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Les fondements de l’éthique ne sont‑ils pas mis en cause dans la relation de soins 

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Bientraitance : une tentation


équivoque de l’éthique

D
Emmanuel Fournier, ans les dans les établissements d’héberge‑ et qui en est probablement l’expres‑
philosophe, professeur relations ment pour personnes âgées dépen‑ sion la plus naïve et la plus mala‑
en éthique et en physiologie de soins dantes (Ehpad) et les établissements droite ; cette bientraitance qui s’est
à Sorbonne Université, Paris.
et dans l’organi‑ spécialisés, envers les personnes installée dans le sillage malheureux
sation des soins, âgées ou handicapées, et même dans de la maltraitance (derrière celui du
le jeu du mal et les situations de soins ordinaires. soin), et qui s’y est laissée pervertir de
du bien ne se fait Réalité toujours prête à se renouve‑ manière d’autant plus déconcertante
pas sans d’étranges connivences ou ler, dont l’épidémie de coronavirus n’a qu’elle portait l’espoir de remettre les
ambivalences. Le mal est bien le mal, pas démenti la vitalité, aiguisée par la choses sur le chemin du bien. Au‑delà
mais il vient parfois sous le couvert « nécessité » des mesures à prendre : de la question de la maltraitance/
du bien, et le bien qui veut annihiler • dépistages sans consentement ; bientraitance, il se pourrait que les
le mal – ou du moins le contrecarrer – • personnes âgées interdites de mésaventures de la bientraitance
peut au final être un mal ajouté. Le visites de leurs proches à l’heure où amènent à réfléchir sur l’éthique mé‑
mal ne faisant pas de doute, ce dont il les liens deviennent peut‑être plus dicale, l’éthique de la santé, et aussi
faudrait donc parler en priorité, c’est importants que la quantité de vie et peut‑être l’éthique tout court, et à
de la maltraitance, qui donne hélas de santé à vivre ; se demander si de pareils dangers ne
toujours et encore matière à dénon‑ • défunts hâtivement emballés en planeraient pas sur elle.
cer, à se révolter et à lutter. sac, sans toilette mortuaire, sans
adieux des proches… Bientraitance, histoire
Maltraitance, constat Cependant, l’épidémie a également d’un label
d’une réalité « ordinaire » fait office de révélateur par l’intrusion L’histoire de la notion de bientrai‑
La maltraitance est une réalité de regards extérieurs de soignants, tance ne dit pas que celle‑ci est née
cruelle, éprouvée dans le sillage du d’étudiants en professions de santé d’une intention de bien première ou
soin, où elle se faufile de façon d’au‑ ou de simples bénévoles au sein des d’un élan spontané de générosité sans
tant plus paradoxale et révoltante que milieux clos des services et des éta‑ cause déterminante, mais plutôt en
l’intention de soin est opposée à l’idée blissements, où ils étaient venus prêter réaction à la maltraitance. La notion
de maltraitance et qu’une confiance se main forte et où ils ont été choqués de bientraitance est issue en effet
trouve en quelque sorte trahie : des pratiques « ordinaires » aperçues. de plusieurs années de travail d’ana‑
• interrogatoires sans écoute ; Réalité opiniâtre, inexplicable, qui lyse et de réflexion sur des constats
• ordonnances ordonnées sans dis‑ demande à être analysée posément, réitérés de maltraitance et sur l’émoi
cussion ; froidement, et néanmoins avec assez qui en résultait. Dans sa formulation
• gestes exécutés sans attention ; de bienveillance pour arriver à en initiale, le néologisme «  bien‑trai‑
• corps maniés et déplacés sans pénétrer les raisons et pour en com‑ tance  » est une notion opératoire
ménagement ; prendre les ressorts et les automa‑ destinée avant tout à promouvoir
• toilettes « étrillées » manu militari, tismes. Réalité irrecevable, à combattre la lutte contre la maltraitance, et
sans souci des douleurs et des pudeurs ; aussi fermement qu’elle nargue inso‑ en outre à apporter du «  bien  »
• soins mécaniques ; lemment les meilleures intentions de aux maltraités, en l’occurrence aux
• alimentations en force ; l’éradiquer. enfants hébergés en pouponnières.
• perfusions et contentions «  de Pourtant, il ne sera pas ici ques‑ Elle comporte donc l’expression
confort » ; tion des innombrables formes sous d’une générosité positive  (et pas
• humiliations ou « simples » impoli‑ lesquelles la maltraitance trouve sans seulement d’une lutte contre le mal),
tesses, incivilités, indélicatesses… cesse moyen de renaître, du moins suscitée et animée par des situations
Réalité concrète, suffisamment pas aussi directement qu’il a déjà été de maltraitance, dont elle ne s’est
tangible pour avoir donné lieu à fait et qu’il devrait être fait encore. jamais totalement défaite ensuite et
mille dénonciations, d’abord dans On prendra plutôt la question de la qui l’ont imposée. La bientraitance a
les orphelinats et les pouponnières, maltraitance par le bout de la bien‑ fait l’objet de campagnes actives de
à l’égard de la petite enfance, ensuite traitance, censée être son contraire, promotion, de la part des autorités
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L’ESSENTIEL

ÇÇ Le philosophe
Emmanuel Fournier interroge
l’éthique, dans la relation de soins,
entre professionnel et patient.
L’éthique médicale, l’éthique
de la santé, et aussi peut‑être
l’éthique tout court. Il alerte
sur les dangers que contient en
elle la notion de « bienfaisance »,
en interrogeant sa version récente,
la « bientraitance », en opposition
à la maltraitance. Aussi généreuse
soit‑elle, la notion – tentatrice –
de bientraitance, lorsqu’elle
est brandie comme un label,
laisse perplexe tant dans ses

Éthique, prévention et promotion de la santé


objectifs de lutte contre le mal
que dans ses vœux de « bienfaire ».
Un sort qui devrait amener
à réinterroger l’éthique
sur l’éternel risque encouru
par celle‑ci : celui de tomber
dans les pièges d’une morale
moraliste ou d’une déontologie
normative.

de santé et des établissements de


santé, en vue de lutter contre la mal‑
traitance. De là, elle est entrée dans
les critères de qualité requis pour
obtenir agréments et certifications
d’exercice, jusqu’à devenir un label

Dossier
«  éthique  » que s’administrent les
© Jeanette Gregori

établissements remplissant les cri‑


tères, en faisant un amalgame entre
« bientraitance » et « éthique », via
notamment les adjectifs qualificatifs
dérivés, censés attester de la qua‑
lité. Respecter les impératifs donnés s’ils n’anesthésient pas la vigilance • s’attaquer à ses causes premières :
serait assumer une position totale‑ toujours à maintenir à l’égard de la économies en personnels et en
ment bientraitante («  totalement maltraitance. La promotion de moyens, manque d’encadrement et
éthique », « conforme à l’éthique »). la bientraitance n’est‑elle pas deve‑ de direction, morcellement des plan‑
Y contrevenir serait mettre à mal la nue un moyen de détourner l’atten‑ nings et rotations vertigineuses des
LA SANTÉ EN ACTION – No 453 – Septembre 2020

bientraitance (l’éthique). Pour autant, tion vis-à-vis de la maltraitance, et de personnels, délégations des respon‑
il n’est pas certain que les pratiques se dispenser ainsi du travail de lutte sabilités et des maltraitances, pertes
maltraitantes aient disparu des situa‑ contre cette maltraitance, toujours à du sens et des valeurs du soin, négli‑
tions de soins et qu’on ait éradiqué la reprendre ? Non seulement la promo‑ gences, lassitudes, paresses… ;
maltraitance en la couvrant de labels tion de la bientraitance joue les rôles • jouer en même temps sur ses causes
« Établissement bien traitant® ». de cache‑misère et de déroutement dernières, au plus près des pratiques,
On peut se demander si de tels des regards indiscrets (« circulez, il n’y en révisant celles‑ci avec la plus
critères et de tels labels n’annihilent a rien à voir ! »), mais elle ajoute aux grande attention, au quotidien, sur
pas les bonnes intentions initiales en soignants et aux établissements de le terrain même, afin de les améliorer
dissimulant les mauvaises manières santé une contrainte « qualité » et des au contact de chaque patient, lors de
éventuelles derrière les fausses devoirs supplémentaires à remplir, qui chaque échange et de chaque geste :
garanties des bénédictions données écartent parfois des véritables actions adapter les discours et les attitudes
et des satisfactions engendrées, et à mener contre la maltraitance : au ressenti particulier, remplacer un
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geste pénible par un autre qui ne le Et l’éthique, un label ? L’autre attitude, apparemment fri‑
soit pas, éviter une douleur inutile, Aussi généreuse soit‑elle, la toute leuse et laborieuse, reste de chercher
mettre une crème sur chaque mal… jeune notion, tentatrice, de bientrai‑ à la fois des pistes de réflexion qui
tance laisse ainsi perplexe, tant dans élargissent l’horizon, et des moyens
De quel bien traiter ? ses objectifs de lutte contre le mal d’emprunter ces pistes, de se les
Quel bien espérer que dans ses vœux de « bienfaire ». Un approprier, de réfléchir et de juger
d’une bientraitance ? sort qui devrait amener à se demander par soi‑même aux conséquences de
Quant au versant positif de la pro‑ si l’éthique ne court pas elle‑même le tel ou tel comportement, pour
motion de la bientraitance, peut‑être risque de tomber dans les pièges d’une l’appliquer ou s’en détourner. Une
est‑il source de plus de perplexité morale moraliste ou d’une déontolo‑ attitude qui semble se défausser, ne
encore, tant il est difficile d’imaginer gie normative. Issue également d’une pas prendre parti, mais qui cependant
ce que pourrait être la promotion du révolte contre des scandales et des investit un travail de réflexion et de
bien, d’une bientraitance pleinement violences faites à l’humain, l’éthique veille actives, effectives et atten‑
positive, qui ne serait pas effacement pourra‑t‑elle davantage s’émanciper tives à autrui, contre une logique
de maux. Non seulement ce qui est de cette face obscure qui la marque ? de propagande et d’obéissance. Un
bien pour un patient ne le serait pas N’est‑elle pas, elle aussi, convoquée travail qui se place du côté de verbes
nécessairement pour un autre, mais comme un label, décernée comme à mettre en actes  (soigner, veiller,
au‑delà du souci de supprimer la souf‑ un adjectif défini ? Apparaissent sur écouter, adapter : en pratique, avec
france et de l’élan de générosité mani‑ le marché des savons éthiques, des attention), loin des grands noms, des
festé, certains trouveraient déplacé agences immobilières éthiques, et grandes déclarations, des manifesta‑
que du bien leur soit prodigué à tra‑ sans doute faudrait‑il promouvoir tions de générosité trop normatives
vers des soins, estimant cela inappro‑ une éthique «  éthique  »  (à la puis‑ ou trop directives, et des labels ou
prié. Un peu de respect de l’intimité ! sance deux) ou recommander une des critères de qualité qui ne sont
En outre, une bientraitance ne bientraitance «  bientraitante  », qui bientôt plus que belles intentions ou
transforme‑t‑elle pas, de façon plus blanchiraient plus blanc que blanc. de bonnes consciences, au nom des‑
ou moins condescendante, les sujets Une démarche éthique se retranche‑ quelles peuvent être promues toutes
« traités » en objets ? « Bientraiter » rait derrière ses principes cardinaux, les dissimulations et qui bloquent
quelqu’un, n’est‑ce pas le mettre dans définis une fois pour toutes et dont tout investissement personnel. Un
une situation d’infériorité ou d’assu‑ l’énoncé suffirait à couper court à point qui devrait interpeller les
jettissement, à l’opposé de l’intention toute suspicion : Ici Bienfaisance pour acteurs de la promotion de la santé,
première qui avait motivé la création tous sans exception, et en autonomie ! tenus de s’adresser à des personnes
du néologisme, et qui était de l’ordre Non malfaisance sans discrimination, particulières pour faire le bien de la
d’une sollicitude, d’un souci inquiet avec force justice ! population. 
de l’autre et d’une volonté d’alléger
les difficultés qu’il traverse ?
Dès lors, que faire de mieux que
chercher avec autrui s’il y a quelque RÉFÉRENCES
bien à lui prodiguer et s’il voudrait de BIBLIOGRAPHIQUES
ce bien ? N’aurait‑il pas des raisons de
se méfier d’opérations de bienfaisance
qui ne se soucieraient pas du bénéfi‑
ciaire de leurs bienfaits ? Peut‑être • Casagrande A. (dir.). La Bientraitance : définition Haute Autorité de la santé (HAS), [Étude], 2009 :
faudrait‑il s’en tenir à une bienveil‑ et repères pour la mise en œuvre. Recommandations 96 p. En ligne : https://www.has‑sante.fr/upload/
lance à son égard, et même plutôt à de bonnes pratiques professionnelles. Paris  : docs/application/pdf/2010‑01/rapport_ghadi_
« veiller » à ses besoins et à ses désirs. Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des compagnon_2009.pdf
Certes, veiller ne présuppose pas né‑ établissements et services sociaux et médico‑ • Déliot C., Garrau M. Les Ambivalences de la bien-
cessairement que l’on agisse comme sociaux (ANESM), 2008. En ligne : https://www. traitance. [Rapport], Paris : Humanis, 2014 : 140 p.
le fait le verbe « traiter » : il se peut has‑sante.fr/jcms/c_2835126/fr/la‑bien​t rai​ En ligne : http://docplayer.fr/12727420‑Les‑ambi​
qu’en veillant, on en reste à un état tance‑definition‑et‑reperes‑pour‑la‑mise‑en‑ valences‑de‑la‑bientraitance.html
de disposition favorable et généreuse, oeuvre • Fournier E. L’Infinitif des pensées. Paris : Éditions
sans efficacité réelle ; mais au moins • Commission nationale consultative des droits de l’Éclat, 2000 : 256 p.
la notion suppose‑t‑elle une attention de l’homme (CNCDH). Agir contre les maltrai- • Fournier E. Bien mal traiter. Sorbonne Université
et une écoute à l’égard d’un bénéfi‑ tances dans le système de santé. Une nécessité Presses, à paraître.
ciaire, et non l’imposition autoritaire pour respecter les droits fondamentaux. [Avis]
d’un bien à laquelle le terme « bienfai‑ Paris  : CNCDH, 22  mai  2018  : 76  pages.
sance » ouvre la porte et vers laquelle En ligne : https://www.cncdh.fr/sites/default/
pousse celui de « bientraitance ». En files/180522_avis_maltraitances_systeme_de_
forgeant ce dernier, qu’a‑t‑on voulu sante.pdf
ajouter au premier, qu’il ne garantis‑ • Compagnon C., Ghadi V. La Maltraitance « ordi-
sait pas suffisamment ? naire » dans les établissements de santé. Paris :

L’AUTEUR DE CET ARTICLE DÉCLARE N’AVOIR AUCUN LIEN NI CONFLIT D’INTÉRÊTS AU REGARD DU CONTENU DE CET ARTICLE.

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