ? Quand on est analyste et
qu'on a la possibilité de jouir profondément en regardant de belles
choses, pourquoi est-ce qu'on ne se contente pas de jubiler, pourquoi
va-t-on raconter cela à quelqu'un, à tout un public ?
>

AG Le problème est de savoir pourquoi vous me posez la question à


propos des travaux de psychanalyse appliquée et non pas des autres
travaux de psychanalyse ! Vous me direz que pour les autres travaux, il
faut faire progresser la science ou la psychanalyse : je considère que
c'est pareil. Cela fait aussi bien avancer la connaissance de publier dans
ce domaine.

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Néanmoins, je suis prêt à reconnaître que je vous donne là une


raison valable, mais qui n'est peut-être pas celle qui est subjectivement
contraignante chez moi. L'avancement de la connaissance, cela vaut
pour les scientifiques aussi. Isabelle Stengers dit que finalement les
raisons pour lesquelles on avance des idées, des théories, c'est l'intérêt
et le besoin de faire partager l'intérêt. Remarquez au passage que intérêt
était le mot que Freud utilisait en alternance avec libido : il y a bien des
raisons libidinales plus immédiates - être admiré, reconnu, etc. - qui
entrent en jeu. Mais il y a plus, quelque chose de l'ordre de la
communion, on ne peut le dire autrement. La communion à propos d'un
objet-tiers est un phénomène tout à fait important, qui ne s'élucide
d'une façon vraiment ouverte qu'avec les concepts winnicottiens
d'« aire intermédiaire », de « partage de l'illusion », de jeu.
Qu'est donc le critique ? Après tout, c'est un consommateur comme
les autres, un peu plus instruit et qui passe plus de temps à examiner ses
objets ; mais il parle à des gens qui comme lui consomment et jouissent
des œuvres, donc il parle sur quelque chose qui est une sorte de terrain
commun, de terrain de partage. Aujourd'hui, on sait que même dans
des disciplines beaucoup plus éloignées, comme l'anthropologie ou la
biologie, le questionnement doit porter d'abord sur l'homme. Qu'est-
ce qu'on fait quand on produit ? Et comment est-on fabriqué ?
Qu'est-ce qu'on fait quand on regarde, quand on réfléchit sur des
choses qui sont sorties de nous ? On est enfin venu à ce questionne-
ment, qui est la façon dont la subjectivité fait retour - mais sous une
forme qui n'est plus emprisonnée dans les préjugés introspectifs. C'est
un fait que la subjectivité n'est plus disqualifiée du seul fait qu'elle est
subjective. J'ai parlé une fois de « l'objectif du subjectif ». Ça n'est pas
faire preuve de narcissisme que de reconnaître que nous sommes notre
principal objet de préoccupation à nous-même, mais dans le partage aussi
avec les autres méthodes, qui visent l'objet sous d'autres angles.
Voilà une chose que les sciences humaines ont échoué à penser : la
question de la diversité, qui est tout à fait centrale dans les élaborations
des biologistes, notamment à partir du darwinisme. Cette question de
la diversité nous impose beaucoup de défis par rapport à nos habitudes
de pensée, parce que nous sommes toujours tentés par l'homogénéisa-
tion (je l'ai montré à propos du langage chez Lacan). Malheureusement,
cette homogénéisation se fait toujours dans le sens d'une certaine
rationalité qui est une rationalisation, dans le sens d'une confusion
entre l'intellect et le psychisme, d'une confusion entre l'ordre de la
pensée et celui du psychique. Et aujourd'hui, on commence à se rendre
compte que c'est le fait d'une idéologie qui n'est pas propre à la
métaphysique occidentale. Il n'est pas facile d'en sortir, parce que les
références de substitution posent bien des problèmes.
Je crois que maintenant, ce qui est à penser quant à la culture, c'est
la diversité. Dans « Le Monde des livres » d'hier, il y avait un
compte-rendu du livre de Nelson Goodman, La Manière de faire des
mondes, où la science et l'art sont considérés comme deux manières

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Entretien

différentes de faire des mondes, sans possibilité de trancher entre les


deux. Et comment méconnaître le fait que, pendant vingt-cinq siècles,
toute la philosophie, c'est-à-dire toute idée de l'Homme, non seulement
a eu pour objet l'homme et non la femme, l'homme blanc et pas les
autres, l'homme de la civilisation occidentale et pas celui des autres
civilisations, mais aussi exclusivement l'homme éveillé : la production
psychique du dormeur est toujours quelque chose ou qui n'est jamais
mentionné, ou qui n'est mentionné que pour être écarté. Sans compter
la méconnaissance de la façon dont le passé est présent dans l'appré-
hension du présent.

PB Vous parliez de différents mondes, mais il y a aussi différents


mondes en art, et vous êtes passé de textes sur la littérature à un livre
sur la peinture, où la question de l'interprétation et du langage se pose
différemment. J'aurais envie de vous demander : que devient l'écoute
psychanalytique face à la catégorie du visible ?

AG Là, je crois que mon livre répond un peu à vos questions. Cela
rejoint d'ailleurs le début de notre entretien, mes différences avec
Lacan. Je suis convaincu, et c'est ce que j'essaie de faire passer dans ce
livre, que le noyau dur de la psychanalyse est autour du concept de
représentation. Pour ce concept de « représentation », vous avez sept
entrées dans le Vocabulaire de Laplanche et Pontalis. Sept ! Mais en les
réduisant conceptuellement, on arrive à trois champs essentiels de la
représentation. La représentation de moty c'est-à-dire le langage ; la
représentation de chose - ça ne mérite pas de longs développements - ;
plus un troisième champ, qui est celui que j'isole dans le texte freudien
comme représentant psychique de la pulsion. Et ce qui est important pour
le représentant psychique de la pulsion, c'est qu'il ne fonctionne
absolument pas sur le mode de la représentation de chose. La
représentation de chose est toujours prise dans les pièges et les leurres
de la représentation, c'est-à-dire le rapport image / objet, le rapport
copie / original, ou encore le rapport leurre / modèle, etc. Ou encore
représentation / perception. Le modèle de la représentation de mot
pose le problème de son lien à la représentation de chose. Il a été
insuffisamment pensé par Freud, c'est certain. Lacan a été tenté par la
solution de dire « l'inconscient est structuré comme un langage », grâce
à quoi il n'y a plus de problème. Or le problème, justement, à mon avis,
c'est celui de la coupure : pour passer d'un système de représentation à
un autre, de la « chose » au « mot », il faut une « hallucination
négative », il faut une négativation. Et là où tout change, c'est quand
Freud ajoute ce troisième champ, celui du « représentant psychique de
la pulsion ». Parce que là, le modèle image / objet, ou original / copie
n'est plus pertinent : c'est le modèle de la délégation qui est approprié.
C'est-à-dire que, quand il nous parle des excitations internes, issues
de l'intérieur du corps et qui parviennent au psychisme, on est dans un
tout autre cadre de pensée. Il le dit lui-même. Vous me demandiez ce

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André Green

que je suis prêt à laisser tomber de Freud : ce qui me stupéfie, c'est d'y
trouver encore des faits de pensée, dans des textes qui ont été lus et
relus par des tas de gens, y compris moi-même ! Il précise à propos de
ce représentant psychique de la pulsion que ça pourrait se comparer à
la sensation de la muqueuse pharyngée s'excitant en cas de soif. Or, il
est tout à fait clair qu'entre l'état de déshydratation cellulaire et la
« sensation » de la muqueuse pharyngée, il n'y a aucun rapport...
Nous voyons là trois modèles qui fonctionnent différemment, avec
la question de leur compatibilité, surtout quand existe cette contradic-
tion majeure de la part de Freud, qui consiste à définir la pulsion sur le
mode du verbe être (« la pulsion est le représentant psychique des
excitations ») et à dire aussitôt après que « la pulsion a des représentants
psychiques ». Elle es t et elle a . C'est ici qu'on se rend compte que cette
pulsion, comme concept limite, a un effet fantastiquement mutatif sur
toute la métaphysique de la représentation, qui place la psychanalyse
dans une position différente, et qui rend compte, d'une certaine façon,
de tout ce qui nous intéresse, l'art, la littérature, la peinture, etc. Et le
langage occupe cette position paradoxale d'être à la fois un cas
particulier et en même temps celui grâce auquel toutes les constatations
vont devoir être formulées. Là est le vrai problème, celui qui est discuté
depuis Benveniste.

jBN Cela nous ramène à la peinture : il faut parler sa vision...

AG Voilà. Dans cette diversité de la représentation, vous avez en fait


trois référents : le corps - à travers la pulsion - , le monde - à travers
la représentation de chose - et autrui - à travers le langage, car il n'y
a pas de langage sans autrui. Et alors là, vous comprenez pourquoi je
disais qu'il me semblait essentiel d'écarter définitivement l'équation
« psychique = linguistique ». Parce que c'est uniquement par cette mise en
perspective, en abyme, en confrontation, en conflit, en contradiction,
entre le corps, le monde et autrui , que nous voyons une perspective de
sortie d'un certain nombre d'impasses théoriques, qui sont loin de se
limiter aux problèmes de l'esthétique 2.

1. Rappelons qu'André Green a publié notamment Un ail en trop, Le complexe ď Œdipe dans
la tragédie, Minuit, 1969 ; Le Discours vivant. La conception psychanalytique de l'affect, PUF, 1973 ;
Hamlet et Hamlet, Balland, 1982 ; Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Minuit, 1983 ; « Le
Langage dans la psychanalyse » in Langages. Rencontres psychanalytiques ď Aix-en-Provence 1983,
Belles Lettres, 1984 ; Le Complexe de castration, « Que sais-je ? », PUF, 1990 ; La déliaison.
Psychanalyse, anthropologie et littérature, Belles Lettres, 1992 ; Révélations de F inachèvement. À propos
du carton de Londres de Léonard de Vinci, Flammarion, 1992.

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