NAPI, Aurélie
Abstract
Reference
NAPI, Aurélie. La traduction de la poésie comme recréation Analyse de traductions de
poèmes de Paul Celan. Master : Univ. Genève, 2012
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23345
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NAPI Aurélie
Directrice de mémoire :
Mme Mathilde Fontanet
Jurée :
Mme Mathilde Vischer
Université de Genève
Juin 2012
Faculté de traduction et d’interprétation Aurélie Napi
Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Remerciements
Je tiens à remercier
Mme Fontanet, pour ses corrections, ses conseils avisés et ses précieux commentaires ainsi que pour
le temps qu’elle m’a consacré tout au long de ce travail ;
Mme Vischer, pour m’avoir fait découvrir Paul Celan, donné l’envie de traiter, pour mon mémoire,
d’un sujet de traduction littéraire et accepté d’être jurée de ce travail ;
Pierre, mes parents, Sylvie et Estéfania pour leurs relectures, leur patience et leur précieux soutien ;
Tous ceux qui m’ont aidée, de près ou de loin, durant la longue aventure qu’a été l’élaboration de ce
travail.
1
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Introduction
Il est presque commun de penser que traduire la poésie est impossible et que traduire, c’est toujours
trahir. Une multitude de théoriciens, d’auteurs et de poètes, parmi lesquels Baudelaire, Schotman,
Weynen, Maurois1 et bien d’autres, abondent dans ce sens.
Nous avons entendu trop souvent ces a priori sur la traduction de la poésie pour qu’ils nous laissent
indifférente. Aussi souhaitions-nous nous poser objectivement les questions suivantes : la traduction
poétique est-elle possible ? Quels en sont les difficultés et les défis ? Comment surmonter ces
obstacles pour pouvoir traduire des poèmes ?
C’est ce questionnement, ainsi que notre intérêt pour la littérature et la poésie, qui nous ont incitée à
faire de la traduction de la poésie le sujet du présent travail. Depuis longtemps nous souhaitions traiter
d’un sujet littéraire pour notre mémoire. Par ailleurs, la traduction poétique étant peu abordée dans le
cursus de la Faculté de traduction et d’interprétation, il nous semblait qu’approfondir certaines
questions relatives à la traduction des poèmes serait enrichissant. Enfin, comme le mentionne
Pergnier2, nous estimons que la traduction de la poésie pose les mêmes problèmes que toute traduction
(notamment celle de la relation entre la forme et le fond) mais de manière plus aiguë, à savoir que les
défis de traduction, posés par tout texte, exigent plus instamment, de par la nature du texte poétique,
des réponses à la fois rigoureuses et créatives. De ce fait, nous considérons l’étude de la traduction
poétique comme extrêmement formatrice et enrichissante, quel que soit le domaine de spécialisation
du traducteur.
Si nous avons choisi de nous intéresser à des poèmes de Paul Celan, c’est d’abord par intérêt pour son
œuvre, mais aussi pour son travail sur la langue allemande et pour la difficulté de sa poésie. En effet, il
nous semble que les caractéristiques de la poésie celanienne soulèvent des questions à la fois ardues et
passionnantes pour la traduction. Par ailleurs, le fait que Celan est à la fois poète et traducteur nous
laisse supposer que lui aussi croyait dans la traduction de la poésie. Cela nous semble un
encouragement à traduire son œuvre, malgré la difficulté de cette tâche.
Ce mémoire ne proposera pas d’étudier la traduction de la poésie sous tous ses aspects. Nous nous
limiterons à une seule approche de la traduction poétique : la traduction comme recréation. En outre,
nous ne nous intéresserons, pour la partie analytique, qu’à un seul exemple de poésie, celle de Paul
Celan, selon un choix portant sur un corpus déterminé. Nous n’aborderons donc que quelques
éléments de l’œuvre du poète, sans proposer d’étude exhaustive sur le sujet. Il s’agira pour nous
seulement d’étayer, par l’analyse de quelques poèmes, l’hypothèse selon laquelle la traduction
poétique comme recréation permet de dépasser l’impossibilité de traduire la poésie.
1
Mentionnés dans CARY, Edmond, « Traduction et poésie », 1957, p. 11.
2
PERGNIER, Maurice, « La traduction comme exégèse : le cas de la poésie », 1999, p. 169.
2
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Notre travail se déroulera en deux phases, l’une théorique, l’autre analytique. Il comportera trois
grandes parties, qui correspondent aux trois questions auxquelles nous tenterons d’apporter des
éléments de réponse : qu’est-ce que la poésie ? traduire la poésie est-il possible ? comment traduire
Celan ?
Dans la première partie, nous tenterons de définir ce qu’est pour nous la poésie et quels sont les
éléments d’un poème. Ainsi, nous passerons en revue quelques traits linguistiques et sémantiques des
poèmes. Nous nous intéresserons également au langage poétique, partant du principe que chaque
écrivain possède son propre langage, qu’il définit lui-même et qui forme un système. Puis nous nous
demanderons comment comprendre la poésie et de quelle manière le lecteur appréhende le poème.
Enfin, nous tenterons de tirer quelques conclusions de ces réflexions avant d’aborder la question de la
traduction de la poésie.
Dans la deuxième partie, nous nous demanderons tout d’abord si traduire la poésie est possible ou si
les différences entre les langues ainsi que la relative rigidité du français rendent les poèmes
intraduisibles. Dans ce cadre, nous nous intéresserons à la dichotomie du son et du sens. Nous
confronterons alors l’impossibilité de traduire sur le plan théorique au fait qu’il existe des traductions
de poème depuis toujours. Par la suite, nous tenterons de proposer un moyen de sortir de cette
contradiction et de la dichotomie entre la fidélité et la trahison en abordant la notion de recréation.
Nous poserons toutefois des limites en précisant que le poème traduit doit garder un lien privilégié à
l’original et que le traducteur doit trouver un juste équilibre, dans ses choix, pour aboutir à une
traduction réussie. Nous aborderons alors le poème comme un tout, un texte, et proposerons de
considérer l’œuvre d’un poète comme un système. Enfin, nous nous intéresserons au rôle que joue le
traducteur, d’abord comme lecteur puis comme « faiseur de choix », au cours du passage vers l’autre
langue.
Dans la troisième partie, nous commencerons par présenter Paul Celan ainsi que quelques traits
caractéristiques de son langage poétique. Nous proposerons ensuite une brève introduction sur les
deux traducteurs dont nous étudierons des poèmes, André du Bouchet et Jean-Pierre Lefebvre. Puis
nous exposerons notre méthode d’analyse et les choix qui nous ont permis de définir le corpus de
poèmes auxquels nous nous intéresserons. Nous pourrons alors aborder les analyses des trois poèmes
choisis : « Sprachgitter », « Schneebett » et « Matière de Bretagne ». Nous tirerons alors quelques
conclusions de ces analyses, tant par rapport à notre méthode que par rapport aux textes étudiés. Enfin,
nous conclurons notre travail et ouvrirons quelques perspectives.
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Selon le Petit Robert, la poésie est un « art du langage, visant à exprimer ou à suggérer par le rythme
(surtout le vers), l’harmonie et l’image ». Commençons peut-être par noter que la poésie est un genre
littéraire particulier, qui comporte un certain nombre de caractéristiques (« rythme », « harmonie »,
« image », selon le Petit Robert) auxquelles nous nous intéresserons plus tard.
Complétons cette définition relativement pragmatique par l’idée de Cohen selon laquelle « la poésie
est une seconde puissance du langage, un pouvoir de magie et d’enchantement […] »4 ; « [elle] n’est
pas autre chose que la prose, elle est plus »5. Mais en quoi consiste donc ce « plus » ? C’est ce que
nous tenterons de déterminer dans cette section.
Mais « [d]epuis un siècle environ, ce bel édifice a été frappé d’une subversion totale. Pour ce qui est
du contenu, du fond, que subsiste-t-il qui soit généralement admis ? »7 En somme, « la poésie moderne
ne respect[e] guère les contraintes liées au genre et à la matrice d’une quelconque forme fixe »8 et,
dans le poème, tout est permis : Cary parle d’une véritable « libération », tant au niveau de la forme
qu’au niveau du fond.
En effet, au temps de la poésie dite « classique », de nombreux auteurs, pour définir ce qu’elle est,
tentent d’expliquer en quoi elle diffère de la prose mais, comme le souligne Cohen,
3
JAKOBSON, Roman, Questions de poétique, 1973, p. 114.
4
COHEN, Jean, Le haut langage, 1979, p. 13.
5
Ibid., p. 15.
6
CARY, Edmond, « Traduction et poésie », in : Babel : revue internationale de la traduction, 1957, p. 26.
7
Ibid.
8
ADAM, Jean-Michel, Pour lire le poème, 1989, p. 55.
4
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[l]’existence de l’expression devenue courante « poème en prose » enlève […] à ce mot cette
détermination sans ambiguïté qui était la sienne au temps où il se caractérisait par sa forme versifiée.
Le vers étant [alors] une forme conventionnelle et strictement codifiée du langage, le poème avait une
sorte d’existence juridique qui ne prêtait pas à contestation. Était « poème » ce qui était conforme aux
règles de la versification, « prose » ce qui ne l’était pas. Mais l’expression apparemment de « poème
en prose » nous oblige à le redéfinir.9
Il s’agit donc de trouver d’autres critères pour caractériser le poème, indépendamment de la
versification.
Ces quelques remarques valent pour la poésie en français. Naturellement, la notion de poésie diffère
selon les langues et ce qu’on appelle « poème » en français ne correspond pas – ou pas exactement – à
ce que l’on nomme « Gedicht » en allemand. L’objet de notre étude n’est pas de recenser ces
différences pour opposer deux définitions. Par conséquent, nous nous proposons de comprendre la
notion de « poésie » dans son sens le plus large, admettant tous les thèmes et toutes les formes, pour
autant que l’auteur du ou des textes ait choisi d’appeler son œuvre « poésie » et que le ou les textes en
question présentent un certain nombre d’éléments « poétiques » que nous tenterons, malgré la
difficulté de définir la notion, de passer en revue ci-après. Ces éléments nous seront utiles pour traiter
de la traduction de la poésie.
[l]e langage versifié s’identifie alors à la somme : prose + musique. La musique s’ajoute à la prose
sans rien modifier de sa structure. Pour reprendre la comparaison saussurienne du langage avec le jeu
d’échecs, la versification serait semblable à ces pièces artistiquement sculptées, susceptibles de
représenter une valeur esthétique propre, mais sans rapport aucun, bien sûr, avec la partie d’échecs
elle-même, dans sa structure et dans son fonctionnement.10
Or, c’est justement, selon plusieurs auteurs, le rapport particulier qu’entretiennent la forme et le fond
qui constitue l’un des traits essentiels de la poésie. Pour Laederach, notamment, la poésie est
[…] une convergence de signes et de sons inséparablement11 liés, donc un « langage » (le seul
langage verbal) qui en appelle à toutes les qualités de l’être humain : à ses sens et à sa raison, à toutes
ses mémoires […], et à sa capacité d’opérer des symbolisations à partir d’éléments à première vue
insignifiants.12
Le fait que fond et forme sont liés, que le poème est un tout, semble indéniable. C’est d’ailleurs pour
Cohen l’un des aspects qui permet de distinguer la poésie de la prose : « [l]a différence entre prose et
poésie est de nature linguistique, c’est-à-dire formelle. Elle ne se trouve ni dans la substance sonore, ni
dans la substance idéologique, mais dans le type particulier de relations que le poème institue entre le
signifiant et le signifié d’une part, les signifiés entre eux d’autre part […] »13. Nous reviendrons sur les
relations qu’entretiennent entre eux les signifiés lorsque nous aborderons la notion d’écart. Nous nous
9
COHEN, Jean, Structure du langage poétique, 1966, pp. 8-9.
10
Ibid., pp. 29-30.
11
C’est nous qui soulignons.
12
LAEDERACH, Monique, Traduire la poésie, 1992, p. 6.
13
COHEN, Jean, op. cit., 1966, p. 199.
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intéressons d’abord à la relation entre signifiant et signifié. A ce propos, comme le souligne Varga, ce
qui est à questionner remonte à la théorie saussurienne de l’arbitraire du signe :
La forme sonore du mot n’est pas motivée par le sens. L’onomatopée ne fonctionne qu’en tant
qu’exception. Toutefois, ces deux vérités n’infirment pas nécessairement les hypothèses selon
lesquelles les effets poétiques sonores réussissent sinon à exprimer, du moins à suggérer des
sentiments déterminés.14
La forme du poème parle donc à la sensibilité du lecteur et il y a bien un rapport entre sons et « sens »
(plutôt au sens de « ressentir »), mais les sons ne déterminent pas le sens arbitrairement. Cependant,
si la forme sonore du mot n’est pas en rapport avec le sens, rien ne nous empêche […] de croire à un
rapport entre certains sons et certains sentiments ; et, deuxièmement, on peut se demander si la
sonorité poétique ne présente pas exactement le même caractère d’exception que l’onomatopée.15
Pour ce qui est de la première question, nous abondons dans le sens de Varga. La forme du poème
revêt une importance capitale : elle provoque, au même titre que le sens, et avec lui, certains
sentiments chez le lecteur. Pour ce qui est de la seconde question, l’hypothèse de l’auteur, qui
rapproche la sonorité poétique de l’onomatopée, nous paraît aller trop loin. En effet, ce n’est pas une
sonorité, mais un ensemble de sonorités et de sens, combinés à d’autres éléments du poème, qui
éveillent conjointement ces sentiments chez le lecteur.
En somme, selon nous, l’esprit et la lettre ne peuvent former le poème qu’ensemble. Le poème est un
tout, un texte, dans lequel fond et forme s’interrogent et se répondent et qui induit certains sentiments
chez le lecteur.
Nous les distinguons toutefois dans la partie qui suit pour décrire les éléments du poème linguistiques,
d’une part, et sémantiques, d’autre part.
Nous nous proposons dans cette section de passer en revue quelques traits linguistiques observés dans
des poèmes. Il ne s’agit bien entendu pas d’une liste exhaustive, ni d’une liste de critères auxquels un
texte doit répondre pour être qualifié de poème. Par ailleurs, selon nous, il n’est naturellement pas
possible de quantifier la poésie, par exemple en disant que tout texte comprenant quatre des traits
linguistiques suivants au moins est un poème. Ces éléments sont donc uniquement présentés dans le
but de participer d’une définition du poème et de poser les jalons de notre analyse, dans la troisième
partie de ce travail.
a) Les sonorités
Par sonorités, nous entendons tous les phénomènes « musicaux » du poème, à savoir la rime, mais
aussi les allitérations, les assonances, les échos, etc. Le poème joue souvent sur les sonorités ou, plus
précisément, sur des récurrences de sonorités, comme le souligne Molino : « [c]ertaines [de ces
récurrences], comme la rime, […], participent de conventions de notre poésie, tandis que d’autres […],
14
KIBEDI VARGA, Aron, Les constantes du poème, 1977, p. 113.
15
Ibid.
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non codées, sont la conséquence d’un choix stylistique »16. Elle ajoute que « [l]a poésie moderne […]
rejette la rime, au nom de principes théoriques, mais lui substitue, dans sa pratique, d’autres échos
sonores »17. Ce qui souligne l’importance de ces phénomène « musicaux » en poésie, qu’elle qu’en
soient l’époque et le style.
Il faut toutefois souligner que ces phénomènes « sonores », s’ils flattent l’oreille, ne se limitent pas à
une fonction esthétique, mais jouent souvent un rôle de construction du vers : ils participent de la
musique du poème, mais aussi, « mis en relation avec des effets sémantiques »18, de son organisation,
de sa structure. L’analyse de ces phénomènes s’avère donc fondamentale pour tout type de poésie.
b) La diction
Pour poursuivre sur l’aspect musical, ou sonore, du poème, nous évoquerons un aspect qui ne fait pas
directement partie du texte mais qui se révèle dès lors que le lecteur se trouve face à lui : la diction.
Kibédi Varga y fait allusion : « Wolfgang Kayser insiste, dans son excellent petit traité du vers
allemand, sur la diction en tant que marque distinctive élémentaire et essentielle entre prose et
poésie »19. Comme lui, nous considérons que la poésie se lit « à voix haute » et que c’est seulement
ainsi qu’elle se réalise au contact de son lecteur, qui se l’approprie : « [l]e texte est au poète, volonté
du poète ; la diction, le poème vivant, est volonté du lecteur »20. Ainsi, même si nous n’allons sans
doute pas aussi loin, en disant que la diction est la marque distinctive entre la prose et la poésie, nous
reconnaissons que la musique du poème, et donc sa diction, joue un rôle central, tant sur le plan
esthétique que sur le plan sémantique, puisque c’est elle qui révèle les sonorités du poème.
c) Le rythme
Un autre élément fondateur du poème est le rythme. Cette notion, quoique centrale, est difficile à
définir. En poésie, ce sont les pauses, les coupures, les césures, le découpage en strophes et en vers,
ainsi que le nombre et la longueur des syllabes, qui règlent le déroulement du texte dans le temps.
Nous dirons donc que le rythme, en somme, c’est le mouvement du poème, son allure et son pas, au fil
de la lecture.
[l]’un des éléments constitutifs de tout rythme est le retour, l’autre étant le phénomène ou la matière
même qui se répète. Ainsi, le rythme accentuel repose sur le retour plus ou moins régularisé de
certains modes de débit qu’on appelle accents. La question se pose de savoir s’il y a lieu de parler
également de rythme lorsqu’on envisage non plus le retour des accents mais celui des sons.21
A sa question, nous répondons par l’affirmative : le rythme se fonde sur le retour des accents mais
aussi des sons (nous avons déjà souligné le rôle que jouent les sonorités dans la structure du poème).
C’est dans ce cadre que s’inscrit la rime, dans son rôle de structuration du poème. Et selon Molino,
16
MOLINO, Jean, GARDES-TAMINE, J., Introduction à l’analyse de la poésie, 1982, p. 59.
17
Ibid., p. 77.
18
Ibid., p. 84.
19
KIBÉDI VARGA, Aron, op. cit., 1977, p. 10.
20
Ibid., p. 11.
21
Ibid., p. 110.
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« [a]insi, bien que la rime ne soit qu’un outil parmi d’autres, musicaux, linguistiques […] utilisé pour
marquer une fin de segment métrique, on ne peut négliger son rôle dans la construction du vers
français »22. La rime a donc une fonction rhétorique, créative et esthétique (elle est un ornement), mais
aussi une fonction démarcative (elle marque la fin du vers) et organisatrice (elle est liée à
l’organisation générale du poème). Dans les poèmes qui rejettent la rime, ce sont d’autres « procédés »
(notamment les échos évoqués dans les sonorités) qui sont utilisés pour occuper ces fonctions.
d) Les figures
Les figures de style sont souvent évoquées comme étant caractéristiques de la poésie. On pense
notamment aux comparaisons, hyperboles, métaphores, métonymies, synecdoques, personnifications,
allégories, symboles, répétitions, parallélismes, inversions, etc. Molino va plus loin en affirmant que
« [l]a poésie n’est pas autre chose que l’utilisation systématique des images » et qu’
à mesure que les caractéristiques formelles de la poésie se relâchent et disparaissent, elle [l’image]
prend une part progressivement plus importante et devient peu à peu la caractéristique définitoire de
la poésie, seul lien qui demeure entre le poème en prose et le poème en vers, seule marque qui oppose
la poésie à tous les autres usages du langage.23
Nous nuançons cette affirmation en rappelant que les figures ne sont pas l’apanage des textes
littéraires : d’autres types de texte, par exemple les textes journalistiques, peuvent y avoir recours.
Il faut noter que certaines de ces figures sont habituelles, et ne relèvent pas seulement d’un auteur,
d’une créativité (les expressions figées, etc.), alors que d’autres sont ce que l’on pourrait appeler des
figures d’invention, à savoir qu’elles n’existent que dans le langage d’un poète, voire seulement dans
l’un de ses textes. Selon nous, ces figures « atypiques » sont à comprendre comme des particularismes
faisant partie intégrante d’un langage poétique particulier et du style d’un poète.
e) Le vocabulaire poétique
Selon Kibédi Varga, « [m]algré qu’il en ait, le poète ne semble guère capable de faire de la poésie avec
tout : il utilise, qu’il le veuille ou non, un vocabulaire spécial »24. Par ailleurs, plusieurs auteurs
s’entendent pour dire que,
[l]angue spéciale, la langue poétique se distingue de la langue commune par son lexique […] :
« Comme un des principaux objets de la poésie est de flatter agréablement l’oreille, on doit en bannir
tous les mots qui pourraient choquer, ou parce qu’ils seraient trop rudes, ou parce qu’ils auraient
quelque conformité de son avec d’autres mots déjà employés dans le même vers. (Restaut, Principes
de la grammaire française, Paris, 1773, p. 465). Il convient de les remplacer par des mots proprement
poétiques, dont les traités de versification donnaient encore récemment la liste. 25
Pour nous, s’il est vrai que les poètes créent ou recréent un vocabulaire singulier, la particularité du
langage poétique ne réside pas dans le choix du lexique, mais plutôt dans l’usage que le poète fait des
mots.
22
MOLINO, Jean, GARDES-TAMINE, J., op. cit., 1982, p. 77.
23
Ibid., pp. 177 et 178.
24
KIBEDI VARGA, Aron, op. cit., 1977, p. 9.
25
MOLINO, Jean, GARDES-TAMINE, J., op. cit., p. 113.
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En outre, nous soutenons Meschonnic lorsqu’il affirme que « [l]e mot poétique n’est pas un beau mot
– ni essence ni idée. C’est un mot comme tout mot, d’abord doublement lié, par une chaîne horizontale
au contexte proche, par une chaîne verticale aux lointains, – sa mémoire »26. Selon lui, le mot poétique
s’inscrit donc dans le texte et dans le contexte. Il ajoute que « [l]e mot poétique est un mot qui
appartient à un système fermé d’oppositions et de relations, et y prend une valeur qu’il n’a nulle part
ainsi, qui ne peut se comprendre que là : chez tel écrivain, dans telle œuvre, et par quoi l’œuvre,
l’écrivain, se définit »27.
Ainsi, ce sont les liens qui s’établissent entre les mots, le système ainsi créé, qui font la particularité du
lexique poétique. Nous ajoutons à cela la créativité lexicale du poète, qui – parfois – n’hésite pas à
user de toutes les ressources de sa langue pour créer, à loisir, les mots dont il a besoin (création
néologique, mais aussi « mots étrangers » ou étrangéisants…) pour s’exprimer. « Le poète a ainsi à sa
disposition, d’un côté les mots banals du langage courant et de l’autre côté les divers procédés
d’enrichissement et d’écart par rapport à la langue commune »28.
En somme, on pourrait dire que le lexique utilisé en poésie se caractérise, d’une part, par l’usage
particulier fait des mots de la langue courante et, d’autre part, par l’introduction de mots nouveaux,
étranges ou étrangers, du fait de la créativité du poète.
Si le poète fait un usage particulier des mots, il peut également avoir un rapport singulier à la
grammaire. Ces « distorsions » syntaxiques peuvent se manifester de différentes manières.
Il existe, d’une part, des écarts grammaticaux « conventionnels » qui peuvent être considérés comme
des figures de style : les inversions, par exemple, ou l’enjambement. Le poète peut, d’autre part, jouer
avec sa langue et choisir de s’écarter de la syntaxe : phrases entrecoupées, interrompues, syncopées,
segments nominaux ou agrammaticaux, voire antigrammaticaux, constructions étranges, voire
fautives, etc. En poésie, la norme grammaticale s’estompe pour laisser place à la créativité du poète.
On peut à ce propos mentionner la suppression de la ponctuation, largement pratiquée par les poètes
modernes depuis la fin du XIXe siècle. Selon Cohen, cette disparition a un sens :
Dans ce refus de la ponctuation, on a voulu voir une coquetterie du poète. Défions-nous de telles
explications, dès qu’il s’agit d’un phénomène aussi généralisé. Les poètes, en effet, ont compris que
le « conflit entre le mètre et la syntaxe » tenait à l’essence même du vers. Les deux systèmes de pause
(point/blanc) entrent nécessairement en concurrence, et si l’on veut sauver le mètre, il faut sacrifier la
syntaxe. Peut-être même que le but que poursuit obscurément le mètre est-il justement de disloquer la
syntaxe.29
26
MESCHONNIC, Henri, Pour la poétique I, 1970, p. 60.
27
Ibid., p. 60.
28
MOLINO, Jean, GARDES-TAMINE, J., op. cit., 1982, p. 119.
29
COHEN, Jean, op. cit., 1966, p. 62.
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Dès lors, toutes ces distorsions ne sont pas de simples fruits du hasard, mais résultent bien de choix
créatifs faits par l’écrivain. L’écart, nous le verrons, devient moyen d’expression et caractéristique
d’un langage poétique.
g) La mise en espace
Adam, dans son ouvrage intitulé Pour lire le poème, insiste sur l’importance de la mise en espace du
texte, en poésie. Pour lui,
[s]i la poésie est assurément d’essence sonore, il faut pourtant tenir compte de la disposition
typographique des signes qui sert à réintroduire le rythme et la phonie dans le graphisme même. […]
[L]’espace imprimé et la spatialité de la page et du recueil commandent une lecture visuelle. La
disposition typographique donne immédiatement à voir la structure tabulaire du poème.30
Dans sa conception de la poésie, la ponctuation, les ressources typographiques, les marges,
l’organisation en vers et en strophes, ainsi que la spatialisation, orchestrée par le blanc, font partie
intégrante du sens. Il souligne l’importance du blanc : « Le blanc introduit plus qu’un autre rythme de
diction : une autre respiration du sens. Avec le blanc, le texte est non seulement autrement ponctué,
mais surtout, la lecture peut s’y déployer plus librement »31. Par conséquent, pour Adam, « [l]e blanc
typographique apparaît […] comme un élément déterminant dans la définition du poème »32.
Le lecteur, face au poème, ne lit donc pas seulement le texte : c’est toute la page, et son « habitation »
par le poème, qu’il cherche à déchiffrer. Nous soulignons l’importance de cette remarque pour la
poésie moderne et contemporaine, qui, libérée de toutes les conventions des classiques, peut investir la
page, le recueil tout entier, sans mesure et sans pudeur.
Dans Introduction à l’analyse de la poésie, Molino affirme : « Le sens ne nous semble pas une
caractéristique pertinente de la poésie »33. Selon nous, elle ne veut pas dire par cette affirmation que la
poésie n’a pas de sens, mais plutôt que le sens n’en est pas un trait caractéristique puisque, pour elle, la
poésie est l’« application d’une organisation métrico-rythmique au langage » et que le langage peut
parler de tout. Cette vision nous paraît justifiée : bien que certains thèmes aient été, à certaines
époques du moins, très chers aux grands poètes, tout peut faire l’objet d’un poème.
De plus, dès lors qu’on sait l’importance de la forme du poème, analyser seulement son sens paraît
absurde. Comme l’exprime Meschonnic, cité dans Adam, le poème
di[t] le sens en insistant sur la matérialité du mode de signifier : « le sens n’est plus le signifié. Il n’y
a plus de signifié. Il n’y a que des signifiants, participes présents du verbe signifier ».34
Dès lors, oui, le poème a un sens, mais ce sens est inscrit, n’existe que dans la forme du poème.
L’esprit et la lettre sont intimement liés et le poème ne peut se lire que comme un tout.
30
ADAM, Jean-Michel, op. cit., 1989, p. 29.
31
Ibid., p. 31.
32
Ibid., p. 42.
33
MOLINO, Jean, GARDES-TAMINE, J., op. cit., 1982, p. 11.
34
MESCHONNIC, Henri, Critique du rythme, 1982, p. 70, cité d’après Adam.
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Bien plus, tous les éléments du poème sont liés entre eux, imbriqués les uns en les autres pour former
ensemble le texte et le sens. Le poème n’est poème qu’avec son sens, sa mise en espace, sa syntaxe,
son vocabulaire, ses figures, son rythme et sa musique :
[u]n poème est un organisme dont chaque élément a une importance vitale : le rythme, les rimes, les
strophes, la composition syntaxique, l’organisation phonétique et musicale coexistent et entrent en
système.35
Comme le dit Cohen, qui reprend une idée de Mallarmé :
Les rimes, les allitérations d’une part, les figures, tropes, métaphores de l’autre, ne sont plus ici des
détails et ornements du discours qui peuvent se supprimer, ce sont des propriétés substantielles de
l’ouvrage ; le fond n’est plus cause de la forme, il en est l’un des effets.36
La poésie n’est donc pas de la prose plus des effets esthétiques. La poésie est un « mode de dire » où
fond et forme ne font qu’un. Ce qui nous amène au même questionnement que Cohen :
« [l]’autonomie du contenu, qu’atteste la traductibilité, est indiscutable pour ce qui est des textes non
littéraires. L’est-elle encore en ce qui concerne les textes littéraires, et plus précisément la poésie ? »37
Par langage poétique, nous n’entendons pas tout langage poétique, mais le langage d’un poète en
particulier, son idiolecte et ses particularismes. Par conséquent, lorsque nous parlons du langage
poétique, il ne s’agit plus des caractéristiques des poèmes en général, mais des « outils » poétiques
utilisés par un auteur, ses modes de dire singuliers, ses habitudes et ses préférences. Nous rapprochons
la notion de langage poétique de la notion de style de l’écrivain, au sens où « lorsqu’on parle du
« style » d’un auteur ou d’un traducteur, on évoque la singularité de son écriture »38.
Par conséquent, nous sommes d’accord avec Meschonnic pour dire qu’« [i]l n’y a pas le langage
poétique, mais celui d’Eluard, qui n’est pas celui de Desnos, qui n’est pas celui de Breton […] »39.
Chaque auteur a son propre langage poétique, créé sur mesure, pour pouvoir s’exprimer. Notre analyse
se fondera sur ce postulat : nous ne parlerons que d’un poème, écrit par un poète, à un moment donné.
35
ETKIND, Efim, Un art en crise, 1982, p. XI.
36
COHEN, Jean, op. cit., 1966, p. 48.
37
Ibid., p. 35.
38
VISCHER, Mathilde, La traduction du style vers la poétique, 2009, p. 31.
39
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1970, p. 45.
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De nombreux auteurs s’accordent pour dire qu’une caractéristique du langage poétique – nous dirons,
au vu de ce que nous venons d’affirmer, des langages poétiques – est l’écart à l’usage habituel du
langage. Selon Molino,
La notion d’écart pose toutefois une question importante, comme le rappelle Cohen, puisqu’elle
présuppose la norme, notion qui a suscité bien des réserves. Il répond à cette question de la manière
suivante : « […] puisque la prose est le langage courant, on peut le prendre comme norme et le poème
comme un écart par rapport à elle »43.
Le phénomène des « déviations » semble s’être nettement amplifié au fil du temps, à mesure que les
poètes se libéraient des conventions et des normes classiques. Cohen, qui analyse, au moyen de
« statistiques », les écarts (principalement lexicaux) dans les textes de grands poètes de différentes
époques, estime que « [l]a progression d’un groupe à l’autre (classiques, romantiques, symbolistes)
est très nette et du même ordre que celle présentée par la versification. L’évolution s’est faite
linéairement dans le sens d’une accentuation de l’anormalité linguistique »44. Par conséquent, selon
lui, ce sont les poèmes contemporains qui présentent le plus d’étrangetés par rapport à la norme.
Pour Kibédi Varga, ces écarts participent de la notion même de poésie puisqu’il affirme que
[l]’intentionnalité poétique commence au moment de l’écart le plus léger par rapport à ce que le
lecteur considère comme habituel, comme mètre, comme prose « pure » et elle se termine, en se
détruisant, pour ne pas dire en se suicidant, au moment même où l’écart devient infini, au moment où,
en d’autres termes, il se transforme en inconnu inconnaissable, en néant, par rapport au lecteur.45
Pour lui, la poésie commence donc au moment où il y a écart et s’arrête là où le lecteur ne peut plus
comprendre. Nous trouvons l’idée de l’« inconnu inconnaissable » séduisante, dans la mesure où elle
permet de contenir la poésie entre deux pôles : le langage courant d’une part et l’absurde d’autre part.
40
MOLINO, Jean, GARDES-TAMINE, J., op. cit., 1982, p. 93.
41
Ibid.
42
Ibid., p. 130.
43
COHEN, Jean, op. cit., 1966, p. 13.
44
Ibid., p. 124.
45
KIBEDI VARGA, Aron, op. cit., 1977, p. 20.
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Toutefois, comme nous le verrons, le fait qu’un texte soit hermétique et, du moins à la première
lecture, incompréhensible, ne signifie pas qu’il ne puisse pas être appréhendé par le lecteur (et le
traducteur).
Au sens de Cohen, « [l]’écart est […] une notion trop large qu’il faut spécifier, en disant pourquoi
certains accords sont esthétiques et d’autres non »46. Nous n’émettrons pas de jugement de valeur en
tentant de catégoriser les écarts selon leur effet esthétique. En revanche, nous nous proposons de
différencier certains types d’écarts : lexicaux et syntaxiques, notamment.
A propos du vocabulaire poétique, Kibédi Varga propose une méthode statistique pour « savoir dans
quelle mesure le vocabulaire d’un poète s’écarte du vocabulaire « normal » »47. Pour ce faire, il « fai[t]
d’abord l’index statistique des œuvres complètes [d’un] poète » puis les compare au « vocabulaire
normal »48. Le problème que rencontre Varga est qu’il « n’existe, n’a jamais existé pour aucune
période [un vocabulaire normal] et l’on ne saura jamais en établir un qui, sans même présenter la
moyenne normale, soit au moins complet »49. En outre, un lecteur ne lira presque jamais la totalité des
œuvres d’un poète, d’une part, et, d’autre part, ce n’est pas par rapport au « vocabulaire normal » mais
par rapport à son propre usage du langage, qu’il considère comme « normal », qu’il mesurera l’écart.
Si l’écart existe au niveau lexical, il existe aussi au niveau syntaxique. Cohen mentionne notamment
« [l]’inversion[, qui] n’est qu’un exemple d’écart grammatical. Ecart peu spectaculaire, d’ailleurs,
puisque du fait même que certains adjectifs sont régulièrement antéposés, l’antéposition des autres,
même s’ils sont normalement postposés, ne nous paraît pas aberrante »50. A côté de ces « étrangetés »
limitées, le poète peut enfreindre la grammaire de manière plus radicale. Mais, comme le rappelle
Cohen, « [l]a grammaire est le pilier sur lequel repose la signification. A partir d’un certain degré
d’écart par rapport aux règles de l’ordre et de l’accord, la phrase s’effondre et l’intelligibilité
disparaît »51. On en revient donc à « l’inconnu inconnaissable » de Kibédi Varga, où commence
l’absurde et s’arrête la poésie.
Pourtant, pour Cohen, la créativité poétique a besoin de ces étrangetés. C’est en effet dans la déviation
que la poésie l’emporte sur le langage courant :
Le discours poétique prend le système à contre-pied, et dans ce conflit, c’est le système qui cède et
accepte de se transformer. La poésie, selon le mot profond de Valéry, est un « langage dans le
langage », un nouvel ordre linguistique fondé sur les ruines de l’ancien, et par lequel […] se construit
un nouveau type de signification. L’absurdité poétique n’est pas de parti pris. Elle est le chemin
inéluctable par lequel doit passer le poète, s’il veut faire dire au langage ce que le langage ne dit
jamais naturellement.52
Et nous affirmons, allant plus loin que Cohen, que chaque poète fait, de par sa propre créativité,
« éclater » le système du langage courant, jusqu’à ce que celui-ci se fissure, pour trouver son propre
46
COHEN, Jean, op. cit., 1966, p. 13.
47
KIBEDI VARGA, Aron, op. cit., 1977, p. 163.
48
Ibid., p. 162.
49
Ibid.
50
COHEN, Jean, op. cit., 1966, p. 193.
51
Ibid., p. 185.
52
Ibid., p. 134.
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mode de dire. Pour conclure, nous dirons que si la notion d’écart joue un rôle central en poésie, c’est
chaque poète qui se crée son propre système de déviations pour dire son message. Or, ce n’est pas par
rapport au « langage normal » qu’il faut chercher à mesurer la déviation, mais bien par rapport au
lecteur qui est central, face au texte poétique.
Pour Meschonnic, « étudier le style d’un écrivain, c’est étudier un univers fermé-ouvert, langage à
tous, langage unique »53. C’est sur la notion d’univers que nous souhaitons insister. Selon nous, c’est
réellement un univers, au sens de système, de tout organisé, que crée le poète.
Nous avons rapproché la notion de langage poétique de la notion de style de l’écrivain. Nous allons
dans le même sens que Jenny, cité dans Vischer, pour dire que
« la définition du style comme singularité discursive ne présuppose pas la discontinuité des faits de
style mais au contraire elle en implique la continuité », dans la mesure où « l’œuvre littéraire organise
la convergence des traits de style en une forme globale significative ».54
Nous reconnaissons toutefois que « [cela] n’empêche pas que le projet stylistique d’une œuvre puisse
contenir des tensions et des contradictions “qui feront la cohérence d’un style et lui assureront sa
valeur de modèle singulier” »55.
Le système constitué par un langage poétique s’organise à différents niveaux. Au niveau du lexique
notamment, pour Molino, les mots interagissent par renvois :
Les mots ne sont […] que des points d’accumulation auxquels se rattache une aura d’associations,
phoniques, grammaticales, lexicales ou sémantiques. Mais cette série ouverte de renvois virtuels vient
s’insérer dans un groupe de mots, dans une phrase, dans un texte. […] [L]es diverses associations
virtuelles que porte chaque mot sont mises en présence, les mots réagissent l’un sur l’autre ; et le sens
de la phrase naît de ces actions et réactions continuelles entre les mots qui se suivent […]. 56
Cependant, nous allons plus loin que Molino, considérant que ces renvois s’insèrent non seulement
dans un texte, mais dans un recueil, dans l’œuvre tout entière. De plus, ils ne se font pas qu’au niveau
des mots, mais aussi sur le plan des structures, des sonorités, des rythmes, en somme, de tous les
éléments du poème.
[l]a langue est un système : elle est un code stable, transmis, fait de réseaux interdépendants. L’œuvre
en relève, elle relève du collectif, parce qu’elle est signification, communication ; et par un autre côté
(celui des valeurs) elle a son code – « la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit et
que ne voient pas les autres », dit Proust.57
Le langage poétique est donc dans le code de la langue, mais il est aussi un autre code, celui des
sentiments. Or ces deux codes n’ont pas les mêmes fondements : « [l]e code du langage ordinaire
s’appuie sur l’expérience externe. Le code du langage poétique se fonde, au contraire, sur l’expérience
53
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1970, p. 11.
54
JENNY, Laurent, « Sur le style littéraire », in : Littérature n° 108, 1997, p. 98, cité d’après Vischer.
55
VISCHER, Mathilde, op. cit., 2009, p. 32.
56
MOLINO, Jean, GARDES-TAMINE, J., op. cit., 1982, p. 122.
57
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1970, p. 41.
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interne. Il résume les ressemblances ou oppositions qualitatives tertiaires, telles que les révèle notre
sensibilité »58.
Le poète crée donc son propre système, qui relève de sa sensibilité, que le lecteur interprète selon sa
propre sensibilité. Il est évident que rares sont les lecteurs qui, pour déchiffrer le message du poète,
vont chercher des clés de lecture en lisant l’œuvre entière. Le système, quoiqu’ordonné comme un
tout, créé selon des lois régissant l’univers du poète tout entier, n’est qu’entre-aperçu. Ce n’est qu’un
pan de l’univers qui se donne à voir et les mots, les symboles, qui trouvent leur sens dans l’œuvre tout
entière, ne révéleront sans doute pas tous leurs secrets.
Comme nous l’avons indiqué, le lecteur ne « déchiffre » pas seulement le texte, il « lit » aussi la page,
les blancs, la mise en espace, il entend les sonorités, qu’il prononce, et les rythmes ; c’est, en somme,
le poème dans sa globalité qu’il appréhende.
[q]u’est-ce que comprendre ? Saisir le sens ? Cette définition repose sur un postulat, impliqué par sa
formulation même. Dire « le sens », c’est postuler son unicité, c’est admettre sans le dire qu’il est un
seul type de sens, une modalité unique de l’intelligibilité. Et c’est ce postulat initial que l’analyse doit
commencer par questionner.59
Et si comprendre était interpréter ? Si comprendre était appréhender le poème dans sa globalité et en
saisir un des sens possibles, selon sa propre sensibilité ?
La poésie est le chant du signifié. « Pensée chantante », dit Rimbaud. Ce qui veut dire que le sens
poétique agit sur le récepteur à la manière de la musique. […] [E]lle fait chanter le sens. […] Les
mots s’animent, ils agissent, nous imposent leur manière d’être. Une seconde métaphore recoupe la
première. Elle est empruntée au phénomène de résonance. Comprendre un poème, c’est entrer en
résonance avec lui.60
Pour Kibédi Varga, le lecteur joue un rôle véritablement actif, il est partie prenante, indispensable à la
vie du poème : « C’est le lecteur qui, à chaque lecture, ressuscite le poème. Le poème ne vit qu’à partir
du moment où le lecteur l’appréhende »61. Le lecteur actualise en quelque sorte le poème, lui
redonnant vie à chacun de ses passages. Il n’est pas passif dans la lecture, mais engage une véritable
relation avec le texte, qui résonne sous ses pas. Ces considérations seront essentielles à notre réflexion
sur la traduction, puisque le traducteur est avant tout, face au poème, lecteur, comme le formule
Vischer :
58
COHEN, Jean, op. cit., 1966, p. 212.
59
COHEN, Jean, op. cit., 1979, p. 129.
60
Ibid., p. 139.
61
KIBEDI VARGA, Aron, op. cit., 1977, p. 28.
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L’essentiel de l’acte de traduire s’inscrit à nos yeux déjà dans la lecture, la traduction n’étant que la
concrétisation de ce qui se forge pour le lecteur au moment de l’acte de lecture. La lecture d’un texte
révèle en effet ce que chacun lit en fonction de son bagage culturel et littéraire, de son regard sur le
monde et de son propre style. 62
Nous profitons de ce que nous nous intéressons au lecteur pour évoquer une image qui était chère à
Paul Celan, celle du poème comme bouteille jetée à la mer :
Comme l’écrit Martine Broda au sujet de l’image du poème comme une bouteille jetée à la mer que
Paul Celan reprend à Mandelstam, il ne s’agit pas de « déchiffrer » un message lorsqu’on lit un
poème, mais de le « recevoir » : « On notera qu’il n’est jamais question chez Celan, plus clair sur ce
point que Mandelstam, d’ouvrir la bouteille pour déchiffrer son message, celui-ci n’est pas à décoder,
il est à recevoir. Ce qui compte est qu’un autre homme le ramasse, dans sa main ».63
Cela nous paraît intéressant dans la mesure où, pour le poète, « comprendre » est alors plus proche de
« recevoir » que de « saisir le sens. » Le lecteur reçoit le poème, et le traducteur aussi, à sa manière.
A propos de la poésie de Celan, Steiner souligne un autre aspect important : le but premier du poète
n’est peut-être pas d’être compris.
Il n’est pas prouvé que Celan « cherche à être compris », que notre compréhension affecte en quoi
que ce soit la cause et la nécessité interne de son poème. Le poème, au mieux, admet un orbe, un
faisceau de réactions possibles, de lectures tangentielles, d’« échos éclatés ».64
Dès lors, si le poète ne cherche pas à transmettre un message et si le lecteur ne doit pas chercher à
déchiffrer ce message, on comprend que l’important est ailleurs, là où l’esprit et la lettre du poème
résonnent ensemble dans l’âme du destinataire.
Par conséquent, la manière dont le traducteur appréhende le texte doit également être questionnée. Il
s’agit peut être moins de saisir le poème par la raison que d’
instaurer un rapport intime avec le texte, et donc [de] « sentir » […], par une compréhension intuitive,
de saisie du rythme, de l’énergie et du fonctionnement du texte, par une prise en compte de
l’ensemble des éléments en jeu dans le texte ou le poème. Cette compréhension opérant à un autre
niveau que celle de la saisie du sens, aussi complexe soit-elle, il nous paraît possible d’« interpréter »
sans « comprendre ». En effet, une part de la compréhension se situe à un niveau plus souterrain, dans
cette habitation intérieure du texte qui échappe partiellement au traducteur lui-même.65
En somme, on peut dire que le texte poétique parle à l’âme du lecteur, au-delà de la compréhension
purement intellectuelle. Dès lors, lire des textes obscurs, voire hermétiques, devient possible. Et les
traduire ?
62
VISCHER, Mathilde, op. cit., 2009, p. 11.
63
Ibid., p. 22.
64
STEINER, George, Après Babel, 1978, p. 259.
65
VISCHER, Mathilde, op. cit., 2009, p. 22.
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propre univers poétique, qui est un tout organisé à appréhender comme tel. Enfin, nous avons formulé
quelques remarques sur la manière dont le lecteur et le lecteur-traducteur peuvent « comprendre » le
texte.
Ces fondements théoriques devraient nous permettre, dans une seconde partie, de discuter de
l’intraduisibilité de la poésie et de la dichotomie du fond et de la forme en traduction poétique. Nous
nous fonderons également sur nos remarques sur la compréhension pour aborder le rôle du traducteur.
Enfin, les notions de langage poétique et de style de l’écrivain nous seront utiles lorsque nous
aborderons la question de la traductibilité d’un poème.
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2. Traduire la poésie ?
Dès lors que nous avons défini ce que nous entendons par poésie et poème, nous pouvons nous poser
la question qui sera le fondement de notre travail : peut-on traduire la poésie ? Ce questionnement
n’est pas nouveau et nombreux sont les traductologues qui s’y sont intéressés, comme le rappelle
Cary : « [e]st-il possible de traduire les poètes ? Telle est la question préalable qu’invariablement on
entend poser dès qu’on aborde l’épineux problème de la traduction des œuvres poétiques »66.
Pour Penisson, « [l]a poésie est par essence, nécessairement, intraduisible, sauf à vouloir, par souci
d’information, en indiquer l’existence, et accepter la perte essentielle qui se produit, au passage d’une
langue à l’autre »67. La seule traduction « légitime » est donc la traduction-information, sur laquelle
nous reviendrons.
Utz rappelle la célèbre citation de Robert Frost dans les termes suivants :
« Poetry is what gets lost in translation. » Dieses Wort des amerikanischen Lyrikers Robert Frost ist
zum populären Vorurteil und Filmtitel geworden. Es bilanziert das Übersetzen als Verlustgeschäft
und macht es sogar zum negativem Kriterium dessen, was Lyrik, mithin Literatur überhaupt sei. Das
Literarische und das Übersetzen, so dieses Vorurteil, schließen sich eigentlich aus.68
Pour lui, littérature et traduisibilité s’excluent mutuellement et l’intraduisibilité devient même l’un des
traits essentiels du poème. C’est d’ailleurs aussi l’avis de Berman, qui estime que le fait
[q]ue la poésie soit intraduisible, cela signifie deux choses : qu’elle ne peut pas être traduite, à cause
de ce rapport infini qu’elle institue entre le « son » et le « sens », et qu’elle ne doit pas l’être, parce
que son intraduisibilité […] constitue sa vérité et sa valeur. Dire d’un poème qu’il est intraduisible,
c’est au fond dire que c’est un « vrai » poème.69
Pour Ladmiral aussi, s’il y a des « franges d’intraduisible » dans certains textes, la poésie est tout
bonnement intraduisible et « il faudra se faire une raison »70 :
Le mot est lâché : il y a de l’intraduisible dans le langage, ou plutôt : dans les langues, dans « chacune
langue ». Il y a un résidu d’intraduisibilité dont aucun traducteur, bon ou mauvais, ne pourra
triompher. [Pour la poésie, p]ire, il ne s’agit pas d’une frange qui resterait secondaire ou minoritaire :
66
CARY, Edmond, « Traduction et poésie », 1957, p. 11.
67
PENISSON, Pierre, « Le génie traducteur », 1999, p. 136.
68
UTZ, Peter, Anders gesagt Ŕ autrement dit Ŕ in other words, 2007, p. 19
69
BERMAN, Antoine, « La traduction et la lettre ou L’auberge du lointain », 1995, p. 60.
70
LADMIRAL, Jean-René, Traduire, 1979, p. 86.
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c’est l’essentiel, pour un poète, qui ne pourra pas être traduit, à savoir toute la dimension poétique du
langage précisément.71
Ces quatre citations ne sont qu’un échantillon des textes écrits sur l’impossibilité de traduire la poésie.
Pour nous, poser la question « peut-on traduire la poésie ? » suppose déjà une réponse négative. Par
conséquent, comme Bensimon, nous préférons demander : « [l]a poésie est-elle intraduisible ? »72 et
tenter de démontrer le contraire.
Comme certains auteurs, nous estimons que déclarer d’emblée la traduction de la poésie impossible est
un raccourci. Pour Laederach, notamment, l’affirmation de l’intraduisibilité de la poésie est un a priori
et il est légitime de traduire des poèmes :
Qu’un poème soit intraduisible n’est pas seulement un a priori largement répandu, c’est aussi la clef
du découragement où glisse un traducteur, aussi expérimenté soit-il, lorsqu’il tente d’en traduire un.
Tout, à dire vrai, ou presque, lui a résisté : la finesse du sens aussi bien que la musique, la
convergence des symbolismes aussi bien que l’évidence des rimes. Il semble qu’il y ait, entre
l’original et le poème traduit, des espaces interstellaires, et que rien ne pourra les combler.73
Bien plus, pour elle, affirmer qu’il est impossible de traduire la poésie, c’est décourager les traducteurs
qui souhaiteraient se risquer à cet exercice difficile, les conditionner à croire que leur traduction est
mauvaise, que rien n’a abouti dans leur démarche.
[i]l y a un premier intraduisible, un intraduisible de départ, qui est la pluralité des langues, et qu’il
vaudrait mieux appeler tout de suite, comme von Humboldt, la diversité, la différence des langues,
qui suggère l’idée d’une hétérogénéité radicale qui devrait a priori rendre la traduction
impossible74[,]
a lui aussi une vision plus nuancée sur la question de la possibilité de traduire des poèmes. Pour lui, ce
n’est pas la poésie qui est intraduisible, mais le poème qui comprend des plages d’intraduisibilité
(comme tout texte, avons-nous envie d’ajouter). L’intraduisible est en quelque sorte « localisé »,
confiné en des régions circonscrites. La difficulté de traduire existe, elle se concrétise lorsque le
traducteur se met à l’œuvre, mais ce n’est pas tout le texte qui résiste :
[…] la résistance à la traduction revêt une forme moins fantasmatique une fois le travail de traduction
commencé. Des plages d’intraduisibilité sont parsemées dans le texte, qui font de la traduction un
drame, et du souhait de bonne traduction un pari. A cet égard, la traduction des œuvres poétiques est
celle qui a le plus exercé les esprits, précisément à l’âge du romantisme allemand […].75
Toutefois, pour lui comme pour Laederach, la traduction est un « drame » et le traducteur littéraire un
être à jamais insatisfait. On peut dès lors se demander pourquoi traduire ? Nous n’essaierons pas de
répondre à cette question, qui se situe au-delà de notre champ d’études. En revanche, nous nous
demanderons plutôt comment traduire.
71
Ibid.
72
BENSIMON, P. (éd.), Traduire ou vouloir garder un peu de la poussière d’or…, 2006, p. I.
73
LAEDERACH, Monique, op. cit., 1992, p. 5.
74
RICOEUR, Paul, Sur la traduction, 2004, pp. 53-54.
75
Ibid., pp. 11-12.
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Dans cette section, nous avons montré qu’il est communément admis que la poésie est intraduisible.
Nous allons maintenant chercher à comprendre les raisons de cet a priori pour rebondir, plus loin, sur
la traductibilité pratique des poèmes.
Une raison souvent invoquée pour justifier l’impossibilité de traduire la poésie est l’existence de
différences entre les langues. Berman définit l’intraduisibilité comme étant « ce qui, dans la différence
des langues, s’avère être irréductible »76. Cela suppose déjà qu’il y a des différences entre les langues,
mais que toutes ne sont pas irréductibles.
Georges Mounin pose le problème des intraduisibles : les langues, morphologiquement, lexicalement,
etc. tendent à rendre impossible toute traduction, sauf à un niveau d’approximation où les « pertes »
sont plus élevées que les « gains ».77
Allant dans le même sens, Raffel estime que « […] no two languages organize themselves in the same
way »78. Pour lui, les différences se situent à tous les niveaux linguistiques : phonologique, lexical,
syntaxique, structurel, etc. Au niveau phonologique par exemple, Raffel souligne que
[…] peculiarities are inevitably nontransportable. It is impossible to reproduce the phonology of one
language in another as it is to translate literally any language’s words or syntax.79
Au niveau lexical, il note que
[v]ocabulary similarities can to some degree ease the translator’s burden. Just how much easing is
problematical, as it is also highly variable (and therefore not to be relied upon). In general, a safe rule
is to assume that the translator receives far less aid and comfort from lexical similarities than either
he or anyone else might assume.80
Ainsi, même entre deux langues relativement proches, il n’y a que très peu de « correspondances », de
rapprochements, qui viendront en aide au traducteur dans l’exercice malaisé qu’est la traduction
littéraire.
Pour Blanchot, cité dans Battaglia, les différences entre les langues existent, mais elles sont
constructives et la traduction joue sur ces différences:
Le traducteur en somme « vit la différence des langues, toute traduction est fondée sur cette
différence, tout en poursuivant, apparemment, le dessein pervers de la supprimer […] A la vérité, la
traduction n’est nullement destinée à faire disparaître la différence dont elle est au contraire le jeu :
constamment elle y fait allusion, elle la dissimule, mais parfois en la révélant et en l’accentuant, elle
est la vie même au cœur de cette différence […].81
A ses yeux, il ne s’agit donc pas d’un obstacle infranchissable, mais d’une contrainte qui fait partie
intégrante de la traduction. En outre, cette « contrainte » pousse le traducteur à chercher, au cas par
cas, des solutions et peut devenir créatrice et donc positive. Battaglia va même plus loin :
76
BERMAN, Antoine, L’épreuve de l’étranger, 1984, p. 34.
77
Ibid.
78
RAFFEL, Burton, The Art of Translating Poetry, 1988, p. 15.
79
Ibid., p. 25
80
Ibid., p. 56.
81
BLANCHOT, Maurice, L’Amitié, 1971, pp. 70-71, cité d’après BATTAGLIA, Anna, Gardes-TAMINE, J., p. 74
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[…] si la traduction nous place au cœur de la symbolisation et des différences profondes entre les
langues, elle est aussi une résolution des dissonances. La reformulation interprétative ne procède pas
sur des versants séparés mais sur la crête où ces deux langues se rapprochent. Ce rapprochement n’est
pas donné, il est construit par chaque traducteur […].82
On entrevoit ici le début d’une réponse face à l’intraduisibilité : certains modes de traduire permettent
de rapprocher les deux langues en se plaçant en un point, ici, une crête, où l’échange entre deux
univers devient possible. Nous développerons cette idée lorsque nous évoquerons les différents types
de traduction de la poésie.
A propos des différences entre l’allemand et le français, Lefebvre note que « [q]uand il y a passage de
l’allemand au français, l’espace du texte est le lieu de distorsions inévitables : la plasticité spatiale des
deux langues n’est pas la même »83. Cela nous paraît évident : l’allemand et le français sont deux
langues dont le fonctionnement diffère, notamment du fait de l’usage des cas en allemand, qui permet
une très grande flexibilité quant à l’ordre des mots dans la phrase, et si l’on envisage la traduction
comme une restitution segment par segment (ou unité de traduction par unité de traduction) du texte
original, il y aura forcément « distorsion ». Toutefois, comme Battaglia, nous proposons d’envisager la
traduction sous un jour différent pour se placer sur « la crête » où ces deux langues peuvent se
rencontrer.
En outre, Berman note que, bien qu’il y ait réellement des « plages d’intraduisibilité », « si on se place
au niveau de la traduction d’un texte, le problème change complètement »84. Il ajoute que
[l]a prétendue intraduisibilité se dissout en traduisibilité sans reste, par le simple recours à des modes
de rapports existant naturellement et historiquement entre des langues, mais modulés ici selon les
exigences de la traduction d’un texte : l’emprunt et la néologie dans le domaine lexical.85
Relevons ici deux idées intéressantes : premièrement, en traduction poétique, il ne s’agit pas de
proposer des « équivalents » pour des segments isolés mais de traduire un texte qui forme un tout.
Deuxièmement, pour Berman, la solution pour répondre à l’intraduisibilité passe par l’accueil de
l’étranger dans la langue traduisante, à savoir que, là où la langue source offre des possibilités que
n’offre pas la langue cible, certaines de ces possibilités peuvent être accueillies dans la langue cible,
qui doit se modifier sous l’influence de l’étranger.
C’est qu’on a confondu altérité et différence. Il y a des différences entre les langues. Mais la
différence entre deux traductions ne passe pas par ces différences-là. Elle met en œuvre, à l’intérieur
d’une même langue, un travail de l’altérité sur l’identité.86
Le fait que les langues sont différentes semble donc indéniable. Toutefois, est-ce une raison suffisante
pour conclure à l’impossibilité de traduire la poésie ? Quelques pistes révélées dans cette section – le
fait que l’intraduisibilité se résume à quelques plages dans le texte, la recherche d’espaces où les
82
Ibid., p. 78.
83
LEFEBVRE, Jean-Pierre, « Traduire les poèmes : ce que le temps apporte-emporte », 1999, p. 109.
84
BERMAN, Antoine, op. cit., 1984, p. 302.
85
Ibid.
86
MESCHONNIC, Henri, Poétique du traduire, 1999, p. 192.
21
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Ayant établi que toutes les langues sont différentes, nous souhaitons dire quelques mots du français.
Un certain nombre d’auteurs estiment que la langue française est moins bien armée que d’autres pour
les textes poétiques, qu’elle est pauvre, rigide et manque de créativité. Ainsi, Cary, qui affirme sans
hésiter que si les langues sont différentes,
[i]l faut reconnaître, de surcroît, qu’en matière de traduction poétique, le français se trouve dans une
situation défavorisée. La langue a une structure plus exigeante, moins souple que d’autres et se plie
moins aisément à la forme d’expression poétique : Jean Cocteau a pu la classer comme anti-poétique
par excellence.87
Face à de telles « accusations », il se trouve aussi des voix pour la défense et l’illustration de la langue
française, notamment celle d’Etkind :
Combien de fois n’avons-nous pas entendu s’élever, au moindre prétexte, d’amères récriminations
contre la langue française, contre l’étroitesse et même la pauvreté de son vocabulaire, contre la
rigidité de sa syntaxe, son rationalisme excessif et, en relation avec son penchant pour l’analyse, son
analytisme, son incompatibilité avec la poésie ?88
En se fondant sur l’analyse de plusieurs traductions de poèmes, il conclut toutefois :
Une chose est claire, cependant : la langue française renferme en elle des possibilités latentes, qu’il
n’est certes pas facile d’exploiter […], mais elle est capable de trouver en elle à mobiliser des forces,
des possibilités qu’un œil non exercé – et même un œil bien exercé ! – a de la peine à discerner.89
Tout comme Etkind, nous croyons à la richesse de la langue française et ne voyons pas pourquoi celle-
ci se défendrait moins bien en poésie que d’autres langues. Comme lui, nous pensons que la voie de la
créativité n’est pas la plus facile à suivre et que le traducteur qui choisit de travailler avec toutes les
richesses de sa langue se heurte à maints obstacles.
Nous suggérons au passage que l’existence de l’Académie française n’est peut-être pas sans incidence
sur les réticences qu’ont (eues) certains traducteurs à jouer avec la langue française, à exploiter toutes
les possibilités qu’elle offre, voire à créer, à partir des matériaux linguistiques qui sont les siens.
Nous citons, pour terminer, un mot de Bonnefoy (à propos de la traduction d’un poème de Yeats) qui
nous semble bien résumer la situation : « […] les langues n’ont pas leurs « bonheurs » aux mêmes
points »90, ce qui implique que toutes les langues ont leurs manques, leurs lacunes, mais aussi leurs
richesses. Si l’allemand a plus de flexibilité pour exprimer certaines idées, le français peut, quant à lui,
dire avec plus de précision certains sentiments, par exemple. Dès lors, les traducteurs francophones
ont toute légitimité pour traduire dans la langue qui est la leur et en exploiter les bonheurs. Mais
comment traiter les lacunes ?
87
CARY, Edmond, op. cit., 1957, p. 23.
88
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. 61.
89
Ibid., p. 98.
90
BONNEFOY, Yves, Entretiens sur la poésie 1972-1990, 1990, p. 151.
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Pour Berman, comme nous l’avons vu, l’un des moyens de surmonter les différences entre les langues
et les « lacunes » de chacune est de s’ouvrir à l’étranger, d’accueillir de l’étrangeté dans la langue
traduisante. Il rejette la « traduction ethnocentrique[,] fondée sur la primauté du sens, [qui] considère
implicitement ou non sa langue comme un être intouchable et supérieur, que l’acte de traduire ne
saurait troubler »91. Pour lui, la langue de l’original doit transparaître dans le texte-traduction.
les traductions qui présentent des arêtes, des aspérités, même des pointes, [elle] aime bien celles qui
font trébucher le lecteur de manière créative. Ce frottement suscite une prise de conscience,
notamment de ce processus qu’est la traduction.
C’est justement ce trébuchement que de nombreux traductologues et traducteurs refusent au nom de
l’idiomaticité du texte traduit. Or, dans cette optique d’ouverture à l’étranger, la traduction ne se cache
plus, elle s’affirme en tant que traduction dans l’univers littéraire et cherche à s’y faire une place.
dans le cas de la poésie, il s’agit moins d’annuler la distance entre un texte de départ et un texte
d’arrivée […] que de rendre manifeste cette distance comme différence dans notre langue (langue
d’arrivée). Le texte d’arrivée ne cache pas qu’il est une traduction et apparaît comme il est : déplacé,
hybride. La langue hôtesse tressaille et craque sous l’effort […].92
Il va donc plus loin : il s’agit d’accueillir l’étranger dans la langue et de le revendiquer. Le texte
s’affirme comme étant une traduction, la langue cible sort d’elle-même, elle se transforme et affirme
son identité en tant que langue traduisante.
Traduire, se traduire vers l’autre (devant l’instance de l’autre, comme le dit une acception en justice –
et justesse – de « traduire », que nous ne pouvons oublier), c’est sortir de chez soi, du « négligé », de
l’à-peu-près-à-demi-mots, quitter l’air de famille – pour faire du rapprochement sans doute, mais
nouveau, à nouveaux frais, à risque et à péril ; quitter l’indifférence à la méconnaissance des autres.93
Il y a donc un risque, à traduire : celui d’effaroucher son lecteur. Mais traduire en effaçant toute trace
d’étrangeté, en gommant tous les traits de la langue originale, n’est-ce pas nier tout un pan de la
traduction ? Effacer toutes les « aspérités », dans le texte traduit, n’est-ce pas finalement renier les
différences entre les langues ?
En outre, les étrangetés sont-elles toujours liées à la langue originale ? Ne peuvent-elles pas aussi être
liées à un langage poétique donné, au style d’un écrivain, à ses particularismes ?
Selon Vischer, « ce sentiment d’étrangeté de la langue naît d’une utilisation particulière de la parole,
nouvelle, inédite, qui interpelle le lecteur, bouleverse ses attentes, ou le laisse indifférent »94. Dès lors,
gommer les étrangetés, c’est non seulement annexer la langue originale, mais aussi nier le style du
poète. Ne faut-il pas alors accepter que la langue du texte traduit n’est pas tout à fait le français, mais
un français coloré, teinté d’une touche d’étrangeté ? Pourquoi ne pas exprimer les différences entre les
91
BERMAN, Antoine, op. cit, 1995, p. 53.
92
DEGUY, Michel, dans une lettre ouverte à Léon Robel, 1974, cité d’après Oseki-Dépré, p. 109.
93
DEGUY, Michel, La Raison poétique, 2000, p. 110.
94
VISCHER, Mathilde, op. cit., 2009, p. 31.
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langues comme une richesse et étayer les moyens d’expression du traducteur, en élargissant son mode
de dire ? Dans cette optique, le traducteur, maître de sa langue, innovateur, créateur, réécrit son texte à
l’aide d’outils plus nombreux et plus variés. Réécrit son texte à l’aide d’outils plus nombreux et plus
variés ? Nous nous proposons d’aborder la question de la traduction comme recréation, ou réécriture,
plus loin, lorsque nous aborderons différentes façons de traduire la poésie.
Une autre raison régulièrement invoquée pour justifier l’impossibilité de traduire la poésie est la
dichotomie du son et du sens en traduction. Nous avons évoqué les différences entre les langues. Le
corollaire de ce constat est que, si le sens peut « aisément » passer d’une langue à l’autre, la forme,
elle, ne peut « en aucun cas » être transposée. Et donc, comme le souligne Pergnier, « toute traduction
d’un poème […] soulève immanquablement la question cruciale de la nature du sens en poésie et de sa
relation à la forme »95.
[l]e problème de la traduction est souvent posé dans les termes antinomiques d’un débat académique :
traduction littérale ou traduction littéraire dite « libre », autrement dit la fidélité ou l’élégance, la
lettre ou l’esprit. Ce sont ces deux pôles d’une même alternative, indéfiniment rebaptisés, qui
scandent l’histoire de la traduction selon un mouvement de balancier […].96
A ce propos, Jucquois rappelle que « [s]i la traduction est dialogique, elle doit poser en principe une
double fidélité à ce qu’on appelle traditionnellement la « forme » et le « sens » »97. Pour lui, il s’agit
donc de faire passer ces deux aspects à la fois, sans en préférer aucun.
Battaglia exprime un peu différemment cette dichotomie, dans le sens où elle va déjà vers une idée de
négociation entre les deux aspects du texte :
[i]l s’agit de mettre en relation, de confronter des mots et des expressions de la langue traduisante qui
soient à même de reproduire suffisamment le sens qu’on a détecté, et qui contiennent la plupart des
traits sémantiques qu’on a reconnus et repérés au moment de la compréhension.98
Dans cette citation, on voit bien que le processus s’applique au texte tout entier et qu’il ne s’agit pas
seulement de « rendre le sens ». On comprend aussi que l’exercice est difficile (c’est ce qu’implique
de dire qu’il faut rendre la plupart des traits, à savoir, autant que possible) et qu’il ne sera peut-être
pas possible de tout rendre.
Or, pour Meschonnic, qui est plus radical dans ses propos, « les langues ne correspondent pas, c’est
tout et [il faut] être prêts à sacrifier certaines minuties formelles dans l’intérêt du contenu »99. Le cadre
95
PERGNIER, Maurice, op. cit., 1999, p. 169.
96
LADMIRAL, Jean-René, op. cit., 1979, p. 14.
97
JUCQUOIS, Guy, Pour une typologie de la traductibilité, 1991, p. 55.
98
BATTAGLIA, Anna, Gardes-TAMINE, J., op. cit., 2010, p. 66.
99
MESCHONNIC, Henri, Pour la poétique II, 1973, p. 334.
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est posé : en poésie, tout ne peut pas être traduit, le traducteur va devoir faire des choix, privilégier soit
la forme soit le fond et accepter qu’il y ait des pertes.
Selver va dans le même sens que Meschonnic, mais il choisit clairement de privilégier le sens (c’est
d’ailleurs selon lui le seul aspect du poème qui puisse être rendu) :
Now all translation is of necessity a substitution of one word for another; the substitute may express
the meaning, but it cannot accurately reproduce the music, nor those precise shades of suggestiveness
on which the delicacy and the beauty of the original depend.100
Nous verrons que la traduction n’est vraisemblablement pas – ou pas seulement – la substitution de
mots par d’autres mots. On constate que, pour Selver, seul le sens peut être conservé et que par
conséquent, comme pour Robert Frost, ce qui fait la beauté de l’original est forcément perdu. C’est
aussi ce que dit Weynen, dans Cary : « "La beauté naît de la merveilleuse harmonie entre le fond et la
forme" […] : pour traduire on doit sacrifier soit l’un soit l’autre et l’on rompt forcément cette
harmonie »101.
Mais pourquoi sacrifier la forme ? Berman nous rappelle que « [p]oser que le but de la traduction est
la captation du sens, c’est détacher celui-ci de sa lettre, de son corps mortel, de sa gangue terrestre.
C’est saisir l’universel et laisser le particulier »102.
Il est souvent admis, comme on le voit, que seul le sens est traduisible et que la forme est
complètement « perdue » au moment du passage vers l’autre langue. Or, c’est ce que nous avons
montré dans notre première partie et nous empruntons quelques mots à Louis MacNeice, cité dans
Raffel, pour le rappeler : « [i]n any poet’s poem the shape is half the meaning »103. Et Etkind de
conclure :
Comme si en poésie on pouvait séparer la raison de l’oreille, le sens des sons ! Or c’est très
précisément cette distinction, entre le fond et la forme, qui est à l’origine de la crise traversée par la
traduction poétique […].104
Pour Meschonnic, cette dichotomie est même une forme de schizophrénie qui nie totalement
l’existence du texte en tant que discours :
Traduire selon la régie du signe induit une schizophrénie du traduire. Un pseudo-réalisme commande
de traduire le sens seul – alors que le sens n’est jamais seul. Il commande l’illusion du naturel – la
traduction effaçante [que nous avons justement proposé de refuser, lorsque nous avons évoqué
l’étrangeté à introduire dans la langue]. Il cantonne la poésie et l’acte de traduire en général à la
notion de forme comme résidu de ce qu’on croit être le sens, selon le mot, généralement, comme
unité.105
Dès lors, il faut absolument sortir de cette dichotomie (« mettre fin au tourniquet dans lequel le
pseudo-bon sens a généralement jusqu’ici enfermé la traduction des textes littéraires »106) et c’est selon
lui le rôle que doit jouer la poétique :
100
SELVER, Paul, The Art of Translating Poetry, 1966, p. 11.
101
CARY, Edmond, « Traduction et poésie », 1957, p. 11.
102
BERMAN, Antoine, op. cit., 1995, p. 53.
103
FUSSELL, Paul, Poetic Meter and Poetic Form, 1979, pp. 109 et 126, cité d’après RAFFEL, Burton p. 65.
104
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. X.
105
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1999, p. 23.
106
Ibid., p. 138.
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Un poème, au sens moderne, doit créer l’illusion d’une composition indissoluble de son et de sens,
quoi qu’il n’existe aucune relation rationnelle entre ces deux constituants du langage, qui sont joints
mot par mot dans notre mémoire, c’est-à-dire par le hasard, pour être à la disposition du besoin, autre
effet du hasard.108
Il nous paraît excessif d’affirmer qu’il n’y a aucune relation entre son et sens. Selon nous, comme
nous l’avons formulé dans la première partie de ce travail, certaines sonorités peuvent être liées à
certains sentiments qu’elles éveillent, avec le sens, chez le lecteur. Toutefois, nous rejoignons Valéry
lorsqu’il affirme qu’il s’agit d’un faux problème : il ne s’agit pas de traduire le sens + les effets
esthétiques, comme une somme mathématique, mais un texte dans son ensemble, tel qu’appréhendé
par un lecteur. En effet, « [l]e sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements,
de tous les accents du poème. Il n’existe que dans cet ensemble et il disparaît dès qu’on cherche à le
séparer de cette forme qu’il a reçue »109.
Par conséquent, il nous semble indispensable, pour traduire la poésie, de dépasser la dichotomie fond
et forme et c’est ce que nous nous proposons d’essayer de faire. Tout d’abord, nous soutiendrons que,
quoi qu’en disent les théoriciens, des poèmes sont effectivement traduits : leur intraduisibilité est donc
purement théorique, contredite par la pratique. Nous chercherons également à établir que des notions
telles que « fidélité » et « traduction » sont floues et qu’il est donc difficile de déterminer comment
« traduire » « fidèlement » un texte. Nous nous intéresserons particulièrement à la notion de
traduction, que nous essaierons de cerner de plus près. Par la suite, nous montrerons qu’il s’agit moins
de traduire la poésie qu’un ou plusieurs poèmes, dans un contexte donné, par un auteur déterminé.
Enfin, nous nous intéresserons au traducteur comme auteur de choix pour sortir de l’impossibilité de
traduire la poésie.
107
MESCHONNIC, Henri, « Transformer le traduire », 1999, p. 76.
108
VALÉRY, Paul, « Variations sur les Bucoliques », in : Œuvres, Paris, Gallimard, 1968, p. 210, cité d’après ETKIND, Efim,
p. 254.
109
BLANCHOT in : ELLRODT, Robert, « Comment traduire la poésie ? », 2006, p. 66.
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Comme nous l’avons vu, les avis selon lesquels la traduction de la poésie est impossible sont
nombreux. Pourtant, comme le signale Bensimon, « [e]nvers et contre toutes ces assertions, non
seulement la poésie se traduit depuis des siècles, mais beaucoup des meilleurs poèmes dans les langues
occidentales ont été – et sont encore – des traductions »110. Il suffit de parcourir le rayon réservé à la
poésie dans une librairie pour s’en convaincre : la traduction poétique existe et des poèmes traduits
sont lus au quotidien.
Citons Cary, qui envisage la traduction de la poésie dans une perspective historique. A propos de
l’impossibilité de traduire la poésie, il conclut :
Mais les faits sont là, non moins contraignants. Dans la réalité historique, en effet, loin de se
présenter comme un genre mort-né, la traduction poétique a longtemps primé sur tout autre. On
pourrait presque dire que, pendant de longues et brillantes époques, il n’y eut, en dehors des genres
purement utilitaires, de traduction que poétique.111
Berman, dans L’épreuve de l’étranger, ajoute que non seulement on a beaucoup traduit de poésie,
mais que certaines traductions sont de véritables succès (et reconnues comme tels) :
Après tant de réussites, tant de chefs-d’œuvre, tant de prétendues impossibilités vaincues, comment
l’adage italien tradutore tradittore peut-il encore fonctionner comme un jugement dernier sur la
traduction ? Et cependant, il est vrai que, dans ce domaine, il est sans cesse question de fidélité et de
trahison.112
Comme lui, nous considérons que les notions de « fidélité » et de « trahison » sont centrales dans la
question de savoir si l’on peut traduire la poésie. Nous reviendrons sur la définition de certaines
notions relatives à la traduction dans la section suivante de ce travail.
Cary résume bien la situation : « [n]ous voilà donc aux prises avec une curieuse et déroutante
contradiction entre un fait constant et une affirmation dont le bien-fondé nous paraît irréfutable »113.
Nous avons donc, d’une part, des théoriciens qui nous prouvent par la raison qu’il est impossible de
traduire et, d’autre part, des textes – traduits par des praticiens et lus en tant que textes-traductions –
qui nous prouvent par les faits que la traduction poétique existe. Deguy formule cette contradiction en
allant même plus loin, puisque, pour lui, les textes originaux sont à traduire : il conclut que « 1) la
poésie est intraduisible ; [et que] 2) tout est traductible, entendu en adjectif verbal, c’est-à-dire-à-
traduire. [Ainsi, pour lui, t]raduire est impossible, et c’est le devoir »114. Nous ne nous prononçons
toutefois pas sur l’idée du « devoir » de traduire la poésie, qui sort du champ de notre étude.
Dès lors, comment sortir de cette contradiction ? Par quel chemin le traducteur peut-il se tirer de cette
dichotomie infernale ?
110
BENSIMON, P., Palimpsestes, Traduire ou vouloir garder un peu de la poussière d’or…, 2006, introduction p. 1.
111
CARY, Edmond, « Traduction et poésie », 1957, p. 11.
112
BERMAN, Antoine, op. cit., 1984, p. 15.
113
CARY, Edmond, op. cit., 1957, p. 12.
114
DEGUY, Michel, op. cit., 2000, p. 108.
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Nous nous proposons, pour commencer à dépasser cette contradiction, d’aller dans le sens de
Pouchkine, cité dans Etkind, et de dire que la traduction poétique est difficile : à propos de la
traduction de la poésie, Pouchkine disait : « [u]n travail difficile, ingrat […]… mais il ne disait pas :
un travail impossible »115.
Par ailleurs, cette difficulté ne fait-elle pas aussi de la traduction une aventure, un défi pour le
traducteur, et ne lui confère-t-elle pas une partie de son intérêt ? Pour Rakusa, la traduction est un élan
par-dessus les obstacles à franchir, les difficultés à résoudre :
[…] la langue ne cesse de me jouer des tours ; l’incongru ne se laisse pas transformer en quelque
chose de congru en un tour de main. En un tour de main, non, mais peut-être à force de patience,
d’application, de persévérance ? […] Plus loin, toujours plus loin, par-delà le prochain obstacle, puis
le suivant, encore plus loin, pourvu qu’on continue. Le malheur, c’est que les obstacles s’accumulent
souvent au point de devenir des montagnes, quand ce ne sont pas tout à coup des abîmes qui
surgissent.116
Il ne s’agit donc pas d’impossibilité mais de difficultés, que le traducteur peut résoudre à force de
patience, et d’application, même si ces difficultés semblent – ou si certaines se révèlent parfois –
insurmontables. Cette conception suppose que l’on peut traduire les poèmes, mais que cela demande
du temps et un certain investissement de la part du traducteur. Il y a toutefois chez Rakusa des « plages
d’intraductibilité » dans le poème, comme chez Ricoeur, qu’elle nomme des montagnes ou des
abîmes, et certains éléments seront donc perdus.
En effet, sur la totalité des éléments qui constituent le poème, certains seront gagnés pour le lecteur-
cible et d’autres ne pourront pas être rendus. C’est ce que nous comprenons lorsque nous lisons
Etkind :
On sait depuis toujours que la difficulté majeure de la traduction poétique, c’est la diversité des
exigences que nous présente simultanément tout poème, et qui de plus se contredisent, puisqu’il
convient de « respecter à la fois – (je cite Roger Caillois, qui connaissait les problèmes de la
traduction pas seulement en tant que théoricien) – le sens, les images et leur résonance dans
l’imagination, les rimes, la prosodie, sans compter ce qu’on appelle de façon vague et à mon avis
impropre, la musique, et que je nommerai plutôt le jeu des sonorités expressives. Il est presque117
impossible d’y arriver.118
Selon lui, la traduction de la poésie pose des problèmes qui sont nombreux et, parfois, difficilement
surmontables. Mais cela n’implique pas qu’il ne faut pas traduire les poèmes. Pour nous, la possibilité
de traduire s’engouffre dans ce presque : reste à découvrir ce qui s’y cache. Nous supposons que c’est
le traducteur, en tant que lecteur puis en tant qu’opérateur de choix dans l’écriture, qui introduit la
nuance. C’est en ce sens que nous considérons sa présence comme centrale.
115
POUCHKINE, A. S., à N. B. GOLITSYNE, 10 novembre 1836, Œuvres complètes en dix tomes, p. 602, cité d’après ETKIND
p. XVII.
116
RAKUSA, Ilma, VIRAGH, C., op. cit., 1998, p. 123.
117
C’est nous qui soulignons.
118
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. 12.
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Enfin, nous trouvons la vision d’Etiemble, cité dans Etkind, intéressante – quoique négative –, car elle
souligne l’importance du travail du traducteur dans le processus de traduction : « […] il n’y a pas de
poème intraduisible. Il n’y a que des traducteurs incompétents et paresseux »119.
Nous ne partageons toutefois pas ce point de vue car nous ne condamnons pas les traducteurs comme
le fait Etiemble, dont le jugement nous paraît quelque peu sévère. Toutefois, nous nous permettons
d’insister sur le rôle du traducteur comme acteur. Si le « passage » entre deux langues a lieu, si le texte
se trouve en situation de rapprochement, c’est, pour nous, grâce au traducteur, qui le place sur la
« crête » où les deux univers peuvent se rencontrer et communiquer. C’est donc lui, d’abord comme
lecteur puis comme écrivain, qui permet le passage. D’où l’importance de son interprétation, dont
découleront ses choix, ses sacrifices, ses solutions et ses trouvailles.
Nous profitons de cette courte digression pour citer Steiner, qui justifie la traduction des œuvres
poétiques du point de vue de l’original en estimant que « [l]e paradigme de la traduction demeure
incomplet tant que l’original n’a pas regagné tout ce qu’il avait perdu »121. Pour lui, « [l]a traduction
récompense dans la mesure où elle apporte à l’original une espérance de vie et une zone géographique
et culturelle où il peut se maintenir et qui lui manqueraient sans elle »122. Il ajoute que la traduction
« est capable d’illuminer l’original et, si l’on veut, de le contraindre à une clarté qui ne lui viendrait
pas spontanément »123. C’est sur cette idée d’illumination, ou d’éclairage – que nous ne comprenons
pas comme une forme d’hyper-clarification du sens, qui se rapprocherait du commentaire, mais bien
comme la mise en relief de certains aspects du texte – que nous souhaitons insister : pour nous, il
s’agit clairement de l’éclairage du traducteur, de son interprétation du texte. Pour revenir à la
compréhension de la poésie, le traducteur ressent le texte sous un certain angle, il l’appréhende à sa
manière, qui lui est propre, personnelle. Ses choix de traduction seront par conséquent le reflet de son
interprétation et l’illumination du texte sera marquée par le traducteur, dans le passage de l’original au
texte-traduction que lui seul rend possible.
Pourtant, et c’est là une réalité que nous souhaitons souligner, bien que central, le traducteur reste un
être discret et, bien souvent, caché. Comme le formule Verhesen : « [l]e traducteur d’un poème
119
ETIEMBLE, Colloque sur la traduction poétique…, Paris, Gallimard, 1978, p. 309, cité d’après ETKIND, p. 12.
120
RICOEUR, Paul, op. cit., 2004, p. 58.
121
STEINER, George, op. cit., 1978, p. 533.
122
Ibid., pp. 533-534.
123
Ibid.
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conduit vers ce lieu puis laisse la place. […] En poésie, après s’être un instant interposé, mais sans
faire écran, le traducteur s’efface. Il signe, et il s’en va… »124
Nous estimons que les réponses à la question « peut-on traduire la poésie ? » sont nombreuses, et
contradictoires, du fait d’un manque de clarté dans la définition de certaines notions. Ainsi, pour
certains traductologues, « traduire » la poésie est impossible, parce qu’ils envisagent la traduction dans
un sens très strict. En revanche, la « transposition créatrice » est possible. Pour d’autres, « traduire » la
poésie est possible, mais ils envisagent alors la traduction dans un sens relativement large. Comme
nous le voyons, certaines de ces notions (traduire, mais aussi équivalence, ou encore fidélité et
trahison) sont subjectives et ne recouvrent pas la même réalité pour tous. Le but de cette section n’est
pas de proposer de redéfinir ces notions, mais bien de montrer qu’elles sont flottantes et donc à
l’origine de malentendus et de contradictions.
Nous commençons par citer Raffel, pour qui la poésie est traduisible, pour autant qu’on ne comprenne
pas « traduire » dans son sens le plus strict :
[l]iterary translation is not an impossibility, if we view it from a reasonably large and friendly
perspective. It does become impossible admittedly, if we view if narrowly and from the narrow,
univalent perspective of any one among the claims presenting themselves for attention.125
Dès lors, qu’entend-on par traduction ? Rendre le sens seulement ? ou la forme ? Transposer ?
Recréer ? Et qu’entend-on par transposer ? recréer ? réécrire ? Comment comprendre toutes ces
notions ?
Au fil de nos lectures, nous avons eu le sentiment que savoir si traduire la poésie est possible ou non
se résume souvent à une question de termes et de définitions. Ainsi, Bonnefoy, cité dans Etkind,
affirme d’emblée :
Peut-on traduire un poème, non. On y rencontre trop de contradictions qu’on ne peut lever, on doit
faire trop d’abandons … où un texte a ses chances, ses nœuds, son épaisseur – son inconscient – , la
traduction doit passer à une surface, quitte à avoir ailleurs ses propres nœuds. On ne peut traduire un
poème.126
Et pourtant, il en arrive, plus tard, à une conclusion diamétralement opposée :
Qu’on sache voir, en effet, ce qui motive le poème ; qu’on sache revivre l’acte qui à la fois l’a produit
et s’y enlise et, dégagés de cette forme figée qui n’en est rien qu’une trace, l’intention, l’intuition
premières (disons une aspiration, une hantise, quelque chose d’universel) pourront être à nouveau
tentées dans l’autre langue […].127
Donc, pour Bonnefoy, on ne peut pas traduire au sens de « rendre chaque unité de traduction » (ce qui
nous paraît évident) mais on peut recréer dans une autre langue d’après l’intention et l’intuition de
l’auteur du texte original.
124
VERHESEN, Fernand, A la lisière des mots, 2003 , p. 28.
125
RAFFEL, Burton, op. cit., 1988, p. 158.
126
BONNEFOY, Yves, « La traduction de la poésie », une conférence à l’ATLP, octobre 1959, in : Bulletin d’information des
traducteurs littéraires de la France, janvier 1976, n° 7.
127
BONNEFOY, Yves, op. cit., 1990, p. 152.
30
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Pour Oseki-Dépré, c’est parce que « traduire » un texte poétique est impossible qu’il faut le recréer :
« [l]’intraduisibilité de la poésie – et son corollaire, la recréation poétique – met en évidence l’essence
du fait littéraire. Qu’est-ce qui est intraduisible, en effet, sinon ce qui fonde la littéralité, soit le signe
poétique ? »128
En somme, pour elle, comme pour Bonnefoy, c’est un certain type de traduction – plutôt au sens
strict – qui est impossible, alors que la recréation – traduction au sens large, si l’on ose dire – est
possible.
[t]raduire un tel poème, apparemment intraduisible, n’est possible, sans aucun doute, qu’en le
recréant sur la base d’autres lois à l’intérieur d’un autre système linguistique, d’un autre système
esthétique. L’objectif à atteindre consiste à créer non pas un calque, non pas une copie, mais un
équivalent.129
Comme pour Bonnefoy, on constate que, pour Etkind, la traduction de la poésie est possible si traduire
est envisagé au sens large du terme. En outre, il introduit une nouvelle notion, celle d’équivalent. Là
encore, on peut se demander ce qu’il faut comprendre par ce terme.
Par ailleurs, au-delà de l’usage particulier que chacun fait des mots, il nous paraît important de
souligner, comme Cary, que ces notions (traduction, fidélité, adaptation, recréation etc.) ont aussi
évolué avec le temps et que le statut de la traduction s’est ainsi modifié au fil des siècles. Pour Cary,
c’est notre vision de la traduction (et probablement de la langue française) qui s’est figée, rendant par
là la traduction de la poésie « impossible » :
Ne serait-ce pas que notre attitude envers la traduction se serait modifiée au point de rendre quasi
impossible une opération qui, hier, paraissait naturelle ? N’aurions-nous pas été gagnés par une
sclérosante rigueur qui expliquerait notre gêne devant la traduction poétique qui, plus que tout autre,
stimulait nos ancêtres ?130
C’est sans doute aussi notre compréhension de la notion de « traduction » qui a évolué : la manière
dont nous envisageons la restitution du sens s’est figée, nous sommes devenus plus stricts et moins
tolérants. Selon Cary, « [e]n notre vingtième siècle, le public est devenu autrement pointilleux. Entre
la traduction proprement dite, l’adaptation, l’imitation – et le plagiat – se sont élevées des barrières
jalousement gardées »131.
Il y a, comme on le voit, une large zone de flou autour de la notion de « traduction ». Il en va de même
pour d’autres notions, comme celle de « fidélité » par exemple. Pour Flamand, « la qualité d’une
traduction est un ensemble de beauté et de fidélité »132, mais fidélité à quoi, s’interroge-t-il. Il
ajoute que, « [e]n fait, le texte est souvent complexe, polysémique, renfermant non pas le sens mais
des sens, comme c’est le cas pour la poésie, un des genres littéraires les plus difficiles, sinon le plus
128
OSEKI-DÉPRÉ, Inês, Théories et pratiques de la traduction littéraire, 1999, p. 127.
129
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. XV.
130
CARY, Edmond, op. cit., 1957, p. 22.
131
Ibid.
132
FLAMAND, Jacques, Ecrire et traduire, 1983, p. 49.
31
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difficile, à rendre en traduction ; on ne peut plus alors parler de la fidélité, mais des fidélités »133. Non
pas une fidélité donc, mais plusieurs fidélités. Par ailleurs, peut-on parler de fidélité lorsque l’on
choisit de ne rendre que le sens, par exemple ? Ou lorsque le traducteur ne fait « que » respecter
l’intention de l’auteur ? Ou s’il est fidèle à ce que son lecteur considère comme habituel pour un
poème ? Autant de questions auxquelles il n’y a pas de réponse simple. Georges Mounin, auquel
Flamand fait allusion, mentionne une fidélité totale à tout le texte. Flamand s’interroge : « [c]ette
fidélité totale est-elle possible ? Rien n’est moins sûr, car la fidélité s’applique autant au contexte
linguistique du texte qu’à la situation globale, dans le temps et l’espace, dans une société donnée »134.
Cette réponse nous amènera, plus tard, à proposer de parler de la traduction d’un poème en particulier,
et non de la poésie en général, pour dépasser les contradictions soulevées par la dichotomie
intraduisibilité vs. traductibilité.
La fidélité, si respectable en apparence, et requise comme le moindre des respects dus au texte et au
lecteur, la fidélité que doit accompagner la modestie, l’effacement du traducteur, pour atteindre la
transparence de l’original est en réalité un masque aimable mis sur un paquet d’ignorance et
d’obscurité. Fidélité à qui ? Fidélité à quoi ? Prétendument au texte à traduire. Mais dès qu’on
regarde de quoi elle est faite, on voit qu’elle est d’abord une fidélité au signe. Et aux idées reçues.135
On comprend bien que la notion de fidélité est elle aussi flottante et, qui plus est, contestée dans son
origine et sa légitimité. Si fidélité veut dire fidélité au signe, le lecteur cible y perd. A notre sens, il en
va de même si fidélité veut dire fidélité au sens, dans le cas de la poésie. Dès lors, comment définir la
« fidélité » ? Et comment trouver, pour le traducteur, le juste équilibre entre toutes les fidélités
possibles ?
Dans cette section, nous avons montré que traduire un poème peut être compris de nombreuses
manières et qu’il est difficile, par conséquent, de déterminer si la poésie est traduisible ou non. Dans la
section suivante, nous nous proposons de dépasser la dichotomie lettre vs. esprit, si souvent admise en
traduction poétique, en recourant à la notion de recréation, ou réécriture du poème. Pour ce faire, nous
nous fonderons sur différentes approches de la traduction poétique, telles que proposées par divers
auteurs.
133
Ibid.
134
Ibid., p. 50.
135
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1999, p. 26.
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Certains auteurs cherchent à distinguer différents types de traduction, ou manières de traduire, qu’ils
évaluent d’après une échelle allant de la fidélité à la trahison.
- La traduction formelle ne s’adresse pas à un public qui cherche à lire de la littérature pour
son plaisir : elle vise le milieu académique. Elle existe à côté du texte original et ne peut être
lue qu’avec lui. On peut la qualifier de traduction littérale.
- La traduction expansive ou libre s’adresse à un public qui préfère lire une œuvre adaptée
aux goûts du jour plutôt qu’un texte ancien, par exemple. Pour ce type de traduction, le
traducteur jouit de bien plus de liberté : il peut transformer le texte à loisir, pour autant qu’il
ait l’impression de faire mieux que le texte source et qu’il cherche à contenter son public cible.
- La traduction imitative vise un public qui veut lire l’œuvre d’un traducteur en particulier. Ce
dernier est presque aussi libre que l’auteur du texte original : il fait du poème de départ un
poème qui lui est propre. Le texte traduit est, dans ce cas, l’œuvre du traducteur plutôt qu’une
traduction.
Dans le même ordre d’idée, Etkind établit lui aussi une sorte de classification des traductions. Il
propose de différencier six types de traduction :
136
RAFFEL, Burton, op. cit., 1988, pp. 12-13.
137
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. 18.
138
Etkind s’est passablement intéressé à la question : faut-il traduire la poésie en vers ou en prose ? Cette question nous paraît
très intéressante et aurait permis de développer certains aspects de notre travail, en étudiant un cas concret. Ce travail ne
présente malheureusement pas un cadre assez large pour traiter de cette question, que nous laissons donc de côté.
139
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. 18.
140
Ibid., p. 19.
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poème en prose dont les premiers vers seront rimés de sorte que le lecteur s’imagine que la
suite du texte rime.
- La traduction-recréation
[…] recrée l’ensemble, tout en conservant la structure de l’original. La T-R n’est pas possible sans
sacrifices, sans transformations, sans additions ; mais tout l’art du traducteur consiste à ne pas faire
de sacrifices au-delà du nécessaire, à ne tolérer les transformations que si elles demeurent dans le
cadre précis et restreint du système artistique en question, à ne faire d’additions que si elles ne
franchissent pas les bornes du monde esthétique du poème.142
- Enfin, la traduction-imitation « […] apparaît parfois dans l’œuvre de poètes authentiques,
qui ne cherchent nullement à recréer l’original et qui se soucient bien plutôt de s’exprimer
eux-mêmes »143.
Comme nous le voyons, ces différents types de traduction correspondent en fait à différents « degrés »
de respect de la fidélité/de recréation. En bref, ce que formulent Raffel et Etkind, c’est que le
traducteur peut se situer en différents points entre ces deux extrêmes, et que le choix de sa situation
dépend entre autres de son public cible.
Jucquois envisage la question sous un angle quelque peu différent, se plaçant du côté du traducteur, et
non du texte traduit, lorsqu’il affirme que, « [s]elon une échelle de valeurs, la traductibilité peut aller
d’un refus de traduire à la traduction-création. Entre ces deux extrêmes se situent diverses positions
intermédiaires […] »144. Toutefois, son échelle, bien qu’il n’en énumère pas les échelons, reste très
proche de celles de Raffel et Etkind.
Selon nous, la traduction ne peut être que recréation, à part entière, d’un poème qui puisse être lu sans
l’original et considéré comme une œuvre. La traduction formelle de Raffel ainsi que les traductions-
information et interprétation d’Etkind restent en deçà de ce que nous appelons traduction : nous
considérons qu’une traduction ne devrait pas avoir besoin de notes du traducteur ni de commentaires
pour se défendre. Toutefois, il nous paraît fondamental que l’œuvre traduite entretienne un lien
privilégié avec le texte original, et c’est en ce sens que nous considérons que la traduction imitative de
Raffel ainsi que la traduction-imitation d’Etkind vont au-delà de ce que nous appelons traduction.
Nous estimons donc que, pour la poésie, c’est la traduction-recréation qui est la plus légitime. Ce type
de traduction, comme on le voit dans la citation d’Etkind, suppose, d’une part, l’importance du
traducteur dans le passage d’une langue à l’autre et, d’autre part, l’idée que recréer un poème consiste
141
Ibid.
142
Ibid., pp. 22-23.
143
Ibid., p. 26.
144
JUCQUOIS, Guy, Pour une typologie de la traductibilité, 1991, p. 19.
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à trouver un équilibre entre ses différents éléments. Ce sont des points que nous allons aborder dans la
suite de ce travail.
Pour nous, la seule manière pertinente de sortir de la contradiction intraduisibilité vs. traductibilité
réside dans la conception de la traduction comme recréation, ou réécriture, ou encore transposition
créatrice. Ici aussi, la terminologie manque de clarté, mais la plupart des auteurs s’entendent sur le
principe : le traducteur, s’étant imprégné du poème original, réécrit un autre poème, dans sa langue.
Nous commençons par citer Meschonnic, qui ne sort pas encore de la dichotomie l’esprit vs. la lettre,
mais qui formule déjà l’idée que le texte doit être transformé :
Bien sûr, si par coïncidence il est possible de véhiculer le même contenu dans la langue d’arrivée
dans une forme qui ressemble étroitement à celle de départ, tant mieux ; nous conservons la forme
quand nous le pouvons, mais le plus souvent la forme doit être transformée précisément pour garder
le contenu.145
Selon nous, sa vision est faussée par la dichotomie : son et sens forment un tout en poésie qu’il faut
restituer en entier. Le texte subit une métamorphose au cours de son passage dans l’autre langue et
c’est, selon Ballard, une idée qui a été très longtemps controversée :
Ce que l’on a mis longtemps à accepter en traduction, c’est le fait que la réécriture à l’aide d’une
autre langue suppose des écarts ou des transformations qui font partie d’un acte de création qui se
poursuit dans un autre matériau linguistique : une certaine différence (contrôlée) fait partie de la
survie du texte.146
Le poème est donc réécrit dans une autre langue, ce qui suppose certaines transformations. La
réflexion de Ballard est intéressante dans la mesure où, selon lui, le texte « survit », en s’inscrivant
dans la continuité de la création originale, mais dans une autre langue.
Battaglia va elle aussi dans ce sens lorsqu’elle affirme que « […] la reformulation interprétative, avec
des différences selon que la traduction reste fidèle au mot ou tente de retrouver la tonalité d’ensemble
du poème, est toujours une création dans la continuité de création de la langue originale »147. Il n’y a
donc selon eux pas de conflit entre original et traduction et les deux textes se prolongent l’un l’autre,
sans inimitié.
Par ailleurs, le fait que la traduction consiste en un acte d’écriture, voire de création, implique que le
traducteur doit faire preuve de créativité. Ballard le formule ainsi : « [l]a traduction, outre un acte
herméneutique, est un acte d’écriture par rapport à un calque étranger, c’est pourquoi il y a
créativité »148. Toutefois, pour lui, il n’y a pas de créativité spontanée en traduction : ce sont certains
éléments du texte source qui agissent comme des déclencheurs de créativité. Une ambiguïté, une
répétition ou une idée vague, par exemple, peuvent pousser le traducteur à se détacher de l'original
pour trouver une traduction innovante, plus éloignée de la lettre du texte source, et donc, créatrice. Par
145
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1973, p. 333.
146
BALLARD, Michel, « Créativité et traduction », p. 86.
147
BATTAGLIA, Anna, Gardes-TAMINE, J., « Traduire la poésie : du mot au texte », p. 59.
148
BALLARD, Michel, op. cit., p. 98.
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conséquent, Ballard voit la créativité comme un simple procédé de traduction. Hewson formule à ce
propos la remarque suivante :
Ballard points out that the translator tends to work on the basis of literal translation and calque
structures, and that any move away from such choices is indicative of creativity. He examines
different types of creative activity, including addition and elimination, the treatment of proper nouns
and anaphorisation [...]. The general principle – that the inevitable rewriting that translation involves
is creative – is clear, but the way in which he discusses the question makes us suspect that he is not
altogether happy with the translation-equals-creating paradigm.149
Nous abondons dans le sens de Hewson pour dire que la position de Ballard est ambiguë. Par ailleurs,
l’idée que la traduction implique inévitablement une réécriture du texte et que cette réécriture exige
que le traducteur fasse preuve de créativité nous paraît fondamentale. Hewson va même plus loin,
estimant que « […] the translator is brought to rewrite in a genuinely new way »150. Il précise : « [a]ll
we mean by « new » is different while being equivalent »151. Le poème est donc réécrit à neuf, ou
presque : c’est un nouveau texte qui est produit, différent de l’original, et pourtant équivalent (c’est
aussi l’idée que formule Eco, lorsqu’il écrit que traduire, c’est « dire presque la même chose »).
En somme, pour que le texte original garde son souffle, son rythme, sa mesure, sa coloration sonore,
bref, sa charge poétique, on peut souhaiter que la traduction possède, elle aussi, un souffle, un
rythme, une vie semblables mais non identiques. Pour ce faire, et éviter le calque d’une adéquation
formelle ou l’abstraction d’un schéma langagier, il appartient au traducteur, qui a parcouru toutes les
sinuosités d’un cheminement, d’offrir la configuration d’un nouveau paysage, d’un nouvel espace.152
Vischer va dans le même sens, soulignant en outre l’importance du traducteur et le fait que ce dernier
laisse des traces, dans le passage d’une langue à l’autre : « [l]e traducteur écrit un texte nouveau à
partir du premier qui, actualisé, porte les marques singulières de sa lecture. Le texte traduit devient
ainsi la concrétisation de l’interprétation du traducteur au cours de sa lecture »153. Elle insiste sur
l’importance de la lecture du texte original et de l’interprétation qu’en fait le traducteur.
Nous revenons sur l’idée que la traduction est une transformation. Pour Battaglia, « [l]a traduction est
un processus dynamique, elle implique une inévitable déformation »154. Nous estimons que le terme
« déformation » introduit une dimension négative dans la traduction et renforce l’idée que le texte
traduit est forcément moins bon que l’original. Par conséquent, nous préférons rester plus neutre et
parler simplement de « transformation ». C’est d’ailleurs le mot utilisé par Rakusa, qui précise que
[…] la traduction n’est pas un simple transfert d’un lieu à l’autre, ni une simple « transplantation »,
mais une transformation. Ce qui se transforme (au premier chef), c’est la langue cible ; elle laisse
transparaître la langue d’origine et donne ainsi naissance à un continent tiers, l’Atlantide du
langage.155
149
HEWSON, Lance, « The Vexed Question of Creativity in Translation », 2006, p. 55.
150
Ibid., p. 57.
151
Ibid., p. 59.
152
VERHESEN, Fernand, op. cit., 2003, pp. 27-28.
153
VISCHER, Mathilde, op. cit., 2009, p. 11.
154
BATTAGLIA, Anna, Gardes-TAMINE, J., op. cit., 2010, p. 60.
155
RAKUSA, Ilma, VIRAGH, C., op. cit., 1998, p. 127.
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Pour elle, ce n’est pas seulement le texte qui se transforme, mais aussi la langue traduisante. On
revient à l’idée de Berman selon laquelle il faut accueillir l’étranger dans la langue cible.
C’est d’ailleurs aussi l’opinion d’Ancet, bien qu’il utilise un terme péjoratif, « trahison », pour
mentionner ce phénomène : à propos d’une traduction de Borges par Valéry, il arrive à la conclusion
qu’il s’agit d’une
[t]rahison, […] puisqu’on a affaire ici à un autre texte, mais trahison créatrice – « régénération »,
écrivait Goethe, du texte original. Alors au lieu de déplorer le fait que toute traduction est une
trahison (pour ainsi justifier par avance certaines insuffisances), il faut le revendiquer. Oui, traduire,
c’est toujours trahir.156
Pour lui, « trahir » est positif, puisqu’il s’agit en fait de transformer. En outre, il estime que trahir,
c’est trahir deux fois : d’abord le texte original puis aussi la langue cible qui, selon lui, comme pour
Rakusa, se transforme dans le processus de traduction.
Nous préférons ne pas parler de « trahison » en ce sens : nous croyons que recréer n’est pas trahir,
mais bel et bien créer dans la continuité de l’original, à savoir dans le respect du texte de départ et de
l’intention de l’auteur. C’est pour cette raison que notre conception de la traduction s’approche plutôt
de celle de Penisson :
[A]vec l’idée herdérienne d’une traduction qu’un « génie créateur » produit par transplantation, on
échappe peut-être aux apories de la trahison, de la réglementation et de l’émulation. Traduire est
poiesis ou techne. Ainsi le statut normalement ancillaire de la traduction est révoqué.157
Comme lui, nous estimons que la notion de « création » permet de dépasser certaines dichotomies et le
statut servile de la traduction. Le traducteur, par son talent, son art et son métier, recrée véritablement
le texte dans une autre langue.
Karya rejoint quant à elle Vischer sur l’importance de la lecture du traducteur, et insiste, comme
Penisson, sur l’art du traducteur, en l’occurrence de faire appel à son « sens du beau » pour créer :
[L]a traduction poétique ne peut donc être qu’un acte de voir d’abord et de créer ensuite mais à partir
d’un contenu qui va du clair au sombre, du concret à l’abstrait, et conçu d’après une esthétique au
sens étymologique du mot, c’est-à-dire prise dans le sens d’aesthetica, qui signifie sentir et par
analogie « avoir le sentiment du beau ».158
Larbaud, rappelle que
[c]haque texte a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère qui lui sont propres. En dehors
de son sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique, un
sens moins apparent, et qui seul crée en nous l’impression esthétique voulue par le poète. Eh bien,
c’est ce sens-là qu’il s’agit de rendre et c’est en cela surtout que consiste la tâche du traducteur […]
mais pour rendre ce sens littéraire des ouvrages de littérature, il faut d’abord le saisir : il faut encore
le recréer.159
Il résume en somme bien notre opinion : le seul moyen de rendre justice au texte original, c’est de le
recréer, et c’est là le devoir du traducteur. Raffel va même plus loin car, pour lui, « [p]oetry in
156
ANCET, Jacques, « La séparation », 1999, p. 181.
157
PENISSON, Pierre, « Le génie traducteur », 1999, p. 139.
158
KARYA, Erol, « Le langage, la poésie et la traduction poétique ou une approche scientifique de la traduction poétique »,
1998, p. 5.
159
LARBAUD, Valery, De la traduction,1984, pp. 15-16.
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translation is either poetry born anew or it is nothing at all »160. A propos du devoir du traducteur, il
estime que « [t]he greatest sin a translator can commit [...] is to fail to breathe life into his re-
creation »161.
Nous le formulons différemment : le poème traduit ne doit donc pas être seulement une traduction, il
doit aussi être un poème, et c’est au traducteur de créer ce nouveau poème. Mais par quels moyens ?
Pour Etkind, qui va dans le même sens, « [l]a traduction poétique suppose toujours des
réarrangements, des sacrifices, des substitutions : s’en tenir à la lettre de l’original, c’est le moyen le
plus sûr de ne rien créer qui ait valeur artistique »162. Or, comme on l’a vu, la valeur esthétique du
texte-traduction est essentielle. Par conséquent, il nous paraît que la nécessité que le texte-traduction
ait une valeur poétique justifie en quelque sorte certaines libertés du traducteur, certains « écarts » par
rapport à la « fidélité » au texte original et par rapport aux normes de la langue cible (on revient à la
double trahison d’Ancet).
Pour Benjamin, « […] on peut prouver qu’aucune traduction ne serait possible si son essence ultime
était de vouloir ressembler à l’original. Car dans sa survie, qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était
mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie »163. Le traducteur a donc le droit de
transformer le poème original, de le penser autre, différent, sien.
Laederach explique que, pour elle, pour traduire un poème, il faut rêver sur ce poème. Par sa rêverie,
le traducteur établit une relation intime avec le texte, et se l’approprie :
Il s’agit presque exclusivement de cette relation créatrice avec un texte, d’une forme de lecture qui
fait tomber un poème en moi comme une pierre dans un lac, avec, longuement, des cercles
concentriques. Et ces cercles concentriques s’agrandissent en moi. Sont ma volupté à moi. Sont une
forme de dialogue à une hauteur dont je sais qu’elle ne peut que me hausser – si peu que ce soit.
Après quoi restera le plus dur : accepter de n’avoir pu restituer que cela.164
Toutefois, malgré le fait qu’il s’est approprié le texte pour mieux le réécrire, le traducteur semble
rester insatisfait : du poème original, il n’aura pu donner qu’une lecture, qu’une interprétation… Une
partie du texte est perdue. Pourtant, Bonnefoy donne, en fin de compte, une vision relativement
optimiste de la traduction poétique. Pour lui, il faut laisser le texte de côté, déchiffrer l’intention du
poète, l’élan du poème, pour recommencer dans un « milieu nouveau » :
Et au lieu d’être, comme avant, devant la masse d’un texte, nous voici à nouveau à l’origine, là où
foisonnait le possible, et pour une seconde traversée, où on a le droit d’être soi-même. […] On rusait
avec les lacunes de sa langue, on « bricolait », comme on aime dire aujourd’hui, voici maintenant
qu’on revit la limitation de l’autre, autant qu’on écoute ce qu’il a pu y apprendre : si bien qu’il faut
exister. Qu’on sache que le poème n’est rien, et la traduction est possible […].165
160
RAFFEL, Burton, The Forked Tongue: A Study of the Translation Process, Mouton, The Hague, 1971, p. 115.
161
Ibid., p. 59.
162
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, pp. 193-194.
163
BENJAMIN, Walter, Œuvres, 2000, p. 249.
164
LAEDERACH, Monique, op. cit., 1992, p. 42.
165
BONNEFOY, Yves, op. cit., 1990, p. 153.
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Pour nous, comme pour Bonnefoy, il faut « recommencer » : traduire un poème doit être écrire un
poème. Il ne s’agit pas d’écrire un texte qui soit une traduction : il faut que le texte-traduction fasse
œuvre. Il nous semble donc qu’il y a véritablement lieu de parler de recréation.
Nous avons montré que, selon nous, la traduction d’un poème doit être une recréation. Toutefois, nous
introduisons à présent quelques « restrictions » et nous dirons que la traduction poétique est une
création d’une nature particulière, parce qu’elle connaît certaines contraintes.
Traduire c’est, en fin de compte, recomposer un texte, donc rédiger. Mais le traducteur souffre d’une
contrainte que ne connaît pas le rédacteur : il lui faut assimiler une pensée étrangère après l’avoir
décodée à partir d’une formulation, donnée dans une autre langue que la sienne.166
Pour lui, la contrainte vient du fait que le traducteur, avant d’écrire, doit comprendre le texte original
et assimiler la pensée de l’auteur. De plus, il doit répondre à des contraintes formelles : « [l]e
traducteur doit réexprimer le texte de départ comme s’il s’agissait d’une rédaction originale, et d’une
rédaction non seulement correcte, mais, si possible, élégante »167. Nous nuançons ce dernier propos en
rappelant que, selon nous, la langue traduisante subit elle aussi une transformation en s’ouvrant à
l’étranger dans le processus de traduction. Elle peut donc présenter des « aspérités » qui pourraient
sembler être, à première vue, des maladresses.
Benjamin rappelle quant à lui ce qu’il y a de particulier dans le texte traduit. Il s’agit d’un texte qui
entretient un lien particulier (et très étroit) avec un autre texte : l’original.
Néanmoins, grâce à la traductibilité de l’original, la traduction est avec lui en très étroite corrélation.
Disons même que cette corrélation est d’autant plus intime que pour l’original lui-même elle n’a plus
de signification. Il est permis de l’appeler naturelle et, plus précisément, corrélation de vie.168
Verhesen formule cette idée différemment, puisqu’il introduit la notion de légitimité du texte-
traduction : « [l]a légitimité d’une traduction tient à la manière dont elle se trouve en résonance avec le
texte de départ. Est-elle susceptible de coïncider avec les résonances que suscite celui-ci chez son
lecteur ? »169. Nous trouvons sa formulation intéressante, parce qu’elle permet d’éviter la notion
d’équivalence : par résonance, on comprend que les deux textes, traduction et original, se complètent
et se répondent, et entretiennent donc un rapport privilégié, sans pour autant donner un cadre trop
inflexible à la traduction.
Berman quant à lui n’hésite pas à fixer un cadre rigide, dans des termes presque juridiques. Pour lui, il
y a un
contrat fondamental qui lie une traduction à son original. Ce contrat – certes draconien – interdit tout
dépassement de la texture de l’original. Il stipule que la créativité exigée par la traduction doit se
166
FLAMAND, Jacques, op. cit., 1983, p. 69.
167
Ibid., p. 70.
168
BENJAMIN, Walter, op. cit., 2000, p. 246.
169
VERHESEN, Fernand, op. cit., 2003, pp. 11-12.
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mettre tout entière au service de la ré-écriture de l’original dans l’autre langue, et ne jamais produire
une sur-traduction déterminée par la poétique personnelle du traduisant.170
La création ne doit donc en aucun cas dépasser l’original : elle est seconde, au service du texte
premier. Nous souhaitons rappeler que, même s’il se met totalement « au service » de l’original, le
traducteur laisse des traces dans le texte traduit, dans la mesure où sa réécriture est en quelque sorte la
matérialisation de sa compréhension du texte, comme nous l’avons vu. Toutefois, son interprétation
doit se faire dans le respect de l’esprit de l’auteur, comme l’écrit Benjamin :
En effet, de même que la traduction est une forme propre, on peut comprendre la tâche du traducteur
comme une tâche propre et la distinguer avec précision de celle de l’écrivain. Elle consiste à
découvrir l’intention, visant la langue dans laquelle on traduit, à partir de laquelle on éveille en cette
langue l’écho de l’original. C’est là un trait qui distingue absolument la traduction de l’œuvre
littéraire, car l’intention de celle-ci ne vise jamais la langue comme telle […].171
Par conséquent, traduire n’est pas seulement écrire : c’est écrire dans une certaine intention, sous
certaines contraintes.
Utz parle même du rapport entre original et traduction comme d’un rapport de dépendance. Pour lui, la
traduction est l’« autre » du texte original, mais elle lui est subordonnée :
[die] Übersetzung [transportiert] das Original nicht einfach im gleichen Modus in eine andere
Sprache. Einerseits ist sie dem Original nachgeordnet und bleibt von ihm abhängig – sie ist nur sein
„Anderes“. Doch gleichzeitig hebt sie sich übersetzend „über“ das Original, denn sie legt dessen Sinn
aus, um ihn reformulierend zu klären, zu deuten, auszulegen.172
Il considère toutefois que la traduction est supérieure à l’original en ce qu’elle permet de clarifier le
sens, en le reformulant. Nous estimons que la traduction ne devrait pas être une hyper-clarification du
texte original : il ne s’agit pas d’écrire un commentaire, de faire une analyse, mais bien de recréer
l’œuvre pour un autre public.
Plusieurs auteurs concluent que, même si la traduction est recréation, le traducteur reste avec un
sentiment de malaise, une sorte d’insatisfaction que l’écrivain ne connaît – peut-être – pas. Nous
estimons que ce malaise provient du sentiment d’avoir « trahi » le texte, et que ce sentiment est lié aux
contraintes que connaît la traduction en tant que recréation.
Certes, cette adaptation est inconfortable pour le traducteur, d’où le sentiment de « trahison » évoqué
par le proverbe, mais s’il la dépasse son œuvre sera véritablement créative, en sorte qu’on peut
affirmer que, pour des œuvres de très haut niveau, chaque traduction reproduit, à sa manière
spécifique, la création de l’auteur.173
Pour Cary, ce sentiment est donc trompeur et il s’agit de le dépasser afin de mieux s’affranchir pour
créer librement. Nous faisons ici une brève parenthèse pour nous intéresser un instant au destinataire
du poème traduit. Le traducteur peut, et doit, créer librement pour livrer un poème entier et lisible à
son lecteur, que l’on présume unilingue, incapable de comprendre la langue du poème original, et dont
170
BERMAN, Antoine, op. cit, 1995, p. 58.
171
BENJAMIN, Walter, op. cit., 2000, p. 254.
172
UTZ, Peter, op. cit., 2007, pp. 11-12.
173
CARY, Edmond, Comment faut-il traduire?, 1985, cité d’après JUCQUOIS, p. 52.
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on suppose qu’il lit pour son plaisir. Par conséquent, malgré son sentiment de « trahir », il peut se
sentir fier de sa création, qui fera œuvre pour le lecteur qui ne peut appréhender l’original.
[l]a finalité d’une traduction consiste à nous dispenser de la lecture du texte original – voilà les
termes dans lesquels il convient selon nous de définir ce qu’est proprement une traduction. La
traduction est censée remplacer le texte-source par le « même » [ou presque le même, pour aller dans
le sens d’Eco] texte en langue-cible.174
Or, c’est cela, selon nous, qui justifie le fait de recréer. Il ne s’agit pas d’écrire un texte faible, servile,
dépendant du poème original, qui ne peut exister sans lui, mais bien un texte capable de « faire
œuvre » et que le lecteur puisse appréhender comme un texte-traduction, même si, selon Meschonnic,
« [c]e n’est pas encore un truisme pour tous que de dire que traduire un poème est écrire un poème, et
doit être cela d’abord »175.
Pour conclure, et pour donner tort à Deguy, selon qui « les langues […] sont en rivalité »176, nous
citons Bensimon, pour qui
la démarche traductrice consiste à créer un couple de poèmes dont l’un, qui n’aurait jamais pu exister
sans l’autre, revendique le droit d’exister seul et de porter le nom de poème, le traducteur assumant
alors pleinement son statut de réécrivain.177
Les deux textes sont dès lors complémentaires et existent dans la continuité l’un de l’autre. Pourtant, le
poème existe par lui-même, ce qui confère au traducteur son statut d’écrivain, lui permettant de sortir
de l’ombre.
Nous avons tenté de définir la traduction poétique comme étant un acte de création d’une nature
particulière. Nous souhaitons à présent ajouter que l’exercice de traduction poétique peut être comparé
à un exercice d’équilibriste. Le traducteur, sur la frontière entre deux langues, deux cultures, deux
publics, à cheval entre fidélité et création, son et sens, doit trouver des moyens de rendre le poème, au
mieux, dans sa langue.
Pour Vischer,
[l]e propre de la traduction est […] à la fois de retrouver ce qui a été dit, et de le renouveler, dans un
langage unifié mais qui pourtant reste « hybride ». En transformant ce qu’elle répète, la traduction
devient par ailleurs elle-même productive, car elle compense ce qu’elle ne peut reproduire du texte
premier par l’énergie d’une langue et d’une esthétique propres.178
Il y a donc équilibre entre retrouver et renouveler, rendre et créer, mais aussi, et cela est suggéré dans
la seconde partie de la citation, entre compensations et pertes : la traduction compense ce qu’elle perd
du texte source par ce qu’elle crée dans la langue d’arrivée.
174
LADMIRAL, Jean-René, op. cit., 1979, p. 15.
175
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1973, p. 355.
176
DEGUY, Michel, op. cit., 2000, p. 111.
177
BENSIMON, Paul, op. cit., 2006, p. II.
178
VISCHER, Mathilde, op. cit., 2009, p. 38.
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Verhesen évoque un « moment d’équilibre instable où les éléments constitutifs de l’écriture ou plutôt
les fonctions vitales du poème coïncident avec ceux de l’original, un peu comme par miracle. Mais il
n’y a pas de miracle, il n’y a que sensible et scrupuleuse vigilance… »179. Pour lui, l’équilibre n’est
donc pas atteint par « miracle » : c’est le traducteur, par ses choix, qui permet de le trouver.
Laederach insiste elle aussi sur le rôle du traducteur comme « opérateur de choix » : « le traducteur,
sans doute, là aussi, doit faire des choix et, surtout, mobiliser toute sa sensibilité à la langue source et à
sa propre langue pour perdre le moins possible de cette voix à quoi tient, pour une part importante, la
valeur du « message » »180. Elle mentionne la notion de perte, que nous mettrons en relation avec celle
de compensation.
Le traducteur, au moment du passage vers l’autre langue, ne pourra pas « tout » rendre ; c’est ce que
nous avons vu lorsque nous avons cherché à relativiser l’intraduisibilité. Le texte original devra donc
être recréé, mais tous ses éléments ne pourront pas être gagnés pour le lecteur cible. Dès lors, le
traducteur doit forcément faire des choix.
Raffel, qui compare différentes traductions d’un poème japonais en anglais, arrive à la conclusion que,
« in its own way, each of these versions choose certain formal aspects of the original to approximate
(not replicate) in English, necessarily placing less emphasis on other aspects »181. Pour lui, on le
comprend, ces choix mettent en relief certains aspects du poème, en laissant d’autres de côté. Le
traducteur jette en somme un certain éclairage sur le texte original, qui relève de son interprétation du
texte original.
Pour Raffel, le choix de l’éclairage à donner à un texte n’est pas arbitraire : il s’agit de trouver le
compromis le plus juste, de proposer la solution qui ménage le mieux les aspects les plus
fondamentaux du poème :
The search for a balance which, while giving precedence to the aesthetic claim, does not deny other
claims, is a perpetual search. There are times when the original seems to be necessary up to employ a
high order of craft, and even some guile, to bring the old poem into a proper balance in its new
existence.182
Selon lui, cette recherche est perpétuelle et nécessite un va-et-vient constant entre le texte de départ et
le texte-traduction. Ellrodt recourt lui aussi à la notion de compromis, mais, pour lui, ce que le
traducteur négocie, c’est d’une part l’exactitude, ou la fidélité, et, d’autre part, l’effet esthétique du
poème :
Je voudrais donc insister sur le compromis que tout traducteur d’un poème est conduit à accepter
entre l’exactitude et la recherche d’un effet esthétique. Je veux bien admettre qu’il « n’y a pas
d’équivalent poétique à la répartition musicale entre les rythme, mélodie, polyphonie », comme
Meschonnic y insiste. Je crois néanmoins, comme Yves Bonnefoy, qu’il n’y a poésie que s’il y a une
179
VERHESEN, Fernand, op. cit., 2003, p. 26.
180
LAEDERACH, Monique, op. cit., 1992, p. 25.
181
RAFFEL, Burton, op. cit., 1988, p. 79.
182
Ibid., pp. 171-172.
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musique dans les mots. Comment l’y introduire ? […] Jusqu’à quel point peut-on s’éloigner du sens
pour faire revivre cette musique dans la traduction ?183
Dans cette même idée de « compromis » entre différents aspects, Eco introduit une autre notion : « Je
vais recourir très souvent à l’idée de négociation184 pour expliquer les processus de traduction car c’est
sous l’enseigne de ce concept que je placerai la notion, jusqu’alors plutôt insaisissable, de
signification »185. Pour lui, il s’agit de négocier les différents aspects du texte source car
[t]raduire signifie toujours « raboter » quelques-unes des conséquences que le terme original
impliquait. En ce sens, en traduisant, on ne dit jamais la même chose. L’interprétation, qui précède
toute traduction, doit établir combien et lesquelles des conséquences illatives suggérées par le terme
peuvent être rabotées.186
Au cours du passage vers l’autre langue, il y a donc toujours perte. Ce que le traducteur négocie, c’est
quels sont les éléments qui vont être perdus et quels sont ceux qui seront gardés, en fonction de sa
lecture du texte.
Cela dit, la négociation n’est pas toujours une tractation qui distribue avec équité pertes et profits
entre les parties en jeu. Je peux juger acceptable une négociation où j’ai concédé à la partie adverse
beaucoup plus que ce qu’elle ne m’a concédé et pourtant, vu mon propos initial et sachant que je
partais nettement désavantagé, m’estimer satisfait quand même.187
Il différencie aussi plusieurs types de pertes :
Il y a des pertes dites absolues. Ce sont les cas où il est impossible de traduire [l’on revient aux
« plages d’intraduisibilité » de Ricoeur], et si de tels cas se présentent, mettons, dans un roman, le
traducteur recourt à l’ultima ratio, la note en bas de page – laquelle ratifie son échec. Un exemple de
pertes absolues est le jeu de mots.188
Nous souhaitons nuancer l’exemple d’Eco en disant : certains jeux de mots. Il ajoute que les pertes
absolues sont rares : lorsqu’il y a perte, compenser est souvent possible. Par compenser, il entend
notamment rendre la signification perdue à un autre endroit, dans un autre mot ou par d’autres
moyens. Il conclut que, souvent, sur l’ensemble du texte, ce qui est perdu est négligeable. C’est dans le
sens de cette affirmation que nous irons lorsque nous traiterons du poème comme d’un tout, un texte.
Allant un peu dans le même sens qu’Eco, Vischer parle d’un « équilibre des forces », auquel le
traducteur devrait arriver :
La traduction est un geste double, habité par des intentions contradictoires, qui devraient idéalement
aboutir à un équilibre des forces, à ce que le texte traduit puisse tout à la fois « porter » le texte
original et « être porté » par lui. En effet, pour tenter de transmettre la force, l’intensité et l’énigme
originales, il est non seulement nécessaire de se laisser porter par les rythmes, mais aussi d’avoir la
juste distance pour recomposer le texte dans sa propre langue. La prise de distance est essentielle
pour trouver un écho s’inscrivant dans les structures propres à la langue d’arrivée.189
183
ELLRODT, Robert, op. cit., 2006, pp. 74-75.
184
C’est nous qui soulignons.
185
ECO, Umberto, Dire presque la même chose, 2006, pp. 102-103.
186
Ibid., p. 110.
187
Ibid.
188
Ibid., p. 111.
189
VISCHER, Mathilde, op. cit., 2009, p. 247.
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Pour elle, l’équilibre s’établit entre le texte original et le texte-traduction : il y a une forme de
réciprocité entre les deux œuvres. En outre, la langue cible doit elle aussi, après l’épreuve de
l’étranger, retrouver son équilibre.
Larbaud utilise la métaphore de la balance pour parler du travail du traducteur, qu’il qualifie de
« peseur de mots » :
Chacun de nous a, près de soi, sur sa table ou son bureau, un jeu d’invisibles, d’intellectuelles
balances aux plateaux d’argent, au fléau d’or, à l’arbre de platine, à l’aiguille de diamant, capables de
marquer des écarts de fractions de milligrammes, capables de peser les impondérables ! Auprès de
ces Balances, les autres instruments de notre travail, matériels et visibles – Dictionnaires, Lexiques,
Grammaires – […] ne sont que des accessoires […]. L’essentiel est la Balance où nous pesons ces
mots, car tout le travail de la Traduction est une pesée de mots.190
Nous trouvons l’image de la balance tout à fait adéquate : le traducteur, au fil du poème, pèse, l’un
après l’autre, ses différents éléments. Il les considère les uns par rapport aux autres, jaugeant leur
importance. Il soumettra le texte traduit au même examen. Enfin, ce sont les deux textes qu’il pèse
dans sa balance pour vérifier le poids du texte qu’il livre à son lecteur.
Selon Larbaud, le traducteur pèse d’un côté les mots de l’auteur et, de l’autre, ceux du traducteur.
Nous nous refusons à croire que la traduction se limite à une pesée de mots : si elle l’est, à notre sens,
c'est dans la mesure où ces mots ne sont que le résultat tangible des choix opérés par le traducteur. Par
conséquent, il ne s’agit pas vraiment de peser les mots, mais plutôt de trouver un équilibre, le juste
équilibre, dans la recréation, entre ce qui est gagné ou perdu pour le lecteur, entre ce qui est abandonné
dans la langue étrangère et ce qui est introduit dans la langue traduisante, entre les aspects à rendre du
texte original et les créations du texte-traduction, etc. Il s’agit, on le voit, de peser bien plus que des
mots : le poème est un texte et c’est à ce niveau qu’a lieu la recréation. C’est ce dont nous allons traiter
dans la section qui suit.
Dans cette section, nous allons montrer, d’une part, qu’il ne s’agit pas d’envisager chacun des
éléments du poème indépendamment et que le poème doit être traduit comme un tout et, d’autre part,
qu’il ne s’agit pas de traduire la poésie, mais un poème d’un auteur en particulier dans un contexte
donné.
Nous avons affirmé que la traduction ne se limite pas à une pesée de mots. Nous estimons aussi qu’un
poème est plus qu’un ensemble de mots : dès lors, le traducteur peut dépasser l’intraduisibilité d’une
190
LARBAUD, Valery, op. cit., 1984, pp. 31-32.
44
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expression ou d’un segment de poème. Selon nous, considérer le poème comme un tout permet de se
libérer des « plages d’intraduisibilité » de Ricoeur. Car nous estimons, comme Eco, que, souvent, sur
l’ensemble du texte, les pertes sont négligeables. Ainsi, même si le traducteur échoue à rendre un mot
ou un vers, tout le poème n’est pas perdu pour le lecteur cible.
Comme le rappelle Karya, « […] il faut considérer le sens, l’harmonie, le rythme comme les aspects
différents mais complémentaires d’une réalité poétique »191 : le poème est un texte, qui doit être recréé
comme tel. Il ne s’agit pas de considérer chacun des éléments du poème indépendamment, mais de
penser le poème comme un tout.
La poésie, c’est l’union du sens et des sons, des images et de la composition, du fond et de la forme.
Si, en faisant passer le poème dans une autre langue, on ne conserve que le sens des mots et les
images, si on laisse de côté les sons et la composition, il ne restera rien de ce poème. […] Si un
poème était une somme arithmétique d’idées et de sons, on pourrait, perdant une partie, conserver
l’autre. Mais on n’a pas affaire à une somme, on a affaire à un organisme ; si on perd une partie, on
perd le tout […] : un homme dont on a coupé la tête n’est pas simplement plus court d’une tête, il
cesse d’exister.192
Etkind soulève un autre point important : les éléments du poème n’interviennent pas tous au même
endroit et les choix du traducteur pourront donc être ponctuels et localisés. Dès lors, perdre un élément
quelque part n’exclut pas d’introduire un autre élément pour rendre le premier ailleurs, par exemple.
De cette manière, compenser devient possible :
[…] les divers éléments poétiques ne sont pas tous dans le poème actifs à la fois […] [T]our à tour,
c’est celui-ci ou celui-là, l’idée, l’image, la mélodie ou le rythme qui tient le premier rôle, encore que
leur concert, que leur complicité ne se relâche jamais 193.
Par ailleurs, le traducteur, lorsqu’il s’attaque à un poème, cherche d’abord à le comprendre. Il ne
dispose, pour commencer, que d’un texte, comme le rappelle Verhesen :
Le traducteur ne dispose ni des effets d’un poème et encore moins de ses causes […]. Il ne dispose
que d’un texte, en tout et pour tout, à décrypter en sa profondeur immanente au cours de longues
lectures transversales de ses ressources. Aucun poème n’est susceptible d’une seule lecture ni d’une
translation définitive, et il faut se garder de l’anesthésier dans un réseau de significations locales ou
prétendument déterminantes.194
Son premier réflexe, en dehors de sa compréhension intuitive du texte, qu’il ne maîtrise pas, sera
probablement de chercher à analyser les différents éléments du poème. C’est ce que nous rappelle
Vassalo :
Traduire, qu’on le veuille ou non, revient d’abord à hacher menu. A couper les fétus en quatre. Car
bel et bien, dans le processus, l’original fragmenté devient paille – même si, dans le meilleur des cas,
il peut s’agir de paille d’or. Travail vétilleux, lente avancée faite de choix, de doutes, chaque phrase,
chaque mot pris tour à tour, ceux de l’original comme les candidats dans la langue cible, chaque
option explorée, jusqu’à la plus improbable. Pinaillage ? Oui, mais indispensable !195
191
KARYA, Erol, op. cit., 1998, p. 4.
192
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. XI.
193
Ibid., p. 12.
194
VERHESEN, Fernand, op. cit., 2003, p. 12.
195
VASSALLO, Rose-Marie, « Fil à retordre, Réfractaire à toute mise à nu : le fil du texte », 2006, p. 20.
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Toutefois, après avoir passé au crible chacun des détails du texte, le traducteur doit retrouver une
vision d’ensemble et « le fil du texte, fil de la pensée en mouvement et de sa musicalité vive, est à
retrouver absolument, puis à recréer dans le texte d’arrivée […] »196. Il s’agit alors de « recomposer »
le texte dans son ensemble, de comprendre la manière dont se tissent les éléments du poème pour
rendre, dans la langue cible, un texte construit qui forme un tout.
Comme Etkind, nous estimons que « [l]a base de départ [du traducteur] est la prise de conscience que
le texte forme un tout, et il doit absolument redonner à ce tout, dans sa propre langue, sa fonction, en
respectant la forme et la pensée »197.
Dès lors, il n’y a plus de raison de conclure à l’impossibilité de traduire la poésie : recréer un poème
est possible pour le traducteur – et grâce à lui, aussi, comme nous le verrons plus avant dans ce travail.
Nous avons dit que, selon nous, un poème est plus qu’en ensemble de mots : c’est un texte. Nous
ajoutons qu’un poème, c’est moins que la poésie : la poésie, dans toute sa diversité, n’est sans doute
pas traduisible, alors qu’un poème, qui est un texte donné existant dans un contexte défini, peut, selon
nous, être recréé.
Selon Karya, « […] il faut développer pour chaque poète, du moins pour chaque genre poétique, une
théorie de la traduction »198. Nous abondons dans ce sens car, comme le formule Flamand,
[chaque] écrivain fait un usage personnalisé de la langue, et son style reflète la personnalité. Il fuit les
clichés, indices de pauvreté d’imagination et de faiblesse de composition. Il invente des métaphores,
forme des alliances de sons inusitées, créé de nouvelles images. L’écrivain valorise la forme, parce
qu’il cherche à faire découvrir le monde sous un autre jour.199
Sitôt que l’on reconnaît que chaque écrivain a son langage, il devient clair qu’il faudra trouver une
« stratégie » de traduction différente pour chaque auteur. Dès lors, les choix opérés pour un auteur,
voire pour un poème, seront spécifiques et ne pourront pas participer d’une théorie de la traduction
poétique. A chaque auteur son langage, et à chaque poème ses solutions de traduction (qui varient
aussi selon le traducteur, naturellement).
Pour reprendre l’image de la balance et de la pesée des mots de Larbaud, nous rappelons que
la pesée serait facile si […] nous pesions [les mots] du Dictionnaire ; mais ce sont les mots d’un
Auteur, imprégnés et chargés de son esprit, presque imperceptiblement mais profondément modifiés,
quant à leur signification brute, par ses intentions et les démarches de sa pensée, auxquelles nous
n’avons accès que grâce à une compréhension intime de tout le contexte, et par là nous entendons
d’abord toute la partie de son œuvre qui fut écrit avant ce mot, et ensuite toute la partie qui fut écrite
après et qui peut nous expliquer rétrospectivement l’intention contenue dans le mot que nous sommes
en train de peser.200
196
Ibid., p. 23.
197
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. 257.
198
KARYA, Erol, op. cit., 1998, p. 3.
199
FLAMAND, Jacques, op. cit., 1983, p. 117.
200
LARBAUD, Valery, op. cit., 1984, p. 32.
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Larbaud introduit ici une idée qui nous paraît fondamentale : le poème s’inscrit dans l’univers d’un
poète. Ainsi, comme les mots du poème forment un tout, les poèmes d’un auteur forment un système.
Le poème à traduire doit donc être appréhendé comme un texte qui s’inscrit dans l’œuvre tout entière
d’un auteur. Il n’est pas à comprendre comme un texte isolé, mais bien comme un élément participant
d’un univers plus large.
Dans la métaphore de la balance, que nous venons d’évoquer, nous souhaitons rappeler que c’est en
effet le traducteur qui effectue la pesée : au cours du passage vers l’autre langue, il se trouve seul
devant le poème à traduire et il est seul maître de ses choix.
[d]ans la mesure où sa traduction est, on le verra, interprétation, et passage à travers l’intégrité d’un
destin, elle doit accepter aussi […] le passage sur la « rive » du traducteur, lequel ne s’efface pas, ne
se masque pas, mais assume clairement sa responsabilité à l’égard des mots du texte traduit, qui se
manifeste immédiatement, visiblement, comme texte « réécrit ».201
Pour elle, c’est donc le traducteur qui permet le passage et le texte porte sa trace. Le fait que la
traduction soit une réécriture, ou recréation, rend sa présence évidente.
S’agissant de textes littéraires, la qualité de rédacteur du traducteur est essentielle, car la forme est
partie intégrante du message. Outre sa compétence linguistique, le traducteur-rédacteur doit avoir un
goût très sûr et un véritable talent d’écrivain. Autrement dit, il doit être lui aussi créateur, pour être en
mesure de recréer.202
Etkind va dans le même sens, bien qu’il ne le formule pas explicitement. Pour lui, le traducteur,
lorsqu’il recrée l’œuvre qu’il s’est appropriée, s’affranchit de sa « servilité » au texte original :
Le traducteur qui s’est identifié à l’auteur de l’original éprouve non plus une sensation de paralysie
mais, soudain, de liberté, de cette liberté de création, telle qu’en use le poète […]. Il n’est plus un
esclave, asservi à l’épithète, à la métaphore, aux alliances de mots, il est le maître, le souverain de son
texte ; il peut rayer ceci, remplacer cela, ajouter encore autre chose.203
Le traducteur, comme on le voit, est seul maître de son texte. Toutefois, sa « création » ne doit pas
aller au-delà de certaines limites :
[…] dans la mesure où l’art de la traduction est avant tout l’art d’accepter tel sacrifice, de trouver
telle compensation, de faire telle trouvaille, le traducteur-créateur se sent, dans les limites des
obligations imposées, le maître des opérations, et donc du texte.204
201
RISSET, Jacqueline, « Le dialogue circulaire : Bonnefoy traducteur de Yeats », 1999, pp. 163-164.
202
FLAMAND, Jacques, op. cit., 1983, p. 70.
203
ETKIND, Efim, op. cit., 1982, p. 257.
204
Ibid.
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Il est donc un créateur qui opère la « négociation » du texte à traduire et effectue un certain nombre de
choix. Dans la section qui suit, nous formulerons quelques remarques sur l’importance de la lecture
pour le traducteur. Par la suite, nous insisterons sur son rôle en matière de choix de traduction.
Nous avons déjà traité de la compréhension de la poésie, dans la première partie de ce travail. Par
conséquent, nous formulons uniquement quelques remarques sur la compréhension d’un lecteur
privilégié du poème : le traducteur.
Le traducteur, comme nous l’avons vu, est d’abord lecteur : il se place face au poème à traduire et
l’appréhende. Or, selon Vischer, sa traduction portera forcément la trace de son interprétation. Elle
sera en quelque sorte la concrétisation de sa compréhension du texte.
La lecture du traducteur peut être caractérisée par le fait qu’elle se fera souvent en deux phases. Selon
Vischer, il y a
deux étapes du processus de la lecture, la première étant la lecture « innocente », la seconde la lecture
« distanciée ». Cette distinction correspond aux deux étapes fondamentales de la lecture, la première
étant celle où le lecteur laisse venir à lui toutes les questions, réactions ou émotions premières
suscitées par la lecture, la seconde celle où il les observe avec recul et distance – c’est là également
que s’effectuent la compréhension, l’interprétation et l’appropriation.205
Nous ne nous attarderons pas plus longtemps sur la notion de compréhension et faisons le choix de ne
pas mentionner les théories de l’herméneutique en traduction. Nous formulons uniquement quelques
remarques sur les implications de la compréhension du traducteur sur la traduction.
Comme Eco, Pergnier part du principe qu’un poème offre de nombreuses interprétations. En revanche,
la traduction « fixe » une interprétation : celle du traducteur.
Toute traduction – quelles que soient, par ailleurs, ses qualités – livre, non le sens du poème (ou de
ses segments) mais l’exégèse et l’interprétation qu’un lecteur privilégié (le traducteur) en a faites.
Alors que le poème original laisse la porte ouverte à toutes les virtualités d’interprétation, les
traductions, quant à elles, « figent » de manière immuable l’exégèse qu’en a faite le traducteur.206
Verhesen va dans le même sens et donne comme objectif à la traduction de laisser toutes ces
« virtualités » ouvertes :
L’un des défis majeurs de la traduction de poèmes est d’offrir un éventail de lectures semblables à
celui de l’original, et que les témoins d’orientation qu’elle présente soient pour le moins congruents.
On soupçonne avec quelle prudence le traducteur tente de se situer au lieu juste, au point parfaitement
précis et pourtant indéterminé, au carrefour de deux voies dont nul ne sait où elles mènent. Il se fait
que chacun de ces points, de ces « points de passage », est à trouver, pour chaque mot, pour chaque
poème, pour chaque œuvre.207
Toutefois, est-ce vraiment possible ? A notre sens, cela ne l’est pas. En effet, il nous semble que le
traducteur, face au poème, est obligé de l’appréhender d’une certaine manière et en a donc forcément
une interprétation. En outre, en raison des différences entre les langues, les mots ne sont pas porteurs
205
VISCHER, Mathilde, op. cit., 2009, p. 17.
206
PERGNIER, Maurice, op. cit., 1999, p. 161.
207
VERHESEN, Fernand, op. cit., 2003, p. 25.
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des mêmes connotations et il faudra donc, comme le formule Eco, obligatoirement « raboter » certains
sens au moment du passage dans l’autre langue.
En somme, nous dirons que le traducteur est d’abord lecteur, pour appréhender le texte. Il nous semble
que, au moment de recréer le poème, le traducteur, désormais écrivain, « réfléchit » sa lecture du
poème sur sa traduction, lui donnant un éclairage particulier. Il ferme donc certaines portes à
l’interprétation, au moment où il opère des choix.
Nombreux sont ceux qui considèrent la traduction de la poésie comme étant, du fait de la diversité des
langues, impossible. Nous avons vu qu’il s’agit surtout d’une question de termes : que l’on considère
la traduction au sens large, et traduire les poèmes devient possible. En outre, nous avons montré qu’à
notre sens la traduction poétique ne peut être que recréation. Par ailleurs, il ne s’agit pas de traduire la
poésie, mais de recréer un poème. Enfin, nous avons placé le traducteur, d’abord lecteur puis créateur,
au centre du processus de traduction.
A propos des choix du traducteur, on parle parfois de stratégie ou de projet de traduction. Au sens
strict, ces notions nous paraissent idéaliser la manière dont travaillent de nombreux praticiens : un
traducteur peut-il réellement définir sa « stratégie » a priori ? Les solutions sur le vif, au cas par cas,
ne fondent-elles pas la majorité des choix du traducteur ? La « stratégie » de traduction ne doit-elle pas
constamment être ajustée, au fil de travail ?
Nous considérons que le traducteur procède le plus souvent par tâtonnement : c’est au fil du texte, à
mesure que grandit son intimité avec le poème, voire avec l’œuvre tout entière, que se met en place sa
stratégie. Si par stratégie on peut entendre ensemble de choix – plus ou moins – cohérents pris par le
traducteur, cela nous semble plus réaliste.
Selon nous, traduire un poème implique de faire des choix à chaque moment de la création : le
traducteur, une fois le texte lu et « compris », se l’approprie. Dans le respect de l’intention de l’auteur,
mais avec ses propres mots, il recrée le texte dans sa langue. Il cherche à dire, au mieux, presque la
même chose. Les choix qu’il opère visent à trouver, au final, un juste équilibre entre les deux textes.
Le lecteur, tel que nous l’avons imaginé, est uniquement en possession du texte-traduction. Le
traducteur reste donc seul maître à bord, et c’est lui qui répond de sa création, tant devant l’auteur du
texte original que devant le lecteur du texte traduit.
Ilya Kaminski expliquait, à l’occasion d’une discussion organisée dans le cadre de la manifestation
internationale littéraire 4 + 1208, où il dialoguait notamment avec sa traductrice, que l’auteur doit
laisser son texte « aller » afin que le traducteur puisse se l’approprier et le faire renaître, à sa façon,
dans une autre langue. Notre vision de la traduction poétique s’approche de la sienne, avec la
208
4 + 1, traduire, übersetzen, tradurre, translatar, 4ème manifestation littéraire internationale, Vevey, 9 et 10 mars 2012,
<http://www.chstiftung.ch/repository/proxy/oi-files/41238/documents/ch-reihe/Programme_4plus1.pdf>.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
restriction que le texte-traduction (le poème-traduction) doit, à nos yeux, entretenir un lien étroit avec
le texte original. L’image de ce geste de l’auteur qui confie son texte à son traducteur nous rappelle
ces mots de Celan, dans son Discours de Brême, traduit par Jackson : « le poème peut être une
bouteille jetée à la mer, abandonnée à l’espoir – certes souvent fragile – qu’elle pourra un jour quelque
part être recueillie sur une plage, sur la plage du cœur peut-être »209. Ainsi Celan, confiant ses poèmes
à quelqu’un, en les laissant aller, approuverait peut-être qu’un traducteur, les trouvant gisant sur « la
plage du cœur », cherche à les redire dans ses mots.
Nous avons tenté de montrer, dans cette deuxième partie, que traduire les poèmes est possible. Dans
notre troisième partie, nous nous intéresserons à la traduction de poèmes de Paul Celan. Nous
commencerons par rappeler le contexte, en présentant brièvement Paul Celan et son langage. Nous
nous intéresserons ensuite aux traductions des poèmes que nous allons commenter : nous dirons tout
d’abord quelques mots des traducteurs. Enfin, après avoir formulé quelques remarques sur le cadre de
notre analyse, nous nous intéresserons à trois textes de Paul Celan ainsi qu’à leurs traductions par deux
traducteurs différents.
209
CELAN, Paul, « Discours de Brême », 1972, p. 84.
50
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3. Traduire Celan ?
Dans cette troisième partie de notre travail, nous tenterons de passer à une approche plus concrète de
la traduction poétique. Dans ce cadre, nous nous intéresserons à trois textes de Paul Celan, tirés du
recueil Sprachgitter, ainsi qu’à leur traduction par deux traducteurs différents : André du Bouchet et
Jean-Pierre Lefebvre. Pour commencer, nous présenterons brièvement Paul Celan : nous donnerons
quelques éléments biographiques avant de mentionner quelques caractéristiques de son langage
poétique.
Paul Pessach Antschel – Celan est un nom de plume qu’il adopte vers 1947 lors de ses premières
publications – naît le 23 novembre 1920 dans une famille juive de Czernowitz (aujourd’hui
Tchernivtsi, ville située en Bucovine, en Ukraine).
Sa famille vit de manière relativement aisée. Son père est architecte; sa mère, très attachée à la culture
allemande, est une femme de lettres : elle transmet son goût pour les lettres ainsi que son amour pour
la langue allemande à son fils, qui invente et écrit des histoires, puis des poèmes, dès son plus jeune
âge. Fils unique, Paul Celan vit une enfance assez protégée, malgré une relation parfois difficile avec
son père. Ce dernier l’initie à la culture religieuse juive, que Celan rejette dès son adolescence.
En 1938, Celan commence des études à l’Ecole de Médecine de Tours. Alors qu’il est rentré en
Bucovine pour passer l’été chez ses parents, à cause de la guerre, il se voit dans l’impossibilité de
retourner en France. Il commence donc des études de lettres (de français) à l’Université de
Czernowitz. En juin 1940, l’Armée rouge entre dans la ville. C’est au cours de cette brève occupation
du nord de la Bucovine par les troupes soviétiques que Celan est initié à la langue russe. Peu après, les
troupes roumaines, alliées de l’Allemagne, mettent en place une dictature fasciste. Les déportations
débutent en 1941. Alors que de nombreux Juifs fuient le pays, Celan ne parvient pas à persuader ses
parents de quitter Czernowitz. Ces derniers sont déportés en 1942. Celan apprendra plus tard le décès
de son père, mort du typhus, et l’assassinat de sa mère. Lui-même est envoyé dans un camp de travail
en Moldavie. Marqué à jamais, son travail poétique sera surtout un travail de mémoire et de
témoignage.
En 1944, après l’arrivée des Russes, Celan est libéré et rentre à Czernowitz. A la réouverture des
universités, il reprend ses études. C’est de cette époque que datent les premiers poèmes conservés. En
1945, Celan quitte la Bucovine pour Bucarest. Il y fréquente les milieux littéraires et travaille
notamment comme traducteur. Toutefois, l’atmosphère politique de la ville lui devient bientôt
insupportable et, en 1947 (année de la publication de ses premiers poèmes), il fuit en Autriche, à
51
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Vienne. Rapidement, il ne peut plus non plus supporter cette ville où le nazisme, le fascisme et le
racisme sont encore très ancrés. C'est à Vienne qu'il rencontre Ingeborg Bachmann, avec laquelle il
entretient une liaison épisodique pendant de nombreuses années.
En 1948, Celan se rend à Paris. Il se lance dans de nouvelles études et obtient une licence ès Lettres en
1950. Dès son arrivée en France, il a le projet d’écrire et cherche du travail dans le domaine des lettres.
A partir de 1959, il donne des cours de thème et de traduction à l’Ecole Normale Supérieure, où il
enseignera jusqu’à sa mort. C’est aussi en France que le poète épouse Gisèle Lestrange, en 1952.
Après le décès d’un premier enfant, ils ont un fils, Eric. Celan s’établit en France définitivement :
après avoir eu durant des années un statut d’apatride, il finit par demander la nationalité française.
Paul Celan a publié de nombreux recueils et a été récompensé par plusieurs distinctions. Il a malgré
tout été victime (dès 1953) d’une campagne de diffamation et de calomnie : Claire Goll lui reprochait
d’avoir plagié l’œuvre de son défunt mari, Yvan Goll. Le poète a tenté durant des années de se
défendre, sollicitant soutiens et témoignages. Il a énormément souffert des attaques de Claire Goll.
Dès 1962, il présente de graves difficultés psychologiques. A partir de cette date, il est interné à
plusieurs reprises dans des hôpitaux psychiatriques.
En 1970, Celan se jette dans la Seine depuis le Pont Mirabeau. Sa vie aura été brève : le poète s’est
donné la mort à 49 ans. Selon Lefebvre, c’est toute sa vie qui a été habitée par la mort : pour Celan, la
vie n’était qu’une moitié de quelque chose, dont la mort était l’autre moitié; en 1970, il passe « de
l’autre côté »210.
Celan a été, comme on le constate, marqué à vie par la Shoah et le destin tragique de ses parents. Son
existence a été celle d’un homme en exil, aussi sur le plan de la langue, comme nous le verrons.
Victime de l’antisémitisme ambiant et d’une campagne de diffamation extrêmement violente, il a vécu
une existence tourmentée jusqu’à sa mort.
Ayant donné quelques éléments biographiques de Celan afin de contextualiser sa poésie, nous tenons à
préciser que nous ne nous fonderons pas sur ces éléments dans notre analyse de poème. Ces
informations ne sont données que pour préciser le contexte et permettre de savoir qui est Paul Celan.
Nous n’y recourrons donc pas comme des clés de lecture. Nous sommes consciente qu’il s’agit d’un
choix : nous avons souhaité nous fonder sur les textes et les textes seulement et choisi d’ignorer les
facteurs biographiques pour notre analyse. Nous reconnaissons que la personnalité de l’auteur, son
parcours de vie et les difficultés qu’il a rencontrées marquent le poème, dans une certaine mesure.
Toutefois, nous estimons qu’ils transparaissent dans les mots, se manifestant entre les lignes, et qu’il
n’est nul besoin de formuler explicitement les interactions entre la vie de Celan et ce qui est dit dans
ses poèmes. Ainsi, nous ne ferons pas référence à ces éléments biographiques au cours de notre
analyse.
210
LEFEBVRE, Jean-Pierre, Paul Celan par Jean-Pierre Lefebvre, [enregistrement vidéo], Monumenta, 2007.
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3.1.2 Le celanien
Dans cette section, nous formulerons d’abord quelques remarques sur l’importance de la langue pour
Celan et sur son rapport à la langue allemande. Ensuite, nous mentionnerons quelques caractéristiques
du langage poétique de Celan. Nous tenons à préciser qu’il ne s’agit pas de proposer une étude
exhaustive du « celanien », mais plutôt de donner quelques éléments, rencontrés au fil de nos lectures,
qui pourront aider à appréhender les poèmes, dans une optique de traduction.
L’importance de la langue
Celan a un rapport très fort à la langue, qui est pour lui quelque chose de très important. Dans son
Discours de Brême, le poète le formule explicitement :
Accessible, proche et sauvegardée, au milieu de tant de pertes, demeura ceci : la langue. […] Durant
ces années et les années qui suivirent j’ai tenté d’écrire des poèmes dans cette langue : pour parler,
pour m’orienter, pour m’enquérir du lieu où je me trouvais et du lieu vers lequel j’étais entraîné, pour
me projeter une réalité.211
Pour lui, comme on le voit, la langue n’est pas qu’un moyen : elle est un but, une fin, un repère, une
bouée à laquelle s’accrocher dans un monde en ruines.
Par ailleurs, le poète est convaincu que l’absence de réflexion sur le langage a joué un rôle criminel
dans l’histoire. Fort du sentiment que jamais on ne se penchera assez sur le sens des mots, de la parole,
de ce qu’on dit, il choisit de faire de sa réflexion sur le langage une trame à intégrer dans – presque –
chacun de ses poèmes. Selon Lefebvre, on peut dire de sa poésie qu’elle est performative, c’est-à-dire
qu’elle réalise dans les mots un travail sur la parole qui est intimement lié au travail sur l’expérience.
Concernant l’intérêt du poète pour le langage, nous souhaitons mettre en avant la curiosité dont Celan
faisait preuve pour tous les registres du langage. Ce ne sont pas seulement les textes poétiques qui
l’attiraient, mais tous les écrits, y compris techniques et scientifiques. Selon Bollack, il y a chez Celan
une volonté de refaire le langage avec tout ce que ce dernier a comme héritage, ce qui implique de
s’intéresser à toutes les manifestations du langage, quelles qu’elles soient. Lefebvre souligne quant à
lui que Celan fait un véritable « cadeau » à son lecteur, dans ses poèmes, en l’incitant à se cultiver
dans toutes sortes de domaines qu’il n’a jamais abordés.
Pour revenir sur cette idée de « refaire le langage », Bollack souligne l’importance pour Celan de
s’approprier les termes et les structures. Il introduit l’idée de détournement. Des différents langages
qu’il étudie, Celan tire ce qui l’intéresse pour écrire dans une langue « refaçonnée à sa manière » :
Les structures intérieures renouvelées, réorganisées, restent dans une relation contradictoire précise
avec la signification première : elle n’est pas abolie, mais niée d’abord, détournée, toujours
refaçonnée, dans la matière même qui était la sienne auparavant, à chaque stade.212
211
CELAN, Paul, « Discours de Brême », 1972, p. 84.
212
BOLLACK, Jean, Poésie contre poésie, 2001, pp. 5-6.
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Par son travail sur le langage, le poète détourne le sens des mots, afin que ces derniers gagnent de
nouvelles connotations, voire des sens nouveaux. On peut dès lors se demander pourquoi Celan, s’il se
révolte à ce point contre cette langue, écrit en allemand. C’est son rapport à l’allemand que nous allons
tenter d’éclairer dans la section qui suit.
Le rapport à l’allemand
Celan a un rapport particulier à l’allemand, qui est sa langue maternelle, mais aussi la langue des
bourreaux de ses parents, comme l’explique Chalfen :
[…] [L]’allemand, sa langue maternelle et qui avait été avant la guerre langue de culture et d’identité
contre le roumain, devint la langue de la mort de ses parents et de son pays natal, langue à laquelle
même en exil il ne pouvait se soustraire, sous peine, comme il le concède lui-même, de « mentir ».213
Dans les faits, malgré la guerre et, dans l’exil, l’amour de Celan pour la langue française, « l’allemand
reste la langue de sa vie intérieure et de ses poèmes »214. Si le poète continue d’écrire en allemand,
c’est en effet par volonté et par conviction car, selon lui, « [o]n ne peut exprimer la vérité qui vous est
propre que dans sa langue maternelle ; dans une langue étrangère, le poète ment »215. Bonnefoy en
arrive à la même conclusion, bien qu’il le formule différemment : « [l]a poésie ne permet pas de
rompre avec la langue natale »216.
Toutefois, malgré son choix, le poète ne peut plus accepter la langue allemande telle qu’elle est. Il lui
faut, pour pouvoir s’exprimer par elle, la transformer, la faire passer sur une autre rive, se l’approprier
en la déformant. C’est ce que formule Nouss :
[Il] ne peut plus faire confiance au langage quand celui-ci a permis la parole des bourreaux. D’où ce
qui passe pour l’obscurité de sa poésie mais qui n’est que l’opacité du langage aujourd’hui, tel qu’il
est devenu depuis le passage par le gouffre. D’où aussi l’appel au traduire comme mode fondamental
du langage. Übersetzung : faire passer au-delà puisqu’aussi bien la langue allemande, l’originelle, la
pure, la non corrompue, la maternelle, est restée de l’autre côté, autre côté de l’histoire et du gouffre,
du côté de l’avant. Le deuil de la langue, cependant, oblige à trouver une langue de deuil […].217
Pour trouver cette « langue de deuil » qui sera la sienne, Celan fait subir à l’allemand une véritable
métamorphose, dans la violence. Selon Bollack, pour s’exprimer, il doit maltraiter la langue, jusqu’à
« briser son origine » :
La langue préexistante, perpétuée ou détériorée, utilisée selon les intérêts, prosaïques, poétiques ou
fonctionnels, ne « parle » jamais dans les poèmes. Elle est d’emblée émiettée, fragmentée. Filtrée
serait trop faible. Plutôt cassée. L’origine est brisée.218
Des transformations violentes, tant au niveau lexical, sémantique que syntaxique, permettent au poète
de faire naître une langue nouvelle, comme le formule Lauterwein :
Grâce à des techniques de réduction, d’isolation des mots, des syllabes et des sons, Celan y invente
une langue neuve, qui résiste à la compréhension immédiate en allemand, et qui devient presque
impossible à transposer dans une autre langue. 219
213
CHALFEN, Israel, Paul Celan, 1989, p. 11.
214
Ibid., p. 95.
215
Ibid., p. 153.
216
BONNEFOY, Yves, Ce qui alarma Paul Celan, 2007, p. 30.
217
NOUSS, Alexis, « Dans la ruine de Babel », 1996, p. 26.
218
BOLLACK, Jean, L’écrit, 2003, p. 28.
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Meschonnic va même plus loin. Pour lui, ce n’est pas seulement une nouvelle langue que Celan
s’applique à faire naître, mais une contre-langue :
Celan fait une contre-langue dans la langue, pour se situer dans les contradictions de son histoire,
leur faire face sur le terrain même de la plus grande aliénation.220
Le poète a, comme on le voit, un rapport très complexe avec sa langue maternelle. Jabès évoque même
une relation d’amour-haine, qui aboutit à une poésie extrêmement obscure, presque incompréhensible :
« [c]e rapport d’amour et de haine avec la langue allemande l’a conduit à écrire, à la fin de sa vie, des
poèmes dont on ne peut plus lire que la déchirure »221.
La langue allemande est donc maltraitée par le poète jusqu’à en mourir ; de ses cendres renaît un
langage nouveau : le celanien. Ce langage est le moyen d’expression d’un homme torturé par son
destin et celui des siens. En effet, comme le formule Traverso, « [d]epuis la fin de la guerre, sa courte
vie ne fut qu’une longue souffrance, qu’un chemin douloureux à la recherche des mots pour dire la
brisure d’Auschwitz »222.
Le celanien est indéniablement marqué par la Shoah et le destin tragique des victimes de la guerre.
Toutefois, il est aussi incontestablement marqué par l’exil. Celan s’est en effet choisi une vie d’exil, et
si l’homme est en exil, cela se ressent aussi dans sa poésie, comme le formule Meschonnic : « Celan
est, dans son terrain, son langage (qui est indissociable de sa langue), en constant exil. Cela par son
histoire »223. C’est aussi l’avis de Felstiner, qui s’intéresse notamment à la présence de l’hébreu dans
les poèmes de Celan :
Les citations idiosyncrasiques qu’il puise dans ses lectures ou dans sa mémoire, les noms de personne
ou de lieux qui relient l’Europe occidentale à l’Europe orientale, le mélange d’expressions étrangères
témoignent avec insistance de la singularité d’une expérience comprenant l’errance et l’exil.224
Pour Traverso, qui revient à l’idée de contre-langue, c’est le fait même d’écrire en allemand qui force
Celan à être un poète de l’exil :
Etre un poète de langue allemande signifiait donc, pour Celan, être un poète de l’exil, chercher ses
mots « du dedans de la langue-de-mort », explorer toutes les voies d’expression à l’intérieur de cette
langue et, en même temps, toutes les possibilités de transformation de son code pour en faire une
autre langue, une « contre-langue », témoignage d’une absence.225
Comme on le voit, pour Traverso, l’exil et le besoin de transformer la langue sont étroitement liés.
Toutefois, il va même plus loin en affirmant que l’exil se confond avec le deuil, ce qui se reflète dans
le langage du poète :
Pour Celan, qui écrit après Auschwitz, l’allemand est une langue de l’exil dans un sens encore plus
radical et profond. L’exil se confond désormais avec le deuil, car il ne désigne plus un monde
abandonné ou oublié par l’assimilation mais un monde anéanti, détruit, disparu, réduit en cendres.
219
LAUTERWEIN, Andrea, Paul Celan, 2005, p. 7.
220
MESCHONNIC, Henri, Pour la poétique II, 1973, p. 376.
221
JABES, Edmond, La mémoire des mots, 1990, p. 17.
222
TRAVERSO, Enzo, « Paul Celan et la poésie de la destruction », 1997, p. 1.
223
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1973, p. 375.
224
FELSTINER, John, « Langue maternelle, langue éternelle », 1986, p. 71.
225
TRAVERSO, Enzo, op. cit., 1997, p. 2.
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C’est au prix de l’exil qu’il peut encore écrire en allemand, qu’il peut essayer de restaurer et
transformer cette langue déjà souillée par l’ennemi.226
Le poète, dans sa recherche d’un moyen d’expression qui lui soit propre, défigure donc la langue
allemande pour faire naître le celanien, langue d’exil et langue de deuil, mais langue pure, lavée, par la
violence, des horreurs qu’elle a permis de perpétrer. Pour Celan, l’allemand est en somme, tel qu’il
est, inutilisable.
Dans cette section, nous avons tenté de montrer l’importance du langage pour Celan et le rapport
complexe du poète à la langue allemande. Pour ces deux raisons, le poète effectue un travail important
sur la langue, jusqu’à créer son propre langage, qu’il utilise dans ses poèmes. Dans la section qui suit,
nous nous intéresserons plus en détail à ce travail.
Dans cette section, nous mentionnerons quelques caractéristiques du langage poétique de Celan, le
celanien, et formulerons quelques remarques qui pourront nous aider lors de notre analyse.
Ces éléments sont décrits de manière théorique : nous nous proposons seulement de donner ici
quelques tendances générales de la poésie de Celan. Nous donnerons des exemples concrets et
formulerons des remarques sur la mise en pratique de ces éléments dans le cadre de notre analyse de
poèmes.
Pour Bollack,
[l]’expérience de Celan est d’abord linguistique ; c’est ainsi que son art parvient à traduire une
relation inaliénable à la chose dite ; par cela même, elle reste, pour le temps du poème,
incommunicable en plus d’un sens, apparemment hors communication, non communicative de peur
d’être communiante et inclusive. Elle devient intelligible et accède ainsi à une forme d’universel en
dépit de sa particularité.227
Bollack estime donc que Celan effectue, comme nous l’avons dit, un véritable travail sur la langue.
L’auteur ajoute que, par ce travail, l’expérience devient « incommunicable », d’où une poésie que l’on
qualifie rapidement d’obscure, voire d’hermétique ou d’inintelligible. Toutefois, comme le demande
Nouss, « [f]aut-il confondre inintelligibilité et hermétisme ? »228. Pour lui, la poésie de Celan peut être
comprise par le lecteur, à condition que ce dernier fournisse l’effort nécessaire à la compréhension :
226
Ibid., p. 3.
227
BOLLACK, Jean, op. cit., 2003, p. 117.
228
NOUSS, Alexis, op. cit., 1996, p. 22.
229
Ibid., p. 23.
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Celan ne sont pas « hermétiques », mais leur compréhension passe par l’apprentissage d’un idiome : le
celanien.
Alleman pense lui aussi qu’il faut « apprendre » le langage de Celan pour entrer dans sa poésie :
Das Gedicht rechnet auf einen, der sich die Mühe macht, seine Sprache zu lernen, selbst noch dort,
was das aussichtslos erscheint. Der eine Ahnung davon hat, was der Sprachgebrauch eines Gedichtes
ist, und der sich anstrengt, diese Ahnung zu vertiefen – nicht zur Gewissheit im Sinn einer
selbstzufriedenen Wissenschaft und auch nicht zum bloßen philologischen Bescheidwissen [...]
sondern zum poetisch-poetologischen Verständnis, zum unabschliessenbaren Prozess des
Verstehens.230
Pour lui, il ne s’agit pas d’acquérir des connaissances dans un but linguistique, ou académique, mais
d’apprendre pour entrer dans la véritable compréhension des textes poétiques.
Ces différents auteurs reconnaissent donc que la poésie de Celan est difficile et obscure et que le
lecteur devra se familiariser avec l’auteur et son œuvre pour appréhender les poèmes.
Si le langage de Celan est difficile, c’est en partie du fait des très nombreuses références : références
culturelles et historiques, mais aussi références personnelles et biographiques, et enfin références et
renvois intertextuels, dans l’œuvre même du poète.
Bollack insiste sur ces références et renvois internes, en soulignant que le système celanien se fonde
sur des conventions qui sont propres au poète. Cependant, une fois ces conventions établies, elles
valent pour l’ensemble de l’œuvre du poète. En outre, son œuvre fait aussi référence au système
littéraire établi, créant des liens avec celui-ci, même si ces liens s’établissent dans la contradiction :
La langue de Celan se fonde […] comme toutes les langues d’art de l’histoire culturelle, sur des
conventions. […] Mais la manière, le maniérisme même que Celan a assumé, sont particuliers ; il a sa
convention à lui, personnelle, construite et reconstruite. Il s’appuie sur une vaste tradition, poétique
ou non, sur d’autres conventions anciennes. La contradiction va à l’encontre de conventions ; le
processus de recréation les suppose, comme une matière interne, transformée par une autre matière.
Les conventions se détachent des conventions.231
De plus, selon Bollack, le système celanien présente une cohérence à travers toutes ses œuvres. Il
s’agit, pour lui, d’un dialogue qui se poursuit à travers les poèmes : les poèmes se répondent, se
continuent, se déploient. Pour lui, « [l]a création se développe en se rattachant aux élans antérieurs.
Les occurrences préparent des récurrences »232.
Boué, qui commente la continuité au niveau lexical, va dans le même sens. Pour elle, les significations
établies par Celan forment un véritable réseau :
230
ALLEMAN, Beda, « Paul Celans Sprachgebrauch », 1987, pp. 6-7.
231
BOLLACK, Jean, op. cit., 2003, p. 82.
232
Ibid., p. 210.
233
BOUÉ, Rachel, L’éloquence du silence, 2009, pp. 34-35.
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Celan crée donc, comme on le voit, un langage complexe et ses poèmes fourmillent de références les
uns aux autres, à l’intérieur du système, mais aussi de renvois et d’allusions à d’autres systèmes,
externes quant à eux, ce qui contribue à l’obscurité de sa poésie.
Pour Meschonnic, « [l]e silence chez Celan fait partie du langage […] »234. Selon lui, Celan parle, et se
tait, pour dire Auschwitz. Il attend que ses paroles, mais aussi son silence, résonnent dans l’âme de son
lecteur. Il le formule ainsi :
[L]a plus grande voix du lyrisme allemand contemporain s’élève et se tait à la fois pour nous dire que
la parole est morte, que nous n’avons plus rien à attendre désormais, à moins que nous ne fassions
d’abord silence en nous et que nous ne tentions de saisir dans ce silence une part d’ombre et de
lumière qui nous est étrangère et pourtant, déjà, nôtre.235
Boué va dans le même sens en affirmant que « [l]e silence dans la poésie de Celan est une
composante de la langue. Pour le poète, le silence est non seulement l’environnement naturel des mots,
mais la finalité même de la parole »236. Dans la poésie de Celan, les blancs donc, ainsi que les pauses
(souvent marquées par la ponctuation ou la mise en page), sont porteurs de sens. Ce ne sont pas
seulement les mots qui sont à comprendre, mais aussi les silences.
Pour Alleman, il y a une véritable tension entre le dit et le non-dit, dans les poèmes de Celan :
Es ist die Spannung zwischen dem ausdrücklich Gesagten und dem ausdrücklich nicht Gesagten im
Gedicht, das den poetischen Sprachgebrauch bestimmt, und es ist eine furchtbare, eine produktive
Spannung.237
Ces différents auteurs s’accordent pour dire que le silence est inhérent à la poésie de Celan et qu’il fait
sens dans ses poèmes. Nous avons dit que les références et renvois participent de l’obscurcissement de
cette poésie. Nous ajoutons que ce silence, cette tension vers le mutisme, y contribuent également.
[l]a syntaxe, dont la fonction est d’associer les mots entre eux pour la production d’un sens par
accumulation, est réduite à son minimum, surtout à partir de Grille de Parole. Les mots sont
juxtaposés les uns aux autres, le plus souvent dans l’absence de lien sémantique. Les mots sont
comme des grains de sable qui ne s’agglomèrent pas.238
Comme le constate Boué, le langage est souvent brisé : les segments sont juxtaposés et les idées, les
images, se succèdent, sans lien – du moins au niveau syntaxique.
234
MESCHONNIC, Henri, op. cit., 1973, p. 373.
235
Ibid., p. 371.
236
BOUÉ, Rachel, op. cit., 2009, p. 31.
237
ALLEMAN, Beda, op. cit., 1987, p. 12.
238
BOUÉ, Rachel, op. cit., 2009, p. 33.
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Par ailleurs, le celanien se caractérise par l’usage des pronoms et des prépositions : ces éléments de
syntaxe sont souvent utilisés pour leur sonorité, ou pour le rythme du vers, et perdent parfois leur sens.
Sur ce point, Bollack constate que « [l]e jeu des pronoms, qui forme l’une des difficultés les plus
déroutantes pour les interprètes, si souvent inutilement égarés, obéit à une logique rigoureuse, qui se
laisse reconstruire »239. Ces éléments, pronoms et propositions, s’inscrivent donc dans le système
poétique de Celan et la manière dont ils sont utilisés en est une caractéristique.
c) Particularités lexicales
Le langage poétique de Celan se distingue aussi au niveau lexical. Car, comme le note Traverso, la
poésie celanienne « […] exploite tout le spectre des possibilités sémantiques des mots, […] n’hésite
pas, si nécessaire, à en forger de nouveaux, [...] invente une nouvelle langue de deuil à la fois
universelle et irréductiblement personnelle »240. L’aspect lexical est donc une dimension importante du
langage créé par le poète : Celan crée de nouveaux sens et de nouveaux mots ; il emprunte des mots à
d’autres domaines ou à d’autres langues ; il joue sur la polysémie et l’ambiguïté ; enfin, il introduit
dans ses poèmes des balbutiements et bégaiements.
- Créations et néologismes
Le poète n’hésite pas à jouer avec toutes les ressources de la langue pour créer.
Il crée, d’une part, de nouveaux sens. En effet, lorsque l’on s’intéresse au celanien, on remarque que,
au fil des recueils, certains mots ne cessent de réapparaître. Ces mots, que le poète utilise à sa manière,
qu’ainsi il fait siens, acquièrent un sens propre dans le système celanien. Néanmoins, comme le
souligne Boué
[…] les mots que le poète arrache à leur fonction ordinaire n’appartiennent pas moins au lexique de la
poésie universelle (l’œil, la bouche, la pierre, le sable, la neige, la nuit). Montrant ainsi que son
écriture est délibérément et avant tout un acte de poésie, Celan resémantise ces mots selon un
processus de glissement du sens conceptuel à la problématique personnelle de Celan. D’où
l’impression d’hermétisme à la première lecture des poèmes de Celan. 241
D’autre part, Celan crée de nouveaux mots. Il faut rappeler qu’en allemand les possibilités de création
(notamment la formation de mots composés par « assemblage » de mots-racines) sont multiples et que
cette langue est moins « rigide » que le français à cet égard. Le poète n’hésite pas à recourir à de tels
procédés, exploitant toutes les ressources disponibles pour se donner tous les moyens dont il a besoin
pour s’exprimer. C’est d’ailleurs une difficulté pour la traduction, comme le note Lauterwein :
En langue allemande, le mot composé ouvre évidemment un éventail de sons et de sens plus large
que la décomposition ou la périphrase à laquelle la traduction est obligée de recourir. L’emploi
spécifique de ces mots particulièrement imagés montre que la sémantique originelle du mot s’est
déplacée, ou plutôt qu’elle s’est chargée d’un autre sens, voire de plusieurs autres sens, dont certains
peuvent rester obscurs.242
239
BOLLACK, Jean, op. cit., 2003, p. 5.
240
TRAVERSO, Enzo, « Paul Celan et la poésie de la destruction », 1997, p. 1.
241
BOUÉ, Rachel, op. cit., 2009, pp. 34-35.
242
LAUTERWEIN, Andrea, Paul Celan, 2005, p. 18.
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Les mots composés et les créations lexicales en général seront donc souvent un véritable défi pour le
traducteur.
- Emprunts
Si Celan crée de nouveaux mots, il n’hésite pas non plus à en emprunter, que ce soit à d’autres langues
ou à d’autres domaines.
Ainsi, à propos des emprunts à d’autres langues (notamment au français, au latin et à l’hébreu), Nouss
remarque que ces langues ont une influence sur l’allemand de Celan, et inversement. Il fait la
remarque suivante :
Dans [l]a poésie [de Celan], de manière exemplaire, la langue [allemande] travaille d’autres langues,
est travaillée par elles et travaille son propre deuil. En ce sens, la traduction, opération langagière
fonctionnant sur l’écart, la distance, l’absence et la perte, s’offre comme un mode d’énonciation
permettant de saisir ce qui est en jeu dans l’écriture celanienne.243
Pour lui, comme on le voit, la traduction pourrait être un moyen de transmettre ce jeu sur les langues,
entre les langues, ou du moins de l’explorer.
Pour Felstiner, l’utilisation par Celan d’autres langues met en question la langue allemande.
[…] Il est certain qu’il se sentait obligé de chercher de nouvelles ressources verbales et d’écrire des
vers macaroniques parce qu’il jugeait inadéquat, épuisé, le vocabulaire lyrique. A vrai dire, les sept
ou huit autres langues qui émigrent dans la poésie de Celan mettent en question la langue allemande
qui les entoure : elles rendent problématique la langue maternelle.244
Toutefois, le poète ne fait pas qu’emprunter à d’autres langues : il emprunte aussi à d’autres domaines
(notamment au lexique archaïque ou technique). Rappelons que Celan s’intéressait à toutes les
manifestations du langage et que sa poésie témoigne d’une grande recherche lexicale. Selon
Lauterwein, Celan « cueillait » des mots dans tout ce qu’il lisait : journaux, dictionnaires, littérature,
textes techniques et scientifiques, code de la route… tout était source d’inspiration pour sa poésie.
A propos de ces emprunts à d’autres domaines, Bollack insiste sur le fait que les termes prennent, dans
les poèmes de Celan, un sens nouveau, mais que ce sens, loin d’effacer le sens technique, s’y
superpose, d’où une très grande richesse sémantique :
243
NOUSS, Alexis, op. cit., 1996, p. 17.
244
FELSTINER, John, « Langue maternelle, langue éternelle », 1986, p. 70.
245
BOLLACK, Jean, op. cit., 2003, pp. 82-83.
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- Polysémie
La recherche lexicale de Celan ne se limite pas à créer de nouveaux mots ou à en emprunter. Le poète
travaille aussi directement sur le sens des mots. Pour certains termes, comme nous l’avons vu, le sens
institutionnalisé et le sens introduit par Celan se superposent. Le poète cherche également à produire
cet effet avec les mots de la langue courante, et la polysémie est un trait important de sa poésie.
Bollack insiste sur le fait que certains mots prennent, chez Celan, un sens très différent de leur sens
habituel et que c’est dans l’écart que se définissent ces sens nouveaux :
Le pouvoir signifiant des mots de la langue s’établit par contraste avec les représentations
habituellement attachées au lexique. La différence et le refus sont premiers. L’écart est virtuellement
absolu ; il peut aller jusqu’à la franche contradiction et créer une langue nouvelle – un nouvel
hermétisme poétique. Les fixations nouvelles reposent sur une coupure avec l’usage. Les mots sont le
produit de la rupture ; ils en tirent leur force de dénégation et leur liberté.246
En outre, il note que le poète recherche la polysémie par choix :
La pluralité de sens est revendiquée au départ ; ne le serait-elle pas, elle devrait l’être, ne s’accordant
ni à l’arrêt ni à l’exclusion progressive des hypothèses, La progression dans l’intelligence du texte
vient entraver la production libre du sens. 247
Pour lui, comprendre un poème, au sens de en fixer une interprétation, ce qui revient à en choisir une
lecture au détriment des autres, contredit Celan dans la mesure où ce dernier recherche la polysémie.
En traduction, il est évident qu’il est difficile – voire impossible – de laisser toutes les interprétations
ouvertes, ce qui pose un problème évident au traducteur.
- Répétitions et « bégaiements »
Par ailleurs, les répétitions et « bégaiements » sont très fréquents dans les poèmes de Celan. Ces
syllabes répétées, hésitations marquées par la ponctuation (notamment le tiret) ou des coupures (de
mot ou de phrase) jouent un rôle tant sur le plan rythmique que sur le plan sonore. Les répétitions de
mots sont également très utilisées et créent souvent une forme de refrain qui structure le poème.
En somme, on constate que la recherche lexicale constitue un élément important de la poésie de Celan.
En effet, on remarque que Celan y prêtait une attention toute particulière, tant par le nombre de
créations et d’emprunts que par sa recherche sur les significations.
Enfin, la mise en espace des poèmes et l’utilisation de la ponctuation constituent un autre aspect
important de la poésie celanienne. Comme le note Bollack, au fil des recueils, « [d]e plus en plus de
mots sont détachés, divisés par les blancs. L’écart est le fond, matière à interprétation »248. La mise en
espace fait donc vraiment sens, chez Celan, elle « dit quelque chose » – presque – au même titre que
les mots.
246
BOLLACK, Jean, op. cit., 2003, pp. 27-28.
247
Ibid., p. 166.
248
Ibid., p. 206.
61
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Boué voit quant à elle le silence comme le cadre de la langue, qui s’inscrit dans lui et par rapport à
lui :
La langue de Celan est une langue fragmentée, qui parle par bribes, entrecoupées de silence que
matérialisent les blancs du texte ou de larges tirets interrompant la parole. Ce silence n’est cependant
pas l’innommable, il est l’espace de référence de la langue, qui ne se redéploie que par rapport à
lui.249
Bollack insiste lui aussi sur l’importance du blanc, qui, à ses yeux, est signifiant :
Le blanc lui-même, comme le silence, sait devenir verbal. La non-linéarité, et donc une non-lisibilité
linéaire, anciennement liée à la composition poétique, selon les conventions de liberté prises avec
l’ordre des mots, et les réseaux de sens surajoutés, aboutissent chez Celan à une rupture interne aux
propositions, isolant les plus petites unités sémantiques au niveau lexical et sous-lexical, sans rompre
avec les règles et les attentes syntaxiques. Elles s’emparent de la syntaxe.250
Pour lui, comme on le voit, la mise en espace du texte interfère directement avec la syntaxe. La mise
en espace et la ponctuation – qui y contribue – sont donc partie intégrante du discours. L’espace dans
lequel le poème se déploie (la page) revêt alors une importance toute particulière.
Dans cette section, nous n’avons fait qu’évoquer quelques aspects du celanien. Nous espérons que ces
éléments et remarques permettront une meilleure appréhension des poèmes. Pour des raisons de clarté
et de structure, nous avons dû traiter ces éléments un à un : naturellement, dans le poème, tous sont
présents ensemble et en même temps et l’effet produit par le texte résulte de leur action commune. La
présentation que nous avons choisie met en avant successivement des effets partiels qui agissent de
manière combinée.
Pour conclure, nous souhaitons souligner que tous les phénomènes décrits concourent à introduire de
l’étrangeté dans la langue allemande. Comme le formule Bollack, « [l]’étrangeté, c’est avant toute
traduction, celle que Celan a introduite dans la langue dans laquelle il écrivait pour la contrer – qu’il a
su introduire, qu’il a pu introduire, par l’hospitalité de l’allemand »251.
Selon nous, le travail effectué par Celan sur la langue pourrait justifier le travail de création du
traducteur. Ce dernier jouit en effet, dans ces circonstances, d’une très grande liberté de création – il a
besoin d’une importante marge de manœuvre, pour transformer la langue dans laquelle il écrit et ainsi
rendre visible le travail de Celan sur l’allemand – mais subit aussi beaucoup de contraintes : en effet, il
doit tenir compte de la cohérence des références internes du poète et respecter le système du langage
celanien.
249
BOUÉ, Rachel, op. cit., 2009, p. 37.
250
BOLLACK, Jean, op. cit., 2001, pp. 206-207.
251
Ibid., p. 170.
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assez peu et l’autre l’a étudiée dans un contexte de traduction en tant qu’élève de Celan), ce qui aura
des conséquences sur leurs choix de traduction.
André du Bouchet naît à Paris en 1924. Il passe son adolescence aux Etats-Unis, où sa famille, juive,
s’exile au début de la Seconde Guerre mondiale. Il étudie à Harvard, avant de devenir professeur
d’anglais. C'est à la fin des années 1940 qu'il revient en France. D’abord bibliothécaire au CNRS, il
obtient ensuite une bourse pour ses recherches poétiques. Le français est la langue de ses poèmes, bien
qu’il ait été longtemps, durant son séjour aux Etats-Unis, une langue « secrète » et « intime ».
André du Bouchet est avant tout poète et connu pour ses poèmes (il publie son premier recueil en
1949). Parallèlement, il est critique littéraire et entreprend aussi d’importants travaux de traduction, de
l’anglais (Shakespeare, Joyce, Faulkner), mais aussi de langues qu’il maîtrise moins bien, comme
l’allemand (Hölderlin, Celan) et le russe (Pasternak, Mandelstam). En 1967, il fonde, avec Yves
Bonnefoy et Jacques Dupin, la revue l’Ephémère, à laquelle participent entre autres Philippe Denis,
Jean Daive, Louis-René des Forêts, Philippe Jaccottet et Paul Celan. Il noue d’ailleurs des liens
d’amitié avec Celan, qu’il traduit et qui le traduit. Les deux poètes et traducteurs se rencontrent à
diverses reprises, par exemple à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Hölderlin, en 1970.
Le langage d'André du Bouchet est, comme celui de Paul Celan, fragmenté et éclaté. Son travail sur la
langue française présente certaines similitudes avec celui de Celan sur la langue allemande. Parmi les
éléments qui rapprochent Celan et du Bouchet, on note par exemple leur rapport au vocabulaire et à la
syntaxe, ainsi que leur sensibilité à la mise en page et à la mise en rythme, dans leur poésie. L’aspect
concret (la terre, l’air, la pierre) de la poésie de du Bouchet n’est pas non plus sans rappeler celle de
Celan.
De même que nous l'avons signalé pour Celan dans la section précédente, ces éléments biographiques
ne sont donnés qu'à titre indicatif, afin de replacer le texte-traduction dans son contexte. Notre choix
de ne pas utiliser les éléments biographiques comme clés de lecture des poèmes s'applique aussi aux
traducteurs et aux textes traduits (aux poèmes en français).
Jean-Pierre Lefebvre naît en 1943 en France. Il est professeur de littérature allemande ainsi que
responsable de la section d’allemand à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm (Paris). Pour ce
qui est de ses activités de traduction, il traduit notamment Hegel, Rainer Maria Rilke et Paul Celan en
français. Il est également lui-même auteur et poète.
Jean-Pierre Lefebvre a obtenu son agrégation d’allemand en 1968 à l'ENS. C'est dans ce contexte qu'il
a été l'élève de Paul Celan, entre 1964 et 1969, dans le cadre d'un cours de préparation à la traduction
63
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
du français en allemand. Lefebvre dit avoir longtemps vu Celan non pas comme un poète connu, mais
comme un lecteur d’allemand. Il garde de lui le souvenir d'un excellent professeur de traduction. C’est
après la mort de Celan qu’il découvre l’importance du poète et de sa poésie. A la suite de cette
découverte, il se met à lire son œuvre. Dans les années 1980, il rencontre Giselle Celan-Lestrange, qui
l'encourage à traduire l'œuvre du poète allemand. Il propose bientôt à l’ENS d’héberger un centre de
recherche sur Celan (L’unité de recherche Paul Celan, qu’il dirige) pour poursuivre le travail de
publication du poète en France.
Lefebvre est conscient que traduire Celan est réputé très difficile, voire impossible. Pour lui, cela
constitue toutefois une sorte de protection pour le traducteur. En effet, le lecteur sera amené à faire
preuve d'indulgence : le traducteur fait au mieux, vu la nature des textes.
Lefebvre rappelle que, si Celan est d'abord poète, il est aussi l’un des plus grands traducteurs de poésie
du XXe siècle (il a notamment traduit, du français, Char, Michaud, Supervielle, Du Bouchet, ainsi que,
du russe, Mandelstam) pour les lecteurs de langue allemande. Par ses travaux, Celan a prouvé qu’il est
possible de traduire la poésie des autres avec précision, force et talent, ce qui donne, selon Lefebvre,
une forme de légitimité au fait de traduire ses œuvres.
Cependant, pour Lefebvre, traduire Celan implique un énorme travail d’interprétation et une forme
d'« imprégnation », lecture après lecture et relecture après relecture. En tant que traducteur, Lefebvre
parle d’éclairer la pluralité de sens dont la parole de Celan est investie, ce qui implique de solliciter
toutes les virtualités expressives de la langue, ainsi que celles du silence (ponctuation, brisure,
enjambement des vers).
Lefebvre rappelle que Celan disait et répétait qu’un texte qu’il avait écrit, une fois qu’il était publié,
était « tombé de lui » et donc disponible pour toutes les lectures, y compris pour les lectures fausses. Il
justifie ainsi, d'une certaine façon, son activité de traduction, qui relève de son interprétation
personnelle.
Notre remarque concernant les éléments biographiques de Celan et ceux de du Bouchet, vaut aussi
pour cette section. Les éléments donnés ci-dessus ne seront pas utilisés comme des clés de lecture pour
notre analyse de poèmes ; ils sont uniquement présentés dans le but de préciser le contexte des textes
étudiés.
64
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Parmi les nombreux poèmes de Paul Celan, il nous a fallu trouver certains textes qui puissent être
étudiés parallèlement et former un ensemble cohérent. Ayant lu les critiques de Meschonnic sur la
traduction de Celan effectuée par du Bouchet, nous avons pensé qu’il serait enrichissant de s’intéresser
à certains des poèmes auxquels il est fait référence dans l’article « On appelle cela traduire Celan »
(sans pour autant nous fonder sur ce texte). Au cours de notre travail, nous nous sommes rendu compte
qu’il serait difficile de formuler des remarques en se fondant sur une seule traduction. Par conséquent,
nous avons décidé de nous intéresser à des poèmes ayant été traduits par des traducteurs différents.
Parmi les poèmes traduits par du Bouchet, nous avons donc cherché ceux dont il avait été proposé une
autre traduction. L’objectif était de trouver un certain nombre de textes traduits par deux traducteurs :
André du Bouchet et un autre. Il nous a semblé que les traductions de Lefebvre, sensiblement
différentes de celles de du Bouchet (et plus récentes : les traductions de du Bouchet datent de 1971,
celles de Lefebvre, de 1998), nous donneraient matière à discussion. Nous avons volontairement exclu
les traductions proposées par Martine Broda dans le recueil Grille de parole. En effet, pour des raisons
de volume, nous avons dû limiter notre étude à un certain nombre de textes. De plus, les traductions de
Lefebvre et de du Bouchet, pour les textes que nous avons sélectionnés, se font dans le cadre de
recueil de poèmes choisis, alors que Broda propose la traduction d’un recueil tout entier, tel
qu’organisé par Celan. Pour des questions de comparabilité, il nous a paru plus judicieux de nous
restreindre aux travaux de Lefebvre et de du Bouchet.
Une fois nos deux traducteurs choisis, nous avons considéré qu’il serait sans doute plus cohérent de
nous intéresser à des textes issus d’un même recueil. C’est ainsi que, ayant eu le désir d’étudier le
poème « Sprachgitter », par affinité, nous avons décidé de nous limiter à des textes issus du recueil du
même nom.
Ainsi, cherchant des textes traduits par du Bouchet et Lefebvre issus du recueil Sprachgitter, il ne nous
restait plus que les quatre poèmes suivants : « Stimmen », « Sprachgitter », « Schneebett » et
« Matière de Bretagne ». Nous nous sommes concentrée sur les trois derniers poèmes mentionnés. Il
nous semblait en effet que des poèmes de longueur moyenne (contrairement à « Stimmen », qui
compte plusieurs « couplets » et est donc plus long) se prêteraient mieux à notre étude : il nous
paraissait plus aisé d’appréhender, dans leur ensemble, des textes relativement courts.
Notre première intention était de nous intéresser, dans cette partie plus analytique de notre travail, à
certains poèmes traduits pour voir dans quelle mesure ils pouvaient être considérés comme étant des
recréations de l’original. Bien vite, il nous est apparu que juger du « degré de recréation » d’un texte
est extrêmement difficile, et subjectif. Par conséquent, nous avons envisagé de mettre en regard
différentes traductions des poèmes étudiés afin de « comparer », si l’on peut dire, la manière dont ils
65
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
ont été recréés par les traducteurs. C’est cette méthode de « comparaison », entre l’original et le poème
traduit ainsi qu’entre les textes traduits, que nous avons retenue pour notre étude.
Nous avons dit, dans notre partie théorique, que nous considérons le poème comme un tout. Par
conséquent, il serait peu cohérent de comparer le poème en allemand et les deux poèmes en français
vers après vers. Notre conception de la traduction poétique nous oblige à tenter de proposer une autre
manière de procéder.
Par ailleurs, chercher à comparer le « degré de recréation » de poèmes nous paraît trop vague et trop
subjectif. Il nous semble donc fondamental de recourir à une méthode d’analyse plus rigoureuse. C’est
pourquoi nous nous proposons de revenir aux différents éléments que nous avions mentionnés dans la
première partie de ce travail, lorsque nous cherchions à définir ce qu’est un poème. Nous souhaitons
élever ces éléments (sonorités, rythme, figures, vocabulaire, distorsions syntaxiques, mise en espace)
au rang de « critères » et chercher à les utiliser dans notre analyse de poèmes. Notons au passage que
nous excluons le critère « diction », qui, dans le cadre de notre étude de textes et textes-traductions,
n’apportera probablement rien de plus que l’analyse des « sonorités », puisqu’il s’agit de textes écrits
(et non de lectures à voix haute). Nous signalons aussi que nous n’avons pas cherché à « quantifier » la
mise en espace : pour ce critère, nous nous contenterons de formuler quelques remarques pour chaque
poème et de comparer les textes de ce point de vue.
Nous souhaitons préciser que tous les critères ne sont pas pertinents pour tous les poèmes. D’une part,
il est tout à fait concevable que l’auteur ait recouru, au moment de la création, à certains « procédés »
seulement, en excluant d’autres – de manière consciente ou non. D’autre part, nous ne prétendons pas
avoir dressé une liste exhaustive des éléments des poèmes : étant lecteur, nous avons seulement relevé
les éléments qui attiraient notre attention – ce qui relève naturellement de notre interprétation du texte
et de goûts personnels, ainsi que de la conception que nous avons de la langue dans laquelle le poème
est écrit (même après plusieurs lectures et relectures attentives).
Une fois ces critères énoncés, nous nous heurtons à une autre difficulté. En effet, lorsque nous avons
tenté de définir le poème, nous avons séparé les éléments linguistiques des éléments sémantiques.
Nous ne disposons donc d’aucun critère pour l’analyse du sens. Par ailleurs, il nous semble que la
question du sens apparaît mieux lorsque l’on compare différentes versions (par version, nous
entendons tant l’original que ses traductions). Par conséquent, nous nous proposons d’aborder la
question du sens séparément de l’analyse des éléments linguistiques, en tentant de comparer les
« orientations » données au poème par les traducteurs, par rapport au texte original. Nous ne
procéderons donc pas forcément à une analyse sémantique vers à vers, mais chercherons plutôt à
formuler des remarques sur les choix faits par les traducteurs et à observer quelles en sont les
conséquences.
En outre, afin de compléter notre analyse, nous nous proposons d’introduire un nouveau critère, que
nous appelons « étrangeté » : nous cherchons par là à signaler des passages, dans les poèmes-
66
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
traductions, où le texte nous paraît trop étrange (une étrangeté allant au-delà de l’original, bousculant
la langue source au-delà des limites de l’acceptable). Il va de soi que la frontière du « trop étrange »
est subjective et que nous ne pouvons donner notre avis qu’en tant que lecteur.
De plus, nous marquerons les éléments des poèmes-traductions qui apparaissaient comme des
éléments propres aux traductions, au-delà de la comparaison. Ainsi, nous signalerons la présence de
notes du traducteur, par exemple, car ces éléments nous paraissent intéressants, dans la mesure où ils
interfèrent, selon nous, avec l’idée de recréation. En effet, bien souvent, la note du traducteur renvoie
au poème original, signalant au lecteur qu’il s’agit d’une traduction et que le traducteur, à cet endroit,
s’est trouvé emprunté pour « rendre » un élément précis du texte-source. Ainsi, selon nous, ces notes
(et autres commentaires de la part du traducteur) font « boiter » le texte recréé, lui reniant en partie son
statut de poème252.
A l’inverse, nous utiliserons occasionnellement, au cours de notre analyse des poèmes de Celan, la
mention « référence interne » : par là nous voulons signaler des mots ou expressions qui renvoient à
d’autres poèmes et qui contribuent au système celanien. Dans le cadre de ce travail, nous avons
restreint notre étude à un corpus très limité. Par conséquent, nous ne nous risquons pas à formuler des
remarques qui dépassent le cadre des textes analysés et laissons de côté cet aspect de « renvoi entre les
poèmes » et « participation à la constitution d’un système » qui pourrait, dans un cadre plus large,
présenter un grand intérêt.
Pour aborder ces textes, nous nous placerons dans l’optique du traducteur-lecteur. Comme lui, nous
lirons d’abord le texte en entier, en nous laissant subjuguer par lui. Nous nous accorderons le temps de
rêver le poème et nous laisserons pénétrer par le texte avant de nous atteler à une analyse détaillée.
Dans une seconde phase de lecture, nous chercherons à définir précisément, à l’aide de nos critères,
quels sont les éléments linguistiques du poème (nous utiliserons à cet effet des tableaux d’analyse, voir
les annexes 2 à 4). Ainsi, nous nous proposons d’étudier chaque poème – nous analyserons d’abord tel
poème de Paul Celan, puis le poème-traduction correspondant de du Bouchet, puis celui de Lefebvre –
linéairement, à savoir vers à vers, et de relever au fil de la lecture les éléments qui nous frappent. Forte
de ces deux lectures, nous tenterons ensuite de dégager des « tendances » du poème, en en donnant les
« caractéristiques » générales et en formulant des remarques sur l’ensemble du texte.
Ce n’est que dans un second temps, une fois chaque texte étudié per se, que nous nous proposons de
comparer les versions en allemand et en français. Dès lors, il ne s’agit plus de comparer
méthodiquement chaque vers, mais de comparer des textes en entier, puisque ce sont les tendances
dégagées et les caractéristiques générales que nous mettons en regard. Nous nous demanderons par
exemple quels sont les éléments prépondérants du poème, quels effets sont les plus utilisés, et de
quelle façon. Nous formulerons alors des remarques générales sur les différents poèmes. Pour
252
Conformément à ce que nous avons établi, pour respecter le choix que nous avons fait de ne nous fonder que sur les
textes, nous ne nous intéressons pas à ce que dit Lefebvre, à propos des notes de traduction et commentaires, dans la préface
du recueil Choix de poèmes.
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reprendre l’image de la balance empruntée à Larbaud, ce sont les poèmes tout entiers que nous nous
proposons de peser (et non les mots ou les vers). Cela étant fait, nous nous proposons de formuler des
remarques générales sur les orientations sémantiques de chaque version, selon les choix de traduction,
en procédant par comparaison.
Malgré nos efforts pour introduire, dans notre analyse, une part de systématicité, nous sommes
consciente que l’évaluation des différents critères, notamment, traduit une forte subjectivité. En effet,
comme tout traducteur lisant un texte à traduire, nous abordons ces poèmes de manière subjective et
notre analyse ne reflétera qu’une lecture de ces textes, qui relève de notre interprétation personnelle.
3.3.3 Remarques
Comme nous l’avons annoncé, nous avons fait le choix de ne pas nous fonder sur des éléments
biographiques ou contextuels pour notre analyse. Par conséquent, nous n’avons pas cherché à étudier
des analyses allant dans ce sens. Ayant pris le parti de n’étudier que les textes et de nous placer devant
le texte à traduire comme simple lecteur (ou comme traducteur-lecteur), nous n’avons pas non plus
consulté les ouvrages d’interprétation des poèmes, bien que le volume de la littérature secondaire
consacrée à Celan soit important. C’est donc par choix, et non par méconnaissance, que nous avons
ignoré les analyses et commentaires se rapportant aux poèmes que nous allons étudier.
Par rapport aux traductions étudiées, nous signalons que nous avons tenté de procéder de manière
cohérente par rapport à nos choix concernant la version allemande : ainsi, nous nous sommes fondée
sur les textes et n’avons pas cherché à lire des documents qui nous auraient donné des informations sur
la stratégie de traduction ou les problèmes rencontrés par les traducteurs.
Nous profitons de signaler que, pour notre travail d’analyse et de comparaison, nous avons procédé à
une analyse pour chaque poème sous forme de tableau. Ces documents de travail se trouvent en
annexe (annexes 2 à 4) et permettront peut-être d’illustrer concrètement notre méthode.
Enfin, nous nous permettons une précision terminologique. Partant du principe que, du fait qu’il s’agit
de recréations, les poèmes traduits sont « à égalité » avec le poème original, nous avons rarement
mentionné l’« original » et les « traductions ». Nous avons préféré nous référer aux textes comme à
trois « versions » d’un poème. C’est dans la même optique que nous avons utilisé les expressions
« poème en allemand » et « poème en français ».
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3.4.1 « Sprachgitter »
Poème de Celan
« Sprachgitter » est un poème qui joue beaucoup sur les sonorités : on trouve, tout au long du texte, un
très grand nombre d’allitérations, d’assonances et d’échos, qui font parfois penser à des rimes à
l’intérieur des vers ou entre les vers.
Au début du poème, les sonorités peuvent être caractérisées de « dures » : la plupart des allitérations
sont en [R] ou [tR] (v. 5, « Iris, Schwimmerin, traumlos und trüb » ou, v. 7, « Schräg, in der eisernen
Tülle »), à part quelques assonances en [i] (v. 2, « Flimmertier Lid »). Au fil du texte, les allitérations
se font moins dures (en [d] d’abord, v. 10, « Errätst du die Seele », puis en [v], v. 11, « Wär ich wie
du. Wärst du wie ich. », et en [f], v. 15, « Die Fliesen. Darauf. ») pour terminer sur des échos doux, en
[ən] (v. 17, « Herzgrauen Lachen », et « Schweigen », au v. 19). On assiste donc vraiment, dans le
poème en allemand, à une progression en termes de sonorités: de sons forts et durs, on va vers des
sons plus doux, plus caressants, jusqu’au dernier mot, « Schweigen », le silence.
Au niveau lexical, on peut relever quelques créations : « Augenrund » (v. 1), « Flimmertier » (v. 2) et
« herzgrau » (v. 6 et 17). « Lichtsinn » (v. 9) est quant à lui un terme emprunté au lexique de la
biologie. Ces « néologismes » celaniens (les trois premiers sont des créations au sens formel, le
quatrième, au niveau sémantique, comme nous l’avons vu dans notre section portant sur le langage
poétique de Celan) rendent le poème très visuel. Grâce à ces mots, ainsi qu’à quelques figures, le
lecteur peut, au fil du texte, se représenter ce qui est dit, par des images, parfois furtives, mais presque
omniprésentes.
Pour ce qui est de la mise en espace du poème, on peut noter que « Sprachgitter » est un texte assez
court, qui se présente sous une forme ramassée. Le lecteur se trouve devant une colonne de texte, si
l’on peut dire, dont seuls quelques vers dépassent. La longueur des vers est donc relativement
uniforme.
En ce qui concerne la syntaxe, on peut signaler que les phrases sont simples et relativement courtes.
On trouve aussi plusieurs segments nominaux. Le rythme du texte est quelquefois saccadé ou
entrecoupé – le poète s’interrompt parfois – mais il reste dans l’ensemble assez régulier.
Dans ce poème, Celan utilise peu d’effets de ponctuation (une fois des parenthèses, v. 11 et 14).
Toutefois, du fait que le poème est ramassé sur lui-même, en une colonne, le blanc occupe une place
importante sur la page. Certains mots sont mis en évidence, en se détachant de cet espace blanc,
notamment « Am Lichtsinn » (v. 9) et « zwei », en fin de poème (v. 18).
Nous signalons aussi quelques éléments qui peuvent être considérés comme des références internes au
système celanien, au sens qu’ils apparaissent en plusieurs endroits, dans son système, ou qu’ils
rappellent des expressions couramment utilisées par le poète : nous pensons entre autres aux
expressions « nah sein » (v. 6) et « Wir sind Fremde » (v. 14).
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Pour résumer, nous dirons que le poème est dominé par le jeu sur les sonorités. Quelques effets
rythmiques et lexicaux et quelques figures viennent enrichir le texte, le rendant très visuel.
Poème de du Bouchet
La version de du Bouchet, comme celle de Celan, joue beaucoup sur les sonorités : on compte
également un grand nombre d’allitérations et d’assonances dans le poème en français. Toutefois, il ne
s’agit pas des mêmes sonorités et la progression est différente : si les allitérations en [R], dures,
dominent au début du poème (v. 1, « le rond parmi les ferrures », v. 4, « élargis ce regard », v. 5,
« Iris, nageur, rogue et sans rêve »), l'évolution au cours du texte est moins évidente. En effet, on
trouve, au vers 7, une allitération en [k] (« Déclive à ce bec du métal »), puis un écho en [ʃɑR] au v. 8
(« L’écharde charbonne »), une allitération en [v] au v. 13 (« vent traversier »), puis en [d] au v. 15
(« Dalles. Dessus ») et l’allitération finale est en [s] (v. 19, « silence saturées »). On constate donc que
les sonorités varient au fil du texte, surtout dans la seconde moitié du poème, mais qu’il n’y a pas de
réel « adoucissement » jusqu’au « silence » final.
Au niveau rythmique, on observe aussi une certaine recherche. Le texte, qui, au début, est plutôt
saccadé (succession de vers rythmés par deux, comme au vers 2 à 3, « Paupière, cillant/ Qui rames,
amont ») coule plus facilement vers la fin (v. 12-13, « Ne sommes-nous pas debout / Sous un seul vent
traversier ? »), bien que le détachement du « deux » (v. 18) marque une interruption assez brusque,
presque une rupture, et fasse trébucher le lecteur.
Dans la version de du Bouchet, il n’y a pas d’images (au sens strict de figures). Le texte reste toutefois
visuel par la force des mots – le lecteur peut se représenter ce qu’il lit – mais il ne lui impose pas de
« visions ». Au niveau lexical, on trouve assez peu de créations (seulement « entre-serrée », v. 16, et
« gris-cœur », v. 17), mais l'auteur recourt à d’autres effets : certains mots ou expressions poétiques
(par exemple « Fussé-je », v. 11, ou « Déclive », v. 7) témoignent de l’attention que du Bouchet prête
au vocabulaire.
De manière générale, il nous semble possible de dire que ce poème a, en français, une valeur
esthétique propre et que ces vers témoignent d'une recherche esthétique. A la lecture, le destinataire du
texte ne rencontre que peu de gênes : on observe quelques étrangetés notamment dans l’ordre des mots
(par exemple v. 19, « bouches qu’a silence saturées »), quelques bizarreries grammaticales (v. 3, « qui
rames amont ») et quelques gênes dans les liens entre les éléments (v. 7, « déclive, à ce bec du
métal »). Cependant, dans l’ensemble, le texte « tient » bien, selon nous. Le lecteur francophone n'a
pas le sentiment de lire un texte commentant un poème ou le « singeant » (pour reprendre les termes
de Baudelaire) sans talent.
Poème de Lefebvre
Pour commencer, nous signalons que Lefebvre a fait le choix de recourir à des notes du traducteur,
dans « Sprachgitter ». Dans ce poème, l'une des notes donne une information encyclopédique
70
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(précisant la date et le contexte) et une information linguistique et les quatre autres ne donnent que des
informations linguistiques. Ces notes, selon nous, obligent le lecteur à retourner à l'original – ou du
moins le lui proposent instamment –, lui rappelant sans cesse qu'il est en train de lire un texte traduit.
La décision de Lefebvre nous paraît intéressante. En effet, si elle témoigne sans doute d'une volonté
d'être fidèle au texte de Celan et de l'éclairer, il nous semble qu'elle ne « sert » pas la traduction, au
sens où le poème n'est plus poème à part entière, au sens d'œuvre, mais poème traduit. Dans ce travail,
nous ne nous aventurerons toutefois pas à en tirer des conclusions sur la conception qu'a Lefebvre de
la traduction.
Le poème de Lefebvre est riche en jeux sur les sonorités et sur le rythme. Pour ce qui est des sonorités,
on observe une forme de progression dans le poème : au début du texte, on remarque surtout des
allitérations « dures », très souvent en [R] (v. 1, « Rond d'un œil entre les barres », v. 5, « Iris,
nageuse, sans rêve et morose », v. 6, « le ciel, gris-cœur, doit être proche); puis les allitérations en [R]
restent présentes, mais des sonorités plus douces apparaissent, notamment des allitérations en [ʃ] (v. 7,
« Penché, dans la bobèche ») et en [l] (v. 16, « l'une contre l'autre, les deux »), ainsi qu'un écho en [m]
(v. 10 « l'âme », v. 11 « comme toi... comme moi », v. 13, « un seul et même alizé »).
Au niveau rythmique, on observe une assez grande régularité : le poème se déroule sans trop de
saccades, malgré quelques accélérations (v. 15, « Les carreaux, par terre. Dessus ») et quelques
ralentissements (v. 7, « Penché, dans la bobèche de fer »). On peut également noter quelques
enjambements, qui créent une attente, au niveau syntaxique, et introduisent une brève pause, au niveau
rythmique (v. 9-10, « Au sens de la lumière / Tu devines l'âme, et, v. 16-17, « ... les deux / Flaques
gris-cœur »).
Pour ce qui est du lexique, Lefebvre ose quelques créations, proposant quelques associations de mots
novatrices, qui, à notre avis, surprennent sans pour autant gêner. Par rapport aux « néologismes » de
Celan, Lefebvre tente de recomposer certains mots, en français, ce qui nous semble produire un effet
intéressant (par exemple « gris-cœur » v. 6 et 17, ou « Rond d'un œil », v. 1).
Sur le plan de la syntaxe, on trouve peu d'étrangetés, si ce n'est quelques phrases dépourvues de verbe
(v. 7-8, « Penché, dans la bobèche de fer, / le copeau fumeux cracheur de suie. »). Cette simplicité
donne l'impression d'un texte assez nu, d'un discours quelque peu abrupt, comme si les pensées du
poète s'exprimaient à l'état brut.
Nous avons relevé, dans ce poème, deux segments qui nous paraissent étranges. En effet, les
expressions « vibratile animal paupière » (v. 2) et « copeau fumeux cracheur de suie » (v. 8) nous
paraissent être des périphrases un peu longues et un peu laborieuses. Ces expressions permettent au
lecteur de « gagner » l'image, mais elles sont peu naturelles et attirent le regard.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Dans l'ensemble, nous dirons que le poème de Lefebvre présente aussi un intérêt esthétique et réussit à
« faire œuvre ». Toutefois, le recours aux notes du traducteur indique clairement – et à plusieurs
reprises – au lecteur253 qu'il est en train de lire un poème traduit.
Conformément aux remarques que nous avons formulées sur chacune des versions du poème
« Sprachgitter », dans les sections précédentes, nous pouvons affirmer que les trois versions jouent
surtout et d’abord sur les sonorités. Si ce « jeu » se révèle plus organisé chez Celan – on observe une
véritable progression dans le type des sonorités – on retrouve une organisation qui rappelle fortement
celle de l’allemand chez Lefebvre. Dans la version de du Bouchet, on perd quelque peu l’aspect
progressif du jeu. Dans l’ensemble, on remarque que le jeu des sonorités est l’élément dominant du
poème, tant dans la version allemande que dans les versions françaises. Ces effets sonores sont
présents tout au long du poème, dans les trois versions. Il est intéressant de constater que le poète et
les traducteurs n’ont pas recours aux mêmes sons – cela n’est pas possible, du fait des différences
entre les langues – mais que, sur l’ensemble du texte, les tendances sont les mêmes et l’effet est bien
restitué.
Outre les sonorités, qui sont dominantes, on remarque que le rythme est aussi un élément important
dans les trois versions. Les deux traducteurs recréent des rythmes, chacun à leur manière, et pas
253
Nous avons dit dans notre introduction que nous laissons de côté l’élément « diction » car nous étudions des textes écrits.
Naturellement, nous estimons que les poèmes doivent être lus à voix haute, et « entendus ». Nous nous référons ici au lecteur
au sens large, comme destinataire des poèmes qui se les lit (à voix basse, ou haute).
72
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
forcément aux mêmes endroits que le poète. Ils respectent bien le fait que le rythme joue un rôle dans
le poème mais n’en est pas l’élément principal.
Au niveau lexical, le poème allemand offre quelques exemples de création. Ces « néologismes »
celaniens présentent une grande difficulté pour les traducteurs. Lefebvre, proche du texte original, ose
tenter de « recréer » des mots à certains endroits du poème ; à d’autres, il semble préférer rendre l’idée
et se risque à de longues périphrases, qui nous paraissent assez peu convaincantes. Du Bouchet, dont
la traduction s’éloigne un peu plus du texte de Celan, donne l’impression d’avoir des scrupules à écrire
des mots nouveaux et étranges en français ; il risque quand même « entre-serrée » (v. 16) et « gris-
cœur » (v. 17, qu’il n’osait pas au v. 6), peut-être parce qu’il considère qu’ils ne dépassent pas les
limites acceptables en matière d’étrangeté. On sent chez lui une certaine recherche lexicale qui lui fait
préférer des mots et des expressions poétiques (ou « poétisantes » : c’est d’ailleurs l’une des critiques
que lui adressait Meschonnic dans son article « On appelle cela traduire Celan »).
Le poème de Celan compte quelques figures (images et parallélismes), que Lefebvre reproduit
exactement aux mêmes endroits du poème, en les restituant presque de la même manière que
l’original. Du Bouchet quant à lui privilégie la fluidité du texte et « perd » la figure, rendant les images
par le sens.
Pour ce qui est de la lisibilité du texte en français, nous avons relevé deux zones de « gênes » dans le
poème de Lefebvre. A notre avis, dans les deux vers concernés (v. 2 et v. 8), le traducteur cherche à
éclairer le texte-source et son texte s’approche donc du commentaire, « délaissant » un peu le poème.
Dans le poème de du Bouchet, nous avons également noté quelques formulations qui attirent le regard
(par exemple l’ordre des mots dans le dernier vers). Selon nous, chez du Bouchet, c’est une volonté de
rendre le texte poétique qui crée ces gênes. Nous souhaitons toutefois nuancer ces deux dernières
remarques : ce qui nous paraît « étrange » passera peut-être tout à fait inaperçu aux yeux d’un autre
lecteur. La notion d’étrangeté est subjective et nous ne prétendons pas que notre sentiment est
universel. Nous formulons toutefois ces commentaires dans le but de donner une esquisse
« complète » de la recréation de chacun des traducteurs.
Pour ce qui est de la mise en espace, on constate que les traducteurs n’ont pas rencontré de problème
particulier. Du Bouchet reste extrêmement proche de la mise en page de Celan (à part pour le titre,
qu’il reformule en deux parties et qui s’allonge donc considérablement). Lefebvre reste lui aussi très
proche de la mise en page originale, bien que sa version allonge certains vers (notamment les vers 2, 8
et 11) : ces « dilatations » correspondent souvent à des passages où le traducteur n’a rien voulu perdre
du sens véhiculé par le poème original et a tenté de faire une périphrase pour rendre l’image de Celan
le plus précisément possible. Ces transformations, bien que minimes, influencent légèrement la mise
en espace : le poème semble un peu plus long, sans changer radicalement.
Dans les deux cas, on observe un grand respect de l’original. Notons qu’observer la mise en espace
permet aussi de jauger la « quantité » du poème original qui a été restituée. On note qu’aucune des
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
deux versions françaises ne propose de « redécouper » le texte-source : les vers sont conservés comme
dans le poème en allemand. Par rapport à l’utilisation de la ponctuation, on note que du Bouchet
introduit un tiret qui ne figure pas dans l’original.
Nous avons mentionné différents éléments du poème : sonorités, rythme, lexique et figures, commenté
quelques aspects d’« étrangeté » dans les poèmes-traductions et formulé quelques remarques sur la
mise en espace du texte. Tous ces éléments, comme nous l'avons vu, sont relativement bien restitués
dans les deux versions françaises. Nous notons par ailleurs qu’ils ne sont pas forcément rendus au
même endroit, ou dans le même vers, que dans le poème en allemand. Ainsi, pour nos deux
traducteurs, qui prennent quelques libertés par rapport à l’ordre d’apparition de ces éléments, ces
derniers ne semblent pas « figés » dans un vers, ce qui permet à du Bouchet et Lefebvre d’exploiter les
richesses de la langue française lorsque cela est le plus heureux pour elle et de respecter son
fonctionnement.
Pour résumer, les traducteurs ont bien rendu la dominante « sonorités » de « Sprachgitter », tout en
accordant une certaine importance aux autres aspects du poème. A travers cette première analyse, nous
entrevoyons deux stratégies assez différentes chez nos deux traducteurs. En effet, du Bouchet semble
traduire moins littéralement, privilégier l’expression en français, quitte à perdre un peu du poème en
allemand, et hésiter à « créer » en français. Lefebvre quant à lui semble s’attacher plus au texte
original, ce qui lui permet de prendre certaines libertés par rapport à la langue française ; toutefois, ce
désir d’éclairer l’original l’amène à recourir à des notes du traducteur qui, selon nous, nuisent à la
naissance du poème traduit comme œuvre.
Remarques sémantiques
Ayant formulé quelques remarques sur les éléments linguistiques du poème, nous nous proposons de
procéder à une brève comparaison des différentes versions sur le plan sémantique.
Tout d’abord, le traducteur ne peut souvent pas garder les ambiguïtés et polysémies du texte source : il
est obligé de choisir un mot plutôt qu’un autre, fermant ainsi la porte aux autres interprétations
possibles, puisqu’il est rare qu’un mot polysémique en allemand ait les mêmes sens en français. Par
ailleurs, certains mots appellent, par association d’idées, d’autres mots ou images, qu’il est presque
impossible de rendre dans une autre langue. Par exemple, dans le poème « Sprachgitter », le mot
« Lache » (v. 17) a le sens de « flaque » ; mais en allemand, il rappelle aussi le mot « Lachen », le
« rire » : dans les deux traductions françaises, cette association d’idées est perdue. Sur l’ensemble du
poème, ces choix, qui découlent de l’interprétation que le traducteur a du poème – et qui la révèlent –,
donnent une certaine orientation au texte.
Dans cette section, nous tenterons de comparer certains choix de du Bouchet à ceux de Lefebvre pour
voir comment ces choix, chez nos deux traducteurs, « orientent » le texte.
74
Faculté de traduction et d’interprétation Aurélie Napi
Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Dans « Sprachgitter », du Bouchet traduit « Stäben » (v. 1) par « ferrures » : il choisit donc de préciser
le matériau de l’objet, alors que l’allemand reste neutre. Lefebvre quant à lui choisit le mot « barres »
(v. 1), qui renvoie à des objets pouvant être en bois ou en fer, ce qui tend à nous faire penser que le
traducteur cherche à préserver l’ambiguïté dans son poème, en faisant des choix qui tentent de laisser
la porte ouverte à plusieurs interprétations.
Dans le même ordre d’idées, du Bouchet rend « trüb » (v. 5) par « rogue » ; en allemand, l’adjectif est
ambigu : bien qu’il se rapporte grammaticalement à « Iris », du point de vue sémantique, il se rapporte
plutôt à l’eau (évoquée par « Schwimmerin »). La version française ne rend pas cette hésitation : le
mot « rogue » ne peut pas se rapporter à l’eau, mais il porte forcément sur « Iris ». Dans ce cas, le
français est donc plus précis que l’allemand. Lefebvre quant à lui choisit de rendre « trüb » par
« morose », qui se rapporte aussi plutôt à « Iris » qu’à l’eau. Toutefois, il nous semble que « morose »
reste un peu plus vague, puisque cet adjectif peut par exemple être utilisé pour décrire le temps.
Du Bouchet, malgré le fait qu’il introduit certaines étrangetés dans la langue française (nous avons
déjà évoqué « rames », v. 3, ou « élargis », v. 4), semble chercher à privilégier la lisibilité et choisit de
« perdre » certains sens du poème allemand : par exemple, au vers 2, il « perd » l’idée de quelque
chose de vivant, en transformant « Flimmertier Lid » en « paupière cillant » : le lecteur francophone se
trouve devant une collocation habituelle – et il ne perçoit pas l’étrangeté de l’allemand, ni le
mouvement furtif de l’œil tel que Celan le décrit. On entrevoit chez Lefebvre une stratégie
sensiblement différente. En effet, il rend l’expression allemande par « vibratile animal paupière »
(v. 2) : on constate qu’il cherche à recréer l’image en français, au risque de produire un segment
étrange, mais en explicitant ce qui est implicite en allemand. On peut aussi se demander si le
traducteur a tenté de préserver l’allitération en français.
Lefebvre utilise au vers 7 le terme « bobèche », ce qui nous semble orienter la compréhension en
rendant le texte plus clair : le terme technique français nous paraît plus précis que le terme allemand.
Or, le lecteur qui sait qu’il s’agit d’une pièce de chandelier lit différemment le vers suivant (8) : le
terme clarifie en quelque sorte son interprétation du vers 8. Dans ce cas, on peut se demander si ce
choix ne s’explique pas par des raisons phoniques (allitération en « ch » avec « Penché »).
A certains endroits, Lefebvre semble opter pour des solutions qui font presque de sa traduction un
« commentaire » de l’original : outre les deux exemples d’explicitation déjà donnés, on peut penser à
« blakende » (v. 8), qui devient « fumeux cracheur de pluie », une longue périphrase qui préserve
l’image offerte par Celan en l’explicitant mais qui ne produit pas, à notre avis, d’effet esthétique.
Toujours au vers 8, du Bouchet traduit « Span » par « écharde » : plus précis que l’allemand, ce mot
permet d’introduire une allitération en « ch ». Lefebvre quant à lui opte pour « copeau », un mot qui
selon nous laisse une plus grande marge d’interprétation au lecteur, notamment quant à la forme.
Pour ce qui est de la mise en évidence du vers 13, là où Celan n’utilise que la graphie pour souligner
discrètement le « einem », Lefebvre choisit d’expliciter en « un seul et même alizé ». On voit là encore
75
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
sa volonté d’« éclairer » le texte source pour le lecteur francophone. Du Bouchet quant à lui renonce à
utiliser la graphie, mais souligne aussi l’expression en l’explicitant : « un seul vent traversier ».
Par ailleurs, au vers 15, Lefebvre fait le choix de clarifier le texte par un ajout : pour souligner le
contraste avec « Dessus », il introduit le syntagme « par terre ». Ce choix pourrait toutefois aussi se
justifier par la forme, puisque cela permet d’introduire une allitération en « r » (et aussi un effet
visuel : dans ce vers, on a deux fois deux « r » et une fois deux « s »).
Enfin, dans le dernier vers du poème, du Bouchet traduit « Mundvoll Schweigen » par « Bouches qu’a
silence saturées » (v. 18): il modifie légèrement l’idée de la « bouche pleine » par l’introduction de
l’adjectif « saturé », qui va plus loin. Toutefois, nous nous demandons si son choix se justifie par
l’allitération en « s ».
Certains choix qui pourraient être questionnés au niveau sémantique – lorsqu’il nous paraît qu’un
élément de sens est modifié ou perdu – pourraient être justifiés, comme nous l’avons vu, par des
considérations phoniques. Il nous semble important de souligner que l’interaction entre l’esprit et la
lettre est constante et que, selon nous, le traducteur ne se pose jamais la question du sens sans celle de
la forme.
De manière générale, il nous semble que du Bouchet choisit souvent, entre plusieurs mots, celui qui
est connoté « froid » et « dur ». Ainsi, les « Stäben » deviennent des « ferrures », ce qui introduit
l’idée du métal, plus froid et plus dur que du bois, les « Fliesen » deviennent des « dalles », plus
lourdes, plus imposantes que l’objet qu’évoque « Fliesen » en allemand. L’adjectif « trüb » devient
« rogue », mot péjoratif. En somme, le texte français nous paraît plus froid et l’atmosphère du poème,
plus lourde. Par ailleurs, il nous semble que la traduction qu’adopte du Bouchet pour le titre du
poème : « La parole, la grille », va dans ce sens. Le dernier mot du titre, « grille », traduit pour nous
une idée de pesanteur et d’enfermement, et le fait qu’il vienne en dernier l’imprime dans l’esprit du
lecteur.
Par rapport à la traduction de du Bouchet, la traduction de Lefebvre nous semble plus proche du texte
allemand, mais cette proximité n’est pas une contrainte à tout point de vue, puisqu’elle permet au
traducteur de prendre plus de libertés avec la langue française : on observe notamment plus de
créations lexicales et l’introduction d’étrangetés, comme en allemand.
En somme, chez Lefebvre, on remarque deux « tendances » parfois contradictoires : d’une part le
traducteur tente d’éclairer le texte original en en explicitant certains éléments ; d’autre part il cherche à
laisser ouvertes plusieurs interprétations et, donc, à favoriser des mots qui n’orientent pas trop le texte.
Dans l’ensemble, on aboutit à un texte très proche de l’original, même s’il introduit des étrangetés
dans la langue française.
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3.4.2 « Schneebett »
Poème de Celan
« Schneebett » est, selon nous, un poème qui s’appuie beaucoup sur les répétitions, les échos et les
reprises. En effet, certains segments ou mots reviennent régulièrement et rythment le poème. Par
exemple, le vers 1 : « Augen, weltblind, im Sterbegeklüft » revient en deux segments distincts, aux
vers 8 :« Augen weltblind » et 9 : « Augen im Sterbegeklüft », ce qui structure en quelque sorte le
poème. L’effet d’insistance ainsi créé se résout dans la répétition « Augen Augen » (v. 10).
Visuellement, ces trois vers commençant par le mot « Augen » forment une strophe « compacte » qui
attire le regard sur le milieu du poème.
A la fin du poème, on note une accélération du rythme, à travers les répétitions et reprises, qui nous
donnent une impression de tourbillon : on a le sentiment de tourner en rond de plus en plus vite, dans
une espèce de spirale linguistique. Cet effet est produit par les répétitions de « fallen » et « liegen ».
Au vers 12, on sent déjà que l’on s’oriente vers quelque chose de cyclique : l’expression « Kristall um
Kristall » semble annoncer une augmentation, pas à pas, en quelque sorte. Au vers 13, dans
l’expression « zeittief gegittert », on note un jeu sur les sonorités qui attire l’attention, tant de l’œil que
de l’oreille, avant que la spirale ne commence : « …wir fallen » (v. 13), puis « wir fallen und liegen
und fallen » (v. 14) et, enfin, au vers 15, « Und fallen » qui répète une partie du dernier vers. Le vers
16 arrive comme une conclusion, rétablissant le calme après la tempête : le verbe être, statique, permet
au lecteur de reprendre sa respiration : « Wir waren. Wir sind. »
Dans le dernier vers, on remarque encore une répétition, mais celle-là, selon nous, marque un
ralentissement : on s’arrête, comme si le poète répétait le dernier mot, tout doucement, pour
conclure (« In den Gängen, den Gängen », v. 18).
Des jeux de rythme sont utilisés pour amplifier l’effet produit par les répétitions et renforcer la
structure cyclique du poème. Le rythme est souvent saccadé ; les syllabes sont détachées, dès le début
du poème. Par exemple, dans « Augen, weltblind, im Sterbegeklüft : Ich komm » (v. 1), la majorité
des mots sont courts – ils sont formés d’une ou de deux syllabes, sauf le mot composé
« Sterbegeflüft » – et la ponctuation force à faire une pause entre les mots. On a le sentiment d’un
discours haché, entrecoupé. Il en est de même au vers 4, où l’on a envie de séparer, dans la diction, les
racines des mots composés : « Mondspiegel Steilwand. Hinab. » On remarque aussi un enjambement,
après le verbe « kommen », aux vers 1-2 « Ich komm, / Hartwuchs im Herzen ». Ces effets de rythme
accentuent l’impression que le discours s’interrompt. Prenons un autre exemple, au vers 17 : « Wir
sind ein Fleisch in der Nacht. » : les mots sont tous des monosyllabiques, ce qui donne l’impression
d’un discours par borborygmes, entrecoupé, comme si le poète reprenait son souffle entre chaque mot,
après une course effrénée (le tourbillon du milieu du poème).
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Par ailleurs, « Schneebett » est aussi un poème riche en créations lexicales : on relève le titre du poème
« Schneebett », qui revient au vers 11, « weltblind » (v. 1), « Sterbegeklüft » (v. 1), « Hartwuchs » (v.
2), « Mondspiegel » (v. 4), « Atemgeflecktes » (v. 5), « gestaltnah » (v. 6), « Zehnfingerschatten » (v.
7, inspiré probablement de « Zehnfingermethode », méthode à dix doigts) et enfin « zeittief » (v. 13).
Au niveau lexical, on remarque aussi que le poète emprunte quelques mots techniques au domaine de
la météorologie : « Strichweise » (v. 5) et « wölkende » (v. 6).
Pour ce qui est des sonorités, on peut noter, à la fin du poème, quelques allitérations, en « g » et en
« f », et une assonance en « i » (« zeittief gegittert », v. 13).
Pour résumer, nous dirons que ce poème exploite principalement des effets de répétition et d’écho
ainsi que des reprise de mots et de segments. Ces répétitions structurent le texte, donnant au lecteur
une impression de circularité. Des effets de rythme contribuent à cette impression et produisent aussi
un sentiment d’accélération, projetant le lecteur dans un vrai tourbillon. Nous retiendrons que ce
poème présente aussi de nombreuses créations lexicales et quelques emprunts, d’où son aspect
condensé et relativement hermétique.
Poème de du Bouchet
La version de du Bouchet repose aussi principalement sur les effets de répétition et d’écho. Comme le
poème en allemand, le poème en français présente une nature cyclique : une sorte de spirale se forme,
tournant de plus en plus vite. Ainsi, le vers 1 : « Yeux, à ce monde aveugles, en la faille : mourir » est
repris en deux segments aux vers 8, « Yeux à ce monde aveugles », et 9, « Yeux en la faille : mourir ».
Le vers 10 : « Yeux yeux » arrive comme une conclusion. Des effets de rythme viennent contribuer au
sentiment d’accélération : des monosyllabiques, séparés par des virgules, rendent les segments
entrecoupés. Le vers 11 est répété partiellement (on peut supposer que le traducteur n’a pas répété tout
le segment pour des raisons de longueur du vers), comme un bégaiement : « Le lit de neige dessous
l’un et l’autre, le lit ». A la fin du poème, le rythme s’accélère et le lecteur se sent pris dans un
tourbillon : « … nous versons » (v. 13) est repris au vers 14 : « nous versons et gisons et versons ». La
répétition du verbe est soulignée par la répétition du « et », assez marquée en français. Le vers 15
reprend encore : « Et versons » avant que la tempête ne se calme au vers 16 : « Nous fûmes. Nous
sommes ».
Nous avons déjà évoqué la manière dont les effets rythmiques sont utilisés dans ce poème : ils
soulignent les répétitions et contribuent à la circularité du poème. On note aussi quelques
enjambements qui sont à l’origine de coupures, au niveau des phrases, par exemple aux vers 1-2 : « Je
viens, / Une pousse rêche au cœur ».
Au niveau lexical, on remarque quelques « créations », par exemple, « lit de neige » (titre et v. 11),
« miroir-lune » (v. 4) et « entreserrés » (v. 7). On trouve aussi quelques associations de mots qui
rendent le poème très imagé : notamment « lueur entachée par le souffle » (v. 5) et « nuageuse l’âme »
(v. 6). Dans la version de du Bouchet, on peut encore relever quelques mots d’un niveau de langue
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plus élevé qui révèlent le soin que le traducteur accorde au lexique, par exemple « derechef » (v. 6),
« réticulés » (v. 13), « gisons » (v. 14), ainsi que le choix du passé simple plutôt que le passé composé
ou l’imparfait (« fûmes », v. 17).
Notons encore quelques effets de sonorités, par exemple l’allitération en « r » au vers 4 (« Miroir-lune
l’abrupt. En contrebas. ») ou l’allitération en « s » au vers 5 (« … souffle. Sang par strie. »).
En tant que lecteur, nous avons relevé quelques étrangetés, qui résident souvent dans l’ordre des mots,
notamment « en la faille : mourir – je viens » (v. 1) : nous estimons que cette étrangeté vient
probablement d’un malaise dans la traduction d’un néologisme ; on le voit au tiret, qui traduit la
nécessité de couper l’idée en deux. Nous avons noté un autre segment un peu étrange au vers 11 : « Le
lit de neige dessous l’un et l’autre » ou encore au vers 17 :« Nous sommes, chair et la nuit, d’un
tenant » (c’est l’absence de déterminant qui nous interpelle dans ce cas).
Pour résumer, nous dirons que ce poème, dans la version de du Bouchet, joue surtout sur la structure,
les répétitions et les échos. Les effets rythmiques contribuent à la nature cyclique et à l’accélération du
poème. Nous avons aussi relevé quelques effets au niveau du lexique, qui témoignent de l’importance
de la recherche lexicale pour le traducteur. Les autres éléments du poème sont secondaires.
Poème de Lefebvre
Comme dans les versions de Celan et de du Bouchet, le poème « Lit de neige » de Lefebvre joue
surtout sur les répétitions et les échos, donnant un sentiment de circularité et d’accélération. Ainsi, le
vers 1 : « Les yeux, aveugles au monde, dans le mouroir d’à-pics : je viens » est repris aux vers 8 et 9,
« Les yeux aveugles au monde » et « Les yeux dans le mouroir d’à-pics », et conclu par « Les yeux les
yeux ». Le vers 12 annonce l’accélération finale, comme un complément de temps : « Cristal après
cristal », avant que le lecteur ne soit pris dans la spirale : « … nous tombons » (v. 13), « Nous
tombons et gisons et tombons » (v. 14), accentué par la répétition du « et », puis la répétition des
derniers mots, comme un écho, « Et tombons » (v. 15). Le vers 16 invite le lecteur à un repos : « Nous
étions. Nous sommes. »
Au niveau rythmique, on note que les vers sont souvent hachés, saccadés et entrecoupés. L’effet se
produit aussi au niveau visuel, puisque le lecteur est incité à lire mot par mot, par exemple « Falaise
miroir de lune. Chute. » (v. 4) ou, au vers 11, l’énumération de monosyllabiques : « Le lit de neige
sous nous deux, le lit de neige ».
Au niveau lexical, on relève quelques créations originales, comme « mouroir d’à-pics » ( v. 1 ) et des
associations inhabituelles de mots comme « falaise miroir de lune » (v. 4) ou « lueur entachée de
souffle » (v. 5). On trouve aussi un champ lexical de la météorologie, notamment « Sang épars sur
zones étroites » (v. 5) et « Âme se dissipant en formation nuageuse, une fois encore proche de la
configuration nette » (v. 6). Ces segments forment de longues périphrases qui rendent le texte
relativement étrange en français.
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On peut relever quelques jeux sur les sonorités, notamment une allitération au vers 13 : « Treillagés
dans les grilles… », mais cet élément est secondaire dans le poème. Notons aussi quelques
particularités syntaxiques : quelques phrases nominales contribuent à l’aspect entrecoupé du poème,
par exemple aux vers 4 et 6.
Comme dans « Sprachgitter », Lefebvre recourt dans ce poème à des notes du traducteur. On en
dénombre cinq, qui toutes donnent des informations linguistiques. Ces notes permettent au traducteur
d’expliquer des nuances et jeux de mots du texte allemand qu’il n’a pas pu rendre en français, par
exemple l’allusion à « la méthode à dix doigts » (« Zehnfingerschatten » renverrait, selon Lefebvre, à
« Zehnfingermethode »), à laquelle fait référence le vers 11, ou encore le jeu sur « verklammert », qui
précède la parenthèse.
Pour résumer, nous dirons que l’élément dominant du poème de Lefebvre est le jeu sur les répétitions,
les échos et les reprises, qui influencent la structure du poème. Les effets rythmiques viennent
participer de cet élément dominant. En outre, l’aspect lexical est aussi très important. Les autres
éléments (sonorités, syntaxe, ponctuation, images) sont secondaires.
Comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, les trois versions du poème placent le même
élément au cœur du texte : les répétitions, échos et reprises qui structurent le poème, lui donnant une
forme de circularité, avec une accélération, puis un ralentissement en toute fin de poème. Chez Celan,
comme chez Lefebvre et, dans une moindre mesure, chez du Bouchet, les effets de rythme contribuent
à la « circularité » du poème. Comme on le constate, la traduction de ces figures (répétitions, reprises
et échos) et de ces structures ne pose pas de problème particulier, les deux traducteurs ayant pu
restituer ces éléments sans trop de pertes pour le lecteur.
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Dans « Schneebett », la difficulté pour la traduction réside dans les nombreuses créations lexicales que
recèle le poème allemand. En effet, il est difficile de rendre en français les néologismes de Celan, ou
même les emprunts au domaine technique (ici, en l’occurrence, issus de la météorologie). On observe
chez du Bouchet et Lefebvre des stratégies sensiblement différentes pour relever le défi.
Du Bouchet renonce à recréer tous les néologismes : il tente certaines recréations, avec les moyens
disponibles en français, par exemple « miroir-lune » (v. 4), mais la majorité n’est pas restituée de cette
manière. Ainsi, certains néologismes ne sont pas rendus pas des substantifs mais par des périphrases
qui, pour certaines, passent relativement inaperçues en français, par exemple « au temps profond »
pour « zeittief » (v. 13). Pour d’autres périphrases, on sent une certaine étrangeté en français (souvent
en ce qui concerne l’ordre des mots) par exemple « à ce monde aveugles » et « en la faille : mourir »
(v. 1) ; dans ce dernier cas, l’introduction d’un signe de ponctuation, qui structure en quelque sorte
l’idée traduite par le néologisme celanien, prouve à notre avis l’existence d’un malaise. Le traducteur
n’a pas pu exprimer l’idée en un mot ou groupe de mots. Il a dû recourir à deux idées distinctes et les
lier par la ponctuation. Pour ce qui est des mots empruntés par Celan au domaine technique, on perd, à
part l’adjectif « nuageuse » (v. 6), le rapport à la météorologie. En revanche, du Bouchet cherche à
introduire des mots dits poétiques, ou appartenant à un langage recherché, comme nous l’avons vu
dans la section consacrée à sa version.
Lefebvre tente, pour sa part, certaines créations, par exemple « mouroir d’à-pics » (v. 1) ou « ombre
décadigitale » (v. 7). Dans sa version, certains néologismes sont rendus par des périphrases où se
côtoient les mots de manière inhabituelle, notamment « falaise miroir de lune » (v. 4) ou « treillagés
dans les grilles à profondeur de temps… » (v. 13). Pour ce qui est du vocabulaire emprunté à la
météorologie, Lefebvre essaie de le restituer en français en gardant les termes ou du moins en trouvant
des formulations qui les rappellent. Malheureusement, selon nous, ces périphrases allongent
considérablement les vers (notamment 5 à 7) et déséquilibrent quelque peu le poème.
Concernant la mise en espace du poème, nous notons que la version de du Bouchet ressemble
fortement à celle de Celan : quelques vers sont un peu plus longs mais la mise en page reste la même.
La version de Lefebvre, quant à elle, respecte moins bien l’aspect graphique : plusieurs vers sont plus
longs, et les derniers mots doivent être renvoyés à la ligne suivante, d’où une page plus chargée, moins
nette, surtout dans la deuxième strophe. Selon nous, la présentation du poème (qui s’étend, dans cette
version, sur deux pages) s’en trouve modifiée.
Pour ce qui est des jeux sur les sonorités, qui sont, selon nous, un élément secondaire du poème, l’on
peut dire qu’ils sont, en « quantité », fidèlement restitués dans les deux versions françaises. Chez
Lefebvre, ces jeux sont rendus plus ou moins aux mêmes endroits que dans le poème en allemand ; du
Bouchet semble avoir pris quelques libertés quant à la place de ces jeux, mais il reste lui aussi très
fidèle à l’original.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Les quelques particularités syntaxiques (phrases nominales) du poème allemand sont bien rendues par
les traducteurs. Il en va de même pour les quelques effets de ponctuation (tirets et parenthèses). A cet
égard, le seul problème de traduction réside dans le « verklammert », suivi de la parenthèse : aucune
des versions françaises ne rend ce jeu, que Lefebvre mentionne dans une note (n°4).
De manière générale, on remarque que le découpage du poème reste le même et qu’aucun traducteur
ne change la structure du poème. Les deux versions françaises sont globalement très proches du poème
de Celan. Dans l’ensemble, nous constatons que la dominante est bien recréée ainsi que les effets
rythmiques qui y contribuent. Le problème principal réside dans la restitution en français des créations
lexicales et des jeux sur les mots.
Remarques sémantiques
Dans cette section, nous formulerons quelques remarques sémantiques, tentant de comparer la version
de du Bouchet à celle de Lefebvre et d’en souligner quelques différences.
Plus loin, au vers 4, du Bouchet choisit « l’abrupt » pour traduire « Steilwand » : à cet endroit, le
français nous semble aller un peu plus loin que l’allemand, puisque le traducteur aurait pu opter pour
« pentu » ou « escarpé », des adjectifs qui précipitent moins le lecteur dans le vide. « Abrupt » traduit
vraiment, à notre avis, une impression de vertige, de gouffre, et insiste sur cet aspect du poème.
La version de Lefebvre accentue elle aussi la sensation de vertige à certains endroits, mais la souligne
moins à d’autres. Au vers 1, par exemple, il rend le néologisme « Sterbegeklüft » par « mouroir d’à-
pics » : l’expression nous semble plus brutale en français qu’en allemand, l’image nous paraissant
extrêmement forte, voire négative. Dès le premier vers, l’atmosphère est triste et sordide. Les « à-
pics » traduisent une grande violence, une mort dans la douleur et la solitude. En revanche, au vers 4,
le choix de « falaise » traduit moins, selon nous, l’idée de vide. On parle bien d’une paroi verticale,
mais l’impression semble moins vertigineuse (en tout cas moins que « l’abrupt » de du Bouchet).
Toutefois, dans le même vers, la traduction de « Hinab. » par « Chute » permet de rétablir l’équilibre :
là, on ne regarde pas seulement en bas (« en contrebas », dans la version de du Bouchet), on tombe, et
l’idée du vide reprend tout son sens.
254
Les définitions sont extraites du Petit Robert de la langue 2012.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Au vers 2, Lefebvre traduit « Hartwuchs » par « dur plant » : cette traduction garde l’idée de dureté,
mais change un peu le sens de « Wuchs ». En effet, en allemand, on imagine quelque chose qui a
poussé là (comme « pousse », dans la version de du Bouchet) ; dans la version de Lefebvre, on a plutôt
l’idée que quelqu’un l’a fait pousser, l’a mis là. Le « plant » est alors le résultat de l’action d’un agent
extérieur.
Au même vers, chez du Bouchet, l’adjectif « rêche » nous semble évoquer une image moins dure et
moins brutale que « hart » : il va selon nous dans le même sens, mais ne décrit pas la même sensation.
De plus, il permet d’introduire une dimension personnelle : « rêche » peut en effet aussi décrire une
rudesse de caractère.
Au vers 5, dans la version de du Bouchet, le néologisme « Atemgeflecktes » est rendu par « entachée
par le souffle », ce qui, selon nous, témoigne aussi d’une recherche de polysémie. En effet, l’adjectif
« entachée » a un sens concret (avec l’idée de tache, très proche de « Fleck ») mais peut aussi avoir le
sens de « marqué d’une tache morale » et donc se situer sur le plan abstrait. L’aspect moral introduit
par du Bouchet n’apparaît pas du tout dans la version de Lefebvre : ainsi, ce dernier opte pour la
traduction « tachée », simple et concrète.
Dans le passage empruntant des termes au domaine de la météorologie, du Bouchet choisit de traduire
« Strichweise » (v. 5) littéralement, « par strie », et de ne pas donner la traduction du terme technique.
On peut se demander si son choix se justifie par la volonté de garder un mot très proche, au niveau
formel, de l’allemand. Lefebvre quant à lui rend le sens technique de « Strichweise » dans « épars sur
zones étroites ». Ayant évoqué l’intérêt de Celan pour tous les domaines du langage, y compris les
domaines techniques, il nous semble justifié de reproduire le degré de technicité du texte allemand.
Lefebvre introduit pourtant une note, comme pour se justifier. Dans les vers suivants, il ose toutefois
« formation nuageuse » (v. 6) et « configuration nette » (v. 6). Ces formulations peuvent sembler « peu
poétiques », voire « antipoétiques », mais elles sont sémantiquement très proches du texte allemand.
Dans le même passage, de l’allemand « wölkende Seele » (v. 6), on comprend que l’âme est en train
de se transformer. Dans la version de du Bouchet, « nuageuse l’âme » nous semble plutôt traduire un
état : le lecteur perd l’idée de mouvement, de transformation, l’âme est plus statique. De plus,
« gestaltnah » (v. 6) devient « trouvant corps » : selon nous, ce syntagme n’a pas tout à fait le même
sens. Dans l’allemand, l’âme prend presque corps, alors que, dans la version française, l’âme prend
vraiment corps.
Au vers 7, du Bouchet traduit « verklammert » par « entreserrés » – qu’il avait déjà utilisé dans
« Sprachgitter » : le traducteur cherche peut-être ainsi à recréer un système, comme Celan, par des
renvois internes – ce qui constitue une perte indéniable pour le lecteur : en effet, « verklammert »
permet de jouer avec le sens de « Klammer », la parenthèse, puisque cette marque de ponctuation
apparaît juste après le mot : en français, le lien est irrémédiablement perdu. Dès lors, le traducteur
aurait pu opter pour d’autres mots, comme « cramponner », pour garder l’idée de force par exemple,
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
mais ce verbe ne convient pas très bien à l’image des doigts. Du Bouchet semble avoir ici cherché à
privilégier l’expression en français et opté pour une collocation plus naturelle. Lefebvre quant à lui
introduit à cet endroit une note pour commenter la perte. Comme du Bouchet, il donne ici l’impression
d’avoir voulu privilégier l’expression française – l’expression « doigts crispés » ou « main crispée »
nous paraît assez habituelle. Dans ce vers, Lefebvre ajoute un mot, « position », probablement pour
rendre le texte plus clair et plus naturel.
Au vers 13, dans la version de du Bouchet, le choix de traduire « gegittert » par « réticulés » nous
paraît intéressant car ce mot rend bien l’idée de réseau, de grille, de lignes qui se croisent, se tissent,
tout en proposant un mot inhabituel au lecteur (ce terme technique appartient à différents domaines,
notamment l’anatomie, la botanique, la géologie et l’architecture). Il est peut-être aussi lié à une
recherche sur les sonorités (permet l’allitération en « r »). Lefebvre choisit quant à lui « treillagés dans
des grilles » : cette solution révèle un travail intéressant sur les sonorités, lequel a peut-être eu des
incidences sur le choix des mots, et donc sur le sens. Ce segment peut sembler un peu long mais il
nous paraît bien rendre l’idée de grille, de grillage ; l’idée est même rendue deux fois : dans
« treillage » et dans « grille », ce qui produit une sorte d’insistance.
Au vers 17, on constate que du Bouchet a cherché à expliciter l’expression « ein… mit… » par l’ajout
de « d’un tenant » : il insiste ainsi sur l’union, un peu plus que dans le poème allemand.
Enfin, dans le dernier vers, du Bouchet fait aussi un choix qui va dans le sens d’une explicitation :
« Gängen » (v. 18) est en effet assez vague en allemand ; le lecteur peut imaginer un chemin, une
allée, un couloir, etc. ou penser à la démarche, l’allure, la manière de se déplacer. Du Bouchet choisit
« traverses » : ce mot nous ramène à une réalité physique, quelque chose de concret, mais il est aussi
proche de « traversée » qui permet de restituer une partie des sens de « Gang ». Par ailleurs,
« traverses » est encore un mot polysémique, qui contient l’idée de barreaux (on revient à l’idée de
grille) mais signifie aussi, au sens figuratif, « difficulté qui se dresse sur la route de quelqu’un, qui fait
obstacle à ses projets »255. Le traducteur ajoute donc à nouveau une dimension au poème : l’obstacle
n’est pas seulement physique, mais aussi mental. En revanche, Lefebvre traduit « Gängen » par
« couloirs » : il choisit le sens le plus concret, le plus direct. « Couloirs » traduit en effet l’idée de
passage, de cheminement, de mouvement contenue dans « Gang », sans ajouter d’autre sens. Le
lecteur a le sentiment d’un passage obligé dans un lieu étroit, pour aller vers quelque chose.
Dans l’ensemble, nous constatons que du Bouchet a tenté le plus possible de laisser la porte ouverte à
différentes interprétations. Souvent, il choisit des mots polysémiques, qui permettent une lecture
concrète et une lecture plus abstraite du poème. Il donne ainsi une double dimension au poème, qu’il
introduit par rapport à l’allemand. Par ailleurs, ses choix sont parfois moins brutaux que l’allemand, et
quelquefois son ton, un peu plus optimiste (par exemple l’âme trouve corps, sa tentative ne reste pas
vaine).
255
Petit Robert de la langue française 2012.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
En comparaison, le poème de Lefebvre nous paraît plus sombre : dès le premier vers, il nous plonge
dans une atmosphère lugubre. L’idée de vertige, accentuée par certains mots, atténuée par d’autres, est
globalement bien rendue. Relevons le travail du traducteur sur le champ lexical de la météorologie :
les termes sont traduits littéralement, ce qui complexifie le poème. Le sentiment de malaise et
d’enfermement perdure jusqu’à la fin du poème, avec l’étroitesse de « couloirs ».
En conclusion, nous notons que ces quelques remarques sémantiques permettent de mettre en évidence
le fait que chaque choix du traducteur oriente un peu le poème. Ainsi, même si chaque version reste
très proche du poème original, l’ensemble des choix aboutit au fait que chaque poème dit quelque
chose « un petit peu différent » de ce que dit Celan. Les choix lexicaux ont, à cet égard, une grande
importance.
Poème de Celan
Le début du poème est très rythmé. Dans les deux premières strophes, on observe même une certaine
régularité dans le nombre de syllabes : les vers de la première strophe sont d’une longueur plus ou
moins égale (7 syllabes v. 1-2 puis 8 syllabes v. 3-6) ; la deuxième strophe commence par des vers de
longueur égale, puis viennent deux longs vers, puis à nouveau deux vers de longueur moyenne (plus
ou moins 6 syllabes v. 7-10 puis vers longs 11-12 puis 5 syllabes v. 13-14). Visuellement, on peut
donc dire du début du poème qu’il est relativement équilibré.
Dans la suite du poème aussi, le rythme joue un rôle dominant. On compte de très nombreux
enjambements, qui donnent l’impression d’un discours saccadé et entrecoupé, comme si le poète
s’interrompait, hésitant chaque fois à terminer sa phrase.
Sur le plan lexical, on remarque quelques créations et néologismes : « Ginsterlicht » (v. 1),
« Blutsegel » (v. 6), « Steindattel » (v. 11), « Gebläu » (v. 12). Par ailleurs, on note le champ lexical de
l’eau et de la végétation (on pourrait même parler du champ lexical de la mer) : « Ginster » (v. 1),
« Meere » (v. 5), « verschilfen » (v. 8), « Priele » (v. 11), « Schlamm » (v. 11), « gebuscht » (v. 12) et
« Staude » (v. 12). On trouve cependant quelques mots qui vont complètement à l’encontre de ce
champ lexical, notamment : « Trocken, verlandet » (v. 7), au début de la deuxième strophe, ce qui crée
un effet surprenant.
Au niveau syntaxique, on remarque que de nombreuses phrases sont nominales, les éléments se
succédant par juxtaposition, et que la majorité des phrases sont coupées ou arrêtées, par des
enjambements, mais aussi par des répétitions et bégaiements, ce qui vient renforcer les effets produits
par le rythme. On peut citer de nombreux exemples d’enjambements, par exemple : « Trocken,
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
verlandet / das Bett hinter dir, verschilft / seine Stunde, oben, / beim Stern, die milchigen / Priele
schwatzen… » (v. 7-11).
Tout au long du poème, on note aussi l’importance des jeux sur les sonorités. On compte de très
nombreuses allitérations, par exemple : « Priele schwatzen im Schlamm, Steindattel » (v. 11), « Grüsst
dein Gedächtnis » (v. 14), « Wandernde Wächte, warf ihren Schatten – kanntet » (v. 19), etc.
Dans la troisième strophe, le discours est très entrecoupé et on relève beaucoup d’enjambements : les
phrases s’interrompent sans cesse, puis reprennent. A la lecture, on a l’impression que le poète
éprouve des difficultés à exprimer sa pensée ou qu’il hésite à continuer ses phrases, par exemple :
« Kanntet ihr mich, / Hände ? Ich ging / den gegabelten Weg, den ihr wiest, mein Mund / spie seinen
Schotter, … » (v. 15-18).
Dans cette même strophe, on note l’omniprésence du poète, un « je » qui s’exprime à maintes reprises
en quelques vers : « mich » (v. 15), « mein Mund » (v. 17), « ich » (v. 18) et « mich » (v. 20). On
remarque encore l’allitération en [v], qui revient souvent (« Weg », « wiest », v. 17, « wandernde »,
« Wächte », « warf », v. 19), marquant une espèce d’insistance ainsi que la reprise, aux vers 15-16
puis 19-20, du segment « Kanntet ihr mich, Hände », comme un cadre posé pour cette strophe.
Dans la quatrième strophe, on remarque d’abord la reprise de « Hände » au début des vers 21, 23 et
24. Ce mot qui revient peut évoquer le bruit de la mer, comme une vague qui se rapproche et
s’éloigne. Notons aussi que « Hand » est un mot qui apparaît souvent dans la poésie de Celan (formant
ce que nous avons appelé une référence interne).
Par ailleurs, les reprises et répétitions jouent un rôle central dans ce poème. En effet, la plupart des
mots qui apparaissent dans la première strophe reviennent dans la quatrième strophe : par exemple
« Dorn » (v. 2 et 21), « Wunde » (v. 3 et 22), « Nichts » (v. 4 et 23), « Meere » (v. 5 et 23)
« Ginsterlicht » (v. 1 et 24), « Blutsegel » (v. 6 et 25). On remarque que tous ces éléments ne sont pas
rappelés dans le même ordre, mais qu’il règne dans cette strophe une sorte de confusion, de chaos
même, et ce aussi sur le plan de la syntaxe (les éléments sont juxtaposés, sans liens).
Dans la dernière strophe, c’est encore une fois ce phénomène de reprise et de répétition qui domine.
Le poète commence sa phrase avec un « du ». Il s’interrompt, puis poursuit « du lehrst », puis
s’interrompt encore avant « du lehrst deine Hände ». Ces vers marquent comme une hésitation ou une
impossibilité à dire toute la phrase : le poète hésite, les mots lui échappent, il ne peut qu’exprimer une
sorte de bégaiement. On sent aussi une forme de circularité : on a l’impression que le texte tourne en
rond, de plus en plus vite, jusqu’à ce que la fin de la phrase vienne enfin : « schlafen ». Si le jeu est
sémantique et lexical, il est aussi visuel et graphique. Ainsi, des vers identiques, mais seulement en
partie, sont placés les uns sous les autres, jusqu’à la mise en espace finale : « schlafen », qui est
entouré de blanc, se détache du poème.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Pour résumer, nous dirons que ce sont les effets de rythme et les effets de reprise et de répétition qui
sont dominants dans ce poème. La syntaxe, ainsi que la mise en espace, jouent aussi un rôle important
car elles contribuent aux effets de rythme. Les jeux sur les sonorités et les créations lexicales, bien que
nombreux, sont, selon nous, des éléments secondaires du poème.
Poème de du Bouchet
La version de du Bouchet compte cinq strophes. Dans la première strophe, on observe une certaine
régularité au niveau rythmique : on a d’abord un vers long, puis un moyen, puis à nouveau un vers
long, et un moyen, avant deux vers de longueur plus ou moins égale. Dans les strophes qui suivent, le
nombre de syllabes ne nous semble pas révéler de recherche particulière. En revanche, tout au long du
poème, on trouve un grand nombre d’enjambements, ce qui donne l’impression d’un discours saccadé,
comme si le poète s’interrompait sans cesse, hésitant toujours à finir ses phrases. On peut notamment
donner les exemples suivants : « … les versants / suppurent vers le ciel » (v. 1-2), « l’épine / se déclare
à la plaie » (v. 3-4), « le nul / roule ses mers à dévotion » (v. 4-5), « … une touffe / de l’éphémère »
(v. 12-13), etc.
Sur le plan syntaxique, on relève de nombreuses phrases nominales, par exemple vers 22 à 24 :
« Mains, le nul, ses mers, / Mains, à la lumière du genêt, / Voile, le sang ». Les segments sont souvent
juxtaposés sans lien, ce qui accentue l’impression que le discours est décousu, désorganisé et hésitant.
Par ailleurs, on peut signaler que les jeux sur les sonorités ont un rôle relativement important : ils sont
nombreux, tout au long du poème. On relève beaucoup d’allitérations, par exemple en [ʒ] (« Lumière
du genêt, la jaune », v. 1), en [b] et en [p] (« De lait babillent dans la boue, pousse-pieds / En bas,
buissonnant, béant dans le bleu, une touffe », v. 11-12) ou encore en [ʃ] (« Le chemin fourchu que
vous aviez montré… », v. 17) ainsi que quelques assonances (notamment un écho en [e], v. 17, « aviez
montré »).
Dans la quatrième strophe, le poème s’accélère et la reprise de tous les éléments de la première
strophe, dans le désordre, nous donne l’impression que le texte est cyclique. Enfin, dans la dernière
strophe, la répétition du « tu » (v. 27), puis « tu instruis » (v. 28) puis « tu instruis tes mains » (v. 29),
jusqu’à ce que le poète réussisse enfin à terminer sa phrase, introduit une sorte d’hésitation, comme un
bégaiement. Les derniers mots, « à dormir », résonnent seuls dans le silence (le blanc de la page),
soulignés par la mise en espace. On note que la construction « instruire à dormir » est agrammaticale.
Peut-être est-ce un effet recherché pour retenir l’attention du lecteur, dont le regard s’accroche aux
derniers mots du poème.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
En tant que lecteur, nous avons relevé quelques étrangetés dans ce poème, notamment, au vers 2,
« suppurent vers le ciel ». Nous estimons toutefois que cette étrangeté se justifie par le mouvement
induit par le poème original et rendu dans la préposition « vers ». Par ailleurs, au vers 6, nous avons
remarqué le segment « Le sang, la voile, fait route ». Ce syntagme nous paraît un peu étrange du fait
du verbe au singulier : soit sang et voile doivent être compris comme un seul et même sujet, soit le
verbe ne s’applique qu’à l’un des deux. Derrière cette hésitation, nous devinons un malaise dû à une
création lexicale en allemand. Enfin, aux vers 20-21, nous trouvons l’ordre des mots peu naturel et
surprenant pour l’oreille (« l’épine / à la plaie se déclare »).
Pour conclure, nous dirons que ce sont les effets de rythme, ainsi que les effets de reprise et de
répétition qui sont les éléments dominants de ce poème. La syntaxe joue elle aussi un rôle important,
et elle contribue à ces effets. Les jeux sur les sonorités, quoique nombreux, nous paraissent ici
secondaires. Nous notons encore l’absence de créations lexicales dans ce poème.
Poème de Lefebvre
Commençons par noter que Lefebvre recourt aussi, dans « Matière de Bretagne », à des notes du
traducteur. La première note donne des informations de nature encyclopédique, la deuxième, de nature
linguistique et encyclopédique, les notes 3 et 4, de nature linguistique.
Le poème de Lefebvre s’articule en cinq strophes. Comme la version de du Bouchet, il joue beaucoup
sur le rythme. Ainsi, dans la première strophe, on observe une certaine régularité au niveau du nombre
de syllabes (7-8-7-8-7-7). Visuellement aussi, les vers sont globalement tous de la même longueur.
Dans les autres strophes du poème, il n’y a pas de régularité du point de vue du nombre de syllabes
des vers. En revanche, les effets rythmiques jouent un rôle important. On le remarque notamment aux
nombreux enjambements, par exemple « l’épine / courtise la blessure » (v. 2-3), « le néant / roule ses
mers » (v. 4-5), « les rigoles / laiteuses de l’estran bavardent » (v. 10-11), « ma bouche / crachait son
cailloutis » (v. 17-18), etc. Ces enjambements donnent l’impression que le discours est entrecoupé et
hésitant, comme si le poète s’interrompait. Les effets syntaxiques, comme les phrases où les éléments
se juxtaposent sans connecteur et sans verbe (« Mains, la paie cour-/tisée d’épine, les cloches
sonnent », v. 21-22, ou « Mains, dans la lumière d’ajoncs, la / Voile sang », v. 24-25) contribuent à
cette impression.
Par ailleurs, on peut noter l’importance, dans ce poème, des jeux sur les sonorités. En effet, on compte
de nombreuses allitérations (« Lumière d’ajoncs, jaune, les pentes » (v. 1), « Sec, asséché » (v. 7),
« Le chemin fourché que vous indiquiez, ma bouche » (v. 17), etc.) et quelques assonances (en « ou »,
par exemple, « Dessous, en touffe, bée dans la bleuité, un bouquet vivace », v. 12).
Sur le plan lexical, on relève quelques créations dans la version de Lefebvre : « voile sang » (v. 6 et
25), « datte de pierre » (v. 11, dont le sens est expliqué dans une note) et « bleuité » (v. 12), ainsi
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
qu’une association de mots qui nous paraît originale : « corniche de neige errante » (v. 19). On note à
ce niveau que le traducteur a accordé une certaine importance à la recherche sur le vocabulaire.
Par ailleurs, on remarque le champ lexical de l’eau et de la végétation, dans la deuxième strophe, bien
que le vers qui l’introduit, « Sec, asséché », en soit la négation : « lit » (v. 8), « roseaux » (v. 8),
« rigoles » (v. 10), « estran » (v. 11), « vase » (v. 11), « datte de pierre » (v. 11), « touffe » (v. 12) et
« bleuité » (v. 12).
Dans la troisième strophe, les segments « Me connaissiez-vous, / mains ? » (v. 15-16) et « m’avez-
vous connu ? » (v. 20), bien qu’ils ne soient pas identiques, se répondent et forment une sorte de
structure, pour la strophe.
Dans la quatrième strophe, la plupart des mots sont des répétitions et des reprises, dans le désordre,
des mots de la première strophe : « la plaie courtisée d’épine » (si ce n’est que la première strophe dit
« blessure »), « les cloches sonnent », « le néant », « ses mers », la « lumière d’ajoncs », la « voile
sang ». Ces éléments s’enchaînent, se juxtaposant sans lien, le rythme s’accélère et le lecteur se sent
entraîné dans une sorte de chaos. La répétition du mot « mains », à chaque début de vers, rythme la
strophe, régulièrement.
Dans la dernière strophe du poème, le poète bégaie et il semble ne pouvoir venir à bout de sa phrase
qu’à la cinquième tentative. Seul le vers 27, « Toi », désobéit à cette logique de bégaiement. Ainsi, les
vers se succèdent, les uns sous les autres, et chaque fois un segment s’ajoute : « tu apprends » (v. 28),
« tu apprends à tes mains » (v. 29), « tu apprends à tes mains, leur apprends » (v. 30) ; la dernière
occurrence reste en suspension, « tu apprends à tes mains », jusqu’à « à dormir », qui, se détachant du
blanc de la page, clôt enfin la phrase.
Dans l’ensemble, nous pouvons dire que ce sont les effets rythmiques ainsi que les effets de reprise et
de répétition qui sont les éléments dominants dans ce poème. La syntaxe occupe elle aussi un rôle
important en venant amplifier les effets produits. Les jeux de sonorités, bien que nombreux, ont, selon
nous, un rôle secondaire. La recherche lexicale, bien que le traducteur semble lui avoir accordé de
l’importance, est elle aussi secondaire.
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Effet de mise en - - -
espace/de ponctuation
ajouté
NdT/commentaires - non oui (4)
Comme nous l’avons constaté en étudiant séparément les trois versions du poème, les éléments
dominants de « Matière de Bretagne » sont le rythme ainsi que les effets de reprise et de répétition.
Nous avons remarqué une régularité rythmique dans les deux premières strophes du poème en
allemand. Dans les versions françaises, on constate que les traducteurs ont bien pu rendre cet effet
dans la première strophe, moins dans la seconde. Dans les trois versions, on compte un grand nombre
d’enjambements et d’effets rythmiques.
Les effets syntaxiques du poème original sont eux aussi bien restitués dans les deux versions
françaises. Ainsi, on trouve dans les trois versions des phrases nominales, des segments juxtaposés,
des vers entrecoupés et des enjambements. Chez les traducteurs, comme chez Celan, on constate que
la syntaxe vient appuyer les effets rythmiques. Le discours est entrecoupé et hésitant dans les trois
poèmes. Les blancs et les silences viennent renforcer cette impression.
En outre, les effets de reprise et de répétition que nous avons observés dans le poème original sont
bien restitués dans les versions des deux traducteurs. Ainsi, les mots de la première strophe
réapparaissent dans la troisième strophe, sans trahison. Toutefois, on constate quelques « entorses »
dans la version de Lefebvre : certaines expressions et certains mots ne sont pas repris exactement ; on
note quelques variations (notamment « blessure » qui devient « plaie »).
Pour ce qui est des répétitions et du bégaiement de la dernière strophe, on constate que les deux
traductions sont quelque peu différentes : du Bouchet répète exactement le même segment,
l’allongeant, comme le fait le poème original. Lefebvre quant à lui commence par « Toi », qui se
transforme en « tu » dans les vers suivants. De plus, au vers 29, il ne répète pas « tu apprends à tes
mains, tu apprends » mais « tu apprends à tes mains, leur apprends ». Même si les moyens utilisés
diffèrent, nous estimons que l’effet de bégaiement est bien rendu.
Sur le plan du vocabulaire, on constate que la version de du Bouchet ne présente presque aucune
création lexicale. Toutefois, un certain nombre de mots appartenant à un lexique recherché prouvent
l’importance que le traducteur accorde à cet élément. Pour faire ressortir la différence de niveau de
langue, nous comparons quelques expressions de la version de du Bouchet et de celle de Lefebvre :
« suppurent » / « bavent du pus » (v. 2) ; « à dévotion » / « pour la prière » (v. 5) ; « instruis » /
« apprends » (v. 28-31) ; notons aussi que du Bouchet préfère l’imparfait au passé composé :
« connaissiez-vous » / « m’avez-vous connu ? » (v. 15). Dans la version de Lefebvre, qui n’hésite pas
à recourir à un langage courant et concret, comme nous venons de le voir, on trouve quelques
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
intéressantes tentatives de recréation lexicale. Dans les deux versions, le champ lexical de la deuxième
strophe est bien restitué, bien qu’il ne transparaisse pas au moyen des mêmes mots.
Pour ce qui est des jeux sur les sonorités, nous avons vu que, même s’ils ne constituent par l’élément
dominant du poème, ils sont très présents dans les trois versions. Les traducteurs ne recourent pas aux
mêmes sons que Celan, mais ils arrivent à recréer un grand nombre d’allitérations et quelques
assonances, tout au long du poème.
En conclusion, nous pouvons dire que la dominante du poème a bien été restituée. Les traducteurs ont
également rendu les éléments secondaires du poème comme les effets syntaxiques et les jeux sur les
sonorités. La plupart des difficultés relèvent du lexique : bien que certains exemples témoignent de
l’attention portée au vocabulaire par les traducteurs, les néologismes celaniens posent un problème
important pour la traduction.
Remarques sémantiques
Au vers 1, du Bouchet traduit « Ginsterlicht » par « lumière du genêt » et Lefebvre, par « lumière
d’ajoncs » – en ajoutant une note pour préciser que « Ginster » veut dire « genêt », mais désigne
souvent l’ajonc (« Stechginster »), en raison de la proximité lexicale. Le choix du mot désignant
l’arbrisseau nous semble orienter la compréhension. En effet, les images qu’appellent ces plantes, bien
qu’elles se ressemblent beaucoup par leur apparence, sont différentes : pour le genêt, on imagine des
terrains secs et boisés ; l’ajonc quant à lui évoque plutôt le sable et les paysages marins. L’ambiance
n’est donc pas du tout la même. Par ailleurs, « lumière du genêt » donne l’impression que c’est l’arbre
qui produit de la lumière alors que, dans « lumière d’ajoncs » (au pluriel), on a le sentiment que la
lumière est modifiée par la présence des nombreux arbrisseaux.
Toujours au vers 1, du Bouchet traduit « Hänge » par « versants » et Lefebvre, par « pentes ». Ce
dernier mot produit, selon nous, une impression d’inconfort : le lecteur se sent dans un équilibre
précaire, posé dans une pente raide. Cela modifie selon nous aussi l’ambiance du poème. « Versants »
nous semble plus neutre, moins menaçant.
Au vers 3, du Bouchet rend « wirbt um » par « se déclare à » alors que Lefebvre choisit « courtise ».
Ces deux verbes nous paraissent aller plus loin que l’allemand, car « werben », s’il contient bien l’idée
de plaire, n’a pas de rapport avec l’amour. Il nous semble que « courtise » est plus proche de
l’allemand, dans le sens où il accentue l’idée de plaire. « Se déclare à », plus poétique, souligne le lien
d’amour sans formuler l’idée de « chercher à obtenir quelque chose », « flatter dans un but
déterminé ».
Dans le même vers, Lefebvre traduit « Wunde » par « blessure », ce qui selon nous implique l’action
d’un agent extérieur, alors que « plaie », la solution de du Bouchet, reste plus neutre : il y a
simplement plaie ; on ne formule aucun jugement sur la cause.
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A cet endroit (v. 3), du Bouchet introduit un « je » qui n’est pas présent en allemand : cette strophe,
dans le poème original, est complètement impersonnelle et le poète n’y prend pas part. Dans la version
de du Bouchet, le poète s’immisce dans ce qu’il décrit et le lecteur comprend clairement qu’il s’agit du
point de vue de ce dernier.
Pour traduire le « nichts » (v. 4), mot qui revient souvent chez Celan, du Bouchet choisit « le nul » et
Lefebvre, « le néant ». « Nul » nous paraît légèrement connoté négativement : en effet, « nul » traduit
non seulement l’idée d’absence (aucun), mais aussi l’idée de mauvaise qualité (mauvais). La solution
de Lefebvre, qui appelle peut-être les textes de Sartre à l’esprit du lecteur, nous paraît insister plus sur
l’idée de vide contenue dans le « nichts ».
Au vers 5, Lefebvre dit simplement « pour la prière ». Du Bouchet va quant à lui plus loin dans
l’adoration, avec le terme « dévotion ». Le sentiment de foi nous semble plus fort dans cette deuxième
solution. Par ailleurs, il s’agit de deux concepts différents, puisque « prière » reste un acte ponctuel de
communication, alors que « dévotion » traduit un comportement et un état d’âme qui s’inscrivent sur
le long terme.
Pour résumer, dans cette première strophe, il nous semble que le texte de Lefebvre rend une
impression de plus grand froid et de plus grand vide : le ton impersonnel, l’idée de néant et la plage
sablonneuse traduisent une atmosphère plus morne. Dans la version de du Bouchet, le « je » trahit la
présence d’un être, et la dévotion laisse espérer que la prière sera entendue : le lecteur se sent moins
seul.
Les deux adjectifs du vers 7 font l’effet d’une introduction et posent le cadre de la deuxième strophe.
Chez du Bouchet, du fait de la présence des adjectifs « aride, envasé », le lecteur imagine un paysage à
la fois désertique et marécageux (l’idée de vase vient sans doute des vers qui suivent), alors que chez
Lefebvre (« sec, asséché »), on a plutôt l’idée d’un endroit devenu sec et asséché graduellement : le
traducteur insiste ici sur l’idée de désertification.
Au vers 9, du Bouchet utilise l’adjectif « enrouchée » pour traduire « verschilft ». Il semblerait que,
dans la région de Genève, ce terme soit utilisé pour « enrouée », ce qui modifie le sens du vers. A
moins qu’il s’agisse d’une création pour exprimer l’idée de vase, d’amas d’algues, d’herbes et de
roseaux ? En tant que lecteur, il nous est difficile de trancher. Lefebvre quant à lui reste très proche du
sens de l’allemand en proposant la périphrase suivante : « envahie de roseaux ».
Au vers 11, nous relevons une autre bizarrerie dans le texte de du Bouchet. Pour traduire
« Steindattel », que Lefebvre traduit littéralement : « la datte de pierre », en expliquant dans une note
qu’il s’agit d’une espèce de moule appelée datte de mer ou datte rouge, du Bouchet choisit « pousse-
pieds » (aussi orthographié « pouce-pieds »), un autre crustacé. Peut-être le poète a-t-il modifié
l’espèce pour des raisons formelles, par exemple pour permettre un jeu sur les sonorités (entre les [b]
et les [p]) ou pour utiliser un mot simple, issu du langage courant.
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Au vers 13, du Bouchet traduit « Vergänglichkeit » par « l’éphémère », ce qui souligne l’idée de
brièveté de la vie, de temps qui passe, alors que Lefebvre opte pour « mortalité », qui insiste plus sur
la mort en tant que telle. Le regard porté sur le temps qui passe est donc différent dans les deux
versions.
Dans cette deuxième strophe, l’ambiance nous semble plus lourde dans la version de Lefebvre : le
climat est plus sec (la présence du mot « pierre » renforce l’idée de dureté, de désert) et le poète
évoque la mort. L’atmosphère paraît moins tendue chez du Bouchet, où les mots « pousse-pieds » et
« babillent » confèrent un caractère enfantin aux paroles du poète.
Au vers 18, « gravois » nous semble accentuer, chez du Bouchet, l’idée de démolition. « Cailloutis »
nous semble plus neutre, comme un matériau faisant partie initialement de la bouche, dans la version
de Lefebvre.
Dans le vers suivant, du Bouchet traduit « wandernde Wächte » par « congère en marche » alors que
Lefebvre opte pour « corniche de neige errante ». La mention d’une « corniche » accentue selon nous
l’idée de vertige, alors que « congère » désigne plutôt un amas, moins impressionnant. « En marche »
implique une direction, un but, alors qu’« errer » suggère qu’on ne sait pas où l’on va. Par conséquent,
l’expression « corniche de neige errante » offre selon nous une perspective plus angoissante pour le
lecteur.
Pour conclure, nous dirons que, de façon générale, ces deux textes, bien que proches, présentent
quelques nuances. Ainsi, le « paysage » du poème n’est pas tout à fait le même dans les deux versions.
Le lecteur se trouve plutôt, chez du Bouchet, sur des terrains boisés, alors que Lefebvre le projette sur
des landes marines. Chez du Bouchet, on sent une présence, et l’atmosphère est un peu moins sombre ;
au contraire, dans la version de Lefebvre, le lecteur est seul pour affronter la sécheresse, la noirceur et
la mort.
Nous commencerons par quelques remarques portant sur notre méthode d’analyse pour faire état de
ses faiblesses et expliquer certains de nos choix.
Comme nous l’avons dit, l’appréciation de nos différents critères est subjective. En effet, il est difficile
de juger des effets rythmiques, sonores, etc. d’un poème sans recourir à sa propre sensibilité, et chaque
lecteur aura donc une manière différente d’appréhender le texte. Nous avions précisé que nous
souhaitions aborder les poèmes comme un traducteur le ferait. En réalité, nous nous sommes plutôt
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placée dans la perspective d’un simple lecteur : un traducteur essaiera sans doute, après sa première
lecture – encore que cela dépende de sa conception de la traduction, du temps dont il dispose, de ses
habitudes, etc. – de se fonder sur des informations contextuelles, et peut-être sur des analyses et
commentaires, pour mieux « comprendre » le poème. L’approche que nous avons choisie favorisait
donc une analyse plus personnelle, et peut-être ainsi plus subjective.
De plus, nous nous sommes rendu compte que notre appréciation des différents critères évoluait dans
le temps : en effet, pour être en mesure d’appliquer nos critères le plus uniformément possible dans
toutes les versions, tant en allemand qu’en français, nous avons effectué plusieurs lectures et relectures
de chaque poème – dans une démarche qui se rapproche de celle du traducteur, lorsqu’il cherche à
« s’imprégner » du texte pour ensuite le recréer. Nous avons alors constaté que, lorsqu’après un certain
nombre de lectures nous passions au poème suivant (ou à la version suivante), notre
« compréhension » du poème se modifiait. Par conséquent, au cours de notre analyse, il y a eu une
interaction constante entre nos différentes lectures des trois poèmes. Nous avons tenté de revenir à
chaque texte afin de « fixer » la lecture la plus aboutie possible. Toutefois, nous avons dû nous
satisfaire d’un certain degré de compréhension : notre évaluation des critères sera donc sans doute
encore différente (ou du moins, plus complète) après une période de mûrissement prolongée.
Par ailleurs, nous avons constaté qu’il nous était difficile de ne pas nous laisser influencer par les
différentes versions d’un poème. Comme nous l’avons dit, nous avons souhaité commencer par décrire
chaque poème per se, hors comparaison. Toutefois, nous nous voyions dans l’obligation d’aborder
l’une des versions en premier (nous ne pouvions pas les découvrir toutes simultanément en ignorant
les autres versions). Nous avons hésité sur l’ordre dans lequel étudier ces textes. En effet, une fois lue
la traduction, notre interprétation du texte original aurait forcément été orientée ; inversement, ayant
pris connaissance du poème allemand, nous détecterions plus facilement certains éléments propres à la
traduction dans les poèmes en français. Nous nous trouvions donc dans l’impossibilité d’avoir un
regard « neuf » et « objectif » sur chaque texte. Devant la nécessité de faire un choix, nous avons jugé
préférable de commencer par aborder le texte original, avant ses traductions. En effet, nous avons
privilégié la lecture du texte « étranger », dont la compréhension nous demandait un plus grand effort.
Lorsque nous avons, par la suite, pris connaissance des textes en français, nous avons tenté d’ignorer –
au mieux – notre souvenir du texte allemand.
D’un point de vue pratique, nous avons également rencontré des difficultés dans l’évaluation des
résultats de nos tableaux d’analyse. En effet, malgré un système de mise en évidence des différents
éléments du poème en recourant à des couleurs – nous estimions qu’il serait intéressant d’évaluer
« visuellement » les dominantes et les tendances – il nous a été difficile d’avoir une vision globale du
texte et de l’appréhender tout entier. Ainsi, bien que nous ayons été réticente à proposer des résultats
sous forme « statistique » (nous jugions en effet cette méthode peu adéquate pour les textes poétiques
et faire une « moyenne » ne nous paraissait pas une bonne idée), nous nous sommes résolue à
« compter » les apparitions de chaque critère dans le poème. Naturellement, le résultat est une
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estimation, peu précise, qui relève de notre compréhension subjective. C’est pour cette raison que nous
ne nous sommes pas fondée sur ces chiffres pour notre comparaison : nous en avons uniquement tiré
des informations indicatives ou les avons utilisés pour confirmer des hypothèses fondées directement
sur les textes.
En résumé, la méthode que nous avons proposée est intéressante, parce qu’elle essaie de mettre en
regard des textes tout entiers, mais perfectible, car elle ne permet qu’une évaluation subjective et
indicative des poèmes. Par ailleurs, nous souhaitons souligner qu’il est difficile de dégager des
tendances et de formuler des remarques générales à partir d’un corpus aussi limité. D’une part,
comparer plus de traductions différentes permettrait sans doute de faire ressortir d’autres éléments des
poèmes. D’autre part, étudier de plus nombreux poèmes de Celan (et leurs traductions) ou, idéalement,
un recueil tout entier, permettrait de mieux se familiariser avec l’univers du poète, d’avoir plus de clés
de lecture et de mieux comprendre les interactions entre les poèmes.
Nous rappelons que nous ne souhaitions pas faire une « critique de traduction » et que c’est aussi pour
cette raison que nous ne voulions pas procéder à une comparaison vers à vers des poèmes et de leurs
traductions. C’est pour ces raisons, en plus des raisons invoquées dans la présentation de notre partie
analytique, que nous avons cherché à proposer notre propre méthode d’analyse. L’un des défauts de
cette méthode est que cette dernière produit des répétitions : en effet, même si l’on est en présence de
trois textes qui font œuvre et sont des poèmes à part entière, on se trouve devant trois « versions du
même poème ». Par conséquent, les éléments révélés par notre analyse sont souvent redondants. Une
autre manière de procéder permettrait sans doute d’éviter ces répétitions.
Nous allons, dans cette section, formuler quelques remarques et tenter de proposer une synthèse des
éléments révélés par notre analyse de poèmes.
Nous avons étudié trois poèmes différents : « Sprachgitter », qui joue surtout sur les sonorités,
« Schneebett », dans lequel le vocabulaire et les effets de répétition et d’écho sont les éléments
dominants, et « Matière de Bretagne », où le rythme, la syntaxe et la structure ont un rôle
prépondérant. Dans les trois cas, nous avons constaté que la « dominante » du poème est bien rendue
dans les poèmes-traductions en français. Nos deux traducteurs semblent s’appliquer à respecter la
« hiérarchie » des éléments, dans le poème, en gardant à leur place l’élément dominant et les éléments
secondaires, quels qu’ils soient.
C’est la recherche lexicale qui semble poser les plus grands problèmes aux traducteurs, et plus
précisément la restitution des créations lexicales et néologismes celaniens. La langue française ne
tolérant pas les créations et étrangetés de la même façon que l’allemand, qui est une langue
relativement « accueillante », du Bouchet et Lefebvre, s’ils trouvent parfois des solutions innovantes et
créatives, semblent quelquefois dans l’impossibilité de restituer les créations de Celan.
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De manière générale, les effets rythmiques sont bien rendus dans les versions françaises. On remarque
qu’il ne s’agit pas toujours exactement des mêmes effets et que ceux-ci n’apparaissent pas toujours
aux mêmes endroits du poème, ce qui implique que les traducteurs s’autorisent une certaine marge de
manœuvre et quelques libertés pour permettre le passage dans l’autre langue.
Pour ce qui est des effets de répétition et de reprise, dans l’ensemble, il n’y a pas de perte
significative : les traducteurs semblent toujours pouvoir trouver des solutions satisfaisantes en français
sans trop violenter le poème original. La traduction de ces éléments ne semble pas poser de réel
problème.
Les figures sont souvent rendues, mais pas toujours sous leur forme originale. Ainsi, une image passe
parfois par le sens, sans que la figure, au niveau du style, soit rendue. Selon nous, la restitution des
figures dépend beaucoup de la marge de manœuvre que s’accorde le traducteur par rapport à la langue
française. Pour garder les images de Celan, le traducteur doit quelquefois accepter d’introduire des
étrangetés dans la langue cible.
Les sonorités (et jeux sur les sonorités) constituent un autre élément souvent exploitable en français.
Naturellement, du fait des différences entre les langues, ce ne sont pas les mêmes sons qui sont utilisés
dans le poème original et dans les traductions. De plus, les jeux sur les sonorités n’apparaissent
souvent pas aux mêmes endroits du poème. Toutefois, de manière générale, il nous semble qu’il s’agit
d’un élément qui peut tout à fait être restitué en français moyennant quelques libertés.
Sur le plan syntaxique, les particularités sont également bien rendues, en règle générale. Notons que
les effets syntaxiques vont souvent de pair avec le rythme, ou viennent accentuer des effets produits
par un autre élément du poème. La langue allemande offre peut-être plus de flexibilité, du point de vue
syntaxique, que le français. Néanmoins, on constate que les traducteurs savent relativiser la rigidité de
leur langue et qu’ils osent recourir, lorsque cela est nécessaire, à des phrases nominales, coupées ou –
un peu – agrammaticales sans pour autant violenter la langue au-delà de ce qui leur paraît acceptable.
Nous en revenons donc à la notion d’équilibre, que nous avons déjà évoquée.
La restitution de la mise en espace ne semble pas non plus poser de problème majeur dans les textes
que nous avons étudiés. Ces textes ne sont sans doute pas très problématiques de ce point de vue,
restant assez « conventionnels » en ce qui concerne leur mise en page : certains poèmes pourront en
effet poser des défis de taille au traducteur de ce point de vue. Dans les trois cas, nous avons malgré
tout pu constater certaines difficultés : certaines explicitations ou périphrases, notamment, allongent
considérablement un ou plusieurs vers, ce qui peut poser un problème d’équilibre dans une strophe,
par exemple. Dans l’ensemble, les traductions que nous avons étudiées restent proches de l’allemand,
en ce sens qu’elles ne proposent pas de redécoupage des poèmes, ni même des vers.
Nous avons déjà relevé que Lefebvre utilise des notes du traducteur et commentaires ; nous ne
reviendrons donc pas sur ce point. Toutefois, nous souhaitons souligner que, si l’on compare les
poèmes de Lefebvre à ceux de du Bouchet, on peut se rendre compte des différences que cela crée
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
pour le lecteur. En effet, ce dernier ne lira pas Lefebvre et du Bouchet de la même manière. Dans la
version avec notes, les textes allemand et français sont constamment mis en regard : le lecteur navigue
donc, en quelque sorte, d’une langue à l’autre, comme si les deux poèmes dialoguaient.
Nous profitons de faire remarquer que les deux traductions auxquelles nous nous sommes intéressée
sont parues dans des recueils bilingues. Cette présentation des poèmes et de leurs traductions est
intéressante et pourrait faire l’objet de nombreuses remarques. Ces dernières sortiraient toutefois du
cadre de notre travail et nous nous abstenons donc de les formuler ici.
Au niveau sémantique, nous avons constaté qu’un poème permet toujours plusieurs lectures, plusieurs
interprétations. C’est même, selon nous, l’une des richesses de la poésie. Au cours du passage dans
l’autre langue, le traducteur devra nécessairement, du fait des différences entre les langues, faire des
choix. Ces choix, comme nous avons tenté de le montrer, vont avoir des incidences sur le poème-
traduction, en l’orientant, d’après l’interprétation personnelle du traducteur.
Notre corpus, bien que très limité, nous a permis d’observer un certain nombre de choix et de constater
que Lefebvre et du Bouchet ont des stratégies de traduction passablement différentes. Nous
n’essaierons pas, comme nous l’avons dit, d’expliquer ces différences au moyen d’éléments
biographiques ou contextuels. Nous nous contenterons de formuler quelques remarques générales.
On constate, chez du Bouchet, une tendance à rendre le texte français poétique, notamment au niveau
lexical. Les choix qui découlent de cette préoccupation orientent parfois le sens du texte et il arrive
que certains éléments sémantiques soient modifiés ou perdus. De plus, on sent chez ce traducteur une
certaine réticence à introduire de l’étrangeté dans la langue française, ce qui l’oblige quelquefois à
renoncer à rendre certains éléments. Selon nous, du Bouchet produit une traduction qui cherche
vraiment à faire œuvre, tout en respectant l’esprit créateur de Celan.
La traduction de Lefebvre est, selon nous, une traduction relativement « académique » : la version
créée reste très proche et très respectueuse du texte allemand. Le traducteur essaie de restituer tous les
éléments, tout en éclairant (parfois en explicitant) le poème original, ce qui introduit parfois des
étrangetés dans la langue française, que Lefebvre paraît tolérer. Nous estimons toutefois que ses
poèmes sont véritablement poèmes, car ils témoignent aussi d’une recherche esthétique.
On constate ainsi que deux traducteurs dont les choix sont sensiblement différents parviennent d’une
part à produire des traductions qui sont des poèmes, et donc vérifient que la traduction peut être une
recréation, et réussissent d’autre part à garder un lien étroit avec le poème original, ce qui montre que
la traduction peut être une recréation d’une nature particulière. Les moyens de sortir de la dichotomie
existent donc, et sont pluriels.
Nous avons voulu montrer, dans ce travail, que la traduction poétique est certes un exercice difficile,
mais qu’il est possible de traduire des poèmes si l’on n’entend pas « traduction » au sens le plus strict
du terme. Nous estimons en effet que certains écarts et pertes sont tolérables (voire inévitables) et qu’il
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
ne faut pas refuser d’emblée toute tentative de traduction d’un poème. Nous espérons que notre
analyse de poèmes a permis de le démontrer. Comme nous l’avons vu, les poèmes-traductions relèvent
d’une interprétation et sont propres à un traducteur, qui laisse une trace dans sa recréation. Par ailleurs,
les poèmes nés de la traduction peuvent faire œuvre et comporter certaines qualités qui leur sont
propres. En outre, « faire œuvre » n’exclut pas de garder un lien étroit avec le texte original : ainsi, les
textes que nous avons étudiés montrent bien qu’il est possible de recréer certains aspects tout en
restituant la plupart des éléments du poème allemand – moyennant certaines libertés, évidemment.
Selon nous, si ces analyses permettent de montrer que la traduction poétique est difficile mais non
impossible, elles prouvent aussi que forme et sens sont indissociables. Nous l’avons par exemple
constaté lorsque nous avons cherché à formuler des remarques sémantiques. Il est en effet très difficile
de commenter les choix effectués et les orientations ainsi données à un texte sans prendre en compte
les éléments linguistiques : le poème est un tout, un texte, qui ne peut être évalué qu’en tant que tel.
Pour sortir de la dichotomie du fond et de la forme, qui, comme nous l’avons vu, est théorique et n’a
pas cours dans la pratique, nous avons proposé de voir la traduction de la poésie comme une
recréation. Après avoir étudié notre corpus, il nous semble pouvoir justifier cette approche. En effet,
les poèmes étudiés en français témoignent, à notre avis, à la fois d’une recherche esthétique et
poétique et d’un désir de respecter l’original. Aucun de nos deux traducteurs ne propose une traduction
qui restitue exclusivement le sens sans rien garder de la forme ni une traduction qui rend la forme en
français sans rien garder du message du poète. Leur recherche, on le voit, dépasse cette dichotomie.
Par ailleurs, pour la restitution de certains éléments, il nous semble pouvoir parler de recréation : les
rythmes et les sonorités, notamment, ne sont pas « traduits » mais bel et bien « recréés », autres et
pourtant équivalents. Toutefois, pour d’autres éléments, comme le lexique, les traducteurs semblent ne
pas oser s’affranchir de l’allemand pour créer en français. On constate que tous deux, chacun à leur
manière, selon des stratégies qui leur sont propres, se fixent certaines « barrières » qui ne doivent pas
être franchies.
Selon nous, le traducteur peut aller plus loin encore dans cette optique de recréation, sans pour autant
« trahir » le texte de départ. Au niveau lexical notamment, il nous semble qu’une certaine créativité est
de mise et que des choix plus audacieux auraient pu être osés. Nous ne condamnons toutefois en aucun
cas la modération des traducteurs, sachant que des considérations pratiques peuvent aussi jouer un rôle
dans l’élaboration de la stratégie de traduction.
Par ailleurs, nous souhaitons souligner que la traduction n’est pas seulement, à nos yeux, un exercice
difficile, mais aussi un travail qui n’a pas de « fin ». Ainsi, un traducteur n’achève jamais son œuvre et
c’est la nécessité de publier ou l’obligation de respecter un délai qui met fin au travail de traduction.
Dès lors, nous nous rapprochons d’une conception qui était chère à Celan : la poésie comme dialogue.
Dans son Discours de Brême, Celan insiste sur ce point, lorsqu’il évoque que
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Le poème, en tant qu’il est, oui, une forme d’apparition dialogique, le poème peut être une bouteille
jetée à la mer, abandonnée à l’espoir – certes souvent fragile – qu’elle pourra un jour quelque part
être recueillie sur une plage, sur la plage du cœur peut-être. Les poèmes, en ce sens également, sont
en chemin : ils font route vers quelque chose. 256
Le poème-traduction peut dès lors être vu comme un poème à part entière, réécrit, recréé, et qui porte
la marque de son traducteur-auteur, mais qui conserve un lien privilégié avec le poème original et qui
engage, comme lui, mais aussi avec lui, le dialogue. Dès lors, la dichotomie de l’esprit et de la lettre
n’a plus de sens et traduire n’est plus trahir, mais continuer, recommencer le travail initié par le poète,
dans une autre langue. Dès lors, la traduction a toute légitimité et le traducteur cesse, enfin, d’être vu
comme un traître. On entrevoit ici un autre moyen de sortir de la dichotomie, prouvant que la réponse
à cette impossibilité n’est pas une et unique.
256
CELAN, Paul, op. cit., 1972, p. 84.
99
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Conclusion
Nous nous sommes demandé, dans un premier temps, ce qu’est la poésie, établissant ainsi le fait qu’il
n’y a pas une, mais des poésies ; puis nous avons traité de la lettre et de l’esprit, mentionnant quelques
traits linguistiques des poèmes avant de formuler quelques remarques sur leurs traits sémantiques.
Nous avons ensuite abordé la question du langage poétique, montrant que chaque écrivain possède son
propre langage, qui se définit dans l’écart à la norme et qui se construit en système. Nous nous
sommes alors intéressée au lecteur, nous demandant comment comprendre la poésie, et avons
démontré que la manière d’appréhender le poème dépasse la simple compréhension intellectuelle.
Enfin, nous en avons tiré quelques conclusions pour notre réflexion sur la traduction de la poésie.
Dans un second temps, nous nous sommes interrogée sur la traduction de la poésie. Nous fondant sur
les affirmations de nombreux auteurs, nous nous sommes demandé si traduire la poésie est possible.
Nous avons d’abord constaté les différences entre les langues et la relative rigidité du français. Puis
nous nous sommes penchée sur la dichotomie du son et du sens, nous demandant comment restituer à
la fois la lettre et l’esprit et montrant que les deux termes de la dichotomie sont inséparables. Enfin,
nous avons constaté que, malgré ces obstacles théoriques, la traduction de la poésie peut exister. Nous
avons tenté de montrer que ce décalage provient, selon nous, de définitions trop vagues des notions
relatives à la traduction.
Dès lors, nous avons cherché comment dépasser cette contradiction et la dichotomie de la fidélité et de
la trahison. Après avoir envisagé une classification des traductions sur une échelle allant de la fidélité
à la trahison, nous avons proposé de considérer la traduction poétique comme une recréation pour
sortir de cette dichotomie. Nous avons toutefois nuancé notre propos en proposant de la voir comme
une recréation d’une nature particulière, gardant un lien étroit avec l’original. Nous avons enfin
montré qu’il s’agit, dans tous les cas, d’un difficile exercice d’équilibriste, au cours duquel le
traducteur doit sans cesse faire de « justes » choix.
Non encore satisfaite de notre solution pour sortir de l’impossibilité de traduire, nous nous sommes
proposé d’envisager non pas la traduction de la poésie mais d’un poème. Nous avons alors établi que
nous considérons le poème comme un tout, un texte, appartenant à un système, reflet de l’univers du
poète. Enfin, nous avons souligné l’importance du traducteur, d’une part comme lecteur dont
l’interprétation du texte est privilégiée et d’autre part comme « faiseur » de choix, dans le processus de
recréation.
Dans un troisième temps, nous nous sommes demandé comment traduire Celan. Après avoir présenté
le poète et son langage ainsi que les deux traducteurs et après avoir expliqué notre méthode et délimité
notre corpus, nous avons proposé une analyse de trois poèmes, d’abord en allemand puis dans deux
traductions en français.
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De ces analyses, il paraît se dégager que traduire les poèmes de Celan est possible, ce qui tendrait à
prouver que, comme nous l’avons supposé, traduire la poésie est difficile mais non impossible : c’est
le point de vue que nous avons formulé dans notre dernière section, qui vise à présenter les
conclusions de nos études de poèmes.
Dans le cas de Paul Celan, il nous semble qu’une autre raison peut être invoquée pour légitimer la
traduction de ses poèmes. En effet, même si, comme le rappelle de Daran,
[p]our Celan, la traduction poétique demeure un impossible défi, [et s’]il déclare en 1961 : « Je ne
crois pas au bilinguisme en poésie. La poésie, c’est la nécessaire singularité de la langue. Et donc pas
un doublement. »257,
Celan n’était pas seulement poète, mais aussi traducteur, et traducteur de poèmes ! Ainsi, « [i]l a
relevé à maintes reprises ce défi de l’impossible doublement, avec une audace dont attestent les
indications paratextuelles de ses traductions.258 » Dès lors, comment le poète condamnerait-il le travail
de celui qui s’essaie à traduire ses poèmes ?
Notons encore que les traductions de Celan précisent : « Übertragen von Paul Celan »… ce qui ne
signifie pas traduit, mais bien transposé, transmis, restitué dans une autre langue. Ainsi, c’est son
travail de traducteur même qui semble nous dire que, en effet, la traduction de la poésie n’est pas
seulement traduction et qu’il faut sortir des dichotomies qui tendent à rendre la traduction impossible.
C’est ce que conclut Daran :
Celan propose une partielle réécriture260 en français, avec par endroits d’importantes transformations
(recours à la parataxe, pratique fréquente de l’apposition, majuscule à certains substantifs). Cette
liberté est étroitement liée à la conscience qu’a Celan de la non-correspondance ou non-coïncidence
des langues entre elles, et des interactions qui peuvent se produire entre les langues […] 261
Ces dernières considérations nous amènent à formuler les remarques suivantes. Dans le cadre de ce
travail, nous nous sommes limitée à aborder uniquement certains aspects de la traduction poétique et à
ne traiter de la poésie de Celan que dans une seule perspective. D’autres approches auraient été
257
DE DARAN, Valérie, « Chemins du traduire pour le poème Und mit dem Buch aus Tarussa », 2006, p. 78.
258
Ibid.
259
Ibid., p. 80.
260
C’est nous qui soulignons.
261
Ibid.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
possibles. Ainsi, nous n’avons considéré qu’une seule proposition pour sortir de la dichotomie :
envisager la traduction de la poésie comme une recréation. D’autres moyens auraient pu être étudiés,
comme la « mise en dialogue », que nous avons brièvement évoquée à la fin de ce travail. Les éditions
bilingues que nous avons utilisées auraient pu nous permettre de poser certaines questions
intéressantes quant à la présentation et à la mise en valeur des traductions d’un poème original.
Par ailleurs, nous avons travaillé, comme nous l’avons dit, sur un corpus limité ; nous souhaitons
ajouter que Celan n’est pas seulement traduit en français, mais aussi en anglais, en italien, etc., et
qu’étudier la manière dont le langage de Celan peut être recréé dans différentes langues nous aurait
sans aucun doute ouvert de nouvelles perspectives.
En outre, comme nous venons de le souligner, Celan était lui-même traducteur. Son travail en tant que
tel aurait pu permettre d’enrichir notre analyse, par exemple en nous permettant d’approfondir notre
connaissance de son langage, car, comme l’écrit Nouss, « les deux pratiques ne sont pas autonomes et
il s’agit d’examiner quelle en est la commune poétique »262. En outre, André du Bouchet et Jean-Pierre
Lefebvre sont tous deux traducteurs et poètes et l’on aurait par exemple pu se demander si les
différences que nous avons constatées dans leur manière de traduire peuvent être liées à leurs activités
d’écriture.
Nous n’énumérerons pas ici toutes les approches qui auraient pu être envisagées. Nous en avons
uniquement cité quelques-unes à titre d’exemples, afin de montrer que la traduction des œuvres de
Paul Celan pourrait faire l’objet de bien d’autres recherches. Le travail n’est pas fini et il se pose
encore de multiples questions riches et passionnantes auxquelles de futures études pourront peut-être
apporter des réponses.
262
NOUSS, Alexis, op. cit., 1996, p. 19.
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SOURCE ORALE
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INTRODUCTION .................................................................................................................... 2
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ANNEXE 1
ANNEXE 2
ANNEXE 3
ANNEXE 4
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Annexe 1
Sprachgitter, Paul Celan
Flimmertier Lid
rudert nach oben,
gibt einen Blick frei.
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
Paupière, cillant,
qui rames amont,
élargis ce regard.
Dalles. Dessus,
entre-serrée, la double
flaque gris-cœur :
deux
bouches qu’a silence saturées.
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1
Daté par Celan de 1957. Première publication dans la revue Jahresring 1957/1958. – Ce terme – choisi pour intituler le
recueil – est, entre autres, la contraction de Raumgitter (concept de la cristallographie) et du Sprachgitter, grille de parloir
dans les couvents, qui sépare les religieux des visiteurs (terme forgé par Jean-Paul Richter) : la grille qui sépare les paroles
est aussi la structure qui organise la production du cristal… Le discours de la cristallographie emploie plutôt, en français, la
notion de « réseau ».
2
Flimmer sollicite à la fois le registre de la scintillance lumineuse et de la nomenclature biologique des minuscules cils
vibratiles qui permettent le déplacement de certains organismes.
3
Iris : le mot est féminin en allemand.
4
Die Lache, la flaque d’eau, connote aussi indirectement le rire (lachen).
5
Mundvoll se traduit d’ordinaire par « bouchée », sur le modèle de Handvoll : poignée (une plein main), etc.
113
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Augen weltblind,
Augen im Sterbegeklüft,
Augen Augen:
Und fallen:
Wir waren. Wir sind.
Wir sind ein Fleisch mit der Nacht.
In den Gängen, den Gängen.
114
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Et versons :
Nous fûmes. Nous sommes.
Nous sommes, chair et la nuit, d’un tenant.
Dans les traverses, les traverses.
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Et tombons :
Nous étions. Nous sommes.
Nous ne faisons qu’une chair avec la nuit.
Dans les couloirs, les couloirs.
1
Littéralement : Yeux (indéfini).
2
Strichweise : terme de météorologie qui désigne les précipitations intermittentes concernant des zones étroites.
3
La Zehnfingerschreibmethode est une méthode d’apprentissage de l’écriture pour aveugles.
4
Verklammert, juste avant la parenthèse (die Klammer), désigne aussi le procédé de suture des plaies ouvertes au moyen
d’agrafes.
5
Gegittert : pris dans un réseau cristallin.
116
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Trocken, verlandet
das Bett hinter dir, verschilft
seine Stunde, oben,
beim Stern, die milchigen
Priele schwatzen im Schlamm, Steindattel,
unten, gebuscht, klafft ins Gebläu, eine Staude
Vergänglichkeit, schön,
grüsst dein Gedächtnis.
Du
du lehrst deine Hände
du lehrst deine Hände du lehrst
du lehrst deine Hände
schlafen.
117
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Aride, envasé
ce lit derrière toi, enrouchée
son heure, en haut,
contre l’étoile, les rigoles
de lait babillent dans la boue, pousse-pieds,
en bas, buissonnant, béant dans le bleu, une touffe
de l’éphémère, belle,
salue ta mémoire,
(M’avez-vous connu,
mains ? Je suis allé par
le chemin fourchu que vous aviez montré, ma bouche
a craché son gravois, je suis allé, mon temps,
congère en marche, a jeté ses ombres – m’avez-vous connu ?)
Mains, où l’épine
à la plaie se déclare, je l’entends qui sonne,
mains, le nul, ses mers,
mains, à la lumière du genêt, la
voile, le sang
fait route sur toi.
Tu
tu instruis
tu instruis tes mains
tu instruis tes mains tu instruis
tu instruis tes mains
à dormir.
118
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Sec, asséché
derrière toi le lit, envahie de roseaux
son heure, là haut,
près de l’étoile, les rigoles3
laiteuses de l’estran bavardent dans la vase, la datte de pierre4
dessous, en touffe, bée dans la bleuité, un bouquet vivace
de mortalité, beau,
salue ta mémoire.
(Me connaissiez-vous,
mains ? j’ai suivi
le chemin fourché que vous indiquiez, ma bouche
crachait son cailloutis, j’allais, mon temps,
corniche de neige errante, projetait son ombre, - m’avez-vous connu ?)
Toi,
tu apprends
tu apprends à tes mains
tu apprends à tes mains, leur apprends
tu apprends à tes mains
à dormir.
1
Daté par Celan d’août 1957. – « Matière de Bretagne » est le nom donné par un poète du XIIIe siècle à la légende de la
« matière celtique » que le poète anglo-normand Wace a fait connaître en traduisant en langue vulgaire (le Roman de Brut,
1155) l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth (1135). Bretagne désigne ici le pays des Bretons :
Cornouailles, Galles, Irlande, Armorique. Celan « réduit » ici – pour quelle ré-extension ? – le sens de « matière » et de
« Bretagne ».
2
L’allemand Ginster signifie « genêt », mais désigne aussi souvent l’ajonc, en raison et de l’apparence et de la proximité
verbale (Stechginster). Jaune connote presque toujours, chez Celan, l’étoile jaune. Il y a une association sémantique et
historique entre les Bretons (et la Bretagne) et les juifs. Berit, l’Alliance, est une notion centrale de la culture juive.
3
Der Priel : ruisseau d’estran par lequel s’opère l’écoulement pendant la basse-mer (les dénominations sont régionales :
chenaux de marée, étiers, courses, creeks, barachois, marigots…).
4
Die Steindattel : lithophaga lithophaga ; moule de Méditerranée en forme de datte, qui perfore la roche pour s’y fixer (datte
de mer, datte rouge).
119
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Annexe 2
Les tableaux qui suivent sont des documents de travail qui nous ont servi pour notre analyse de
poèmes. La première colonne (N°) correspond au numéro du vers. La seconde (Texte) contient le texte
du poème étudié. La troisième colonne (Critère) comporte l’élément ou les éléments que nous avons
relevé(s) pour le vers concerné. Les quatrième et cinquième colonnes (Note et Au-delà du vers)
présentent simplement les notes que nous avons prises au cours de nos lectures et analyses.
Les différents éléments du poème (colonne 3) sont mis en évidence par des couleurs, selon le code
suivant :
Vocabulaire : rouge
Rythme : orange
Syntaxe : vert
Sonorités : jaune
Figures : violet
Le but de cette présentation en couleurs était de permettre une « évaluation visuelle » du poème. Cela
nous permettait par exemple d’observer une dominante de jaune-orange, dans le poème de Celan, plus
marquée dans la version de du Bouchet ; ou une homogénéité plus grande chez du Bouchet, moins
contrastée dans la version de Celan, etc. Nous avons ainsi cherché à analyser les poèmes « par les
sens », au moyen de ces tableaux, comme le lecteur appréhende le poème par les sens.
Sprachgitter, Celan
N° Texte Critère Note Au-delà du vers
figure : image
120
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11 (Wär ich wie du. Wärst du wie ich. figure Parallélisme, phrases qui se
répondent
12 Standen wir nicht sonorités Nicht en écho avec ich Rime avec 11
rythme 2 x 2 régularité
121
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10 tu devines l’âme.
ponctuation Parenthèses
étrangeté
122
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1 Rond d’un œil entre les barres. vocabulaire Recréation: Rond d’un œil
NdT
figure Image
3 rame vers le haut, sonorités Allitération : [R] Allitération [R] sur 2-3
10 tu devines l’âme.
ponctuation Parenthèses
123
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16 serrées l’une contre l’autre, les deux rythme Enjambement Sur 16-17
Annexe 3
Schneebett, Celan
N° Texte Critère Note Au-delà du vers
5 (Atemgeflecktes Geleucht. Strichweise rythme Vers en deux temps, avec une pause
Blut. marquée par le point
ponctuation Parenthèses
124
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ponctuation Tiret
figure Bégaiement
11 Das Schneebett unter uns beiden, das rythme Circulaire, avec accélération
Schneebett.
rythme Triolet
17 Wir sind ein Fleisch mit der Nacht. figure répétition Fin vers 16/début 17
rythme Monosyllabique
125
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Lit de neige
effet de Tiret
ponctuation
ponctuation Parenthèses
ponctuation Tiret
11 Le lit de neige dessous l’un et l’autre, le étrangeté Dessous l’un et l’autre (ordre des
lit. mots ?)
126
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rythme Triolet
17 Nous sommes, chair et la nuit, d’un étrangeté Chair et la nuit ? Manque de parallélisme
tenant.
rythme Progression-déclin
127
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rythme Pause
Effet de Tiret
ponctuation
NdT / NdT
9 les yeux dans le mouroir d’{-pics, vocabulaire Création lexicale : mouroir d’{-pics
11 Le lit de neige sous nous deux, le lit de rythme Circulaire mais tronqué
neige.
NdT
rythme triolet
rythme Décroissant
128
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Annexe 4
Matière de Bretagne, Celan
N° Texte Critère Note Au-delà du vers
syntaxe Etrangeté
rythme Enjambement 8
rythme Enjambement
6 das Blutsegel hält auf dich zu. vocabulaire Création lexicale: Blutsegel 8
syntaxe Juxtaposition
rythme Saccadé
rythme Coupure
syntaxe Juxtaposition
rythme Enjambement
129
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rythme Accélération
effet de Tiret
ponctuation
réf.int. Dorn
figure Coupure
mise en espace
rythme Accélération
24 Hände, im Ginsterlicht, das vocabulaire Création lexicale 3 vers commençant par Hände
rythme Enjambement
130
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Matière de Bretagne
rythme Enjambement
rythme Enjambement
rythme Enjambement
6 le sang, la voile, fait route sur toi. étrangeté 2 substantifs et verbe au singulier : 8
effet qui surprend
rythme Enjambement
11 de lait babillent dans la boue, pousse- sonorités Allitération : [b] Suite allitération l
pieds,
131
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syntaxe Juxtapositions
14 salue ta mémoire,
15 (M’avez-vous connu,
rythme Enjambement
18 a craché son gravois, je suis allé, mon sonorités Allitération : [ʃ] Avec 17
temps,
vocabulaire Gravois
syntaxe Juxtapositions
rythme enjambement
132
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rythme enjambement
rythme Enjambement
rythme Enjambement
rythme Enjambement
6 la voile sang met cap sur toi. vocabulaire Création lexicale : voile sang
syntaxe Juxtaposition
syntaxe Juxtaposition
rythme Enjambement
133
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Semestre de printemps 2012 Travail de mémoire
rythme Enjambement
rythme Ralentissement
14 salue ta mémoire.
rythme Enjambement
rythme Enjambement
134
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27 Toi
135