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HIST-B-200

Histoire économique et sociale en Europe avant la révolution industrielle


ATTENTION ! NE PAS OUBLIER D’AJOUTER LE VOCABULAIRE EN REFERENCE !!!
Introduction

1. Temps, espaces et systèmes économiques

1.1. Temps, espaces et points de vue de l’historien

Fernand Braudel (1902-1985), chef de file de la Nouvelle Histoire, est le premier historien à avoir entamé
une réflexion épistémologique fondamentale sur les notions de temps et d’espace dans son ouvrage La
Méditerranée au temps de Philippe II paru en 1949.
Il part de l’idée de trois déroulements du temps (géographique, social et individuel):

 Le temps géographique: Il s’agit du temps le plus lent qui s’inscrit dans une échelle séculaire ou
millénaire. Le temps géographique, c’est le temps des rapports des hommes avec leurs milieux.
Braudel voyait des cycles dans l’histoire. Selon lui, l’histoire était faite d’incessants recommencements
par lesquels la nature impose un rythme aux hommes (ex: temps climatiques. Les saisons qui influent
sur la vie des hommes et notamment des paysans). Braudel utilise une métaphore pour les caractères
cycliques de l’histoire mais il ne les explique pas.

Citation de Fernand Braudel (1949): « Ce livre se divise en trois parties, chacune étant en soi un essai
d’explication d’ensemble. La première met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses
rapports avec le milieu qui l’entoure; une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours
insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps,
au contact des choses inanimées, ni me contenter, à son sujet, de ces traditionnelles introductions
géographiques à l’histoire, inutilement placées au seuil de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs
labours et leurs fleurs qu’on montre rapidement et dont ensuite il n’est plus jamais question, comme si les fleurs
ne revenaient pas avec chaque printemps, comme si les troupeaux s’arrêtaient dans leurs déplacements,
comme si les navires n’avaient pas à voguer sur une mer réelle, qui change avec les saisons »

 Le temps social: Il s’agit du temps de l’histoire sociale dans le sens d’histoire des groupes et des
groupements. C’est le temps nécessaire aux sociétés pour évoluer. Il s’agit d’un temps inter-
générationnel. Il est au-dessus du temps géographique. Le temps social est plus important que le
temps géographique.

Citation de Fernand Braudel (1949): « Au-dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement
rythmée : on dirait volontiers si l’expression n’avait été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle
des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie
méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie de mon livre, en étudiant
successivement les économies, les Etats, les sociétés, les civilisations, en essayant enfin, pour mieux éclairer ma
conception de l’histoire, de montrer comment toutes ces forces de profondeur sont à l’œuvre dans le domaine
complexe de la guerre. Car la guerre, nous le savons, n’est pas un pur domaine de responsabilités individuelles »

1
 Le temps individuel: Il s’agit d’un temps à la dimension « non de l’Homme mais de l’individu ». C’est le
temps d’une génération. C’est de l’histoire événementielle. Braudel met en place une hiérarchie dans
laquelle l’environnement fondamental est considéré comme la base des connaissances. L’histoire des
groupes et des groupements est importante. L’histoire des hommes est difficile et superficielle.

Citation de Fernand Braudel (1949): « Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut de
l’histoire à la dimension non de l’homme, mais de l’individu, l’histoire événementielle *…+: une agitation de
surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves,
rapides, nerveuses. Ultra-sensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure.
Mais telle quelle, de toutes c’est la plus passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi.
Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue, au
rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et de leurs
illusions »

Fernand Braudel applique ces différentes durées à un ensemble géopolitique cohérent: une économie-
monde. Une économie-monde constitue un espace-temps à deux points de vue. Elle s’inscrit dans des limites
temporelles et spatiales. Elle est limitée en taille, par le temps de déplacement.

Exemple: l’économie-monde romaine est un espace qui peut être couvert en 40 à 60 jours, une « sixty-day
world economy ». La ville de Rome comptait environ un million d’habitants nourris par du blé importé d’Egypte
et de la côte nord-africaine. La décadence de Rome est due à son incapacité à contrôler cette économie-
monde. Vers 300 AD, il fallait environ 600.000 hommes pour défendre l’empire romain.

Autour des deux capitales, Rome et Constantinople, les cités constituent le réseau d'une Economie- ou plus
exactement d'un Etat-Monde centré autour de la Méditerranée, capable à la fois de concentrer et de répartir
les subsistances, d'alimenter les masses urbaines (blé distribué aux citadins) et d'approvisionner les garnisons
des frontières.

Autour de 400, la ville de Rome comptait probablement encore un demi-million d'habitants nourris au frais de l’État.
L'armée permanente était constituée de 600 à 650.000 hommes. L'entretien de celle-ci et les dépenses de l’État
comme l’annone1 absorbent vraisemblablement plus de la moitié du surproduit agricole disponible.

1
Impôt en nature perçu dans l’Empire romain sur la production de récoltes annuelles. Service public assurant
l’approvisionnement en céréales, et surtout en blé, de la ville.
2
L’État romain était basé sur un réseau de deux mille cités, auxquelles était confiée l'extraction d'une partie
importante du produit agricole par la collecte de l'impôt. Chaque cité de l'Empire (avec des différences de taille
et de richesse considérables) est une image réduite de « la » Ville (Urbs Roma), ce qui donne une homogénéité
impressionnante à toutes ces villes du point de vue urbanistique et social: des édifices administratifs autour
ème
d'un forum, un théâtre et un amphithéâtre, des thermes et, à partir du IV siècle, une cathédrale.
Partout aussi, la ville est le lieu de résidence principale de l'élite, des propriétaires fonciers, auxquels
reviennent le gouvernement de la cité et la responsabilité de la collecte de l'impôt.

Le modèle de Keith Hopkins

Dans ce modèle, la monnaie n’est pas primitivement destinée à


faciliter les échanges privés. Elle est un moyen pour l’État de collecter et
dépenser l’impôt, en d’autres termes, un instrument de la
fiscalité.

L’État est directement intéressé à frapper de la bonne


monnaie, puisque l’impôt-or est le mécanisme principal de
l’extraction de surplus.

En Occident, la bureaucratie et l’armée permanente ne survivent pas à la fin de l’Empire. La monétisation


de l’économie en fut dramatiquement affectée, un phénomène qui met l’accent sur l’importance du cycle fiscal
(collecte/dépenses) dans la dynamique générale de l’économie.
On peut donc penser que c’est l’affaiblissement de l’État et la disparition progressive des structures qui
soutenaient l’État-Monde romain en Occident (l’impôt foncier cesse totalement d’être perçu au VII ème siècle),
qui ont changé en profondeur l’économie occidentale.

3
1.2. Périodisation et démarche de l’historien

Européocentrisme
Le centrage du champ d’étude de l’historien sur un espace particulier joue le rôle d'un prisme déformant.
C’est en particulier le cas de la tradition historique occidentale souvent taxée d’européocentrisme.
Fernand Braudel attire l’attention sur le caractère trompeur de la représentation cartographique. En effet,
elle implique certaines conventions et certains symboles.

Exemple: Retourner une carte et mettre le Sud au-dessus


(contrairement à une simple convention) donne,
inconsciemment, une vision du monde complètement
différente.
En effet, sur une carte traditionnelle, l’Europe semble
dominante, tandis que sur celle-ci, on rend mieux compte de
la petitesse du vieux continent en comparaison de l’Afrique.
La première représentation cartographique (qui respecte les
conventions) est une carte européenne et les conventions (le
Nord au-dessus, l’Europe au centre) qui permettent de
constituer ces cartes sont aussi européennes.

Périodisation
La périodisation2 joue le rôle d’un paradigme dans la démarche historique.
L’espace-temps choisi lui impose un questionnaire avec son champ documentaire associé. La périodisation
en histoire a des conséquences importantes sur la manière dont on fait l’histoire et sur les questionnements de
l’historien.
Choisir une date, c’est délimiter un espace!
Les découpages traditionnels (périodisations) – Antiquité, Moyen Age, Temps Modernes – sont l’œuvre des
historiens. Ce sont des conventions, forgées dans une tradition européocentriste. Les « périodes » présentent
le désavantage de postuler une certaine cohérence interne à la période donnée et l’idée de passage (et donc de
changement profond) d’une période à l’autre.

Citation de Marc Bloch (1939): « L’historien n’a rien d’un homme libre. Du passé, il sait seulement ce que ce
passé même veut bien lui confier. En outre, lorsque la matière qu’il s’efforce d’embrasser est trop vaste pour lui
permettre le dépouillement personnel de tous les témoignages, il se sent incessamment limité, dans son
enquête, par l’état de ses recherches »

Pour donner toutes ses nuances au questionnement de l’historien, la notion de transition devrait être
comprise dans le sens du continuum évolutif défini par le sociologue et historien allemand Norbert Elias (1897-

2
Division de l’histoire en quatre périodes qui joue un rôle de paradigme dans la démarche historique. La
périodisation en histoire a des conséquences importantes sur la manière dont on fait l’histoire et sur les
questionnements de l’historien. Cette périodisation est le fait des historiens. Ce sont des conventions forgées
dans une tradition européocentriste, mais qui ont le désavantage de postuler d’une part, une certaine cohérence
interne à la période donnée et, d’autre part l’idée de passage d’une période à l’autre.
4
1990). Le continuum évolutif représente l’idée que tout change tout le temps. Rien n’est totalement différent
de ce qui précède.

À côté d’un temps physique, Elias considère que le temps est une convention sociale indispensable à la vie en
société:
Citation de Norbert Elias (1984): « Ce que nous appelons temps signifie donc tout d’abord un cadre de
référence dont un groupe humain *…+ se sert pour ériger au milieu d’une suite continue de changements des
bornes reconnues par le groupe, ou bien pour comparer une certaine phase dans un tel flux d’événements à des
phases appartenant à d’autres flux. »
« Prenons une société donnée, par exemple les Pays-Bas au XVème et au XXème siècle. Ce qui unit les deux n’est
pas tant un certain noyau essentiel qui demeurerait inchangé que la continuité des transformations à travers
lesquelles la société du 20ème siècle procède de celle du 15ème, la continuité étant renforcée par le fait d’être
remémorée *…+. L’identité n’est pas tant celle d’une substance que celle de la continuité des transformations
conduisant au stade suivant »

Selon Elias, le temps serait donc une convention fixée par les hommes.
Contrairement à Braudel, il considère que les 3 temps (géographique, social et individuel) sont mêlés et que
l’individu vit simultanément dans ces trois temps. Le tissu d’évolutions et de changements fait la richesse d’une
société et de l’individu. L’histoire est une science « bizarre » car il n’y a pas de scène expérimentale. Elle est un
phénomène culturel.

2. L’économie comme système historique

2.1. Le XVIIIe siècle: La naissance de la théorie classique

Alors que depuis l’Antiquité, des philosophes ont cherché à comprendre l’économie comme la « gestion
intérieure d'une maison, d'une famille », le XVIIIe siècle se préoccupe de penser l’économie comme un système
général dans lequel vit une collectivité, une nation.
Cette nouvelle manière de penser le monde s’incarne au travers de deux courants de pensées : les
physiocrates en France et Adam Smith en Grande-Bretagne. Dès la fin du siècle, leurs idées notamment de
liberté des marchés et de l’organisation du travail sont traduites par des mesures politiques.

François Quesnay (†1774) et les Physiocrates : Le Tableau économique (1758)

François Quesnay (1694-1774) est un économiste français, principal fondateur de la première école en
économie, l’école des Physiocrates. La physiocratie permet de comprendre la société. Elle est un dialogue entre
les progrès scientifiques et les idées économiques. Quesnay est l’auteur du Tableau économique (1758) qui est
la première représentation schématique de l’économie en France.
A son époque, la connaissance du monde physique était en perpétuelle évolution. C’est donc dans cette
d’atmosphère qu’il commença à rédiger des ouvrages économiques. Selon Quesnay, il était possible de créer
des lois analogues à celles de la physique et ces lois concerneraient la manière dont les hommes fonctionnent.
Il essaya donc d’adapter les lois physiques en économie. Ces théories baignaient ainsi dans l’optimisme, son but
étant de « construire » un homme meilleur et surtout un homme adapté à la modernité.
ème
Le XVIII siècle est le siècle des grandes découvertes. Pour Quesnay, le fonctionnement du monde peut se
connaitre par analogie au fonctionnement de la nature. Son rêve est de savoir les règles du fonctionnement de
la nature. Quesnay cherche la métaphore de son explication dans le corps humain. Le corps humain a besoin de
5
matières premières pour fonctionner et ces dernières doivent circuler à travers le corps. A partir de cette
observation, Quesnay émet l’idée que l’économie fonctionne grâce à la matérialité.

Citation de François Quesnay: « Le monde est gouverné par des lois physiques et morales qui sont immuables. Il
appartient à l'homme, être intelligent et libre de les découvrir, de les observer ou de les violer pour son bien ou
pour son mal. Le but assigné à l'exercice de ses forces intellectuelles et physiques, c'est l'appropriation de la
matière à ses besoins qui lui permet d'améliorer sa destinée. Mais il doit accomplir cette tâche conformément à
l'idée du juste corrélative à l'idée d'utile [...] »

Dans cet extrait, on trouve un mélange de deux styles différents: une rhétorique
de la morale et un discours sur l’économie. Le monde est gouverné par les lois et
l’homme est tel qu’il est depuis toujours. L’homme s’est fixé comme but
d’améliorer sa destinée via le progrès. La modernité est ainsi fondamentalement
basée sur l’idée que le monde doit progresser sans cesse. Il doit exister des lois
morales trouvant leur justification dans les lois de justice. L’homme est considéré
comme autonome. Il existe des lois mais l’homme peut choisir de les suivre ou non.
La matière doit également être appropriée car tout est matériel et car la matière,
pour les physiocrates, est la principale source de richesse.

La matérialité est le caractère fondamental de la richesse. L’utilité du travail doit


être jugée par la matière produite. Les gens les plus utiles dans une société sont
ceux qui produisent le plus. Pour les Physiocrates, les aristocrates ne sont pas
utiles.

Les Physiocrates utilisent la métaphore du corps humain:


 La richesse circule dans la société par l’échange marchand (c’est l’idée du
sang circulant dans tout le corps humain);
 Le cœur de ce système est l’agriculture qui, selon les Physiocrates, est le
travail le plus utile et se situe ainsi au sommet de l’utilité.
Les Physiocrates seront opposés à toutes les barrières empêchant la circulation des
produits agricoles (paysan > marchand > noble car le paysan est celui qui produit le
plus). Les Physiocrates sont contre la fixation des prix agricoles.
« Laissez faire les hommes, laissez passer les marchandises ».

Adam Smith (†1790) : De la nature et des causes de la richesse des nations (1776) et la théorie
classique.

Adam Smith (1723-1790) se pose les mêmes questions que François Quesnay mais ses réponses sont
différentes. Il publie une série d’ouvrages. Il est avant tout un philosophe.
Adam Smith est le fondateur de l’Ecole classique. L’influence de son ouvrage ‘Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations’ (1776) fut considérable et fut tenu pour origine de la théorie classique en
économie. La circulation des idées d’Adam Smith est importante mais l’application ne se fera pas
immédiatement. Il faudra attendre deux générations avant de voir ses idées appliquées.

6
 Le travail humain est l’origine de la richesse. L’enrichissement est le résultat des progrès de la
division du travail3. C’est pourquoi aujourd’hui la production est beaucoup plus efficace et élevée.
Un artisan-agriculteur est moins productif, par exemple, qu’un artisan et qu’un agriculteur pris
séparément. Il faut se spécialiser dans une profession pour être le plus productif possible. Il faut
diviser le travail pour être plus efficace.
 La vie économique tend à s’organiser et à se développer d’elle-même de la manière la plus
heureuse, sous l’action des intérêts individuels (l’égoïsme prime sur le collectivisme et permet une
plus grande production) et des lois économiques. L’économie a une vie propre. Vu que l’économie
est autonome, il faut en découvrir les lois. L’individu est l’élément le plus important dans la théorie
d’Adam Smith.
 L’idée de développement constitue le thème central du livre de Smith. Le monde va vers le progrès.
Le développement est fondamentalement bon.

Les grandes idées de la théorie économique « classique » sont:


 Le résultat du travail est la constitution du capital (comme forme d’accumulation de la richesse
produite par le travail). Le propre de la matérialité est d’être le résultat du travail.
 Ce qui pousse l’homme au travail et à l’épargne, c’est l’intérêt privé. L’addition des intérêts privés
ne débouche pas sur le désordre: chaque individu « est conduit par une main invisible à remplir une
fin *collective+ qui n’entre nullement dans ses intentions ».
 Le principe d’équilibre qui assure la synergie des intérêts privés, c’est le marché (un marché
généralisé à l’échelle mondiale, universelle) avec le jeu libre des prix (la libéralisation complète des
prix aboutit à un système de concurrence parfaite).
 L’accumulation du capital est le ressort du progrès. L’économie produit chaque année plus qu’elle
ne consomme. Attention, pour Adam Smith, le capital correspond au produit du travail.

Citation d’Adam Smith: « L’homme ne peut pas compter sur la seule bienveillance de ses semblables (…) il sera
bien plus sûr de réussir s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il les persuade que leur propre avantage leur
commande de faire ce qu’il souhaite d’eux (…). Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de
bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous
ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme »

Le postulat de base de cette théorie est donc l’égoïsme: l’accumulation de celui-ci aboutirait au bien
collectif. Au plus on ferait preuve d’égoïsme, au plus on produirait des biens collectifs et on apporterait une
amélioration au bien-être. Adam Smith n’est jamais parvenu à démontrer ce postulat: il s’agit, selon lui, tout
simplement d’une question de « bon sens ». L’égoïsme, pour Adam Smith, mène à un monde plus juste. Le
monde idéal est un monde de justice.

Citation d’Adam Smith: « Le marché dans sa fonction d’échange généralisé permet que nous obtenions « des
autres la plupart des bons offices qui nous sont mutuellement nécessaires (…) ». C’est cette même « disposition
à trafiquer qui aura dans l’origine donné lieu à la division du travail » grâce à laquelle chaque bien ou service
peut être produit par celui qui y excelle »
« L’État s’abstenant d’intervenir dans la vie économique, « les obstacles, dressés par l’Histoire et l’ignorance,
contre la liberté des individus disparaîtront et la nature humaine en quelque sorte ‘désentravée’ amènera les

3
Mode d’organisation du travail dans les entreprises, caractérisé par le fractionnement et la spécialisation des
fonctions de production.
7
individus poussés par le seul mobile de leur intérêt privé, égoïste, à établir un système de concurrence parfaite,
avantageux pour toute la communauté ».

Les premiers penseurs du libéralisme économique n’inscrivent pas leurs recherches dans une perspective
historique. Ils cherchent à élaborer un système qui permette de comprendre et de concevoir le mécanisme de
la vie économique de leur temps dans son ensemble. L’économie politique est fondée comme une science du
temps présent, le passé ne comptant plus.

Idéologiquement, la date de publication du livre d’Adam Smith correspond à la fin de l’Ancien Régime et au
début d’une nouvelle ère. L’homme moderne nait et sort de l’obscurité.

Le concept de système économique d’après les classiques


Le marché4 est le point de rencontre entre la demande (des ménages) et l’offre (des entreprises).
Les revenus permettent d’accéder au marché pour se procurer des biens.
Les revenus se subdivisent entre :
 les salaires (du travail).
 les profits (de l’entreprise).
 l’intérêt (du capital).
 et la rente (sur la terre).

Le circuit économique élémentaire en économie politique

4
Point de rencontre entre l’offre et la demande.
8
Ancien Régime et modernité
La théorie classique se présente comme une idéologie globalisante capable de penser la totalité du monde
à partir des concepts de la modernité et de la raison. Plus le monde est rationnel, plus il sera moderne. Les
post-modernistes disent que le monde est inconnaissable rationnellement.
En Europe, les anciennes structures politiques et sociales sont reléguées au rang d’un « Ancien Régime »
archaïque et dépassé. Tout ce qui est « avant » est ancien. Tout ce qui est « ailleurs » est primitif.
ème
Le progrès économique doit transcender les particularismes et les intérêts nationaux (alors que les XVIII
et XIXème siècles sont marqués par énormément d’événements nationalistes). Le marché est alors mondial
Toutes les autres formes d’organisations sociales non européennes sont rejetées dans la catégorie du pré-
moderne, du non-rationnel.

L’ordre universel des choses


Dès le début du XIXème siècle, des critiques venues des Etats-Unis et d’Allemagne contestent radicalement la
vocation universaliste de la théorie classique et du libéralisme comme une idéologie conforme aux intérêts
nationaux de l’Angleterre, première puissance économique du monde.

Les penseurs qui s’inscrivent dans la lignée d’Adam Smith dans la première moitié du XIXe siècle sont en
général critiques. Le tournant vers l’hégémonie idéologique du paradigme libéral intervient au tournant du
XIXe et du XXe siècle, avec les « néo-classiques ».

C'est l'école néo-classique à la charnière du XIXe et du XXe siècle qui assure au libéralisme économique
d'Adam Smith sa postérité, en lui ajoutant quatre postulats:
 les phénomènes économiques doivent être étudiés à l'aide des mêmes méthodes que les phénomènes
physiques (les mathématiques appliquées à l'économie assurent la modélisation et la formulation de
lois scientifiques
 les agents économiques sont rationnels; tout comportement économique peut être quantifié
 le marché confronte des consommateurs qui cherchent à maximiser l'utilité des biens, tandis que les
entreprises cherchent à maximiser les profits
 les agents économiques agissent à partir d'une information pertinente et complète

2.2. Le XIXe siècle: Economie politique et histoire économique

L’unification allemande fait accéder l’Allemagne au rang de grande puissance. Cet essor économique et
politique est soutenu par un développement scientifique qui fait de l’Université allemande un modèle pour le
monde. Parmi les disciplines qui émergent comme sciences de la société, l’économie politique et l’histoire
économique imposent la dimension nationale de l’économie et l’idée de développement historique.

C’est l’Allemagne qui donna véritablement naissance à cette nouvelle branche de l’économie: l’histoire
économique.
Friedrich List (1846): Système national d’économie politique (nationalisme économique)
Wilhelm Roscher (1894): Le développement de l’histoire n’est pas linéaire.
Bruno Hildebrand (1878): Tout est évolution. L’économie politique est la science des lois du développement
historique des nations. Contemporain de Roscher, Hildebrand baigne dans le
darwinisme. Il est opposé à List.

9
Friedrich List, économiste allemand, est le premier à réagir à l’universalisme des théories d’Adam Smith et
au dogme scientifique du libre-échange, en dénonçant leur caractère abstrait qui les situent en dehors de
l’histoire et de la géographie. Il est l’auteur du Système national d’économie politique.

Citation de Friedrich List: « La théorie classique prétend formuler des lois et dicter des règles qui soient valables
à la fois pour tous les temps et pour tous les pays. Elle ne fait, en réalité, que donner pour telles les normes qui
répondent aux intérêts présents de l’Angleterre »

L’Etat doit intervenir dans l’économie. L’économie nationale doit se protéger de la concurrence par des
barrières douanières.

Ces idées expriment bien les orientations générales de la pensée économique allemande qui est à l’origine,
5
jusqu’à nos jours, du capitalisme rhénan :
 une tendance sociale et interventionniste
 une large conception de l’économie politique comme science du groupe social et de l’Etat.

Wilhelm Roscher (1817-1894) était un économiste allemand. Pour lui, le développement de l’histoire n’est
pas linéaire: il parle par exemple d’un « Moyen Age hellénique » et souligne les analogies entre un
« capitalisme antique » et le capitalisme moderne. Autrement dit, il voyait, dans ce « capitalisme antique », les
prémisses du capitalisme moderne. Il y a donc une relation entre passé et présent (Smith, lui, ne s’intéressait
qu’au présent et au futur sans regarder dans le passé). Cette démarche favorise le comparatisme, mais au
risque de l’anachronisme ! La comparaison permet de voir ce qui est différent (= importance pour l’historien).

Bruno Hildebrand (1812-1878) était un économiste allemand. Il s’attaque de front à la doctrine anglaise. Il
lui reproche non seulement son caractère a-historique, mais aussi son immoralisme.

Pour Hildebrand, il n’existe pas de lois économiques absolument vraies, universellement et


perpétuellement valables. Tout est évolution. L’économie politique est la science des lois du développement
historique des nations.
D’une manière générale, les historiens allemands favorisent l’idée de « systèmes économiques » qui
représentent l’état d’une société dans un lieu et à un moment donné. L’économie politique ne peut pas être la
même dans le temps et dans l’espace.

La Stufentheorie
Les idées de développement et de systèmes économiques aboutissent à une vision darwinienne du
développement des sociétés par étapes successives, la Stufentheorie6, qui aboutit au système capitaliste du
e
XIX siècle:

1er stade: l’économie naturelle7 ou économie de subsistance (Eigenwirtschaft) dominée par l’idéal de
l’autosuffisance. Peu de commerce, peu de monnaie. Tout le monde produit tout ce dont il a besoin.

5
Tendance sociale et interventionniste qui tente de trouver un juste équilibre entre individualisme et
collectivisme, en préconisant l’intervention de l’Etat.
6
Théorie de l’école allemande. Développement par étapes successives de l’économie des origines à l’époque
industrielle.
7
Également appelée économie de subsistance. Idéal d’autosuffisance.
10
ème 8
2 stade: l’économie monétaire ou urbaine, dans laquelle l’apparition d’un surproduit permet un premier
accroissement de l’activité économique. Il y a la nécessité d’avoir la monnaie pour faciliter l’échange. On
assiste à la naissance des villes.

ème 9
3 stade: l’économie de crédit à l’époque moderne, avec la naissance du capitalisme financier et
marchand.

ème 10
4 stade: l’économie industrielle avec l’essor du capitalisme industriel.

Ces « étapes » constituent autant de systèmes économiques définis à partir d’un certain nombre de critères
d’importance variable. Par exemple, le concept de mode de production forgé par Karl Marx est basé sur la
combinaison de deux critères : l'état de développement des forces productives et la nature des rapports de
production.

Werner Sombart définit un système économique comme un « mode de satisfaction et de prévision des
besoins matériels, qui peut être appréhendé comme un tout et est animé d’un certain esprit, régulé et organisé
selon un plan défini, et appliquant une technique de connaissance définie ».
Selon lui, le précapitalisme médiéval est orienté vers la satisfaction de la demande, alors que le capitalisme
moderne est orienté vers le profit. L’esprit du Moyen Âge est un esprit de tradition.
L’esprit du capitalisme, incarné par l’idéaltype du bourgeois est caractérisé par l’absence de limite et la
« rationalité quantitative » qui vise l’ajustement systématique des moyens de production à la seule fin du profit
pécuniaire.

Citation de Werner Sombart: Ce qui est tout à fait nouveau dans l'activité de l'homme économique moderne,
c'est son ampleur pour ainsi dire illimitée. Toutes les limites naturelles qui s'opposaient jadis à l'expansion de
cette activité étant supprimées, le travail n'ayant plus pour but la satisfaction des besoins de l'homme vivant ou
la production d'une quantité de biens déterminée, l'effort fourni par l'entrepreneur capitaliste de nos jours
devient « démesuré », ne connaît plus de limites.

Karl Marx
Karl Marx (1818-1883) occupe une place originale parmi les penseurs allemands par la dimension politique
et la postérité universelle de sa pensée. Marx est à la fois un économiste et un homme politique. Il introduit
l’idée de mouvement dans l’histoire par la dialectique et la définition du matérialisme historique. Ceux-ci
attribuent la première place à l’économie et à ses transformations dans la compréhension du monde et de son
évolution depuis son origine. Tout bouge tout le temps.

Le marxisme propose une vue générale de l’histoire humaine dans une philosophie de l'histoire. Il attribue
la première place à l'économie et à ses transformations dans la compréhension du monde et de son évolution
depuis son origine.
Le traitement « marxien » de l’histoire combine induction (à partir de la théorie) et déduction (à partir de la
pratique), c’est-à-dire, en histoire, des sources.
Il introduit l'idée de mouvement dans l'histoire par la notion de dialectique.

8
Apparition d’un surproduit ce qui engendre un accroissement de l’activité économique.
9
Naissance du capitalisme financier et marchand.
10
Essor du capitalisme industriel.
11
C’est une philosophie du développement, basée sur le principe de contradiction: A contient en lui-même
non-A, sa mort, et A’, sa postérité. En toute chose, il y a une contradiction qu’il faut connaitre et dépasser. Tout
est en mouvement. Les marxistes sont des optimistes invétérés.
Le matérialisme historique est une vision économique de l’histoire: ce ne sont pas les individus qui font
l’histoire, mais les forces matérielles. Il s’agit d’une sorte de retour à une physiocratie.
Le matérialisme historique est une vision historique de l’économie: les rapports matériels évoluent suivant
la dialectique des forces. « L’histoire de toute société passée est l’histoire de la lutte des classes ».
L’histoire humaine n’est rien d’autre « que la création de l’homme par le travail humain ». C’est un point
commun entre Adam Smith et Karl Marx mais pour Marx, l’égoïsme doit s’effacer au profit d’un collectivisme.

Après Marx, l’interprétation économique de l’histoire se fonde:


 Sur un refus des « compartimentages primordiaux » que sont les cadres chronologiques et les
classifications thématiques;
 Au profit d’une approche qui privilégie l’étude comparée de systèmes économiques et sociaux.

2.3. Le XXe siècle: D’autres manières de penser le monde comme système social?

L’ordre naturel des choses


Une première critique est adressée à l’ordre naturel des choses par un critique marxiste, Georges Lefebvre
(1971).

Citation de Georges Lefebvre: « Les économistes prétendaient ériger l'étude des faits économiques en une
science par l'observation rationalisée et ramenée à des lois (...). Ils considéraient un homme économique, un
homo oeconomicus, toujours le même, dans tous les pays et dans tous les temps; et de leurs déductions, ils
créaient, ils formulaient des lois valables dans tous les temps et dans tous les pays. C'est ainsi qu'ils étaient
arrivés, croyaient-ils, à une science; ils ne tenaient donc pas compte des circonstances historiques »

Lefebvre affirmait que l’homme était changeant, variable et que ceux-ci ne réagissaient pas tous de la même
manière (pour Smith, l’homme était dominé par les mêmes pulsions tout au long de sa vie → homo
oeconomicus). Il affirmait également que l’universel doit l’emporter sur le particulier. Pour lui, l’histoire n’est
pas une science.

La question de l’individu et du marché


La théorie classique pose la question de l’individu et de son bien-être personnel. Pour étudier la croissance,
un néo-classique privilégiera comme outil de mesure la notion de revenu per capita.

Le revenu par tête peut augmenter sans que le bien-être global au sein de la société augmente en proportion,
dans le cas d’une très forte disparité des richesses.

Cette méthode peut se révéler trompeuse dans la mesure où les groupes et non les personnes
structureraient l’essentiel des relations sociales. C’est précisément le cas dans les sociétés préindustrielles, ce
qui pose la question de l’applicabilité des concepts de l’économie politique avant la Modernité.

Un exemple de solidarité collective: le wergeld


Les droits germaniques du haut Moyen Age font reposer la faute et la réparation des dommages sur le
groupe (une famille, des cojureurs, des garants) et non, comme aujourd’hui, sur la notion de responsabilité
12
individuelle. Après un crime ou un délit, la compensation (wergeld) est payable à la victime ou à ses proches
par tous ceux qui sont solidaires de l’accusé. Cette responsabilité collective est la garante de la paix du groupe.

L’économique « encastré » dans le social


Le social englobe l’économie. Tout fait économique est avant tout un fait social.
L’historien des sociétés pré-modernes doit en effet garder à l’esprit deux éléments fondamentaux:
 L’homme vit en société et produit de la société pour vivre. « S’il n’y avait pas d’échange, il n’y
aurait pas de vie sociale » (Aristote).
 Pour comprendre les réalités économiques des sociétés préindustrielles, il faut considérer les
actes économiques comme des faits sociaux totaux : la richesse est « à tout point de vue,
autant un moyen de prestige qu’une chose d’utilité » (Marcel Mauss).

Nous sommes proches ici des idées défendues par Karl Polanyi: avant la révolution industrielle, les
économies étaient régulées socialement; les faits économiques étaient inclus, encastrés (embedded) dans des
valeurs sociales.
Contre Adam Smith, ce courant d’idées considère que l’homme n’est devenu un « animal économique »
que très récemment.
Pour Polanyi, l’homme, avant la Grande Transformation, est autre. L’historien ne peut plus comprendre
l’homme du passé en se comprenant lui-même.

Les Primitivistes
À l’opposé des thèses des ‘classiques’, des économistes, des sociologues et des anthropologues, qualifiés de
« primitivistes » définissent l’économie comme procès d’approvisionnement matériel de la société et non
comme procès de satisfaction des besoins matériels de l’individu (Marshal Sahlins).

Cette alternative pose l’hypothèse de l’existence, à côté des besoins individuels, de logiques collectives
d’échange, de production et de consommation.

Economistes et primitivistes
Les idées de Polanyi
Polanyi distingue trois formes de transactions économiques:
 l’échange ou le marché.
 la redistribution: un régime où un centre politique confisque les produits pour les redistribuer
(ex: Egypte pharaonique, communisme).
 la réciprocité: un système fondé sur la réciprocité, c’est-à-dire des formes d’échanges
altruistes basées sur le don et le don et le contre-don.

Pour Polanyi, le commerce n’est qu’une forme de circulation des biens parmi d’autres. C’est donc le
concept même de système économique (comme système général d’échanges) élaboré par les « classiques » qui
est mis en cause par le schéma triple de Polanyi!

La thèse primitiviste: l’absence de marché

Les théories de Polanyi ont été utilisées, notamment à propos de l’économie antique, par le grand historien
anglais Moses Finley. Elles sont qualifiées généralement de « primitivistes ». Les thèses de Moses Finley sont
très critiquées et vues comme trop excessives. Pour Finley, le marché n’existe pas.

13
La conclusion logique des primitivistes est de nier l’existence des principales composantes des systèmes
économiques de liberté: marchés, entreprises, capital, etc., voire de pratiques ou de notions liées au
capitalisme (calculabilité/comptabilité des entreprises, calcul du profit). Au-delà même, les primitivistes
considèrent que des concepts comme l’individu ou la rationalité économique sont anachroniques avant
l’apparition de la modernité. L’homme pré-moderne, préindustriel est totalement différent de nous, de
l’homme moderne

14
PREMIERE PARTIE : L’HOMME ET LE MILIEU NATUREL

Chapitre I. Les oscillations de la nature

1. L’historien et les sciences de l’environnement

1.1. Histoire et sciences de l’environnement

Les collaborations entre historiens et sciences de l’environnement se multiplient depuis quelques dizaines
d’années. Il s’agit de proposer une vision commune des relations de l’humanité avec son environnement.
Ces démarches pluridisciplinaires soulèvent de nombreuses questions méthodologiques. Comment trouver
un langage commun ?

1.2. Les enjeux méthodologiques de l’écohistoire

Des phénomènes naturels, comme la variété temporelle (l’évolution du climat dans le temps) ou spatiale
(les différences de climat en fonction du lieu) du climat sont hypercomplexes, ce qui signifie que toute
approche simplifiée est fallacieuse car énormément de paramètres peuvent entrer en considération et on ne
peut réduire le problème à un petit nombre de ces paramètres. Tous doivent être pris en compte.
L’écohistoire doit donc envisager un maximum de paramètres.

L’histoire de l’environnement s’inscrit dans des dimensions temporelles multiples, dans la longue, voire très
longue durée, comme dans le temps individuel sous la forme d’éléments de catastrophes (=éléments se
passant dans une très petite période avec des conséquences systématiques). On oublie souvent à quel point le
climat peur changer rapidement. Un certain nombre d’accidents peut faire basculer le climat.

1.3. Des variations du climat dans la longue durée et des bouleversements naturels à
l’échelle de la génération

En 1967, l’historien français Emmanuel Le Roy Ladurie est le premier à populariser la notion de « Petit Age
ème
Glaciaire », pour caractériser des périodes de maxima successifs des glaciers dans l’arc alpestre durant le 2
millénaire A.D. (début XIVème-milieu XIXème siècle).
Le Petit Age Glaciaire est repérable grâce aux archives écrites qui décrivent la descente des glaces.

La descente des glaces signifie qu’il y a plus de glace dans nos latitudes, ce qui provoque un climat plus froid
et plus humide.

Quelques exemples de bouleversements naturels à l’échelle d’une génération :


 Dans les années 860, la morphologie du delta du Rhin est bouleversée par de fréquentes
inondations. Le grand port d’échanges carolingien de Dorestad disparaît en quelques années. Le
port de Dorestad est connu par des fouilles. Au départ, on pensait que le port était abandonné suit

15
aux invasions vikings. Pourtant, après chaque invasion, le port était reconstruit. Pourquoi par à ce
moment-là? On explique cela par l’envasement progressif du Rhin.

 En 589, la crue du Pô arracha le Mincio à l’Adige, noyant pour des siècles toute la basse plaine et
créant un paysage où l’eau se mêle partout à la terre. Le changement de direction des eaux eut
pour conséquence l’apparition de la malaria. Il faudra attendre les travaux du XIXème siècle pour
rendre la fertilité à cette plaine.

 L’explosion du volcan islandais Laki, le 8 juin 1783, a obscurci le ciel de l’Europe durant trois ans
perturbant gravement les récoltes à la veille de la Révolution française.

Benjamin Franklin écrit dans son journal que l’on a l’impression d’être en hiver car un voile opaque
se trouve constamment devant le soleil. Il est le premier à avoir fait le rapprochement entre le
changement de temps et l’éruption du volcan Laki.

La lave du Laki recouvre des milliers de kilomètres cubes. « L’hiver nucléaire » a duré deux-trois
ans, le temps que les éjections volcaniques retombent. L’explosion des sulfates entraine la chute
rapide et brutale de la température. On perd un degré Celsius dans l’hémisphère nord. La majorité
du bétail décède et les pluies acides détruisent les récoltes. On décompte 9.000 morts (=25% de la
population de l’Islande).

Graphique: On a mesuré, dans la carotte glaciaire, la quantité de sulfate dans la neige. Ici, on observe
l’évolution des températures moyennes. Les températures hivernales diminuent drastiquement aux alentours
de l’explosion du Laki. Cette explosion a peut-être accéléré le mécontentement des paysans à l’époque.

1.4. Les enjeux de l’écohistoire

Paradoxalement, c’est au moment où le confort s’est généralisé en Europe que l’homme occidental a pris
conscience de la vulnérabilité de la biosphère. Il existe une fragilité du monde dans lequel nous vivons. Plus on
vit dans le confort, plus on a peur de le perdre. Quand quelque chose d’inconfortable se passe, on est
« perdu ».

16
Ces questions recouvrent des enjeux idéologiques considérables: notre planète est-elle un monde aux
ressources finies (=épuisables)? Que se passera-t-il s’il n’y a plus de richesses renouvelables?

Ces enjeux modifient notre perception du passé. Un été chaud était considéré comme un bel été il y a 30
ans, aujourd’hui, on y voit les signes du réchauffement climatique et on s’en inquiète. L’explosion du Laki a été
vue aujourd’hui alors que 40 ans plus tôt, on ne l’a pas vue comme telle. L’historien est un scientifique
modifiant les conditions de son savoir par sa présence même.

Une véritable synthèse (toujours en mouvement) demeure dépendante de la quantité de données


disponibles et de la précision des modèles mathématiques utilisés pour reconstituer les climats anciens avant
le commencement des données instrumentales (1856→). On peut comparer les modèles des paramètres du
climat proposés avec les données instrumentales.

Graphique: Comparaison de différentes propositions de modélisation des températures (2000-2005).


Période d’instabilité avec tendance au réchauffement. Dès 1850, quelque chose se passe. Nouveauté par
rapport aux 2.000 ans précédents. Nouveau en intensité et pente de la courbe beaucoup plus forte. Le
graphique fait passer ceux qui pensent qu’il n’y a pas de réchauffement climatique pour des « idiots ».
Attention, l’intensité de la variation est très faible. Le Petit Age Glaciaire a introduit une baisse d’un degré
Celsius en dessous de la température moyenne de départ. En noir, ce sont les données instrumentales. Les
autres couleurs sont les modélisations.

2. Un climat incertain

Du fait du manque de données, nos connaissances demeurent incertaines. D’où la question comment les
construire? Comment recréer un climat du passé? L’incertitude du climat se réduit grâce à l’évolution des
sciences du paléo environnement et surtout de la paléoclimatologie.

17
2.1. Les fondements de la paléoclimatologie

 Les observations archéologiques directes.


 Les sources écrites: les sources servent à identifier des événements ou de longs phénomènes.
 Des modèles mathématiques d’interprétation de données hétérogènes (proxies =témoins d’un
phénomène). On construit un modèle dans lequel on injecte des séries de données les unes
différentes des autres. On observe des conséquences différentes du climat dans un même modèle.

Parmi ces proxies, les principaux sont fournis par:


o L’étude des fluctuations de l’activité solaire et des variations de l’axe de rotation de la terre.
o La glaciologie, avec dans les dernières décennies les résultats spectaculaires apportés par les «
carottes » de glace prélevées dans le Nord de notre hémisphère.

Graphique: Les carottes de glace


Carotte d’un glacier du Groenland nous indiquant le
pourcentage de nitrates et de sulfates contenus dans la
glace.

Les nitrates sont des polluants relativement stables et


sont de bons témoins de la pollution. On observe une
hausse importante de la concentration des nitrates
vers l’époque actuelle.

Les sulfates sont des polluants surtout émis lors de


catastrophes naturelles. Ce sont de bons témoins des
explosions volcaniques par exemple →explosions du
Tambora en 1815 et du Laki en 1783.

o L’analyse des sédiments marins, lacustres et fluviaux, ainsi que des dépôts de pollens fossiles.
o Les observations historiques, glaciologiques et géomorphologiques des glaciers dans des zones
étudiées systématiquement, comme les Alpes et les pays scandinaves.
o L’analyse des cercles de croissance des arbres (dendrochronologie):

18
Dans les régions soumises à des climats qui imposent à la végétation une période d'activité et une
période de repos au cours d'une même année, les arbres élaborent chaque année, à la périphérie
de leur tronc, un anneau de croissance appelé cerne annuel. L'influence des facteurs climatiques
se traduit par un cerne large lors d'une année où les conditions météorologiques ont satisfait les
exigences climatiques de l'espèce, mince dans le cas contraire. Il en résulte que des séquences de
cernes assez similaires peuvent être observées sur les séries de tous les arbres d'une même
essence poussant sous un même climat et constituent de la sorte des repères chronologiques.

2.2. Les acquis de la paléoclimatologie

Des modèles climatiques sûrs (=modèles à tendance sûre) sont disponibles à l’échelle du temps historique
depuis 1400 A.D.
Des variations significatives subsistent entre les différents modèles mais avec des tendances d’ensemble. Les
premières modélisations moins précises sont depuis peu disponibles pour le premier millénaire AD.

La modélisation et les observations de terrain ont mis en lumière la notion de variabilité régionale du climat
durant l’Holocène récente.

Pour comprendre les climats anciens, il est nécessaire de combiner plusieurs paramètres principalement les
températures et les précipitations. Actuellement, nous étudions plus les écarts de températures que les écarts
de précipitations. Il y a une faiblesse de nos connaissances à ce niveau-là.

3. Le climat aux 1er et 2e millénaires

Les historiens du climat se basent sur des traces documentaires pour construire des indices saisonniers
permettant de qualifier une année donnée. Une même trace peut traduire des phénomènes météorologiques
variés.
Les modèles mathématiques, quant à eux, reposent sur la mesure directe de traces physiques, avec un
degré croissant d’incertitude avec le temps (à partir du présent).
Ceci permet peut-être d’expliquer le caractère aujourd’hui décevant des comparaisons entre « narration
historique » et modélisation, souvent contradictoires. Pour analyser correctement le fait climatique, il vaut
mieux travailler sur des données multiples et au niveau régional.

Ces modélisations réalisées par la paléoclimatologie montrent, dans l’évolution du climat, des cycles longs
(depuis la dernière glaciation, le climat de la terre est caractérisé par une succession d’épisodes sporadiques
plus froids et plus chauds) et des cycles courts qui sont inférieurs au siècle (à l’intérieur des cycles longs,
alternent des petits optimums et minimums climatiques).
La notion de variabilité est essentielle. Durant un épisode de refroidissement, il y a aussi un certain nombre
d’hivers doux et d’étés brûlants. On ramène les phénomènes à une moyenne.

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Graphique: Le modèle de Mann pour
le 2ème millénaire
La période de refroidissement dure de
1400 à 1880 environ. La période de
réchauffement la précède (800-1200).
Il faut faire attention car le graphique
donne une sensation d’homogénéité à
l’intérieur de ces deux périodes. C’est
faux!

Graphique: Petit Âge Glaciaire et Optimum médiéval d’après la


vitesse de sédimentation dans le Skagerrak
En calculant la vitesse de sédimentation, on peut voir la vitesse
des courants marins. Ici, on est en présence d’une seule donnée
et non d’une accumulation de proxies. La ligne du temps est à
l’envers car les climatologues calculent le temps à partir du temps
présent.

Graphique: Le réchauffement d’origine


anthropique depuis 1850
A partir de 1970, une anomalie du
réchauffement se présente. On
remarque une tendance, à long terme, à
l’augmentation progressive des
températures depuis 1910. S’agit-il d’un
phénomène naturel ou humain? Il y a la
mise en parallèle de la consommation
en hydrocarbure et de la concentration
en hydroxyde de carbone dans
l’atmosphère. A partir de là, 98% des
scientifiques disent que le
réchauffement climatique est bien
d’origine humaine.

20
4. Causalité historique et climat

Le déterminisme soumet à des événements historiques des éléments déterminés par la nature. Le
déterminisme cherche souvent une cause principale, déterminante qui expliquera d’office la conséquence.

4.1. Les dangers du déterminisme

Le développement rapide de la paléoclimatologie peut entraîner le danger du retour à un déterminisme


environnemental: lier des faits économiques et sociaux, par nature très complexes, comme la disparition des
civilisations passées ou l’apparition de grandes pandémies, à des phénomènes naturels (climat), sans
démonstration des liens de cause à effet.

Les grandes mortalités sont principalement induites par la combinaison de facteurs critiques: climat, guerre,
disette, épidémie,…

Les fluctuations de la production agricole ne peuvent se lire directement sur les courbes de température, ni
sur celles de pluviosité, ni même sur les deux combinées. C'est la conjonction d'épisodes trop frais ou trop
chauds, de saisons trop sèches ou trop humides qui compromet la récolte. Les fluctuations du climat peuvent
agir directement dans certains cas, le plus souvent indirectement sur la qualité de la récolte de céréales. Ainsi,
le climat seul n’explique pas les événements historiques, agricoles, sanitaires…

L’historien doit rester prudent et attentif à éviter tout raisonnement réducteur à partir de l’interprétation
de données physiques (ex: passage de la comète de Halley en 1066 et représenté sur la tapisserie de Bayeux).

4.2. The 540 event

Vers 540, les cercles de croissance des arbres dans le Nord de l’Europe (Irlande, Ecosse, Suède, Finlande) et
de l’Amérique enregistrent l’impact d’un événement physique majeur.

Au même moment, les carottes glaciaires enregistrent des concentrations anormalement élevées en
ammonium dans la glace. Les causes généralement admises par les scientifiques sont des incendies massifs de
la biomasse.
Une autre hypothèse est l’explosion d’un objet astral dans l’atmosphère comme l’impact de Tunguska (Sibérie)
en 1908. Cet impact aurait causé la destruction de la forêt dans un rayon de 25 kilomètres autour de
l’épicentre. Le dégagement d’énergie est estimé à l’équivalent d’une explosion de 10 à 15 mégatonnes et aurait
provoqué la diminution d’un tiers de la couche d’ozone.

Le dendrochronologue irlandais Mike Baillie a utilisé des sources écrites tardives et la mythologie celtique
pour situer en 540 une catastrophe écologique majeure du type « Tunguska ».
L’événement de 540 aurait entraîné un « hiver nucléaire » marqué par une chute des températures
moyennes d’environ 4°C. Mais il n’est pas attesté par des sources ou des traces directes. Pour Baillie, c’est la
mythologie qui rend le mieux compte de l’événement avec la légende celtique d’Arthur dont la mort est
traditionnellement située aux environs de 540. Arthur Pendragon signifie « Arthur aux dragons » et la comète
est associée à des dragons volants.

Pour Baillie, il existe un lien entre ce possible événement de type « Tunguska » et le déclenchement de la
peste justinienne en 540, soit directement par le dégagement d’une « soupe chimique » dans l’atmosphère,
21
soit indirectement par la diminution de la couche d’ozone. Au départ de quelque chose d’intéressant, le
phénomène étudié devient la cause d’un phénomène trop distinct pour que cela soit le cas.

Toutefois, la convergence d'indicateurs multiples peut permettre aujourd'hui de caractériser des variations
du climat à l'échelle multiséculaire durant l'holocène récent et d'étudier leur impact en matière
d'environnement naturel et social.

C'est le cas notamment dans l'hémisphère nord de la période plus tempérée et instable (marquée par la
crue des glaciers alpins et scandinaves entre 450 et 700) marquant la transition entre l'Antiquité et le haut
Moyen Âge, avec des phases beaucoup plus froides et humides.

Le VIe siècle semble avoir vu ces anomalies climatiques s'exacerber en fréquence et en intensité, au
moment où les espaces cultivés reculent le plus fortement jusqu'à aujourd'hui. Au même moment, un
déplacement du Gulf Stream a inauguré une période de réchauffement climatique et de prospérité agraire
pour le Groenland, justifiant sa dénomination de "terre verte"!

5. Un paysage dans la tourmente

5.1. Le dossier du bassin du Pô

En 589, la crue du Pô arracha le Mincio à l’Adige, noyant pour des siècles toute la basse plaine. Les effets
immédiats sont catastrophiques: la basse plaine est transformée en un immense marais qui ne fut asséché
qu’au XIXème et au XXème siècle. Les causes possibles sont multiples (seule une forte crue ne peut expliquer ce
phénomène): épisode climatique, déforestation, déforestation, mauvais entretien des infrastructures fluviales,
etc.

Les contemporains vivent les inondations comme une catastrophe. Les auteurs des VIIIème et IXème siècles
sont moins sensibles aux inondations et à la présence des zones humides: réalité ou effet de source?

Avant l’émergence du pouvoir communal, au XIème siècle, la société a été incapable de reprendre le contrôle
des eaux dans les terres basses.

Dans toute la péninsule, avec des régimes de crues plus violents, plus d’érosion et de sédimentation, les
précipitations ont radicalement transformé l’aspect des rives littorales, désormais envahies par les zones
humides et des plaines basses recouverts de marais permanents. Il en résulte:

 Évolution du milieu ambiant: marais imbriqués au paysage, immenses forêts marécageuses, etc.
 Malaria endémique.
 Nouvelles ressources naturelles: sel, poissons, gibier, bois, pâtures, etc.
 Nouvel équilibre des agrosystèmes et des pratiques sylvo-pastorales, entraînant la mutation des
modes d’alimentation.

La transformation du bassin du Pô: une catastrophe?


ème ème
Entre le VI et le IX siècle, c’est probablement la perception du milieu qui s’est modifiée! La montée
des eaux n’est plus ressentie comme la mise en péril d’une civilisation urbaine. Un nouvel équilibre s’est noué
entre les hommes et leur environnement, allant d’une intensification des pratiques agricoles à proximité des

22
terroirs à l’exploitation des espaces sauvages. Dans ce contexte nouveau, le milieu aquatique est perçu comme
une ressource à part entière: poissons dans les forêts lacustres, sel, dans les zones littorales. A partir du VIIIème
siècle commence la lente reconquête des espaces sauvages par les paysans défricheurs. Les valeurs culturelles
à l’égard de la nature se sont profondément modifiées entre l’Antiquité et le Moyen Age.

La transformation du bassin du Pô : une crise environnementale à l'échelle de la Méditerranée ?


Oui, d'après l'hypothèse 'globalisante' de Vita-Finzi (1969) : Deux phases globales d'alluvionnement
exceptionnelles dans tout l'espace méditerranéen aux VIIIe/VIIe millénaires AC et durant le Haut Moyen Âge.
Non, d'après Horden & Purcell (The Corrupting Sea, 2000): Les enquêtes archéologiques de grande échelle sur
le terrain ('field surveys') témoignent de la variabilité temporelle et du caractère micro-régional des phases
d'alluvionnement.
Le processus de transformation des paysages méditerranéens relève de l'anthropogenèse (l'action de l'homme
sur le milieu).

Il faut donc privilégier les études régionales pour espérer atteindre le stade de la synthèse.

5.2. La sédimentologie de la carotte du Lac du Bourget

La carotte extraite dans la partie nord du lac du Bourget enregistre les fluctuations du détritisme avec une
résolution générale de l'ordre de + 10 ans
La validité est bien établie pour la région du Nord-Est des Alpes, notamment pour le Petit Âge Glaciaire.

Crise hydrosédimentaire à partir de la fin du Ve s. jusqu’au début du VIIIe s. :


 localement : exhaussement des lits fluviaux de l’ordre de 40 à 50 cm (à cause de taux de
sédimentation élevés)
 mise en place de dépôts torrentiels, en liaison avec une succession d’incendies agropastoraux et
une érosion des sols des plateaux.

La plus grande partie du réseau drainant semble avoir été abandonnée. Les paysages de la vallée évoluent
vers des prairies humides et des zones palustres.

23
Chapitre II. Paysages et pratiques agricoles

1. Des sociétés avant tout agraires

La vie rurale constitue le secteur essentiel de l’économie médiévale (secteur primaire + ville=
transformateur des produits agraires).

L’Europe préindustrielle est avant tout constituée de sociétés agraires dont les productions sont la source
principale de création de richesses, à la ville comme à la campagne. La ville ne peut pas vivre sans la campagne.

L’équilibre entre la population et les ressources est instable à partir du moment où est atteint un certain
degré d’exploitation du milieu. Cette hypothèse est soutenue par Adam Smith, Darwin et Malthus. La
production et l’évolution des techniques modulent la démographie. Ce sont uniquement les révolutions
technologiques qui permettent des révolutions démographiques. La théorie anti-malthusienne prône
exactement le contraire: l’augmentation de la démographie est une richesse. Chez Malthus, il existe un lien
mécanique entre l’élément ressource et l’élément démographique.

Pour passer outre au dilemme ressources/population (cf. Malthus), le système agraire doit être capable de
passer de l’extensif (=extension de la surface agricole) à l’intensif (=intensification du rendement agricole).

Les sociétés passeront toujours pas l’extensif. Il y aura de moins en moins de surfaces boisées. En effet, on
défriche de plus en plus pour pouvoir cultiver de plus grandes surfaces agricoles. Le problème de
consommation reste toujours le problème numéro un.

2. Le paysage, produit de la nature et de la société

2.1. La notion d’agrosystème

Les sociétés agraires se caractérisent par l’aménagement qu’elles ont su établir dans le cadre et les
conditions que leur offrait la nature. La société agraire est inscrite dans son milieu naturel. Elle exprime le lien
entre le milieu et le système agraire.
La notion d’agrosystème permet de saisir ces interactions entre l’espace rural (le milieu naturel aménagé
pour la production agricole au sens large, animale ou végétale) et l’environnement naturel (l’écosystème).

L’agrosystème est l’ensemble des travaux qui modifient le milieu naturel pour produire des végétaux et des
animaux utiles à l’homme. L’homme intervient en détournant une part de la production de l’écosystème à des
fins extérieures à son fonctionnement. Il met en place un écosystème particulier, l’agrosystème. A partir du
moment où il y a un prélèvement humain, le système naturel change. Il y a la production d’un déséquilibre qui
doit retrouver un nouvel équilibre à un niveau différent.

L’écosystème est une entité naturelle (relief, climat, sol, eaux) qui inclut des parties vivantes pour produire
un système stable dans lequel les échanges entre les parties s’inscrivent dans des cheminements circulaires.
Les activités humaines contribuent à un fonctionnement équilibré ou non de ces écosystèmes cultivés.

24
Le fonctionnement circulaire d’un écosystème

Le problème d’un tel système réside dans le fait que si l’on retire un des éléments, le système n’est plus
circulaire et n’est donc plus en équilibre. Si des exigences trop élevées sont imposées au milieu, le système ne
fonctionne plus. En effet, il n’y aurait plus assez de matières minérales et de gaz présents. Les systèmes
tournent de manière vertueuse quand beaucoup de matière vivante est produite. S’il n’y a pas assez de matière
vivante, le système est « vicieux » et s’appauvrit.

Les interactions dans un agrosystème

L’environnement (E) conditionne la


population (P) et les surfaces agricoles (A) → Si
l’on est en présence d’un désert, il n’y a pas ou
peu de surfaces agricoles et donc la population y
est peu nombreuse et nomade.

La population (P) et les surfaces agricoles (A)


interfèrent l’une avec l’autre. Elles fonctionnent
dans un système de bijection.

Si la population augmente alors les progrès


technologiques augmentent également. Les
outils, les techniques et les connaissances (T)
interfèrent ainsi avec la population.

La trilogie ager – saltus – silva

Les agrosystèmes traditionnels sont organisés dans la trilogie ager (espaces cultivés) – saltus (friches
herbeuses) – silva (espaces boisés). Un paysage médiéval donné sera caractérisé par l’importance de l’ager, du
saltus ou du silva.

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Ager
Les cultures de céréales sont concentrées sur les terres labourables les plus fertiles: l’ager.
Ce dernier est assez stable d’année en année. On doit juste permettre à la terre de renouveler son « stock
minéral ». Les cultures de céréales peuvent alterner avec une friche herbeuse, la jachère (=systèmes
d’assolement) ou être cultivées en permanentes (=système d’infield/outfield).
Les céréales peuvent également être cultivées temporairement, en défrichant la sylve par le feu (= sartage,
brulis). Le feu est mis à une partie de la forêt. On cultive la terre jusqu’à ce que le rendement soit trop faible.
Du au cycle long de croissance des arbres, il faudra attendre 35 ans pour pouvoir remettre la terre en culture.
En attendant, une nouvelle partie de la forêt est brulée.

Saltus
Le bétail exploite les pâturages périphériques – le saltus – relativement étendus. Le bétail joue un rôle dans
la reproduction de la fertilité des terres cultivées: il fournit l’énergie nécessaire à la traction des instruments
aratoires et au charroi; par ailleurs pâturant le jour sur le saltus et parqué la nuit sur les jachères, le bétail
assure, par ses déjections, un certain transfert de fertilité des pâturages vers les terres labourables. Le cycle
végétatif se fera de manière plus intense.

Silva
La silva fournit l’énergie, les matériaux de construction et les compléments alimentaires important pour
l’homme et les animaux.
Les espaces boisés de la sylve (silva) fournissent du bois de feu et du bois d’oeuvre pour fabriquer les outils
et le matériel agricole, des meubles et du bois de charpente pour l’habitation. Ils constituent également des
zones de pâture non négligeables et peuvent compléter l’approvisionnement en viande et en produits de la
cueillette (fruits, racines, champignons, miel, etc.) qui rompent la monotonie d’un régime alimentaire
essentiellement constitué de céréales. Certaines zones de la sylve sont mises en culture temporairement.

L’ager, le saltus et la silva constituent un système en équilibre. Les trois fonctionnent les uns avec les autres.
Ils sont interdépendants. La manière dont on exerce une pression sur ces espaces entraine l’évolution de
l’agrosystème.

2.2. Les limites des agricultures traditionnelles

Avec les outils et les techniques disponibles, les agricultures traditionnelles se heurtent au plafond des
rendements dans les deux grands systèmes de culture qui se partagent l’Europe jusqu’à la fin du XVIIIème siècle.
ème
Le moment où les espaces agricoles ont eu leur plus grand moment d’expansion est le début du XIV siècle.
L’agriculture céréalière d’Ancien Régime se caractérise par des rendements relativement faibles.

Rendement et productivité agricole


Le rendement exprime un rapport entre quantités semées et quantités récoltées. Ce ratio est celui qu’on
rencontre le plus souvent dans les sources médiévales. Mais, il ne reflète que très imparfaitement l’importance
et la variation des récoltes, qui peuvent varier selon que le grain est semé serré ou espacé. Si le grain est semé
serré, les céréales occupent tout l’espace disponible et il y a peu de place pour les mauvaises herbes. Cette
technique est surtout utilisée dans des lieux avec peu de place et peu de capacité te travail. Si on sème serré, il
faut investir plus dans les semis de base.

Pour pallier cette difficulté, on peut également tenter d’estimer le rendement à partir de la productivité de
la terre, c’est-à-dire la quantité récoltée par unité de surface. Rendement calculé en quintal. Sauf dans

26
quelques régions privilégiées, les rendements sont bas en Occident et plafonnent autour de 5 à 6 pour 1 (soit 5
à 6 grains récoltés pour 1 semé), de l’Antiquité à la fin de l’Ancien Régime.

En quantité, un rendement de 5 à 6 pour 1 donne à peu près 8 hl à l’hectare, soit environ 560 kilogrammes
de grains. Avec ces rendements-là, il faut un hectare pour nourrir une personne dans l’Ancien Régime.
Agriculture fortement consommatrice des terres. Aujourd’hui, les rendements céréaliers dépassent 50 hl/ha en
moyenne en France. Le rendement est 6 fois plus élevé qu’à l’époque.

Le cercle vicieux de l’agriculture traditionnelle

Le déséquilibre du fonctionnement de l’agrosystème explique le blocage des rendements, voire la


dégradation, parfois irréversible, des paysages ruraux.

La mise en culture d’une part croissante du territoire est donc, à un certain stade, un choix obligé. Ceci
explique que la plus grande extension des terres agricoles ait été atteinte en Europe à la veille de la grande
ème
crise démographique du XIV siècle.
Le blocage des rendements est dû à une pression démographique. En effet, les nouveaux défrichements
sont à la base du déséquilibre du fonctionnement de l’agrosystème. La pression démographique médiévale est
antécédente aux progrès agricoles (opposée à l’idée de Malthus). Pour casser ce système, il suffit d’intervenir
au niveau de la production: passer de l’agriculture extensive à une agriculture intensive. Dans nos régions, on y
remédie par l’introduction de plantes fourragères. Si l’on passe à un élevage de stabulation, le cercle est rompu
ème
également. Si la pression démographique est trop forte, le défrichement est inévitable. Au XIV siècle, on a
défriché tout ce que l’on pouvait défricher. Lors d’un défrichement, on commence toujours par les meilleures
terres puis celles de moins en moins propices à l’agriculture. Loi des rendements décroissants.

3. Pratiques agricoles dans la transition entre Economie-monde romaine et


Moyen Age

3.1. Les céréales et l’économie-monde romaine


L’économie-monde romaine est une économie qui exploite les périphéries de l’empire pour nourrir le
centre: Rome.
27
Dans le monde romain, l’agriculture était basée sur la culture extensive des céréales et le transfert massif
de la production de la périphérie pour approvisionner le centre, Rome, et maintenir l’armée permanente qui
défend l’empire. L’armée permanente est constituée d’environ 600.000 hommes qui doivent être nourris tous
les jours. L’armée est un des deux éléments construisant l’économie romaine. On remarque également des
transferts d’huiles, de vin et de céréales de l’Afrique du Nord, de la Lybie, de la Tunisie, de la vallée du Nil et de
l’Egypte.

Le long du limes construit pour protéger l’Empire des Barbares germaniques, les silos à grains contiennent
des céréales provenant des quatre coins de l’Empire-monde romain: à Neuss, 9 espèces: engrain, amidonnier,
épeautre, blé tendre-compact, orge, seigle, avoine, millet et riz.

Carte: Différentes forteresses et forts auxiliaires ont été construits le long


du limes. Dans ces forteresses se trouvent des silos à grains.
On a réussi à faire une analyse et une datation des grains trouvés sur
place. A Neuss, il y a eu la découverte de 9 espèces différentes. Cela
traduit une très grande variété et rien que l’on ne puisse pas faire pousser
au centre de l’Allemagne, sauf le riz. Ce dernier provient de la Sicile, de la
Chine, de l’Asie, de l’Inde, etc. (→ empire-monde).
On a construit le limes autour d’un fleuve. En effet, le Rhin est une voie de
communication, une autoroute fluviale permettant de nourrir les
légionnaires.

A Rome actuelle, la colline de Testaccio, haute de 45 mètres, située à


proximité de l’ancien port de la Ville sur le Tibre, l’Emporio, est constituée de millions de tessons d’amphores
ayant servi à transporter l’huile en provenance d’Espagne et d’Afrique, accumulées entre 140 après Jésus Christ
et la moitié du IIIème siècle. A la même époque, les céréales d’Egypte et d’Afrique du Nord traversent la
Méditerranée à bord de véritables cargos. Le commerce de l’huile disparait en même temps que l’Empire
monde romain. En effet, au Moyen Age, on utilise l’huile principalement dans les lampes et dans le crème
utilisé lors de la sanctification. On utilise uniquement l’huile d’olive à l’époque. Cet exemple nous montre que
l’économie romaine est artificielle car elle ne peut tenir qu’en exploitant ses périphéries immenses. Si l’on
coupe ces productions, Rome ne serait jamais devenue une ville d’un million d’habitants.

4. La diversification des cultures céréalières

4.1. La typologie des céréales antiques et médiévales

On assiste à une diversification progressive des céréales. L’orge (=Hordeum vulgare L.) est la première
céréale apparue en Europe, en Grèce, entre 10.500 et 6.000 A.C. Elle se cultive en céréale d’hiver et en céréale
de printemps. L’orge est très souple. Il a l’aire de diffusion la plus large. L’orge est une céréale ayant une
amplitude élevée de température et donc d’altitude la plus élevée. On le cultive de l’Egypte à la Suède, de 0 à
4.000 mètres d’altitude.

A côté de l’orge, on retrouve les blés vêtus. Ils appartiennent tous à la famille des Triticum mais ils se
différencient par leur composition chromosomique. On distingue l’engrain (=Triticum monococcum L.),
l’amidonnier (=Triticum dicoccum L.) et l’épeautre (=Triticum spelta L.). Ces trois céréales doivent être

28
décortiquées avant de pouvoir être consommées. En effet, l’amande (=partie comestible) est entourée d’une
peau, d’une écorce permanente et consistante. L’avantage de ces céréales est que leur « écorce » les protège
de manière efficace. Elles ont donc un degré de conservation plus élevé. La céréale que l’on cultivait le plus à
l’époque était l’épeautre. Les blés vêtus ont pratiquement disparu actuellement à cause de certains obstacles
technologiques.

Le nouveau venu est le froment (=Triticum aestivum L.). Il se place au sommet de la pyramide des céréales.
Il fait parti des blés nus antiques. La culture du froment permet de hauts rendements mais ces derniers ne sont
pas réguliers contrairement à l’épeautre. Le froment est une céréale d’hiver. On peut directement transformer
le froment en farine car la balle (=enveloppe végétale de l’amande) se détache facilement quand on frappe les
épis aux fléaux.

4.2. Des nouvelles venues au Moyen Age: seigle et avoine


ème
A partir du V siècle, les céréales demeurent la principale production alimentaire en Occident, mais le
paysan cultivateur devient le principal consommateur des céréales qu’il cultive.

A la même époque, deux nouvelles venues, le seigle et l’avoine, se diffusent graduellement en Europe. Par
hybridation naturelle, ces deux céréales, qui au départ étaient de simples mauvaises herbes, se sont
transformées et ont progressivement gagné des vertus alimentaires.

La lente diffusion du seigle et de l’avoine

Le seigle, céréale d’hiver, est destiné à l’alimentation humaine. L’avoine, aux grains plus petits, est une
céréale exclusivement de printemps. Elle permet une 2ème récolte après l’hiver → deux récoltes par an. Elle a le
cycle végétatif le plus court (environ 4 mois au maximum). L’avoine sert de fourrage pour les animaux, surtout
pour le chien et le cheval.

Le seigle et l’avoine sont des céréales très peu exigeantes. Ce sont des plantes de conquête. Elles jouent un
rôle crucial dans la conquête de nouvelles terres agricoles et donc, dans l’essor démographique et économique
de l’Occident médiéval. Quand on ouvre une culture temporaire, on utilise l’avoine. Céréales robustes,
s’accommodant de sols pauvres, ces grains gagnent à l’agriculture des terres jusque-là laissées en friche. Quand
on commence une nouvelle culture et que le sol est trop lourd, on utilise le seigle. Le seigle et l’avoine sont
importants dans l’extension de nouvelles surfaces cultivables. Si des parties du sol sont consacrées à la culture
pour les animaux, on peut se permettre d’avoir plus d’animaux.

5. Alimentation et pratiques culturelles

La « tyrannie » des blés s’explique par l’importance des céréales dans l’alimentation des populations
préindustrielles: jusqu’au XIXème siècle, on consomme de 800 grammes à 1 kilogramme de pain par jour. Toutes
les céréales sont le pivot de l’alimentation. Le pain quotidien, à l’époque, est ce qui permet de vivre. La culture
des céréales est fondamentale.

Les céréales sont consommées sous toutes les formes possibles: bouillie, polenta (=farine ou semoule cuite
à l’eau) et pain (=sous la forme de galettes plates ou de pain levé). Au fur et à mesure que l’on transforme les
céréales, le travail et les pertes augmentent.

29
Les céréales sont également utilisées dans les soupes (=pain séché pour le conserver plusieurs mois, consommé
en le mouillant dans un potage) ou encore boissons fermentées (=cervoise ou bière).

Le pain était central pour des raisons matérielles (=principale ressource de calories pour les hommes) mais
aussi pour des raisons culturelles idéologiques. En effet, la tradition chrétienne a contribué à pérenniser ces
valeurs alimentaires en leur ajoutant une dimension sacrée. Il y a une christianisation graduelle: la société est
majoritairement chrétienne au Moyen Age. A l’époque, le système de valeur est basé sur la liturgie.
Les trois piliers du système antique sont devenus les trois matières de l’Eucharistie, symbole de la présence
réelle du Christ: le pain de froment sans levain, le vin et l’huile grâce à laquelle se donnent tous les sacrements.
Le Christ est réellement présent lors de l’eucharistie via transsubstantiation.

Une production essentielle : les céréales


Les céréales étaient également le signe d’une importance sociale. L’alimentation différencie les gens. Les
consommateurs privilégiés donnent la préférence au blé-froment et au pain, les paysans à d’autres céréales
moins valorisées socialement, mais plus robustes ou délaissées par les élites. On se classe socialement en
fonction de ce que l’on mange.

Le paysan médiéval mangeait surtout des bouillies, des polentas et des galettes, mais il rêvait de manger le
pain levé et blanc, symbole de distinction sociale. On retrouve cette différence dans l’opposition millénaire des
couleurs entre pain blanc, signe de fête, et pain noir, symbole de misère. Ce système social n’existe plus. Les
expressions s’y rapportant ne sont plus connues (ex: ne pas manger son pain blanc). Le système alimentaire a
évolué. Au Moyen Age, le pain devient de plus en plus l’élément par lequel on peut représenter l’homme
simple.

30
Chapitre III. L’exploitation du milieu : les systèmes de culture

1. La diversité des systèmes de culture

Quand on parle de systèmes de culture, les systèmes modernes n’ont pas forcément éliminé les plus
anciens. Les systèmes de culture hérités de la révolution néolithique, avec l’apparition de l’agriculture, ne
s’effacent pas totalement au Moyen Age mais cohabitent fréquemment, en fonction de l’environnement, avec
les deux grands systèmes de culture attelée à jachère. Les systèmes les plus anciens sont présents jusqu’au
ème ème
XIX siècle, début XX siècle.
Le système le plus ancien est celui des cultures temporaires de la sylve et du saltus (=Feldgraswirtschaft). La
culture temporaire repose sur le fait que l’on incendie une partie de la forêt pour y cultiver des céréales. Au
moment où le rendement s’effondre, on laisse la forêt se redévelopper à la partie défrichée. Toute action de
l’homme sur la nature par l’agriculture induit un changement du milieu naturel.
Un système apparu à l’âge du fer est celui du système mixte (infield-outfield) avec une partie du terroir
cultivée en permanence, sans aucune jachère, grâce aux apports de fertilité de la sylve et du saltus (jonchaie,
tourbe,…). Ce système résout le problème de cycle régénérateur.

Aucun de ces deux systèmes n’a vraiment disparu avant la révolution agricole.

2. Les systèmes à jachère et culture attelée légère

Remarques préalables:
 La jachère (ou guéret) est une friche herbeuse de courte durée, exploitée comme pâturage et
labourée à plusieurs reprises pour préparer les semailles.
 La notion de système agraire: l’association de pratiques agricoles, d’animaux et d’outils.

Les systèmes à jachère et culture attelée légère sont des systèmes rencontrés de l’Antiquité au Moyen Age.
Depuis le premier millénaire avant notre ère, l’Ancien monde est dominé par des systèmes de culture à
jachère et à culture attelée légère, s’étendant de l’Afrique du Nord à la Scandinavie, et de l’Atlantique jusqu’à
l’Oural et au Proche-Orient.

Les champs qui constituent l’ager sont quadrangulaires (cette forme quadrangulaire est liée à la manière
dont les bovins se déplacent) et contigus (champs celtiques souvent fermés par des murets en pierre). Deux
bêtes attelées de front suffisent à tirer l’araire. Le champ est préparé par une série de labours croisés, au moins
deux et en général davantage, qui s’échelonnent dans les six mois qui précèdent le semis. Après le semis, les
grains qui ont été semés à la volée, sont enterrés par un dernier labour à l’araire ou par un autre système de
travail.

L’araire est un instrument de labour attelé. Le soc et le sep ont


chacun une forme symétrique. L’axe de la traction et celui de la
résistance (pointe du soc) sont donc dans l’axe du timon. Le travail
exécuté est semblable de part et d’autre de l’instrument, c’est-à-dire
que l’araire rejette également de la terre à sa droite et à sa gauche,
sans la retourner. On peut modifier la distance entre le timon, le sep
et le soc en fonction de la pénétration de la terre voulue. Cet
instrument symétrique, qui ne peut être que faiblement enfoncé dans
le sol effectue un labour superficiel et plat. Le labour était un travail
typiquement masculin à l’Antiquité et au Moyen Age.
31
Les rotations de cultures, étalées le plus souvent sur deux ans, peuvent associer à la jachère des céréales
d’hiver ou de printemps.
La jachère (ou guéret) est une friche herbeuse de courte durée, exploitée comme pâturage et labourée à
plusieurs reprises pour préparer les semailles. La jachère est la période où le type de végétation est différent de
ce que l’on sème habituellement. On tire autre chose de la terre que le font les céréales. Reconstruction
partielle des minéraux de la terre. La jachère est ce qui précède le semis. La jachère est donc bien un temps de
travail et non de repos.

3. Les systèmes à jachère et culture attelée lourde

Dans les conditions de sols et de climat qui sont celles de la plupart des pays méditerranéens, la charrue ne
représente pas vraiment un progrès par rapport à l’araire. Celui-ci s’y est d’ailleurs largement maintenu,
souvent jusqu’au début du XXème siècle.

Il ne faut donc pas considérer que la charrue, étant plus compliquée que l’araire, constitue un progrès. Elle
s’est imposée là où elle était nécessaire et est restée absente là où l’araire était suffisant. L’araire et la charrue
sont tous deux adaptés aux sols et aux climats où ils sont utilisés. L’araire est principalement utilisé dans le
milieu méditerranéen car il est le mieux adapté au sol. Il n’y a pas de charrue en Méditerranée.
Dans les sols fortement gazonnés, le travail de l’araire est pénible et incomplet. Il faut en effet creuser de
très profonds sillons pour désherber, ce dont l’araire est incapable. Le cultivateur méditerranéen recherche au
contraire une jachère nue, notamment en pratiquant un labour de fin de printemps qui permet d’éliminer les
mauvaises herbes avant que les graines n’aient pu se disperser. La pluie est rare autour de la Méditerranée, il
serait donc préjudiciable de creuser de profonds sillons qui sécheraient le sol; avec un araire et le labour
superficiel qu’il effectue, l’eau reste dans le sol et ne s’évapore pas; de plus, en Méditerranée, le peu de pluie
empêche le développement de sols gazonnés.

La charrue est adaptée à la végétation des friches herbeuses de l’Europe tempérée, des sols gazonnés
rendus résistants par le feutrage des racines de l’herbe qui les recouvre. Forte résistance du sol herbeux.

32
3.1. La charrue

Les données archéologiques datent l’apparition de la charrue dans les plaines continentales de l’Eurasie dès
le tout début de notre ère. Les deux éléments essentiels sont l’avant-train à roues (carruca), et l’ensemble
composé du coutre et du soc. Les roues permettent au système de se stabiliser.

La charrue, au lieu d’ouvrir le sol, retourne celui-ci. Un sillon est


créé. La traction au démarrage est de 250 kilogrammes.

L’avant-train permet la réalisation de labours peu profonds. Le coutre permet un labour tranché, c’est-à-
dire l’obtention d’une tranche de terre, qui peut être retournée et déposée sur le côté au moyen d’un versoir.
Ces deux organes font de la charrue l’instrument par excellence du défrichement de sols gazonnés, comme
ceux qui se développaient durant les longues jachères.

Le coutre précède le soc et le versoir. La présence de cet ensemble explique la présence du charriot devant.
La terre est retournée complètement. La charrue est un instrument de labour asymétrique.

Les sols souvent plus compacts et gazonnés exigent une plus grande force de traction pour le labour. Celle-
ci est assurée par des chevaux (tardivement au Moyen Âge) ou par une ou plusieurs paires de bœufs:
 Labourage d’une terre en jachère (selon outil et profondeur): 90 à 170 Kgf (en palier)
 Force disponible:
• Un animal=60/80 Kgf;
• Une paire=110/150 Kgf;
• Deux paires=185/246 Kgf.

Les semailles sont enterrées à la herse. Herse et charrue font partie du même ensemble d’innovations par
lequel les systèmes agricoles de l’Europe tempérée vont se distinguer du système méditerranéen à partir du Ier
millénaire de notre ère.

La diffusion de la charrue semble coïncider avec l’adoption d’un assolement triennal, caractéristique de
l’agriculture médiévale de l’Europe tempérée: jachère/céréale d’hiver/céréale de printemps. D’après François
Sigaut, ce qui caractérise ce système, « c’est que les grains pour les hommes et les grains pour les animaux
alternent dans les mêmes terres, occupent les mêmes surfaces ».

33
La propagation des outils aratoires lourds signifie forcément une restructuration en profondeur des
paysages ruraux. L’usage de la charrue, engin long, lourd et encombrant, qui tourne difficilement, a imposé une
modification de la forme des parcelles vers des champs découpés en lanières régulières, aussi allongés que
possible. Les champs ne sont plus quadrangulaires du tout. Ils sont plus longs que larges (20X185 mètres) car il
y aurait d’importants problèmes de condition de travail si ce n’était pas le cas.

La cultura est un grand champ composé de différentes planches accolées les unes aux autres. Si on laboure
d’un côté et puis de l’autre, dans l’autre sens, on réalise un canal de drainage au centre.

3.2. Les systèmes à jachère et culture attelée lourde

L’introduction d’une rotation triennale signifie un recours beaucoup plus important à la biomasse pour
l’entretien des animaux de trait, difficile à mettre en œuvre sans recourir à la stabulation (séjour des bestiaux
en étable) et à l’extension des prés de fauche. L’accroissement du troupeau et le développement de la
stabulation ont pour conséquence un accroissement des disponibilités en engrais organique (excréments)
nécessitant des moyens de transport adaptés (chars attelés) (transport des engrais organiques vers les
champs).

Une rotation triennale devient ainsi possible sur les mêmes terres, dès lors que l’apport de fertilité permet
de cultiver une seconde céréale avec profit.

L’occupation du sol au profit de la céréaliculture s’en trouve intensifiée, ce qui peut se traduire par une
augmentation du produit agricole global (sauf déséquilibre cultural!).

L’augmentation du cheptel de trait signifie un recours beaucoup plus important aux fourrages, puisque les
animaux doivent être nourris après leur travail. C’est au IXème siècle qu’on trouve dans l’usage courant la
distinction entre prés de fauche (prata) et pâturages (pascua).

34
En même temps apparaissent les premières mentions de céréales récoltées à la faux, de l’avoine et de
l’orge destinées aux animaux, alors que les blés proprement dits, destinés aux hommes, resteront encore
longtemps récoltés à la faucille.

Ce système technique (soc, faux) nécessite une métallurgie avancée. Il entraîne de nouvelles formes
d’occupation du terroir: champs allongés adaptés au travail de la charrue, prairies et cultures destinés à la
fourniture de fourrages pour les animaux de travail; pâturages et feuillages pour l’entretien du gros bétail

La paire de bovins constitue l'unité de base de la ferme du laboureur. Une mesure traditionnelle, comme la
charrue du Bourbonnais correspond au terrain travaillé avec une paire de bœufs, la demie charrue, à celui
travaillé par une paire de vaches. Mais, le gabarit des animaux, les caractéristiques de résistance ou de profil du
sol, des labours beaucoup plus profonds, ainsi que le type de travail nécessité par les différentes façons
agricoles peuvent déterminer la constitution de trains d'attelage considérables, de deux à quatre paires de
bœufs.

Il existe deux classes de paysans: les manouvriers (=ceux qui travaillent à la main) et les laboureurs (=ceux
qui travaillent avec la charrue). Le système technique favorise l’existence de tenures de laboureurs. Celles-ci
doivent permettre:
 La transmission de génération en génération d’un savoir-faire (la conduite de l’attelage de labour) et
d’un capital d’exploitation
 L’entretien d’un troupeau de bovins permettant de maintenir l’attelage de travail, avec l’accès aux
prés de fauche et aux fourrages pour l’alimentation des animaux de travail et à des espaces de
pâturage pour les autres animaux
 Ces contraintes expliquent vraisemblablement le caractère héréditaire de la tenure et le caractère
collectif de la corvée de labour.

Il favorise l’existence de tenures de laboureurs … sans exclure l’existence de tenures cultivées à bras par des
manouvriers.

4. La part de la nature

L’historien ne peut souvent étudier les richesses produites par un agrosystème qu’au travers des archives
écrites qui s’occupent presque exclusivement des prélèvements opérés au profit des élites.

Dans la trilogie paysagère, l’ager et la culture des céréales contribuent pour une part essentielle au
prélèvement seigneurial.
Il serait imprudent d’en conclure qu’ils occupaient une place aussi considérable dans les activités productives et
l’alimentation des paysans:
- Pour les paysans, le jardin entourant la maison, le petit élevage domestique et les ressources tirées des
espaces non-agricoles constituaient des ingrédients indispensables à leur survie quotidienne.
- Le saltus et la silva constituaient également un apport fondamental dans les pratiques d’autoconsommation
des paysans-cultivateurs.

L’accès à l’inculte (terres libres où chacun peut aller cultiver) est donc un enjeu essentiel des luttes
sociales entre les paysans et ceux qui les dominent.

35
Ce sont moins les droits de propriété que les droits d’usage qui comptent dans la société médiévale : le
droit de pâturer, pêcher, chasser, ramasser ou couper du bois ; et lorsque ces droits d’usage sont reconnus, à
qui et à quel prix ?

La sauvegarde de ces droits d’usage et leur réglementation, les modalités de partage et de taxation des
communaux et la nécessité de les défendre contre les empiètements du seigneur et de ses agents ont soudé les
communautés rurales, tout en favorisant aussi des réflexes de protection comme la limitation de l’installation
de nouveaux venus ou l’exclusion de certains groupes dans la population.

Les espaces naturels et leur exploitation par les communautés paysannes subissent la double pression des
défricheurs dans le mouvement irrépressible d’extension des terroirs céréaliers et des propriétaires, soucieux
de se réserver l’usage de la sylve, en la transformant en forêt11.
A long terme, c’est la logique de la privatisation des espaces communautaires qui l’a emporté.

La confiscation progressive de l’inculte par les seigneurs a provoqué un immense traumatisme dans les
campagnes :
Citation de Pierre Bonnassie : « Non seulement cette appropriation de la forêt privait les humbles d’une part
essentielle de leurs ressources, mais elle leur barrait l’accès au lieu mythifié de la liberté. Les confinant à la seule
glèbe, site exclusif du travail, les encellulant sur les finages, elle mutilait leurs rêves »

11
La notion de « forêt » (le latin ‘forestis’ est construite à partir de l’adjectif ‘foris’ = mis en dehors) pour
signifier un territoire mis en défens où la chasse et généralement l’accès sont réservés au roi.
Il apparaît pour la première fois en Ardenne au milieu du VIIe siècle.
36
DEUXIEME PARTIE : APPROCHE STATIQUE DES SOCIETES EUROPEENNES AVANT
LA REVOLUTION INDUSTRIELLE

Chapitre IV. Le poids des hommes

1. Introduction

Le fonctionnement de tout système économique peut être abordé de deux points de vue: celui de la
demande (règle le nombre de consommateurs) et celui de l’offre. Les distinguer sert aux besoins de l’analyse,
sans plus. Ici, on va plus parler en termes de demande.
Dans une économie de subsistance (dans laquelle l’autoconsommation est importante), le premier élément à
envisager dans la description et l’analyse de la demande est la population.

Citation de Robert Fossier: « Le nombre des bouches ou le nombre de bras est la clé de toute structure qui
supporte les hommes, production, consommation, hiérarchie et même mentalité »
→ Le fait démographique est fondamental du point de vue humain.

2. La quantification inaccessible

Comment estimer le nombre des hommes en l’absence de chiffres ? La plupart des historiens tentent de
répondre à cette question. Conjecture démographique présente. En science humaine, le chiffre de cette
conjecture a une survaleur. On tente de créer une illusion de réalité. Les conjectures démographiques ne sont
pas basées sur des indications valables.

Pour les périodes anciennes, les conjectures démographiques se sont multipliées sur base d’informations
indirectes et hétérogènes tirées de l’archéologie, la toponymie, la documentation fiscale, etc. On peut citer un
exemple en se basant sur la toponymie. En effet, quand on retrouve beaucoup de toponymes allemands dans
une région, on pense souvent qu’il y a eu une invasion allemande dans cette région. Il y aurait donc une forte
présence d’Allemands dans cette région. Cela n’est pas forcément le cas car la langue des vainqueurs se répand
souvent rapidement. Le sérieux de la méthode est discutable.

Ces approches donnent des indications intéressantes du point de vue qualitatif (par exemple sur l’état de
santé), mais sont inefficaces pour reconstituer la taille des populations anciennes. Aujourd’hui, le domaine du
qualitatif a des « armes » importantes provenant de l’archéologie et surtout de l’étude des restes osseux
humains (=paléoanthropologie). On va être capable d’observer, dans les populations anciennes, un certain
nombre de pathologies indiquant l’état de santé de la population (ex: déformations congénitales). On peut
également, via les trois marqueurs de malnutrition, identifier les maladies bien précises des populations
anciennes. Les trois marqueurs de malnutrition sont l’hypoplasie (=dents avec stries dessus. Les stries
correspondent à un stress dans la croissance de la dent. Chaque strie a été « formée » lors d’une période de
disette importante), le cribra orbitalia (=os « poreux » de l’arcade sourcilière) et le spina bifida (=déformation
caractéristique de la dernière vertèbre). Etude en qualité et non en quantité.

A partir de quand est-il possible de « produire des chiffres » ? En matière de démographie, l’ère
ème
préstatistique ne commence guère qu’au XIV siècle. A ce moment-là, les données chiffrées indirectes se
multiplient (cadastres, listes de feux (=sources fiscales), de contingents militaires…), mais restent ponctuelles. Il
y a une forte sous-estimation de ces chiffres. Ces derniers sont dus à la production sociale → pas une mesure
37
objective de la population. En effet, il existe peu de séries chiffrées particulièrement grandes. Les premières
véritables données sérielles n’apparaissent qu’au XVIème siècle. A partir de la Réforme, l'enregistrement des
baptêmes, des mariages et des décès se généralise. On a des donnés continues. Chaque église cherche alors à
dénombrer et à contrôler ses fidèles. Données locales.

Une loi sur le recensement général fiscal, le Catasto, permet d’étudier en détail la population florentine en
1427. Il n’y a pas de données avant ni après cette date. Cela limite l’action. Il s’agit d’une source précieuse au
niveau de la qualité des données mais pas au niveau de la quantité.

Les registres paroissiaux constituent la principale source pour étudier la démographie d’Ancien Régime mais
ils ne sont pas exhaustifs.

Pour voir apparaître les premiers recensements à l’échelle d’un pays, il faut attendre la fin du XVIIIème siècle.
Ces pays sont caractérisés par une prépondérance économique. Au niveau des pouvoirs publics, des
préoccupations statistiques apparaissent peu à peu, d'abord localement, ensuite à l'échelle des États. Les plus
anciens recensements conservés sont ceux de Venise (1509), de la Hollande et de la Frise (1514), de Rome
(1526), etc. La Suède est le premier pays du monde à lever le secret statistique. Elle publie pour la première fois
en 1762 les résultats du recensement général.

La richesse en hommes d'un État est considérée comme un secret stratégique, pour des raisons militaires:
en mai 1789, le pasteur Waser qui avait calculé et publié à plusieurs reprises la population du canton de Zürich
fut arrêté, accusé de haute trahison et décapité.

Avant la révolution industrielle, toute évaluation globale de la population relève donc de l’approximation,
souvent aventureuse: il faut donc procéder par ordre de grandeur. Les mathématiciens appellent cela la
magnitude (« le phénomène que j’observe est de l’ordre de… »). La magnitude se compose d’un facteur 10.

L'idée de recensement triomphe en Europe à partir de la première moitié du XVIIIème, mais les données
solides restent rares avant le XIXème siècle. C’est trop tard car les données sont établies après le transfert de
population. Le premier recensement général de la population en France se fait en 1800-1801.
Le royaume des Pays-Bas effectue en 1829 le premier recensement général de la population sur le territoire
de la Belgique. En 1849, la Belgique est l’un des premiers Etats européens à organiser le recensement au
moyen des méthodes modernes de la statistique, sous l’impulsion d’Adolphe Quételet (1796-1874). Ce dernier
est considéré comme un des pères fondateurs de la statistique.

3. Les grandes phases de l’évolution démographique

Les ordres de grandeur mesurés par les historiens des populations européennes suggèrent que la
population de l’Europe est demeurée relativement petite jusqu’au XVIIIème siècle. Cette situation ne traduit pas
une stagnation de la population mais est le résultat d’une évolution en dents de scie, avec des périodes de
poussée et de crises démographiques importantes.

Graphique: La taille de la population reste basse jusqu’en 1850 où le


régime démographique a du se modifier.

38
Graphique: Une augmentation globale dans le long terme Le
choix de l’échelle donne cet aspect de pente. Il faut utiliser une
échelle logarithmique pour éviter cela. Il s’agit d’une
augmentation globale mais également d’un mouvement très
lent avec des retours brutaux en arrière. Une croissance
ème
progressive est à noter à partir du VIII siècle pour atteindre
un premier pic au début du XIVème siècle (la population
ème
européenne au XVIII siècle oscille entre 22-25 millions
d’habitants; au XIVème siècle, elle atteint 74 millions
d’habitants). Phénomène de croissance progressive. Il a fallu
600 ans à la population de l’Europe pour tripler.

Dans cette évolution de la population, deux grandes crises


démographiques sont discernables, correspondant à des périodes de
pandémie: la Peste justinienne et la variole aux VIème-VIIème siècles, la
Peste Noire de 1347 à 1353. Ces deux crises ont ainsi provoqué une
forte chute de la population (30 millions d’habitants au VIème siècle,
mais plus que 22 millions au VIIème siècle; 74 millions d’habitants en
1340, mais plus que 52 millions en 1400). De plus, l’hémisphère nord
dut faire face à une dégradation rapide du climat entre 1300 et 1350
(voir graphique).
Les estimations des historiens sur la mortalité consécutive de la
Peste Noire de 1347-1349 varient de 30 à 50% de la population, selon
les pays.

Entre le XVème siècle et 1800, c'est-à-dire en quatre siècles, la


population européenne serait passée de 60 à 180 millions d'habitants: elle aurait donc triplé. Phénomène ayant
une grande importance. Il s’agit d’un changement profond du régime démographique. Mais cette poussée
démographique n'a pas été continue. Le taux moyen annuel de croissance aurait été de:
 3 ‰ au XVème siècle;
 2 ‰ au XVI siècle;
ème

 1,8 ‰ au XVII siècle;


ème

 3,1 ‰ dans la 1ère moitié du XVIIIème siècle;


 5 ‰ dans la 2ème moitié du XVIIIème siècle.

Les démographes parlent à propos de l'accélération de la croissance démographique à partir du XVIIIème


siècle de transition démographique.

Graphique: La transition démographique


la théorie de la transition démographique part d’un constat simple à
savoir que les variations spatiales de la mortalité et de la natalité sont
dues à des différences d’évolution démographique. Le schéma de la
transition démographique est un modèle spatio-temporel permettant de
décrire le passage d’une population ayant des taux de natalité et de
mortalité élevés à une population ayant des taux de natalité et de
mortalité faibles. L’hypothèse de base de la théorie de la transition
démographique est que toutes les populations du monde vont évoluer de
la même façon, avec des décalages de calendrier dans cette évolution.

39
Dans le premier stade de la transition démographique, en Europe (1750-1820), la natalité est demeurée
élevée, tandis que la mortalité régressait de manière significative, entrainant une croissance rapide de la
ème
population. Dans le 2 stade, la natalité décline de manière importante →augmentation globale de la
population possible.

4. Equilibres et déséquilibres:

La démographie d’Ancien régime est caractérisée par une natalité et une mortalité élevée. Cela provoque le
fait qu’il y ait peu de capacité pour la population de croître. Ce sont les fluctuations de la mortalité qui sont
l’élément structurel du régime démographique. Le nombre de décès peut quintupler, voire décupler d'une
année à l'autre. Les effets sur la population sont terribles car la mort touche toutes les personnes: jeunes et/ou
âgées. Si une jeune personne décédée, il n’y a pas de possibilité de descendance → effet néfaste pour la
population.

Les crises de mortalité, élément structurel du régime démographique, scandent de leurs séquences
ininterrompues la conjecture démographique, et rendent nécessaire un ajustement permanent des autres
variables démographiques, nuptialité, fécondité et natalité, afin de rétablir un équilibre constamment rompu.
Ces variables influencent le comportement de la population face aux taux de mortalité élevé.

La composante principale de la mortalité normale est celle des enfants: jusqu'au XVIIIème siècle, 40 à 50 %
des enfants n'atteignent pas leur cinquième anniversaire. La mort des enfants est tellement naturelle qu’on ne
l’a représente pas ou peu à l’époque.

La fécondité varie fortement dans le temps et dans l'espace entre un maximum biologique théorique et des
valeurs beaucoup plus basses, en fonction:
 de l'âge au mariage des filles → élément fondamental influençant la fécondité
 de la période de fertilité des femmes → variant selon des paramètres biologiques. En période
de famine, par exemple, le cycle menstruel s’interrompant suite à des stress alimentaires
 des intervalles inter génésiques qui sont principalement influencés par la pratique et la durée
de l'allaitement maternel
 de la durée et de la stabilité du mariage → forme de comportement social
 de la proportion des naissances extraconjugales

Le taux de fécondité générale est calculé en faisant le rapport du nombre total d'enfants vivants à la
naissance par le nombre moyen de femmes fécondes (c'est-à-dire entre 15 et 50 ans) pour une année donnée.

Le mariage relativement précoce est encore fréquent au XVIème siècle, mais tend à disparaître dans de
nombreuses régions européennes au début du XVIIème siècle. Dans les campagnes normandes, les épouses se
ème ème
mariaient en moyenne à 21 ans vers 1550, à 25 ou à 26 ans aux XVI et XVIII siècles. L’âge au mariage de
l’époque est proche de l’âge au mariage actuel. Chiffre étonnant! Il s’agit de comportements sociaux de la
régulation de la population.

L’allaitement maternel diminue la mortalité infantile et augmente l’intervalle entre les naissances. Au-delà
de la durée et de la stabilité du mariage, la proportion des naissances extraconjugales est un élément clé de la
fécondité.

40
Tableau « Les maitres de la Suprême Charité de Bruxelles », Pierre Meert, 1644:
Les quatre maitres distribuent du pain et des draps aux pensionnaires des
« enfants trouvés ». Les enfants portent une robe aux couleurs de la ville, rouge et
verte. Il s’agit d’une charité ostentatoire.

Le niveau des naissances illégitimes, la misère et la stigmatisation des femmes explique l’importance de
l’abandon d’enfants jusqu’au milieu du XIXème siècle. Le taux de mortalité des enfants dans les orphelinats est
très élevé.

La mortalité, maîtresse du régime démographique :


Le facteur essentiel qui rend compte de la stabilité relative de la population européenne avant la révolution
industrielle est la mortalité. La mortalité normale permettait une croissance lente et régulière de la population.
Ce sont les phases de mortalité catastrophique qui expliquent des régressions brusques et profondes (la grande
épidémie de peste de Londres – 1665 ; …). Ces crises expliquent une évolution en « dents de scie » qui
constitue une source permanente d’instabilité pour le système économique et la société.

5. Structures familiales

L’étude de la composition des ménages a nécessité l’élaboration d’une typologie et d’un vocabulaire précis
pour décrire les groupes familiaux.

Des grandes familles dans le passé?


Contrairement à nos préjugés, le modèle de la famille nucléaire, composée d'un couple et de ses enfants,
installé sur une exploitation familiale, prédominait depuis le début du Moyen Age (cf. tableau ci-dessus).

41
Dans l'Europe préindustrielle, la taille du ménage se situe le plus souvent entre 4 et 5 personnes:
 Ces chiffres apparaissent déjà dans les sources démographiques du Haut Moyen Âge, les
polyptyques
 Les très grands ménages (il faut se garder d’oublier qu’il s’agit en réalité des membres du
ménage en vie au moment du recensement!) y sont l’exception
 Le nombre moyen des enfants en vie s’élève lentement avec la taille moyenne des
exploitations agricoles. Dans le monde médiéval, les familles et les couches sociales les plus
favorisées par la fortune étaient aussi celles qui élevaient le plus grand nombre d’enfants
 Dans un monde très éloigné des campagnes carolingiennes, celui du Catasto florentin de
1427, l’historien constate les mêmes réalités démographiques
 Les segments de la société les plus pauvres étaient plus sensibles que les riches aux
fluctuations économiques à long terme
 Les temps difficiles retardaient les mariages parmi les déshérités et décourageaient la
procréation

Le nombre d’enfants s’élève significativement avec la


superficie moyenne du manse, avec le niveau de fortune
et le rang social. De plus, la composition du ménage et sa
taille fluctuent en fonction de sa morphologie, de son
cycle de vie et des circonstances extérieures
Lorsque, après une crise de mortalité ou une famine,
l’homme se fait rare, on voit se resserrer les solidarités
familiales et se modifier les rythmes: mariages plus
précoces, accélération des naissances, etc.

La prédominance de la famille étroite s’explique par la structure de l’économie paysanne assise


principalement sur la petite exploitation familiale confiée à un ménage nucléaire avec ses enfants. La
transmission de l’exploitation se fait alors suivant la règle de primogéniture qui réserve la succession à la lignée
masculine et à l’aîné, contraignant les autres occupants à migrer, par opposition aux régions où prédomine le
système de la ‘maison’ (ex: Pays basque) où les fratries cohabitent sous l’autorité de l’aîné.

42
CHAPITRE V. DEMANDE, CONSOMMATION ET SYSTEME ECONOMIQUE

1. Besoin, marché, production et consommation

Dans ce chapitre, on va se consacrer au système économique vu au niveau de la production et de la


consommation. On se libère des aprioris de la méthodologie économique.

Le fonctionnement d’un système économique est dominé par la production et la consommation. Les outils
d’analyse varient en fonction d’a priori méthodologiques ou idéologiques:
 Concepts et théories de l’école néo-classique
 Idée d’une altérité des sociétés antérieures à la « Grande transformation » (Polanyi)
 Opposition entre sociétés traditionnelles et industrielles (Durkheim), milieu naturel des
campagnes et milieu technique des villes (Friedman), société paysanne et société globale
(Mendras).

Une des difficultés principales à laquelle nous confrontent les sociétés anciennes, c’est le décalage entre les
concepts économiques modernes et leur signification possible dans un contexte temporel donné: marché(s),
biens, besoins, monnaie, etc. Il existe une certaine ambiguïté entre les différents termes. Un effort est
demandé à l’historien qui doit avoir une réflexion sur le vocabulaire qu’il emploie.

1.1. Notions préliminaires

La notion de besoin :
On entend par besoin toute aspiration de l’homme et par bien tout moyen de satisfaire un besoin.
L’aspiration vise-t-elle toujours un bien matériel? D’après les économistes les plus classiques, les besoins
revêtent un caractère économique quand ils font appel pour leur satisfaction à des moyens limités. De même,
les biens ne sont économiques que s’ils sont rares par rapport aux besoins à satisfaire.
Les besoins primaires (se nourrir, se vêtir, se loger!) correspondent à la quantité de biens nécessaires à la survie
et à la reproduction de l’Homme. Les Etats-Unis se sont occupés de cette question car la grande majorité de la
population mondiale n’est pas apte à satisfaire les besoins primaires.

Alors que cette définition pourrait renvoyer à des quantités relativement stables de biens, en matière de
besoins, l’économie politique accepte au départ le double postulat de leur satiabilité et de leur infinité:

 Satiabilité: tout besoin pris isolément diminue d’intensité au fur et à mesure qu’on le satisfait,
et finalement disparaît par satiété
 Infinité: cette notion peut être critiquée en montrant qu’il ne s’agit pas d’un postulat ‘naturel’
nécessaire à l’analyse de tout système économique, mais d’une construction sociale destinée
à justifier la nécessité d’un développement économique illimité (déjà postulée par Adam
Smith).

L’économie politique est en partie une science mais avant tout, une idéologie.
Citation de Condillac, « Le Commerce et le Gouvernement considérés l’un relativement à l’autre », 1776: « Une
chose n'a pas une valeur parce qu'elle coûte, comme on le suppose; mais elle coûte, parce qu'elle a une valeur.
Je dis donc que, même sur les bords d'un fleuve, l'eau a une valeur, mais la plus petite possible, parce qu'elle y
est infiniment surabondante à nos besoins. Dans un lieu aride, au contraire, elle a une grande valeur; & on
l'estime en raison de l'éloignement & de la difficulté de s'en procurer. En pareil cas, un voyageur altéré
donnerait cent louis d'un verre d'eau, & ce verre d'eau vaudrait cent louis. Car la valeur est moins dans la chose

43
que dans l'estime que nous en faisons, & cette estime est relative à notre besoin: elle croît & diminue, comme
notre besoin croît & diminue lui-même » → Condillac est un économiste et philosophe. Il invente la théorie de
la valeur. Avant lui, le prix fixait la valeur. Avec lui, la valeur fait le prix. Les besoins diminuent d’intensité au fur
et à mesure qu’on les comble. La valeur des choses peut diminuer en fonction de la manière dont on gère les
besoins de cette chose. Pour Condillac, les choses n’ont pas de valeur absolue.

La notion d’utilité marginale :

Le postulat de satiabilité est à l’origine de la notion, fondamentale en économie, d’utilité marginale découverte
par Condillac en 1780.

La loi d’utilité marginale pose que « toutes autres choses restant égales, l’utilité marginale d’un bien
diminue avec sa quantité ». La valeur résulte ainsi de la disponibilité d'un bien en un endroit donné.

En pratique, nos aspirations sont donc sans limite. Mais les ressources sont, elles, limitées. Il en résulte à
tout moment l'obligation de faire des choix et de fixer des priorités, à partir de considérations économiques,
politiques, religieuses, éthiques, sociales, sanitaires, environnementales … A tout moment, l’homme est
confronté à des choix. Quel est le besoin que la société ou l’individu va satisfaire? Problème de choix et de
priorité.

La notion de demande effective:


Pour accéder au marché, il faut un pouvoir d’achat! La demande effective ne dépend pas de l’aspiration
vers ce bien mais du pouvoir d’achat. Sans pouvoir d’achat, on est ignoré du marché. La société peut exclure de
la consommation certaines couches importantes de la société via le pouvoir d’achat.
Un homme affamé peut désirer de la nourriture avec une intensité énorme, s’il ne possède pas le pouvoir
d’achat pour satisfaire ce besoin vital, le marché l’ignorera tout simplement.

Puisque le pouvoir d'achat dépend des revenus, il en résulte que, étant donnés une certaine quantité de
besoins, tant privés que publics, et un ordre de priorité, le niveau et la structure de la demande effective est
déterminée par:
 le niveau de revenu.
 la distribution des revenus (entre individus et institutions, entre privé et public).
 le niveau et la structure des prix.

44
La loi de substitution: lors de la grande famine de la pomme de terre en Irlande en 1845, les familles qui en
consommaient de grandes quantités parce qu’elles étaient trop pauvres pour acheter beaucoup de viande se
mirent à consommer davantage de pommes de terre à prix élevé. La pomme de terre s’est substituée au
produit plus ‘noble’. On observe ce type de substitution dans le cas des grains, de la céréale la plus ‘noble’ vers
la plus commune, ce qui entraîne une augmentation proportionnellement plus importante des produits de
base. La loi de substitution n’a pas fonctionné en Irlande car il n’y a pas eu de substitution à la pomme de terre.

1.2. Analyse des besoins

Les besoins doivent être analysés en termes économiques et culturels. Il ne faut pas qu’une chose soit
matérielle pour être un besoin.
La quantité et la qualité des besoins globaux d’une société varient en fonction de différents paramètres:
 la taille de la population.
 la structure de la population par âge, sexe et occupation.
 de facteurs géographiques.
 de facteurs culturels.

Besoins, aspirations et demande effective :


La relation entre besoins et facteurs socioculturels est beaucoup plus complexe à analyser.
Déjà en 1776, Adam Smith avait été frappé par le paradoxe de l’eau et des diamants: l’eau bien
qu’indispensable à la vie, a peu de valeur aux yeux des hommes, alors que les diamants, qui sont superflus en
ont beaucoup!
Ce paradoxe explique qu’il faille parler (au-delà de la notion de rareté) de la valeur subjective d’un bien. La
relation entre biens et besoins ne dépend pas uniquement de facteurs économiques, mais aussi et très
largement, de facteurs culturels.

1.3. Consommation et facteurs culturels

Les interdits alimentaires, sociaux ou religieux, jouent un rôle important, avec des impacts considérables en
matière de production et de consommation, voire d’emploi.
L’historien de l’économie doit donc être attentif aux systèmes de valeurs (à la culture) d’une société donnée
dans l’étude des besoins et, plus généralement, de la demande effective de biens et de services.

Par exemples :
 Alors que le monde arabo-musulman a progressivement adopté la prohibition du vin (le Coran, XVI,
69, interdit de se rendre ivre à la prière), sa consommation rituelle est au centre des pratiques
religieuses des Chrétiens, répandant la viticulture avec le christianisme.
 Le refus de consommer du lait frais de vache et le recours à des nourrices crée une demande et un
marché du travail tout particulier, mais génère aussi des rapports mère/enfant différents!
 Les gens étaient persuadés que la consommation de légumes frais engendrait des humeurs malignes,
cause de fièvres et de mélancolie! La conséquence de ces idées médicales, tirées de Galien, était qu’il
y avait une faible demande de fruits et de légumes et que la population souffrait d’avitaminoses et
d’un état préscorbutique. La théorie galénique des humeurs a suscité pendant des siècles une
demande importante de sangsues.

45
2. La dimension extra-économique de la notion de besoin

2.1. Biens et besoins immatériels

Jusqu’à présent, nous avons considéré la notion de besoin du point de vue matériel. Mais, la consommation
n’est pas limitée aux produits et aux objets matériels.
 Les hommes produisent, échangent et consomment des biens immatériels.
 Malgré la rareté des ressources matérielles au Moyen Age, des biens politiques ou religieux
peuvent être regardés par certains comme des objets de première nécessité.
 Face aux grandes famines de l’époque carolingienne, la première mesure d’urgence
préconisée par le roi dans les capitulaires carolingiens était des prières demandées à l’Église.
 Jusqu’au VIIème siècle, des objets précieux étaient aussi destinés aux morts, qu’il faut donc
considérer « comme une catégorie importante de consommateurs dans un système
économique qui se déployait largement dans le surnaturel! » (Duby) Il s’agit, en fait, de la
manifestation publique de la puissance du mort et de l’étalage de sa richesse.

Les biens politiques sont constitués de fonctions, de positions, de faveurs distribuées


par le souverain et/ou possédées par un individu ou un groupe familial (cf. Charles le
Chauve ci-contre). Cela permet la transmission des biens et de la puissance de
génération en génération.

Ce ne sont pas que les rois qui sont enterrés avec des objets précieux. Cela se
remarque dans toutes les classes sociales (ex: tombe du forgeron Hérouvilette ci-
contre, il est enterré dans son statut d’artisan et de guerrier). L’interprétation de telles
tombes est donc difficile.

2.2. Les échanges avec l’Eglise

A partir de l’époque carolingienne, les échanges entre les laïcs et l’Église empruntent les formes sociales du
don/échange: des dons terrestres contre des valeurs célestes.

En période de grande mortalité ou, simplement à l’approche de la mort, les nantis ouvraient largement
leurs bourses, par peur de l’Enfer ou pour des motifs plus nobles. Le christianisme catholique est une religion
du salut, du rachat. Il n’est jamais trop tard pour obtenir le rachat de ses péchés. Mise en place de la pratique
de la confession qui aboutit au pardon. La manière permettant d’obtenir le pardon est la pureté de la volonté
d’obtenir celui-ci. Les dons ne sont pas donnés pour acheter son pardon mais pour se sauver de l’Enfer grâce à

46
ses bonnes actions. Il va se mettre en place tout un système de transactions, basé sur les dons et les échanges
entre Dieu et les hommes via l’intermédiaire de l’Eglise. Le christianisme protestant prône que seul Dieu
choisit qui sera sauvé ou non. Seule la foi peut nous sauver de l’Enfer. Pas de rédemption par rachat possible.

ème
Après le déclin des dépôts funéraires au VII siècle et l’indifférenciation des dépouilles qui coïncident avec
le culte chrétien des morts, de nouvelles pratiques se développent comme les offrandes pour le repos de l’âme
des défunts, des pratiques de commémoration ou la position du défunt au sein des espaces sacrés. On peut
citer, pour exemple, le reliquaire de Charles le Téméraire (1467). Il s’agit d’un geste public car tout le monde
voit le cadeau offert à la ville de Liège. C’est également une manifestation de sa puissance et le rachat de ses
fautes.

L’échange direct :

L’échange direct est un système d’échanges entre les


fidèles (=consommateurs du Salut) et Dieu. L’échange
passe par un médiateur. Les fidèles donnent les offrandes
à ceux qui sont chargés de prier pour le Salut (=moines).
Ce système se met en place progressivement. Les moines
offrent des services spirituels en échange de biens
matériels. Le fidèle « achète » les services spirituels.

L’échange direct recule progressivement au Moyen Âge, avant d’être condamné par la réforme grégorienne
comme une forme dangereusement proche de la simonie. L’accusation de simonie dénommait l’achat des
services spirituels.

La médiation par les pauvres :

On s’adresse à ceux qui ont fait vœu de chasteté


spirituelle (=moines, chanoines) pour qu’ils s’occupent
des pauvres à la place du fidèle. L’église développe une
théorie pour que les fidèles connaissent la place de
l’Eglise dans le système de médiation par les pauvres. On
ne se trouve plus dans le cas de simonie car il s’agit de la
charité pure dans un cadre de prière. L’Eglise devient la
représentante des pauvres.

Dès le haut Moyen Âge, les théologiens sont de plus en plus nombreux à défendre l’idée que l’aumône faite
aux pauvres permet d’effacer les péchés. L’analogie entre les pauvres et les religieux impose progressivement
le don par l’intermédiaire de l’Église comme la voie la plus profitable de la charité puisqu’elle combine à
l’aumône, la prière salvatrice. Il faut agir, comme pécheur, dans le sens du Christ afin de racheter ses fautes et
gagner le Salut.

La ‘tunique’ de la reine Bathilde (680/681): il s’agit probablement du linceul de la reine,


représentant les bijoux destinés par la reine à la fabrication d’une croix d’autel et à la distribution
d’aumônes aux pauvres. Bathilde fonde un monastère et elle en devient l’abbesse. Elle offre ses
bijoux à ce monastère. En portant ce linceul, tout le monde pouvait voir son acte de générosité.

47
La dette préalable :

Le don le plus pur repose sur la dette originelle que les hommes ont à l’égard de Dieu.

Le Salut est quelque chose que l’on veut, comme si l’on n’avait
aucune dette envers Dieu dès la naissance. Mais, dès la naissance,
on porte les péchés du monde en soi. On doit se libérer de cette
dette immense par des actions régulières (=dimes). Par la dime, les
fidèles se déchargent de leur dette préalable.
Dès le Xème siècle, la dime se généralise comme un impôt. Ce
dernier disparait, dans nos régions, à la révolution française
(XVIIIème siècle). Entre 1790-1791, l’Eglise perd la dime mais l’Etat
est obligé de payer les ministres du culte.

La dime représente 10% de toutes les richesses et notamment des usufruits de la terre. Quand les fidèles
payent la dime, la somme d’argent va au personnel de l’Eglise et à sa restauration, son entretien. La dime est
un prélèvement au niveau local. Le prêtre est accompagné de fonctionnaires lors de la récolte de la dime. En
Angleterre et en Italie, la dime reste présente jusqu’au XXème siècle.

2.3. Charité et fortunes ecclésiastiques

La générosité des puissants accumule des richesses considérables dans les mains de l’Église.
Au IXème siècle, celle-ci détient sans doute plus de 20 % des richesses dans le monde franc, avant les spoliations
entraînées par les incursions des Normands et les méfaits des laïcs
Au XVIème siècle, la confiscation des biens des monastères anglais a fait affluer et remis en circulation parmi les
élites des masses énormes de terres et de numéraire. Les richesses remises en circulation sont supérieures à
20% de la totalité des terres et de numéraire présents.

La question macro-économique essentielle est celle de l’importance de la charité (aumône et prières) dans
la redistribution des richesses. L’évaluation est difficile, car une partie de ces transferts charitables est
détournée par l’Église et échappe aux pauvres réels.

À la fin du Moyen Âge, les monastères anglais dépensaient moins de 3 % de leurs revenus pour les pauvres!
Le reste était dépensé pour « bien vivre ».

48
CHAPITRE VI: DONS, ÉCHANGES, RECIPROCITES

1. Marcel Mauss et la réciprocité


ème
Pour la majorité des historiens de l’économie jusqu’au milieu du XX siècle, la forme supérieure (et dans
une perspective évolutionniste, la fin dernière) de l’échange était le commerce et ses corollaires, le marchand-
entrepreneur et la recherche du profit. Ces postulats ont été bousculés par l’introduction des théories
anthropologiques sur la réciprocité (Malinovski, Mauss) dans la problématique de l’histoire économique et
sociale du Moyen Âge. Les échanges dans les premières sociétés se font sur base de la réciprocité. Ce sont des
échanges socialement dissimulées.

Mauss bouscule la vision du monde des sociologues et des anthropologues. Il met à bas l’explication de
l’économie via la théorie classique. L’œuvre de Mauss (1923-1924) introduit deux notions fondamentales dans
les sciences sociales:
 la notion de « fait social total ».
 l’idée que « Donner oblige ».

Les faits économiques comme le don-échange sont des faits sociaux totaux, c’est-à-dire qu’ils mettent en
branle la totalité de la société et de ses institutions. Dans les sociétés traditionnelles, on n’échange pas
seulement des biens, mais aussi des politesses, des festins, des rites, des femmes, des fêtes, des foires. De tels
phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux et même esthétiques.

Le don-échange est une forme de contrat social qui lie entre eux des collectivités ou des individus. La
circulation des biens, des personnes et des symboles est régie par l’enchaînement de trois obligations:
 Celle de donner.
 Celle de recevoir, d’accepter.
 Celle de rendre une fois qu’on a accepté.

Rompre avec une de ces trois obligations a une signification sociale importante. Il faut faire attention car
toutes les sociétés ne fonctionnent pas selon les mêmes modes sociaux.

ème
Mauss signale l’existence d’une 4 obligation, celle de donner aux dieux et aux hommes qui les
représentent. Elle obéit à une logique différente, puisque les hommes abordent les dieux en ayant déjà une
dette vis-à-vis d’eux et que les dieux sont libres de donner ou non (ex: dieux antiques).

L’anthropologue Annette Weiner a corrigé les schémas de Mauss en montrant que certains biens
échappent à l’échange généralisé. Ces choses « qu’on ne peut donner » sont destinées à transmettre et à
enraciner dans le temps des identités et des différences entre les individus et les groupes. Il existe des choses
que l’on ne peut pas donner. Les donations reviennent alors souvent au donateur initial.

2. Réciprocité et histoire médiévale

L’historien anglais Philip Grierson introduit en 1959 les idées de Mauss et de Malinovski dans l’analyse du
commerce au Moyen Âge. Pour lui, les alternatives au commerce étaient plus importantes que le commerce
lui-même. L’animation des échanges passait par d’autres formes d’échange: transferts unilatéraux de
propriété, comme le vol, le butin et la rançon, ou transferts volontaires (même s’ils pouvaient s’avérer
socialement obligatoires), comme le don ou l’aumône, la dot ou le douaire, les compositions judiciaires, etc.

49
Dons et charités (bien documentés par les sources) n’épuisaient d’ailleurs pas les autres formes possibles de
transferts de richesses (jeu d’argent, butin, rançon, potlatchs) sur lesquels nous sommes mal informés par la
documentation écrite.

Une loi du roi Ine de Wessex (†726) définit les différentes catégories d’agresseurs auxquels un propriétaire
peut être confronté: si moins de six hommes sont concernés, ce sont simplement des voleurs; s’ils sont entre
six et trente-cinq, ils forment une bande; s’ils sont plus de trente-cinq, ils font partie d’une expédition militaire.

Par rapport à l’idéal-type du don échange imaginé par Mauss, Grierson insiste moins sur la notion de
réciprocité et de don en retour que sur les formes de don-échange inégalitaires. Le don-échange ressemble au
commerce, mais son but n’est pas le profit, mais l’acquisition ou le maintien du prestige social et du pouvoir: le
gain consiste à placer d’autres en position de dette morale, en les obligeant à un contre-don équivalent ou à
l’accomplissement d’obligations de services et de dépendance. La réciprocité est une formidable arme de
guerre sociale.

Pierre Bourdieu analyse également le don comme l’acte fondateur d’une dette sociale, créatrice du principe
de la domination personnelle. Donner, ce n’est pas seulement partager ce que l’on a, mais aussi combattre
avec ce qu’on a. Pour les élites, le don-échange fonde leur domination sur des dettes impossibles à éteindre
par leurs obligés.

Fresques de l’entrée de l’hôpital Santa Maria della Scala à Sienne:


Distributions de pain et de vêtements par les bourgeois aux pauvres. Lien de
domination des bourgeois sur les pauvres. Lutte sociale dans laquelle la
domination est importante. Le mendiant est souvent représenté à même le
sol et non d’égal à égal.

Don et contre-don sont également au cœur des cérémonies d’engagement vassalique à partir du IXème
siècle. Le cœur du rituel d’engagement vassalique est constitué par l’abandon volontaire de sa personne par le
récipiendaire. Ce don de soi est symbolisé par le geste du futur vassal qui place ses mains jointes dans celles du
seigneur. L’échange se conclut par un contre-don du seigneur, constitué traditionnellement par un cheval et
des armes. C’est le contexte et la personnalité des participants qui fait la différence entre ce rituel entre égaux
en liberté et d’autres rituels comme la recommandation auxquels l’engagé va perdre sa liberté.

Hommage d’Harald roi des Danois Louis le Pieux raconté par Ermold le Noir (c.830): « Bientôt, les mains jointes,
il s’abandonna de son propre mouvement au roi. Et, avec lui, le royaume qui lui appartenait. Reçois-moi César,
dit-il, avec mon royaume qui t’es soumis. De mon plein gré, je me livre moi-même à ton service. Et César lui-
même accueillit ses mains dans ses mains honorables. Puis, César, suivant le vieil usage des Francs, lui donne un
cheval et des armes (…). Il fait présent à Harald, qui est maintenant son fidèle, de vignobles et de régions fertiles
(…) »
→ don symbolique amenant un contre-don
50
Un formulaire de recommandation (VIIIème siècle): « Celui qui se recommande au pouvoir (potestas) d’un autre.
Au magnifique seigneur un tel, moi, un tel. Attendu qu’il est tout à fait connu de tous que je n’ai pas de quoi me
nourrir ou me vêtir, j’ai demandé à votre piété (…) de pouvoir me livrer et me recommander à votre maimbour;
ce que je fais, à savoir que de cette manière que vous devrez m’aider et me soutenir aussi bien quant au vivre
quant au vêtement dans la mesure où je pourrai vous servir et mériter de vous. Et aussi longtemps que je vivrai,
je devrai vous servir et vous respecter comme peut le faire un homme libre et de tout temps que je vivrai, je
n’aurai pas le pouvoir de me soustraire à votre puissance ou maimbour; mais je devrai au contraire rester tous
les jours de ma vie sous votre puissance ou protection (…) »
→ Le personnage vient avec lui-même mais à la fin de l’échange, on ne le lui rend pas. Don de personne mais
dans un contexte différent que le texte d’avant.

3. D’autres manières de partager … ou d’instaurer la gratuité

Malgré l’absence de toute véritable source sur les formes de don parmi les dominés, il existe d’autres
formes de réciprocité. Il s’agit de dons horizontaux.

 Des textes émanant des élites évoquent pour les condamner l’existence d’associations
volontaires organisant sur pied d’égalité l’entraide mutuelle en cas de danger, pour assurer
des funérailles (confréries) ou répartir les risques dans des expéditions commerciales.
 La pierre angulaire de tels groupements est le banquet (les rites de partage alimentaire),
souvent associé au serment d’aide mutuelle qui symbolisent des liens horizontaux entre
égaux.

Frans Hals, Banquet de la milice de St-Georges, 1627

La sphère de la gratuité constitue également un thème sous-représenté par les sources écrites. Le droit de
glaner est, dans la vie paysanne, « une charité qui est passée des mœurs dans le droit (…). L’abandon des biens
laissés sur le sol après les récoltes est une des nombreuses vertus que les paysans observent sans rien dire »
(Maurizio, 1932)
→ Je ne donne pas mais je laisse prendre. La gratuité revient même dans une société marchandisée à
l’extrême.

Lévitique, 19,9 – 10: « Quand tu moissonnes sur la terre, tu ne dois pas faire la coupe des coins du champ et tu
ne dois pas ramasser la glanure de ta moisson. Tu ne grappilleras pas non plus ta vigne, et tu n’y ramasseras
par les fruits tombés mais tu les abandonneras au pauvre et à l’étranger, car je suis le Seigneur de votre Dieu »

51
CHAPITRE VII. LA REPARTITION DES RICHESSES

1. La distribution des richesses


L’Europe est caractérisée par de très fortes inégalités de fortune entre la masse des pauvres et des très
pauvres et la minorité des riches et des très riches. Cette pauvreté fondamentale des sociétés européennes
traverse toute la période pré-moderne, jusqu’à la révolution industrielle. Les richesses disponibles sont rares et
inégalement réparties. Elle concerne à la fois la répartition des richesses, les mécanismes de redistribution et la
distribution des revenus.

Ces immenses inégalités de richesse entre la masse et les élites du pouvoir suscitent la critique religieuse
dès les XIème-XIIème siècles. Cette critique fut d’abord individuelle, dans des ordres religieux comme les
Franciscains, par la promotion d’un idéal de pauvreté. La pauvreté n’est pas la destinée irrévocable de
l’homme. C’est un idéal de vie. On assiste à la déculpabilisation de la pauvreté. La richesse est un don de Dieu
et non une fatalité. Il faut savoir bien l’utiliser.
Elle fut ensuite, collective, dans certains mouvements issus de la Réforme protestante qui prônent
l’égalitarisme.
Toutefois, les courants protestants dominants réhabilitent la réussite matérielle, en discréditant le luxe au
profit de l’investissement.

Tableau de Pieter Aertens, « Echoppe de boucher », 1551: Par


la fenêtre, on aperçoit la Sainte Famille fuyant dans la
campagne. La Vierge donne l’aumône à un mendiant et à son
fils, exigeant peut-être une répartition plus équitable. Scène
critique violente car la plupart des chrétiens vont à l’église
quotidiennement au lieu de réaliser les vertus du Christ. La
richesse est une valeur qu’il faut partager. Avec le
protestantisme, on déculpabilise la richesse mais elle donne
une responsabilité.

Tableau de Rembrandt, « Le syndic des drapiers


d’Amsterdam, 1662: le luxe discret s’installe, d’une
génération à l’autre … L’accumulation de richesse devient un
fait acceptable. Transformation de l’image de production et
d’accumulation de la richesse.

Pour rappel, les revenus se subdivisent entre:


 les salaires (du travail).
 les profits (de l’entreprise).
 l’intérêt (du capital).
 et la rente (sur la terre).

52
Durant l’ère pré-statistique, on dispose d’informations individuelles et de données fiscales, sans vue
macroscopique.
 Des institutions (l’Église) ou des ordres (la noblesse, le clergé) disposent de privilèges d’immunité
fiscale.
 La richesse n’est pratiquement visible qu’à l’occasion de sa transmission (testament), en l’absence
d’impôt sur la fortune.
 À la fin du XVII siècle, les estimations de l’anglais Gregory King permettent pour la première fois
ème

d’approcher une évaluation macro-économique de la distribution des revenus en Angleterre.

Tableau: Répartition des revenus en


Angleterre d’après les calculs de
Gregory King, 1688 Division de la
société anglaise par Gregory King en 6
couches différentes. Si on prend les 5%
de la population la plus riche, on arrive
à 28% des revenus. Si on prend les 62%
de la population la plus pauvre, on
arrive à 21% des revenus. Tableau
contesté par les historiens. Répartition
inversée. Un petit nombre de
personnes possède beaucoup de
richesse et un grand nombre en
possède peu.

Graphique: L’inégalité des revenus en Angleterre d’après les


données de Gregory King 20% de la population détient 60% des
revenus. Les traits pointillés représentent la répartition parfaite. Ce
type de répartition, dans laquelle une minorité se partage la majorité
des richesses, suit le principe de Pareto.

Tableau: Enquête lombarde de 1555. Evolution des


stocks de grain en ville 20% des plus riches possèdent 90%
des réserves de grain. Duché de Milan en 1555. L’enquête a
été réalisée dans un contexte de risque de famine afin de
voir le stock de grain des différentes familles de la ville.
Enquête également faite par crainte de révoltes militaires.
60% des familles n’ont aucune réserve.

53
2. Le principe de Pareto

Cette distribution des richesses illustre un principe empirique découvert par l’économiste Vilfredo Pareto
(1923) à la fin du XIXème siècle. Il était sociologue et économiste italien et a apporté de nombreuses
contributions importantes dans ces deux matières, particulièrement dans l'étude de la distribution du revenu
et dans l'analyse des choix individuels. Il introduisit le concept de l'efficacité et aida le développement du
champ de la microéconomie avec des idées telles que la courbe d'indifférence.

Quelle que fût la société qu’il étudiât, de l’Angleterre industrielle à la Russie agraire, en passant par l’Italie,
la répartition de la richesse y était toujours aussi inégale, dans une proportion 20/80: 20 % de la population y
détenait 80 % de la fortune. Cette caractéristique d’inégalité des sociétés anciennes dépassent la révolution
industrielle. Le principe de Pareto se retrouve dans beaucoup de domaines.

3. Salaire et pouvoir d’achat


Lorsque l’on parle de la répartition du revenu, il faut savoir si on parle du revenu en monnaie ou en pouvoir
d’achat. Il faut transformer la monnaie en pouvoir d’achat. Cette technique est très concrète et permet une
comparaison facile (temps qu’il faut travailler pour avoir le même pouvoir d’achat).

Jusqu’à la révolution industrielle, en raison de la faible productivité du travail et d’autres facteurs sociaux et
économiques, les salaires sont restés particulièrement bas par rapport aux prix, c’est-à-dire que les salaires
réels (exprimés en pouvoir d’achat=monnaie courante) étaient extrêmement faibles.
Le salaire réel est l'estimation du salaire en argent ajusté pour tenir compte de son pouvoir d'achat effectif en
termes des biens et services qu'il permet de se procurer. Pour établir une estimation du salaire réel, il faut
diviser le revenu monétaire (horaire, hebdomadaire ou annuel) par l’indice des prix à la consommation.

Tendance: 1400/1800: baisse des salaires réels


1800/1960: hausse des salaires réels

Graphique: Prix et salaires en Angleterre et en Allemagne


Evolution inversée des salaires et des matières premières.
Evolution des prix de blé, de seigle, fer, revenu en Allemagne et en
Angleterre. Les salaires progressent beaucoup moins vite que le
prix des céréales. De 1400 à 1800, en Europe, il y a une baisse
importante des revenus réels. De 1800 à 1960, il y a la hausse des
salaires réels par rapport aux prix des matières premières qui
restent plus ou moins stables par rapport à 1800. Le graphique
permet de comprendre l’évolution jusqu’à la révolution
industrielle en terme macro-économique. Les matières premières
perdent de leur valeur à cause de la mondialisation (ex: arrivée sur
le marché européen de blé américain). Les salaires réels n’ont pas
cessé de se dégrader avant la révolution industrielle. Après, ils
augmentent petit à petit. A partir de 1800, on attaque la
prévalence de la pauvreté des sociétés car les salaires réels
ème ème
augmentent. A partir du XV siècle jusqu’au XVIII siècle, les
conditions d’existence des masses se dégradent.

54
La masse de la population dispose donc de peu de revenus courants ou de capacité d’épargne. La demande
est forte pour des produits de consommation courante, à faible élasticité, comme la nourriture. Elle est
relativement faible dans tous les autres secteurs. En effet, après la nourriture, le budget d’un ménage pauvre
se réduit principalement à l’autre besoin physiologique et social incontournable: l’habillement. Une fois leur
revenu dépensé pour se nourrir et se vêtir, les pauvres ont peu de moyens à consacrer à l’habitation et au
chauffage.
Si un paysan flamand au XVIIème siècle, par exemple, dépense son argent pour ses besoins de subsistance, il
n’aura plus rien. Les produits de base sont les produits qui varieront fortement en prix lors des crises car les
personnes ne peuvent pas se passer des produits de base. On a observé que plus le revenu d’un ménage est
bas, plus il consommera en nourriture. La population plus pauvre consomme des calories de moindre qualité.

4. Inégalité et consommation
Plus bas est le revenu disponible des ménages, plus haute est la proportion qu'ils consacrent à la nourriture.
En termes techniques, la raison de ce phénomène est que la demande de nourriture a une moindre élasticité:
les gens ne peuvent aisément diminuer leurs dépenses en nourriture lorsque leurs revenus diminuent; ils ne
peuvent les étendre au-delà d'un certain point lorsque leurs revenus augmentent. Il y a une corrélation entre la
pauvreté d’un pays et la part de l’alimentation dans la consommation des ménages. Le même phénomène
intervient si on examine la proportion des calories les moins chères dans l’alimentation.

Tableau: Répartition des dépenses privées


dans la masse de population On observe des
différences locales. La part du pain est moins
importante en Angleterre qu’en France mais la
part du pain est plus importante au XVème siècle
qu’au XVIIème siècle en France. L’alimentation
correspond à 80% du budget. Budget alimentaire
en 1950: USA= 22%, Royaume-Uni= 31% et Italie=
42%.

Graphique: Budget d’une famille de maçon de 5 personnes à Anvers


L’alimentation représente 78,5% du budget dont la moitié est la
consommation de pain.

La part élevée des dépenses alimentaires ne signifie pas que les citadins mangeaient à leur faim. La masse
des pauvres mangent peu et médiocrement les années normales. Or l’offre en aliments de base
(essentiellement des céréales) est soumise à de fortes fluctuations, à cause:
 de la faiblesse des rendements.
 du caractère primitif, du coût élevé et de l’inertie des systèmes de transports interrégionaux. Les
excédents ne se dirigent pas naturellement vers la région qui en a besoin. Les famines sont souvent
des phénomènes locaux.
 l’abondance dans une région ne compense pas la disette dans une autre.

55
Graphique: Récolte de seigle à Candé La faible
élasticité de la demande et le coût élevé des
transports provoquent des flambées périodiques
du prix des grains. Le prix des céréales augmente
dès qu’une récolte est mauvaise. Les périodes où
le prix des céréales est bas correspondent à des
périodes de bonnes récoltes. Le graphique n’est
valable que si l’élasticité est faible et qu’il y a
une inertie du marché. Le prix des céréales
monte plus vite et plus intensément en
campagne qu’à la ville. Cela s’explique par la
domination qu’exerce la ville sur la campagne.
Lorsque les prix commencent à monter, les
marchands de la ville vont acheter le blé à la
campagne en espérant que les prix continuent à
monter. Il y a un manque de céréales dans les
campagnes lors de la crise. Hausse des prix plus
forte en campagne. Ligne pointillée = ligne des
campagnes/ ligne pleine= ligne de la ville.

Graphique: Les prix du blé à Strasbourg


et les récoltes en Alsace (1500-1700) Les
deux graphiques sont étroitement
corrélés. Simplification de l’analyse en
inversant la représentation (très
mauvaise au-dessus). Echelle en
ordonnée pas régulière, pas
proportionnelle arithmétiquement.
Usage ici d’une échelle logarithmique.

Les épisodes de famine sont donc fréquents et un déficit local de récoltes se traduit par une hausse brutale
des prix, due à la faible élasticité de la demande. Le pouvoir d’achat des classes laborieuses de l’Ancien Régime
dépend essentiellement des conditions climatiques … L’état de malnutrition chronique et la fréquence des
famines expliquent la valeur symbolique fondamentale de la nourriture. En effet, si une famille est pauvre et
que 80% des occupations de celle-ci est de savoir comment faire pour se nourrir, il est normal que la nourriture
devienne une grande valeur symbolique. Investissement symbolique. On ne gaspille pas la nourriture. Par
contraste, les couches aisées et les riches mangent convenablement, voire à l’excès! Ils mangent tellement que
cela va à l’encontre de leur santé. Symbole de richesse dans l’Ancien Régime. Manger beaucoup est une
marque de distinction. A l’époque, les pauvres sont ceux qui ne disposent pas de la providence divine. Pas de
compassion pour eux. La même réaction psychologique les amène à des dépenses somptuaires, notamment
dans l’habillement et les bijoux. Il y a un faible investissement productif. L’investissement se fera plutôt dans
l’argenterie et les bijoux. Thésaurisation très importante. Les manières de table constituent un des modes
préférés de distinction des riches et des puissants.
56
Citation de Carlo Cipolla: « En fait, en réaction à la faim qui les entoure, (les riches) mangent beaucoup trop,
souffrent de la goutte et doivent recouvrir fréquemment aux saignées »
→ Cette citation peut être illustrée par le cas d’Henri VIII. Ce dernier est littéralement mort assis car c’était la
seule position qu’il pouvait prendre dû à sa surconsommation. Cela entrainera sa mort.

Le très faible niveau des salaires réels favorise la demande de services domestiques: le nombre de
domestiques et, plus généralement, la suite, constituent un autre symbole important de l’opulence et du rang
social. « Je suis quelqu’un d’important si j’ai une suite importante ». Les maisonnées les plus riches
comprennent bien d’autres personnes que des domestiques: clercs, précepteurs, musiciens, poètes,
médecins,…
Cela explique le phénomène de la livrée. On habille les domestiques aux couleurs de la maisonnée. Les
populations des villes riches se composent de 10 à 20% de domestiques entre le XVème et le XVIIème siècle.

Malgré un niveau d’épargne global comparable à aujourd’hui, l’Ancien Régime se caractérise par la part
faible de l’investissement productif.
 Dans l’économie capitaliste, l’épargne monétaire est placée sur le marché des capitaux et se
transforme à terme en investissement.
 Dans l’Europe préindustrielle, une part importante des revenus est thésaurisée ou investie dans la
terre, symbole de puissance et de réussite sociale. L’argent est investi dans des domaines sans grand
intérêt: bijoux, argenterie, seigneuries, terres, etc. Les terres agricoles ne produisent pas beaucoup
d’intérêt car le secteur agricole est peu productif à l’époque.
 Si l’argent monnayé est extrait de la circulation monétaire et thésaurisé, la masse monétaire diminue
et l’économie subit des pressions déflatoires!

D’un point de vue macroéconomique, la masse monétaire peut fluctuer fortement en fonction de la
thésaurisation (en période de troubles ou d’invasions) et de la déthésaurisation (en période d’euphorie et
d’investissement). À partir du XIème siècle par exemple, l’Occident connaît une vague sans précédent de
construction d’églises. Si la thésaurisation est élevée, la masse monétaire en circulation diminue et on se
retrouve dans une situation de déflation.

57
5. Pauvres et assistés

5.1. Distribution des richesses

La pauvreté fondamentale des sociétés européennes et l’inégalité dans la répartition des revenus sont
ème
reflétées par la présence d’une proportion considérable de « pauvres » ou de « mendiants ». À la fin du XVII
siècle, Vauban estime que les « mendiants » représentent un dixième de la population du royaume de France.
ème
À Louvain, à la fin du XV siècle, 18 % de la population de la ville est classée parmi les pauvres assistés. Dans
l’Angleterre de Gregory King, à peu près un quart des 5,5 millions d’habitants peuvent être regardés comme
vivant dans un état chronique de sous-emploi et de pauvreté.

Dans la mentalité de l’époque, il n’existe pas de mot pour sans emploi. Le chômeur est regardé comme un
pauvre et celui-ci souvent identifié au mendiant. De nos jours, la solidarité collective repose sur des transferts
de richesse obligatoires, au travers de mécanismes de redistribution contrôlés par l’État (taxes, cotisations). La
charité et le don sont en dehors de la logique du système social européen. Auparavant, la charité et la
réciprocité étaient au cœur du système social et des pratiques économiques! Il y a malgré tout des transferts
mais au rôle ambigu. Toute richesse provient de la providence divine. On a donc une dette vis-à-vis de la
providence divine qui permet cette richesse. On « accepte » la dime.

5.2. L’État et les transferts obligatoires

Les transferts obligatoires (taxes, dîme, etc.) jouaient également un rôle ambigu. Une partie des taxes était
utilisée pour assurer une véritable redistribution: maintenir des hôpitaux, payer des professeurs, financer des
distributions de nourriture, entretenir des infrastructures publiques.

Toutefois, l’essentiel des prélèvements publics reposait sur les plus pauvres et accumulait les richesses dans
les mains du prince et des Grands, ce qui nous ramène au concept d’inégalité fondamentale de l’Ancien
Régime.

6. L’inégalité devant la vie: l’exemple de Genève à la fin de l’Ancien Régime


Étant donné le poids des facteurs environnementaux dans la mortalité du passé, beaucoup d’historiens
pensent que l’influence de la condition sociale n’a pu être que faible. Un fort gradient de différenciation existe
cependant en milieu urbain. Au XVIIème siècle, une ville salubre et de dimension moyenne (20.000 habitants)
comme Genève, en l’absence pourtant de fortes crises de subsistance, est particulièrement marquée dans la
mortalité par l’inégalité.

Graphique: Quotient de mortalité pour 1000 des enfants de


moins d’un an et de 1 à 4 ans d’après les secteurs d’activité du
père, à Genève au XVIIIème siècle Jusqu’à l’âge de 4ans, les risques
vont du simple au triple selon que l’enfant appartient à une
famille aisée ou à un milieu d’ouvriers ou d’artisans et non en
fonction des épidémies. Amélioration constante de l’espérance de
vie au XVIIème et au XVIIIème siècle mais il existe toujours une forte
différence entre les différentes couches sociales. Il y a la même
inégalité devant la mort des petits enfants car il existe de
véritables différences sociales.

58
CHAPITRE VIII: FACTEURS DE PRODUCTION ET TRAVAIL

Un système productif est basé sur des facteurs de production:


 le travail (seul facteur de production étudié cette année).
 le capital.
 la nature et le milieu physique.

1. Le travail

1.1. Notions préliminaires

Tous les membres d’une population sont des consommateurs, tous ne sont pas des producteurs. La partie
la plus jeune et la plus âgée d’une population consomme sans produire.
Les économistes parlent de:
 Population active (A).
 Population dépendante (B).
 Le ratio entre les deux est appelé ratio de dépendance (B/A).

L’importance de la population active est déterminée par les taux de naissance et de décès, éventuellement
par l’existence de flux migratoires (immigration et émigration) et par les âges d’entrée et de sortie de la
période d’activité productive. Les sociétés européennes d’Ancien Régime sont caractérisées par des taux de
natalité et de mortalité élevés. La pyramide des âges qui représente la structure de ces populations a dès lors
une base très large et un sommet étriqué (=pointe très effilée)! Vu que la pointe est très effilée, la dépendance
pèse essentiellement sur les enfants car ils sont mis au travail très tôt mais avec une activité croissante. Les
enfants sont considérés comme une valeur et non comme un poids social. Avoir des enfants, c’est pouvoir les
mettre au travail, dans les sociétés rurales principalement. La pyramide des âges garde les empreintes des
événements tels que la guerre par exemple. La guerre se remarque 50 ans plus tard car il y a un « trou » dans
les tranches d’âge.

La charge de la dépendance porte surtout sur les enfants, ce qui explique des phénomènes tels que
l’abandon ou l’infanticide par négligence. Création d’hospices pour enfants. En ordonnée, on trouve les classes
d’âge. Les pyramides sont divisées en deux parties: les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. L’avantage
d’une telle représentation est que l’on peut regarder le profil de la pyramide et comparer la population.
59
Les abandons d’enfants à Venise (XVIème siècle) L’Ospedale
della Pietà recueillent en moyenne 1.300 enfants trouvés, soit
1 % de la population totale de la ville (c. 130 à 160.000
habitants). La mortalité dans la première année de vie y atteint
80 à 90 %! Ces chiffres représentent 8 à 10 % des naissances,
avec sans doute une légère surestimation car des parents
viennent des campagnes environnantes pour abandonner dans
l’anonymat de la cité!

1.2. La population active

Le ratio de dépendance entraine la question de savoir qui est actif et depuis quand l’est-il? Quand cesse-t-
on d’être actif? Dans le livre « La vie d’un simple », on débute la vie active à l’âge de 7 ans en commençant par
garder les chèvres, proches de la maison. A 11 ans, on garde les vaches car elles sont déjà un peu plus éloignées
de la maison. La notion d’entrée et de sortie d’activité est différente qu’actuellement. Il existe des cycles
d’activité.

La population active comprend aujourd’hui en théorie la population entre 18 (scolarité) et 65 (pension) ans.
Dans ces classes d’âge, tous ne sont pas des actifs, notamment en raison du chômage, de la productivité élevée
et du phénomène des fins de carrière. Les actifs réels représentent 40 à 60 %. La situation était très différente
dans l’Europe préindustrielle. La société impose le type de situation. Dans les sociétés d’Ancien Régime, les
femmes sont très actives.

Malgré des périodes et des durées de travail beaucoup plus longues, le faible niveau de productivité signifie
que la plupart des gens devaient travailler jusqu’à la fin de leurs jours et que les jeunes entraient dans la vie
active beaucoup plus tôt.
Les femmes étaient également largement mises à contribution, bien sûr au foyer, mais également dans des
activités artisanales comme le textile, à la campagne.

Le taux réel d’activité était également affecté par l’importance d’activités non-productives dans le secteur
tertiaire comme la domesticité ou les services spirituels. La domesticité ne crée aucune richesse matérielle. La
prolifération du clergé est favorisée par la dévotion, mais également par des conduites sociales. Les services
spirituels créent des emplois mais pas de richesse. Enorme perte de productivité.

 Les règles de partage successorales mettent en péril les fortunes, notamment dans l’aristocratie ce qui
favorisent l’entrée dans des garçons et des filles (dot) excédentaires dans la cléricature (mâles) ou au
couvent.
 Au Moyen Âge et à l’époque moderne, la population cléricale représente 2 à 3 % de la population
totale.

Les fêtes religieuses et l’effet des conditions d’environnement (éclairage, froid, transports interrompus par
la pluie et la neige) réduisent les périodes d’activité. Un texte lombard de 1595 note que « sur les 365 jours de
l’année, 96 sont des fêtes sacrées, des 269 restantes, un grand nombre sont perdus surtout en hiver (…). Une
autre partie de l’année est perdue parce que tout le monde ne trouve pas de travail, sauf durant les trois mois
de juin, juillet et août ». On travaille tant qu’il y a de l’éclairage naturel. On travaille donc plus en été qu’en
hiver.

60
L’activité est aussi affectée, en ville en particulier, par le mauvais état de santé: en 1835, Villermé note que
sur 343 recrues destinées au service militaire, 100 seulement sont déclarées aptes. Le service militaire permet
un état de données important pour voir le niveau de santé à l’époque. En effet, les hommes sont pesés et
mesurés quand ils sont demandés pour le service militaire.

2. Le capital humain
La notion de « capital humain » permet d’aborder la question du travail du point de vue qualitatif,
principalement dans le domaine de l’éducation.
 Celle-ci est médiocre à la campagne où le taux d’illettrisme et d’analphabétisme est généralement très
élevé.
 Dans les régions de forte urbanisation comme l’Italie du Nord, on assiste à un développement
spectaculaire de l’enseignement élémentaire: à Florence, vers 1330, il y a d’après un témoin 8 à
10.000 garçons et filles qui apprennent à lire et à écrire à l’école et 1000 à 1200 garçons qui
apprennent les rudiments des mathématiques et le maniement de l’abaque. Ces chiffres représentent
40 % environ de la classe d’âge scolaire.

La ville médiévale cherche à attirer de nouveaux habitants par la promesse de jouir d’un statut et d’un droit
particulier, et d’avantages fiscaux (liberté individuelle incontestable après un an, exemption de tonlieux,
inviolabilité du domicile, protection contre les saisies abusives, etc.). Elle favorise l’installation d’ouvriers
qualifiés.

En 1230, la Commune de Bologne met en place un programme spécial destiné à attirer des tisserands. Les
nouveaux venus reçoivent deux métiers à tisser d’une valeur de 8 lires, un prêt de cinq ans de 50 lires sans
intérêt et l’octroi immédiat de la citoyenneté. L’opération est un succès avec l’arrivée de 150 familles (pour une
population totale de 25.000 habitants).
En ville, les corporations prennent en main la formation professionnelle par un apprentissage réglementé et
évalué (par le travail de maîtrise).
La formation supérieure est organisée par les universités. En 1300, il en existait une quinzaine, leur nombre
dépasse la septantaine à la fin du XVème siècle.
Au début du XVIème siècle, la Réforme répand la lecture dans toute l’Europe protestante au travers d’un rapport
nouveau avec le Livre qui coïncide avec le développement de l’imprimé. Le protestant a un rapport direct avec
Dieu. Il tire lui-même sa ligne de conduite via la lecture personnelle des livres. Il n’y a pas de prêtre dans
l’église réformée, seulement des pasteurs. Dans le catholicisme, la place du livre est différente. Le livre sacré
est lu par le prêtre. Le livre est donc un objet important. Chez les protestants, le livre est un outil. La réforme
est ainsi un levier important pour la révolution dans l’imprimerie.

La traduction du Nouveau Testament par Luther aurait été tirée à plus de cent mille exemplaires de son
vivant. Le lien entre imprimerie, pratique de la lecture et Réforme reste toutefois complexe. Vers 1470,
l’Allemagne aurait 3 à 4 % seulement de ses dix millions d’habitants capables de lire; vers 1600, la proportion
passe à un million d’alphabétisés sur les vingt millions d’Allemands, soit 5 %. La transformation principale tient
sans doute à l’esprit de la Réforme: la liberté d’examen et l’éducation libérale pratiquée dans l’enseignement
supérieur. La réaction des catholiques se manifeste par la création d’universités et de collèges par un ordre
nouveau, les Jésuites.

Citation d’Innocent III (1487): « Ainsi l’imprimerie se présente comme une invention très profitable quand elle
facilite la diffusion des livres utiles et approuvés. Elle serait au contraire très condamnable si l’on employait
cette technique d’une façon perverse pour répandre des écrits pernicieux… »
61
Citation de Martin Luther: « L’imprimerie est l’ultime don de Dieu et le plus grand. En effet, par son moyen, Dieu
veut faire connaitre la cause de la vraie religion à toute la terre jusqu’aux extrémités du monde et la diffuser
dans toutes les langues. C’est la dernière flamme qui luit avant l’extinction de ce monde »

3. L’organisation du travail
Pour produire, il faut combiner travail, capital et ressources naturelles dans une forme d’organisation. Dans
une société donnée, à un niveau de technologie et à un type de production donnés peuvent correspondre
différentes formes d’organisation. Par exemple, aujourd’hui, l’hypermarché peut cohabiter dans la même ville
avec le petit magasin de quartier.

Dans le secteur agricole, la production est dominée dès le Moyen Âge par l’exploitation paysanne familiale.
Celle-ci représente dans certaines régions (comme l’Italie) la forme dominante d’appropriation du sol. Mais,
même dans des zones où existe une grande ou une très grande propriété, le travail du ménage paysan (par la
corvée) constitue un élément essentiel du système de production.
Après la désagrégation du système domanial, la domination de l’entreprise agricole familiale continue dans les
autres modes d’exploitation comme la censive ou le métayage.

Au haut Moyen Âge, la production artisanale (dans le textile notamment) est largement répandue dans les
campagnes, comme activité de production complémentaire dans le cadre domestique.
La transition des activités industrielles de la ville à la campagne s’est faite de manière progressive, entre le Xème
et le XIIème siècle. Les métiers urbains ont conservé dans une première phase certains traits de l’artisanat rural
comme sa localisation domestique, le rôle des femmes, la continuation des anciennes techniques.

L’atelier exploité dans le cadre familial reste la forme prépondérante d’organisation du travail dans les
activités manufacturières où l’investissement principal, constitué par les matières premières, est apporté par le
marchand qui lui passe commande et reçoit le produit fini.

Marchands et artisans :
Au Moyen Age, les deux piliers de la production sont l’atelier de l’artisan et l’entrepôt du marchand.

62
4. La question de la productivité

Les économistes ont découvert en observant l’évolution de la production mondiale depuis le XIXème siècle
que les outputs (les biens et les services produits par un système économique) ont constamment augmenté
plus rapidement que les inputs (les facteurs de production: capital, travail, ressources naturelles). Autrement
dit, la simple croissance quantitative des facteurs de production ne parvient pas à expliquer la croissance du
produit mondial.
Les explications qui ont été mises en avant sont:
 La croissance de la division du travail entre les différents systèmes économiques mondiaux et le
développement des échanges commerciaux
 Les économies d’échelle: Les entreprises deviennent de plus en plus grandes
 Une répartition plus efficiente des facteurs de production
 Le développement technologique (capital technique): Innovation de machines, de techniques plus
efficaces
 Une meilleure éducation (capital humain)

5. Quelque chose de plus


En 1947, l’économiste Joseph Schumpeter « économiste maudit » (mort en 1950) note que « le
développement économique, sauf dans de très rares cas, ne peut être expliqué par des facteurs causaux comme
une croissance de la population ou un apport de capital ». Une économie nationale ou une entreprise donnée
parviennent à « Quelque chose de plus ». Dans un monde de chiffre, Schumpeter réintroduit l’humain.
Schumpeter est un hétérodoxe. Ses idées choquent à l’époque.

Du point de vue de l’observateur qui a en main tous les faits relevant, cette réussite peut être comprise a
posteriori, mais ne peut jamais être comprise ex ante, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être prédite en
appliquant les règles ordinaires de l’inférence.
Pour Schumpeter, cet élément en plus, c’est l’esprit d’entreprise et l'innovation, incarnés par l'entrepreneur.

63
Citation de Joseph Schumpeter (1911): « Les innovations en économie ne sont pas, en règle générale, le résultat
du fait qu'apparaissent d'abord chez le consommateur de nouveaux besoins dont la pression modifie
l'orientation de l'appareil de production, mais du fait que la production procède en quelque sorte à l'éducation
des consommateurs et suscite de nouveaux besoins, si bien que l'initiative est de son côté »
→ Henri Ford inspira Schumpeter. L’entreprise doit être capable de donner envie de consommer ses produits.

Contre la théorie de l'équilibre général de Walras, Schumpeter soutient que ce sont les innovations qui
poussent le capitalisme en avant, restructurent la production, détruisent l'industrie ancienne, et avec elle toute
possibilité de retour à l'équilibre ancien. Ce processus de destruction créatrice est la donnée fondamentale du
capitalisme. C’est en détruisant de la valeur que le capitalisme peut se développer (// Karl Marx). La
destruction permet le profit.

Schumpeter rejoint les idées défendues par Henri Pirenne dans ses Périodes de l’histoire sociale du
capitalisme (1914/1922). Pirenne pensait qu’à chacune de ces périodes correspondait un type distinct de
capitalistes. « Il y a autant de classes de capitalistes qu’il y a de phases dans l’histoire économique (…). À chaque
transformation du mouvement économique se produit une solution de continuité ». Il n’y a pas de permanence
d’une classe de capitaliste, mais, à chaque étape, l’apparition d’un type nouveau, après que la classe
précédente ait perdu son esprit d’entreprise.

Après avoir favorisé une nouvelle étape dans l’histoire du capitalisme, les capitalistes « se retirent » de la
lutte pour se transformer en une aristocratie dont les membres, s’ils interviennent encore dans le maniement
des affaires, n’y interviennent plus que de manière passive, en qualité de bailleurs de fonds… À leur place
surgissent des hommes nouveaux, hardis, entreprenants, se laissant audacieusement pousser par le vent qui
souffle et sachant disposer leurs voiles suivant sa direction, jusqu’au jour où, cette direction se modifiant et
désorientant leurs manœuvres, ils s’arrêtent à leur tour et s’effacent devant une équipe pourvue de forces
fraîches et de tendances neuves. »

Pour Carlo Cipolla, ces explications sont trop réductrices. Il faudrait les étendre au-delà de l’économie, à la
réussite d’une société toute entière :
 Lorsqu’une région montre sa vitalité, elle le fait à tous les niveaux, et pas seulement dans l’économie,
et elle y parvient mieux que d’autres sociétés contemporaines ayant la même quantité de ressources
matérielles à leur disposition.
 L’Italie du XIII siècle manifeste la réussite de ses marchands. C’est aussi le siècle de Dante (La Divine
ème

Comédie), de Giotto et de saint François d’Assise.


 Les Pays-Bas du XVII siècle ont la suprématie du commerce mondial, mais aussi un juriste comme
ème

Grotius, des savants comme Huyghens et Leeuwenhoek, un peintre comme Rembrandt.


 En dehors du mouvement purement économique, les mouvements sociaux et culturels permettent
aussi d’expliquer la réussite d’une société.

Un questionnaire comme celui-ci marque bien les limites de l’explication historique. Les sociologues parlent
de motivations, d’enthousiasme collectif. Ces phénomènes peuvent relever de sphères différentes:
 l’exaltation religieuse.
 l’idéologie politique.
 l’esprit de frontière: en allant ailleurs, on modifie sa vie.
 le sentiment de libération après la disparition de restrictions imposées par la rareté des ressources ou
la disparition de structures sociales ou politiques sclérosées, etc. On a besoin d’une vision plus
théorique, horizontale.

64
TROISIEME PARTIE : APPROCHE DYNAMIQUE DES SOCIETES EUROPEENNES
AVANT LA REVOLUTION INDUSTRIELLE

CHAPITRE IX: MAHOMET ET CHARLEMAGNE

1. L’Occident, entre Antiquité et Moyen Age

1.1. Rappel: la théorie du « Grand Partage »

Le passage de l’Antiquité au Moyen Âge est dominé par la problématique du « Grand Partage » entre
barbarie et civilisation. Cette théorie place l’Occident au centre de l’histoire du monde. La dichotomie
civilisés/barbares remonte au monde gréco-romain où elle s’est combinée avec les premières philosophies
occidentales de l’histoire. Elle situe la question de la fin du Monde antique dans la perspective d’une régression
de l’Occident de l’état de culture à l’état de nature.

L’histoire de l’Europe depuis la chute de Rome est placée sous le signe d’une reconquête de la culture, que
cette renaissance soit vécue comme un retour à l’Antique (à la Renaissance) ou comme une naissance de la
modernité, identifiée dans l’espace à l’Europe et à l’Occident chrétien (pour les Lumières).

Les aspects matériels (économie et société) qui étaient au cœur des discussions entre historiens sont
aujourd’hui plus négligés au profit de la question de l’héritage et de la transmission des faits institutionnels et
culturel de l’Antiquité (au plan politique et religieux).

« La naissance de la Vierge », Fra Carnevale (1467): La naissance de la Vierge est vécue


dans un décor présentant une architecture classique mais avec des personnages
contemporains.

Louis Montoyer, « Saint Jacques sur Coudenberg » (1785): Il s’agit d’une église mais ne
ressemble pas à une église. Plutôt forme d’un temple antique. Cela ne ressemble tellement
pas à une église que l’on a placé une frise décorative montrant le sacrifice de la messe.

Jacques Louis David, « Le serment des Horaces » (1784): Tradition en


rupture avec l’Ancien Régime. On se base sur l’Antiquité pour reconstruire
la modernité du XVIIème siècle. Siècle de la redécouverte de la raison et des
sciences. On tente de comprendre le pourquoi du déclin de l’empire
romain.
65
2. La chute de l’Empire romain

L’opinion commune des historiens, des Humanistes de la Renaissance aux philosophes des Lumières était
que la civilisation romaine se serait écroulée en Occident au moment de la seconde vague d’invasions et du
ème
triomphe des barbares germaniques au V siècle. La première vague d’invasions germaniques se situe à la fin
du IIIème siècle. Destruction affectant la Gaule, le nord de l’Italie et l’Espagne. La première vague d’invasions
montre que, dès le IIIème siècle, il y a une balance de force dans le monde occidental entre le monde romain et
le monde germanique. Ils vivent en osmose.

Plusieurs hypothèses ont été proposées pour tenter d’expliquer la fin de l’Empire romain. Plutôt que
l’hypothèse d’une défaite militaire (idée dépassée), elles pointent en général des causes internes:
 Une crise à la fois politique et sociale de l’Empire à partir du IIIème siècle.
→ Hypothèse ne tient pas la route car l’empire s’est relevé grâce à Dioclétien et Constantin.
 Un déclin démographique créant des vides dans les villes et les campagnes et affaiblissant les défenses
de l’Empire.
→ Une civilisation forte est une civilisation qui produit beaucoup d’enfants. Explication ne tenant pas
la route car il y a un mouvement de migration passif dans tout l’empire romain. Romanisation des
populations.
 Une crise morale qui se marquerait par la décadence des élites et l’avancée des religions orientales, à
commencer par la plus conquérante d’entre elles, le christianisme, porteur d’idées délétères comme
le retrait du monde, l’attente de la fin des temps, l’égalité des hommes devant la divinité et la
subversion de l’ordre social → Explication intéressante car déjà présentée lors des événements au
Vème siècle, lors de la conversion de Constantin au christianisme. Lors du sac de Rome, certains disent
qu’on a abandonné les dieux romains traditionnels pour un faux dieu qui n’a pas su éviter le sac de
Rome. Saint Augustin donnera une explication en faveur du christianisme.

Les historiens ont depuis apporté une série de nuances et de corrections à cette vision pessimiste:

 Le christianisme est devenu une religion d’État, avec le règne de Constantin, qui marque également
une restauration de l’autorité impériale et une réforme monétaire durable avec la création du sou d’or
(nomisma).
 Avec saint Augustin (La Cité de Dieu, 426-429), l’Église a écarté le finalisme du dogme catholique. Saint
Augustin explique comment une véritable histoire, une construction des sociétés est possible dans la
cité des hommes. Seul Dieu connaît l’heure du Jugement dernier. Elle est devenue une composante et
un rouage essentiel de l’empire chrétien. Puisque Dieu est le seul à connaitre la date de la fin de
l’histoire, les hommes ont le devoir de construire non pas une société juste (justice impossible à
atteindre) mais une société se rapportant le plus possible à l’idéal de justice.
 Dans la partie orientale de l’Empire romain, la résistance ne s’est pas effondrée. L’empire byzantin est
destiné à durer mille ans encore!
 Même à l’Ouest, les Barbares victorieux n’ont pas entrepris délibérément de détruire ce qui subsistait
de l’ancien ordre social et politique romain.

Ainsi, le passage de l’Antiquité au Moyen Age dépend fortement du point de vue dans lequel on se place:
 313: édit de Milan → conversion de Constantin au christianisme
 395: séparation de l’Empire romain en deux: Empire d’Occident et empire d’Orient
 476: fin de l’Empire d’Occident
 527-565: reconquête de Justinien et retrouvaille de l’autorité publique
 632: début des conquêtes arabes → une autre foi tente de s’imposer en Europe

66
 800: Charlemagne empereur d’Occident → présence à nouveau d’un empereur occidental
 980: les Russes deviennent chrétiens → 3ème empire se réclamant de Rome. Tsar =déformation slave de
Kaiser
 1054: rupture avec Rome → grand schisme. Rupture entre Constantinople et Rome
 1204: Constantinople prise par les Croisés → 2ème fin de l’empire romain
 1264: Constantinople reprise par les Grecs
 1453: Constantinople prise par les Turcs

Il y a une complexité du problème car selon les points de vue, on va prendre des dates différentes et les
considérer comme fondamentales dans l’histoire de l’empire romain.

Jusqu’aux années 1960, cette idée de la fusion entre monde germanique et monde romain en Occident
s’est accompagnée d’un certain scepticisme sur la survie des éléments politiques et culturels romains. Si l’Église
préserve la latinité chrétienne, caractéristique de l’Occident, l’aristocratie barbare n’a pas l’équipement
technique et mental dont elle aurait eu besoin pour essayer d’enrayer le déclin de l’économie et des
institutions civiles (Roberto Lopez).

ème
À propos du tournant du V siècle, toute une école historique actuelle soutient la thèse d’une forte
continuité entre Antiquité et Moyen Âge, surtout dans les domaines politique, culturel et religieux. On pense
qu’il existe une vision exagérée du déclin de Rome.

3. Les thèses de Pirenne

Dans le domaine économique, les thèses d’Henri Pirenne (mort en 1935), élaborées à partir de 1895 pour
être rassemblées dans son Mahomet et Charlemagne (1937), ont bouleversé la vision traditionnelle de la
transition entre Antiquité et Moyen Âge.
Pour l’historien de l’Antiquité Michael Rostovtzeff, le déclin du commerce méditerranéen est perceptible dès le
IIIème siècle. Pour Henri Pirenne, l’unité économique de la Méditerranée s’est poursuivie jusqu’au VIIème siècle.

Le déclin de la « civilisation méditerranéenne » a été progressif jusqu’à l’expansion de l’Islam et sa


conquête de la Méditerranée à la fin du VIIème et au début du VIIIème siècle.

Les différentes étapes de l’édification de sa thèse :


ème
1895: deux idées principales. Contraction de l’activité économique au VII siècle et renaissance de
ème
l’activité économique au XI siècle. Les villes romaines et la vie civique n’ont pas été brisées par les invasions
germaniques, mais par les Arabes. La classe des marchands et le mouvement des marchandises ont conduit à
l’établissement de places de commerce permanentes et par conséquent de villes avec la renaissance du grand
commerce au XIème siècle.

1917: Histoire de l’Europe. La renaissance du commerce est due à deux courants de trafic: de Venise et de
l’Italie du Sud; des rives de la Mer du Nord. Ces impulsions ont donné naissance à une nouvelle classe de
marchands professionnels. Le commerce du haut Moyen Âge n’était pas le primum mobile de l’activité
économique; l’économie était conduite par l’agriculture et organisée dans le cadre de la seigneurie foncière.
Pour Pirenne, le vrai héros de l’histoire est le marchand.

67
1922-1923: Pirenne complète ses idées en insistant sur l’espace entre Seine et Rhin comme cœur de la
civilisation européenne vers 800 (Charlemagne). En Occident, la civilisation urbaine héritée de l’Antiquité est
remplacée pour quatre siècles par une civilisation rurale et une économie sans débouchés (// avec la notion
d’économie de subsistance). Le reste de l’Europe latine consiste en une mosaïque d’espaces économique
restreints, connectés très lâchement par un flux largement inconsistant de produits de luxe. Pirenne publie un
article dans la revue belge de philologie. Il néglige toujours l’Italie dans ses explications car elle est moins
importante que nos régions à ses yeux.

1937: L’alliance critique entre la papauté et les rois carolingiens (alliance entre le pape et les carolingiens
pour faire face aux Lombards) est un élément fondamental de la Renaissance carolingienne.
« Les invasions germaniques n'ont mis fin ni à l'unité méditerranéenne du monde antique, ni à ce que l'on
peut constater d'essentiel dans la culture romaine (...). L'Orient est le facteur fécondant; Constantinople, le
centre du monde. En 600, le monde n'a pas pris une physionomie qualitativement différente de celle qu'il avait
en 400 »
« Les Germains n’éprouvaient pas de haine pour Rome et (…) n’en maltraitaient pas la population (…). Leurs
royaumes étaient romains, non seulement parce que la civilisation romaine leur avait fourni le cadre dans
lequel, et grâce auquel, ils avaient réussi à s’organiser, mais aussi parce qu’ils souhaitaient devenir Romains »

4. La critique des thèses de Pirenne

Le monde méditerranéen est resté assez cohérent pour permettre une circulation économique. La
démonstration d’Henri Pirenne repose surtout sur des témoignages issus de la partie méridionale de la Gaule.

Des éléments de persistance:


 Jusqu'au VIIème siècle, la Gaule du Sud-Est paraît conserver une certaine prospérité: les ports
méditerranéens restent en activité, la route maritime est utilisée pour relier la Gaule à Rome,
Marseille occupe une position-clé dans le monnayage et le commerce d'importation des produits
orientaux vers le Nord de la Gaule.
 Jusqu’au début du VIII siècle, on rencontre dans toute la Gaule des mentions de colonies de Juifs et
ème

de « Syriens » (= Chrétiens orientaux de Syrie, Palestine, Arabie, Égypte, Asie Mineure). Pour Pirenne,
dès qu’il voit la mention d’un Juif ou d’un Syrien, cela est synonyme d’un marchand. Il ne tient pas
compte du fait que les Juifs et les Syriens peuvent posséder des fonctions religieuses.

Des éléments de rupture:


 Après 700, les mentions de Syriens disparaissent (assimilation ou véritable disparition?).
 Le papyrus est remplacé par le parchemin pour la fabrication des actes royaux mérovingiens (preuve
de la fin du commerce ou simplement découverte d’une technique plus efficace?). Si le papyrus est
ème
toujours présent au VII siècle, c’est parce qu’il existe toujours un lien commercial entre l’Egypte et
la Gaule
 Le commerce entre Orient et Occident est déséquilibré. L’Occident s’appauvrit. Les monnaies
ème
contenaient de moins en moins d’or durant le VI siècle. Entre 670 et 720, l’or disparaît pour cinq
siècles, au profit d’un système monométallique basé sur l’argent.

Une conclusion:
ème
La fermeture de la Méditerranée occidentale au VIII siècle marque en Occident:
 La fin du commerce international et des grands marchands. Pour Pirenne, la classe des marchands est
le moteur des progrès et de l’évolution.

68
 La disparition de la vie urbaine.

« Du jour où l'invasion musulmane a mis fin à l'intercourse qui garantissait le rôle commercial des cités (…),
la vie économique s'est fatalement imprégnée d'un caractère local (…). Les marchés carolingiens ne sont point
créés en vue de susciter le commerce ; ils ne servent qu'à assurer le ravitaillement des populations (…). Bref, ce
sont des marchés de village, ce ne sont en rien des centres d'affaires.
L'époque carolingienne, jusqu'à la renaissance de la vie urbaine, est caractérisée par une économie domaniale
sans débouché. Les revenus que les détenteurs du sol ont accumulés ne reçoivent aucune destination
économique. Ils sont dépensés en aumônes, en construction de monuments, en achats d'œuvres d'art ou
d'objets précieux »
→ Civilisation à l’inverse du capitalisme. On investit dans des choses qui n’ont pas de valeur dans le système
économique. L’erreur de Pirenne est de se concentrer uniquement sur les civilisations urbaines.

La vision de Pirenne renvoie aux différentes théories de l'histoire du capitalisme: pour les historiens
allemands Karl Bücher et Werner Sombart, l'économie capitaliste ne commence pas avant la Renaissance.
L’Occident médiéval vit dans une économie domaniale fermée, une économie de subsistance, où les échanges
sont réduits au strict nécessaire. L'idéal du producteur ou du propriétaire est de tout produire lui-même.

Pirenne pense au contraire qu’il est possible de retrouver au Moyen Âge les traits psychologiques –
individualisme, esprit d’entreprise – et économiques – crédit, profit commercial, spéculation – essentiels du
capitalisme.
Le commerce international, animé par des déracinés, des aventuriers, véritables « marchands-entrepreneurs »,
sont les figures principales de la vision de l’histoire d’Henri Pirenne. C’est à leur disparition qu’on assiste au
VIIème siècle, c’est eux qui annoncent au XIème et au XIIème siècle la renaissance des villes.
Cette vision est combattue par les historiens contemporains qui défendent l’hypothèse du dynamisme de
l’économie carolingienne (Toubert, Devroey), notamment dans les campagnes et l’idée d’une certaine
continuité de la vie urbaine (Verhulst).

D’autres historiens de l’Antiquité, comme Keith Hopkins, affirment, à la suite de Moses Finley, que le
monde romain n’avait rien d’une « civilisation commerciale ». La société antique est perçue comme une
civilisation urbaine. Mais l’agriculture est, comme au Moyen Âge, le secteur économique dominant. La ville
concentre et dépense au profit de ses élites, une part importante des surplus agricoles. La circulation des
richesses à Rome n’est pas de nature commerciale, mais fiscale.

Autour des deux capitales, Rome et Constantinople, les cités constituent le réseau d'une Economie- ou plus
exactement d'un Etat-Monde centré autour de la Méditerranée, capable à la fois de concentrer et de répartir
les subsistances, d'alimenter les masses urbaines (annone distribuée aux citadins) et d'approvisionner les
garnisons des frontières.

 Autour de 400, la ville de Rome comptait probablement encore un demi-million d'habitants nourris au
frais de l’État. L'armée permanente était constituée de 600 à 650.000 hommes.
 L'entretien de l'armée permanente et les dépenses de l’État comme l’annone absorbent
vraisemblablement plus de la moitié du surproduit agricole disponible.

En Occident, la bureaucratie et l’armée permanente ne survivent pas à la fin de l’Empire. La monétisation


de l’économie en fut dramatiquement affectée, un phénomène qui met l’accent sur l’importance du cycle fiscal
(collecte/dépenses) dans la dynamique générale de l’économie.

69
On peut donc penser que c’est l’affaiblissement de l’État et la disparition progressive des structures qui
soutenaient l’État-Monde romain en Occident (l’impôt foncier cesse totalement d’être perçu au VII ème siècle),
qui ont changé en profondeur l’économie occidentale.

Globalement, l'effet principal de la crise des institutions étatiques (bureaucratie/armée/réseau et élites


urbaines) a été une baisse majeure des prélèvements supportés par les campagnes, avec la disparition
graduelle de l'impôt foncier.
Dans tout l'Occident, l'effacement du pouvoir romain coïncide avec la disparition du maillage des villae
romaines qui pratiquaient une céréaliculture extensive dont la production était canalisée vers les villes et
l'armée.

Ce tournant traduit vraisemblablement l'effet d'une crise globale complexe mettant en jeu de nombreux
éléments de causalité.
Outre les éléments de nature politique et sociale (désorganisation de la société à la suite des invasions du 5 e
siècle) ou des événements catastrophiques (Peste Justinienne en 541, '536 Event'),la société romaine est
confrontée vraisemblablement avec une anomalie climatique de longue durée dans le Nord-Ouest de l'Europe
e e
avec une période plus humide et plus froide de la fin du 4 au 7 siècle (voir chapitre 1).
Le système agricole romain semble avoir été incapable de réagir à cette dégradation climatique qui a dû
diminuer fortement les rendements céréaliers.
La céréaliculture extensive associée au système de la villa est remplacée par des modes de culture étalant les
risques sur toute l’année (culture de blés de printemps et d’hiver) et développant la polyculture vivrière dans
les jardins en association avec l'élevage.

Dans les campagnes occidentales, le recul marqué du nombre de sites d’habitat repérés par l’archéologie
accompagne le passage de systèmes de culture céréalière extensive et d’élevage spécialisé, centré sur la villa
rurale, au triangle agro-sylvo-pastoral, avec l’abandon généralisés des zones humides et des terres lourdes et
leur reforestation et le déploiement d’un habitat constitué d’un semis de hameaux groupant trois à cinq
familles.
Ce retour à "l'Âge du fer" (habitat en matières végétales, fonds de cabane, diminution de la taille moyenne des
animaux, etc.) marque l'avènement d'une économie à base paysanne, centré sur la petite exploitation
familiale. Pour les paysans, la Fin du monde antique et l'appauvrissement des élites a pu signifier "Mieux
manger" ou "Travailler moins".

70
CHAPITRE X: PROPRIETE ET SEIGNEURIE FONCIERE AU HAUT MOYEN AGE

1. Avant la seigneurie carolingienne


ème ème
Les formes d’organisation de la grande propriété aristocratique avant les VII -VIII siècles sont mal
connus. Durant la transition entre l’Antiquité et le Moyen Age, le système de céréaliculture extensive et les
cultures spécialisées ont été abandonnés au profit du triangle agro-sylvo-pastoral.

Ce système agricole a favorisé la prééminence de l’exploitation agricole familiale comme cellule de base de
la production agraire. Ce changement coïncide avec la disparition des anciennes villae, à la fois résidences
aristocratiques et centres de grandes ou moyennes exploitations. Il n’y a pas de villae au-delà de la frontière
linguistique.

D’autres formes d’encadrement des populations rurales doivent donc se mettre en place. Ces mutations se
feront à un rythme et sur des modèles très différenciés selon les régions, de telle sorte qu’il ne faut pas parler
au Moyen Age d’une mais de plusieurs formes de la seigneurie foncière médiévale (Germanie, France et Pays-
Bas, Italie, Angleterre).

2. Le concept de « seigneurie »

Le terme « seigneurie » appartient au vocabulaire technique de l’historiographie en français. « Seigneurie »


est une notion d’historien, un concept forgé par ce dernier. Ce terme n’apparait pas tel quel dans les textes. Les
premières attestations dans les textes remontent au XIIème siècle (allemand: Herrschaft; anglais: Lordship). Le
champ sémantique varie d’une langue à l’autre!

Définition: Droits du seigneur (français, Xème siècle, du latin seniorem: plus âgé, aîné) sur la terre et les hommes
dans un même espace. Aux VIIème et VIIIème siècles, aucun mot de vocabulaire renferme la définition telle
quelle.

Termes principaux utilisés à l’époque carolingienne:


 Territoire: villa.
 Institution: potestas (espace dans lequel quelqu’un exerce son pouvoir).
 Habitants: familia (ensemble de personnes, en droit romain, qui dépendent d’un homme
unique, le pater familias).
 Seigneur: dominus (c’est celui qui est le chef du domus, de la maison. Un dominus est
quelqu’un qui, d’une manière ou d’une autre, possède une potestas. Ici, on insiste plus sur
l’habitation elle-même).
 Habitation et terre du seigneur: mansus (in)dominicatus (habitation dans les mains d’un
dominus, centre de pouvoir sur les terres et les personnes).

3. L’organisation de la grande propriété foncière

La forme d’organisation de la grande propriété foncière la plus caractéristique du monde franc (parce
qu’elle est la mieux documentée par les sources?) est le grand domaine ou villa bipartite. Cette dernière est un
modèle fortement chargé en historiographie. Avec ses greniers, ses machines, ses artisans et ses ateliers

71
spécialisés décrits dans des sources comme le capitulaire de villis, le grand domaine est apparu aux historiens
comme le témoin et l’instrument principal d’une économie domestique, sans débouchés et autosuffisante
ème
(geschlossene Hauswirtschaft) (Pirenne). Au XIX siècle, la villa carolingienne est considérée (Fustel de
Coulanges) comme une simple perpétuation de la grande exploitation romaine (latifundia).

Depuis les travaux de Verhulst et de Toubert, la villa du Haut Moyen Âge est considérée comme une forme
originale d'organisation du sol et d'encadrement des hommes. Sa genèse et son évolution sont liées à l'histoire
de la royauté franque en Gaule et en Germanie et à l'évolution générale, politique, économique et sociale, de
ces régions.

L'apparition et la croissance du système domanial sont ainsi inséparables de la primauté progressive de


l’Austrasie et de ses maîtres (=les maires du palais =les futurs Carolingiens) sur les autres parties du monde
franc et des signes de reprise économique et démographique qui marquent l'éveil du Nord-Ouest de l'Europe,
après la fin des crises du VIème siècle.

Né au VIIème siècle, dans ce contexte d'expansion dynamique, le système domanial a atteint sa maturité vers
800, dans les parties médianes du monde franc, entre Seine, Meuse et Rhin. Le modèle de la villa bipartite n'y
apparaît nulle part dans sa forme idéale. S'il y est le type même d'organisation de la grande propriété royale et
ecclésiastique, la documentation écrite permet mal de mesurer sa part dans les campagnes.

Ce n'est pas un système d'organisation figé ou statique, mais une forme sociale et économique en
constante évolution et qui s'adapte de manière dynamique à son environnement. Système souple capable de
s’adapter aux circonstances locales.

4. La diversité des formes de la propriété foncière au haut Moyen Âge

Produit des transformations de la royauté et du pouvoir souverain et des institutions publiques et


religieuses en Occident à partir du VIIème siècle, le grand domaine et les sources documentaires qui lui sont
associées (les polyptyques=miroirs des grands domaines) ne constituent qu’une forme typique, à dimension
régionale (entre Seine et Rhin), des formes de la propriété foncière.

La villa bipartite est inconnue dans la plupart des zones périphériques de l’empire franc où dominaient des
formes de propriété et de rapports sociaux différents avec:
 Des seigneuries familières (basées sur la rente payée à un seigneur par des paysans par
ailleurs largement autonomes et la faiblesse de la régie seigneuriale directe) aux liens de
dépendance très lâches.
 Des régions caractérisées par la prépondérance de la petite propriété paysanne
indépendante et de la communauté villageoise (Italie, Bretagne, etc.).

5. Les sources de la seigneurie foncière carolingienne

L’ensemble des droits et obligations à l’intérieur de la villa est souvent mis par écrit dans des inventaires
ème
plus ou moins détaillés connus sous le nom de polyptyques. Au IX siècle, les grands polyptyques, rédigés sur
l'initiative du souverain, d'évêques ou d'abbés de grands monastères (Saint-Germain-des-Prés, Saint-Remi de
Reims, Lobbes, Prüm...) constituent de véritables inventaires détaillés des possessions foncières de leurs

72
auteurs. Divisés en chapitre, ils décrivent les diverses parties du domaine: terres et engins de la réserve,
tenures paysannes, recensent les hommes et énumèrent les obligations des dépendants.

Carte: Les polyptiques antérieurs à 920 attestés dans le monde


franc: Forte concentration dans les régions comprises entre le Rhin
et la Loire, sauf quelques exceptions.

La confection des polyptyques témoigne de la volonté de rationalité des élites du pouvoir carolingiennes, au
même titre que d’autres manifestations culturelles comme la tenue de comptes et de sommes, la
normalisation de l’écriture, la confection de formulaires, l’usage de chiffres et de signes de ponctuation dans
l’écrit, etc. Cette rationalité propre aux grands administrateurs carolingiens se traduit dans la capacité à
organiser et à décrire des patrimoines à grande échelle, assurant l’approvisionnement de communautés
monastiques et la couverture des services publics pour l’armée, l’entretien de la Cour, les constructions, etc.

Dès le IXème siècle, on assiste à une fusion de la condition des paysans. On ne se préoccupe plus de la
condition sociale et juridique. La société est divisée entre ceux qui travaillent, ceux qui prient et ceux qui
combattent. Société fonctionnelle. Il y a un glissement des paysans libres vers une classe indifférenciée, mal
vue par les autres classes sociales.

6. L’idéal-type du grand domaine

Dans sa forme classique, le système domanial repose sur les principes de l'équilibre et du lien étroit, qui
unissent à l'intérieur du domaine, la réserve (lat. terra indominicata) et les tenures (d'où l'expression villa
bipartite).

La réserve (mansus dominicatus) est constituée de la part du


domaine exploitée directement par le possesseur de la villa. Elle
comprend terres arables, prés et bois, une ferme seigneuriale, la
« cour » (curtis), équipée d'engins (moulins, pressoirs...) et
d'ateliers (brasserie, atelier de tissage,...), parfois une maison
d’habitation (casa). Un intendant dirige la familia, composée
dans la plupart des cas d'un petit groupe seulement d'esclaves
domestiques.

Le reste de la propriété est occupé par des cultivateurs paysans


qui tiennent du maître du sol une exploitation agricole de taille
variable, pour laquelle ils acquittent un ensemble de charges,
fixées par la coutume, composé de redevances en monnaie et
en nature, et de services de travail.

73
Le système domanial est fondé sur l'étroite symbiose entre la réserve et les manses, symbolisée par l'apport
de travail, qualifié ou non, que ceux-ci apportent à la réserve.

Les terres du maître étaient sans doute entretenues à l’origine par des esclaves domestiques ou des
ème
journaliers agricoles. À partir du VII siècle, une part plus ou moins importante des travaux lourds (les labours
ou les charrois) et des tâches saisonnières dévoreuses de main d'œuvre (la moisson, la fenaison, les
vendanges,...) a été progressivement confiée à des tenanciers, paysans libres ou anciens esclaves c(h)asés, dans
le cadre des services de travail qui leur sont imposés.

Ces rapports entre seigneur et paysans ont été traduits dans la loi au travers d’édits mérovingiens
conservés par les lois des Bavarois et des Alamans. Elles indiquent l’existence de deux types de tenures ou
« manses » associées respectivement au statut de liberté (conditionnelle puisque dès l’Antiquité tardive, le
colon, en principe libre – ingenuus – ne disposait plus de l’entière liberté de ses mouvements) et à celui de
servitude.

6.1. Les charges du manse libre

Typiquement, un « manse libre » (mansus ingenuilis) était soumis à un certain nombre de taxes publiques,
liées au service de l’armée, mélangées à des redevances privées relevant de la rente foncière, en nature
(produits de l’agriculture et de l’élevage, matières premières ou semi-finies de l’artisanat du bois, du métal et
du textile, produits finis (outils, armes, etc.) et/ou en monnaie ainsi qu’en travail: principalement pour la mise
en culture d’un lopin de la réserve, des travaux saisonniers, des charrois locaux et des transports à longue
distance, etc.

On voit apparaître à la fin du 8eme siècle dans les manses libres une nouvelle prestation de travail
importante: la corvée de labour (corvada, opera corrogata)
« Demandée » collectivement par le maître à ses tenanciers, la corvée est exécutée plusieurs fois par
an avec les attelages de labour pour labourer les grands champs (culturae) de la réserve

Cette intensification du prélèvement en travail est l’indication d’une « réussite » du système domanial.
Cette tendance est confirmée par le caractère obligatoire de la dîme promulgué par Charlemagne. Le
prélèvement en nature (récoltes et jeunes animaux) s’en trouve alourdi d’un 10e, au profit de l’église
paroissiale (capitulaire de Herstal, 779).

Graphique: modèle du grand domaine


bipartite: Système gagnant-gagnant. Elément
important de ce système =les corvées. Si pas
de corvées, les coutures ne sont pas assez
cultivées.

74
6.2. Les charges du manse servile

À l’origine, le « manse servile » (mansus servilis) est destiné à installer (« caser ») un esclave domestique
pour lui permettre d’élever sa famille. Cet esclave peut transmettre certaines choses à ses enfants. Il peut se
nourrir en grande partie lui-même.

La tenure allie à quelques redevances en nature, des charges personnelles et l’obligation de fournir au
seigneur un certain nombre de journées de travail, d’habitude trois jours par semaine (soit 50% du temps
disponible). C’est beaucoup car les autres 50% sont destinés à se nourrir et à nourrir la famille.

Pour les serfs, le chasement signifiait la possibilité de fonder un foyer et de transmettre la tenure à leurs
enfants, ce qui a constitué une émancipation et un progrès humain radicaux. Même les serfs de la réserve ont
profité d'un meilleur statut dans le cadre du grand domaine ecclésiastique. Manière du seigneur de fixer les
serfs à ses terres. Meilleur statut, moins d’envie de fuite.

6.3. La confusion progressive des charges des manses

Dès le IXème siècle, la coutume des manses libres est contaminée localement par les charges serviles, comme
la contrainte de travailler un certain nombre de jours par semaine. Au même moment, des manses serviles
acquittent des corvées, en principe consenties « librement » à la « prière » du seigneur.

Au IXème siècle, l'égalité de statut entre le tenancier et la tenure n'était déjà plus la règle. Un libre installé
sur un manse servile devait le travail « servile ». Un serf occupant un manse libre s'acquittait des mêmes
obligations qu'un tenancier libre. Pour la majorité des paysans, appauvrissement et perte de statut. Fusion des
conditions sociales de la paysannerie au Moyen Age.

Du point de vue économique, il y avait donc une stricte égalité (absente en théorie des rapports sociaux et
juridiques) entre libres et non libres dans le cadre du manse. Les corvées vont toujours rester de vigueur car
grand capital économique.

6.4. L’évolution des coutumes carolingiennes

L’exigence du travail devient symbole de l’assujettement. Il y a le glissement d’une charge réelle vers une
charge symbolique. La société rurale médiévale est une société dans laquelle les travaux forcés sont des
symboles. Le fait d’être contraint aux travaux et ce, à n’importe quel moment, est le symbole de la soumission
du paysan à son seigneur. Il existe une différence entre les rapports de droits et les rapports symboliques.
L’autorité s’exerce souvent via un rapport symbolique.

L’évolution des populations serviles et des services de travail racontent la même histoire: celle de la
recherche par le seigneur d’une main d’œuvre spécialisée et bien outillée pour assurer la culture des terres de
la réserve. De plus en plus, le simple travail manuel durant les périodes « chaudes » de l’année agricole
(fenaison, moisson, vendanges) sera demandé à l’ensemble des dépendants, comme charge récognitive de leur
sujétion ou à des journaliers.

75
Corvées de labour attelées et charrois à longue distance correspondent au noyau le plus résistant des
coutumes seigneuriales carolingiennes. Les premières persisteront tant que les seigneurs conserveront des
parts importantes de leur domaine en faire-valoir direct.

7. Synthèse
ème ème
La mise en place du « système domanial classique » entre le VII et le IX siècle, dans un espace
géographique (=espace géographique correspondant au cœur du royaume franc) limité entre la Loire et le Rhin,
témoigne de la volonté du souverain franc et des Grands (laïques et ecclésiastiques) de produire des céréales et
d’autres produits de consommation comme le vin (=produit de luxe par excellence à l’époque et de la société
chrétienne) sur une grande échelle sans recourir au travail direct des esclaves. La création de manses
héréditaires, l'accueil de nouveaux colons, la fourniture de bovins à élever et à entretenir témoignent de la
volonté du seigneur de s'assurer les services d'un groupe d'hommes, agriculteurs spécialisés, manouvriers ou
bouviers aptes à manier la charrue et de leurs compagnes, qui assurent la pérennité de la famille et la
production textile.

76
CHAPITRE XI: LA TRANSFORMATION DE LA SEIGNEURIE (XEME-XIVEME SIECLES)

On assiste à une évolution dans un contexte d’augmentation de la productivité agricole et de croissance de


la population. La transformation de la seigneurie médiévale intervient dans un contexte de dilatation et
d’aménagement de l’espace agricole. Entre 1000 et 1340, le monde ne cesse de se remplir, surtout
d’agriculteurs. Cela provoque une diminution des surfaces vierges naturellement. L’extension de l’espace
cultivé se fait tant dans les régions où l’occupation du sol était ancienne et dense que dans celles qui étaient
demeurées jusque-là faiblement occupées:
 À partir des terroirs anciens.
 Par la création spontanée ou concertée de villages neufs, par défrichement, assèchement
(polders), bonification, etc.
 Par occupation interstitielle, entre les habitats déjà présents.

L’essor agricole s’accompagne d’un aménagement de l’espace rural et d’une recomposition de l’habitat
dans le cadre seigneurial. Ceux qui vont tirer les fruits de cette nouvelle bonification sont les seigneurs.
Dans l’Europe méditerranéenne, le modèle de référence établi par Pierre Toubert est celui de
l’incastellamento: la concentration sur un site perché, à l’abri d’une défense collective, de l’habitat villageois
jusque-là dispersé, organisé autour de l’église et du castrum seigneurial.
Castrum =village muni d’une enceinte. Les tissus d’habitats se
transforment et les paysans se rassemblent sur un site perché. Modèle
utilisé dans le Midi de la France et en Italie. Déplacement de la
population auprès du seigneur. Domination de ce dernier sur les
paysans.

Les « villeneuves », bastides, castelnaux, etc. sont les équivalents au-


delà des Alpes de ce phénomène de restructuration et de domination
des espaces ruraux (// à un lotissement).

Dans le Nord-Ouest de l’Europe, les historiens attachent depuis le XIXème siècle une place importante à la
genèse de l’openfield, les paysages de champs ouverts et à la « naissance » du village. La vision actuelle est
beaucoup moins systématique, insistant sur des phénomènes spontanés et des différences chronologiques.

Dans le Nord-Ouest de l’Europe, l’intégration des sociétés paysannes dans le cadre seigneurial se fait dans le
cadre de la seigneurie territoriale et du village:
Dans un territoire donné, l’ensemble des paysans sont soumis, indépendamment de leur condition
juridique, à une domination à la fois foncière (droits sur la terre) et personnelle (droits sur les hommes).
Robert Fossier parle d’encellulement. Les villages sont concentrés autour de l’église, du cimetière ou des
maisons seigneuriales. Il y a un découpage en cellules territoriales qui sont des seigneuries correspondant à
de véritables territoires. Les manants y vivant dépendent d’un seigneur qui possède la terre sur laquelle ils
vivent et qui possède une autorité personnelle sur eux.

Ces transformations s’accompagnent d’une hausse de la production sur fond d’intensification de la pression
seigneuriale, d’extension des terroirs et de croissance démographique (continue en Europe jusqu’à la crise du
ème
XIV siècle). La croissance démographique permet l’intensification de la pression seigneuriale ou est-ce
l’inverse? Il s’agit d’un débat non tranché, avec un niveau idéologique important.

77
1. Les destinées du grand domaine

Il faut bien-sûr tenir compte de la diversité géographique: le grand domaine avec ses traits caractéristiques
(lien entre la réserve et les tenures, tenures perpétuelles et héréditaires, corvées collectives…) idéaux
connaissait une diversité régionale dans certaines zones du monde franc. Quels sont les grands traits de
transformation du modèle?
Ailleurs (au sud de la Loire, en Italie, en Catalogne, etc.), la domination seigneuriale prenait d’autres formes,
souvent caractérisées par une plus grande autonomie des paysans et des prélèvements moins élevés.

Dans le vieux pays franc, entre Seine et Rhin, il semble possible d’esquisser quelques traits généraux
d’évolution:
 Une désagrégation progressive des réserves (diminution en surface).
 La disparition des prélèvements en travail non-spécialisé (ex: trois jours par semaine) au
profit de tâches spécifiques (ex: vendange, moisson, etc.).
 Une résistance de la corvée attelée sous ses deux formes principales: labour et charroi
(=transport).

Dans toute l’Europe, le travail non spécialisé devient (ou demeure) un symbole de reconnaissance du lien
de dépendance, sous la forme de prestations aux pointes de l’activité agricole.

À la ponction directe en travail se substitue des cens sous la forme de prélèvements en monnaie. Cette
tendance signe également la progressive et profonde monétisation de l’économie médiévale à partir du XIème
siècle. Il y a de plus en plus de monnaies qui circulent. Les seigneurs ont fait un mauvais choix car ils n’ont pas
réfléchi au problème d’inflation. Au XIIème siècle, avec la hausse des prix et la dépréciation du denier, le cens est
peu à peu vidé de son contenu économique pour revêtir également une fonction symbolique. Au total, les
formes de prélèvements héritées de l’époque carolingienne sont en déclin. Il faut les remplacer par d’autres!

2. Le prélèvement seigneurial: la rente foncière

Une des réponses apportées par les seigneurs est la lutte contre la stabilité de l’ancienne loi domaniale:
 En s’efforçant de réduire ou de monnayer les droits d’usages traditionnels des communautés,
avec des succès variables suivant les régions.
 En remplaçant les tenures perpétuelles et héréditaires par de nouvelles formes de contrats
agraires.
 À durée déterminée → on cherche à casser le côté perpétuel des contrats.
 Avec des prélèvements proportionnels au fruit (champart, terrage, agrier)
qui sont de véritables loyers de la terre.
 Au niveau de la parcelle et plus de l’exploitation.
 En imposant lorsque c’était possible de nouvelles formes de taxation, comme les taxes de
mutation exigée au passage d’un tenancier à l’autre.

En synthèse, l’impression générale prévaut d’un fléchissement relatif des redevances foncières,
conséquence de l’inflation et de la pression paysanne. De plus en plus, les revenus de la seigneurie vont
provenir de la domination sur les hommes incarnée dans le pouvoir de commandement, le ban.

78
3. Le prélèvement seigneurial: l’exploitation du ban

Les seigneurs renforcent leur autorité sur les hommes en se servant du ban, le droit de commander, de
contraindre et de punir qui découlait jusqu’au IXème siècle de la puissance publique pour se procurer de
nouvelles sources de prélèvement.
La seigneurie banale se traduit par l’usurpation de prérogatives de la puissance publique, l’imposition
d’exactions nouvelles sur les populations rurales, la mise en place de monopoles économiques (moulins, fours
banaux) et d’institutions locales (échevinage, cours de justice).

La seigneurie banale ne s’est pas développée partout en Europe. Là où l’autorité royale ou princière s’est
maintenue forte, à savoir l’Angleterre, la Normandie, l’Allemagne et la Flandre, la gestion seigneuriale est
restée plus attentive à l’exploitation foncière.

Les mentions de « mauvaises coutumes » se multiplient entre 980 et 1100. Par le biais de l’avouerie dans
les terres ecclésiastiques ou d’anciennes prérogatives publiques, les laïques détenteurs du ban forcent les
paysans à leur acquitter toutes sortes de taxes et de services, en contrepartie de leur « protection » ou de la
justice.

Les catégories des droits et revenus du ban:


 Droits de gîte, taxes de remplacement d’ost, de fortification et de guet, corvées de charroi et
de maintenance.
 Charges liées au statut personnel (chevage, mainmorte, formariage), qui deviennent
caractéristiques du servage.
 Tailles et aides (queste) exceptionnelles réclamées de façon imprévisible par le seigneur.
 Droits et privilèges sur la circulation et le commerce: péages, tonlieux, monopoles de vente
comme le banvin.
 Obligation moyennant redevances (monopole) d’utiliser le moulin, le four ou le pressoir
banal.
 Profits de l’exercice de la justice.

En démultipliant les centres de concentration et de redistribution des richesses, la seigneurie banale a


favorisé la multiplication des intermédiaires, baillis, sergents, maires, prévôts qui sont les acteurs locaux de la
contrainte et du prélèvement. La hausse du prélèvement seigneurial a vraisemblablement absorbé les
excédents de production liés à la croissance rurale: Seniores tollunt omnia (=les seigneurs prennent tout)
clament les manants de l’abbé de Farfa au XIème siècle.

ème
En Charente, au XII siècle, sur 100 grains récoltés:
 l’agrier en prend 25
 la dîme en prend 10
Sur les 65 grains restant:
 il faut en réserver 25 pour la semence
 il en reste 40 au paysan pour se nourrir et vendre des surplus pour acquitter la taille et
d’autres coutumes
La moitié au moins du produit du travail paysan passe aux mains du seigneur et de ses agents.

79
4. Le prélèvement seigneurial: l’évolution dans la longue durée

Deux tendances traversent la seigneurie médiévale. Le dilemme entre le faire-valoir direct (pratiquer par
exemple par les ordres religieux) qui demande capacité de gestion et de surveillance et la régie sous la forme
du bail à ferme prévoyant le versement annuel d’une somme fixe en nature et/ou en argent pour des périodes
de 20, 12, 9, 6 ou 3 ans.
Le bail à ferme touche aussi bien des exploitations complètes que des monopoles techniques, voire des offices
publics. Il est connu en Flandre vers 1200.

Acte de l’official de Meaux, 1234: « A tous ceux qui verront les présentes lettres, maitre Adam, chanoine et
official de Meaux, salut dans le seigneur. Nous faisons savoir que le chapitre de Meaux a donné et a concédé,
devant nous, à Aquin de Montceaux, Belin du four et Clément Vachon, huit arpents et deux perches de terre
situé à Marcilly (…) à tenir et posséder pendant douze ans, moyennant chaque année 18 setiers d’hibernage de
la valeur de la grange de Marcilly, à rendre à Meaux audit chapitre, à la mesure du réfectoire du chapitre (…) S’il
arrivait qu’il fassent de la guède en quelques pièce de ladite terre une année, ils seraient tenus de fumer cette
pièce l’année suivante, etc. »
→ On est ici face à un bail à ferme

Le métayage, déjà attesté en Italie au XIIème siècle concurrence le bail à ferme dans nos régions à partir du
ème
XIII siècle en substituant au loyer fixe du fermier une part déterminée de la récolte, tout en conservant la
notion de bail à temps. Il s’agit d’un contrat entre le propriétaire et le locataire. Toutes les charges et les
revenus sont divisés en deux entre eux.
Le métayage, qui porte sur une exploitation complète, est favorable au propriétaire en période d’expansion
puisqu’il lui permet de participer directement aux profits du développement. Il l’est moins au XIVème siècle
quand se multiplient les crises.

Contrat siennois de mezzadria, 1300: « Nous, Bindio de Ventura de Catignano et Vanni et Chianto ses fils,
recevons et confessons avoir reçu de vous, donna Agnesina, fille de Meo di messer Orlando dei Malavolti votre
bien-fonds appelé Podere de Canpo de Fiore au finage de Lornano (…), pour cinq ans à partir de la prochaine
Saint Michel de septembre, aux conditions et conventions suivantes : vous et nous devrons acheter deux paires
de bœufs, dont vous paierez la moitié et nous l’autre (…) De même devrons nous acheter en commun le nombre
de porcs sur lesquels nous nous serons mis d’accord et dont vous paierez la moitié et nous l’autre et nous
devrons les tenir, paître et garder à notre propres frais et les partager par moitié chaque année à la Noël. De
même, nous vous promettons que le nombre de moutons et de brebis sur lequel nous nous serons mis d’accord
et que vous devrez acheter avec votre argent sera nourri et gardé à nos frais et que chaque année nous vous
donnerons la moitié de leur revenu et qu’à la fin dudit temps nous les partagerons par moitié »

Le métayage régresse après le XIVème siècle dans les régions riches et progresse en revanche sur les terres
pauvres. Le maître fournit en principe la moitié des semences, contribue pour moitié aux frais d’exploitation et
reçoit la moitié de la récolte.

5. Franchises et coutumes

Face à l’arbitraire du seigneur banal et à la multiplication des « mauvaises coutumes », les paysans
cherchent par tous les moyens à limiter l’arbitraire seigneurial en obtenant l’abonnement (la fixation en
montant et en fréquence) des diverses formes du prélèvement (ex: transformation d’une taille variable et
80
imprévisible en somme fixe, annualisée), ou en achetant purement et simplement la suppression de droits ou
de taxes abusifs.
Charte accordée aux hommes de Walincourt, 1239: « Jou, Bauduins Buridans, sires de Walincourt, faich savoir à
tous (…) que jou ay donnet et assise loy en me terre, a la requeste de mes hommes en le ville de Walaincourt et
ly lois est telle: Quicunques tura homme ou desmembrera dedens le terroy le seigneur de Walaincourt, mort
pour mort, membre pour membre, u en le volentet au signeur (…) Se auncuns mennans le ville a were a autre
mennant en le ville, ly sires le doit faire asseurer dedans le franquise de le ville; et ly sires doit faire prendre
celuy qui refuseroit le asseurement et sasir toutes ses coses. Ly sires peut mener ses hommes en ost et
chevauchié as weres et as tournois, sans malvaise ocquison. Se on vend maison manable, li sires en ara le tierch
deniers, de le mencaudee de terre vendue, 2 saus d’issue et 2 saus de entree (…) Li sires peut prendre si comme
il suit les quieutes en se terre, et li maires doit faire serment qu’il les prendra loyaument (…) Quiconques
dementira autrui par ire, 5 saus doit; quiconques apellera femme « putain » 5 saus (…), quiconques trait coutel
à pointe sur autruy sans ferir, 40 saus, et s’il fiert sans occire et sans affoler, 10 livres »

Cette lutte pour « l’incontestablement dû », qui permet au paysan de prévoir, est favorisée par la
concurrence entre les seigneurs et le contexte de dilatation des espaces cultivés. Elle trouve sa traduction
juridique et politique dans deux formes de concessions finalement assez proches dans leur esprit: les chartes
de franchise (accordant des droits à une communauté existante ou à de futurs habitants) et les chartes
d’affranchissement collectif de communautés rurales touchées par le servage.

81
CHAPITRE XII: CRISES ET MUTATIONS EN EUROPE
1. Introduction

Avant l’ère préstatistique, on ne peut uniquement estimer la taille de la population. Avec beaucoup de
e
prudence, on peut estimer la population européenne au début du 2 millénaire entre 30 et 35 millions
d’habitants. Au début du XIVème siècle, elle atteint un premier pic autour de 80 millions d’habitants. Les
ème
premiers signes de croissance se manifestent dès le VIII siècle en Occident. La croissance démographique est
caractérisée par une augmentation de la population par an en dessous d’1%. Le mouvement de la population
pendant cette première phase se caractérise donc dans le long terme (sur c. 1/2 millénaire) par une croissance
constante, mais lente de la population. On n’a pas l’impression de voir évoluer le phénomène car la croissance
est très lente.

Partie des terroirs anciens et plus densément peuplés, l’extension des espaces cultivés a également atteint
un pic. Vers 1340, l’homme a installé ses cultures pratiquement partout où l’agriculture était possible.
L’impression dominante est celle d’un monde plein! Les cultures, élevage et cultures vivrières ont envahi tous
les espaces possibles. On n’a pas encore les techniques nécessaires à la mise en culture d’espaces plus
compliqués à mettre en culture. Petit à petit, on va tout de même mettre en culture des terres moins
productives. Cela entraine une chute du rendement.
Les tenures sont trop petites, fragmentées et surchargées de taxes. La surexploitation entraîne des
rendements décroissants et dans les zones méditerranéennes aux sols fragiles, le risque d’une dégradation
irréversible des espaces mis en culture.

L’équilibre environnemental est rompu. Les signes d’une crise systémique précèdent dès le début du XIVème
siècle l’arrivée de la grande Peste de 1348:
 Retour des famines → famines touchant plusieurs régions ou pays en même temps et pour un
temps plus ou moins long.
 Économie de guerre → investissement dans des dépenses négatives.

En deux ans (1348-1349), la Peste noire détruit environ un tiers de la population européenne. Les effets de
la peste sur la société sont élevés. La croissance de la population n’est pourtant pas stoppée. Au contraire, elle
reste lente mais il existe des structures permettant à la croissance démographique de ne pas être touchée par
la Peste noire. La croissance dépassera même le pic des années 1300. Vers 1600, l’Europe devait compter
environ 100 millions d’habitants. Les guerres et les épidémies du XVIIème siècle ont ralenti à nouveau cette
tendance à l’expansion: vers 1700, l’Europe compte environ 110 millions d’habitants.

2. Les caractéristiques des populations européennes avant 1700

La prépondérance des classes jeunes:


 Taux de fertilité élevé  croissance potentielle.
 Mortalité normale élevée et crises de mortalité fréquentes  croissance réelle lente.

Un régime particulier de nuptialité:


 Une proportion importante de la population ne se marie jamais (soit interdit social soit
facteur de valorisation. Dans le monde chrétien catholique, les ecclésiastiques sont
forcés au célibat. Ce n’est pas le cas dans le monde chrétien protestant).

82
 Les naissances en dehors du mariage font l’objet d’un tabou social puissant, à l’encontre de la
femme déshonorée par une naissance illégitime.
 Le célibat est loin d’être condamné comme c’est le cas dans les sociétés asiatiques. Il est un
mode de vie proposé au chrétien et une règle pour le prêtre.
 L’âge au mariage est relativement élevé.

En réalité, célibat, retard de l'âge au mariage et désaveu social des naissances illégitimes constituent des
éléments d'une conduite sociale collective de limitation des naissances. S'y ajoutent des conduites actives:
 des formes de contraception.
 l’allongement des intervalles entre naissances (allaitement).

Ces caractéristiques de la nuptialité sont importantes pour comprendre une autre caractéristique de la
démographie européenne de cette période: la rapidité avec laquelle la population est capable de se
reconstituer après une crise de surmortalité. Il existe en effet un double volant d'action, après une crise, par
une réduction du nombre de célibataires et l’avancement de l’âge du mariage!

Graphique: Trends in mortality,


fertility and marriage during a typical
demographic crisis: Illustration de deux
graphiques: un graphique avec une
échelle arithmétique et un graphique
avec une échelle logarithmique. Le but
est de pouvoir visualiser la corrélation
possible entre le mariage, la nuptialité, la
fertilité/conception et la mortalité. On
constate que lorsque les décès
augmentent fortement, la conception
diminue ainsi que le mariage. Quand les
décès reviennent au niveau de la
mortalité normale (20 à 40 pour mille), la
conception et le mariage augmentent.
Mais attention, le graphique reste
toujours qu’une représentation.

L’autre caractéristique fondamentale de la démographie européenne jusqu'au XVIIIème siècle, c'est


l'extrême vulnérabilité de la population aux calamités de toutes sortes; l'invocation religieuse la plus commune
s'adresse à Dieu pour protéger le peuple des trois fléaux de l'Apocalypse: A bello, fame et peste libera nos
domine! Le rapport à la mort est différent que celui que nous avons à la mort actuellement. A l’époque, la mort
est quelque chose de scandaleux.

Guerres, famines et épidémies provoquent des hausses brutales de la mortalité, suffisantes pour briser la
tendance naturelle à la croissance de la population, voire pour amener à des périodes de régression.

83
3. Les mécanismes des crises d’Ancien régime

En dehors de ses effets directs sur la population civile et sur les effectifs militaires, ce sont surtout les
conséquences indirectes des guerres qui tuent en masse:
 famines (les armées vivent sur le pays et détruisent récoltes, semences et bétail pour priver
l'ennemi de ressources).
 déplacements de population.
 épidémies provoquées par les conditions inouïes de promiscuité et d'hygiène et l'absence de
soins de santé, dans lesquelles vivent les armées de l'époque.
De la chute de Constantinople (1453) à 1730, il n’y a pas eu une seule année sans action de guerre en Europe!

Dans l'Europe moderne, la famine générale (qui pouvait s'étendre sur plusieurs années consécutives au
Moyen Âge) est devenue un phénomène exceptionnel.
Une dégradation progressive du climat, le "petit âge" glaciaire commence au milieu du XVIème siècle et se
prolonge jusque vers 1870.
Une dépendance de plus en plus grande à la céréaliculture et un surpeuplement relatif (aux rendements faibles
de l'époque) la sensibilité de la population aux aléas climatiques, qui touchent les récoltes.

Les historiens ont cru dans les années 1950 que les crises démographiques violentes, qui ont secoué l'Europe
entre 1550 et 1750, étaient dues non à la guerre, ni à l'épidémie, mais à la hausse du prix des grains à la suite
d'une mauvaise révolte (Jean Meuvret); les maladies n'auraient été que la conséquence d'une mauvaise
alimentation.
Critique de cette vision:
 existence de chertés sans mortalité et de mortalité sans cherté.
 certains villages sont épargnés malgré l'existence d'une disette régionale.
 les grandes catastrophes sont précédées d'une montée progressive des décès, ce qui
exclut l'hypothèse de l'accident.

Les épidémies sont le facteur le plus direct de la mortalité catastrophique. L'importance accordée par les
historiens à la Peste noire ne doit pas dissimuler le caractère récurrent d'une série de maladies en Europe entre
ème ème
le XIV et la fin du XVII siècle: fièvre typhoïde, typhus, dysenterie, peste, variole, grippe, etc. Les historiens
reconnaissent aujourd’hui le caractère systémique des crises démographiques!

84
4. Une étude de cas: La Peste noire et la crise du XIVème siècle

Les grandes famines qui s’étaient espacées durant le XIIème et le XIIIème siècle font leur réapparition dès 1301
en Espagne. Celle de 1315-1316 provoque de sévères mortalités dans le nord-ouest de l’Europe. Dans la
décennie 1335-1345, une grande partie de l’Occident passe à une économie de guerre. Ses conséquences sont
multiples: hausse de la fiscalité, investissements improductifs, pillages, découragement, etc.

Entre 1348 et 1351, la Peste noire détruit environ un tiers de la population européenne. Cette mortalité
exceptionnelle s’explique par des facteurs endogènes et exogènes:
 À cause du pourcentage élevé de mortalité: 60 à 75 % pour la peste bubonique, presque 100
% pour la peste pulmonaire.
 lorsque la Peste noire réapparaît en Europe, elle y était inconnue depuis la "peste
justinienne" du VIème siècle après J.-C., d'où une absence d'immunité!
 depuis les XIIème-XIIIème siècles, les colonies de rats noirs (ratus ratus) dont la puce est le
vecteur du bacille sont présentes partout en Europe.
 La population est affaiblie par les famines à répétition du début du XIVème siècle.

85
Les effets d'une épidémie sur une population donnée ne sont pas déterminés uniquement par le nombre
brut de morts mais par la distribution par âge de la mortalité:
 La peste tue beaucoup de jeunes: l’effet à long terme est beaucoup plus fort que si des
personnes âgées étaient touchées principalement.
 À côté des effets directs de l’épidémie, l’épisode catastrophique se traduit par une chute des
conceptions et des mariages.

Derrière les chiffres globaux, l’impact de l’épidémie pesteuse varie fortement selon les régions: la Navarre
ou la Normandie perdent 70% de leurs habitants entre 1350 et 1450!

Les historiens s’accordent sur l’importance, mais pas sur la nature, des perturbations économiques qui
suivent la grande coupure des années 1348-1350:
 L’Europe entre dans une longue période d’instabilité monétaire.
 Ces dysfonctionnements aggravent le désordre du mouvement des prix et des salaires.
 Un trend séculaire provoqué par l’effondrement de la demande marque le prix des céréales
(de l’indice 100 en 1320 à l’indice 52 en 1480 en Angleterre).
 La rareté de la main d’œuvre entraîne la hausse des salaires nominaux.
 L’évolution divergente des prix et des salaires fait penser à une hausse des salaires réels, ce
qui a amené à qualifier la seconde moitié du XIVème siècle. « d’âge d’or du salariat ».
Toutefois, l’évolution divergente des prix artisanaux réduit ce phénomène.

La crise se marque par le trouble des esprits:


 Montée des pratiques irrationnelles (culte des saints
thaumaturges, pèlerinages, etc.).
 Désir d’expier par l’autopunition (les Pénitents).
Multiplication des pogroms contre les communautés en
marge: lépreux, juifs,…
 Culture de la dérision et du macabre.
 Exacerbation des luttes sociales (vagues révolutionnaires
en ville dans les années 1378-1382 ; soulèvements
paysans: Jacquerie de 1358 en France ou de 1381 en
Angleterre).

Après la première pandémie, la peste s’installe sous forme endémique, la maladie repartant à partir de
poches résiduelles:
 Angleterre: 1351-1485: 30 années de peste.
 Angleterre: 1543-1593: 26 années de peste.

Les conditions de surpopulation, de promiscuité et le manque d’hygiène permettent de comprendre


ème ème
pourquoi les villes européennes ont eu une balance démographique négative entre le XIV et le XVII siècle
(voir partie 1!).

86
CHAPITRE XIII: SORTIR DES CAMPAGNES: VILLES ET SOCIETES URBAINES EN OCCIDENT

1. Le fait urbain
ème
Pour Henri Pirenne, la ville médiévale était la fille de la renaissance du grand commerce au début du II
millénaire. Par grand commerce, il désigne le commerce de longue distance, le commerce de « luxe » et les
commerçants-aventuriers (ex: Marco Polo). L’image de la ville naissante du grand commerce a été débattue et
ème
n’est plus valable pour les historiens. En réalité, la grande expansion urbaine qui démarre au XI siècle est
concomitante de l'essor des campagnes. Espace de consommation, la ville doit pouvoir disposer des surplus
des campagnes pour vivre et se développer. Cette consommation est d'abord celle des élites du pouvoir
qu'elles résident en ville (par exemple, les évêques) ou qu'elles l'utilisent comme centre de domination d'un
territoire (enceinte, forteresse urbaine) et de valorisation du prélèvement féodal. La ville est avant tout un
espace de consommation. Les paysans se trouvent principalement dans une économie de subsistance tandis
que dans la ville, on assistera plutôt à une économie de subsistance indirecte et à une économie de marché.

Tableau, Aristote, Politique, Ethique et Economique On y voit à la fois une


ville et la campagne autour. L’intérieur de la ville est représenté à l’avant plan de
l’enluminure. Deux scènes sont représentées: un paysan apportant en ville le
fruit de ses redevances et une ouvrière filant la laine.

Qui réside toujours en ville? Il s’agit des évêques siégeant à la civitas (=territoire et cité à partir desquels est
administré le territoire religieusement) ou des hommes prenant la ville comment un centre de domination.
Avant le XIVème siècle, il n’y a pas de capitale fixe dans un état, une principauté.

2. La ville et la seigneurie

Le sol urbain n'échappe en effet pas à l'emprise de la seigneurie (« Nulle terre sans seigneur »).
En raison de son rôle de domination territoriale, la ville est le lieu d'un enchevêtrement complexe de
juridictions: pouvoirs publics et ecclésiastiques, étages successifs de la pyramide féodale, bientôt concurrence
des droits et des juridictions seigneuriales et communales.
Le sol urbain est taxé de préférence en argent. Les activités commerciales et industrielles sont également la
source de revenus importants (tonlieux, péages, etc.).
Fortifiée, la ville permet de stocker en sécurité les produits du prélèvement seigneurial et de les vendre au prix
fort sur le marché.
Le seigneur dépense l'argent qu'il a levé pour satisfaire aux besoins de la vie noble. La ville (ou plutôt des villes
car la résidence princière reste longtemps polycentrique) est le cadre privilégié d'existence des cours
princières.

87
Une proportion importante des élites urbaines sont issues du pouvoir seigneurial. Les hommes qui sont à la
tête des organes politiques qui gouvernent la ville du XIème et du XIIème siècle sont rarement des hommes
nouveaux, marchands au long cours ou entrepreneurs. Ils sont issus des suites aristocratiques qui entourent les
Grands et de la ministérialité, c'est-à-dire des officiers et des intermédiaires de tout rang du seigneur laïc ou
ecclésiastique.
Dans de nombreuses villes italiennes (et certaines cités épiscopales du Nord-Ouest), les chevaliers résident en
ville où ils constituent le noyau principal du patriciat et forment le conseil du seigneur.
L'exercice des pouvoirs seigneuriaux favorise la prolifération des officiers qui tirent des revenus importants de
l'exercice de leurs fonctions et investissent dans les activités urbaines.

À côté de membres des suites aristocratiques et d'officiers seigneuriaux, les élites urbaines comptent
surtout des marchands. Regroupés dans des associations volontaires (serment collectif-sociabilité-entraide),
des groupements de marchands comme la ghilde de Saint Omer ont les moyens matériels et la volonté
politique pour négocier avec le seigneur un acte d'émancipation urbaine.

Statuts de la ghilde de Saint-Omer (dernier quart du XIème siècle):

"Ce ne sont pas les pierres mais les hommes qui font la cité"
Cette citation d'Isidore de Séville rend compte d'une réalité politique originale de l'espace urbain:
 Séparée de la campagne par son enceinte, la ville possède une unité topographique qui sera
la source de distinctions politique et juridique entre ses habitants et ceux du "plat pays".
 Alors que la stratigraphie des pouvoirs seigneuriaux multipliait les différences de statut entre
ses habitants, la ville médiévale va retrouver l'égalité de statut qui caractérisait la cité
antique. Le mouvement d'émancipation urbaine à partir du XIème siècle crée une
communauté des habitants en lui conférant un statut particulier et un certain nombre de
libertés accordés à tous ses membres (citadins, bourgeois). La distinction principale oppose
alors les membres de la communauté urbaine aux exclus.

88
3. Le mouvement d'émancipation urbaine

Le mouvement d'émancipation urbaine correspond à une normalisation des rapports entre la ville et ses
seigneurs. Il passe par l'obtention d'une charte de franchise qui accorde à la communauté des habitants des
institutions propres, un statut particulier et un certain nombre de libertés.

Dans beaucoup de cas, cette évolution politique n'est guère différente de celle qui anime les campagnes. De
nombreux villages reçoivent des franchises analogues aux libertés urbaines.
Dans les villes les plus importantes du Nord-Ouest (France, Flandre) et d'Italie du Nord, c'est-à-dire dans les
régions les plus dynamiques économiquement, les communes, issues d'associations jurées entre des catégories
d'habitants, acquièrent une autonomie politique plus considérable (jusqu'aux "républiques urbaines"
italiennes), qui sera brisé progressivement par la réaction des pouvoirs souverains.

Les institutions urbaines sont souvent constituées de trois niveaux:


 L'assemblée générale des habitants, théoriquement souveraine, mais rarement consultée.
 Le conseil de ville, constitué dans le Nord d'échevins qui délibèrent sur tous les sujets relatifs à
l'administration de la ville.
 Le pouvoir exécutif, tantôt exercé collégialement par des consuls, tantôt personnel, par le maire.

Les modalités de désignation associent souvent élection, cooptation et tirage au sort, favorisant la
mainmise d'une poignée de lignages sur les rouages de l'administration.

L'enceinte est représentée comme la limite entre deux mondes: les murs séparent le commerce et
l'artisanat, l'approvisionnement et l'administration, le jeu et la danse, propres à la cité, des vignes et des
champs, des routes et des ponts, des caravanes de mules et des nobles chasseurs de la campagne.

Les franchises urbaines apportent les premières garanties de sécurité personnelle:


 Inviolabilité du domicile.
 Privilège de juridiction pour les bourgeois.
 Protection contre les mesures arbitraires.

La notion très large de paix occupe une place centrale dans les institutions urbaines. Elle garantit la sécurité
des opérations commerciales et la paix civile défendues par une juridiction rigoureuse. La "rupture" de la paix
entraîne au mieux le bannissement, au pire la peine capitale. La justice garantit la juste (=poids, capacité sur
laquelle on n’a pas voulu tricher) mesure et punit ceux qui rompent la paix.
89
4. Travail et économie urbaine

La ville se définit d'abord par l'existence d'un marché, espace:


 Délimité: topographiquement et chronologiquement.
 Réglementé: garantie des mesures, contrôle de la qualité des denrées et parfois des prix.
 Protégé: transparence des opérations commerciales, paix du marché, sauf-conduit.
 Privilégié: exemption ou réduction des taxes, accès réglementé aux emplacements de vente
(bancs, halle, etc.).
Le marché urbain est un point de rencontre entre ville et campagne.

Si l'artisanat se rencontre aussi bien dans les campagnes que dans les villes, son organisation en métiers à
partir de la seconde moitié du XIIème siècle est une spécificité urbaine. Le métier est un "groupement de droit
quasi public qui soumet ses membres à une discipline collective dans l'exercice de la production" (Emile
Coornaert). Les métiers sont donc définis par leurs statuts qui fixent une série d'obligations, d'interdictions et
d'incitations réglementant, pour une activité donnée, les personnes, les techniques et les productions. Les
métiers exercent une fonction sociale d'entraide et de sociabilité à laquelle s'ajoute souvent une fonction
politique au sein du "corps de ville". Mais, leur fonction première est le contrôle du travail et de la production.

Règlement des couteliers de Paris (XIIIème siècle) :

5. Villes et campagnes

L'essor des villes est étroitement lié à la croissance rurale:


 Pour les villes, le contrôle de leur aire d'approvisionnement est un élément crucial.
 Ces zones de ravitaillement sont aussi des aires d'immigration. La ville absorbe le surplus
démographique des campagnes.

90
 Les villes ont leurs "campagnes intérieures": une part importante du territoire urbain est
occupée par des jardins.
 La périphérie est occupée par la banlieue (le ban de la ville s'exerce à une lieue à la ronde)
dominée directement par la ville.

La ville draine les richesses et, de ce fait, stimule la croissance rurale. Consommatrice et productrice, la ville
est au centre d'économies régionales. La campagne environnante est également un espace profitable pour les
élites urbaines : pratique du crédit, achat de terres, investissement dans l'agriculture (plantes tinctoriales) et
l'élevage (laine, viande), etc.

Inversement, les élites rurales sont attirées par la ville qui signe la réussite d'une ascension sociale. Ce
phénomène d'attraction est appelé par les historiens italiens inurbamento. Dans le cas des cités-Etats
italiennes, la ville ne contrôle pas seulement un espace économique, elle dirige un territoire politique: le
contado.

91
CHAPITRE XIV: ENTREPRISE, CREDIT ET MONNAIE

Un des apports principaux de la seconde moitié du Moyen Âge est la réapparition d'instruments et de
méthodes d'organisation des affaires et du crédit. Prêt à intérêt, banque, associations commerciales avaient
existé durant l'Antiquité. En Occident, elles avaient disparu ou régressé à un niveau élémentaire durant le haut
Moyen Âge. À partir du XIe siècle, avec l'essor urbain, se développent toute une série de techniques et d'outils
commerciaux: organisation de cycles de foires, apparition des premiers manuels de commerce, évolution de
nouvelles techniques de comptabilité, d'outils comme le chèque, l'endossement, la lettre de change,
l'assurance, etc.
L'Italie a été le lieu de naissance de la plupart de ces innovations. À partir de 1550, Hollandais et Anglais
prennent le relais et développent de nouvelles techniques comme les premières grandes compagnies
commerciales, les premières sociétés par actions, la bourse et la banque centrale.

1. La question de l’épargne

Avant le XIe siècle, il n'existe pratiquement pas de mécanisme facilitant la transformation de l'épargne en
investissement productif. L'épargne s'investit en terre (dont la possession entraîne un prestige social et est
garante de stabilité) ou en métaux précieux (thésaurisés en monnaie, en bijoux, en vaisselle, en ornements
religieux).
La plupart des prêts sont des prêts à la consommation, et non à la production, avec des taux usuraires. Par
exemple, quand la récolte d'une année est insuffisante pour couvrir la consommation jusqu'à la récolte
suivante, les plus démunis doivent emprunter des grains aux plus riches.
Le prêt à intérêt, et plus généralement toute forme de profit immatériel dans une transaction commerciale,
sont condamnés par l'Eglise comme un profit malhonnête (turpe lucrum), assimilé à l'usure qui est un péché
mortel. L'usure intervient lorsqu'il n'y a pas production ou transformation matérielle, mais simple perception
d'un surplus.

La monnaie ayant été inventée pour permettre les échanges, « il est injuste en soi de recevoir un prix pour
l'usage de l'argent prêté ». L'argent ne se reproduit pas de lui-même et ne peut fructifier que par le travail.
Ceci permet d'exclure le bénéfice commercial du champ de l'usure, sauf si le vendeur est inspiré par le lucre.
Un gain licite est envisageable en recourant à la notion de juste prix, ou en incorporant l'idée de compensation
à la transaction : pour le risque pris, le coût du voyage, les opérations de change.
Les titres de rentes sont assimilées à des ventes et non pas à des prêts d'argent ce qui les rend également
acceptables.

À partir du XIIe siècle, la pratique de l'usure proprement dite tombe sous le coup de la loi pénale. Le prêt à
intérêt est surtout pratiqué par des groupes de prêteurs spécialisés, non-chrétiens (Juifs) ou étrangers
(Lombards), régulièrement persécutés.

Caricature des Juifs de Norwich. Rôle de taille de 1233:

Isaac de Norwich, prêteur et financier juif


enfermé par le prince Jean, présenté avec une
triple face est ceint d'une couronne. Il occupe le
sommet du triangle, réservé à Dieu.

Un Juif encapuchonné présente une balance


visiblement truquée.

92
2. Le marchand médiéval
Le marchand médiéval est souvent un itinérant, tirant parti de la rareté et de la distance pour réaliser un profit.
Son profil se caractérise par un certain nombre de constantes:
 La perception du risque lié au fait de conserver et de transporter des biens (vol, pillage, rançon) et de
les vendre (fluctuation des monnaies, faillites);
 Des connaissances techniques élémentaires (calendrier des foires, tenue des comptes) et la capacité à
s'informer;
 La nécessaire rencontre par le marchand du problème du gain, de sa légitimité et de son emploi;
 Une organisation plus ou moins poussée en compagnie ou en maison d'affaires (hanses, guildes,
comptoirs) et la nécessité de s'appuyer sur un réseau familial;
 La notion de confiance ou de réputation;
 La volonté de jouer avec et pas seulement dans le marché;
 L'attrait d'un enrichissement mythique et rapide.
e
À partir du XII siècle, les échanges commerciaux sont stimulés par :
 L'organisation de cycles de foires, dont les plus célèbres sont les foires de
Champagne qui se tiennent à Lagny, Bar-sur-Aube, Provins et Troyes et sont le
point de rencontre des marchands de toute l'Europe.

 L'apparition de monnaies internationales fiables


comme le florin d'or, frappé à Florence de 1242 à
1523 et imité partout en Europe.

 L'introduction d'une monnaie fiduciaire, la lettre de


change.

Lettre de change (1399-1400):

La lettre de change combine 3 opérations :


1. Transfert de fonds, sans transfert
d'espèces;
2. Crédit, bientôt transformé en
monnaie fiduciaire transférable à des
tiers par l'endossement et l'escompte;
3. Change, avec la possibilité de spéculer
sur le prix de l'argent et de dissimuler
l'intérêt du crédit dans le cours du
change.

93
2.1. Les nouveaux outils du marchand

La complexification des affaires va être facilitée par les progrès de la comptabilité.


La recherche du profit entraîne la nécessité de pouvoir calculer et comparer prix d'achat et de vente, de gérer
les stocks, etc.
Les associés, puis les actionnaires, demandent à pouvoir vérifier les comptes et partager les bénéfices. En Italie,
ceux-ci sont certifiés par l'autorité urbaine. La comptabilité se développe en de nombreux registres: livres des
succursales, des ventes, des matières premières et des stocks, des dépôts de tiers, des salaires et le livre secret
où sont consignés le texte de l'association commerciale, la participation des associés dans le capital, les
données de l'activité de la compagnie et le compte des pertes et profits.
La comptabilité en partie double se développe, ainsi que les comptes de clientèle qui permettent de gérer le
crédit au dépôt et à la vente, ce qui rapproche les activités des grands marchands de la banque.
e
La technique de l'assurance se développe très tôt (fin du XII siècle dans le secteur à risque du commerce
maritime pour devenir graduellement une activité à part entière de certaines compagnies commerciales.
Registre d'assurance de Franceso di Marco, Prato, 3 août 1384 :
« Nous assurons Baldo Ridolfi & Cie pour 100 florins d'or de laine chargée sur le bateau de Bartolomeo Vitale en
transit de Penisola à Porto Pisano. De ces 100 florins que nous assurons contre tous risques, nous recevons 4
florins d'or comptant…. »
Plus bas: « Le dit bateau est arrivé à bon port à Porto Pisano, le 4 août 1384, et nous sommes déchargés des
risques ».

Des nouvelles formes de contrats naissent dès le Xe siècle en Italie comme la commenda. Celle-ci permet à un
marchand entrepreneur et à un investisseur de former une association juridique simple et de durée limitée (un
voyage, une opération d'affaire) en convenant à l'avance du partage du risque et du profit.
Sous certains aspects, le contrat de commenda préfigure la création d'une bourse en permettant au petit
épargnant comme au riche d'investir leur épargne dans les affaires commerciales et d'espérer en tirer profit.
À partir du XIIIe siècle, la commenda commence à céder du terrain à une forme d'association commerciale plus
stable, la compagnia où les partenaires placent tout leur capital dans la société et partagent solidairement
risques, pertes et profits.

2.2. Un nouvel état d’esprit

Le milieu des marchands développe des valeurs et des codes de comportement qui préfigurent l'éthique du
protestantisme et l'esprit du capitalisme :
 Le crédit basé sur la confiance mutuelle;
 La prise de risque;
 La valorisation du travail et de la réussite économique;
 La recherche du gain.

2.3. Les compagnies médiévales

La compagnie est d'abord une forme d'association familiale où la règle


est celle de la responsabilité limitée:
Le père est responsable pour son fils et vice et versa, les frères, les
uns pour les autres.

Elle s'est surtout développée dans les villes italiennes de l'intérieur,


Sienne, Florence, Milan. Avec le temps, les compagnies voient s'élargir
le cercle de leurs associés, tout d'abord des parents éloignés, par voie
d'héritage, puis des associés étrangers, et enfin des actionnaires.
Parallèlement, elles étendent leur champ d'activité, tout d'abord
exclusivement commercial, à l'industrie et à la banque.
94
Les grandes compagnies :
La croissance extraordinaire du commerce qui accompagne la mondialisation à partir du XVe siècle et
l'augmentation relative de la demande de capitaux qui en résulta favorisera l'émergence en Angleterre, en
Hollande et en France de compagnies d'envergure nationale auxquelles le pouvoir souverain accordait un
monopole territorial dans leur secteur d'activité.

Exemple en Grande-Bretagne:
 création de la 'Muscovy Company' en 1553 pour le
commerce avec la Russie.
 création en 1600 de l''East India Company' qui contrôlera
tout le commerce avec l'Inde, avec sa propre flotte et ses
territoires coloniaux jusqu'au milieu du XIXe siècle.

3. Le système monétaire médiéval

L'Antiquité a reconnu avec Aristote une triple fonction à la monnaie:


 Mesurer des valeurs;
 Servir d'intermédiaire aux transactions;
 Constituer une réserve de valeur.
Ces fonctions peuvent être assurées par d'autres médiations que des pièces de monnaie: des lingots, des
fourrures, des chevaux, du sel, etc. Mais la monnaie a également servi dès l'Antiquité d'outil pour collecter
l'impôt;

La monnaie métallique est évaluée en fonction du poids et de la proportion de métal précieux qu'elle contient.
Un nombre déterminé de pièces est frappée à partir d'un poids déterminé de métal qui sert d'étalon.
Le titre (aloi) exprime la quantité de métal fin contenue dans l'alliage de l'étalon. Ce titre est calculé
traditionnellement en carat pour l'or (24 carats = or pur) et en denier à l'once pour l'argent (12 deniers à l'once
= argent pur).
C'est donc la quantité de métal fin qui détermine la valeur intrinsèque de la monnaie (celle qu'elle aurait si elle
était fondue). La valeur nominale de la monnaie est celle qui lui est attribuée par l'autorité qui émet la
monnaie. Celle-ci inclut les frais de fabrication et le seigneuriage, c'est-à-dire la taxe levée par l'autorité qui
frappe la monnaie.

Lors d'une réforme monétaire, les espèces anciennes sont décriées, c'est-à-dire que leur circulation est
interdite. Le métal précieux qu'elles contiennent doit être refrappé. Le décri est donc une source de profit pour
l'autorité.
Après la réforme monétaire de Charlemagne (793-794), le denier d'argent est taillé sur la base de 264 deniers à
la livre de 464,64 g (livre métallique). Le client de l'atelier reçoit seulement 240 deniers à la livre. Le
seigneuriage et la rémunération des monnayeurs représentent donc 9 % ou 2 sous à la livre de 24 sous.

Le denier de Charlemagne a un aloi de 950/1000e de fin et pèse 1,76 g.


Il s'insère dans un système de valeur à deux bases :
Le denier = d. (en base 12)
Le sou = s. (en base 20)
La livre = Lb ou £
Une livre = 20 sous = 240 deniers

95
En parallèle, Charlemagne prohibe la
circulation des monnaies étrangères. Celles-ci
doivent être transformées en deniers, ce qui
explique l'importance des frappes des grands
ports carolingiens.

En réalité, de nombreuses monnaies d'origine différentes peuvent circuler de main en main ou depuis la bourse
de marchands étrangers, ce qui rend nécessaire le recours à des changeurs, capables d'estimer la valeur
intrinsèque des monnaies et d'assurer leur change en monnaie locale. De plus, les monnaies en circulant
perdent une partie de leur poids (1 % par an), ou peuvent être rognées volontairement.

La monnaie réelle (sonnante et trébuchante) vaut toujours en dernière analyse son poids de métal fin. La
monnaie est émise à un cours légal fixé en monnaie de compte, sur la base du système livre/sous/denier.
Sa valeur peut être modifiée parce que l'émetteur change le cours légal ou parce que le prix du métal
augmente (la pièce disparait du marché puisqu'elle vaut plus, fondue, que son cours légal.
De plus, à partir du rétablissement d'un bimétallisme or/argent au XIII e siècle, la modification du rapport entre
les deux métaux précieux perturbe la valeur des monnaies.

Sous l'effet du manque de métal fin durant tout le Moyen Âge, de l'augmentation de la demande de pièces
sous l'effet de la monétisation croissante de l'économie et, souvent, de la cupidité de l'autorité monétaire, la
monnaie médiévale est constamment menacée d'avilissement.
Pour augmenter le profit tiré par le prince (seigneuriage) ou répondre à la pression de la demande monétaire,
on peut diminuer le poids et/ou l'aloi des espèces monnayées, entrainant un phénomène d'inflation.

En Angleterre, une autorité royale forte a favorisé le maintien relatif de la valeur du denier:
800  une livre = 330 g. d'argent fin
1250  une livre = 324 g.
1500  une livre = 170 g.

En France, la monnaie est frappée par de multiples autorités locales, ce qui entraîne concurrence et
dévaluation. Sous Louis IX (1266-1270), seule la monnaie royale a cours partout, mais les monnaies
particulières peuvent continuer à circuler localement.

Les conséquences de la mauvaise monnaie sont très nombreuses et très importantes :


- Les prix augmentent ;
- Les revenus variables ou exprimés en nature suivent ;
- Les revenus fixés par contrat, les cens fixes, les dettes sont réglées en monnaie faible, ce qui lèse les
créanciers.

Philippe le Bel (1285-1314) et les désordres monétaires de la France :


e
À la fin du Xlll siècle, Philippe le Bel s'engage dans une politique militaire onéreuse contre l'Aquitaine anglaise
et la Flandre. Il doit maintenir son seigneuriage (revenus monétaires) tout en tenant compte des tensions
proprement monétaires liées au marché des métaux précieux. Des réajustements ont déjà rompu la stabilité de
la "bonne monnaie" de Saint Louis. En effet, les anciens deniers tournois, encore utilisés, se sont usés et ont
perdu de la valeur en argent. De plus, les deniers tournois récents sont frappés avec une certaine "tolérance"
quant à leur titre en argent. Les autorités royales doivent pallier l'augmentation régulière du cours des métaux.
Elles pratiquent donc des mutations (dévaluations en série ponctuées de réévaluations partielles) qui
affaiblissent la valeur intrinsèque des monnaies et affectent le rapport de valeur entre l'or et l'argent.
96
Dans ces circonstances, le gouvernement de Philippe le Bel manipule fréquemment la monnaie, perturbant au
quotidien l'économie du royaume. Aux dévaluations (1295-1305) succèdent des réévaluations (1305-1311).
Mais le renforcement brutal d'une monnaie faible paralyse les transactions et nécessite de réglementer en
particulier l'exécution des contrats. Ainsi le règlement d'un marché sera effectué à la valeur de la monnaie au
moment de la passation du marché. Les échéances régulières - cens, rentes ou loyers - doivent être réglées à la
valeur de la monnaie au moment du paiement. Mais tout est remis en question si la monnaie devient trop
forte. De fait, l'argent se négocie souvent à un cours non officiel en fonction de l'offre et de la demande. On
retrouvera avec une autre ampleur les mêmes vicissitudes monétaires du règne de Philippe le Bel durant la
première phase de la guerre de Cent Ans.

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