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Mères célibataires

au Maghreb
Défense des droits et inclusion sociale
Recueil d’Expériences

Luciana Uchôa-Lefebvre
Ce document a été réalisé avec l’aide financière de l’Union Européenne et de l’Agence Française de Développement.
Le contenu de ce document relève de la seule responsabilité de Santé Sud et ne peut en aucun cas être considéré comme
reflétant la position de l’Union Européenne et de l’Agence Française de Développement.
Mères célibataires
au Maghreb
Défense des droits et inclusion sociale
Recueil d’Expériences

Luciana Uchôa-Lefebvre
Ce recueil d’expériences est un travail journalistique
basé sur 125 interviews réalisées par l’auteure entre
décembre 2013 et décembre 2014 en Algérie, au
Maroc et en Tunisie. Ces entretiens ont été menés avec
des mères célibataires et majoritairement avec des
professionnels en contact avec elles travaillant sur le
terrain au sein d’associations de la société civile ou de
services publics. Tout changement survenu après cette
période – de tout ordre, qu’ils soient relatifs à la situation
individuelle de chaque interviewé ou des organismes
qu’ils représentaient à ce moment-là – n’aura donc pas
été pris en compte dans ce recueil.

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au Maghreb
L’auteure remercie tous ceux et celles qui ont accepté de lui parler et qui ont si
généreusement partagé avec elle leurs pratiques et expériences, leurs vécus et pensées.

Mille mercis à : Saloua Abdelkhalek, Abdou, Basma Abidi, Malika Affes, Amal Ait
Messaoudene, Fatiha Ait Siselmi, Nadia Ait Zait, L. A.,Youssef Antri Bouzar, Ines
Aouadi, Aicha Aroussia M’Kada, Zahida Azzoun, Emilie Barraud, Meriem Belaala,
Farida Belghazi, Moncef Ben Abdallah, Amina Ben Aicha, Jihène Ben Ammar, Monia
Ben Djemia, Semia Ben Masseoud, Hayfa Ben Miloud, Najet Ben Rhouma, Rachid
Ben Salem, Fatema Benaddi, Leïla Benayad-Chérif, Fatma Benchaib, Laïla Benyahya,
Aïcha Berriche-Bencheikh El Fegoun, Safia Bouden, Fatma Boufenik, Lamia Brahem,
Karima Brini, Donya Brinsi, Madiha Chaouch, Hajiba Charkaoui, Alia Charni, Cherif,
Faten Cherif, Nadia Cherkaoui, Hanen Cherni, Zekia Chramo, Ibtissem Daadouch,
Habib Dabbabi, Abdelaziz Darraz, Yosra Dhaouadi, Samia Doula, Aicha Eich-Channa,
Habiba Ech-Chotbi, Tarek El Andalouss, Wahid El Arbi, Houda El Bourahi, Hakima
El Hallani, Samia El Janati, Oumelkheir Kadi, Imane El Khourchayi, Omar El Kindi,
N.E.S., Meriem El Yazaji, Hafida Elbaz, F., Fatima Elhassani, Nessrine Fethi, Catherine
Fugier, Rihab Gamaoun, Touriya Gamrani, Rabia Gharib, Tarek Ghedira, Nouzha
Guessous,Tassadit Guettaf, Mehiar Hammadi, Emma Hsairi, Youssef Issaoui, K.,
F. K., Mounira Kaabi, Emna Kalai, Meriem Kamal, Hayat Karimalah, Malek Kefif,
Sonia Khelif, Houda Khemir, Hamida Khirat, Awatif Lakhal, Erika Lotz, Mélanie
Maillard, Lamia Markouzi, Araceli Medina, Wided Mokhtar, Wided Moumni, Faroudja
Moussaoui, Samira Negrouche, Josette Nissabouri, Faiza Ouibrahim, Ouarda Pages,
R., Khadija Rahmouni, Amel Reguieg, Hajoub Rhimou, Lamyae Sarir, Hamida Sebai,
Lyemna Semichat, Hassna Sinif, Badia Tahdecht, Touria Tanani, Fatiha Tarfaya,
Zouina Tarikt, Fatima Tassouiket, Besma Telmoudi, Claire Trichot, Sarra Trifi, Lilia
Turki, Anne Vincent, Julia Wasykula, Y. Z., Zineb, Insaf Zitouni, Mawaheb Zoubeir…
et toutes celles et ceux qu’elle ne peut pas citer ou qu’elle n’a malheureusement pas pu
interviewer.

Un grand merci aux équipes de Santé Sud à Marseille et à Tunis et de ses partenaires sur
le terrain qui ont accompagné l’auteure et lui ont ouvert des portes dans chaque pays 
– l’Institut National de Solidarité avec les Femmes en Détresse (INSAF), au Maroc,
le Réseau Amen Enfance Tunisie (RAET) et SOS Femmes en Détresse, en Algérie. Un
grand merci également à Anne Vincent, travailleur social et référente à Sante Sud, qui
l’a conseillée et orientée.
Merci à Clotilde Monteiro pour sa lecture.
Enfin, une pensée émue et sensible pour Sabrina Ouared.

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et inclusion sociale
Avant-propos
Algérie, Maroc, Tunisie. Trois pays du Maghreb où la situation des femmes devenues mères suite
à des relations sexuelles hors mariage demeure taboue. Victimes de discriminations, souvent
rejetées par leurs familles, elles se retrouvent isolées et sans ressource. Pour elles, pour les
professionnels qui les aident et les accompagnent, et pour toutes les organisations qui luttent
pour défendre leurs droits et ceux de leurs enfants, il s’agit d’un défi permanent. A l’heure où nous

D
parlons, il est révoltant, scandaleux et honteux que cela persiste.
epuis presque trois ans, avenir avec leur enfant et ainsi réduire les cas
l’INSAF au Maroc, le d’abandon.
Réseau Amen Enfance Dans le cadre de ce projet commun inti-
Tunisie, SOS Femmes tulé « Pour une meilleure insertion sociale
en Détresse en Algérie et professionnelle des mères célibataires
et Santé Sud en France au Maghreb », l’ONG française Santé Sud a
ont réuni leurs efforts autour d’un objectif appuyé ses trois partenaires autour d’aspi-
conjoint : celui de promouvoir l’accès de ces rations communes. Les quatre associations
mères et de leurs enfants aux droits fonda- ont œuvré à la mise en réseau des acteurs
mentaux et à la dignité et de développer leur de l’accompagnement de ces femmes et à la
émancipation économique et sociale. Depuis formation des professionnels de première
de nombreuses années, chacun de nous ligne via l’échange avec d’autres profession-
mène de front ce combat individuellement nels français ou maghrébins proposant des
et en collaboration avec les autres acteurs expériences pertinentes et réussies autour de
associatifs et publics de nos pays respectifs. cette problématique.
Chacun a amené son vécu, son expérience Dans ces sociétés en mutation, on constate
et l’environnement culturel, politique et reli- aujourd’hui une certaine ouverture. Toutefois,
gieux propre à son pays. Chaque pays, chaque l’exclusion des mères dites « célibataires »
association, chaque professionnel a en effet persiste. Celle-ci s’illustre notamment par
ses spécificités que notre initiative n’entend la discrimination qu’elles subissent sur le
pas ignorer. marché de l’emploi et plus globalement au
Les trois associations maghrébines impli- sein de la communauté. Plusieurs tabous
quées dans le projet proposent aux mères et sociétaux doivent être brisés au sein de l’en-
à leurs enfants une assistance et tentent de tourage proche de ces femmes comme de la
trouver des solutions adaptées à tous leurs communauté. Il s’agit donc de développer de
besoins, depuis la prise en charge d’urgence, nombreuses activités de sensibilisation, d’in-
en passant par l’information et un accompa- formation et de plaidoyer visant à promouvoir
gnement juridique, jusqu’à la définition avec une autre manière d’envisager la situation de
la mère d’un projet de vie, pour lequel elles ces mères et de leurs enfants, qui leur soit
l’accompagnent. Le but est de permettre à respectueuse, qui prône leur autonomisation,
ces femmes d’envisager et de concrétiser un qui prenne en compte leurs droits, dont celui à

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au Maghreb
une vie digne, et qui condamne toutes formes droit (notamment en termes d’héritage) si
de violences et de discriminations auxquelles ce n’est celui de porter son nom. Le taux
ils sont exposés. Il s’agit aussi, à travers des d’abandon y est également très élevé. Une
actions d’accompagnement pertinentes, de enquête réalisée dans le cadre du projet
leur redonner confiance en elles-mêmes montre que seul 21% des femmes ayant placé
et de les aider à développer leur capacité à leurs enfants provisoirement les reprennent
choisir et à agir pour reprendre prise sur leur par la suite. Et beaucoup de mères procèdent
vie souvent brisée par cet évènement. alors à des abandons déguisés ou tardifs,
Ce recueil est la preuve tangible que cette voire à des kafâla directes.
situation d’exclusion existe dans les trois pays, Ce recueil est aussi la preuve de l’existence
avec des spécificités dans chacun et qu’elle d’une société civile engagée, d’associations,
est une réalité cruelle pour les femmes qui de personnes mobilisées et militantes qui
se retrouvent confrontées à la découverte de viennent en aide à ces femmes en grande
cette grossesse bien souvent non souhaitée. détresse. Néanmoins, l’existence même des
Il ne s’agit pourtant pas d’une situation excep- associations ne garantit pas pour autant que
tionnelle. chaque femme en difficulté soit prise en
En Algérie, les statistiques officielles comme charge, sur du court terme comme sur du
les études indépendantes parlent de 7 000 plus long. A titre d’exemple, selon l’enquête «
naissances hors mariage par an. Au Maroc, Le Maroc des mères célibataires – ampleur,
elles seraient en moyenne 30 000 femmes réalité, actions, représentations, itinéraires
par an accouchant en dehors du cadre du et vécus », menée en 2010, première sur
mariage, dont 10% dans la région de Casa- le sujet dans le pays, seulement 10% des
blanca. En Tunisie, on estime entre 1200 et mères célibataires marocaines sont prises en
1600 le nombre de naissances hors mariage charge par le secteur associatif (aujourd’hui,
annuelles, dont le tiers (voire la moitié) se le chiffre est aux alentours de 17%). Une
concentrant dans la région du grand Tunis. statistique qui révèle l’ampleur des besoins,
Une situation est d’autant plus délicate pour lorsque l’on considère que le taux d’abandon
les enfants qu’en dehors de toute reconnais- effectif est généralement bien inférieur dans
sance paternelle, en Tunisie par exemple, la le cas des femmes ayant été accompagnées
seule reconnaissance par sa mère en dehors par des professionnels. Une statistique qui
du cadre du mariage, ne lui garantit aucun révèle aussi l’absence quasi-totale de prise en

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charge par l’Etat, constat que l’on peut faire concernés et auprès de toutes les personnes
dans les trois pays. touchées, les efforts doivent être entrepris par
Pour autant, quels que soient les efforts l’Etat lui-même.
de la société civile, ils ne doivent pas faire Il est aussi du devoir de l’Etat de garantir l’ap-
oublier la responsabilité des autorités plication des conventions qu’il signe devant
publiques autour de cette problématique. les instances internationales. Dans les trois
Avec un nombre important et sans doute pays du Maghreb, l’harmonisation de ces
sous évalué d’abandons, d’avortements conventions avec les lois nationales reste
clandestins, d’infanticides, la situation des encore bien trop souvent incomplète et crée
enfants nés hors mariage est un problème des vides juridiques importants menant aux
éminemment politique. Quand les lois elles- lourdes discriminations que nous constatons.
mêmes discriminent ces enfants et leurs Des évolutions législatives sont nécessaires
mères, quand ils subissent discriminations pour faire changer les pratiques. Des syner-
et violences (physiques et psychiques) de gies entre le travail des associations et l’Etat
la part des fonctionnaires des hôpitaux et peuvent et doivent être trouvées.
autres services publics du seul fait de leur A travers notre projet et le présent recueil,
situation, c’est à l’Etat lui-même d’agir. Les nous démontrons que les trois pays
acteurs de la société civile ne peuvent lutter présentent des points communs sur lesquels
seuls face à des lois qui ne permettent pas à il est possible de travailler et d’avancer
tout un chacun de jouir de ses droits les plus ensemble. Il s’agit avant tout de proposer
fondamentaux, quelle que soit sa condition. une vision depuis les trois pays, une grille de
L’intégration sociale et professionnelle de ces lecture à trois dimensions qui prouve aussi
femmes seules avec des enfants, ne se fera que toutes ces mères ne représentent pas
que par la reconnaissance effective de leurs un groupe homogène. Mais la probléma-
droits. Aucune femme ne devrait avoir peur tique reste commune, les ressentis aussi.
d’éventuelles violences qu’elle pourrait subir Violences, discriminations, exclusions sont
lorsqu’elle se rend dans un hôpital public autant de difficultés auxquelles ces femmes
pour accoucher. Aucun enfant ne devrait se doivent faire face au quotidien.
voir refuser l’inscription à l’école du fait de Tout au long de ce recueil, certaines bonnes
sa naissance hors mariage. Toute personne pratiques ressortent. Des échanges entre les
a le droit à un nom de famille, à une identité professionnels des trois pays du Maghreb et
et de pouvoir vivre dans de bonnes conditions de France ont pu s’instaurer afin que tous
matérielles et psychologiques. les acteurs concernés puissent se projeter
D’autre part, les associations et toutes les sur des perspectives d’action raisonnables,
structures portant assistance aux mères envisageables et concrètes. Pour la plupart,
sont bien souvent isolées et concentrées ce sont aussi les difficultés et les obstacles
dans les grandes villes. Or pour agir de qui s’imposent dans le travail au jour le jour.
manière globale sur l’ensemble des territoires Là encore, le renforcement des compétences

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au Maghreb
de ces professionnels aura une portée limitée pays et de la réticence de ces femmes, pour-
sans réel engagement de la part des autorités tant directement concernées, à s’exprimer.
et sans décision politique forte pour mieux Cette publication doit être aussi l’occasion de
assurer le bien-être et l’avenir de ces femmes nous rappeler l’importance de la collabora-
et de leurs enfants. tion et du travail collectif. Elle doit permettre
Mais ce recueil est avant tout le fruit d’un de bâtir des ponts entre les trois pays et de
travail de longue haleine mené par Luciana partager des pratiques et expériences, des
Uchôa-Lefebvre, qui a su transformer les acquis et des difficultés, afin de rendre encore
entretiens qu’elle a réalisé en un ouvrage plus fort l’impact de des actions et du travail
riche et pertinent sur la situation difficile des quotidien des acteurs qui se battent tous
mères célibataires au Maghreb. Son travail les jours pour améliorer la situation de ces
n’a pas toujours été aisé, du fait de la dimen- familles à part entière.
sion taboue de la problématique dans les trois

Institution Nationale de Solidarité Avec les Femmes en détresse,


Réseau Amen Enfance Tunisie, Santé Sud et SOS Femmes en Détresse

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et inclusion sociale
Entre action et silence
I l n’est pas insignifiant que Le vent du sud
de Abdelhamid Benhadouga, considéré
comme le premier roman de la littérature
algérienne contemporaine de langue arabe,
raconte l’histoire d’une jeune étudiante qui
au sein des pouvoirs publics. Relativement
cependant car, lorsqu’il s’agit de diffuser
ces œuvres auprès des larges publics, les
contraintes et les limites prennent vite le pas.
Tout le paradoxe est là. D’un côté, la question
fuit son village pour échapper à un mariage des mères célibataires – et celle, collatérale et
d’intérêt mais devient victime d’un viol. Traduit plus mobilisatrice des enfants abandonnés –,
en plusieurs langues, ce texte a été adapté a progressé dans la société, y compris
au cinéma et diffusé dans les salles à la parfois dans certains milieux réputés tradi-
fin des années soixante-dix. Au début des tionalistes. Elle demeure un tabou puissant
années quatre-vingt, deux cinéastes, Sadek mais commence à être abordée avec plus de
Kebir et Chérif Mourah, réalisent le premier lucidité. D’un autre côté, il est évident que
et, sans doute, le seul documentaire sur les cette avancée est contrecarrée par l’absence
mères célibataires et les enfants abandonnés. de débat. Pour reprendre l’expression d’une
Il ne sera jamais diffusé à la télévision. journaliste, le sujet est maintenu, sauf dans
En 2007, la réalisatrice Nadia Cherabi achève la presse privée, dans son statut de « face
un long métrage, L’envers du miroir où une cachée de la société ».
mère célibataire abandonne son enfant dans Peut-on évoluer dans le silence ? La ques-
un taxi. Le film sera projeté dans quelques tion peut paraître philosophique. Mais face
salles en Algérie et présenté dans plusieurs à la concrétude du sujet, il est certain que
festivals internationaux. Mais à la télévision la rétention de la parole publique limite les
publique, pourtant coproductrice du film, possibilités d’action et, surtout, empêche toute
il n’aurait connu à ce jour qu’une diffusion véritable approche préventive, notamment
quasi-confidentielle, une fois et tard dans la nuit. par l’éducation sexuelle. L’excellent travail de
Le destin de ces œuvres illustre bien la synthèse de Luciana Uchôa-Lefebvre montre,
manière dont la question des mères céliba- s’agissant de l’Algérie, que les associations et
taires est perçue en Algérie. Le fait que l’ex- quelques structures parviennent cependant à
pression culturelle se soit emparée de ce sujet agir dans cet entre-deux problématique entre
dénote déjà que sa réalité est devenue assez action et silence. Ce livre qui prend toute la
importante et sensible pour inspirer des créa- mesure de ce drame social, est aussi un
teurs. Et si ces derniers ont pu faire valider et beau témoignage du travail admirable que
financer leurs projets dans un secteur culturel des citoyennes et citoyens, ainsi que des
encore dominé par l’Etat, cela peut indiquer professionnels, déploient chaque jour avec
que la conscience du phénomène a évolué une conscience humaine élevée.

Ameziane Ferhani
Journaliste et auteur (Algérie)

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au Maghreb
Le calvaire, l’espoir
C et ouvrage, fruit d’un beau partenariat,
est essentiel à plusieurs égards.
Première étude à ma connaissance qui
traite de la situation des femmes célibataires
dans les trois pays du Maghreb, elle révèle –
irréductible, leurs aspirations, leurs désirs et
leurs rêves. Nous restons ainsi, face à ces
subjectivités, ces histoires particulières et
ces souffrances, trop souvent autistes, les
ignorant au mieux, et les enfermant dans un
au-delà de la diversité des cadres juridiques carcan de sommations au pire.
et des dynamiques sociopolitiques – le véri- C’est dans ce cadre que se situe l’action,
table calvaire que ces femmes endurent. Un admirable, des femmes et des hommes qui
calvaire fait d’opprobre social, y compris de militent dans les associations évoquées dans
la part des plus proches, de solitude et d’iso- cet ouvrage. Leur action est pour nous tous
lement, de souffrances psychiques et d’im- source d’espoir, car elle témoigne de la frater-
menses difficultés sociales. Un calvaire qui nité humaine et de l’engagement civique
révèle aussi les difficultés de nos sociétés dont nombre de « nos frères humains » sont
et de nombreux acteurs de voir en face les capables. Ce miracle quotidien qui fait que,
profondes mutations sociales que toutes les chaque jour, il se trouve des hommes et des
études scientifiques confirment : transitions femmes pour se pencher sur les malheurs de
démographiques rapides  ; recul de l’âge leurs semblables et les écouter dans le respect
du mariage ; échappée des femmes, grâce et sans jugement. Comme dans cette magnifique
notamment à la scolarisation massive, du scène du film de Wenders (Les Ailes du désir), où
confinement domestique  ; développement l’on voit les deux anges déchus héros du film
des relations sexuelles en dehors du mariage, se pencher, dans la cohue du métro du matin,
y compris chez les mineur-e-s ; entrée des sur les épaules des voyageurs, et entendre leurs
femmes, en dépit de discriminations persis- petits et grands problèmes personnels, puis les
tantes, dans la vie active, etc. Autant de muta- étreindre dans un geste fraternel et apaisant.
tions qui disent le tournant historique que nos C’est à cette image que me fait penser le labeur
sociétés connaissent : l’émergence d’individus quotidien de ces militant-e-s : des rencontres,
autonomes. Et c’est bien ces individus, surtout toujours pareilles et à chaque fois inédites,
s’il agit de femmes (de toutes les femmes et avec des femmes jeunes, voire très jeunes,
encore plus des femmes dont il est ici ques- dans le désarroi et la panique, seules, mais qui
tion), que nous refusons de voir. Des individus retrouvent grâce à ces rencontres, leur place
faits de chair et de sang, avec leur singularité dans la communauté humaine.

Driss El Yazami
Président du conseil national
des droits de l’Homme (Maroc)

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et inclusion sociale
Un « drame »…
il y a ceux qui ne tournent pas le dos.

C e recueil plonge au cœur de l’interdit,


il enlève les fards sur le visage inavoué
de nos sociétés arabo-musulmanes,
dévoilant les limites de leur humanité, de leur
sagesse, de leur tolérance quand il s’agit de la
Dans les trois pays du Maghreb, la Tunisie, le
Maroc et l’Algérie, où l’enquête de ce recueil a
été menée, il y a des femmes et des hommes
qui ne regardent pas indifférents ce spectacle
pathétique, qui va de l’humiliation jusqu’à la
femme. Et quand en plus d’être femme on est stigmatisation. Des associations s’activent
une mère célibataire, qui a vu pousser dans avec très peu de moyens (les fonds accordés
son ventre le fruit d’un péché, nos sociétés pour la prise en charge des mères céliba-
nous livrent l’horreur d’un comportement, taires et de leur enfant représentent entre
d’un jugement et d’un châtiment. 2% et 30%) pour venir en aide à ces femmes
Une mère célibataire est maltraitée, punie, qui sont généralement dans une situation
exclue, rejetée par les siens, démunie de de précarité. Face aux efforts conjugués
son statut de citoyenne qui lui donne tous qui ambitionnent d’accompagner ces mères
les droits, court des fois un danger de mort, pour se reconstruire psychologiquement,
parce qu’elle est la mère d’un enfant qui n’a mais surtout socialement, la société et l’Etat
pas de nom, parce que dans nos sociétés, la se déchargent de ce lourd fardeau pour se
paternité s’abrège en un nom. reposer sur les associations. Il faut bien qu’il
Et c’est parce qu’un nom est d’une nécessité y ait des personnes qui prennent sur elles la
vitale pour avoir sa place légitime dans nos tâche de laver la vitrine dans des sociétés qui
sociétés, que les mères célibataires aban- veulent avoir l’air propre.
donnent leur enfant, souvent d’une manière Une fois de plus, nous avons la preuve que
sauvage au sortir de la maternité, justement, seule notre humanité insolente est en mesure
parce qu’il n’a pas de nom. Si l’objet du recueil de briser les tabous et d’oser prendre à bras
n’est pas de traiter de l’abandon, cet acte reste le corps les problèmes les plus épineux de
l’épisode le plus douloureux et le plus trauma- nos sociétés.
tisant pour la mère et pour l’enfant.

Leila Toubel
Comédienne, auteure dramatique (Tunisie)

12 Mères célibataires
au Maghreb
Sommaire
Introduction
Introduction p. 15
Le cheminement de la mère : notre fil conducteur p. 16

Chap. I. Elle découvre qu’elle est enceinte


Introduction – Où chercher de l’aide face au grand vide ? p. 20
Pourquoi ce silence ? La peur, la honte et le désarroi face à une société qui punit p. 21
Quelques exceptions à l’absence de prise en charge des mères en début de grossesse p. 26
L’avortement : un droit trop souvent bafoué en Tunisie,
une pratique illicite mais réelle et désastreuse en Algérie et au Maroc p. 30

Chap. II. Elle accouche


Les services publics face à la mère célibataire :
les règles du jeu et les pratiques dès la maternité p. 34
Les imbrications entre le public et l’associatif :
périmètres d’une coordination à géométrie variable p. 42
Les limites des services publics : une action de court terme
qui ne cherche pas à garantir l’inclusion p. 50
Des fonctionnaires qui s’impliquent en faveur des mères ! p. 52

Chap. III. Elle hésite


Introduction – La décision au sujet de l’avenir p. 58
Le duo placement provisoire / pouponnière associative : expérience significative
en Tunisie en faveur de la mère avec son enfant p. 62
En Tunisie, des expériences significatives visant l’insertion pendant le placement provisoire p. 65

Chap. IV. Elle garde son enfant


Introduction – Les étapes du cheminement et l’offre d’accompagnement en Algérie,
Maroc et Tunisie p. 72
La prise en charge d’urgence : des réponses aux premiers besoins p. 74
Vers l’autonomisation sociale et professionnelle de la mère avec son enfant p. 82
La mère, l’enfant et la prévention p. 129

Chap. V. Comment créer maintenant la société de demain ?


La sensibilisation des mères à leurs droits (et à leurs devoirs) p. 138
Des messages clés pour exiger des Etats et des sociétés des réponses efficientes
aux besoins des mères célibataires au Maghreb p. 141
Des réseaux pour renforcer le message p. 145
Au-delà du plaidoyer pour les mères célibataires,
un changement de cap de toute la société p. 149

Défense des droits 13


et inclusion sociale
Introduction
Elle est souvent jeune, parfois mineure. Elle est née dans des familles de paysans ou d’ouvriers,
déchirées par les difficultés, voire éclatées. Elle a franchi le pas de la relation sexuelle, peut-être
entraînée, souvent par amour. Son partenaire a éventuellement partagé ce sentiment. Mais sous
la pression d’une société qui condamne fortement un acte contraire à ses certitudes éthiques
et religieuses, l’homme a adopté la stratégie de la fuite, ne reconnaissant ni femme, ni enfant,

G
comme ils le font dans l’écrasante majorité des cas.
énéralement – mais pas du temps sans le désirer, et doivent faire face
toujours – elle n’a pas eu à une multitude d’obstacles si elles décident de
la chance d’accéder aux garder leur bébé. Le premier de ces obstacles

﴿
études au-delà d’un niveau est l’exclusion sociale, deux mots qui ne nous
élémentaire : elle n’a donc livrent pas tout le sens de la réalité à laquelle
que rarement des qualifica-
tions professionnelles. Elle travaille dans des
cadres précaires, assume des tâches subal- L’exclusion sociale, deux mots qui
ternes, des petits boulots. Non pas que cela ne nous livrent pas tout le sens de
n’arrive pas aux femmes de la classe moyenne,
voire de milieux plus aisés (nous les avons la réalité à laquelle ils renvoient,
rencontrées elles aussi !). Mais il est moins car il faudrait le vivre pour le
courant de les apercevoir cherchant de l’aide comprendre vraiment.
auprès des associations ou des assistantes
sociales.
Ces femmes sont une multitude de singularités ils renvoient, car il faudrait le vivre pour le
et de parcours aussi différents les uns des comprendre vraiment.
autres que les attentes qu’elles nourrissent à Ce rejet qu’elles subissent commence dans leur
l’égard de leurs destins. Elles ont vécu ce que vit propre famille, déshonorée, et même dans le
la jeunesse de leur temps dans des pays où la cas d’une minorité victime de viol. La tâche est
relation sexuelle hors mariage est une pratique si lourde que celles qui décident d’assumer
de plus en plus courante, mais occultée puisque leur enfant sont encore une exception : on les
condamnée. En Algérie, au Maroc et en Tunisie, appelle les « mères célibataires ». Ici, nous
l’acte sexuel en-dehors du cadre sacré du allons parler de ces mères, célibataires certes,
mariage est entaché d’interdits social, culturel mais des mères avant tout, des femmes, avec
et religieux. Au Maroc, il s’agit d’un crime punit leurs enfants.
par le Code pénal. Il est vrai que l’on commence à voir des signes
Toutes ces singularités ont entre elles un point d’ouverture, même s’ils sont timides. La situa-
en commun : elles tombent enceintes, la plupart tion aujourd’hui est assez souvent considérée

Recueil d'expériences 15
comme meilleure que celle d’un passé pas si Pour toutes ces femmes, que se passe-t-il
lointain. Il existe d’ailleurs des femmes éman- quand elles se découvrent enceintes ? Sur
cipées, la plupart du temps issues de milieux qui, sur quoi peuvent-elles compter pour
urbains et favorisés, qui assument leur vie assumer cette nouvelle réalité ? Parmi les
seules avec leur enfant. Mais ces réalités plus services publics et associatifs actifs dans
positives demeurent un mirage pour la plupart ces pays, lesquels contribuent à les propulser
d’entre elles. vers une inclusion sociale effective, entendue
Ce recueil d’expériences s’intéresse à toutes
ici comme un droit  ? Quelles expériences
celles qui, partant déjà d’un parcours souvent
concrètes ont permis d’éviter à ces femmes
difficile, n’ayant en héritage que très peu de
le sort de la rue ou de l’obligation d’aban-
ressources, vont devoir affronter deux défis :
celui de se retrouver seules et exclues de leur donner leur projet de garder leur bébé ? Quels
famille et de toute la société, perdant leurs amis, principes et actions pouvons-nous partager
leur emploi, leur logement ; celui d’assumer ici avec les acteurs de la prise en charge de
la charge et l’éducation d’une personne, leur ces mères en Algérie, au Maroc et en Tunisie
enfant, qu’elles chériront dans ce contexte si qui, nous espérons, lirons ce recueil ? Quelles
absurde mais si réel. pratiques sont à bannir ?

Le cheminement de la mère : est refusée par sa famille. Elle doit donc cher-
cher des solutions… », explique Youssef Issaoui,
notre fil conducteur Délégué à la Protection de l’Enfance (DPE) du
« La majorité des familles condamnent ces
gouvernorat de Gafsa. Youssef est président de
naissances, sauf dans les situations où il y la pouponnière associative Beity, créée en 2005
a une médiation familiale avec le père biolo- par des travailleurs sociaux et des citoyens
gique pour qu’il y ait un contrat de mariage. Si engagés, ainsi que du Réseau Amen Enfance
le mariage n’a pas lieu, soit la mère abandonne Tunisie (RAET), réunissant 12 pouponnières
l’enfant, soit elle le garde, mais dans ce cas elle associatives.

16 Recueil d'expériences
La Tunisie est pourtant le pays où jusqu’à façon autonome et l’aimer. Pour subvenir à
présent la cause des femmes en général, et ses propres besoins et à ceux de son enfant,
des mères célibataires en particulier, semble il faut bien qu’elle puisse trouver un travail et
la mieux prise en compte, malgré tout, et ce une crèche où le faire garder en toute sécurité.
comparé à l’Algérie voisine et au Maroc. En C’est en tenant compte de chaque étape de ce
Algérie, le tabou est si ancré, que le terme processus que nous sommes allés sur place,
mère célibataire n’apparaît quasiment nulle dans ces trois pays du Maghreb, rencontrer des
part, sauf sous la plume de quelques fémi- structures associatives et publiques travaillant
nistes engagées et courageuses, ou dans les sur le terrain, impliquées dans les différents
dires d’associatifs venant en aide et défendant mécanismes de prise en charge de la mère et
des femmes victimes de violences (les mères de l’enfant, très souvent insuffisants. Sur place,
célibataires sont ici prises dans cet ensemble, nous avons tenté d’identifier leurs pratiques, de
jamais de manière spécifique). pointer les expériences significatives sortant
Dans ces contextes insolites, entre le moment du lot et de lister des réalisations soit parce
où une femme tombe enceinte et celui où qu’elles ont fonctionné, soit, au contraire, parce
elle vit de façon autonome et épanouie avec qu’elles sont à éviter.
son enfant, ce ne sont pas neuf mois mais Nous avons rencontré des bataillons d’ano-
des années qui peuvent s’écouler. Et chaque nymes qui, même si de façon encore trop
étape de cette vie solitaire devrait être prise atomisée, travaillent quotidiennement pour
en compte dans des processus d’accompagne- améliorer le sort de ces femmes et de leur
ment comprenant des solutions qui lui permet- enfant. Nous vous présenterons ici ces
tront d’accéder – elle et son enfant – à une vie pratiques, ces organismes, ces circuits et
normale. Car, à tout moment, de par la fragilité « dispositifs » qui fonctionnent grâce à des
inhérente à sa situation au sein d’une société individus engagés plus qu’aux institutions et
qui la condamne, sa vie avec son enfant peut aux pouvoirs publics censés les porter.
de nouveau dérailler. Et le projet de le garder Force est de constater que le travail des
peut facilement s’avérer un échec. associations même s’il est perfectible
Face au traumatisme de la grossesse soli- assume ce que les services publics ne
taire et de l’exclusion familiale, une réponse font pas. Mais cela ne veut pas dire que
d’urgence s’impose pour secourir la femme des dispositifs publics au bénéfice de ces
en détresse, qui peut être une écoute, un toit, femmes n’existent pas ni que les associa-
une aide médicale ou matérielle. Face au vide tions parviennent à régler seules tous les
et à l’absence de visibilité quant à ses propres problèmes, car ceux-ci les dépassent et elles
forces et ses propres ressources, un accompa- ont besoin de plus de moyens et de soutiens
gnement qui lui redonne confiance en elle et qui pour mener à bon port leurs vaisseaux.
la stimule à identifier des compétences qu’elle
pourra mobiliser devient fondamental. Lorsque
l’enfant est là, la jeune mère doit apprendre
à l’accepter, le connaître, s’en occuper de

Recueil d'expériences 17
18 Mères célibataires
au Maghreb
Elle découvre
qu’elle est
enceinte

Défense des droits 19


et inclusion sociale
Introduction
Où chercher de l’aide face au grand vide ?
Dans les pays du Maghreb, une femme qui se découvre enceinte alors qu’elle est célibataire ne se
montre pas. Sa première réaction est d’avoir très peur et de se cacher. Si elle dispose de moyens,
si elle a eu accès aux études, en général, elle trouve des solutions auprès de son entourage,
comme l’avortement licite (en Tunisie) ou clandestin. Pour celles qui n’en ont pas les moyens, la
situation est toute autre.

E
n Tunisie, bien que les auto- pouvons nous permettre de parler d’un
rités, services publics et véritable problème de santé publique pour
associations que nous avons ce qui est du suivi des grossesses hors
consultés (une cinquan- mariage en Algérie, au Maroc et en Tunisie.
taine dans le pays) aient été Car il est très rare que les femmes enceintes
unanimes à confirmer la en-dehors du cadre accepté par la société, et
quasi absence de statistiques fiables, tous se de surcroît en situation économique fragile,
mettent d’accord sur le fait qu’il est plutôt très recherchent les hôpitaux publics pour assurer
rare que le corps médical ou les services d’as- un suivi à leur grossesse. « Ce sont des gros-
sistance sociale des hôpitaux publics soient sesses à haut risque, parce qu’elles ne sont
informés des grossesses avant un stade très pas suivies, elles se cachent et souvent elles
tardif, voire avant l’accouchement. prennent des substances pour avorter  »,
Le phénomène est le même au Maroc, bien déplore Ouarda Pages, assistante sociale au
que là les structures soient plus nombreuses très long parcours et personne-ressource de
et que le bouche à oreille fonctionne  : les l’Association des Femmes Algériennes pour le
femmes encore enceintes qui cherchent de Développement (AFAD), à Annaba, en Algérie.
l’aide auprès du milieu associatif sont ainsi Au Maroc, ce choix ne leur est même pas
un peu plus représentatives. offert, le suivi gratuit étant souvent réservé
En Algérie, on est encore plus catégorique : aux femmes mariées. Ceci est d’autant plus
une mère célibataire ne se montre pas et grave si l’on considère que dans beaucoup
n’aborde les environs d’une maternité qu’au de cas les femmes cherchent à avorter sans
moment d’accoucher, faute d’autre solution ou succès, ce qui peut rendre la grossesse
par pure méconnaissance. En effet, beaucoup encore plus risquée et problématique.
de femmes tombant enceintes hors mariage Les exceptions à ce phénomène ont lieu
pensent à tort « qu’elles n’ont pas le droit » majoritairement au sein du milieu associatif
d’aller à la maternité, qui serait ainsi réservée qui arrive à se faire connaître auprès de
aux seules femmes mariées. ces femmes en détresse et à leur inspirer
Partant des nombreux témoignages que confiance.
nous avons recueillis dans ces pays, nous

20 Mères célibataires
au Maghreb
Pourquoi
ce silence ?
La peur, la honte et le désarroi face à une société qui punit
La maltraitance verbale et parfois physique que subissent ces mères (et dans bien des cas, leur
bébé) de la part d’une partie du corps médical, des professionnels de santé et des assistantes
sociales dans les hôpitaux et les maternités de ces trois pays est un véritable fléau, dont

N
beaucoup osent parler à découvert.
ous avons eu accès à tion est le fait d’individus aux choix personnels
de nombreux témoi- malencontreux. Pour certains professionnels,
gnages révélant des la stigmatisation serait ainsi en train de dimi-
faits graves, ce qui nuer avec l’arrivée de jeunes générations
peut sans nul doute de professionnelles, notamment de sages-
expliquer en partie la femmes plus sensibilisées et respectueuses.
peur de ces femmes. Les mères célibataires au Au Maroc, c’est encore plus délicat1, puisque
Maghreb sont encore de nos jours souvent quali- la possibilité de réaliser un suivi de grossesse
fiées de « cas sociaux » par les professionnels n’est même pas offerte par les maternités
des structures publiques censées les prendre publiques aux femmes enceintes céliba-
en charge. Il n’est pas rare que l’on traite leurs taires, selon le témoignage de l’assistante
bébés d’« enfants du pêché », certains profes- sociale coordinatrice du projet Maternités
sionnels refusant même de les toucher, aussi Publiques à l’Institut National de Solidarité
bien la mère que l’enfant. En attendant le jour avec les Femmes en Détresse (INSAF), Hajiba
de l’accouchement, pour éviter de s’exposer à Charkaoui. Pour qu’une femme puisse réaliser
ces maltraitances, ces femmes cherchent à ce suivi, il lui faut un carnet de santé, docu-
trouver d’autres solutions, comme consulter des ment qui est établi par l’infirmière uniquement
cliniques privées, pour celles qui peuvent payer. pour les femmes mariées habitant dans les
En Algérie, il est souvent fortement recom-
mandé à la mère célibataire de se rendre à la En Tunisie, l’exigence de l’acte de mariage ne nous a pas été mentionnée.
1

maternité accompagnée, tant la stigmatisation Bien au contraire, lorsque les femmes enceintes et célibataires s’y présentent
peut être présente. Certaines personnes que elles peuvent avoir la gratuité des soins si elles disposent du carnet des
affaires sociales qui est donné aux familles nécessiteuses par l’assistante
nous avons consultées relativisent cepen- sociale de la maternité. Les ouvrières ou celles qui travaillent contribuent
dant cette situation. Elles nous expliquent avec la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) et paient une partie des
que l’orientation générale donnée aux sages- soins, en général moins de 20%. « Mais si elle n’a pas de carnet de soins,
on peut savoir qu’elle est nécessiteuse et elle ne paye pas, c’est la décision
femmes reste celle d’un service ouvert à de l’assistante sociale de la maternité », explique Monira Kaabi, assistante
toutes, sans distinction et que la stigmatisa- sociale principale du ministère des Affaires Sociales tunisien (MAS) qui
travaille à la maternité Wassila Bourguiba.

Défense des droits 21


et inclusion sociale
proximités du centre de santé. « Si elle n’a pas l’idée de les abandonner. Même en Algérie, où
de mari, cela se passe très mal, raison pour le sujet est réputé encore plus tabou que chez
laquelle les grossesses ne sont pas suivies, ses voisins, on nous parle d’une plus impor-
mise à part quelques cas qui auraient été pris tante émancipation des femmes, notamment
en charge par l’employeur ou par la famille. à Alger, et par ricochet des mères célibataires.
Elles n’y vont pas parce qu’il leur faut ce Travaillant et disposant de moyens financiers,
papier, ce carnet », explique Hajiba. Le seul non seulement ces mères assumeraient plus
moment où ce document n’est pas exigé est facilement leur bébé, comme elles préfére-
celui de l’accouchement.2 raient souvent l’option de la famille mono-
D’une manière générale, et aussi surprenant parentale.
que cela puisse paraître, il n’est pas rare que Mais la règle demeure celle d’une très forte
les mères se rendent compte très tardivement stigmatisation, au point que – encore de nos
de leur grossesse, au-delà du cinquième mois. jours – la plupart des mères qui décident
Le refus des familles, le regard très répro- d’abandonner leur enfant (cas de la majorité
bateur de la société, la honte et la culpabilité des femmes dans les trois pays), peuvent
participent très grandement à la mécanique réintégrer leur foyer familial. C’est d’ailleurs

﴿
du déni, qui souvent les pousse à attendre, souvent la première exigence imposée par
en espérant que ce cauchemar ne devienne les familles – à commencer par les mères
jamais une réalité. En vain. de ces mères elles-mêmes – pour accepter
leur fille, dès qu’elles sont mises au courant
de la situation.
Le refus des familles, le regard Un exemple emblématique d’une telle situa-
très réprobateur de la société, tion est l’influence sur le comportement des
la honte et la culpabilité mères hésitantes de la fête de l’Aïd el Kébir,
la fête du mouton, moment sacré où tous les
participent très grandement à membres de la famille se réunissent, sans
la mécanique du déni. exception : c’est un élément qui pèse dans leur
décision d’abandonner leur bébé. Suivant cette
même logique, lorsque les mères décident de
Certes, les mentalités sont en train de garder leur bébé, en général, elles s’éloignent
changer dans ces pays, et nous avons recueilli et perdent souvent tout contact avec leur
de nombreux témoignages dans ce sens, au famille. Le nombre de femmes qui réintègrent
sujet de familles qui acceptent leur fille avec leur famille avec leur bébé est encore infime.
leur bébé, notamment en Tunisie ou dans les Cet éloignement pose un problème très grave
grandes villes du Maroc, voire qui refusent pour ces femmes lorsque l’on connaît l’im-
portance centrale, structurante, fondamen-
tale qu’a la famille pour chaque individu vivant
2
À noter que la situation n’est pas la même à Tanger, où la situation familiale au sein de ces différentes sociétés d’Afrique
n’est pas exigée pour le suivi de grossesse en structure publique, selon la
présidente de l’association 100% Mamans, Claire Trichot. du Nord. Nous avons rencontré ces femmes,

22 Mères célibataires
au Maghreb
elles nous ont fait part de leur détresse et place d’un complexe d’accueil mère-enfant,
de l’incroyable entrave que l’éloignement en construction.
familial représente à leur accomplissement Toutes ces raisons sont aussi autant de méca-
personnel. L’exclusion familiale les anéantit. nismes incitant, d’une part, la mère céliba-
« A sa naissance, un enfant n’est pas seule- taire à abandonner son enfant, et la poussant,
ment le ‘produit’ d’une relation entre un d’autre part, encore plus loin sur le chemin de
homme et une femme, mais il est déjà inclus l’exclusion. Nous avons été alertés à maintes
dans un système qui l’associe étroitement à reprises sur le fait qu’un nombre considérable
une filiation élargie, avec les grands-parents, de mères célibataires finissent par tomber
les oncles, tantes etc. Il aura donc à user très dans la prostitution pour survivre, faute de
tôt des formes d’expression qui recourent au soutien et du fait de se retrouver dans l’ex-
‘nous’ communautaire, car l’enfant, comme clusion familiale et sociétale.
sa mère, est en quelque sorte ‘cousu’ aux
autres par ces différents liens. Lorsqu’une Police et prison, des peurs
jeune fille ou une femme se retrouve mère encore justifiées
célibataire, elle bascule brutalement dans un
En Tunisie, la peur de devoir confier son
monde nouveau, hostile, fait de solitude et de
histoire à la police judiciaire, qui est chargée
rejet », explique la psychologue et consultante
de rechercher l’identité du père est l’une
marocaine Nadia Cherkaoui3.
des raisons de ce refus des mères de se
Enfin, un réel déficit d’information concer-
montrer dans les maternités publiques. Car
nant l’existence d’associations dédiées à ces
ce processus est obligatoirement déclenché
mères est parfois invoqué pour expliquer le
lors de toute naissance hors mariage dans le
fait qu’elles ne sollicitent pas les hôpitaux
circuit public dans le pays, afin qu’une iden-
pour le suivi de leur grossesse. « L’idéal serait
tité à part entière puisse être attribuée à l’en-
de trouver la mère en difficulté dès ses trois,
fant. Au Maroc, pire encore, on a peur de se
quatre mois de grossesse. Malheureuse-
retrouver en prison !
ment elles se cachent, elles ne disent rien à
Au Maroc, le Code pénal prévoit en effet, en
personne, peut-être aussi qu’elles ne sont pas
son article 490, des peines allant d’un mois
au courant que nous sommes là », déclare
à un an d’emprisonnement pour «  toutes
Madiha Chaouch, directrice de la pouponnière
personnes de sexe différent qui, n’étant pas
associative La Voix de l’Enfant, à Monastir
unies par les liens du mariage, ont entre
(créée en 2007 pour accueillir les enfants en
elles des relations sexuelles ». Par la peur
état de placement provisoire). Au moment
qu’il inspire, cet article 490 a pour graves
de notre entretien, en avril 2014, l’équipe de
conséquences de pousser des femmes à
La Voix de l’Enfant travaillait sur la mise en
cacher leur grossesse, à ne pas déclarer la
naissance de leur enfant ou à l’abandonner
 Auteur de la seule enquête nationale sur le sujet Le Maroc des mères céli-
3

bataires – ampleur, réalité, actions, représentations, itinéraires et vécus, illégalement, parfois à commettre un infan-
2010, INSAF, 335 pages. Elle est spécialiste de la problématique des mères ticide, quand l’avortement n’est pas possible.
célibataires et de l’enfance abandonnée au Maroc.

Défense des droits 23


et inclusion sociale
À lui seul, cet article suffit à expliquer pour- constituent une porte ouverte à des pour-
quoi les mères évitent les hôpitaux publics ou suites potentielles sur la base de l’article 490.
n’y parviennent qu’à la toute dernière minute, De plus, celles-ci traumatiseraient les mères
au moment de l’accouchement. et contribueraient à les pousser à abandonner
En pratique cependant, lorsque l’on frappe à leur enfant  : «  La première personne que
la porte de l’officier d’état civil, de l’adoul4 ou cette femme voit après l’accouchement est
bien du tribunal de la famille, ces organismes la police. Imaginez ce que peut endurer une
n’appelleront certainement pas la police pour mère qui est déjà exclue, qui n’a pas de parte-
dénoncer la mère, selon ce que nous explique naire, ni d’ami, ni de famille ! Le traumatisme
l’inspecteur d’état civil de Casablanca, Abde- est double et pour moi c’est évident que cela
laziz Darraz, et beaucoup d’autres respon- incite à l’abandon », déclare Claire Trichot,
sables des services administratifs et juri- présidente de l’association 100% Mamans, qui
diques des associations venant en aide à ces vient en aide aux mères et à leurs enfants à
mères que nous avons consultés. Tanger depuis 2006.
En revanche, les retours concernant des Il faut savoir que les poursuites sur la base
dénonciations de ces naissances par des hôpi- de cet article 490 sont une réalité : en 2009,
taux et des maternités sont moins unanimes 526 Marocaines mères célibataires ont été
chez les acteurs associatifs marocains que condamnées pour débauche ayant pour
nous avons rencontrés. Pour les uns, la police conséquence une grossesse, selon des
interviendrait suite à l’appel de ces structures données recueillies à la seule cour d’appel de
(et de moins en moins, faute de moyens) Casablanca. En effet, sur la base de cet article,
uniquement pour suivre la procédure légale les juges « semblent considérer que, même
et somme toute «  anodine  ». Cette procé- en l’absence de flagrant délit et d’aveu, la
dure, prévue par une circulaire dont tout le naissance d’un enfant permet la poursuite »5.
monde parle mais que personne ou presque Nous y reviendrons.
n’a lue, consisterait dans l’établissement d’un
constat à la maternité par un agent de la force
En Algérie, la stratégie du mensonge
publique conduisant à l’ouverture d’un dossier.
Celui-ci serait destiné à identifier la mère et comme seule issue ?
son enfant afin de prévenir des situations Le tabou est tel en Algérie, qu’une mère céli-
d’abandon sauvage ou d’infanticide. bataire décidant de garder son bébé n’as-
Mais pour les autres, ces dénonciations sume pratiquement jamais la réalité : elle
faites par des professionnels des hôpitaux et est contrainte de mentir, nous expliquent la
les interventions policières qui s’en suivent majorité des interviewés que nous avons
rencontrés sur place. En général, elle invoque
4
L ’adoul est un assistant juridique d’une grande importance au Maroc
Il remplit le rôle de greffier et de clerc de notaire. Il est chargé de consigner 5
Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité, actions, représentations,
les déclarations et les jugements. itinéraires et vécus, Nadia Cherkaoui, 2010, INSAF, pp.75 et 87.

24 Mères célibataires
au Maghreb

La première personne que cette femme voit après
l’accouchement est la police. Imaginez ce que peut endurer
une mère qui est déjà exclue, qui n’a pas de partenaire, ni
d’ami, ni de famille ! Le traumatisme est double et pour moi
c’est évident que cela incite à l’abandon.
Claire Trichot,
présidente de l’association 100% Mamans.

un mariage par la Fatiha6, brisé par le départ que cette sexualité soit acceptée socialement.
de son conjoint. Le but est toujours le même : Elle a la légitimité de son voisinage et de sa
rendre légitime la conception de l’enfant. famille. Cela atténue le problème moral »,
Même si juridiquement le seul mariage reli- explique Mériem Belaala, présidente de
gieux ne garantit aucune légitimité à l’enfant, l’association SOS Femmes en Détresse, à
et qu’il n’est accepté qu’après la réalisation Alger, l’une des seules dans le pays à offrir
du mariage civil, d’un point de vue social, un hébergement d’urgence à ces mères dans
la justification par la Fatiha rend la situa- le cadre de son travail de lutte contre toutes
tion acceptable pour les acteurs publics que sortes de violences faites aux femmes.
la mère sera amenée à rencontrer et pour Une mère célibataire ne parlera ouvertement
son entourage. Les associations font d’ailleurs de son problème qu’aux professionnels de
large usage de ce type de stratégie pour aider santé ou aux associatifs en qui elle a confiance
la mère. « Le fait est que la sexualité hors et de qui elle ne pourra plus cacher la réalité.
mariage existe. La Fatiha permet au moins

6
Q ue l’on peut traduire par mariage religieux. En général cet argument
implique qu’il s’agit également d’un acte informel, que les démarches admi-
nistratives d’enregistrement du mariage auprès des autorités compétentes
pourtant obligatoires n’ont pas été réalisées.

Défense des droits 25


et inclusion sociale
Quelques exceptions

‫٭‬
à l’absence de prise en charge des mères en début de grossesse
Nous venons de découvrir les raisons pour lesquelles les femmes célibataires qui se retrouvrent
enceintes ne font que très tardivement appel aux structures de santé et d’action sociale. Mais des
exceptions à ce phénomène existent. Elles ont lieu majoritairement au sein du milieu associatif,
qui arrive à se faire connaître auprès de ces femmes en détresse et à leur inspirer confiance.
En voici quelques exemples.

En Algérie, les féministes inspirent confiance,


les femmes viennent se renseigner.
Les problèmes liés à la grossesse encore dans sa famille ? Il faut sa famille et en essayant de trou-
hors mariage ne sont pas traités également trouver un subterfuge ver la solution la meilleure pour
en Algérie par des associations pour expliquer son absence, car le bébé. Dans tous les cas, SOS
dédiées exclusivement aux mères une femme ne quitte pas comme conseille aux mères de rester le
célibataires. Ce sont les organisa- ça sa famille du jour au lende- plus longtemps possible dans leur
tions féministes, de lutte contre les main. Rompre le lien familial est famille jusqu’à ce qu’il ne soit plus
violences faites aux femmes ou la chose la plus terrible qui puisse possible de cacher leur grossesse.
de développement économique exister chez nous. C’est aussi se L’association offre un héberge-
et social qui localement encou- précipiter dans l’inconnu, deve- ment d’urgence aux femmes en
ragent la femme qui se découvre nir sans domicile fixe », raconte général à partir du septième mois.
enceinte à chercher une orienta- Mériem Belaala, présidente de Il est à noter que la priorité pour
tion, un appui. La confiance dans l’association. SOS sont les femmes victimes de
ce cas est la règle d’or qui permet La cible de l’association est la violences et pas spécifiquement
à une mère célibataire de parler femme, avant tout. Si la mère sou- les mères célibataires, qui sont
sans crainte. haite garder le bébé, l’association une minorité parmi les femmes
À Alger, il est courant que SOS la soutiendra. Mais si au final la accueillies. Les cas de violences
Femmes en Détresse reçoive mère décide de ne pas le garder, étant très divers et souvent très
des appels de mères en début elle sera accompagnée et proté- graves, l’association doit compo-
de grossesse. « On voit avec elle, gée jusqu’au bout de sa démarche. ser et donner la priorité aux plus
on apprécie la situation ensemble. L’association couvre la femme urgents. Ses membres constatent
Doit-elle partir immédiatement ? enceinte tout en tentant de pré- une hausse alarmante des cas de
Ne préfère-t-elle pas rester server au maximum le lien avec violences sexuelles en Algérie.

26 Mères célibataires
au Maghreb
L’expérience de Beity à Tunis :
la mise en confiance et l’accompagnement
Lors de notre cheminement en seule association en Tunisie, « Les mères ont peur de la vio-
Tunisie, nous avons entendu exceptée Amal, qui, à notre lence institutionnelle. Ici, dans
parler très positivement de connaissance, arrive à être en notre centre de jour, nous les
cette association. Puis nous contact avec des femmes céli- accompagnons à l’hôpital.
sommes allés à sa rencontre, bataires en début de grossesse. Notre principe est de ne pas
à Tunis. Beity est une jeune, Ceci leur permet de les orienter les accompagner systémati-
dynamique et très ambitieuse au sein de leur centre de jour. quement, afin qu’elles puissent
association avec une approche Beity a su instaurer un climat s’autonomiser. Mais pour les
structurée de l’accompagne- de confiance. Les femmes cas touchant à la santé, à la
ment à l’insertion de femmes viennent les voir dès le début maternité et au planning fami-
sans domicile fixe et de femmes de leur grossesse. L’associa- lial, nous les accompagnons,
courant un grand risque de se tion s’intéresse avant tout à car elles risquent d’être mal-
retrouver sans logement, dont la femme alors que la plupart traitées. Les filles ne souhaitent
des mères célibataires. des associations et des services pas y aller, par peur des assis-
Tout récemment créée, en avril publics traitant des grossesses tantes sociales et des sages-
2012, suite à la révolution7, Beity hors mariage en Tunisie ont femmes. Le fait est que quand
cumule déjà un certain nombre l’enfant comme priorité. elles sont accompagnées par
d’expériences significatives en En 2013, Beity a accueilli une association, elles sont les
matière de prise en charge et et orienté 93 femmes, dont bienvenues », explique la direc-
d’hébergement d’urgence, de 12  «  mères célibataires  » trice du centre de jour de Beity,
« stabilisation », de médiation (prises ici strictu sensu, c’est-à- Mawaheb Zoubeir.
familiale et de sensibilisation dire ni divorcées, ni séparés, ni Bien entendu, Beity n’a pas de
des femmes à leurs droits, à veuves). Sur ces 12 mères, trois baguette magique. L’association
leur santé et leur sexualité. Mais sont venues les voir en début de développe en amont un travail
Beity est surtout l’une sinon la grossesse, spontanément. Si en réseau, avec des partenaires
ces chiffres peuvent paraître publics et privés qui la recon-
anecdotiques, leur proportion naissent. C’est ce qui rend la
7
Allusion à la révolution du peuple tunisien est, en revanche, significa- tâche d’accompagner ces
démarrée en décembre 2010 à Sidi Bouzid qui a
abouti à la chute du président Ben Ali le 14 janvier tive, surtout si l’on considère mères moins compliquée.
2011. La révolution tunisienne est la première que cette association n’est pas
d’une série de mouvements de contestation dédiée à la prise en charge de
populaire touchant de nombreux autres pays de mères.
la région et faisant partie de ce qui a été commun
d’appeler le printemps arabe.

Défense des droits 27


et inclusion sociale
Amal : la référence, mais au compte-gouttes
L’association Amal pour la Famille et l’Enfant, la en début de grossesse. Pour celles qui décident de
seule association spécialisée en Tunisie dans la garder leur enfant, depuis peu l’association peut

‫٭‬
prise en charge et l’accompagnement de mères accepter de les accueillir en fin de grossesse à titre
célibataires, n’a pas pour règle générale de venir exceptionnel. Mais cela ne concerne que les mères
au secours des femmes en début de grossesse. se trouvant dans de situations encore plus fragiles
Amal est une association très connue dans le pays, que les autres et qui affirment être dans une dyna-
ce qui facilite la circulation de l’information, et qui mique réelle de vouloir garder leur bébé.
permet à certaines mères de venir faire appel à eux

Au Maroc, une prise en charge dès la grossesse a lieu


grâce à l’ancienneté des associations
A force de persévérer et de beau- La majorité des femmes qui des seuls besoins matériels immé-
coup agir en termes de plaidoyer viennent consulter l’associa- diats assouvis. Dès leur admission,
et de travail quotidien sur le ter- tion marocaine INSAF en vue les femmes enceintes bénéficient
rain, que ce soit dans les milieux d’un hébergement, par exemple, d’un soutien psychologique et d’une
de la santé ou bien administratifs, viennent par le bouche à oreille en formation professionnelle qu’elles
certaines associations finissent effet… selon ce que nous explique peuvent choisir parmi les quatre
la responsable du pôle mère ateliers proposés en interne.
par devenir des références même
enfant Sarra Trifi. Dans la plupart Les professionnels des associa-
en milieu un peu hostile. C’est ainsi
des cas, les femmes qui y sont tions s’accordent sur le fait qu’une
que par le bouche à oreille des admises pour un hébergement, prise en charge de la femme dès la
mères finissent par être informées sont accueillies encore enceintes, grossesse augmente les chances
de leur existence. C’est le cas de entre le sixième et le huitième qu’elle se sente plus encouragée
Solidarité Féminine. Cette asso- mois de leur grossesse. Dans la à garder son enfant. « La majo-
ciation pionnière, créée en 1985, majorité des cas, elles viennent rité des femmes veulent garder
a été la toute première à prendre sans avoir réalisé auparavant de leur bébé mais ne s’en sentent pas
publiquement la défense de ces consultation médicale. L’aide de capables, car elles pensent à leur
mères, à travers sa présidente l’association a de ce fait plus de famille, aux autres. Il y a beaucoup
Aicha Eich-Channa, une figure probabilité d’avoir un impact positif de choses qui les dérangent, qui
emblématique dans le pays. C’est sur la situation de la mère. Même les empêchent d’assumer cette
si la majorité de ces femmes hésite maternité. Ces femmes ont cette
également le cas d’autres associa-
fortement à garder l’enfant, l’asso- envie, mais le monde extérieur
tions, ouvertes plus tard, à partir
ciation dispose là d’un peu plus de ne les aide pas », commente une
de la fin des années 1990, comme temps pour leur prêter main forte, aide-soignante de l’INSAF qui a
l’INSAF, à Casablanca, et 100% les rassurer et aller bien au-delà préféré rester anonyme.
Mamans, à Tanger8.

8
Cette énumération n’est surtout pas exhaustive !

28 Mères célibataires
au Maghreb
‫٭‬
Les interventions de
l’ONFP : selon les régions,
un forcing déguisé
Les unités de l’Office National de la Famille et
de la Population (ONFP), soit le planning familial
tunisien9, peuvent conduire les mères dans les
maternités pour le suivi de leur grossesse. Par les
services qu’elles fournissent gratuitement – des
méthodes contraceptives mais aussi l’interruption
volontaire de grossesse –, ces unités se placent
naturellement en amont du processus. Il est donc
plus facile pour ces équipes d’être informées des
cas de grossesse hors mariage.
Nous avons reçu des témoignages selon lesquels
certains professionnels de l’ONFP vont jusqu’à
Les CDIS et ce qui peut être
fait en amont : une affaire
d’individus éclairés
Les Centres de Défense et d’Intégration Sociale
(CDIS) sont des organismes sous la tutelle du
ministère des Affaires Sociales (MAS) qui ont
l’avantage d’avoir un ancrage local, dans les
quartiers et les zones urbaines et rurales en
Tunisie. Leur approche est plus spécialisée, car
accompagner les mères célibataires à la mater- leur mission est d’aider l’enfance menacée ou
nité pour le premier rendez-vous, afin d’éviter en conflit avec la loi, les familles désunies et
toute stigmatisation à leur égard. Seules, elles les mères célibataires.
redoutent à juste titre la maltraitance verbale et la Selon la région, le CDIS peut ainsi constituer
condamnation sociale. Mais, revers de la médaille, une étape importante du circuit de prise en
un nombre croissant de personnes travaillant au charge et d’orientation de la mère. Elle peut
sein même de cette institution, influencées par les s’y diriger directement, sans devoir passer par
pensées extrémistes en plein essor, retarderaient un autre service social ou par la maternité. Et
volontairement le mécanisme de prise en charge de fait, le service reçoit parfois des mères en
de l’avortement (lire ci-après). Si la mère n’a pas début de grossesse. Et, selon les témoignages
tenté auparavant un avortement clandestin, la que nous avons recueillis, plus leur prise en
grossesse sera en effet prise en charge par la charge est effectuée par des fonctionnaires
maternité assez tôt, mais ce sera une grossesse bienveillants à leur égard, plus un bouche à
non désirée… oreille positif encourage d’autres femmes
L’autre point de contact en amont d’une gros- enceintes à s’y rendre spontanément.
sesse peut être l’Association Tunisienne de la En les accueillant au début de leur grossesse,
Santé Reproductive (ATSR). L’ATSR privilégie le CDIS peut les écouter, les informer au sujet
une démarche proactive consistant à aller vers de leurs droits, les recevoir autant de fois que
les populations jeunes pour les informer sur les nécessaire et mettre en place un suivi social
questions liées à la sexualité et aux maladies et psychologique. Il peut réaliser en direct une
sexuellement transmissibles (MST) et pour les médiation sociale avec leur famille, puis les
sensibiliser à la contraception. Les femmes en orienter selon leurs besoins, au cas par cas,
situation de grossesse cherchant une orientation vers d’autres organismes pouvant les aider.
peuvent contacter une de leurs 11 unités pré- La qualité de la prise en charge dépendra en
sentes dans le pays. Comme beaucoup d’autres revanche des agents chargés de l’accueil et de
structures cependant en Tunisie, l’ATSR ne dis- l’orientation. Car, là aussi, le CDIS ne semble
posait plus d’aucune subvention confirmée pour pas être à l’abri de fonctionnaires tenant des
l’année 2014 pour poursuivre son travail10. propos stigmatisants, pour lesquels aider ces
mères peut signifier un encouragement à la
9
L’ONFP a été créé en 1973 pour mettre en œuvre la politique démographique débauche.
nationale.
10
Du moins au moment où nous avons interviewé le président du comité
national de l’ATSR Mohamed Tarek Ghedira, le 14/04/2014.

Défense des droits 29


et inclusion sociale
L’avortement
Un droit trop souvent bafoué en Tunisie, une pratique illicite
mais réelle et désastreuse en Algérie et au Maroc
En Tunisie, contrairement à l’Algérie et au Maroc, l’interruption volontaire de grossesse (IVG)
est autorisée par la loi, depuis 1973, quand les autorités cherchaient à maîtriser la courbe
démographique alors en hausse, en limitant les naissances. Or, l’offre de ces services serait en

C
baisse, parfois sensiblement réduite, selon une étude de l’ATFD.
ontrairement à ce que l’on une étude récente réalisée par l’Association
aurait pu espérer, le recours Tunisienne de Femmes Démocrates (ATFD)11.
aux structures publiques Aujourd’hui, il ne reste plus que 14 cliniques
en charge de la réalisation publiques de l’ONFP pratiquant l’avortement sur
gratuite de l’avortement est 24 gouvernorats, nous informe Emma Hsairi,
un dernier recours pour les sage-femme qui a participé à la réalisation de
femmes enceintes hors mariage en Tunisie, cette étude alors qu’elle était sous-directrice
nous le souligne Malika Affes, sage-femme à la responsable de la formation médicale et para-
maternité publique Wassila Bourguiba, à Tunis, médicale à l’ONFP. Également responsable de
l’une des plus importantes du pays. Poussées la commission Santé et violences faites aux
par la peur, elles cherchent d’abord une solution femmes au sein de l’ATFD, elle assure des
dans le secteur privé, réputé discret. Mais dans séances d’information auprès des mères céli-
ce cas il faut pouvoir rassembler l’argent. bataires résidentes au sein du foyer de l’asso-
Pour celles qui ne disposent pas de moyens, il ciation Amal en tant que sage-femme externe.
faut s’armer de courage pour franchir le seuil Pour des raisons budgétaires, nous explique-
d’un guichet de l’Office National de la Famille t-elle, à partir de années 2005 l’Office a fermé
et de la Population (ONFP), le planning familial des blocs opératoires. Il les a remplacés par
tunisien. L’ONFP est une référence dans le pays l’avortement médicamenteux, dont l’ordonnance
en matière de « santé de la reproduction », ce ne peut être délivrée que jusqu’à neuf semaines
qui englobe la prise en charge de la prévention de grossesse et seulement aux femmes habi-
des maladies sexuellement transmissibles tant à moins d’une heure du centre d’urgence de
(MST), de la sensibilisation à la contraception référence. Les hôpitaux publics n’ayant pas pris
et de l’avortement. Le courage est nécessaire le relais pour compenser ces fermetures, on ne
pour ces femmes qui osent s’y rendre sans avoir peut qu’en déduire que l’Etat réduit considéra-
l’âge ou l’allure d’être mariées, car là aussi le blement l’offre de service public à l’attention des
regard social qui punit peut souvent représenter femmes souhaitant avorter.
un frein supplémentaire pour elles.
Mais l’offre publique de services d’avortement
est en train de baisser dans le pays, selon
11
Le droit à l’avortement en Tunisie – 1973-2013, Association Tunisienne des
Femmes Démocrates, mars 2013.

30 Mères célibataires
au Maghreb

Il y a des responsables de cliniques du planning
familial censés pratiquer l’avortement qui vous disent que
cet acte est un pêché !
Emma Hsairi, sage-femme qui a participé à la réalisation de cette étude alors qu’elle était
sous-directrice responsable de la formation médicale et paramédicale à l’ONFP.

Un autre problème majeur aurait été


constaté  : des attitudes stigmatisantes à
l’égard des femmes accueillies seraient de
plus en plus fréquentes de la part d’agents
de l’ONFP et des hôpitaux publics. Celles-ci
peuvent aller, dans certaines régions, jusqu’à
ont fini par dépasser le délai. Elles n’avaient
pas de moyens de faire l’avortement dans des
cliniques privées. » Elle a tenté de réaliser
à deux reprises, en 2012 et en 2013, un état
des lieux de l’avortement en Tunisie, mais elle
aurait à chaque fois essuyé le refus de deux
empêcher les femmes d’avorter, comme directeurs généraux de l’ONFP.
en attestent de nombreux témoignages. Certaines pratiques dans de grandes institu-
Certains fonctionnaires leur imposeraient tions publiques laissent aussi à désirer. C’est
des démarches administratives inutiles dans le cas de la maternité publique Wassila Bour-
le seul but de leur faire dépasser le délai légal guiba, qui impose aux femmes célibataires
de l’avortement. De même que, malgré la loi enceintes âgées de 18 à 20 ans et souhai-
qui l’autorise, certaines unités de l’ONFP tant avorter de venir accompagnées de leurs
auraient cessé de proposer ce service, par parents, dénonce Malika Affes, alors qu’on
simple décision de certains agents.  obtient la majorité civile à l’âge de 18 ans en
« Il y a des responsables de cliniques du plan- Tunisie, et ce depuis 2010.
ning familial censés pratiquer l’avortement qui Mis à part les unités de l’ONFP et le secteur
vous disent que cet acte est un pêché ! Ces privé, certaines maternités publiques, comme
gens n’osaient pas tenir ce genre de discours celle où travaille Malika, pratiquent encore
avant [2011]  », déplore Emma Hsairi, qui l’avortement, mais cela devient de plus en
confirme la généralisation de cette pratique plus rare en Tunisie.
qui consiste à faire revenir la femme enceinte Comme conséquence de ces différents phéno-
de nombreuses fois pour des raisons diverses mènes, et bien que difficilement mesurables,
dans le seul but de dépasser le délai légal on nous parle d’une hausse des avortements
de l’avortement. « Depuis trois ans je trouve clandestins, une réalité qui avait pourtant
ça : il y a toujours dans le lot des 12 filles pratiquement disparu grâce à la promulgation
hébergées chez Amal, deux qui ont dû faire de la loi autorisant l’IVG dans le pays.
des allez et venues à l’Office [ONFP] et qui

Défense des droits 31


et inclusion sociale
Aujourd’hui, le taux de mortalité maternelle entre 600 et 800 femmes auraient recours
en Tunisie est de 45,6 femmes pour 100 mille au Maroc à l’avortement clandestin en milieu
naissances vivantes, un véritable fléau médicalisé par jour, ce qui expose à des peines
comparé aux moyennes des pays développés, d’emprisonnement de deux à cinq ans aussi
qui se situent autour de 12, nous rappelle bien celui qui pratique l’acte que celle qui a
Emma Hsairi. Ce chiffre prend en compte le fait le choix d’avorter. D’autres 150 à 200
décès des mères lors de l’accouchement, en feraient appel chaque jour à des techniques
post-natal ou lors d’avortements clandestins. dites « sauvages » d’avortement, sans aucune
Il reste malgré tout inférieur aux moyennes du assistance médicale. « En milieu hospitalier et
continent africain et représente la moitié des pour la seule maternité des Orangers à Rabat,
chiffres observés au Maroc et en Algérie, où chaque semaine, 20 jeunes filles viennent en
l’IVG est interdite. vue de se faire avorter, après avoir rompu
volontairement la poche des eaux, à trois,
Maroc et Algérie quatre mois de grossesse, ou après avoir avalé
Contrairement à leurs voisins tunisiens qui font des solutions abortives toxiques. »14
figure d’exception, le Maroc et l’Algérie n’auto- En Algérie, le chiffre de 8 000 avortements par
risent pas l’IVG : bien au contraire, l’avortement an est avancé par l’association Femmes Algé-
y est condamné par le Code pénal et entraîne riennes Revendiquant leurs Droits (FARD), à
des peines d’emprisonnement. Dans ces pays, Oran, là aussi sur une base considérée comme
l’IVG peut être envisagée uniquement dans des sous-estimée15. Celles qui disposent de moyens
situations où la grossesse porte préjudice à la partent en France ou en Tunisie se faire avorter
santé de la femme. ou ont recours à des médecins ou des cliniques
Mais la réalité est toute autre car, au Maroc, le pratiquant clandestinement à des prix exor-
elles seraient 1000 femmes, chaque jour, à bitants. Certaines femmes se retrouvent aux
ne pas désirer leur grossesse, selon les esti- prises avec des charlatans. Pour la majorité
mations de l’Association Marocaine de Lutte d’entre elles, c’est la débrouille et le recours
contre l’Avortement Clandestin (AMLAC)12 , à des méthodes extrêmement risquées pour
un chiffre considéré par les auteurs de cette leur vie et leur fertilité.
estimation comme étant largement sous-
évalué à cause du tabou entourant le sujet et
masquant les pratiques13. Selon ces données,

12
Donnés qui nous sont présentées par l’enquête nationale Le Maroc des
mères célibataires – ampleur, réalité, actions, représentations, itinéraires 14
Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité, actions, représentations,
et vécus, Nadia Cherkaoui, 2010, INSAF, 335 pages. itinéraires et vécus, Nadia Cherkaoui, 2010, INSAF, p. 40.
13
Le président de l’AMLAC le Dr. Chafik Chraïbi avait été suspendu de ses 15
Enquête Algérie - Schéma d’acteurs Pour une meilleure insertion sociale
fonctions en tant que chef de service de la maternité des Orangers à Rabat et professionnelle des mères célibataires au Maghreb  2012-2015, Aïcha
pendant plusieurs semaines début 2015 pour avoir accueilli une équipe Berriche-Bencheikh El Fegoun et Emilie Barraud, 2013, p.17, Santé Sud.
de tournage pour une émission consacrée au drame des naissances non Voir aussi le Compte rendu du point rencontre sur les mères célibataires au
désirées dans le pays et des avortements sauvages. Ce fait a relancé les Maghreb du 14/02/2013 : sur www.santesud.org rubrique « S’informer », puis
débats sur l’avortement dans le pays. « Evénements », p. 23 « L’avortement provoqué en Algérie », Dr. B. Ouzriat.

32 Mères célibataires
au Maghreb
Elle accouche

Défense des droits 33


et inclusion sociale
Les services publics
face à la mère célibataire
Les règles du jeu et les pratiques dès la maternité
Est-ce qu’un circuit de prise en charge de la mère célibataire et de son enfant existe véritablement
dans chaque pays du Maghreb ? Qu’offre-t-il ? À quelles étapes du long cheminement que ces
femmes poursuivent avec de graves difficultés est-il présent ? Réussit-il à contribuer à leur

S
inclusion sociale ?
elon le pays où l’on se trouve, accouche dans une structure publique et qu’elle
l’absence notoire de services est célibataire, elle doit faire part de la décision
publics dans l’orientation ou qu’elle va prendre concernant son bébé. Elle
l’accompagnement des mères ne peut donc théoriquement pas quitter l’en-
célibataires sera plus ou moins ceinte de l’hôpital sans que l’on connaisse son
évidente. Lorsqu’une implica- identité, son histoire et, plus encore, l’identité
tion existe – cas en quelque sorte de la Tunisie, ou des indices concernant le père. La cible ici
et à un bien moindre niveau, du Maroc – elle est très clairement le bébé et le but est d’em-
se focalise sur le moment de la naissance de pêcher l’abandon sauvage. Tout doit se faire
l’enfant. Elle vise à orienter la mère plus pour légalement, pour le bien du futur de l’enfant. A
prévenir l’abandon de l’enfant que pour l’aider à priori ce contrôle n’existe en revanche pas dans
se réinsérer véritablement avec son enfant dans les cliniques privées.
la société. Faute de moyens ? Certainement faute En fin de compte, les initiatives prenant vérita-
de volonté politique. blement en charge la mère, cherchant à l’ac-
compagner dans la dignité, à l’appuyer dans
Le « circuit de la prise en charge » l’identification et dans la mise en place de son

﴿
en Tunisie projet tout en respectant son choix restent
encore entre les mains de personnes huma-
En Tunisie, il existe un circuit officiel de « prise
nistes et engagées, travaillant au sein de ces
en charge » des « cas de mères célibataires »,
qui se déclenche à la maternité. Ce n’est réel-
lement qu’à ce moment-là que les autorités Les initiatives prenant
publiques tunisiennes découvrent l’existence véritablement en charge la
de ces grossesses. Ce circuit est très structuré
et même codifié, même s’il ne fonctionne pas mère restent encore entre les
partout, mais on s’accorde à affirmer qu’il vise mains de personnes humanistes
beaucoup plus l’enfant que la mère. La raison
et engagées.
en est simple : en Tunisie, quand une femme

34 Mères célibataires
au Maghreb

Le fait d’avoir un bureau spécifique pour les mères
célibataires les expose, elles se sentent gênées, mises à part.
Ce n’est pas normal.
Malika Affes, sage-femme à la maternité publique Wassila Bourguiba, à Tunis.

services mais dépourvues de moyens et de


solutions miracle. Le système public existe,
mais il est limité, et il doit faire appel au tissu
associatif, qui lui, offre la qualité, mais au
compte-gouttes, faute de moyens. Ces indi-
physiques, comme en attestent de nombreux
témoignages que nous avons recueillis.

Le rôle des assistances sociales


à l’hôpital : les « pour » et les « contre »
vidus travaillant dans les différents services
En Tunisie, la première personne à prendre
publics que l’on vous décrira semblent encore
contact avec la mère est l’assistante sociale
être une minorité, mais leurs pratiques sont
de la maternité publique. Elle dépend du minis-
significatives et méritent d’être signalées.
tère de la Santé. C’est elle la première à s’ap-
Il est à noter que ces efforts ne seront pour-
procher de cette mère, théoriquement pour
suivis que si la mère décide de garder son
enfant. Et, même dans ce cas, l’absence chro- l’informer de ses droits et pour connaître son
nique de suivi et d’accompagnement sur le long histoire, afin de l’orienter et de déclencher le
terme est un facteur favorisant les risques processus de prise en charge et de suivi de son
d’échec. C’est ainsi que dans de nombreux enfant. En ordre général, l’assistance sociale
cas, la mère se voit contrainte d’abandonner est bienveillante et agit en toute discrétion. Elle
définitivement son enfant. Ce problème nous cherche à rassurer la mère sur ses droits, sur
a été signalé à de nombreuses reprises. les services qui peuvent l’aider, quelle que soit
Ce même circuit structuré peut en revanche la décision qu’elle compte prendre. Cependant,
parfois être également vecteur de stigmatisa- dans certains cas, la mère peut subir une sorte
tion et de préjugés que la société elle-même de forcing psychologique : on nous fait part
nourrit à l’égard de ces mères : les services d’une insistance accrue de la part de certaines
administratifs de certaines maternités, les de ces professionnelles afin que la mère céli-
bureaux des entrées, du personnel médical et bataire accepte de garder son enfant, quelle
même des assistantes sociales peuvent repré- que soit sa situation.
senter plus de barrières que de soutiens pour Dès son arrivée, la future mère se sent discri-
ces mères devant affronter les regards répro- minée : ne vont voir l’assistante sociale que
bateurs, l’irrespect, des violences verbales et les femmes célibataires. « Le fait d’avoir un

Défense des droits 35


et inclusion sociale
bureau spécifique pour les mères célibataires mettre en place un suivi. Mais il y a des excep-
les expose, elles se sentent gênées, mises à tions à cette règle. Dans certaines régions,
part. Ce n’est pas normal. Il faudrait que cela se comme celle de Monastir, le DPE souhaite
présente d’une autre manière, que le bureau du rencontrer toutes les mères, même celles ayant
service social soit à côté du bureau de la sage- fait le choix de garder leur enfant. Cette procé-
femme », regrette Malika Affes, sage-femme dure n’est pas formelle, elle est due à l’initiative
à la maternité publique Wassila Bourguiba, d’une équipe convaincue que la mise en place
à Tunis. d’un suivi est toujours préférable, étant donné la
En général, l’assistante sociale peut voir la mère fragilité inhérente à ces situations et les risques
jusqu’à deux fois durant son séjour de quelques importants d’abandon après quelques mois de
jours à la maternité. En parallèle, elle convoque tentatives par la mère de faire aboutir le projet
systématiquement la police judiciaire, qui vient de garder son enfant.
à la maternité pour recueillir le témoignage de Cet exemple est cependant loin d’être suivi
la mère et des informations sur le père afin de partout. Le circuit en pratique ne marche véri-
déclencher une enquête visant à prouver son tablement d’une façon plus globale et concertée
identité. Or, nous savons que celle-ci est préci- que dans le cas des placements provisoires.
sément l’une des principales raisons qui font Dans ce cas précis, on fait appel aux poupon-
que ces mères évitent autant qu’elles le peuvent nières associatives qui, depuis la fin des années
les hôpitaux publics : elles ont peur de la police, 1980, se sont développées un peu partout dans
elles craignent que les assistantes sociales et le pays. Ces structures à taille plus humaine
le circuit public ne finissent par informer leur et portées par des initiatives citoyennes sont
famille et leurs proches. En résumé, ces assis- venues « désengorger » l’Institut National de la
tantes sociales sont perçues comme ne pouvant Protection de l’Enfance (INPE), à Tunis. L’INPE est
pas les aider à régler leur drame immédiat, et la seule institution publique nationale (financée
pire encore, comme étant susceptibles de leur à 100 % par les autorités publiques) en Tunisie
créer des problèmes supplémentaires. compétente pour prendre en charge les bébés
Le dossier est ensuite transmis à la fois au en placement provisoire ou définitif, en atten-
Délégué à la Protection de l’Enfance (DPE) et dant une adoption, une kafâla16 ou un placement
à l’assistante sociale du ministère des Affaires en famille d’accueil.
Sociales (MAS), que la mère est invitée à aller L’assistante sociale de la maternité encourage
voir après sa sortie de la maternité. Ce sont ces également la mère à prendre rendez-vous avec
deux acteurs qui seront censés suivre et aider le service dédiée à l’Office National de la Famille
la mère, notamment si elle hésite à garder son
bébé, ou qu’elle le souhaite fortement mais doit 16
L a kafâla ou recueil légal d’enfant est une modalité formelle qui permet
le placer provisoirement, le temps de trouver à une famille d’adopter un enfant, sans pour autant qu’un lien de filiation
s’établisse. À l’exception notoire de la Tunisie, dans la plupart des pays
une solution. musulmans l’adoption ne donne pas lieu à la filiation. La Tunisie est ainsi le
En principe, dans le cas où les mères décident seul pays du Maghreb où l’on a le choix entre la tutelle (kafâla) et l’adoption.
de garder leur bébé, les DPE ne se voient pas Voir aussi Pour une meilleure insertion sociale et professionnelle des mères
célibataires au Maghreb 2013-2015, Rapport Global, Emilie Barraud, 2013,
dans l’obligation de les accompagner et de Santé Sud, p.9.

36 Mères célibataires
au Maghreb
et de la Population (ONFP), pour qu’elle puisse pas ce que l’on l’invite à faire. Par ailleurs, nous
effectuer la consultation de prévention, environ savons que les moyens dont disposent ces unités
40 jours après l’accouchement. À cette occasion, sont de plus en plus réduits et que les acteurs
elle obtiendra de l’orientation sur la méthode chargés de la sensibilisation à la contraception
contraceptive qui lui convient. Il est cependant se plaignent d’un laxisme préoccupant dont
très difficile pour ces services de garantir un feraient preuve les autorités en Tunisie.
suivi sans faille, notamment si la mère ne fait

En Tunisie, les controverses au sujet


du rôle de la police judiciaire à la maternité
dans l’application systématique de la loi de reconnaissance du nom patronymique
En Tunisie, la loi n° 75 de 1998 reconnaître sa paternité », nous autorités, même en cas de refus
modifiée en 2003 par la loi n° 51, explique une assistante sociale de la part de la mère : « C’est
plus connue comme loi du nom de la maternité, tout en montrant une pratique contraire à la
patronymique, donne droit aux avec sincérité son réel souhait loi, puisqu’il est prévu qu’elle
enfants abandonnés ou de filia- d’aider ces femmes. Le respect puisse refuser de donner le
tion inconnue à une identité du refus de certaines mères à nom du père. »
complète. L’enfant a ainsi plus voir la police judiciaire semble Monia énumère deux problèmes
de chances d’avoir le nom de dépasser ces professionnelles. majeurs causés par cette pra-
son père, ou du moins un nom Pour la juriste Monia Ben Jemia, tique : cela expose les mères
tout court. la loi sur le nom patronymique ainsi que leurs enfants aux
Parfois cependant la mère ne entraîne de nombreux effets représailles, menaces et vio-
souhaite pas que l’identité du pervers et ne protège pas la lences du père biologique de
père soit révélée. Mais ce choix mère. Monia est responsable de l’enfant ; il y a une pratique de
ne lui est pas donné en pratique la commission juridique de l’As- ces pères qui consiste à deman-
par le système tunisien, qui fait sociation Tunisienne de Femmes der la garde de l’enfant (alors
le forcing, en lançant systéma- Démocrates (ATFD) et écoutante qu’au départ ils ne souhaitaient
tiquement à l’hôpital public une au centre d’écoute et d’orienta- pas reconnaître la paternité)
enquête de la police judiciaire. tion pour les femmes victimes dans le seul but de ne pas avoir
« J’appelle la police même si la de violence de l’ATFD. Elle tra- à payer une pension alimentaire
mère n’est pas d’accord, c’est la vaille en partenariat avec l’as- à la mère. De plus, à partir du
règle, je suis obligée de le faire, sociation Amal pour assister les moment où le père reconnaît
pour connaître le nom du père, mères au niveau du volet juri- cette paternité, dit-elle, la mère
car seule la police peut déclen- dique. Elle critique sévèrement n’a plus aucun droit sur son
cher le processus d’identification la reconnaissance systématique enfant à part le droit de garde.
de l’ADN, si le père refuse de de paternité imposée par les De quoi faire réfléchir…

Défense des droits 37


et inclusion sociale
Au Maroc, des financements et une nution de la mortalité maternelle et infantile.
Ces normes, relatives à l’accueil, aux soins,
ébauche de circuit, mais une absence
aux modalités de l’accouchement et de la
de prise en charge et de suivi véritables prise en charge, sont destinées à l’ensemble
Au niveau opérationnel, il n’existe pas au des femmes, mariées et célibataires, et sont
Maroc de circuit public collaboratif qui se généralement appliquées sans discrimination.
déclenche de façon systématique, coordonnée Ceci étant dit, concernant certains aspects qui
et organisée lors de l’accouchement d’une relèvent du regard de l’autre, de son jugement
mère célibataire et qui permettrait aux diffé- moral, de son comportement, des violences le
rents organismes impliqués d’en savoir un peu plus souvent psychologiques existent encore
plus sur elle, de cerner l’avenir de l’enfant et ici et là, mais sans commune mesure avec la
surtout de les aider avec au moins de l’écoute, période précédente. Avant, on l’amenait tout
de l’encouragement et de l’orientation. de suite chez le juge et elle était passible
Malgré cela, des efforts seraient observés d’emprisonnement. Aujourd’hui, ce n’est plus
notamment, d’une part, du côté du minis- le cas », explique la psychologue et consul-
tère de la Santé, qui depuis deux ans aurait tante marocaine Nadia Cherkaoui17.
augmenté les embauches d’assistantes Une enquête est censée être systématique-
sociales dans certains hôpitaux et adopté ment ouverte à la maternité, soit par l’assis-
une orientation visant à normaliser ses tante sociale soit par des agents de police,
procédures. D’autre part, le ministère de pour inciter la mère à inscrire son enfant à
la Justice aurait mis en place des cellules l’état civil. « Partout au Maroc vous avez une
d’écoute de lutte contre la violence à l’égard assistante sociale qui mène l’enquête ou des
des femmes au sein de tribunaux de la famille. agents de police qui viennent faire un constat,
Ce sont des mesures qui ne sont pas spéci- parce que la mère est en situation d’irrégula-
fiques aux mères célibataires mais qui par rité. Soit ils l’invitent à aller chez le juge soit
ricochet améliorent un peu leur situation, en ils lui disent juste d’aller inscrire son enfant
leur fournissant de l’écoute et de l’orienta- à l’état civil. Cela s’arrête là », ajoute Nadia.
tion, sans pour autant les aider à régler leurs Cet avis n’est cependant pas partagé partout.
problèmes. Un strict minimum, peut-on Les associations dénoncent ces pratiques, les
supposer, d’autant que la portée de ces considérant stigmatisantes et traumatisantes
mesures est jugée largement insuffisante. pour la mère.
« J’observe qu’il y a beaucoup plus de vigi- Des observateurs marocains rendent compte
lance à différents niveaux, par rapport à une également d’une meilleure sensibilisation des
étude menée il y a dix ans. Dans le présent personnels des ministères en contact avec ces
et dans l’ensemble du royaume, en milieu
hospitalier, des normes sont mises en place
17
Auteur notamment de la seule enquête nationale sur le sujet commandée
au niveau des maternités, destinées à favo- par l’association INSAF, Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité,
riser les conditions de l’accouchement, tenant actions, représentations, itinéraires et vécus, 2010, 335 pages. Elle est
compte, notamment, de l’exigence de dimi- spécialiste de la problématique des mères célibataires et de l’enfance
abandonnée au Maroc.

38 Mères célibataires
au Maghreb
populations, grâce aux programmes financés portant sur des infrastructures, sans toucher
par des agences onusiennes. Ceux-ci portent au contenu ou au cœur même de l’action
notamment sur la manière d’appréhender et sociale. Un exemple à Béni Mellal suivra dans
de traiter leur situation. Les mères et leur ce chapitre.
enfant sont généralement inclus dans la caté- Mais malgré des institutions qui seraient en
gorie des populations vulnérables. Ils ne sont train d’adopter un discours plus respectueux,

‫٭‬
pas pris en compte de façon spécifique. favorisant les droits humains, nos interlo-
De même qu’on apprend que le ministère de cuteurs s’accordent sur le fait que tout le
l’Intérieur alloue davantage de budgets par personnel des maternités et des hôpitaux
l’intermédiaire de l’Initiative Nationale pour ou d’organismes ayant à interagir avec ces
le Développement Humain (INDH) servant au femmes n’a pas nécessairement changé des
financement de projets associatifs dont le pratiques violentes et stigmatisantes pourtant
but est d’insérer ces mères. Dans le passé, à bannir.
l’INDH se concentrait plutôt sur des projets

Le nom au cœur des enjeux au Maroc – l’impact


de l’orientation sur les droits, dès la maternité
Au Maroc, les interdits (sociaux montre l’impact considérable fictif de père à l’enfant de père
mais aussi juridiques) au sujet qu’une action consistant à expli- inconnu, mettant un terme à
des relations sexuelles hors quer aux mères leurs droits peut la stigmatisation par l’extrait
mariage sont tels que la plupart avoir sur l’avenir de ces enfants ! d’acte de naissance, ce qui est
des mères accouchant en hôpi- Car c’est en discutant avec l’as- une avancée de taille ;
tal public pensent que leur enfant sistante sociale associative à la • la circulaire n° 4 604 de 2010,
n’aura pas de nom. Or, cette ques- maternité, un jour à peine après qui permet aux mères de
tion du nom a un impact énorme l’accouchement, que ces mères transmettre leur propre nom
sur leur décision d’abandonner découvrent que leur enfant aura à leurs enfants si elles le sou-
leur enfant. « La majorité ne sait bel et bien un nom, réduisant haitent sans devoir demander
pas qu’elle peut déclarer son ainsi considérablement toute une autorisation pour autant
enfant. Elles veulent l’abandon- sorte de situations de stigmati- (avant, il fallait que le père, le
ner justement parce qu’elles ont sation à partir de ses papiers. frère, l’oncle… de la jeune mère
peur que cet enfant reste sans Ces changements ont été pos- soit d’accord) ;
nom », explique Hajiba Charkaoui, sibles grâce à des aménagements • la nouvelle Moudawana, le Code
assistante sociale à l’association législatifs considérables qui ont de la Famille marocain révisé
INSAF et coordinatrice du projet vu le jour au Maroc dans les en 2004, qui ouvre un certain
intégrant de l’orientation et de années 2000, dont notamment : nombre de brèches facilitant la
l’écoute aux mères séjournant • la loi relative à l’état civil modi- reconnaissance de l’enfant par
dans neuf maternités publiques fiée en 2002, qui permet d’at- le père qui le souhaite, sans
de la région de Casablanca. Cela tribuer un nom et un prénom obligation de mariage.

Défense des droits 39


et inclusion sociale
En Algérie, de la prise en charge des seule procédure suivie de façon plus ou moins
systématique est celle qui consiste à demander
années 1976 à 1985 au remplissage d’un
à la mère de prendre sa décision concernant
formulaire aujourd’hui l’enfant, quelques heures à peine après l’accou-
Des dénonciations au sujet d’une attitude pour chement, de l’informer des suites procédurales
le moins critiquable de la part du personnel et de l’aider à formaliser son choix en remplis-
hospitalier en Algérie nous sont parvenues. Au sant un formulaire…
mieux, ces professionnels n’expliqueraient aux Cette situation est visiblement très en contraste
mères célibataires venant d’accoucher leurs avec celle qui existait dans le pays encore
droits que très sommairement. Souvent ils les récemment : de 1976 à 1985, le Code de la Santé
inciteraient à abandonner l’enfant considérant Publique prévoyait dans ses articles 243 à 247
qu’elles n’auront aucune chance. des mesures de protection et de prise en charge
Ces dénonciations ne sont pas unanimes : pour des mères célibataires pour prévenir l’abandon
les contrecarrer, des acteurs de la santé, des d’enfants19. Fatiha Ait Siselmi, sage-femme
sages-femmes et des assistantes sociales médico-sociale ayant exercé pendant 35 ans à
nous informent que celles-ci orientent les l’hôpital Mustapha, l’un des plus importants du
mères au sujet de leurs droits. Elles leur indi- pays, se souvient : « Il a existé ici une maison
queraient les associations pouvant les aider, maternelle où la mère habitait depuis la fin de
parfois elles chercheraient à contacter les sa grossesse et y restait encore quelques mois
services du bureau de la Direction de l’Action après l’accouchement avec l’aide de l’assistante
Sociale (DAS)18 le plus proche ou des centres sociale pour se réinsérer dans la vie sociale. »
publics pouvant les héberger. Des membres Il est ainsi aisé de conclure qu’en Algérie, l’Etat
bénévoles de l’Association Algérienne du Plan- a fait marche arrière ces dernières décennies
ning Familial (APF) nous expliquent que l’ob- en matière de protection des mères seules et
jectif est toujours d’offrir le même traitement de l’enfance abandonnée.
à toutes les femmes, qu’elles soient mariées
ou pas. La présidente de l’APF pour le Grand
Alger, Zouina Tarikt, ancienne sage-femme,
L’orientation donnée par les DAS en Algérie
Au niveau des services sociaux, en Algérie,
reste d’ailleurs tout à fait persuadée qu’il n’y
un minimum d’orientation et d’accompa-
a aucun problème de la sorte dans son pays.
gnement est fourni aux mères célibataires.
Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est qu’il n’existe
Des cellules d’écoute des bureaux de la DAS
plus aujourd’hui en Algérie de circuit formel de
reçoivent toute population en détresse, dont
prise en charge ou d’orientation et d’accompa-
les mères. La DAS d’Oran, par exemple, aurait
gnement des mères célibataires en détresse. La
reçu et orienté 28 mères célibataires les six
premiers mois de 2014.
18
Structures locales d’accueil de la population rattachées au ministère
de la Solidarité Nationale de la Famille et de la Condition de la Femme.
Nous avons tenté à plusieurs reprises les rencontrer sans succès, 19
Enquête Algérie – Schéma d’acteurs  Pour une meilleure insertion sociale
à Alger. Nous avons pu nous entretenir de manière informelle avec des et professionnelle des mères célibataires au Maghreb  2012-2015, Aïcha
assistants sociaux des DAS d’autres régions. Berriche-Bencheick El Fegoun et Emilie Barraud, 2013, p.17.

40 Mères célibataires
au Maghreb
Cette orientation peut aller jusqu’à l’accom- proposant des microcrédits (dont l’ONGEM).
pagnement physique si c’est nécessaire, par Dans le cas de mères cherchant un héberge-
exemple, pour une demande de délai supplé- ment, l’orientation de la DAS ne les empêchera
mentaire à la juge des mineurs dans les cas pas d’affronter un réel parcours du combat-
de placement provisoire du bébé ou pour une tant consistant à remplir différents dossiers de
recherche d’emploi. Lorsque la mère ne dispose demandes auprès de structures pour sans abri
pas de diplômes ou de niveau scolaire suffisant, ou pour femmes victimes de violence.
elle est orientée vers des offres d’emploi peu Une fonctionnaire de la DAS d’Oran souhaitant
qualifiées au sein des services publics. Cette rester anonyme affirme avoir accompagné des
action entre dans le cadre de dispositifs géné- mères qui ont réussi à garder leur enfant. « C’est
raux de la DAS d’aide à l’insertion sociale (DAIS) leur objectif », confie-t-elle « avec notre accom-
ou d’insertion de personnes diplômées (DIP). Si pagnement et celui du mouvement associatif,
la mère dispose d’un minimum de qualification elles peuvent trouver des solutions. Je connais
dans des métiers tels que la pâtisserie ou la plusieurs cas de femmes qui se sont maintenant
coiffure, elle est orientée vers des organismes stabilisées avec leur enfant ».

Défense des droits 41


et inclusion sociale
Les imbrications entre
le public et l’associatif
Périmètres d’une coordination à géométrie variable
La coordination entre les services publics et les services associatifs dépend de l’implication des
premiers : généralement elle est plus intense là où les acteurs publics sont les plus sensibilisés.
N’oublions pas que l’implication des services publics sera plus ou moins rudimentaire, selon le
pays où l’on se trouve.

A
u Maroc, nous venons de les acteurs de la protection de l’enfance,
le voir, les efforts visant aux niveaux régional et provincial, avec des
à améliorer les services réunions de coordination mensuelles.
sociaux fournis par les Ce sont des avancées, sans doute, mais sur
structures publiques sont le terrain ces efforts ne déboucheraient pas
récents. Bien que louables, encore sur un travail d’écoute systématique
ils demeurent largement en-dessous des et respectueux de la mère visant à la rassurer
besoins. Cette situation se traduit par une et à la convaincre à la maternité de garder
quasi-omniprésence des associations dans la son enfant. Ne serait-ce que par manque de
prise en charge des mères célibataires20. Des temps et de personnels dédiés. En pratique,
tentatives de coordination existent : les services une mère dans le désarroi doit être fortement
de police, les assistantes sociales des hôpitaux déterminée pour quitter la maternité sans
et des maternités, les bureaux d’état civil ou les abandonner son enfant...
cellules d’écoute mises en place par le minis- C’est pourquoi les associations arrivent le
tère de la Justice sauront indiquer à ces mères plus souvent à se substituer à l’Etat et à le
le nom des associations pouvant leur venir en soulager : c’est le cas à Casablanca, où l’asso-
aide… ciation INSAF organise des tournées systéma-
« Les acteurs sociaux font un travail remar- tiques dans neuf maternités de la région pour
quable et sont mobilisés partout au Maroc. écouter et orienter les mères dans le besoin.
Leur effectif a considérablement évolué et Cela n’aurait pas été possible sans un accord
leur action fait qu’ils sont aujourd’hui des des pouvoirs publics, ce qui révèle une coor-
acteurs incontournables  », explique Nadia dination entre l’institution publique et le milieu
Cherkaoui. Elle cite notamment l’existence associatif. Mais celle-ci n’est pas systéma-
d’un projet pilote dans la région du Soud tisée ni institutionnalisée. Elle est le fait d’un
massa Draa consistant à mettre en lien tous travail de sensibilisation de longue haleine
mené par l’INSAF auprès des professionnels
sur le terrain, tels que les chefs de service
20
L es services proposés par les associations ne couvriraient que 10%
des besoins, malgré tout.
et les médecins, qui aujourd’hui travaillent

42 Mères célibataires
au Maghreb
assez volontiers avec l’association. « Cette Si demain on décidait de faire la même chose
coordination ne se passe pas au niveau des dans une autre ville que Casablanca, il aurait
ministères, elle se fait avec les unités locales. fallu recommencer le travail de sensibilisa-
Il suffit qu’il y ait un changement d’équipe et le tion », explique la directrice opérationnelle de
travail de sensibilisation est à recommencer. l’INSAF, Houda El Bourahi.

Au Maroc, quand l’associatif


prend le relais au sein même des maternités.
Impacts de l’initiative pionnière de l’INSAF.
Elles sont trois à sillonner les couloirs et les chambres et des propositions de solutions concrètes aux pro-
de neuf maternités publiques de la région de Casa- blèmes urgents que rencontrent ces jeunes mères
blanca pour y repérer des mères accouchant hors peuvent avoir un impact décisif et positif. « On essaye
mariage. Leur mission ? Les rassurer, leur porter de leur montrer qu’elles ne sont pas seules, on les
une aide matérielle, prendre en charge leurs besoins accompagne, on les aide pour les habiller elles et
de santé immédiats et ceux de leur bébé, les orienter leurs bébés, on leur achète des médicaments, on
concernant leurs droits, leur offrir un toit en cas de recherche un hébergement pour celles qui ne savent
besoin, les accompagner. En d’autres termes : prévenir pas où aller, soit ici ou bien dans une autre associa-
l’abandon des enfants en donnant à ces femmes des tion comme les Sœurs de Charité, Basma, le Samu
éléments leur permettant de changer d’avis. Social… Ce qui les rassure. »
Ces trois assistantes sociales travaillent pour un pro- La majorité des 700 nouvelles mères orientées annuel-
gramme pionnier mis en place il y a quelques années lement par l’INSAF (parmi les milliers des sollicitations
par l’association INSAF, le projet Maternités Publiques. reçues) ne sont pas originaires de Casablanca. Elles
Leur travail méticuleux permet d’être en relation avec viennent fuyant leurs familles, situées dans d’autres
la jeune mère à ce moment extrêmement délicat où régions du pays, ou bien elles étaient déjà établies dans
elle est le plus vulnérable, juste après l’accouche- la région, vivant généralement de façon autonome,
ment, lorsque se joue l’avenir de l’enfant. « Lors du seules ou en colocation, travaillant dans les usines
petit moment que tu donnes à la femme tu dois être ou dans des maisons de familles aisées. Grosso modo,
vraiment présente pour influencer une décision à parmi ces 700 femmes, 600 entrent à la maternité
vie, qui n’est pas simple à prendre », explique Hajiba pour accoucher : soit l’association les découvre sur
Charkaoui, coordinatrice du projet. place, grâce justement à ces permanences, soit ce
Les hésitations au sujet de l’abandon seraient très fré- sont des femmes qui viennent demander de l’orien-
quentes, « on peut dire à 80% au début, mais on laisse tation à l’association, en fin de grossesse.
le temps à la maman d’accoucher, de vivre sa mater- « On oriente 100% des mères en maternité à l’INSAF
nité ». À la maternité, dès le premier jour, beaucoup de pour l’ouverture du dossier et la déclaration de l’en-
femmes déclarent souhaiter abandonner l’enfant, mais fant à l’état civil. Pour l’hébergement, il reste la petite
au bout du troisième jour certaines changent d’avis proportion de celles qui ont besoin d’être hébergées
« parce qu’elles ont eu ce contact avec leur bébé, elles et protégées de toute urgence », explique Hajiba. En
l’ont senti et allaité, beaucoup de choses influencent effet, dans la région de Casablanca où agit l’INSAF,
leur décision », comme le soutien moral, psycholo- on a constaté que le nombre de demandes d’héber-
gique, matériel… gement a baissé radicalement en 2013 et 2014 (les
Pour Laïla Benyahya, assistante sociale travaillant raisons de ce phénomène sont évoquées dans le
aussi pour ce programme, un discours rassurant chapitre 4).

Défense des droits 43


et inclusion sociale
En Algérie, cette collaboration demeure rudi- disposant pas de ressources avait été obtenue
mentaire, le sujet étant encore très fortement auprès du ministère de la Solidarité Nationale
tabou et traité avec la plus grande discrétion de la Famille et de la Condition de la Femme.
sur place. En pratique, lorsque les bureaux Le souci est que son application semblerait
de la Direction de l’Action Sociale (DAS), des de moins en moins observée, d’après nos
maternités ou bien les services de police témoignages. Puis, en 2014, lorsque ce même
reçoivent des femmes enceintes en détresse, ministère a souhaité se coordonner avec les
ils peuvent les orienter vers les associations associations pour sensibiliser la société aux
leur venant en aide, comme à Tizi Ouzou, questions relatives aux violences faites aux
Oran, Annaba ou Alger. Mais à condition que femmes, y compris aux mères célibataires, à
les responsables locaux et les fonctionnaires l’occasion du 25 novembre21.
du terrain aient été sensibilisés en amont par En Tunisie, en revanche, un véritable circuit
les associatifs, car rien n’y est systématisé, ni de procédures et d’échange d’informa-
prévu par les autorités administratives. tions existe, impliquant les services publics
De même, les associations, faute d’autre choix, mais aussi les associations, notamment les
sont obligées d’avoir recours aux différents pouponnières. Dans ce pays, il existe même
centres d’hébergements publics, ouverts aux un guide édité (uniquement en arabe) par le
personnes démunies ou sans domicile fixe ou ministère des Affaires Sociales à l’attention de
bien aux femmes victimes de violences. Mais tous les services concernés pour la prise en
elles se plaignent d’un excès de procédures charge des enfants abandonnés et des mères
et d’un manque de bienveillance dans l’accueil célibataires. Ce circuit fonctionne cependant

﴿
proposé par certaines structures publiques. plus ou moins bien, selon les régions et les
Seuls deux temps forts de coopération entre individus qui en ont la responsabilité.

En Tunisie, les commissions régionales et


l’implication des pouponnières associatives
Dans les régions où ce circuit Dans chaque gouvernorat, des commissions
fonctionne, les échanges sont régionales sont censées réunir régulièrement
les représentants des institutions concernées
fréquents. par les naissances hors mariage (ministères
de la Santé, de l’Intérieur, des Affaires
Sociales, des Affaires de la Femme et de
la Famille et la police judiciaire). À chaque
l’Etat algérien et les associations travaillant naissance, l’assistante sociale de l’hôpital
avec ces populations nous ont été décrits doit prévenir le Délégué à la Protection de
comme étant plus représentatifs. Tout
d’abord, en 2006, lorsqu’une aide spécifique 21
Le 25 novembre est la date choisie par les Nations unies pour célébrer
aux mères seules gardant leur enfant et ne la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard les
femmes (en référence à la Cedaw).

44 Mères célibataires
au Maghreb

Nous avons des réunions mensuelles qui nous
permettent de nous voir tous, nous sommes complémentaires,
nous sommes associés dans une histoire.

police judiciaire.
Madiha Chaouch, directrice de la pouponnière La Voix de l’Enfant, à Monastir.

l’Enfance (DPE), l’assistante sociale de la


Division de la Promotion Sociale (DPS) et la

Les Centres de Défense et d’Intégration Sociale


(CDIS) du ministère des Affaires Sociales
(MAS) sont eux aussi impliqués, et certains se
faisons le point sur leur évolution. Cela nous
permet de suivre et de relancer les mères
qui ne viennent pas ou qui ne font pas les
démarches conseillées. Nous identifions les
problématiques auxquelles elles sont confron-
tées et nous essayons de trouver des solu-
réunissent aussi souvent que possible avec les tions pour les aider », nous raconte Amina
juges de la famille, pour examiner les cas de Ben Aicha, assistante sociale de la maternité
mères célibataires. De par leur nature à la fois de Monastir.
locale est spécialisée, il peut arriver que les « L’Etat participe vraiment. Il n’y a pas que
CDIS parviennent à fournir un suivi sur le long le document. La pratique existe aussi. Il
terme à ces femmes. suffit d’être averti. Nous avons des réunions
Cette coordination mise en place à chaque mensuelles qui nous permettent de nous voir
naissance hors mariage permet aux repré- tous, nous sommes complémentaires, nous
sentants de chaque organisme de collaborer sommes associés dans une histoire, c’est
entre eux afin d’identifier, au cas par cas, de la coordination, de la coopération et de
l’histoire de ces mères et de leur enfant, l’entente », confirme Madiha Chaouch, direc-
leurs besoins, leurs difficultés et les suites trice de la pouponnière La Voix de l’Enfant, à
qu’elles comptent donner à leur situation. Monastir.
Dans les régions où ce circuit fonctionne, Nous avons aussi eu des échos au sujet de
les échanges sont fréquents, par téléphone, réflexions en cours au sein du ministère des
et, environ une fois par mois, des réunions Affaires Sociales tunisien sur la possibilité
physiques permettent de faire le point sur que la mère célibataire bénéficie de la même
les « nouveaux cas ». « Chaque mois, l’as- allocation que celle perçue par les familles
sistante sociale du ministère de la Santé, accueillant des enfants abandonnés. « Il y a
l’assistante sociale des Affaires Sociales, le des personnalités lucides qui se demandent
DPE, la directrice de la pouponnière associa- pourquoi ne pas faire bénéficier la mère céli-
tive, le planning familial et la police judiciaire bataire de cette prime pour qu’elle puisse elle-
se réunissent. Nous étudions chaque cas et même garder son enfant. Ce serait magni-

Défense des droits 45


et inclusion sociale
fique ! », analyse Samia Doula, magistrate, sont, par conséquent, une surcharge pour
chargée de mission au cabinet du ministre elles. On a demandé plusieurs fois qu’il y ait
de la Justice tunisien. des assistantes spécialisées dans ce dossier
Mais on nous a aussi beaucoup parlé de des mères célibataires et des enfants sans
dysfonctionnements – certaines régions refu- soutien familial, pour nous aider à organiser
sant de mettre en place ces commissions – et, le travail et prendre en charge ces catégo-
même quand cela se passe bien, de la diffi- ries de la population », commente Jihène Ben
culté pour eux d’assurer un suivi sur le long Ammar, responsable du service intégration et
terme. « Les assistantes sociales de secteur suivi à l’Institut National de la Protection de
sont débordées et les mères célibataires l’Enfance (INPE).

A l’INPE, l’échec d’une tentative pour intensifier


la collaboration entre le public et l’associatif
Jihène Ben Ammar pourra au chaînes. « Une mère est prise nisme ait une personne relais,
moins dire qu’elle a essayé. en charge par une assistante un référent pour assumer le
Cette responsable du service sociale à l’hôpital et par le suivi de ces mères. Des réu-
intégration et suivi à l’INPE DPE ou bien par le CEOS [pour nions ont été organisées entre
a tenté de mettre en place un hébergement d’urgence]. 18 organismes publics et asso-
un projet pour formaliser et Normalement des informa- ciations sensibilisés et mobili-
rationaliser l’action de tous tions existent puisqu’elle a été sés. Un réseau embryonnaire
les intervenants, publics et prise en charge, mais nous est né. «  Beaucoup de per-
associatifs, travaillant avec n’avons aucun retour sur ce sonnes s’y sont intéressées.
les mères célibataires. Elle l’a qui a marché dans ce cadre. Nous voulions mettre en place
fait en partenariat avec l’as- Ces informations restent chez une unité de suivi pour animer
sociation Amal et l’Associa- eux et nous sommes obligés ce réseau, avec un logiciel mis
tion pour la Coopération en de repartir à zéro », explique- en commun pour suivre et par-
Tunisie (ACT)22 . Car, autre pro- t-elle. tager chaque dossier. Nous
blème majeur, l’information C’est ainsi qu’entre 2006 et étions parvenus à établir une
ne circule pas toujours entre 2007 ces trois organismes ont matrice de ce logiciel, mettant
les différents acteurs de ces collaboré pour mettre en place en réseau chaque référent,
un réseau et un outil informa- organisme et association. »
tique commun pour le partage Mais le projet a été abandonné
22
Nous aurons l’occasion de revoir l’ACT dans
ce livre, car elle offre aux mères des dons et
d’informations et le suivi de avant même de passer à une
de l’assistance technique pour le montage de chaque cas. Le projet prévoyait phase plus opérationnelle.
projets générateurs de revenus. notamment que chaque orga- Faute de moyens.

46 Mères célibataires
au Maghreb
In fine, la société et l’État se reposent sur plus verrouillé. Tout d’abord, traditionnelle-
ment, seules des ONG étrangères accréditées
les associations
en Algérie ont l’autorisation de fournir des
On aura l’occasion de découvrir dans ce
fonds aux associations locales. Mais avec la
recueil en détails tous les domaines dans
loi 12/06, qui exigeait un dépôt de dossier par
lesquels interviennent les associations pour
les associations locales auprès du ministère
pallier le vide laissé par l’Etat et les obstacles
de l’Intérieur jusqu’au 12 janvier 2014, tout
imposés par ces sociétés aux mères céliba-
semblait encore suspendu et en attente fin
taires. Cette situation se caractérisant par un
2014, lors de notre visite. Plusieurs associa-
laxisme et par une attitude qui consiste à se
tions venant en aide aux femmes que nous
reposer sur le tissu associatif est historique
avons rencontrées en Algérie, dans le cadre
et ne cesserait de se développer.
de la lutte contre des violences faites aux
Dans un tel contexte, on aurait pu imaginer
femmes ou dans un contexte de développe-
que ces Etats, à défaut d’intervenir, auraient
ment local, attendaient toujours leur agrément
au minimum prévu des budgets compensa-
début 2015 !
toires ou venant aider le fonctionnement de
ces structures. Or, il n’en est rien, ou presque.
Au Maroc, prenons l’exemple de l’Institut
National de Solidarité avec les Femmes
Quelle que soit l’aide fournie par le tissu asso-
(INSAF), association que nous aurons l’oc-
ciatif, les subventions venant des États sont
casion de retrouver à différentes reprises
dérisoires face aux besoins. La plupart des
dans ce document, fournissant une prise en
financements viennent des organisations
charge complète aux mères célibataires et à
internationales et aussi d’individus éclairés
leurs enfants depuis 1999, qui a été reconnue
et fortunés.
d’utilité publique en 2002 et désignée en 2005
En Algérie, la situation est encore plus
Organe Consultatif des Nations Unies. 70 %
compliquée ! Non seulement l’Etat n’aide pas
de ses ressources viennent de l’étranger
ces associations, non seulement la délivrance
sous la forme de projets, seulement entre
d’agréments de plusieurs associations tarde
10 % et 13 % viennent des sources liées à
toujours depuis la mise en application de la
l’Etat marocain. « Nous constatons qu’aussi
loi 12/0623, les laissant dans une situation de
bien les officiels que l’opinion publique nous
non-droit sans que l’on sache vraiment pour-
attribuent mission sur mission chaque jour.
quoi, comme l’accès aux financements des
Mais derrière nous ne sommes aidés par
ONG étrangères est notamment de plus en
personne  », déplore le vice-président de
l’INSAF Omar El Kindi.
23
L a loi 12/06 promulguée le 12 janvier 2012 a mis en place de nouvelles
règles de contrôle de l’activité des associations en Algérie de façon à Au Maroc, les subventions accordées par
les restreindre très fortement. Cette loi est critiquée par de nombreux l’Etat aux associations de protection de
organismes de défense des droits humains algériens et internationaux,
dont Amnesty International qui considère qu’elle « restreint de manière l’enfance ne couvrent qu’entre 2 % et 30 %
arbitraire l’exercice du droit à la liberté d’association et l’érige de fait en maximum de leurs budgets globaux de fonc-
infraction pénale, en violation des obligations de l’Etat au regard du droit tionnement, nous explique le secrétariat
international relatif aux droits humains » (déclaration publique d’Amnesty
International du 18/12/2013 AI : MDE 28/003/2013). général du Collectif pour le Droit de l’Enfant

Défense des droits 47


et inclusion sociale
‫٭‬
à une Protection Familiale assuré par l’INSAF, la protection de l’enfance dans le pays et les
qui réunit 14 associations. Les conventions associations travaillant sur le terrain. Une
de collaboration arrivent de plus en plus tard tentative de concertation mise en place en
dans l’année, entraînant des retards consé- avril 2014 par le ministère de la Solidarité de
quents dans l’obtention des quelques subven- la Femme de la Famille et du Développement
tions accordées. On se plaint également d’un social avec les associations n’avait pas changé
manque chronique de dialogue entre les auto- la donne fin 2014, d’après les informations que
rités concernées par les thématiques liées à nous avons recueillies sur place. >

À Béni Mellal (Maroc) le partenariat


entre les associations et l’INDH
stoppé malgré des moyens financiers !
Béni Mellal est un important Ce projet disposait de moyens Trois d’entre elles avaient même
bourg du centre du Maroc, entre financiers de la coopération espa- réussi à réintégrer leurs familles.
Fès et Marrakech, chef-lieu de gnole (AECID), il mobilisait le sou- Pour les autres, la crèche du projet
la province du même nom dans tien des fondations espagnoles leur était indispensable pour pou-
la région de Tadla-Azilal. De là APS et Aideca et il s’était implanté voir continuer leur parcours d’in-
on peut deviner les hauteurs du dans de très beaux locaux fournis tégration, notamment profession-
Moyen Atlas. Nous sommes en par l’Initiative Nationale pour le nelle.
octobre 2014. Dans cette région un Développement Humain (INDH), Il est pourtant très regrettable
peu éloignée des grands centres de l’Etat marocain. Il était mené qu’au moment de notre visite ce
urbains et cosmopolites maro- conjointement avec l’association projet soit sur le point d’être sus-
cains, il ne manquait rien pour INSAT, de Béni Mellal, spéciali- pendu parce que l’INSAT, asso-
qu’un projet très réussi de pro- sée dans la prise en charge et le ciation pivot de ce dispositif, était
tection de l’enfance soit renou- suivi des mères célibataires, qui paralysée par des dissensions
velé pour sa seconde année de disposait elle aussi de moyens entre ses propres membres fon-
fonctionnement. Ce projet offrait financiers, d’une équipe extrême- dateurs. Ces querelles ont entraîné
à la fois de l’hébergement pour ment motivée, et de mères et des le blocage de l’ensemble des acti-
des mères célibataires – derrière enfants à accompagner... vités que menait depuis dix ans
l’étiquette des femmes victimes de Dix mères célibataires ont été cette association pour accompa-
violences – et une crèche pour leur accueillies durant la première gner les mères célibataires en
enfant. Il incluait un volet impor- année du projet. Elles ont béné- détresse de la région. L’INSAT avait
tant de détection et de prise en ficié d’ateliers d’alphabétisa- été créée en 2005. Elle assurait la
charge d’enfants en milieu scolaire tion et de prise de parole, visant prise en charge d’urgence, y com-
victimes de violences ou de pro- une meilleure communication et pris l’hébergement, la médiation
blèmes d’origines diverses. L’as- estime de soi. Toutes ont gardé familiale et l’orientation d’une
sistance aux mères célibataires leur bébé, d’après la chargée de soixantaine de mères célibataires
était un moyen de venir en aide projet qui avait mis en place un par an. Fin 2014, tout ou presque
aux enfants menacés d’abandon. suivi de proximité auprès d’elles. était en suspens…

48 Mères célibataires
au Maghreb
Autre exemple, en Tunisie , l’association tante sociale Monira Kaabi, à Tunis, en 2008,
Amal pour la Famille et l’Enfant, qui pourtant est confrontée à des difficultés équiva-
réalise un travail spécifique, structuré et lentes. Début 2014, lorsque nous les avons
remarquable à l’attention de ces mères, ne rencontrés, Sebil peinait à structurer son
reçoit qu’une aide minimale de l’Etat tunisien : programme d’assistance, faute de moyens.
l’aide reçue par l’intermédiaire du ministère Mme Kaabi a pourtant proposé à une soixan-
des Affaires Sociales ne comblait pas plus de taine de mères des formations sur mesure et
15% de ses besoins annuels, selon les infor- de l’aide pour monter des microprojets, depuis
mations transmises par l’association début la création de la structure. Or, en six ans d’ac-
2014. Aussi minime soit-elle cependant, cette tivité, cette association n’a quasiment pas été
aide est indispensable à l’association. « C’est aidée par le ministère des Affaires Sociales,
une aide qui est importante pour nous parce selon sa fondatrice. « Du côté de l’Etat il n’y
qu’il nous faut pouvoir assurer la pérennité a rien. Les affaires sociales n’aident pas les
de notre travail. Et malheureusement au mères célibataires. Il n’y a pas de procédure
niveau des aides internationales, il y a des fixe pour elles. Mon association n’a eu aucune
modes, des mots clés…  », tempère Malek aide à sa création et seulement 2000 dinars
Kefif, président d’Amal. l’année suivante. On ne peut rien faire avec ça.
Les aides internationales fonctionnant par Au début j’ai voulu ouvrir un centre mère-en-
vagues thématiques et étant souvent accor- fant et je souhaite toujours faire aboutir ce
dées sous la forme de projets, la structure projet. »
ne peut avoir de visibilité de ces actions sur L’association 100% Mamans, à Tanger, n’est
le long terme. Étant sans cesse contrainte pas mieux lotie. Celle-ci a pourtant mis en
de jongler avec ces logiques de « projets », place depuis plusieurs années tout un service
elle se trouve dans une situation d’incertitude d’orientation pour l’insertion professionnelle,
permanente. Une subvention supplémen- incluant la prise en charge de formations de
taire avait été accordée à Amal en 2012 par courte durée et l’aide à la recherche d’emploi.
le ministère des Affaires de la Femme et de Outre son foyer d’hébergement, l’association
la Famille, mais elle n’a pas été renouvelée propose de l’aide juridique, matérielle et médi-
par la suite. cale. 100% Mamans vient d’ouvrir un atelier
L’association Sebil pour l’encadrement de d’apprentissage pour la réalisation d’activités
la mère et de l’enfant, créée par l’assis- génératrices de revenus.

Défense des droits 49


et inclusion sociale
Les limites
des services publics
Une action de court terme qui ne cherche pas à garantir l’inclusion
Dans les pays qui essayent de mettre en place un circuit organisé pour encadrer et suivre la
situation des naissances hors mariage, c’est le cas de la Tunisie, on constate que le système
public peine à orienter les mères célibataires et à leur trouver des solutions. Et ce même dans ces

P
contextes a priori plus favorables.
our une aide matérielle, une la famille, on peut supposer que le besoin d’un
formation, un hébergement, hébergement est pressant. En effet, la majo-
une place en crèche ou une rité des mères qui font appel à l’association
aide à la recherche d’em- Amal pour la Famille et l’Enfant est prioritai-
ploi, c’est bien aux asso- rement à la recherche d’un hébergement. Le
ciations que les pouvoirs constat est le même en Algérie et au Maroc
publics font appel. Le circuit public ne répond (hors Casablanca).
pas aux besoins des mères célibataires et ne Prenons un autre exemple, celui des forma-
fournit pas d’aide véritable pour leur inclu- tions professionnelles. Comme nous le verrons
sion sociale – entendue ici comme une aide plus loin, dans ces trois pays, le profil des
structurée et encadrée sur la durée pour que mères célibataires ne leur permet souvent
son impact soit maîtrisé. L’inclusion sociale pas d’accéder aux formations professionnelles
demande un accompagnement respectueux standards. Sans compter que leur situation
d’un certain nombre d’étapes et de besoins exige des solutions de courte durée, qui ne
afin que le processus puisse être bénéfique correspondent souvent pas aux formations du
dans tous les cas. système public. Là encore, tout dépendra du
Le profil de ces femmes et leur situation profil de la personne et de l’attitude du profes-
exigent une approche particulière et des sionnel qu’elle a face à elle.
solutions adaptées, que les pouvoirs publics La stigmatisation sociale, qui n’est pas que
ne semblent pas prêts à fournir. L’héber- l’apanage du personnel de santé, constitue en
gement en est un exemple emblématique. effet un problème majeur, comme l’explique
L’Etat tunisien ne propose aucune solution une responsable de la prise en charge et du
d’urgence (au-delà de 15 jours) à ces mères suivi au sein d’un CDIS (en Tunisie). «  Le souci
en détresse tout récemment sorties de la est que quand nous orientons, par exemple,
maternité, leur enfant sous le bras. Or, quand une mère célibataire vers le bureau de l’em-
on sait que la première cause de déchirement ploi, si le professionnel qui la reçoit connaît
et de problèmes pour ces mères en situation sa situation, il ne fera pas toujours tout de son
de grossesse hors mariage est l’exclusion par mieux pour lui trouver un travail. Ces mères

50 Mères célibataires
au Maghreb
sont déconsidérées, ce qui nuit à leur insertion Les services publics tunisiens sont réactifs
professionnelle. » pour l’identification du père et l’attribution d’un
Les services proposés par les pouvoirs nom patronymique à l’enfant. Ils le sont égale-
publiques (écoute, orientation juridique, média- ment dans les décisions de renouvellement
tion familiale, aides médicales et information des placements provisoires, pour accorder du
pour la prévention de nouvelles grossesses) temps à la mère qui cherche des solutions.
sont très variables selon les pays et les indi- Mais tout dépend, là encore, de la bienveillance
vidus chargés de les mettre en œuvre. Le rôle et de l’engagement du Délégué à la Protection
de l’Etat est pourtant fondamental pour contri- de l’Enfance (DPE), dont le rôle est majeur à
buer à l’information de ces mères au sujet de cette étape et dont les moyens sont hélas
leurs droits, bien que des dysfonctionnements, sensiblement limités.
même en Tunisie, nous aient été signalés.

Défense des droits 51


et inclusion sociale
Des fonctionnaires
qui s’impliquent
en faveur des mères !
Même en Tunisie, où les services publics sont le plus impliqués, les lacunes concernant les
mères célibataires sont nombreuses. Cependant, diverses pratiques significatives qui sont le fait
d’initiatives individuelles peuvent être signalées. Leur impact reste limité et difficile à évaluer.
En voici quelques illustrations.

Une assistante sociale à Tunis donner du lait, tenter de lui trouver une forma-
qui se consacre aux mères tion », relate Monira.
Mais l’aide en question proposée à ces mamans
Monira Kaabi est assistante sociale principale
ne vient pas de l’Etat tunisien. Monira est égale-
du ministère des Affaires Sociales. C’est elle qui
ment présidente de l’Association Sebil pour l’en-
représente les affaires sociales au sein de la
cadrement de la mère et de l’enfant, qui tente
commission tripartite de la paternité, basée à la
d’apporter une prise en charge aux mères
maternité Wassila Bourguiba. Cette commission
seules. C’est elle qui, en 2008, a eu l’idée de
réunit des représentants des ministères des
fonder cette association pour venir en aide aux
Affaires Sociales, de la Santé et de l’Intérieur
et est chargée du suivi des naissances hors mères célibataires, car l’Etat, dit-elle, ne fait rien
mariage. Monira nous explique qu’en pratique pour elles. Depuis 2011, une association sœur
elle et son homologue du ministère de la Santé de Sebil – l’association Diar Essabil – gère une
« s’arrangent » pour voir les mamans avant l’ar- pouponnière pour les placements provisoires,
rivée de la police judiciaire, pour les rassurer, mais Sebil, pour les mères, a du mal à trouver
leur expliquer qu’elles n’iront pas en prison, des financements. Dans ce cas précis, cette
contrairement à ce qu’elles peuvent entendre ici assistante sociale a pensé d’abord aux besoins
et là. Mais elle reconnaît que malheureusement des mamans, fait plutôt rare en Tunisie.
ces mères sont encore stigmatisées et maltrai-
tées par certains personnels des maternités et
La formation des agents du service public :
des hôpitaux publics.
« J’essaye de l’aider psychiquement, sociale- un moyen efficace pour réduire
ment. Je la mets dans le bain, je lui dis que je la stigmatisation !
ne suis pas là pour la mettre en prison ni pour La stigmatisation à l’égard des mères céli-
l’obliger à garder son bébé. Qu’elle doit nous dire bataires exercée par les fonctionnaires des
quel est le nom du père seulement pour que services publics peut souvent bloquer l’as-
son enfant ait une identité complète. Que si elle sistance que l’on aurait pu leur fournir. Deux
a besoin de quelque chose, je peux l’aider, lui éléments viennent cependant contrer cette

52 Mères célibataires
au Maghreb
tendance lourde  : tout d’abord, la détermi- meilleure prise en charge des mères céliba-
nation de certains professionnels qui consi- taires ont eu un impact certain. « Depuis les
dèrent que ces mères ont des droits comme formations24, ma collègue assistante sociale
n’importe quel autre citoyen, et la formation de s’est mise à travailler avec elles. La forma-
ces professionnels de la prise en charge géné- tion a également été bénéfique pour d’autres
ralement dispensée par des associations ou collègues. » Progressivement, même si cela
des programmes internationaux, cherchant à ne représente qu’une minorité de personnes,
les sensibiliser. L’expérience de Houda Khemir, cette psychologue a réussi à changer la vision
psychologue au sein du CDIS de Nabeul, en de certains de ses collègues. «  Ils refusaient de
Tunisie, en est une belle illustration. travailler sur ces dossiers parce qu’ils sont très
Houda était jusqu’à récemment seule à travailler difficiles, qu’ils nous renvoient à nos propres
directement avec des mères célibataires, faiblesses, à nos peurs même. Lorsque l’on
qu’elle accueille, oriente et suit. Elle témoigne traite de la mère célibataire et de son enfant,
de comportements discriminatoires à l’égard on touche à la sexualité, c’est sensible. Parfois
de ces femmes observés chez des collègues on peut avoir des collègues qui ne voient que
ou d’autres professionnels d’institutions parte- la sexualité de la femme qu’ils ont en face,
naires, entraînant de nombreux blocages. mais pas cette mère. Il faut donc les former,
« Les dossiers sont parfois bloqués à cause de les reformer, et les sensibiliser ! Les formations
préjugés négatifs. Malgré des séances de sensi- nous permettent aussi d’avoir des contacts avec
bilisation, nos collègues nous disent que nous des collègues d’autres régions, on apprend des
sommes en train de les encourager. Mais nous expériences des autres comme de l’évaluation
arrivons à dépasser ces blocages. Ce problème de sa propre expérience. Elles apportent aussi
de mépris envers toute femme qui a eu une rela- un cadre théorique et rafraîchissent les idées. »
tion sexuelle hors mariage a toujours existé et
existera toujours », déclare-t-elle. Le rôle des DPE en Tunisie et le travail
Ces difficultés n’ont pas entamé sa détermina- d’individus engagés 
tion et son professionnalisme. Houda a réussi En Tunisie, le Délégué à la Protection de l’En-
à trouver des emplois à plusieurs mères, en fance (DPE)25 est un maillon de la chaîne très
collaboration avec le bureau de l’emploi qu’elle important : c’est bien lui qui doit orienter la
a sensibilisé. Elle a également pu mobiliser des jeune mère après son accouchement, alors que
financements pour des microprojets, en collabo- celle-ci hésite à (ou ne souhaite pas) garder son
ration avec le milieu associatif. Car, encore une enfant. Il l’informe sur ses droits et devoirs et
fois, la réalité est complexe : si les moyens des détermine les suites administratives concernant
services sociaux sont largement insuffisants
pour répondre aux besoins de ces mères en 24
Cette formation, organisée par Santé Sud, a eu lieu en décembre 2013 dans
difficulté, pour autant, cela ne signifie pas qu’ils le cadre du projet « Pour une meilleure insertion sociale et professionnelle des
ne font rien. mères célibataires au Maghreb » et portait sur l’optimisation des pratiques de
restauration du lien familial chez les intervenants de première ligne.
Houda indique que les formations dispensées 25
L e DPE dépend du ministère des Affaires de la Femme et de la Famille
à ses collègues visant à les sensibiliser à une (MAFF).

Défense des droits 53


et inclusion sociale
﴿ La cible véritable du DPE
est bien l’enfant mais, par
ricochet, il peut aider la mère.

l’avenir de l’enfant, avant que le dossier n’ar-


rive au juge pour enfants, en cas de décision
la médiation familiale, la formation ou le suivi
psychologique.
Par-delà ces attributions et ces missions, nous
avons pu remarquer sur le terrain que certaines
pratiques visaient bien à optimiser les chances
des mères souhaitant garder leur enfant, malgré
peu de moyens. Nous vous les présentons.
d’abandon.
Exception au principe de compétence territoriale 
Le DPE doit veiller à rassurer la mère et à
l’orienter auprès d’organismes pouvant l’ap- Le DPE n’échappe pas au principe de compé-
puyer dans sa démarche, pour optimiser les tence territoriale, selon lequel il ne doit prendre
chances qu’elle décide de garder son enfant. que des dossiers de sa région de compétence.
Mais il doit également évaluer ses réelles capa- Ce principe est peu respecté pour les mères
cités à le faire, pour ne pas forcer une situation célibataires pour mieux les protéger. N’oublions
qui sera vouée à l’échec. Le DPE doit aussi la pas que ces jeunes femmes doivent souvent fuir
mettre en confiance pour obtenir le maximum leur région pour que leur famille ne découvre
d’informations concernant sa situation et celle pas leur grossesse.
de son partenaire, pour établir l’identité de l’en- Un accueil sans préjugé et une écoute respectueuse
fant. En deux mots, la cible véritable du DPE est
L’accueil sans préjugé est le plus important.
bien l’enfant mais, par ricochet, il peut aider
Pour ces professionnels acquis à la cause de
la mère.
ces femmes, il permet d’instaurer un climat
Le placement provisoire est un des outils dont
de confiance. « Il faut faire attention à la façon
il dispose qui peut s’avérer précieux pour les
dont on regarde cette personne, il faut savoir
mères célibataires hésitantes n’ayant pas de
communiquer avec elle, en tant que juriste
moyens immédiats pour garder leur enfant. Le
et en tant qu’être humain », explique Moncef
DPE collabore avec le juge pour enfants afin
Ben Abdallah, l’un des trois DPE de Tunis.
d’accorder des délais supplémentaires lors
Pour lui, il faut que le délégué lui parle d’égal
de ces placements, en concertation avec les
à égal : « Lorsqu’elle sait mon nom elle parle
pouponnières et les mères. Il arrive aussi qu’il
à quelqu’un, je ne suis plus le DPE, je suis
réalise des médiations familiales. Pour ce qui
Moncef.» L’accueil est d’autant plus important
est des autres aspects, comme l’hébergement,
que ces femmes sont en général en état de
il fait systématiquement appel aux associations,
choc quand elles arrivent, « elles viennent d’ac-
vers lesquelles il oriente les mères célibataires.
coucher et l’accouchement pour elles est une
Le rôle du DPE est aussi de prendre en charge
cause de honte, elles se retrouvent seules, c’est
les mères mineures. Dans ce cas, ce n’est plus
douloureux ».
une question d’orientation mais un véritable
accompagnement qui doit leur être proposé La discrétion pour protéger la mère
jusqu’à l’âge de 18 ans. Celui-ci concerne Généralement, la mère est convoquée devant
tous les aspects, que ce soit l’hébergement, le juge par le DPE. Étant donné le risque que

54 Mères célibataires
au Maghreb
représente pour la femme une convocation coup en des contacts informels, des appels
écrite – imaginons qu’elle tombe entre les mains téléphoniques, des recherches diverses, sachant
du frère ou du père, qui la plupart du temps ne qu’ils disposent de très peu de moyens aux
sont pas au courant –, les délégués prennent la plans humain et logistique.
précaution de ne rien écrire. Ils ne contactent
Un suivi systématique de tous les cas
que des personnes étant au courant de sa situa-
tion. Ils seraient une majorité à procéder ainsi. Dans certaines régions, comme Monastir, qui
Moncef Ben Abdallah ajoute : « Lors de l’accueil, sont plus l’exception que la règle, on a intégré
je cherche à savoir si elle préfère parler seule ou le principe selon lequel toute naissance hors
avec sa mère qui l’accompagne. Parfois même mariage est signalée et traitée, même dans le
si elle dit oui, je sens qu’elle ne le souhaite pas. cas où la mère décide de garder son enfant.
Alors je m’arrange pour la voir seule. » Lors des Deux raisons expliquent notamment cette déci-
rendez-vous, le délégué veille à la rassurer en sion : d’une part, certaines mères célibataires
lui rappelant qu’il a prêté serment de confiden- peuvent être confrontées à des difficultés insur-
tialité, qu’il ne travaille pas pour la police, qu’il ne montables qui les contraindront à abandonner
la jugera pas, qu’il est là pour parler de l’enfant leur enfant si elles ne sont pas aidées et entou-
et qu’elle n’est pas la première dans ce cas. rées ; d’autre part, toutes les femmes venant
d’accoucher ne sont pas nécessairement prêtes
Une attention à son état psychologique pour jouer leur rôle de mère ou ne réunissent
Le DPE peut prendre le temps d’écouter la mère pas les conditions minimales pour assumer leur
célibataire et de l’orienter vers la psychologue enfant.
du service d’aide aux femmes victimes de
Des délais de placement provisoire d’emblée plus
violence, s’il la juge en état de détresse. Certains
DPE considèrent comme un acte de violence
généreux
l’abandon de ces femmes par leurs familles et D’un point de vue strictement administratif, le
leurs amis. DPE doit théoriquement placer momentanément
l’enfant pendant un mois à l’INPE (ou au sein
Le volontarisme d’une pouponnière associative). Il a ensuite la
Mettre en place toutes ces stratégies exige un possibilité d’étendre ce délai à trois mois et de
volontarisme sans faille de la part de ces délé- le renouveler jusqu’à un an et demi, si cela se
gués qui disent être déterminés « pour aider justifie. Certains DPE proposent d’emblée une
ces mères en détresse à trouver une solu- durée de trois mois, même si la jeune mère
tion » . Cette attitude n’est possible que si l’on a semble catégorique dans l’idée d’abandonner
la conscience aiguë des enjeux présents dans son enfant. Ils estiment que trois mois est une
chaque dossier. Or dans ces dossiers, les notes durée minimale qui pourra lui permettre de
et les rapports de suivi ne reflètent souvent pas réfléchir, de trouver une solution à sa situation,
la réalité des efforts accomplis par ces profes- peut-être même de changer d’avis et de décider
sionnels pour trouver des solutions adaptées à de garder son enfant.
chaque problème. Leur action consiste beau-

Défense des droits 55


et inclusion sociale
56 Mères célibataires
au Maghreb
Elle hésite

Défense des droits 57


et inclusion sociale
Introduction 
La décision au sujet de l’avenir
Lorsqu’à la maternité, une mère décide de garder son bébé, rien ne garantit encore son avenir avec
son enfant. Les risques d’abandon sont encore importants, étant donné la fragilité psychologique
et la précarité matérielle de la jeune accouchée : un seul faux pas, une première contrainte

Q
significative et c’est l’échec.
uasiment toutes les soire de l’enfant existe aussi dans ces trois
mères qui décident de pays. Mais seules certaines régions de Tunisie
garder leur bébé doutent la mettent véritablement en place pour ces
quant à leurs réelles mères dans une logique d’accompagnement
capacités à assumer et d’aide pour limiter les risques d’abandon
une telle décision. Même définitif.
durant la période où elles En Tunisie, la législation et la pratique font
sont accompagnées par des structures leur qu’une coordination et un contact assez
venant en aide, les mères hésitent. Ces asso- étroits peuvent s’établir entre le Délégué à
ciations interviennent donc au moment le plus la Protection de l’Enfance (DPE), la mère et
délicat. C’est dire l’importance stratégique du la pouponnière gardant l’enfant provisoire-
travail qu’elles réalisent. Celui-ci est déter- ment. Ce dispositif peut s’avérer parfois très
minant dans la prise de décision de la mère probant dans l’inclusion sociale de mères
célibataire vis-à-vis de son enfant. avec leur enfant (nous verrons ci-après des
Mais le suivi de leurs actions sur le plus long cas concrets).
terme est également capital. En effet, à tout Au Maroc, cette possibilité existe en théorie,
moment, des mois, voire des années après, mais en pratique elle serait peu accordée par
la situation de ces femmes peut se dégrader les juges. Quand elle a lieu, aucun accompa-
ou basculer. De même qu’on peut supposer gnement n’est proposé à la mère. La quasi-to-
qu’avec un délai supplémentaire un grand talité des professionnels que nous avons
nombre de mères célibataires reviendront sur rencontrés nous ont exprimé leur doute à
leur décision, en découvrant notamment au fil l’égard du placement provisoire. Selon eux,
du temps qu’une partie de leurs problèmes une mère hésitante qui aimerait garder son
peuvent être surmontés. enfant mais qui ne voit pas comment s’y
Dans ces trois pays du Maghreb, les autorités prendre devrait plutôt faire appel aux asso-
tentent, tant bien que mal, de repérer les ciations le temps de trouver des solutions.
naissances hors mariage de façon à limiter
le risque d’abandon sauvage au sortir de la
maternité. Il est demandé à la jeune mère de
formaliser sa décision. La possibilité d’opter
pour un placement (ou « abandon ») provi-

58 Mères célibataires
au Maghreb
En Algérie, jusqu’à 30 % des mères Selon le comportement et la détermination de
la mère – « si elle est présente et qu’elle vient
récupéreraient leur enfant suite au délai
souvent voir son enfant, et bien qu’elle ait du
provisoire. Mais après ? mal à régler ses problèmes » –, le renouvelle-
En Algérie, le placement provisoire en poupon- ment du délai peut être accordé jusqu’à un an
nière publique ou associative a lieu par défaut maximum. « Dans l’intérêt de l’enfant, on ne
pendant le « délai de réflexion »26. Celui-ci est peut pas aller au-delà de ce délai. » Youssef
de trois mois renouvelables à condition que la Antri Bouzar précise cependant que la majorité
mère en fasse la demande et qu’elle recon- des mères gardant leur bébé après avoir eu
naisse l’enfant à la maternité, en lui transmet- recours au placement provisoire, le font sans
tant son nom. qu’une demande de renouvellement ne soit
Youssef Antri Bouzar, président de l’association nécessaire.
AAEFAB qui gère deux pouponnières associa- À l’instar du Maroc, l’Algérie ne dispose pas
tives, nous explique qu’environ 30 % des mères d’un dispositif, même minime, d’accompa-
biologiques finissent par récupérer leur enfant gnement visant à encourager la mère céli-
pendant cette période. Ce chiffre est nuancé bataire en période de placement provisoire.
par d’autres sources, qui avancent un taux de Les pouponnières font le strict minimum.
21 % de récupération des bébés après le place- À l’AAEFAB, on les informe sur leurs droits
ment provisoire par leur mère biologique27. et sur les associations auprès desquelles
Les juges des mineurs ou les bureaux de la elles peuvent solliciter un appui. « Nous ne
Direction de l’Action Sociale (DAS) peuvent, sommes pas en contact avec ces femmes.
au cas par cas, accorder aux mères un délai Ce sont elles qui doivent faire la démarche
supplémentaire, mais cela n’est pas systéma- de nous contacter. » Et le souci est bel et bien
tique et dépend d’une appréciation positive par là : sans suivi ni soutien, beaucoup de mères
la direction des pouponnières du comporte- qui récupèrent leur enfant peuvent finir par
ment de la mère célibataire et de la fréquence les abandonner en cours de route, soit en
à laquelle elle vient voir son enfant. Dans ce mettant en place une kafâla directe28, soit en
cas, la demande de renouvellement doit être retournant à la DAS, ou bien illégalement.
impérativement effectuée avant le terme des Aïcha Berriche-Bencheikh El Fegoun est
trois mois. Dans le cas contraire, la mère perd spécialiste de l’enfance abandonnée en
le droit de garder son bébé.

26
Enquête Algérie – Schéma d’acteurs  Pour une meilleure insertion sociale 28
L a kafâla ou recueil légal d’enfant est une modalité formelle qui permet
et professionnelle des mères célibataires au Maghreb 2012-2015, Aïcha à une famille d’adopter un enfant, sans pour autant qu’un lien de filiation
Berriche-Bencheikh El Fegoun et Emilie Barraud, 2013, Santé Sud, p.18. soit établi. À l’exception notoire de la Tunisie, dans la plupart des pays
A savoir que si la mère décide à la maternité d’abandonner son enfant, et musulmans l’adoption ne donne pas lieu à la filiation. La Tunisie est ainsi le
qu’elle ne lui transmet pas son nom, il lui sera très difficile de le récupérer seul pays du Maghreb où l’on a le choix entre la tutelle (kafâla) et l’adoption.
si elle change d’avis. Si elle l’abandonne en lui transmettant son nom, il La kafâla directe désigne le processus de kafâla lorsqu’il est mis en place
faut qu’elle respecte le délai de trois mois en cas de changement d’avis. directement par la mère et les parents adoptifs devant un notaire. Voir
27
Enquête Algérie – Schéma d’acteurs  Pour une meilleure insertion sociale aussi Pour une meilleure insertion sociale et professionnelle des mères
et professionnelle des mères célibataires au Maghreb  2012-2015, Aïcha célibataires au Maghreb 2013-2015, Rapport Global, Emilie Barraud, 2013,
Berriche-Bencheikh El Fegoun et Emilie Barraud, 2013, Santé Sud, p.22. Santé Sud, p.9.

Défense des droits 59


et inclusion sociale
Algérie. Elle a co-écrit avec la sociologue à l’égard de son enfant : dès lors qu’elle opte
Emilie Barraud pour l’ONG Santé Sud et pour l’abandon, celle-ci disparaît du circuit
ses partenaires29 une enquête sur la situation d’orientation et de prise en charge. Seules
des mères célibataires et leur prise en charge les associations véritablement dédiées aux
dans le pays, document auquel nous faisons ici femmes, comme les associations féministes
largement référence. Aïcha émet de sérieuses et de lutte contre les violences faites aux
réserves à la fois sur les bénéfices potentiels femmes, telles SOS Femmes en Détresse, à
des placements provisoires et sur le taux des Alger, continueront de suivre et de prêter main
mères récupérant leur enfant au terme du forte à celles qui en expriment le besoin.
délai légal. Elle garde encore le souvenir amer Ensuite, les femmes qui abandonnent leur
du cas de trois mères qu’elle avait encouragées enfant le font généralement dans un état de
à garder leur enfant, alors qu’elle était direc- déchirement très important. Exception faite
trice de pouponnière. Ces enfants auraient au aux cas de viols, qui sont minoritaires, pour la
final tous atterri dans d’autres pouponnières plupart abandonner ce bébé, même s’il n’est
quelques temps après. Elle déplore le fait qu’il pas désiré, n’est surtout pas une décision
n’existe à ce jour rien qui permette d’évaluer les facile à prendre. Les acteurs sociaux nous
réelles capacités des mères à garder leur enfant décrivent l’état de détresse psychologique de
quand elles en expriment le souhait, que ce soit ces femmes qui, à contrecœur, n’assument
d’ailleurs suite au placement provisoire, ou bien pas leur enfant, par peur de l’exclusion fami-
dès la maternité. « C’est une faille », dit-elle. liale et sociale.
Pour pallier cette situation, en Algérie, l’as-
Déchirement sociation SOS Femmes en Détresse, a fait
L’objet de ce recueil n’est pas de traiter de le choix d’accompagner la mère dans le
l’abandon, mais du travail réalisé par les diffé- processus de kafâla directe (présentée à un
rents acteurs associatifs et parfois publics magistrat) de façon à ce qu’elle sache où sera
envers les mères et leur enfant en vue de placé l’enfant et qu’elle ait l’assurance qu’il
leur inclusion sociale. Pour cette raison, sera en de bonnes mains. C’est aussi une
nous avons fait le choix de ne pas aborder les façon d’éviter au bébé de se retrouver dans
différentes modalités (formelles ou illégales) le circuit des placements publics – suite à un
d’abandon d’enfant existant actuellement dans acte d’abandon à la maternité – et donc d’at-
ces trois pays, et leurs conséquences. En tendre et de vivre dans différentes structures
revanche, il est à retenir un certain nombre de jusqu’à ce qu’une famille décide de l’accueillir.
faits que nous avons observés sur le terrain. « Il y a un lien qui se crée entre la mère biolo-
Tout d’abord, une majorité d’acteurs aborde gique et les parents adoptifs et ce lien est
la situation de la mère célibataire unique- hyper sécurisant », analyse la présidente de
ment par le biais de la décision qu’elle prend SOS Femmes en Détresse, Mériem Belaala.
Il va de soi en revanche que les contacts
entre la mère et les parents adoptifs sont
29
L’INSAF au Maroc, le Réseau Amen Enfance Tunisie (RAET) et SOS Femmes
en Détresse, en Algérie. ensuite plutôt très rares, surtout au début.

60 Mères célibataires
au Maghreb
« Au départ, nous nous chargeons de donner associatif. Les autres mères ont tendance à
à la mère des nouvelles de l’enfant », explique confier leur bébé à une nourrice.
Mériem. Si les parents adoptifs l’acceptent, ils Les associations aident la mère à payer la
pourront ensuite être en contact direct avec nourrice, les premiers mois, le temps pour
la mère biologique, y compris pour gérer des elle de trouver un travail ou de réaliser une
questions administratives. formation qui lui remette le pied à l’étrier
La philosophie d’une telle démarche est de du monde professionnel et de décider d’un
permettre un contact et, pourquoi pas, de mode de garde pour son enfant pendant les
créer du lien entre les deux parties pour périodes où elle travaille.
rendre plus serein un processus qui relève Mais souvent dans ce cas, le provisoire dure
souvent du drame personnel. « Les parents et devient définitif. Plusieurs récits témoignent
adoptifs peuvent aller à la DAS. S’ils viennent du fait que des mères célibataires n’arrivant
ici, ils savent que nous sommes une associa- pas à stabiliser leur vie laissent leur bébé
tion qui lutte pour les droits des femmes. Et le pratiquement tout le temps chez la nourrice,
droit des mères célibataires ne consiste pas soirée et week-end compris. L’éloignement
seulement à prendre son enfant ou à l’aban- entraîne un détachement progressif, condui-
donner  », rappelle Mériem. Ce serait une sant la mère à ne plus venir ou qu’épisodique-
mesure salutaire pour l’enfant qui n’aura de ment… et la nourrice… à s’attacher à ce bébé
cesse de souffrir de la stigmatisation : il saura de plus en plus…
au moins que cette décision a été prise dans « Les mères qui mettent leur enfant en nour-
la détresse et le déchirement, défend-elle. rice à plein temps n’ont souvent ni salaire ni
logement. Elles se disent qu’elles n’y arrive-
La nourrice : une fausse bonne idée ? ront jamais, que ce sera toujours comme ça.
Un mot encore sur une pratique assez Ce qu’elles endurent est terrible ! », explique
courante, ancrée dans la culture et dans les Aïcha Berriche30. Elle cite le cas d’une mère
mœurs de ces sociétés, notamment au Maroc qu’elle a interviewée : tous les jours, après
et en Algérie, qui consiste à placer le bébé, le travail, elle récupérait son enfant chez la
puis l’enfant, chez une nourrice. Ces profes- nourrice et errait durant des heures sur des
sionnelles, souvent d’ailleurs non agréées, kilomètres avec lui pour trouver une place
gardent le bébé la journée pendant que la dans un centre public d’hébergement pour
mère travaille, cherche des solutions de loge- la nuit…
ment et se bat pour affronter ses nombreuses
difficultés.
En Algérie, on nous explique que peu de
femmes peuvent s’installer avec leur enfant –
cela peut arriver si elles s’installent en
colocation avec d’autres femmes. Une telle 30
Co-auteur avec Emilie Barraud de l’Enquête Algérie – Schéma d’acteurs Pour
démarche est souvent soutenue par le milieu une meilleure insertion sociale et professionnelle des mères célibataires au
Maghreb  2012-2015, 2013, Santé Sud.

Défense des droits 61


et inclusion sociale
Le duo placement provisoire /
pouponnière associative
Expérience significative en Tunisie en faveur de la mère
avec son enfant
Le placement provisoire en Tunisie associé au travail des pouponnières associatives est une
occasion en or offerte aux mères célibataires et aux professionnels qui les accompagnent pour
augmenter leurs chances de réussite d’un projet de vie avec leur enfant. Vous découvrirez ici des

E
initiatives significatives. Beaucoup reste hélas encore à faire.
n Tunisie, l’article 43 du Code d’emploi à trouver, elles peuvent placer provi-
de la protection de l’enfant soirement leur enfant en attendant de trouver
autorise le Délégué à la des solutions.
Protection de l’Enfance (DPE) Pendant cette période de placement, l’enfant vit
à décider d’un « placement dans l’une des 14 pouponnières associatives,
temporaire de l’enfant »31 : qui se sont progressivement développées à
c’est donc au DPE qu’est laissée l’appréciation partir des années 1990 en Tunisie, réparties
de la décision. Dans le cas des mères céliba- dans différents gouvernorats. Une autre option
taires, l’option pour le placement provisoire de est l’Institut National de Protection de l’Enfance
l’enfant est extrêmement courante : on consi- (l’INPE), seul organisme public en charge de
dère qu’elle donne à celles étant dans l’inca- l’enfance abandonnée, situé à Tunis. C’est bien
pacité momentanée d’assumer leur enfant, et l’interaction entre ces pouponnières associa-
qui subissent le rejet de leur propre famille, une tives et les mères célibataires qui peut les
chance supplémentaire de mettre en place ce soutenir dans leur projet de récupérer à terme
qui leur permettra de pouvoir le garder. leur enfant. C’est là que réside toute la diffé-
Les mères décidant de garder leur enfant sont rence entre la Tunisie et le Maroc et l’Algérie.
une minorité parce qu’elles ne pensent pas «  Au départ, le fait même d’accueillir des
être en capacité de surmonter les difficultés bébés nés hors mariage était très lourd à
auxquelles elles seront confrontées. Grâce à ce porter, parce que c’est très mal perçu par la
dispositif, lorsqu’elles sont aux prises avec des société. On nous critique en nous disant qu’en
problèmes de minimum vital, d’hébergement, faisant cela, on encourage ces mères dans
la mauvaise voie », raconte Aicha Aroussia
M’Kada, directrice de la pouponnière asso-
31
Extrait de l’article 43 du Code de la protection de l’enfant : « Le délégué à la ciative La Voix de l’Enfant à Bizerte. Dès le
protection de l’enfance peut proposer l’une des mesures conventionnelles
suivantes : (…) Le placement temporaire de l’enfant dans une famille ou dans premier contact avec les mères, le personnel
tout autre organisme ou institution sociale ou éducative appropriée qu’elle de l’association est à leur écoute et tente de
soit publique ou privée et si nécessaire dans un établissement hospitalier
conformément aux règles en vigueur. » les sensibiliser à l’importance de garder leur

62 Mères célibataires
au Maghreb
enfant, tout en les incitant à revenir régulière- Jusque dans les années 1990, tout enfant tuni-
ment le voir. sien né hors mariage et en situation de place-
« Le délégué peut mettre momentanément l’en- ment provisoire ou définitif devait prendre le
fant pendant un mois à l’INPE mais, person- chemin de l’INPE. Cette situation a commencé à
nellement, je ne le fais pas, j’accorde d’emblée changer à partir de la fin des années 1980, avec
trois mois à la mère pour qu’elle ait du temps la création des premières pouponnières associa-
pour réfléchir et pour trouver une solution. En tives du pays. Les conditions de création de ces
effet, elle arrive souvent avec la ferme intention associations ont beaucoup varié d’une région à
d’abandonner son enfant pour passer devant le l’autre en termes de moyens et d’intervenants,
juge de la famille. Même dans ce cas je refuse mais il est vrai qu’elles ont été le fruit du travail
et je lui donne trois mois pour réfléchir, car à de membres de la société civile sensibilisés à
chaud elle peut dire n’importe quoi », explique cette problématique (travailleurs sociaux, méde-
Moncef Ben Abdallah, DPE à Tunis. cins, professions libérales…). Aujourd’hui, il existe
Ce placement, dont la durée peut varier d’un à 14 associations qui, prises dans leur ensemble,
trois mois, est renouvelable en pratique jusqu’à accueillent presque la même quantité de bébés
un an et demi. Il est facilement accordé, même que l’INPE. Elles ont donc permis un désengorge-
si la mère semble sûre de sa décision d’aban- ment certain de la prise en charge de ces bébés.
donner son enfant. Son renouvellement et sa Mais la situation demeure encore largement
durée sont décidés conjointement entre la mère insatisfaisante. Les capacités d’accueil des
et le DPE, voire également en concertation avec pouponnières restent en effet limitées à une
le juge de la famille. douzaine de lits chacune en moyenne. De plus,
ces associations existent essentiellement grâce
Les pouponnières associatives pour pallier au concours de financements privés, l’aide
le vide laissé par l’Etat fournie par l’Etat tunisien étant souvent minime
En Tunisie, une seule institution d’Etat s’occupe (à l’exception des zones les plus pauvres, où
de récupérer les enfants abandonnés. Il s’agit elle peut représenter jusqu’à 50 % de l’aide
de l’Institut National de Protection de l’Enfance totale). Par exemple, pour tout le Sud-Ouest
(INPE), créé en 1973 à Tunis. L’INPE accueille et le Centre-Ouest, où se trouvent cinq des
annuellement 200 bébés environ, la plupart nés 24 gouvernorats tunisiens, une seule poupon-
hors mariage. Cela signifie que 23 régions sur nière propose une prise en charge spécialisée
24 en Tunisie ne disposent d’aucune institution d’enfants abandonnés et une aide aux mères :
publique à vocation régionale pour traiter cette celle située à Gafsa. Elle doit donc également
problématique. Quand on sait qu’en Tunisie, on couvrir les zones de Kasserine, Sidi-Bouzid,
enregistre entre 1 200 et 1 600 naissances par an Tozeur et Kebili. Or cette pouponnière ne peut
hors mariage, dont la moitié en-dehors de Tunis, fournir que très ponctuellement un héber-
et que moins d’une mère sur deux garde son gement – accordé généralement aux mères
bébé, on peut se demander ce que deviennent mineures refoulées par leurs familles –, sa
ces enfants. Sans parler des mères… capacité étant limitée à quatre lits seulement.

Défense des droits 63


et inclusion sociale
L’interaction avec les mères des pouponnières ou de l’INPE, ils considèrent
Dans ce contexte de placement provisoire, et que peu d’efforts sont faits pour accompagner
face aux défaillances des structures publiques, les mères et les inciter à venir voir leur bébé.
beaucoup de pouponnières associatives ont Ce constat ne doit en revanche pas cacher les
pensé et mis en place des programmes spéci- expériences réussies. Il est aussi le reflet du
fiques pour les mères célibataires. Des expé- manque d’appui que ces structures trouvent
riences significatives d’insertion sociale existent auprès de l’Etat.
– vous les découvrirez ci-après –, même si leur Beaucoup de mamans ayant fait le choix de
impact semble encore extrêmement limité au garder leur bébé sans placement provisoire
regard des besoins, car très peu de poupon- viennent également chercher de l’aide auprès
nières disposent du temps et des ressources de ces associations. Certaines mères nouent
matérielles et humaines suffisants pour vérita- avec elles des liens forts, qui les suivront
blement jouer ce rôle auprès des mères. ensuite pendant des années. Une logique
Sur le terrain, cependant, les professionnels d’assistance, souvent inévitable, est parfois
tunisiens restent sceptiques et critiquent ce remplacée avec succès par des initiatives plus
qu’ils considèrent être un véritable gaspillage structurées visant à autonomiser les mères,
de l’outil du placement provisoire. Qu’il s’agisse comme nous le verrons ci-après.

Le Réseau Amen
Enfance Tunisie
Voix de l’Enfant
Bizerte
Essabil, Diar El Amal
Tunis
Voix de l’Enfant
Nabeul
Horizons de l’Enfant du Sahel
Sousse
Voix de l’enfant Voix de l’Enfant
Kairouan Monastir
Voix de l’Enfant
Errafik Mahdia

Beity
Sfax MER
Gafsa MÉD
Enfance Espoir
ITE
Gabès
RRA
Voix de l’Enfant NÉE
Médenine
TUNISIE
ALGÉRIE

LIBYE

64 Mères célibataires
au Maghreb
En Tunisie,
des expériences significatives
visant l’insertion pendant le placement provisoire
On considère la loi sur le nom patronymique et la création de commissions régionales de suivi des

‫٭‬
naissances hors mariage comme les deux facteurs majeurs de réduction de l’abandon d’enfants.
Mais ces dispositifs n’apportent pas d’accompagnement véritable et structuré aux mères pour
leur insertion dans la société, y compris en période de placement provisoire. Des exceptions
existent heureusement du côté des pouponnières associatives tunisiennes qui, pour certaines,
accompagnent les mères en période de placement provisoire de leur bébé. Nous partageons ici
avec vous le témoignage de celles que nous avons rencontrées.

Le combat pour la sensibilisation


porté par Beity à Gafsa et en milieu rural
Ils étaient une petite poignée de d’urgence, de l’assistance juri- sable. Pour changer cette men-
professionnels engagés travail- dique, de la médiation familiale, talité, il faut faire de la sensibili-
lant avec l’enfance abandonnée de l’information et du soutien. sation. Nous avons impliqué tous
à Gafsa. Ils ont ensemble décidé Mais le combat ne s’arrête pas les intervenants de la région dans
d’agir pour améliorer le sort des là : il se poursuit sur les ondes cette démarche pour que cette
enfants nés hors mariage, en radio, grâce à un des membres problématique soit la responsabi-
essayant de venir aussi en aide qui y travaille et tente de faire de lité de tous : les affaires sociales,
aux mères. Parmi eux, le DPE de la sensibilisation. « Nous avons les instances juridiques, la santé
Gafsa, la directrice du CDIS local, exploité la station de radio de publique, les familles concer-
un avocat, un médecin, un ani- notre région pour sensibiliser les nées, les services de police, la
mateur de radio, un professeur gens. Dans le Sud-Ouest tunisien, société civile… Si des interve-
et un éducateur. Travaillant de les habitudes, coutumes et tradi- nants dans différents domaines
façon informelle de 2000 à 2005, tions sont très fortes », explique se sont mobilisés, cela a été en
ils se sont mobilisés pour leur Youssef Issaoui, président de la revanche plus compliqué du côté
trouver des aides matérielles pouponnière et DPE à Gafsa. des familles. Il faut du temps pour
ponctuelles, des cartes de soins «  La mère célibataire est un changer les mentalités. »
gratuites réservées normalement sujet tabou dans toute la société Au moment de notre entretien,
aux familles nécessiteuses et une tunisienne. Mais pourquoi faut-il Youssef était aussi le président
orientation. Ils ont fini par ouvrir qu’elle assume seule la respon- du Réseau Amen Enfance Tunisie
en 2005 une pouponnière asso- sabilité sociale  ? Il faut que le (RAET), créé en 2012 et regrou-
ciative pour s’occuper des bébés partenaire l’assume aussi », dit-il pant 12 pouponnières associa-
(Beity), mais également pour four- écœuré. « On considère toujours tives.
nir aux mères une prise en charge que la femme est la seule respon-

Défense des droits 65


et inclusion sociale
Vers l’autonomisation économique des mères
la pouponnière associative Enfance Espoir à Gabès, pionnière avec l’ACT
Ses yeux brillent quand elle parle de « ses » mères, Le changement s’est mis en place à partir de 2005.
qui l’ont aidée à bâtir, avec le temps et les tentatives, A cette époque-là, la pouponnière comptait déjà sur
une approche un peu plus structurée visant à les le soutien de l’Association de Coopération en Tunisie
appuyer dans leur quête d’autonomie. La démarche (ACT), qui fournit de l’aide technique et des dons aux
de la directrice de la pouponnière associative de associations s’occupant des plus démunis. Besma a
Gabès Besma Telmoudi est simple : « Il faut que la commencé à nourrir une réflexion avec les respon-
mère se responsabilise, mais également que l’asso- sables de l’ACT sur les moyens d’accompagner ces
ciation s’implique. Le projet de la mère devient aussi mères sans pour autant tomber dans une logique
‘notre projet’, car si tout doit partir d’elle, il lui faut d’assistanat. Il n’a pas fallu très longtemps pour
l’appui de l’association, de la famille et de toutes les qu’elles mettent au point ensemble des modules
ressources possibles. » de formations professionnelles diplômantes et de
Créée en 1990, Enfance Espoir a commencé à s’in- microprojets, les premiers ayant eu lieu en 2006.
téresser plus précisément aux mères suite à l’adop- Depuis, toute mère entrant en contact avec l’asso-
tion de la loi sur le nom patronymique, en 1998. A ciation et exprimant le désir de garder son enfant se

‫٭‬
ce moment-là, des mamans se sont mises à venir voit proposer ces aides : une fois les besoins urgents
spontanément se renseigner sur leurs droits et les traités, des entretiens permettent de bâtir ensemble
démarches à suivre si elles décidaient de garder leur un projet.
bébé, placé provisoirement. « On les orientait et on « Nous agissons ensemble. Nous contactons l’assis-
les aidait pour de petits besoins matériels. Mais on tante sociale pour connaître son état social et quel-
s’est rendu compte que leur donner de l’argent n’était quefois les familles. Nous échangeons avec tout le
pas une bonne démarche, car elles le dépensaient et monde. Nous ciblons avec la mère ce qu’elle veut
revenaient pour en demander davantage », raconte faire, puis elle met en place les démarches néces-
Besma. saires pour trouver une formation. Elle nous apporte

Des leçons tirées d’échecs permettant d’aider


financièrement les mères, par la très volontariste association Errafik, à Sfax
Elle ne baisse pas les bras. Après confiance en l’avenir. Elle essaie de besoins quotidiens (couches, lait,
tant d’années à lutter contre vents les rencontrer au moins une fois etc.) tout en insistant sur l’impor-
et marées, elle essaie de tirer les par mois. Dès la naissance du bébé, tance pour elles de trouver un
leçons de toutes ses initiatives elle s’arrange pour instaurer un travail. Avec ses 20 années d’ex-
visant à aider des mères céliba- contact avec leur famille. « Avant la périence, Wided a aussi accumulé
taires dans leur insertion sociale naissance, les familles refusent en des échecs en tentant d’aider ces
et professionnelle, pour tenter de général, mais une fois qu’ils voient mères célibataires à monter leurs
mieux faire. Wided Moumni est la le bébé, leur attitude change  », propres projets économiques.
directrice de l’association Errafik explique-t-elle, tout en nous faisant À l’origine, elle faisait appel à
(qui veut dire ‘accompagnement’). remarquer qu’aujourd’hui à Sfax, d’autres associations, comme SOS
Créée à Sfax en 1993, elle est on accepte beaucoup plus facile- Mahrès, pour récolter les fonds
parmis les premières poupon- ment cette situation qu’auparavant. nécessaires au financement de
nières créées en Tunisie. Étudiantes, couturières, ouvrières, projets générateurs de revenus.
Wided tente de tisser des liens forts quel que soit leur profil, Errafik L’association reçoit depuis 2009
avec chaque mère et de leur donner tente de les assister dans leurs une aide financière du ministère

66 Mères célibataires
au Maghreb
le dossier d’inscription, les papiers et paye l’école de réunions collectives réunissant toutes les mères
avec les fonds que nous lui allouons (grâce à l’ACT). pour promouvoir l’échange et la confrontation d’ex-
Puis elle nous apporte ses bulletins. Quelques fois périences et lors de visites régulières de la directrice
je vais visiter les écoles ou j’appelle les directrices », de l’association et de son alter-égo à l’ACT, aussi bien
explique Besma. chez la mère qu’au centre de formation et auprès de
« Il y a des mères qui ont un faible niveau scolaire ou l’assistante sociale qui suit son cas.
bien qui vivent à la campagne et qui maîtrisent l’éle- Il est difficile cependant d’obtenir une estimation chif-
vage et des métiers traditionnels. Elles n’ont pas de frée très précise des réussites et de l’impact de ce
désir de formations, ni même le profil pour les suivre, travail réalisé avec les mères, en termes de nombre
mais souhaitent s’orienter vers les métiers qu’elles d’embauches ou de projets menés à bien. Si l’on se
connaissent. Dans ce cas, elles vont se renseigner fie aux statistiques de l’ACT, le taux de réussite est
sur le prix de l’équipement nécessaire et m’apportent d’environ 50 %. Mais, comme le dit très justement
des devis. On les compare, puis elles achètent les Besma, un autre élément est à prendre en compte :
fournitures (matières premières, matériels) dont l’épanouissement de ces mères, qui sortent transfor-
elles ont besoin. On cadre le projet avec elles, on mées de ces expériences. « Au début, elles viennent
consulte le marché, d’autres professionnels travail- obnubilées par leurs problèmes et leurs besoins,
lant dans le même secteur, des spécialistes ou bien mais après, leur pensée est tournée vers leur projet
on les implique pour les conseiller. La dame de l’ACT et les moyens de le réaliser, voire de le perfectionner.
est toujours présente avec moi pour trouver des solu- Elles deviennent autonomes, avec leur dignité, leur
tions ensemble, avec la mère. On communique avec personnalité, elles nous racontent leurs ventes, leurs
les assistantes sociales en parallèle pour le suivi de résultats et leurs réussites. On ne parle plus de la
chaque cas, car elles peuvent aider pour les papiers, mère célibataire, mais de la couturière, de la pâtis-
la famille », poursuit Besma. sière, etc. Le regard social change lui aussi, les voi-
Depuis, l’association accompagne dix mères par an sins voient leur comportement sérieux : elles partent
en moyenne, tout en assurant un suivi systématique et reviennent à heure fixe, portant leur tablier ou
d’environ deux ans pour chaque cas. Le suivi est réa- leurs dossiers. C’est ça l’intégration sociale, familiale
lisé lors de la venue de la mère à l’association une et humaine. Même leurs enfants, quand ils parlent
fois par mois pour des points sur sa situation, lors d’elles à l’école, sont fiers », dit-elle, convaincue.

des Affaires Sociales destinée à des réunions avec les mères pour mettait en place les cinq premiers
la prise en charge de l’enfant et au étudier la faisabilité et la viabilité projets, fruits de cette nouvelle
financement de microprojets pour de leur proposition, des budgets phase.
la mère. Mais au bout d’un certain adaptés, des déplacements pour Wided note que la plupart des
nombre d’échecs – la plupart des voir les familles, appréhender leur mères célibataires ayant fait appel
projets n’ayant pas abouti –, elle a contexte, les espaces dont elles à son association ont décidé de
constaté qu’il ne suffisait pas d’ai- disposent, évaluer l’appui ou l’ab- garder leur enfant, ce qui ne cor-
der ces mères en leur apportant sence de soutien des parents, etc. respond pas aux moyennes natio-
une aide financière pour monter Au total, quatre mois auront été nales qui font état de 30 % envi-
leur projet économique. Il fallait nécessaires au déroulé de cette ron. Beaucoup d’entre elles vivent
mieux étudier chaque projet et phase préliminaire. Les mères céli- seules et viennent régulièrement
mieux les encadrer. bataires sélectionnées ont été vive- chercher du lait et des conseils
En 2013, elle décide de faire appel ment invitées à s’y impliquer et à pour l’alimentation et la santé de
à l’ACT, avec qui elle a signé une réfléchir à leur projet. « Avec l’ACT, leur bébé. Certaines d’entre elles
convention et qui lui fournit une l’assistante sociale et la mère céli- n’ont d’ailleurs pas fait le choix du
assistance bénévole. Le projet a pu bataire concernée, nous achetons placement provisoire au préalable.
se structurer, nous explique-t-elle, les matériaux nécessaires au Espérons que Wided arrivera au
avec des critères pour désigner les démarrage des projets », explique- bout de son rêve : voir ces mères
mères bénéficiaires de ces micro- t-elle. L’aide est versée en deux fois. épanouies et autonomes avec leur
projets (historique, motivation…), Au moment de notre entretien, elle enfant.

Défense des droits 67


et inclusion sociale
Le centre de jour « J’ai droit à ma maman » de Nabeul :
priorité à la prise en charge d’urgence, à la médiation familiale et à l’aide juridique
La pouponnière associative de Nabeul a ceci d’intéres- 70 à 80 femmes fréquentent ce centre de jour. Elles y
sant qu’elle est l’une des seules à avoir une structure trouvent de l’écoute et partagent des moments avec
spécifique, dédiée à la mère. Ce centre de jour « J’ai d’autres mères. Des ateliers de formation artisanale
droit à ma maman » a été ouvert en 2004. Leurs prio- (broderie, bijoux…) leur sont proposés. Elles bénéfi-
rités sont de fournir une aide d’urgence et un dispositif cient d’aides matérielles (couches, lait, vêtements),
renforcé d’écoute et de médiation familiale, l’objectif médicales, de financements temporaires (loyer ou
étant qu’elle réintègre sa famille. « Dans notre société nourrice). Une assistance juridique visant à obtenir
l’idéal est que la mère rentre avec son enfant chez ses le nom du père, voire une pension alimentaire pour
parents, car elle y sera encadrée », explique Faten l’enfant, et de l’information au sujet de leurs droits
Cherif, directrice du centre. leur sont également proposées.
Pour Saloua Abdelkhalek, directrice de la poupon- L’aide matérielle est le moyen privilégié par l’asso-
nière, les deux principales clés pour favoriser l’inté- ciation pour gagner la confiance des mères et leur
gration des mères célibataires dans la société sont assiduité. En contrepartie, on les encourage vivement
bien le travail et la famille. « Nous sommes en pays à chercher un emploi afin qu’elles puissent s’autono-
musulman et arabe et nous ne pouvons rien faire sans miser. Parfois, quand des occasions se présentent
la famille », explique-t-elle. « Nous observons que le et que les financements le permettent, l’association
père biologique n’est pas une solution », dit-elle, « car propose à une partie de ces mères des microcrédits,
les conflits sont nombreux et finissent par séparer les pour des projets d’élevage ou de fabrication de pain,
couples ». Dans la logique arabo-musulmane, seule par exemple, ou bien de formations. Une dizaine de
la famille de la mère peut favoriser son intégration. projets ont été réalisés à ce jour. Au moment de notre
entretien, faute de financement, les formations étaient
La famille est elle-même responsable, explique
en suspens et un projet de collaboration avec une
Saloua : « Si la maman se trouve dans cette situation,
usine de jeans qui les avaient sollicitées était à l’étude.
c’est bien parce qu’elle a été délaissée par sa famille.
Le bien-être de l’enfant reste la priorité affichée par
Nous devons sensibiliser les familles afin que celles-ci
l’association, qui tient à préciser que si elle prend en
prennent conscience du fait qu’elles doivent aider leur
charge les mères, c’est pour les aider et non pour
enfant. » Saloua se réfère à ces jeunes femmes, qui
les « encourager ». « C’est une situation qui existe.
dès l’âge de 14 ou 15 ans partent travailler dans les Si on les laisse comme ça, elles auront quatre ou
usines de la région de Nabeul pour gagner de l’argent cinq enfants. On évite que cela se reproduise en les
destiné à leur famille. Elles viennent le plus souvent encadrant », affirme Faten. Pour Saloua, il faut com-
du Nord (celles qui sont originaires de Nabeul doivent prendre que le sujet des mères célibataires est encore
quitter la ville si elles tombent enceintes, et partent un tabou dans la société, même chez les profession-
souvent à Tunis). nels qui travaillent directement avec elles. « Le fait est
Il n’y a pas de recette miracle pour réussir une média- là, il faut que je demande de l’aide pour les enfants,
tion familiale. En femme d’expérience, la directrice sans citer les mamans, sinon on n’obtient rien. »
du centre de jour nous explique qu’il ne faut jamais Lorsque le bébé est placé provisoirement à la pou-
généraliser l’approche : mieux vaut prendre chaque ponnière et que la mère ne vient pas de sa propre
mère comme un cas unique, et surtout ne pas se fixer initiative, le centre de jour la contacte, l’invite à venir,
d’objectifs trop ambitieux, car « on sera déçu ». Sur la tente de lui donner le maximum d’informations sur
trentaine de mères qui passent par le centre chaque ses droits et sur le soutien qu’il peut lui proposer.
année, cinq réintègrent leur famille, suite à ces efforts Selon les estimations de l’association, environ 35 %
de médiation. Le contact avec l’association se poursuit des mères dont les bébés sont en placement pro-
ensuite pendant des années, y compris pour de nou- visoire chez eux finissent par les récupérer. A la
velles médiations en cas de nouveaux conflits au sein maternité de Nabeul, elles seraient presque 40 % à
de la famille. Souvent, l’association les assiste dans garder l’enfant. Parmi celles qui finissent par ne pas
le suivi scolaire de leur enfant. Cette activité qui est les garder, un petit nombre opte pour un placement
en plein développement sera certainement amenée familial, dans une famille qu’elles connaissent, tout en
à se systématiser dans le futur. gardant le contact avec l’enfant, qui portera leur nom.

68 Mères célibataires
au Maghreb
‫٭‬
L’ACT, bras droit des pouponnières pour l’insertion des mères
En s’intéressant de plus près au
travail des pouponnières mettant
en place des projets plus struc-
turés d’insertion professionnelle,
notamment à Sfax et à Gabès, on
entend beaucoup parler de l’As-
sociation de Coopération en Tuni-
sie (ACT). Née d’un accord entre le
gouvernement suédois et la Tunisie,
l’ACT a comme priorité d’aider les
personnes menacées d’exclusion
sociale, comme par exemple les
mères célibataires.
L’équipe de l’ACT s’est d’abord rap-
prochée des pouponnières, car
et à la formation. Par exemple,
une mère qui souhaite faire de
la pâtisserie verra sa formation
financée par l’ACT, qui lui payera
également les frais de transport
et la crèche pour garder son bébé.
Si, par la suite, cette même mère
n’arrive pas à trouver un emploi,
l’ACT l’aidera à bâtir un projet gé-
nérateur de revenus.
Les formations diplômantes sont
dispensées par des centres pri-
vés, car elles sont plus rapides et
adaptées aux profils des femmes.
Des formations en gestion de
Tchèque. Au Kef, ce sont différents
donateurs privés et une associa-
tion allemande qui fournissent les
fonds. Une évaluation a été réali-
sée fin 2013 : 50 % des projets ont
abouti et permettent aux mères
de subvenir à leurs besoins et à
ceux de leur enfant en partie ou en
totalité.
Bien que ces résultats soient déjà
assez positifs, l’évaluation réa-
lisée en 2013 par l’ACT sur son
intervention auprès des poupon-
nières et des mères célibataires a
révélé que l’appui donné ne suffit
il s’agissait pour eux d’un moyen projet – pour que les mères ap- pas : il faudrait pouvoir suivre ces
d’entrer en contact avec les mères. prennent à tenir leur propre af- mères de façon très rapprochée,
Au départ, ils souhaitaient dispen- faire – sont également proposées. les encadrer davantage en leur
ser des formations aux profes- Les projets financés sont mo- proposant un soutien psycholo-
sionnels des pouponnières. Mais destes, adaptés aux capacités de gique ou en leur permettant de
très vite, ils ont compris qu’il était la mère à les gérer. Les montants, participer à des groupes de pa-
nécessaire de mettre en place de variant entre 1000 et 2000 dinars, role et à des conférences et des
façon concertée des dispositifs sont gérés par la pouponnière, qui séances d’information au sujet
pouvant directement venir en aide achète les matériaux nécessaires de thèmes comme le droit de en-
aux mères, car celles-ci « étaient avec la mère. fants, les questions de violence,
obligées d’abandonner leur enfant de drogue, de grossesse non dé-
La condition sine qua non pour bé-
aux unités de vie, faute d’alterna- sirée, de prévention. « Elles sont
néficier de cet accompagnement très fragiles et, alors que le projet
tive », explique Ioná Barbero, coor-
est que la mère décide de garder va très bien, le moindre nouveau
dinatrice des projets du secteur « à
son enfant. Le suivi est assuré problème émotionnel peut tout
risque » de l’ACT et l’une des initia-
en général pour deux ans. Toute- déstabiliser. Même lorsqu’elles
trices de la collaboration avec les
fois, il continue dans une bonne vont bien, elles ont besoin d’un
unités de vie à partir de 2005. 
partie des cas, car une relation appui psychologique constant,
L’ACT fournit de l’argent sous
de confiance se construit entre d’un suivi personnalisé par l’unité
forme de dons et une assistance
la mère et la direction de la pou- de vie et d’un encadrement très
technique pour aider les poupon-
ponnière. « Les liens établis entre important », conclut Ioná.
nières à encadrer l’utilisation des
les mères et les unités de vie sont
fonds dédiés aux formations et aux Lors de notre entretien, en juin
des liens très forts », explique
projets économiques des mères. 2014, Ioná Barbero nous expli-
Ioná.
Elle travaille systématiquement quait qu’une nouvelle planification
en lien avec les pouponnières qui, de la manière de travailler avec
elles, identifient les mères et leurs Le nécessaire appui psychologique les mères était en cours, impli-
besoins, puis définissent un plan quant un suivi plus renforcé et la
d’action et en assurent le suivi. durant le projet : leçon tirée d’ex-
mise en place systématique de
En contrepartie de ce don, la périences passées formations à la gestion de projets
mère signe un contrat de respon- De 2006 à juin 2014, l’ACT a aidé pour toute mère bénéficiant de
sabilité, selon lequel elle s’engage environ 70 mères célibataires origi- l’aide.
à utiliser l’argent pour un projet naires de Gabès, Médenine, Gafsa,
L’ACT ce sont 20 adultes béné-
spécifique étudié et bâti par elle Tunis, El Kef, Skhira et Sfax. Le bail-
voles et deux fonctionnaires lo-
en concertation avec la poupon- leur de ces projets, à l’exception
caux, les seuls salariés.
nière et à se soumettre au suivi de celui du Kef, est la République

Défense des droits 69


et inclusion sociale
70 Mères célibataires
au Maghreb
Elle garde
son enfant

Défense des droits 71


et inclusion sociale
Introduction
Les étapes du cheminement et l’offre d’accompagnement
en Algérie, Maroc et Tunisie
Tant que les sociétés algérienne, marocaine et tunisienne et que leurs Etats n’auront pas reconnu
et respecté les mères célibataires en tant que sujets de droit et tant qu’ils n’auront pas adopté une
réponse globale et effective à leurs besoins, un suivi et un accompagnement de long terme de

Q
toute mère qui décide de garder son enfant s’avéreront nécessaires.
uel que soit le chemin Car à ce stade rien n’est encore gagné et il
emprunté par la mère faut bien pouvoir se reconstruire, reprendre
avec son enfant, la route confiance et retrouver l’estime de soi, se
vers l’inclusion sociale est déculpabiliser, apprendre à vivre avec son
longue, difficile et jalonnée bébé, s’équilibrer sur le plan émotionnel,
de nombreuses étapes. apprendre à gérer son quotidien, identifier ses
Même si elle décide à un compétences et ses lacunes, se former, trouver
moment donné de garder son enfant, les obsta- un travail, s’autonomiser.
cles qui lui sont imposés sont tels, qu’elle peut Cette route constituée d’étapes et de difficultés
inopinément opter pour l’abandon. Ce n’est pas est bien le fil conducteur de ce recueil, à travers
un hasard si seule une minorité d’entre elles lequel nous essayons de partager avec vous
gardent leur enfant dans ces trois pays en des expériences significatives et le travail des
question. Et les besoins sont immenses. actrices et des acteurs de terrain, qui accom-
Tout d’abord il y a l’urgence, le besoin vital de pagnent ces mères célibataires au quotidien.
trouver un lieu où se loger dès que le ventre Comme nous avons vu précédemment, dans
s’arrondit, l’obtention d’aides matérielles, car ces pays, les actions et programmes émanant
quand on a la chance d’avoir un travail très des Etats pour aider ces mères sont dérisoires,
souvent on le perd dans ces circonstances, voire inexistants, au regard des besoins. Ces
la nécessité d’un appui juridique et sani- structures, aux ressources limitées, fourniront
taire. Ensuite, il faut pouvoir se projeter dans des orientations selon le pays mais ne régleront
l’avenir, trouver la force, avoir des idées et des pas les problèmes de logement, de formation et
ressources. Et c’est bien là que l’accompagne- d’emploi. Les
ment devient crucial pour ces mères : qu’elles associations
aient déjà une idée ou pas de la façon dont proposant une
elles assumeront leur nouvelle vie, qu’elles aide véritable
souhaitent, ou pas, tenter une réconciliation et holistique
avec leurs familles. Différents aspects entrent spécifiquement
en jeu pour leur permettre de mener à bien destinée aux
leur projet. mères céliba-

72 Mères célibataires
au Maghreb
taires font également défaut au Maghreb. Celles grossesse a été conçue hors mariage. L’ex-
qui existent ne peuvent répondre à tous leurs pression « mère célibataire » – généralement
besoins. critiquée par les associations de ces trois pays,
Prenons l’exemple du Maroc, qui compte un qui y voient un aspect réducteur et stigmatisant
grand nombre d’associations dédiées aux en soi – n’est tout simplement pas évoquée en
mères célibataires s’étant déjà largement Algérie. Non pour des raisons conceptuelles
professionnalisées – comme l’INSAF ou Soli- ou éthiques, mais tout simplement parce qu’en
darité Féminine à Casablanca, Oum el Banine à Algérie cette réalité est déniée.
Agadir, 100% Mamans à Tanger, et bien d’autres Ce sont les associations de lutte contre les
– malgré tous leurs efforts, moins de 10 % des violences faites aux femmes, de défense des
besoins seraient couverts. droits des femmes et des enfants ou encore de
En Tunisie, nous avons déjà évoqué le rôle de développement local qui leur viennent en aide
quelques pouponnières associatives prêtant dans ce pays. Citons certaines des associations
main forte aux mères en période de placement qui mettent tout en œuvre pour les aider : SOS
provisoire de leur bébé ainsi que l’appui tech- Femmes en Détresse à Alger, l’Association
nique et financier de l’ACT. Dans ce pays, à notre des Femmes Algériennes pour le Développe-
connaissance, Amal pour la Famille et l’Enfant ment (AFAD) à Annaba, Amusnaw à Tizi Ouzou,
est la seule association disposant d’une offre de Femmes Algériennes Revendiquant leurs Droits
qualité spécifique pour les mères célibataires et (FARD) à Oran, l’association Mère Espoir à Sétif,
couvrant une bonne part de leur cheminement Bnet El Kahina à Tébessa, le Centre d’Informa-
vers l’insertion sociale et professionnelle, avec tion et de Documentation pour les Droits de la
hébergement à la clé. Cette offre est condi- Femme et de l’Enfant (CIDDEF) et son réseau de
tionnée : la mère doit avoir décidé de garder son cellules d’écoute pour les femmes victimes de
enfant. D’autres associations de développement violence (BALSAM), et bien d’autres32.
local et de défense des droits des femmes, à Ce nombre limité d’acteurs au Maghreb n’em-
Bizerte et au Kef, accomplissent, elles aussi, un pêche pas en revanche l’existence d’expé-
travail remarquable. riences réellement significatives et structurées
L’Algérie est certainement le pays où les stra- couvrant quasiment tout le cheminement vers
tégies visant à cacher la situation de la mère l’inclusion des mères et de leur enfant, même
célibataire sont les plus fréquentes. D’après les si elles sont loin de répondre à l’ensemble
témoignages que nous avons recueillis, aucune des besoins. Ces expériences sont le fruit de
mère, ou nombreuses années de travail de la part des
presque, ayant associations et de certains agents des services
décidé d’as- publics œuvrant pour la défense des droits des
sumer seule femmes. Découvrons-les.
s on enf ant
ne dévoilera
la vérité sur
32
Cette liste est loin d’être exhaustive. Elle inclut les organismes que nous
avons rencontrés (certaines associations ayant décliné nos sollicitations
le fait que sa pour un entretien, d’autres n’ayant pas pu être rencontrées).

Défense des droits 73


et inclusion sociale
La prise en charge
d’urgence 
Des réponses aux premiers besoins
Envisager un projet de vie de la mère avec son enfant n’est possible qu’une fois la question des

L
besoins immédiats résolue, même de façon très provisoire.
’aide matérielle d’urgence, ses droits et sur l’accès aux soins et, surtout,
l’accès aux soins et à la de lui trouver des solutions pour ses besoins
santé, l’orientation sur les immédiats.
droits, mais aussi l’écoute « Une mère célibataire qui n’arrive pas à prendre
font partie de ces réponses de décision est une mère qui ignore ses droits
immédiates que la majorité et ceux de son enfant. Seule, elle n’arrive pas à
des acteurs de terrain, qu’ils soient publics résoudre ses problèmes. L’une des premières
ou associatifs, arrivent à fournir aux mères, étapes est de lui parler de ses droits, en citant
tant bien que mal. Comme nous avons eu les articles de loi qui concernent sa situation,
l’occasion de le voir plus haut : ces mères pour qu’elle sache que des lois la protègent,
apparaissent le plus souvent la veille de leur pour lui redonner confiance en elle », explique
accouchement. Épuisées et apeurées, elles Houda Khemir, psychologue au sein du CDIS33
cherchent à cacher leur histoire. Pour beau- de Nabeul. Pour cela il faut de l’attention, de l’ob-
coup d’entre elles, l’avenir est en train de servation et une part d’orientation.
s’écrouler. Au Maroc, l’INSAF réalise une première écoute
dès la maternité. « On essaye de lui montrer
Ecoute et mise en confiance, deux piliers qu’elle n’est pas seule, on l’accompagne, on
Les professionnels que nous avons consultés l’aide », explique Laïla Benyahya, assistante
nous ont fait part de l’importance d’être à sociale. Et c’est bien cette aide pratique et
l’écoute de la mère célibataire et de la rassurer, concrète qui contribue à la mettre en confiance.
dès le premier contact, en adoptant une attitude Son interlocuteur peut gagner cette confiance
respectueuse et bienveillante. Ces premières s’il se montre clairement compréhensif et
séances d’écoute ont lieu dès qu’elle a accouché, bienveillant. « Au départ, elles me disent toutes
à la maternité, ou bien dans les locaux des asso- qu’elles ont été violées », commente Fatima
ciations lui venant en aide. Le but est de pouvoir Tassouiket, présidente et fondatrice de l’as-
suivre celle qui a décidé de garder son enfant ou sociation Widad pour la Femme et l’Enfant, à
de réconforter celle qui hésite. L’objectif est aussi Marrakech, la seule structure proposant un
de connaître son histoire, ses origines, décou-
vrir ses faiblesses et ses atouts, l’informer sur 33
Les Centres de Défense et d’Intégration Sociale (CDIS) sont des organismes
sous la tutelle du ministère tunisien des Affaires Sociales (MAS).

74 Mères célibataires
au Maghreb

On essaye de lui montrer qu’elle n’est pas seule, on
l’accompagne, on l’aide.

hébergement aux mères célibataires dans la


région. « Nous commençons par leur expli-
quer notre point de vue sur leur situation. Puis
quand elles ont compris notre démarche, elles
se mettent à raconter leur relation amoureuse
et ne parlent plus de viol. »
La mise en place de cette écoute et de cette rela-
Laïla Benyahya, assistante sociale à l’INSAF

déclenché. Nous avons constaté sur place que


cette situation créait un lien de dépendance diffi-
cile à couper.
Concernant les soins de santé, la plupart
de mères célibataires étant contraintes de
se cacher, elles ne bénéficient d’aucun suivi
pendant leur grossesse. Celles-ci sont considé-
tion de confiance dans une situation d’urgence rées à risque et engendrent souvent des compli-
pose des jalons déterminants pour la suite. cations pour la mère ou pour l’enfant. La prise
en charge de la santé de la mère dès le premier
La santé et l’aide matérielle d’urgence contact est ainsi une priorité majeure pour les
Les acteurs des associations que nous avons associations. En outre, leur intervention induit
consultées disent tous commencer par tenter une prise en charge bienveillante de la part des
de fournir à la mère en détresse un minimum professionnels de santé.
vital : du lait, des couches, la marche à suivre Au Maroc, seul l’accouchement en mater-
pour obtenir une prise en charge médicale ou nité publique est gratuit. Les autres soins
un suivi gratuit à l’hôpital pour soi et pour son et examens sont généralement payants à
bébé. Ils peuvent même proposer aux unes une moins que la personne ne dispose d’une
aide pour payer le premier loyer, aux autres une carte nommée « Ramed », fournie à celles
place dans une structure d’accueil, un soutien qui ne bénéficient d’aucun régime d’assurance
psychologique ou une prise de contact avec la maladie obligatoire. Mais les mères céliba-
famille pour entamer ou tenter de renouer le taires n’y ont que très difficilement accès,
dialogue. Tout est bon à prendre. car un certificat de résidence est nécessaire
Mais certaines associations échouent à mettre pour l’obtenir. Or, souvent chassées par leur
en place des projets de long terme permettant famille, la plupart d’entre elles n’ont pas de
aux mères de s’autonomiser. Il n’est donc pas domicile fixe !
rare de voir des structures qui continuent de L’INSAF à Casablanca, 100% Mamans à Tanger
les aider matériellement pendant des années, ou Widad à Marrakech prennent en charge les
sans qu’un processus d’autonomisation ne soit soins et les examens de suivi pendant la gros-

Défense des droits 75


et inclusion sociale
sesse et après l’accouchement. Ces associations hébergées par Amal. Cette association a mis
le font dans la limite de leurs moyens financiers en place un partenariat avec l’hôpital Mongi
et en ayant recours à un réseau de médecins Slim de Tunis (situé près de leur foyer) pour que
généralistes et de spécialistes partenaires qui l’accès aux soins soit gratuit pour les mères et
acceptent de travailler gratuitement ou à tarifs leur enfant.
sensiblement réduits. L’INSAF s’est même doté En Algérie, la prise en charge de la grossesse
d’un service de santé. Une aide-soignante et une est gratuite pour toutes les femmes. Mais
puéricultrice y assurent le suivi des mères et le système public souffre notamment d’un
des enfants hébergés. La gratuité des médica- manque accru de professionnels et d’appareils
ments est accordée à la mère, même après son disponibles, puisque les délais imposés pour la
départ du foyer, et ce jusqu’à ce que l’enfant ait réalisation d’analyses ou de consultations sont
trois ans. Suivant leurs besoins, l’association les souvent très longs. Par exemple, il est difficile
oriente vers les médecins partenaires et prend d’obtenir une date pour passer une échographie
en charge une partie des frais. dans un délai raisonnable, que l’on soit mariée
En Tunisie, la gratuité des soins de santé pour ou pas. Cette difficulté n’est donc pas spécifique
la femme et son enfant dépend d’un avis favo- aux mères célibataires. Celles qui en ont les
rable des assistantes sociales. Pour l’enfant moyens financiers font appel au système privé.
« né hors mariage », une carte donnant accès Les associations, de leur côté, mettent en rela-
à des soins gratuits est délivrée par le ministère tion les mères avec des médecins partenaires
de la Santé, d’une validité de trois mois renou- pratiquant la gratuité des examens. C’est le cas
velables selon l’appréciation d’une assistante de SOS Femmes en Détresse et de FARD à Oran.
sociale. Pour l’accès gratuit aux soins de la mère, Les permanents de FARD ont réussi à sensibi-
il existe un carnet fourni aux familles nécessi- liser certains des professionnels de deux centres
teuses, très difficile à obtenir. Dans ces deux cas, médico-sociaux avec lesquels ils travaillent, ce
les démarches sont lourdes et pas aisées en qui facilite l’accueil des mères, sans que rien ne
cas de maladie et de besoins urgents, malgré soit cependant formalisé.
l’intervention des associations.
« Parfois le délai de la carte est déjà dépassé
lorsqu’on l’obtient, alors que l’enfant en a besoin L’hébergement d’urgence
d’urgence. Une mère célibataire ne peut pas « Les premiers mois en général, elles vivent
payer les frais d’une opération ou des séances dans leur famille car on ne voit pas encore leur
de kinésithérapie pour son bébé. Il faut que les ventre. Mais entre le quatrième et le cinquième
assistantes sociales des hôpitaux facilitent le mois, elles doivent fuir et partent un peu n’im-
renouvellement de cette carte. Lorsqu’il y a porte où. Même la plupart de celles qui étaient
urgence, elles devraient intervenir pour que en colocation ou qui louaient une petite chambre
l’enfant soit pris en charge, avec ou sans carte, se retrouvent sans toit, car leur propriétaire les
quitte à régler après les aspects administratifs », mettent dehors dès qu’ils découvrent leur gros-
plaide Inès Aouadi, assistante sociale respon- sesse. Elles deviennent sans domicile et sans
sable du suivi social et juridique des mères emploi fixes. Leur grossesse se passe dans des

76 Mères célibataires
au Maghreb
conditions vraiment très difficiles », décrit Hajiba reste un problème majeur, les associations ne
Charkaoui, assistante sociale, coordinatrice du pouvant pas répondre à toute la demande et
Projet Maternités Publiques de l’association l’offre publique étant trop limitée. La plupart des
INSAF à Casablanca. associations proposant une solution d’héberge-
Ce récit – que l’on entend si souvent – résume ment – comme l’AFAD et parfois SOS Femmes
le drame de ces femmes et illustre l’urgence en Détresse34 en Algérie, ou 100% Mamans et
qu’elles ont de trouver un hébergement. Car l’INSAF au Maroc – l’envisagent comme une
sans cette aide, soit elles se retrouvent à la rue solution d’urgence, tout en fournissant à la mère

﴿
avec leur enfant, soit elles l’abandonnent pour un soutien multiforme afin de préfigurer un vrai
réintégrer leur famille. On le voit très claire- cheminement vers sa réinsertion.
ment : l’absence d’hébergement est le premier
frein majeur au projet d’inclusion de la mère
avec son enfant. L’absence d’ hébergement est le
Selon les régions, trouver cet hébergement
d’urgence peut s’avérer une mission quasi- premier frein majeur au projet
ment impossible, les associations le proposant
étant généralement débordées. La situation
d’ inclusion de la mère avec son
est encore pire pour les mères vivant dans des enfant
zones reculées car elles ne disposent souvent
pas de moyens pour voyager vers les grandes
villes. Nous avons été témoins à Béni Mellal (ville Les mères séjournent quatre mois en moyenne
située au centre du Maroc) d’une jeune mère dans ces associations. Le travail réalisé avec
célibataire qui ne souhaitait pas abandonner son elles inclut différents volets visant à les aider au
enfant, qui n’avait pas où aller ni les moyens de maximum dans leur processus de reconstruc-
se déplacer vers une autre ville. L’association tion durant leur séjour : soutien psychologique,
locale INSAT, ne pouvant pas lui offrir d’héber- médico-social, professionnel, pour la relation
gement, a financé son trajet pour Casablanca, mère-enfant, la médiation familiale. Nous trai-
afin qu’elle soit accueillie par l’INSAF. terons plus longuement de leurs expériences
Au Maroc, la culture associative donne la prio- ci-après.
rité à l’intégration des mères pendant leur
grossesse, même si cela doit se passer tardi-
vement. D’une part, il est très rare qu’une femme
se dévoile avant le sixième mois de sa gros-
sesse. D’autre part, souvent les associations ne
disposent pas de moyens pour les prendre en 34
SOS Femmes en Détresse ayant comme priorité d’accueillir et de protéger
charge avant le huitième mois. Dans ce pays, les femmes victimes de violences, et les cas de violences étant divers et
tout comme en Algérie, l’offre d’hébergement nombreux, les mères célibataires restent une minorité. L’association en a
accueilli 15 ces deux dernières années.

Défense des droits 77


et inclusion sociale
L’expérience de l’association Amusnaw en pays kabyle
Tizi Ouzou, chef-lieu de la Wilaya circuler très vite l’information. leur enfant. Pour l’hébergement,
du même nom, emblème de Dans cette région – tout comme Amusnaw est souvent obligée
la Kabylie aux côtés de Béjaïa, dans le reste du pays – il est de se tourner vers les centres
région montagneuse à l’est plutôt rare qu’une mère céliba- publics ou associatifs d’Alger,
d’Alger délimitée au nord par la taire garde son enfant. leur ville ne proposant pas de
Méditerranée. Dans ces contrées solution d’urgence. Pour une
à l’identité amazigh, une associa- assistance juridique, l’associa-
tion à vocation culturelle, Amus-
Aide d’urgence tion compte sur l’aide d’avocats
Les mères venant demander
naw, milite pour les droits de bénévoles. Enfin, pour l’insertion,
de l’aide ou une orientation à
l’homme et combat les violences Amusnaw dispense des cours
Amusnaw arrivent en géné-
faites aux femmes et aux enfants d’alphabétisation et les informe
ral au quatrième ou cinquième
depuis 1992. Cette structure au sujet des formations propo-
mois de leur grossesse, grâce
est également confrontée aux sées par des centres publics ou
au bouche à oreille ou parce
besoins des mères célibataires privés.
qu’elles sont orientées par la DAS
de sa région, souvent désempa- En 2014, l’association a mis en
ou les hôpitaux. L’association les
rées. place une première expérience
accompagne dans la recherche
«  Il y a beaucoup de critiques, de formation de femmes à la
de solutions selon les besoins
les filles doivent changer de ville réalisation de pâtisseries tra-
de chacune. «  Nous les écou-
pendant toute la période de leur ditionnelles. Durant trois mois,
tons, elles nous racontent ce qu’il
grossesse  », explique Tassa- 15 mères célibataires parmi les
s’est passé, et nous essayons de
dit Guettaf, une professionnelle 50 femmes inscrites à cette for-
faire de la médiation entre elles
de la communication engagée mation, en ont bénéficié. Le fait
et le père de l’enfant. La plupart
et secrétaire-générale adjointe de vendre ces gâteaux tradition-
du temps, c’est un échec, mais
bénévole du bureau d’Amusnaw. nels aux commerçants du quar-
nous essayons tout de même de
Durant cette période, elles vivent tier les aide à se relever, même
les convaincre que cet enfant-là
cachées, généralement chez des si cela ne suffit pas. Parmi elles,
deviendra une victime alors que
amis ou des parents complices, deux femmes auraient pris la
s’ils en prennent soin, le pro-
qui décident de les protéger. décision de garder leur bébé.
blème sera résolu  », raconte
Au-delà de la stigmatisation, les L’association tente néanmoins de
Tassadit.
filles tombant enceintes hors maintenir le contact avec toutes
La militante féministe Faroudja
mariage sont parfois en dan- pour les suivre et continuer à les
Moussaoui est vice-présidente
ger de mort dans cette région, sensibiliser afin qu’elles puissent
d’Amusnaw et responsable de sa
tant le code de l’honneur des éviter une nouvelle grossesse
cellule d’écoute pour femmes et
familles a de l’importance, tant non désirée. «  Elles pourront
enfants victimes de violence. Elle
il est défendu, par les frères servir d’exemple à celles qui arri-
nous explique que pour les soins
notamment… « Les frères in- veront après elles. »
et les analyses, l’association
fluencent les parents pour
préfère accompagner les mères
qu’ils rejettent leur fille et nous
recevons des menaces de leur
lors de leurs visites de suivi de Des barrières invisibles au projet
part », dit-elle.
leur grossesse afin d’éviter les de garder son enfant…
risques de stigmatisation par les Faroudja Moussaoui nous rap-
La Kabylie est une région majori- professionnels de santé et pour pelle qu’une mère souhaitant
tairement rurale, les villes y sont défendre leurs droits, comme garder son enfant doit s’armer
petites et le bouche à oreille fait celui de transmettre leur nom à de courage, car en Algérie

78 Mères célibataires
au Maghreb
pour aider les mères
beaucoup de barrières sont
imposées aux femmes seules En Algérie, retour en arrière !
avec enfant. Ne serait-ce que
de trouver un propriétaire qui
En Algérie, l’hébergement est un problème
accepte de lui louer un appar- majeur. Dans le passé, les maternités offraient
tement est déjà un parcours du des lits aux femmes à partir du septième mois
combattant. Garder son emploi de grossesse. Cette mesure permettait de
représente une autre difficul- veiller sur leur santé mais aussi de les protéger
té majeure. L’association a vu
contre les crimes d’honneur et contre les réac-
des cas des femmes licenciées
parce qu’on avait découvert tions furieuses des hommes de la famille.
qu’elles étaient mères céliba- Cette pratique était l’héritage d’une époque
taires. hélas révolue, où la protection et l’accompa-
Ensuite, elle devra sans cesse gnement des mères célibataires étaient prévus
prouver qu’elle est la mère de par une loi : le Code de la Santé Publique de
son enfant, dans les différentes 1976, qui visait à prévenir l’abandon d’enfants.
situations de la vie courante. Et
cet enfant sera confronté à la
Ce texte, qui a été abrogé en 1985, consacrait
stigmatisation durant toute sa un chapitre entier à la protection et à la prise
scolarité : on saura qu’il n’a pas en charge des mères célibataires en Algérie. Il
de père et on médira autour de stipulait que « le service social se doit d’assurer
lui. « Une mère seule n’existe pas la recherche d’un emploi et d’une éventuelle
et n’a aucun statut juridique  »,
paternité » pour ces femmes35 ! Grâce à cette
explique-t-elle. De guerre lasse,
elle finit par abandonner son loi, des maisons maternelles accueillaient les
enfant. femmes enceintes à partir du septième mois
Le harcèlement des mères de grossesse (voire moins en cas de nécessité)
célibataires par des réseaux et prenaient soin de la mère et du nourrisson
criminels constitue une autre
jusqu’à ses trois mois environ. Plusieurs assis-
cause grave d’abandon d’enfant.
Faroudja et bien d’autres asso- tantes sociales et sages-femmes que nous
ciatifs en Algérie mais aussi en avons rencontrées nous ont parlé de cette aide
Tunisie et au Maroc nous ont aujourd’hui révolue.
fait part de ces incitations abu- Actuellement, presque aucune maternité
sives destinées à convaincre la n’accepte de mère avant l’accouchement. Le
mère d’abandonner son bébé en
échange d’une somme d’argent. centre Dar Al Hassana de Z’Ghara à Alger,
«  Nous avons reçu des témoi- sous tutelle de la wilaya, serait la seule institu-
gnages en 2013 et une enquête tion publique en Algérie qui héberge les mères
policière, ouver te à notre avec leur bébé. Nous n’avons pas obtenu le
demande, est en cours », dit-elle. droit de visiter cette institution, qui n’a pas
bonne réputation.

35
Enquête Algérie – Schéma d’acteurs Pour une meilleure insertion sociale
et professionnelle des mères célibataires au Maghreb 2012-2015, Aïcha
Berriche-Bencheikh El Fegoun et Emilie Barraud, 2013, Santé Sud, p.17.

Défense des droits 79


et inclusion sociale
Les six36 autres centres publics d’hébergement publiques acceptent d’abriter des femmes
du pays accueillent aussi bien des femmes enceintes ou qui viennent d’accoucher mais
enceintes que des populations en détresse qui ne sont pas sûres de garder leur bébé.
rencontrant toutes sortes de problèmes. En Seules trois structures publiques37 dans toute
revanche, ils n’admettent pas les mères avec la Tunisie offrent un hébergement d’urgence
leur bébé… Certains y voient une terrible gratuit aux femmes célibataires sur le point
incitation à l’abandon d’enfants. Malgré nos ou venant d’accoucher : les Centres d’Enca-
nombreuses demandes, nous n’avons pas pu drement et d’Orientation Sociale (CEOS), struc-
rencontrer de représentants du ministère de la tures qui dépendent du ministère des Affaires
Solidarité et de la Direction de l’Action Sociale Sociales. L’un se trouve à Tunis, l’autre à
(DAS) pour aborder ce problème. Sousse et un troisième a récemment ouvert
« Dans l’urgence, nous arrivons à convaincre à Sfax. Ces lieux sont réservés à celles et ceux
la mère d’accepter un hébergement de qui ne disposent d’aucune solution autre que
quelques jours à l’hôtel, le temps de trouver la rue.
des personnes acceptant de lui payer une loca- Ces organismes prennent en charge des
tion entre trois et six mois. Ce qui n’est pas sans personnes en état de grande précarité – ce
poser problème », explique Fatma Boufenik, qu’ils appellent des «  cas sociaux  »  : des
professeur à l’université d’Oran et présidente personnes âgées ou malades sans domicile
de l’association FARD. Parmi ses différentes fixe, des adultes en situation de rupture fami-
missions, FARD soutient chaque année en liale et des familles déstructurées et leurs
moyenne une petite dizaine de mères céliba- enfants parfois. Ils accueillent les mères
taires, âgées de 16 à 35 ans. Fatma affirme que célibataires à partir du septième mois de
leur tout premier besoin est justement celui de grossesse et pour un délai d’une durée maxi-
trouver un toit pour être en lieu sûr jusqu’à leur male de 15 jours à partir de l’accouchement.
accouchement. « Souvent nous sommes leur Chaque année, elles sont une soixantaine
dernier recours », nous explique-t-elle. Celles de femmes à passer par le centre de Tunis,
qui disposent d’un minimum de ressources et envoyées par des associations ou par les
de contacts se débrouillent autrement. services sociaux des hôpitaux et des mater-
nités publiques de tout le pays.
En Tunisie, l’ultime solution… La majorité des mères accueillies par le
En Tunisie, même si la prise en charge de la CEOS ne désirent pas leur grossesse, m’ex-
mère célibataire peut s’avérer remarquable plique-t-on. La plupart ne disposent pas non
(par exemple, dans le foyer de l’association plus de moyens pour garder leur enfant. Il n’est
Amal), avant l’accouchement la situation pas rare que les mamans y arrivant ne soient
est souvent dramatique : peu de structures encore jamais allées dans une maternité ou un

36
Enquête Algérie – Schéma d’acteurs Pour une meilleure insertion sociale 37
Au moment de notre visite au CEOS de Tunis, en avril 2014, la direction
et professionnelle des mères célibataires au Maghreb 2012-2015, Aïcha m’avait fait part du projet d’ouverture d’un troisième centre dans le pays,
Berriche-Bencheikh El Fegoun et Emilie Barraud, 2013, Santé Sud, p.33. à Sfax, ce qui nous a été confirmé plus tard.

80 Mères célibataires
au Maghreb
hôpital pour effectuer une visite de contrôle. semble plein de bonnes intentions, mais il est
Le centre oriente les mères et met en place impuissant. Le centre n’a pas de ressources
des solutions pour l’accès aux soins de base et offre ce qu’il peut à une population mise en
(en concertation avec la maternité Wassila marge de la société.
Bourguiba pour le suivi de la grossesse et Le personnel me fait état du tabou entourant
l’accouchement), aux moyens de contracep- les grossesses hors mariage et de la pression
tion (avec le planning familial), à l’hygiène et exercée sur ces femmes par la société, qui ne
à l’alimentation. Le centre propose également les accepte pas. « On aimerait que la période
un accompagnement psychologique ponctué qu’elles passent ici ne soit pas un passage à
d’entretiens individuels et collectifs visant vide. Or, on n’a pas de moyens pour envisager
à apaiser les jeunes mamans et à favoriser un projet de vie avec elles. Ici, elles gèrent
l’échange et la prise de parole. leur quotidien, rien d’autre », nous confie un
À la demande des mères, les équipes du travailleur social. Le projet de vie, lui, n’est
centre tentent d’entamer une médiation avec abordé que plus tard, nous le verrons, au sein
leur famille ou avec le père de l’enfant. Les d’associations comme Amal ou Beity, à Tunis,
cas de réussites (une mère décidant de garder grâce à l’action de la société civile.
son enfant) sont plutôt rares. Ici, comme Mais le fait est que les associations assurant
partout ailleurs dans cette partie du monde, un suivi pour ces mères célibataires sont bien
la plupart des parents acceptent leur fille lors- obligées de collaborer avec le CEOS. Et elles
qu’elle revient à la maison après avoir décidé ne se plaignent pas pour autant, car il s’agit
de se séparer de son enfant. Le centre prend de la seule solution d’hébergement d’urgence
également en charge les démarches adminis- à leur disposition, en attendant de trouver une
tratives et le lien avec le DPE. place ailleurs pour la mère avec son bébé ou
À Tunis, le CEOS est situé à Zahrouni, un de préparer leur séparation.
quartier très périphérique et très pauvre. Une Le CEOS de Tunis oriente les mamans vers
fois dépassé le bâtiment principal qui abrite l’association Beity (Tunis) ou – pour celles
les bureaux techniques et la direction, se qui souhaitent garder leur bébé – vers Amal,
présentent à la vue, sur un terrain aux dimen- qui les accueille. Les besoins en héberge-
sions assez considérables, cinq bâtiments ment sont considérables en Tunisie. À titre
servant d’unités de vie – que l’on n’hésite pas d’exemple, sur les 90 mamans qui sont allées
à nommer parfois de « pavillons ». Ce sont chercher de l’aide auprès d’Amal en 2013,
des maisons blanches, vastes mais posées 80 % avaient comme besoin prioritaire un
sur un paysage triste, qui dégage une sensa- hébergement.
tion de solitude inimaginable. Le personnel

Défense des droits 81


et inclusion sociale
Vers l’autonomisation
sociale et professionnelle
de la mère avec son enfant
Le chemin vers l’inclusion sociale d’une mère célibataire peut être très long dans une société
qui la refoule et dans un pays qui ne respecte pas ses engagements pour les droits des femmes
et des enfants. Car, à tout moment, de par la fragilité inhérente à sa situation, sa vie avec
son enfant peut de nouveau dérailler. Et le projet de le garder peut tomber facilement à l’eau.
Nous découvrirons ici les pratiques et les expériences qui contribuent à les soutenir et à les
accompagner dans leur démarche d’inclusion sociale.

La mère, l’enfant et leur environnement :


vers l’inclusion sociale
L’accompagnement vers l’autonomisation de la mère avec son enfant implique un ensemble d’actions très variées qui
ne se résument pas au seul volet professionnel, aussi important soit-il. Il y a également tout ce qui peut lui permettre
de reprendre confiance en elle et de se voir à nouveau actrice de sa vie et non seulement victime. Cet accompagnement
inclut la mise en place d’une médiation afin qu’elle reprenne contact avec sa famille, ce qui représente une solution idéale
mais difficile à mettre en œuvre. Il doit aussi l’aider à prendre conscience de ses droits et des démarches administratives
et juridiques à entreprendre, beaucoup plus stratégiques et importantes que l’on ne peut le supposer.

La médiation familiale et l’assistance juridique :


dès le départ, deux priorités
A mi-chemin entre la prise en charge d’urgence et un processus long (voire très long), d’accompagnement
à l’inclusion sociale de la mère avec son enfant, la médiation familiale et l’appui administratif et juridique
sont deux volets fondamentaux.

G énéralement, toute association venant


en aide à ces femmes propose systé-
matiquement les deux. C’est, en
quelque sorte, leur socle commun et il est
indispensable en effet !
La médiation familiale est souvent considérée
comme la meilleure solution pour l’avenir de
la mère qui garde son enfant. Car la famille
reste, dans la majorité des cas, son plus impor-
tant repère et rempart, et ce même si elle l’a

82 Mères célibataires
au Maghreb
rejetée. Les acteurs sont unanimes au sujet de d’écoute pour femmes victimes de violences de
l’importance d’une médiation avec la famille l’association Ennakhil, à Marrakech. Le centre
de la mère, en concertation avec celle-ci. A tel reçoit en moyenne une vingtaine d’appels à
point que presque tous le font, d’une manière l’aide par jour, dont 5 % émanent de mères
ou d’une autre, quels que soient leurs moyens.  célibataires. Pour Zekia, la médiation est un
La psychologue et consultante marocaine processus long, difficile, mais primordial. La
Nadia Cherkaoui38 insiste en effet fortement moitié des mères célibataires qu’ils orientent
sur le fait que « la réinsertion en milieu fami- acceptent l’idée d’une médiation avec leur
lial est perçue par les mères comme étant la famille ou leur partenaire.
meilleure solution pour elles. Même lorsque En Algérie, on nous fait tout de même part
vous leur offrez tout en matière de prise en d’un phénomène nouveau, datant d’une dizaine
charge (travail, logement, soins, aide pour l’en- d’années : des pères ou des frères viennent
fant), elles restent focalisées sur ce qu’elles eux-mêmes accompagner leur fille ou leur
ressentent comme un trauma persistant  : sœur jusqu’aux associations, pour qu’elles y
l’éviction par leur famille. Ce rejet est perçu restent le temps de « trouver une solution ».
comme une immense violence. Pour la majo- C’est un cas de figure de plus en plus fréquent,
rité, une inclusion dans ‘la structure familiale semble-t-il, même s’il reste encore minoritaire.
perdue’ apparaît comme une priorité ». Le raisonnement est toujours le même : débar-
Les acteurs que nous avons rencontrés ont rasser la mère célibataire de « ce problème »
pour méthode de sensibiliser un membre de qui est perçu comme un fardeau qui ruinera sa
la famille ayant plus d’ouverture d’esprit et une vie et son avenir.
relation de proximité avec la femme enceinte. Une médiation entamée ne signifie pas néces-
Cette personne aura ensuite la mission de sairement qu’une réconciliation avec la famille
sensibiliser les autres membres de la famille. est en cours. Mais le fait d’avoir une personne
En général, il s’agit des sœurs, des cousines ou qui soit sensible à la situation de la mère repré-
d’une tante, parfois d’un oncle. sente déjà une énorme victoire pour ces profes-
Il est très rare que cette personne ressource sionnels qui l’accompagnent. « Une médiation
soit le frère ou le père qui, eux, cristallisent est réussie si au moins tu arrives à communi-
dans ces sociétés le refus de ce type de situa- quer avec une personne au courant de la situa-
tion, suscitant ainsi toutes les peurs chez la tion et si elle accepte de visiter la mère. C’est
mère célibataire. « Il est courant que le père déjà très positif pour elle, pour sa psychologie, de
soit prêt à expulser aussi sa propre femme voir un de ses proches commencer à lui parler,
si celle-ci revient à la maison avec leur fille parfois même à venir la voir. C’est excellent
enceinte ou avec leur fille et son bébé », nous pour nous », explique Inès Aouadi, assistante
explique Zekia Chramo, coordinatrice du centre sociale au foyer d’Amal, à Tunis. L’impact sur
l’état émotionnel de la mère est considérable.
Une médiation est également réussie lorsque
38
Auteur notamment de la seule enquête nationale sur le sujet, Le Maroc des le choix de la mère est respecté. Chaque situa-
mères célibataires – ampleur, réalité, actions, représentations, itinéraires
et vécus, Nadia Cherkaoui, 2010, INSAF, 335 pages. tion est unique et demande une approche

Défense des droits 83


et inclusion sociale
particulière. « La médiation familiale est définie L’assistance administrative et juridique :
d’abord par la maman elle-même, qui nous
un levier stratégique !
indique quelle est sa relation avec sa mère et
L’assistance administrative et juridique est
s’il y a quelqu’un dans sa famille – ou parmi ses
indispensable à l’intégration et à la formalisa-
voisins, ses amis – sur qui s’appuyer », explique
tion de la nouvelle situation de la jeune mère.
Besma Telmoudi, directrice de l’association
La priorité, donner un nom à son enfant. C’est
Enfance Espoir à Gabès. « On travaille aussi
fondamental pour son avenir, surtout dans les
pour que la famille puisse l’aider, ne serait-ce
pays où il est désormais possible de porter un
qu’en gardant le bébé, afin qu’elle parte en
nom patronymique, fût-il vrai ou fictif, comme
formation ou puisse travailler, et pour qu’elle
en Tunisie ou au Maroc, et donc d’éviter les
se sente rassurée, sereine et fasse ce qu’elle a
préjugés des sociétés qui reconnaissent les
à faire. Quand la famille voit que cette fille est
enfants naturels à leur nom de famille… et
sérieuse, travaille et va à la formation, elle se
leur ferment les portes, comme c’est toujours
sensibilise. »
le cas en Algérie. La mère doit régulariser sa
En pratique, convaincre la famille d’accepter
situation, pour l’enfant, pour elle-même, mais
que la mère célibataire revienne avec son
aussi pour sa famille, car quand l’enfant porte
bébé reste une tâche très difficile. Nous avons
un nom, la famille de la mère accepte plus faci-
remarqué que cette problématique, déjà si
lement de les réintégrer en son sein. L’impact
complexe au Maroc et en Tunisie, semble parti-
est donc considérable.
culièrement aiguë en Algérie. À SOS Femmes
Dès qu’un nom est donné à l’enfant – et que sa
en Détresse, on nous raconte avoir été témoin,
paternité est reconnue, dans une minorité des
en tout et pour tout, de huit cas de familles
cas – l’étape suivante consiste à demander au
ayant accepté cette situation en presque 25
père le versement d’une pension alimentaire.
ans d’existence de la structure. Là encore, la
Différentes associations mettent en place ce
condition était de cacher la réalité avec le voile
genre de démarches au Maroc ou en Tunisie.
du mensonge. L’enfant serait ainsi un enfant
Beity à Tunis ainsi qu’Amal font appel à des
adopté par la famille. D’après l’association, la
avocats bénévoles, en collaboration avec l’As-
réalité n’a été dévoilée dans aucun des cas
sociation Tunisienne de Femmes Démocrates
depuis. Et même si les personnes de l’entou-
(ATFD). C’est aussi le cas d’une bonne partie
rage s’en rendent compte, jamais la famille
des pouponnières qui se consacrent aux mères
n’assume cette vérité, craignant d’être désho-
célibataires.
norée et mise au ban de la société. Il est égale-
Les démarches administratives et juridiques
ment arrivé que des mères célibataires aient
demandent du temps et de l’énergie. Cette
rencontré des hommes souhaitant se marier
assistance implique en pratique un suivi de
avec elles et reconnaître légalement leur
long terme et une relation durable de la mère
enfant. Et ils l’ont fait, même si c’est interdit et
avec l’association. « Ce sont des dossiers qui
si « c’est péché » !

84 Mères célibataires
au Maghreb
﴿
médiation familiale ont ainsi en commun de
servir de formidables portes d’entrée pour
qu’un lien de confiance se crée entre la mère et
Quand l’enfant porte un l’association. Ce lien qui se tisse dans la durée
nom, la famille de la mère permet un véritable suivi et un réel accompa-
gnement.
accepte plus facilement de les Outre une assistance juridique effective, les
associations jouent un rôle pédagogique
réintégrer en son sein. important dans la transmission à ces mères
d’informations au sujet de leurs droits et
devoirs. Perdues et sans orientation, ces
prennent énormément de temps, c’est une rela-
femmes retrouvent en partie leur courage
tion continue, il n’y a pas de dossier clos, car quand elles découvrent que des textes les
on est comme une famille », explique Basma protègent. Il faut aussi qu’elles connaissent
Abidi, l’assistante sociale référente du foyer les risques qu’elles encourent (dans les cas
des mères d’Amal. L’assistance juridique et la d’adultère, par exemple).

[\

Défense des droits 85


et inclusion sociale
‫٭‬ La responsabilisation au travers de l’orientation.
L’expérience de l’INSAF sur le terrain administratif : changement de cap.
L’orientation administrative et juridique repré-
sente 65 % des nouvelles demandes annuelles
faites à l’association INSAF (évaluées à environ
700 39 par an, en 2013 et 2014). Ce chiffre très
significatif illustre un besoin réel. Le rôle de l’as-
sociation est stratégique pour les mères. D’une
part, il leur faut un conseil avisé pour entamer les
procédures adaptées, car sur ce terrain certains
faux pas peuvent avoir des conséquences drama-
tiques. D’autre part, l’intervention de l’associa-
tion peut réellement faciliter les démarches des
mères célibataires, en simplifiant des procédures
exagérément compliquées, en sensibilisant leurs
interlocuteurs aux spécificités de leur situation afin
Un certain nombre d’expériences amères sont
venues conforter l’association dans le sens d’une
plus forte responsabilisation des mères. Souhaitant
tout faire pour les aider, les associatifs finissent
souvent par prendre des risques juridiques consi-
dérables. Un exemple nous est raconté par Hakima
El Hallani, assistante sociale responsable des
démarches administratives et juridiques à l’INSAF.
Au Maroc, des mères ayant accouché cachées
chez elles viennent pour régulariser la situation
de leur enfant sans registre de naissance, souvent
des années plus tard (cette pratique serait moins
courante aujourd’hui, mais toucherait une femme
sur dix tout de même). Dans ce cas, pour sollici-
qu’ils soient bienveillants avec elles et cessent de ter l’enregistrement de l’enfant, la mère doit faire
les stigmatiser. appel à trois témoins, dont la personne qui l’au-
Mais une tendance nouvelle apparaît dans les dis- rait éventuellement aidée à accoucher, et surtout,
cours et les pratiques de certaines associations deux hommes, sans nécessairement des liens de
marocaines que nous avons rencontrées, dont parenté avec elle. Cela complique véritablement la
l’INSAF : le souhait de promouvoir davantage la tâche… « Avant je me déplaçais, je recherchais des
responsabilisation des mères. Car tout cet accom- témoins, j’allais jusqu’à la kabla [la sage-femme],
pagnement ne doit pas laisser au second plan le ou bien la voisine. Je me déplaçais pour les sensi-
fait qu’il est important pour elles de se prendre biliser. Je me battais personnellement pour elles »,
en mains et d’assumer leurs responsabilités, explique Hakima. Le souci est qu’on lui a menti et
disent-ils. Ce propos venant d’associatifs qui sont qu’on s’est servi d’elle pour faire de fausses décla-
quotidiennement en contact avec les mères vise rations plus d’une fois.
à critiquer un comportement souvent jugé irres- Pour ces raisons, l’INSAF a mis en place en juil-
pectueux, exigeant et autoritaire, un phénomène let 2014 un nouveau système de responsabilisa-
décrit comme étant récent. tion des mères célibataires pour qu’elles mettent
« Elles se sont mises à nous confondre avec le ser- en place elles-mêmes leurs démarches, tout en
vice public et nous avons même vécu des situations s’appuyant sur l’orientation et le suivi de l’associa-
d’agression ici. Quand on fait le travail à leur place, tion. Les premiers résultats étaient jugés encou-
elles ne se rendent pas compte de la difficulté que rageants : sur 53 déclarations enregistrées à l’état
cela implique », explique Houda El Bourahi, direc- civil en août 2014, 25 ont été faites par les mères
trice opérationnelle de l’INSAF. Ce comportement elles-mêmes.
serait l’expression du sentiment de rejet dont elles Cet apparent repli, ne doit cependant pas éliminer
sont elles-mêmes victimes par ailleurs. le travail sur le terrain, complète Hakima: « Nous
devons toujours garder le lien avec le monde exté-
rieur, car les procédures peuvent changer, et c’est
39
Ce chiffre indique les nouveaux cas pris en charge chaque année par l’asso- en étant sur le terrain qu’on peut rester en contact
ciation parmi des milliers de sollicitations transmises à d’autres structures avec les gens. »
quand elles ne rentrent pas dans le cadre de son action.

86 Mères célibataires
au Maghreb
Au Maroc, un contexte défavorable et Pour ne pas se tromper de procédure
complexe rend l’orientation sur les droits et éviter une condamnation !
encore plus nécessaire Au Maroc, l’article 490 du Code pénal prévoit des
L’orientation administrative et juridique que les peines allant d’un mois à un an d’emprisonne-
associations fournissent aux mères revêt une ment pour « toutes personnes de sexe différent
importance stratégique toute particulière au qui, n’étant pas unies par les liens du mariage,
Maroc. Non seulement la législation est défavo- ont entre elles des relations sexuelles ». L’exis-
rable pour les mères accouchant hors mariage tence de cet article est à déplorer et son abroga-
et leurs enfants, comme elle alimente des tion fait partie du long plaidoyer des associations.
craintes surdimensionnées sur des situations Celles-ci expliquent que cet article est contraire
que l’on peut pourtant éviter lorsque l’on s’in- à la Convention sur l’élimination de toutes les
forme plus précisément. Et c’est bien pour cette formes de discrimination à l’égard des femmes
raison que le rôle des associations fournissant (Cedaw), que le Maroc a ratifiée en juin 1993
ce type d’orientation devient fondamental. Cette (publication au Bulletin officiel de janvier 2001),
première étape est peut-être aussi importante contraire à la Convention internationale des
que la prise en charge matérielle d’urgence. droits de l’enfant ratifiée par le Maroc en juin
Au Maroc, où le contexte demeure défavorable 1993 (publication au Bulletin officiel de décembre
et où le Code pénal et la société imposent des 1996) et également contraire au respect des
interdits, la mère doit connaître ses droits pour droits de la personne humaine.
savoir ce qu’elle est autorisée à faire. Il faut Mais il ne faut pas pour autant penser que la
qu’elle sache précisément quelle procédure mère sera systématiquement condamnée pour
suivre notamment lorsqu’elle souhaite faire avoir eu un enfant hors mariage. Il est vrai qu’elle
reconnaître une paternité que le père refuse, ou ne pourra pas porter plainte contre son parte-
si elle veut prouver l’existence d’une relation de naire, ni demander la reconnaissance de pater-
long terme et informelle niée par le père de son nité pour son enfant dans le cas d’une relation
enfant. Le cas le plus emblématique est celui éphémère. C’est d’autant plus regrettable que ce
de mariages par la Fatiha sans enregistrement cas est le plus fréquent. En revanche, elle pourra
civil préalable, où de nombreuses femmes se demander au juge du tribunal de la famille la
retrouvent mères en toute illégalité. reconnaissance de la paternité de son enfant,
Il faut également qu’elle connaisse ses devoirs et si elle peut prouver qu’elle était liée au père
les étapes administratives incontournables pour par des fiançailles ou un mariage traditionnel
légaliser des situations qui peuvent s’avérer (uniquement religieux, sous la Fatiha). Il est à
compliquées. Par exemple, lorsqu’elle accouche noter que désormais ces mariages sont interdits
en cachette, en-dehors du réseau des hôpitaux au Maroc40, mais encore amplement pratiqués,
et des maternités, et qu’elle résiste malgré surtout dans les régions les plus reculées.
tout soit à l’idée d’abandonner sauvagement
cet enfant soit à celle de le confier à autrui de 40
Rien n’empêche bien entendu la réalisation du mariage religieux, à condition
manière illégale. qu’il ait lieu après l’enregistrement formel de l’acte de mariage auprès des
autorités compétentes.

Défense des droits 87


et inclusion sociale
Le souci est qu’il arrive souvent41 que des En effet, au Maroc, jusqu’à il y a peu de temps,
mères ne s’étant pas renseignées auparavant la filiation aux deux parents n’était possible
sur leurs droits et sur le contexte juridique du que si l’enfant était né d’une relation légitime,
pays décident de porter plainte contre le père reconnue, c’est-à-dire, le mariage. Dans le
de l’enfant au tribunal d’instance, lorsqu’il cas d’une naissance à partir d’une relation
n’accepte pas de reconnaître la paternité (au sexuelle hors mariage, seule la mère était
lieu de s’adresser au tribunal de la famille). reconnue comme tuteur légitime, et l’enfant
Dans ce cas, c’est bien la mère qui risque ne pouvait avoir aucun lien juridique avec le
fort d’être poursuivie. En général, la consé- père biologique. L’enfant dans cette situation
quence pour la mère est non pas la prison était fortement stigmatisé, parce que sur son
mais un casier judiciaire entaché de la « zina » extrait d’acte de naissance figurait un trait à
(le pêché de l’acte sexuel hors mariage, de la place du prénom du père…
«  débauche  »). Bien que des peines avec Des changements récents dans les légis-
sursis soient les plus courantes, des cas d’in- lations, même s’ils n’ont pas réglé tous les
carcération nous ont également été relatées. problèmes, ont apporté un certain nombre
Selon l’enquête nationale Le Maroc des mères d’améliorations significatives, qui ont eu pour
célibataires – ampleur, réalité, actions, repré- conséquence d’encourager un plus grand
sentations, 526 condamnations pour débauche nombre de mères célibataires (mais aussi
ayant pour conséquence une grossesse ont eu de pères naturels) et de familles à pousser la
lieu en 2009 dans la région de Casablanca42. porte des associations pour légaliser des situa-
tions diverses. Ces législations sont le nouveau
La filiation et le nom : au Maroc, quelques Code de la Famille, qui est venu remplacer en
aménagements favorables malgré tout 2004 l’ancienne Moudawana (datant de 1957),
la loi relative à l’état civil modifiée en 2002 et
Au Maroc, la loi, toute défavorable qu’elle
la circulaire no 4 604 de 2010.
soit encore aux mères célibataires, rend
Prenons d’abord le nouveau Code de la Famille,
désormais possibles un certain nombre de
qui ouvre grand la porte aux mères (et aux
situations que l’on croyait pourtant inenvi-
pères) souhaitant établir la paternité de leur
sageables, comme la reconnaissance de la
enfant, sans pour autant qu’un mariage ne soit
paternité d’enfants nés hors mariage sans
obligatoire. La condition est qu’ils puissent
qu’un mariage n’en soit la contrepartie  !
prouver l’existence réelle de liens de fiançailles
comme nous explique Hakima El Hallani,
avant la naissance de l’enfant. L’article 156
assistante sociale en charge des démarches
offre en effet la possibilité d’établir la filiation
administratives et juridiques à l’association
avec le père biologique, lorsque l’existence de
INSAF.
fiançailles connues des deux familles peut être
prouvée ainsi que le constat d’une relation
41
Les associations que nous avons pu consulter semblent assez unanimes sexuelle « par erreur », et ce sans l’exigence
sur ce point.
d’un mariage en contrepartie. Il reste cepen-
42
Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité, actions, représentations,
itinéraires et vécus, Nadia Cherkaoui, 2010, INSAF, p. 87. dant à prouver l’existence de ces fiançailles, ce

88 Mères célibataires
au Maghreb
qui n’est pas une mince affaire. Celles-ci sont d’ailleurs ce qu’observent également de
très codifiées et représentent une promesse nombreuses autres associations que nous
mutuelle de contracter un mariage, ce qui peut avons consultées.
se matérialiser par la récitation de la Fatiha L’article 16 apportait aussi des améliorations
ou « l’échange de présents » en présence des notables, très clairement afin de légaliser les
deux familles. mariages informels. Il visait les mariages reli-
La situation s’avère compliquée lorsque le gieux, célébrés sous la Fatiha, très communs
père biologique ne souhaite pas reconnaître au Maroc encore de nos jours, malgré leur
son enfant. L’article 156 prévoit qu’il « peut être interdiction43. Il suffisait pour cela de fournir
fait recours à tous moyens légaux de preuve au tribunal les preuves du déroulement du
pour établir la filiation paternelle », ce qui peut mariage (témoignages, indices, etc.) et ce
inclure le test ADN, si la mère le demande et jusqu’en 2013.
si le juge l’autorise. En pratique cependant, le On voit que ces deux articles ont bénéficié
recours au test ADN est difficile, car il coûte aux mères et à leur enfant, mais uniquement
cher (plusieurs centaines d’euros) et la procé- dans les cas où une relation de plus long
dure peut s’avérer longue et lourde. « C’est terme existait avec le partenaire. En effet, le
une procédure très difficile, avec plusieurs plus souvent la mère est seule, l’enfant ayant
audiences, il faut que le partenaire soit présent été conçu dans une relation de concubinage
le jour de l’audience, il y a des difficultés pour très informelle, sans lien de fiançailles, voire
l’informer, cela peut traîner. C’est difficile et ça éphémère ou fortuite.
coûte beaucoup d’argent. Cela peut décourager Quant à la loi relative à l’état civil qui a été
les mères », commente Hakima. modifiée en 2002, elle permet d’attribuer un
La coordinatrice du centre d’écoute de l’asso- nom et un prénom paternels fictifs à l’enfant
ciation marocaine Ennakhil, Zekia Chramo, qui né de père inconnu. Cela a mis un terme à la
fournit de l’orientation et de l’accompagnement stigmatisation par l’extrait d’acte de naissance,
juridique aux femmes victimes de violences, ce qui est une avancée de taille. Aujourd’hui,
ainsi qu’aux mères célibataires, insiste sur le les acteurs interrogés s’accordent sur le
besoin de sensibiliser les personnes au sujet fait qu’il n’est plus possible de voir dans ce
du nouveau Code de la Famille, au Maroc. Il document qu’il s’agit d’un enfant né de père
est vrai que la nouvelle Moudawana a facilité inconnu. Pour ce faire, il faut avoir accès à
la reconnaissance de la paternité mais il ne la copie intégrale de l’acte de naissance. En
faut pas se tromper d’orientation. Pour que le revanche, un œil attentif peut encore le remar-
juge décide du recours au test ADN pour établir quer sur une carte nationale d’identité (CNI)44.
une paternité, il faut d’abord lui prouver que
l’enfant a été conçu dans le cadre de fiançailles 43
Rien n’empêche bien entendu la réalisation du mariage religieux, à condi-
(ou d’un mariage religieux). Or, la plupart des tion qu’il ait lieu après l’enregistrement formel du mariage auprès des
mères venant faire appel à Ennakhil tombent autorités compétentes.
enceintes à la suite d’une simple relation
44
Les CNI font encore référence au nom du grand-père paternel, ce qui a
pour effet de stigmatiser les enfants nés hors mariage (c’est le fameux
amoureuse totalement informelle. Et c’est « troisième nom »).

Défense des droits 89


et inclusion sociale
Enfin, la circulaire de 2010 permet aux mères tion hors mariage c’est un malheur pour la
de transmettre leur nom à leur enfant si elles famille. »
le souhaitent sans avoir à demander une auto- Pour l’enfant, la reconnaissance de la pater-
risation. Avant, il fallait que son père (son frère nité – déjà rare – ne règle pas tous les
ou son oncle) soit d’accord. problèmes. Certes l’enfant aura le nom de son
Malgré un contexte encore très difficile, on père, en plus de celui de sa mère, et ne souf-
ne peut pas nier les avancées mais avec une frira pas de la forte discrimination réservée
nuance importante tout de même : leur appli- aux enfants nés « sous X ». Mais si la recon-
cation n’est pas systématique dans le pays. naissance de la paternité ne se fait pas dans
« Il y a un souci de territorialisation de l’applica- le cadre de la preuve d’un mariage, l’enfant
tion de ces changements », explique Sarra Trifi, n’aura pas de filiation légitime. Une des consé-
coordinatrice du pôle mère-enfant à l’INSAF. quences en est qu’il ne deviendra pas l’héritier
Les raisons ? « Il y a à la fois l’ignorance, le des biens de son père.
manque d’information, mais aussi des convic- En cas de relations sexuelles en-dehors du
tions personnelles et la discrimination. » cadre légal du mariage civil, le seul moyen
de légitimer une paternité est de prouver
que les parents ont célébré le mariage par
En Algérie, les conditions (et les pratiques) la Fatiha avant la conception du bébé, nous
de la filiation explique Nadia Ait Zait. Dans ce cas, il faut se
En Algérie, la reconnaissance de la pater- présenter devant le juge avec deux témoins.
nité sera évidemment un fait essentiel pour Cela permet d’enregistrer le mariage à l’état
l’avenir de l’enfant – d’autant qu’aucune loi ne civil et ensuite de transmettre la filiation légi-
prévoit une attribution de nom patronymique time à l’enfant. Les parents ne souhaitant pas
fictif en cas de non-reconnaissance par le rester ensemble doivent par la suite divorcer.
père –, mais elle ne favorisera pas pour autant De même, la femme seule souhaitant établir
l’acceptation de la mère avec son enfant par la paternité pourra se présenter devant le juge
sa famille. Rien n’atténuera en quelque sorte des affaires familiales, mais à condition de
la marque de sa transgression… La mère céli- prouver là aussi l’existence de la cérémonie
bataire demeure très sévèrement jugée par par la Fatiha avec deux témoins. Pour prouver
la société, à commencer par ses proches. Tel la paternité du bébé, il lui sera aussi néces-
est le ton des témoignages que nous avons saire de demander au juge la réalisation du
recueillis là-bas. test ADN. Mais très peu de mères célibataires
Comme nous l’explique Maître Nadia Ait Zait, accèdent à cette solution, car non seulement
fondatrice du Centre d’Information et de Docu- elle leur est souvent refusée comme elle leur
mentation sur les Droits de l’Enfant et de la coûterait beaucoup trop cher. « On a essayé.
Femme (CIDDEF), « ici en Algérie, ce n’est pas Mais les demandes d’ADN sont rejetées tout
vrai que le fait d’avoir un enfant avec le nom le temps. J’ai eu des refus alors que les
complet facilite l’acceptation par les familles. mères pouvaient prouver le mariage par la
Le fait est que dès que la fille a eu une rela- Fatiha  », raconte Amel Reguieg, avocate à

90 Mères célibataires
au Maghreb
Alger et conseillère juridique à SOS Femmes Du côté de la mère, en revanche, la juriste
en Détresse. N’oublions pas non plus que les rappelle que la reconnaissance de la mater-
autorités algériennes n’admettent plus la nité rattache de fait juridiquement la mère à
célébration de la Fatiha avant la réalisation du l’enfant : « Il va avoir le nom et la nationalité
mariage civil et que le mariage civil est le seul de sa mère et il sera son héritier ainsi que
moyen légal de se marier en Algérie. celui de toute la lignée maternelle. La mère
Ce système est néfaste à plusieurs titres… Bien a le devoir de subvenir aux besoins de cet
que la paternité puisse être reconnue à tout enfant. »45 Si celui-ci n’est pas reconnu par
moment, elle sera dans la plupart des cas illé- son père, la filiation ne sera en revanche pas
gitime, si la Fatiha n’a pas été célébrée. L’en- complète. Le nom du père apparaîtra barré
fant aura ainsi le nom de son père, mais sera sur son extrait de naissance et il n’aura pas le
toujours considéré comme un enfant naturel, droit d’avoir un livret de famille. « Le problème
donc sans aucun droit. « Cela doit changer se pose à partir de l’âge de 12 ans, lorsque
parce que ce n’est pas possible que l’on condi- l’enfant va passer son examen de 6e, par
tionne la reconnaissance de paternité légitime exemple, et que tous doivent présenter leur
à un mariage légal. Il faut qu’on accepte que livret de famille. Il n’aura pas le sien », regrette
le père puisse reconnaître l’enfant, d’autant l’avocate Badia Tahdecht, conseillère juridique
que le test ADN est une preuve de paternité. et membre de l’association SOS Femmes en
Et encore ce test ne peut se faire que si le père Détresse. Et cela se verra, se remarquera, se
en est d’accord. Si la femme n’obtient pas son dira… L’avocate critique le vide juridique au
consentement, le juge rejettera sa demande de sujet de la filiation par le père : il faudrait que
recours au test ADN. Lorsque c’est le père qui le législateur règle ce problème, car il n’y a
le demande, et on l’a déjà vu, il peut reconnaître rien de pire pour l’enfant que de ne pas avoir
l’enfant », explique Nadia Ait Zait. Il est à noter de filiation complète.
que des dénonciations nous sont parvenues
accusant certaines municipalités algériennes 45
Cette interprétation est également donnée par l’avocate algéroise Badia
où les autorités locales refuseraient de façon Tahdecht. Elle explique que l’enfant hérite de sa mère, dès lors que la
tout à fait arbitraire de déclarer l’enfant au maternité est reconnue et ce même dans le cas de naissances hors mariage.
D’autres sources cependant nous disent au contraire que la filiation par
nom de son père, en l’absence d’un contrat de la mère n’est pas légitime si elle n’a pas lieu dans le cadre du mariage
mariage. en Algérie.

[\
Défense des droits 91
et inclusion sociale
La loi sur le nom patronymique :
La loi sur le nom patronymique continuité de cette loi avec les nymique, on a remarqué que les
est considérée par beaucoup procédés de construction des visites des mères sont devenues
comme la seule véritable décision généalogies de la tradition des plus fréquentes : elles venaient
significative émanant de l’Etat sociétés arabes. »46 pour se renseigner sur leurs
tunisien ayant permis une réduc- Le nom est donc crucial pour droits, sur les démarches admi-
tion de l’abandon des enfants nés ces enfants, pour leur mère nistratives à faire pour l’enfant,
hors mariage. En effet, la loi no 75 mais aussi pour leur famille. Les ou pour la recherche ADN. On
de 1998, modifiée en 2003 par la témoignages que nous avons s’est donc mis à les orienter et à
loi no 51, donne droit aux enfants recueillis nous font part du fait les aider pour des petits besoins
abandonnés ou de filiation incon- qu’il est rare qu’une maman matériels. » Et c’est bien à partir
nue à une identité complète. L’en- ayant décidé de garder son de là que l’association s’est mise
fant grâce à cette loi a beaucoup enfant réussisse à réintégrer sa à réfléchir et à mettre en place
plus de chances d’avoir le nom famille avant que le processus des actions plus structurées
de son père, ou du moins un nom de reconnaissance de l’identité visant à aider ces femmes dans
tout court. de l’enfant ne soit achevé. En leur insertion sociale et profes-
Bien qu’il ne s’agisse pas d’un revanche, une fois que l’en- sionnelle.
fait prouvé statistiquement, les fant dispose de son certificat Aussi, selon l’Institut National de
acteurs de terrain que nous avons d’acte de naissance complet, Protection de l’Enfance (INPE),
interviewés font le même constat : les familles acceptent plus faci- alors qu’avant la loi, seulement
la loi a eu un véritable impact sur lement la mère avec son enfant. 13 % des enfants placés à l’INPE
la réduction du nombre d’aban- L’impact est donc double. étaient récupérés par leurs
dons. Mais pourquoi ? Parce que Un témoignage significatif au mères, depuis son instauration,
dans les sociétés du monde arabe sujet des conséquences posi- ils sont en moyenne 40 %.
le nom a une importance toute tives de cette loi sur le compor- Cette loi a permis d’instaurer le
particulière. tement des mères est bien celui recours au test ADN pour éta-
En nous rappelant que c’est de Besma Telmoudi, directrice blir la paternité, mais il n’est
bien la transmission du nom de l’Association Enfance Espoir, pas obligatoire. En revanche,
qui transforme le géniteur en à Gabès. «  Au départ, on ne si l’homme qui reçoit la convo-
père, l’ethnologue Marta Arena voyait pas systématiquement cation pour faire un test ADN
explique  : «  L’intérêt de cette les mères. Les enfants venaient refuse de s’y soumettre, ce refus
loi demeure dans le fait que le accompagnés des fonction- peut être considéré par le juge
rapprochement entre le père et naires de l’hôpital, et quand les comme un aveu de paternité. S’il
l’enfant est construit par l’at- mères venaient, c’était pour les s’avère être le père biologique,
tribution du laqab [nom patro- abandonner. Mais avec l’adop- son nom et sa filiation sont
nymique] paternel. En effet, à tion de la loi sur le nom patro- transmis à l’enfant. Si la mère
partir de ce moment le père réussit à mener à bien la recon-
devient responsable pour l’en- naissance de paternité, mais que
fant, a un devoir de protection
46
« L’attribution du nom du père à l’enfant né le père ne fait pas d’aveu, l’en-
hors-mariage en Tunisie », Arena Marta in La
(racaya) et de maintien (nafaqa) Lettre de l’IRMC, bulletin trimestriel no 9, mai -
fant aura le nom de son père,
à son égard. La symbolique août 2012, Institut de recherche sur le Maghreb mais il restera un enfant natu-
du nom permet d’établir la contemporain. rel (« illégitime »). En l’absence

92 Mères célibataires
au Maghreb
expérience significative en Tunisie
de père ou de reconnaissance de Limites en pratique très difficile d’accéder aux traces
paternité, l’enfant peut avoir le Mais en pratique, tout n’est pas attestant de l’identité fictive
nom de sa mère. si simple, comme le souligne (aucune date ou référence à un
« Cette loi est venue pour aider Inès Aouadi, assistante sociale jugement ne figurant nulle part) »,
l’enfant et la mère célibataire. de l’association Amal, en Tuni- regrette-t-elle. Conséquence très
Parce que si le père le souhaite, sie. «  Il faut une forte volonté fâcheuse : la mère n’arrive pas à
il peut faire un aveu de pater- personnelle pour aller au-delà prouver qu’il s’agit bien d’une
nité devant l’officier d’état civil. des seules procédures admi- identité fictive et ne peut donc
S’il refuse, la mère peut intenter nistratives, pour augmenter ses pas solliciter la révision du nom
une action en justice contre le chances de retrouver le père. » de l’enfant.
père présumé pour prouver sa Le quotidien d’Inès consiste à Pour Semia, l’identité fictive
paternité. Si celle-ci est prou- accompagner les mères (y com- représente une avancée, dans la
vée, alors le tribunal attribue à pris physiquement) dans l’ac- mesure où elle règle le problème
l’enfant naturel le nom patrony- complissement des différentes de l’absence de l’identité pater-
mique du père, ce qui lui permet procédures administratives et nelle. Mais le souci est la façon
d’accéder à certains droits, juridiques visant à offrir une dont elle est octroyée, de manière
notamment le droit à la pension identité à l’enfant, mais aussi à expéditive et administrative, et
alimentaire, le droit de garde et faire valoir leurs droits de mères. sans aucune concertation avec
à l’autorité parentale », explique Selon elle, en pratique, on par- la mère. « Il faut retarder l’octroi
Samia Doula, magistrate, char- vient à identifier le père dans seu- de l’identité fictive et laisser la
gée de mission au cabinet du lement 40 % des cas. La direc- mère en faire la demande pour
ministre de la Justice tunisien. trice d’Amal, Semia Ben Massoud, qu’elle soit bien consciente de ces
Il est à noter qu’une jurispru- est encore plus catégorique : elle conséquences fâcheuses et pour
dence commence à se consti- constate un véritable recul dans qu’elle les accepte. » Il était inclus
tuer au sujet des pères faisant l’application de la loi, et ce depuis dans la planification stratégique
un aveu de paternité. Des juges 2011. « Concrètement maintenant, d’Amal pour la période 2014-2019
ont en effet consenti à la filiation il n’y a plus aucun dossier juri- un axe de plaidoyer sollicitant la
légitime de l’enfant, lorsque le dique qui aboutit », dit-elle. révision de la loi pour ce qui est
père l’a reconnu, malgré le fait Se pose aussi le problème de de l’octroi de l’identité fictive.
qu’il s’agisse d’un enfant conçu l’identité fictive, car les enfants Nous avons vu plus haut cepen-
hors mariage, en se basant sur dont les mères n’arrivent pas à dant que cette loi avait aussi
la Convention internationale identifier le père finissent par des effets pervers, notamment
des droits de l’enfant. « Ils ont se voir octroyer une identité fic- lorsque l’on souhaite à tout prix
valorisé la cause de l’enfant en tive, et ce très rapidement, nous prouver l’identité du père sans
tant que sujet de droit et non en explique Semia. «  Or, la mère écouter le souhait de la mère.
tant qu’objet de droit. Ils ont fait n’arrive parfois à retrouver son Pour la juriste Monia Ben Jemia,
primer l’intérêt supérieur de partenaire que des années après en effet, la loi sur le nom patro-
l’enfant », salue la magistrate. la naissance de leur enfant. nymique entraîne beaucoup d’ef-
Comme cette procédure admi- fets pervers et ne protège pas la
nistrative est automatique, il est femme (voir chapitre 2).

Défense des droits 93


et inclusion sociale
Des impacts de la nouvelle Moudawana :
les pères sont plus nombreux à souhaiter reconnaître leur enfant
La nouvelle Moudawana a facilité la reconnaissance contacts en vue d’une médiation. Dans un peu moins
de la paternité, du moins lorsque le père le souhaite. de 20 % des cas traités par l’association aujourd’hui
Outre la possibilité d’utiliser l’article 156 se référant les pères souhaitent reconnaître la paternité, selon
à une relation sexuelle « par erreur » durant les les statistiques tenues par Hakima. « Le mois dernier
fiançailles, la Moudawana inclut l’aveu du père et les [septembre 2014] nous avons eu 16 reconnaissances
témoignages de deux adouls (article 158)47 comme de paternité, cela reste faible, mais c’est plus qu’en
des éléments servant à établir la filiation paternelle. 2005-2006. » Il va de soi cependant que le tableau
Cela veut dire en pratique que depuis, il n’y a plus n’est pas le même loin des grandes villes.
d’obligation de mariage pour qu’un enfant soit reconnu «  Ici à Casablanca il y a des ouvriers et des
par son père. ouvrières qui résident en colocation. Si le père sou-
« Avec la nouvelle Moudawana, si le père biologique haite reconnaître son enfant, il n’a pas de pression
veut faire la reconnaissance il peut le faire. L’enfant n’a de la famille, il vit seul. Ici, personne ne le connaît,
plus besoin d’être né dans le cadre du mariage systé- c’est plus facile. Dans le monde rural, s’il y a des
matiquement », explique Hakima El Hallani, de l’INSAF. pressions de la part de la famille sur le papa pour
L’inspecteur d’état civil, Abdelaziz Darraz, va encore ne pas faire les papiers, il ne les fait pas. Il faut
plus loin : selon lui, si le père souhaite reconnaître l’en- que la femme se batte pour les obtenir », explique
fant, il peut en faire la démarche, quelles que soient Hakima. Ce qui est possible uniquement quand elle
les circonstances dans lesquelles il est devenu père, peut prouver l’existence d’un mariage religieux ou
et il le fait sans aucune difficulté devant le juge. « Que des fiançailles…
ce soit suite à des fiançailles, un mariage traditionnel Il reste qu’en l’absence d’acte de mariage entre les
ou une relation passagère, le père peut dire qu’il sou- parents, la situation de cet enfant demeure très fra-
haite reconnaître l’enfant, le juge ne va pas lui deman- gile, notamment concernant l’héritage de son père
der quelle était la nature de sa relation avec la mère auquel il peut trouver des difficultés pour accéder
de son enfant. Parce que je le reconnais, c’est mon et ce malgré la reconnaissance de la filiation. Car
enfant et il est légal », explique-t-il. dans ce cas, si l’un de ses frères ou de ses oncles
En pratique, cette reconnaissance peut devenir un s’oppose à ce qu’il hérite des biens de son père,
processus encore plus simple qu’il n’y paraît, si les l’enfant se retrouvera sans rien. Et c’est bien là
deux parents sont d’accord… car depuis la nouvelle une des raisons pour lesquelles les associations ne
Moudawana, dans certaines régions, une déclaration baissent pas les bras dans leurs plaidoyers. « Ma
devant l’adoul peut suffire à la mère (et au père) pour revendication n’est pas uniquement de donner
faire reconnaître et légitimer leur enfant, toujours tout un nom mais de donner à cet enfant le plein droit
en évitant la réalisation du mariage. au même titre qu’un enfant né dans le cadre du
La conséquence concrète de ces changements est mariage », explique Omar El Kindi, vice-président
que de plus en plus de pères semblent vouloir recon- de l’INSAF. Par ailleurs, l’association INSAF et le
naître leur enfant, d’après ce qu’observe Hakima à Collectif pour le Droit de l’Enfant à une Protection
Casablanca. Etant loin du regard de leurs familles Familiale dont elle assure le secrétariat général
et n’ayant plus d’obligation de se marier, les pères militent pour que l’on en finisse avec la référence
se manifestent plus librement pour reconnaître leur au nom du grand-père dans les cartes nationales
enfant. Ils viennent souvent de leur propre initiative, d’identité (CNI), qui a pour effet de stigmatiser les
avant même que l’association n’entame des prises de enfants nés hors mariage.

47
Code de la Famille, La Moudawana, article 158, Dahir No 1-04-22 du 12 HIJA
1 424 (3 février 2004) portant promulgation de la Loi n° 70-03, bulletin
officiel n° 5 358 du 2 ramadan 1426 (6 octobre 2005 ), p. 667.

94 Mères célibataires
au Maghreb
Écouter et bâtir une relation de confiance,
pour qu’un suivi soit possible
Exactement comme dans le cadre de la prise en charge d’urgence, l’écoute et la mise en sécurité
sont des fondamentaux pour qu’une relation d’accompagnement puisse être établie avec la mère.

F aisant suite aux premières écoutes réali-


sées en situation d’urgence, les struc-
tures prenant en charge des projets de
moyen et de long termes avec les mères céliba-
taires continuent de réaliser des entretiens, pour
Houda Khemir, psychologue au Centre de
Défense et d’Intégration Sociale (CDIS) de
Nabeul, en Tunisie, nous explique qu’un certain
nombre de principes doivent être appliqués
par le professionnel en contact avec la mère :
approfondir et compléter les informations dont « la neutralité bienveillante, l’acceptation, le
elles disposent à leur sujet. Souvent d’ailleurs, respect, l’écoute et la connaissance de sa
même lorsqu’une collaboration existe entre les réalité à elle et des détails de son environ-
différentes structures publiques et associatives nement, pour rester crédible. Par exemple,
ayant déjà rencontré la mère, comme cela peut lorsqu’elle évoque un bar qu’elle a fréquenté,

﴿
se passer en Tunisie, les premiers entretiens tu dois le connaître. Comme ça, elle te sent
tentent de repartir à zéro pour qu’ensuite une proche, elle sait que tu la comprends. […] On
progression s’établisse. ne prend pas en compte uniquement la mère
célibataire, mais également son environne-
ment, ses parents, son enfant, il faut agir avec
Pour mettre la mère en confiance, une approche systémique. »
les professionnels évoquent La création de ce lien est aussi le fruit d’une
l’ importance de la valoriser et de construction sur la durée, au fil du temps et
des activités réalisées ensemble (les entre-
la respecter, l’ étape suivante tiens, la médiation familiale, les papiers
consistant à la responsabiliser. obtenus pour l’enfant). Et ce lien est égale-
ment essentiel lorsque la mère est hébergée.
En général, d’abord sur le mode semi-directif, Même si les offres sont plus restreintes, elles
ces entretiens cesseront au fur et à mesure existent dans les trois pays. Et même si la
de leur progression d’être de simples séances durée du séjour reste assez limitée (elle varie,
d’information pour aborder des sujets plus selon les cas entre quatre et huit mois), et si
profonds, plus psychologiques ou concernant l’aide fournie est considérée comme une aide
des aspects plus intimes que l’on ne dévoile pas d’urgence, ces foyers ont un rôle assez formi-
facilement. Pour mettre la mère en confiance, dable dans le processus de réinsertion sociale
les professionnels évoquent l’importance de des mères.
la valoriser et de la respecter, l’étape suivante
consistant à la responsabiliser.

Défense des droits 95


et inclusion sociale
Pour une autre approche de l’écoute et du savoir si elle vit dans un bidonville ou pas »,
explique-t-elle. En effet, en général, on va cher-
regard portés sur ces mères : l’expérience
cher à savoir si elle a un travail, à connaître ses
de Nadia Cherkaoui au Maroc moyens matériels, à identifier la classe sociale
Tout en reconnaissant l’effort et les résultats à laquelle elle appartient. Mais la consultante
obtenus par les associations travaillant à la signale qu’un certain nombre d’autres critères
réinsertion des mères célibataires, des regards qualitatifs permettent d’en savoir beaucoup plus
critiques interrogent leur façon d’aborder sur chaque mère : les informations sur sa place
leur travail, et ce dès les premières séances au sein de sa famille, sur sa fratrie, sur d’éven-
d’écoute. La consultante et psychologue Nadia tuelles expériences d’abandon, d’éloignement,
Cherkaoui, une des spécialistes au Maroc de sur la perte d’un parent, etc. Ces critères quali-
l’enfance abandonnée et des mères célibataires, tatifs font défaut une fois sur deux, selon elle.
a réalisé plusieurs enquêtes sur ces sujets. « Parce qu’ils ne sont ni sociologiques ni utiles
Celles-ci l’ont amenée à observer et à étudier dans une action de plaidoyer, ils sont refoulés.
le travail des associations, des services publics Si on ne fait pas attention à ces indicateurs, on
et des acteurs de terrain partout dans le pays. ne peut pas constater de progrès sur ce qui est
Pour elle, les associations reproduisent encore mis en place. »
certains préjugés sur les mères célibataires La psychologue Hayat Karimalah nous avait
et n’explorent pas suffisamment les éléments également fait part de son expérience d’écou-
permettant de cerner la psychologie de la mère, tante de mères célibataires à la maternité de
son contexte familial et son enfance. Ces indices l’hôpital El Hassani de Casablanca. Selon elle,
sont considérés comme étant fondamentaux la plupart des femmes écoutées ont eu leur
pour un travail visant sa reconstruction. enfance volée, voire « violée », étant envoyées
Il existe autant de singularités que de femmes en ville très tôt, dès l’âge de sept ou huit ans,
tombant enceintes hors mariage. La catégorie pour travailler. Ces filles n’ont été sécurisées
standardisée de «  mères célibataires  » les ni par leur père ni par leur mère. De plus, la
amalgame et fait oublier leurs différences et plupart d’entre elles ont été victimes de toute
les configurations particulières de leur situation. sorte de violences verbales ou physiques.
Derrière ce concept, les professionnels auraient « Quand elles rencontrent le prince charmant
trop tendance à coller des étiquettes telles que qui leur promet monts et merveilles, elles sont
« pauvres », « analphabètes », « victimes », enivrées par son discours sublimatoire, elles
« violées », « prostituées ». « Il faut sortir de sont subjuguées par cet idéal d’homme, qui
cette impasse et leur rendre leur sexualité », correspond peut-être à celui du père qu’elles
affirme Nadia. n’ont pas eu », analyse Hayat.
« On est face à un Sujet, lors d’une écoute. Nadia Cherkaoui n’est ainsi pas la seule à prôner
La qualité de cette écoute et la manière de la un véritable changement d’approche, voire de
réaliser nous permettent d’avoir une infor- mœurs, au sujet des mères célibataires, qui, s’il
mation qui doit être la plus large possible. Ce ne touche hélas pas encore la société marocaine
qui nous intéresse n’est pas seulement de dans son ensemble, doit concerner les profes-

96 Mères célibataires
au Maghreb
sionnels sur le terrain. «  Il faut changer de para- était que soit mise en place une coordination
digme et de regard sur les mères célibataires. Il de l’ensemble des acteurs pour qu’on parle un
faut travailler dans le sens des droits humains. même langage, celui des droits humains, et
C’est le droit de la personne en premier lieu qu’on arrête de victimiser la mère célibataire.
qui doit être l’unique repère si l’on veut sortir «  L’approche uniquement victimaire est incom-
des représentations », dit-elle. Elle rappelle patible avec le droit de la personne, puisqu’elle
que l’une des recommandations faites dans le lui ôte sa sexualité, ses stratégies de séduction,
cadre de l’enquête nationale qu’elle a conduite48 ses capacités de discernement et sa responsa-
bilité », conclut-elle.
48
Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité, actions, représentations,
itinéraires et vécus, 2010, INSAF, 335 pages.

L’hébergement : beaucoup plus qu’un toit,


des activités pour faciliter la réinsertion
L’hébergement peut s’avérer une étape clé du processus vers l’inclusion sociale de la mère avec son enfant.
Il répond à un besoin majeur, celui d’avoir un toit le temps de trouver une solution pour son avenir, tout en intégrant une
large gamme d’activités et de stratégies visant à accompagner la mère et son enfant sur le chemin de l’autonomisation.

L’ hébergement, c’est d’abord et avant


tout un toit, des repas et du récon-
fort. C’est ensuite de l’écoute, des
séances de prise de parole, de l’assistance
psychologique, de l’information sur ce que
ments contribuant à la réinsertion des mères
célibataires avec leurs bébés existent dans
les trois pays du Maghreb. Cependant, seuls
le Maroc et la Tunisie proposent des foyers
spécifiquement dédiés aux mères célibataires.
c’est qu’être mère, sur le bébé et sur ses En Algérie, cette aide entre dans le cadre plus
droits. L’hébergement c’est aussi la vie avec large de l’assistance aux femmes victimes de
d’autres mères à d’autres stades du chemine- violences, ce que beaucoup d’écoutantes que
ment vers la réinsertion. L’hébergement, c’est nous avons rencontrées déplorent. «  Elles
aussi la définition d’un projet de vie, des cours cohabitent avec des femmes violentées ou sans
d’alphabétisation, le renforcement de compé- domicile fixe. L’Etat ne soutient pas l’ouverture
tences, des formations professionnalisantes… de centres spécialisés pour les mères céliba-
Le foyer qui les accueille devient souvent un taires car ce serait, selon lui, une incitation à la
bouillon de culture stimulant, une sorte de débauche », commente Zahida Azzoun, jeune
moteur donnant l’élan qui faisait défaut à ces femme écoutante bénévole depuis plusieurs
femmes auparavant isolées et désemparées. années dans différentes associations, dont SOS
Même s’ils ne sont pas nombreux, les héberge- Femmes en Détresse et le CIDDEF.

Défense des droits 97


et inclusion sociale
Dans les détails leurs méthodes diffèrent, la Durant la période où elles sont hébergées, il
durée est variable, l’aide à la sortie aussi, ce qui est courant que les mères souhaitent recher-
implique différentes stratégies de préparation cher un travail par elles-mêmes, prenant assez
à l’autonomisation. Mais tous intègrent une rapidement des initiatives à l’issue du premier
panoplie d’activités que nous aurons l’occasion mois d’immersion avec le bébé. « Le fait de voir
d’aborder dans ce chapitre à la lumière d’expé- d’autres mères qui travaillent et qui gagnent de
riences de quelques structures que nous avons l’argent les encourage à rechercher un emploi. Il
eu l’occasion de visiter. Pour la plupart, les acti- y a même des mères qui accompagnent d’autres
vités développées par les associations au sein mères pour aller travailler avec elles, dans le
des foyers sont également ouvertes aux mères même restaurant, dans la même usine. Les
résidant ailleurs. mères discutent dans le salon, se proposent de
s’entraider », explique Inès Aouadi, assistante
« Tu n’es pas la seule dans cette situation » : sociale travaillant dans le foyer d’Amal.
l’approche par les pairs et l'entraide C’est aussi ce qui est observé au sein de Widad,
association à Marrakech qui héberge les mères
L’approche par les pairs et les systèmes d’en-
célibataires avec leur enfant sur le long terme
traide – voire parfois même d’autogestion –
(jusqu’à trois ans) et qui les accompagne vers
sont considérés comme étant parmi les prin-
leur réinsertion : elles finissent souvent par
cipales clés de réussite des associations dans
travailler ensemble et louer un appartement.
le processus d’accompagnement des mères
Sur place, le système d’autogestion, pas toujours
célibataires vers leur autonomisation. C’est bien
facile à tenir, est doublé d’une entraide renforcée
l’exemple des mères qui sont en train de s’en
entre les mères. « Ce sont les filles enceintes
sortir ainsi que les interactions entre elles qui
qui gardent les bébés de celles qui partent en
encouragent le plus les nouvelles venues. On
formation ou qui partent travailler. Lorsqu’une
peut citer de nombreux exemples d’associations
femme accouche, ce sont les autres qui l’aident
travaillant de cette manière, comme Amal pour
pendant toute la période où elle est vulnérable.
la Famille et l’Enfant, à Tunis, SOS Femmes en
Il y a un système d’entraide qui marche tout
Détresse, à Alger, Widad pour la Femme et l’En-
seul », explique Fatima Tassouiket, présidente
fant, à Marrakech, ou encore 100% Mamans à
de Widad.
Tanger, pour lesquelles l’approche par les pairs
Au foyer, les règles de vie diffèrent, selon
ou l’autogestion sont des principes fondamen-
chaque association, et des équipes sont souvent
taux.
présentes pour gérer les situations de conflit,
« Il ne faut pas intellectualiser l’intervention, il
qui sont assez fréquentes. À l’INSAF, au Maroc,
faut la concrétiser. Être une mère célibataire
par exemple, elles sont trois éducatrices à
qui a eu une expérience réussie car elle a pu
vivre sur place pour assurer le bon fonctionne-
dépasser le cap de la situation critique est un
ment du foyer, les urgences, le suivi des mères
exemple concret pour une mère qui vient d’en-
y séjournant et la gestion des conflits. Ces
trer au foyer », analyse Basma Abidi, assistante
mères traversent un passage difficile, elles sont
sociale au foyer de l’association Amal, à Tunis.
souvent dans un état de détresse psychologique.

98 Mères célibataires
au Maghreb
Elles viennent d’horizons divers et doivent vite en quelque sorte une façon de les éprouver et
s’adapter aux règles de vie qu’on leur impose et de les limiter. Ce système d’entraide à Amal est
côtoyer des résidentes au caractère et au style privilégié avec celles qui ont de l’expérience, qui
de vie différents. « Il faut être patiente avec les travaillent, « qui sont responsables et stables ».
bénéficiaires, il faut les comprendre, on n’est Elles véhiculent des messages positifs aux
pas là que pour les garder, on est là aussi pour autres mères, ce qui contribue au travail de
les écouter. Leur situation n’est pas facile, l’équipe. « C’est pour cette raison que l’on fait
parfois elles sont fatiguées par leur bébé, elles exprès de choisir une mère pour accompagner
ne dorment pas bien la nuit. Je laisse passer une autre mère dans les différentes démarches

‫٭‬
beaucoup de choses », explique Hassna Sinif, qu’elle doit accomplir : par exemple, pour aller
éducatrice et encadrante au foyer de l’INSAF. voir leur mère, leur partenaire, pour aller au
L’existence de quelques conflits est donc un dispensaire. C’est là où l’on aura le plus fort
passage obligé et le système d’entraide est aussi impact », explique Basma

À SOS Femmes en Détresse :


toutes solidaires !
À Alger, les mères célibataires célibataires y séjournant encore sentir « supérieures » aux mères
vivant dans le foyer de SOS plus difficile, mais un principe clé célibataires, voire à les mépriser.
Femmes en Détresse sont géné- semble compenser cela : l’obliga- «  Le système de solidarité va
ralement une minorité (une quin- tion de solidarité. « Elles ont une permettre de créer des liens et
zaine ces deux dernières années). obligation de solidarité mutuelle. du respect », ajoute-t-elle, et de
L’association a comme priorité Par exemple, si l’une d’entre elles gommer ces tendances à la stig-
d’accueillir et de protéger des est hospitalisée, les autres vont matisation.
femmes victimes de toutes sortes l’aider à tour de rôle », explique Ce système de solidarité est
de violences. Ces mères sont Mériem Belaala, présidente de considéré par l’association
donc confrontées à d’autres réa- l’association. comme une règle d’or servant
lités, toutes aussi difficiles. L’obligation de solidarité va briser même à réduire les conflits.
Le foyer est géré par les femmes des tabous existant au départ « Cela fonctionne mieux qu’avec
elles-mêmes  : elles cuisinent, entre les femmes elles-mêmes. du personnel, parce que la pré-
nettoient leur foyer et s’occupent Un exemple classique de ce type sence même de l’équipe et des
de tout. Cette diversité de profils de tabou est celui des mères surveillants finit par générer des
pourrait rendre la vie des mères divorcées qui ont tendance à se conflits. »

Défense des droits 99


et inclusion sociale
Au foyer d’Amal à Tunis, un seul
Avril 2014. Nous voilà dans le Les règles de vie y sont précises, L’accompagnement (physique) :
quartier de la Soukra, région de visent à les responsabiliser tout
l’Ariana, Grand Tunis. Là se situe en respectant leur intimité : elles
pilier du travail avec les mères
le foyer des mamans prises en ont ainsi la liberté de choisir Dans le foyer, à la Soukra, un mot
charge par l’association Amal ce qu’elles feront de leur jour- clé est toujours à l’ordre du jour :
pour la Famille et l’Enfant, une née, mais doivent respecter les l’accompagnement. Il est au cœur
cinquantaine par an. Ce vaste horaires des repas et participer des stratégies de l’équipe, il défi-
quartier alterne des zones plus aux tâches collectives, comme le nit le fond de l’action de l’asso-
aisées, vertes et pavillonnaires, ménage. ciation. Le sens concret de cette
des friches et des niches un peu Le premier mois est celui de notion d’accompagnement est bel
plus populaires. Les rues sont l’immersion de la mère avec son et bien physique, explique Basma
calmes, parsemées de maisons bébé, quand on cherche à l’apai- Abidi, assistante sociale référente
individuelles. Celle du foyer est ser, on l’encourage à prendre au foyer : « C’est être toujours à
lumineuse, vaste, agréable. soin de lui, on l’incite à rester côté de la mère dans son quoti-
Dès l’entrée, on aperçoit la au calme. Une fois cette étape dien, pour chaque aspect de sa
crèche, qui accueille jusqu’à 16 dépassée, les différents entre- vie : l’accompagner au bureau de
bébés, de la naissance à l’âge tiens – individuels et collectifs – l’emploi, au tribunal... »
de la marche. La crèche est un permettent de définir la suite : le L’accompagnement physique aide
outil précieux pour que les mères projet de vie, une formation, une la mère à reprendre confiance, à
puissent partir, soit se former, aide à la recherche d’un emploi. dépasser ses peurs, car elle sent
soit travailler. Onze mamans y Car même si personne ne viendra la présence d’un soutien réel et
vivent avec leur bébé. Celles qui le lui dicter ce qu’elle doit faire de sa pratique. Ses propres réactions
peuvent, en général parce qu’elles journée, une progression est res- arriveront par la suite. L’accom-
travaillent, participent symboli- pectée, et les activités se mettent pagnement est l’affaire de tous :
quement à raison d’un dinar par en place, tout naturellement. La les autres mères, les assistantes
jour. Elles y restent entre quatre raison de cet enchaînement est sociales, la psychologue et la
et six mois, puis partent vivre, simple : la mère sait qu’elle a peu directrice du foyer, les assis-
souvent près du foyer, en colo- de temps pour bâtir son projet et tantes maternelles, Emma (la
cation. mettre en place des bases pour sage-femme extérieure). Même
Chaque chambre accueille deux s’assumer seule. Son évolution les bénévoles chargées de
mères, avec leur bébé. Une est suivie de près par l’équipe, l’animation auprès des enfants
équipe composée d’une direc- qui l’observe et qui se tient prête connaissent le sens de cette
trice, d’une assistante sociale, à intervenir, selon les situations, démarche.
de deux assistantes maternelles le but étant toujours de lui offrir
et de deux psychologues de nuit accompagnement, présence et
les entoure quotidiennement. soutien.

100 Mères célibataires


au Maghreb
mot d’ordre : l’accompagnement
Concepts et pratiques cherchant partir. Dès le départ, la réflexion enfant, elle assume ses respon-
au sujet de l’après-séjour est sabilités en tant que mère, elle a
à élimine l’idée d’assistanat  menée et l’équipe fait en sorte entamé les dossiers juridiques et
Le principe d’un hébergement
de les accompagner dans ce la médiation, lorsqu’elle est pos-
de relativement courte durée est
processus graduel de prise de sible, est en cours. » Dans le cas
d’éviter que la mère et l’associa-
conscience et de passage à l’ac- où la plupart de ces indicateurs
tion n’entrent dans une logique
tion. sont négatifs, son séjour est pro-
d’assistanat. « Ici on fait prendre
Même si le délai normal est de longé.
conscience aux filles que ce sont
quatre – voire de six – mois, ce Juste avant que les mères ne
elles qui doivent chercher un
sont les responsables du foyer quittent le foyer, l’association
travail et gagner de l’argent  »,
qui prennent la décision de la entame l’étape de la « prépara-
explique Inès Aouadi, assistante
sortie, qui pourra être décalée si tion à la sortie ». On parle avec
sociale.
besoin. « Pour savoir si elle com- la mère, on l’encourage à com-
L’association leur donne un coup
mence à remonter la pente, il y a mencer à s’équiper des objets
de main considérable au départ :
un certain nombre d’indicateurs dont elle aura besoin dans sa
logement, crèche, appui, écoute,
qui sont utilisés, sachant que l’on future maison, on l’aide à cher-
échange, formation, aide à la
ne peut pas réussir sur tous : la cher son logement et à négo-
recherche d’emploi… Mais c’est
qualité de la relation mère-en- cier le loyer. On les encourage à
la mère qui reste la principale
fant, la situation professionnelle louer près du foyer, pour garder
protagoniste et qui, au final,
et financière, la situation psy- la proximité avec la crèche. Elles
ouvrira les portes, même si elle
chologique, le comportement, la sont nombreuses à se mettre en
est épaulée. « L’assistance est là
relation avec la famille et avec le colocation. L’association leur four-
pour l’aider à trouver elle-même
partenaire, le dossier juridique », nit un kit d’installation constitué
les moyens de son autonomi-
explique Basma Abidi. de quelques meubles et d’objets
sation  », explique le président
Selon le profil et la situation de indispensables.
d’Amal, Malek Kefif. La participa-
la femme, on choisit un ou deux
tion de la mère (qui le peut) à hau-
indicateurs sur lesquels on peut
teur d’un dinar par jour (au lieu
travailler et avoir plus de chances
des 25 dinars qui correspondent
d’aboutir. En général, ce sont les
aux coûts réels de son accompa-
indicateurs psychologique et
gnement, selon son estimation)
économique qui leur permettent
est un exemple de cette stratégie.
d’évaluer si la mère va réussir à
s’en sortir : « Elle travaille, elle
La préparation au grand départ… a un revenu, elle est ponctuelle,
Ainsi, dès qu’elles arrivent, ces sérieuse dans son travail, elle
femmes savent qu’elles devront a une bonne relation avec son

Défense des droits 101


et inclusion sociale
102 Mères célibataires
au Maghreb
Défense des droits 103
et inclusion sociale
Le travail sur l’estime de soi et d’Amal, les rencontres tous les 15 jours avec une
sage-femme extérieure jouent un rôle important
la déculpabilisation : première étape
dans le processus de déculpabilisation : l’im-
vers l’autonomisation pact sur les femmes dépasse de loin les seuls
Quand il s’agit de se projeter dans la vie exté- volets de l’information et de la prévention (nous
rieure, sociale et professionnelle, la première le verrons ci-après).
étape consiste à reconquérir la confiance en soi. La psychiatre et psychothérapeute marocaine
Les associations semblent unanimes sur cet Meriem El Yazaji travaille avec les mères céli-
aspect, principalement parce que ces femmes bataires depuis de nombreuses années au sein
sont brisées, anéanties, fragilisées. Elles sont de l’association Solidarité Féminine, pionnière
seules, n’ont plus de repères et disposent, en dans son pays, et de l’INSAF, à Casablanca. Elle
général, de ressources financières et de compé- assure des séances d’écoute et de psychothé-
tences professionnelles assez limitées. rapie individuelles, anime des groupes de parole,
Par ailleurs, comme le dit très justement Malek tout comme, en amont, la préparation à l’accou-
Kefif, le président d’Amal, parce que plus qu’une chement, et, en aval, l’observation et le suivi de
question de développement de compétences la relation mère-enfant. À l’écoute de son récit,
sociales ou professionnelles, le problème initial nous sommes très vite tentés de considérer que,
est d’ordre humain : « Il faut qu’elles puissent s’il est vrai que tout concourt à aider ces mères
retrouver l’estime d’elles-mêmes qu’elles n’ont – et notamment l’aide matérielle et la médiation
plus. Elles culpabilisent, parce qu’elles ont eu cet familiale –, le volet psychologique ne doit pas
enfant, qu’elles imaginent que leur père va être être négligé.
dénigré dans leur quartier, qu’elles causent des Le simple fait d’être avec d’autres mères
problèmes supplémentaires à leur famille. Il y a célibataires est déjà très important pour leur
des contradictions et ce sont des situations très prouver qu’elles ne sont pas seules dans cette
difficiles. Il faut beaucoup d’écoute. » situation. Mais le fait d’être écoutées et suivies
Il faut en effet de l’écoute individuelle, collective leur montre que l’on s’intéresse à elles, ce qui
et de l’échange. Et c’est le quotidien des mères a un impact considérable sur leur reconstruc-
hébergées par ces associations. « Elles sont tion, explique le Dr. El Yazaji. « Elles pensent que
déprimées, elles ont un sentiment de culpabi- personne ne les aime, que personne ne veut
lité. La première chose qui va leur arriver ici d’elles. Ici, dans les séances, elles vont se rendre
est d’entrer en relation avec les autres mères. compte que quelqu’un s’intéresse à elles. Je leur
Elles vont partager leur histoire et leur expé- apporte aussi un soutien psychologique dans les
rience avec les autres », explique Inès Aouadi, situations où elles ne savent pas quelle décision
assistante sociale. prendre : la psychothérapie ne leur donne pas la
Parallèlement, différentes activités proposées solution mais les aide à trouver la solution par
poursuivent ce même but : des écoutes indivi- elles-mêmes », dit-elle. Dans ces moments-là
duelles et collectives hebdomadaires, program- elles vont se confier, pleurer, parler de choses
mées mais aussi à la demande, des ateliers qu’elles n’auront peut-être jamais pu évoquer
d’activités manuelles favorisant l’échange et une ouvertement auparavant. Et on sait que cela
progressive intégration. Dans le cas spécifique fait du bien.

104 Mères célibataires


au Maghreb
Le soutien psychologique était la grande prio- membre de l’association de Développement à
rité du très beau projet d’insertion sociale et Menzel Jemil (ADMJ), dans la région de Bizerte,
professionnelle que Wided Mokhtar a mené l’un des fiefs des extrémistes tunisiens lors de la
avec 15 mères célibataires et qui a donné des rédaction de ce recueil. Vous découvrirez cette
résultats remarquables. Elle l’a fait en tant que belle expérience ci-après.

Réconcilier la mère avec elle-même et son environnement :


l’expérience de l’ADMJ à Bizerte 
Bizerte, ville côtière au Nord de partenaires – ce qui lui a demandé prises de parole collectives et indi-
Tunis, qui a le privilège d’être cos- énormément de ténacité et d’éner- viduelles avec l’aide de deux psy-
mopolite mais aussi le triste sort gie – et s’est lancée dans la réali- chologues. Les psychologues esti-
d’être devenue le fief de grou- sation d’un projet d’un an visant maient, au cas par cas, le nombre
puscules extrémistes, ville de l’insertion sociale de 15 mères de séances nécessaires à chacune.
contrastes donc. Sur place, une célibataires. Les trois premiers Deux thérapeutes en neurolinguis-
enseignante et coach en dévelop- mois ont été consacrés exclusive- tique et en développement person-
pement personnel a mis en place ment aux activités d’accompagne- nel tenaient, en plus, des ateliers
un projet destiné aux mères céliba- ment social et psychologique, qui collectifs hebdomadaires avec les
taires. Sa spécificité : elle a choisi ont ensuite perduré tout au long femmes. Ces séances de coaching
de mettre fortement l’accent sur la des neuf mois pendant lesquels incluaient des activités de dévelop-
déculpabilisation et la réconciliation cette expérience a été menée, en pement personnel, de connaissance
de ces mères avec elles-mêmes parallèle des formations profes- et d’estime de soi, de dynamique de
et leur environnement, qu’elles sionnelles. «  La composante la groupe, de gestion de conflits (car
fuyaient. plus importante était bien cette ils étaient nombreux). Cela passait
Wided Mokhtar est membre de l’as- première étape de suivi psycho- par des simulations de situations
sociation de développement local logique et social, car il fallait pour les initier au contrôle de soi,
à Menzel Jemil (ADMJ), qui octroie remettre en question leur iden- aux techniques de dialogue. C’était
des microcrédits aux populations tité et leur appartenance et les essentiellement des exercices de
vulnérables. Avec le temps, cette aider à changer la perception mise en situation et de jeux de rôles.
professionnelle avait constaté que qu’elles avaient d’elles-mêmes », « Petit à petit, nous sommes deve-
beaucoup de femmes bénéficiant explique Wided. « Elles sont venues nues une famille. Même des choses
de ces crédits étaient des mamans avec l’idée qu’elles étaient des que l’on ne se racontait pas, avec
célibataires qui cachaient leur réa- ratées et qu’elles n’arriveraient cette cohésion de groupe et cette
lité. « J’observais ces femmes qui jamais à devenir responsables, à confiance qui s’était créée entre
venaient demander des micro- apprendre un métier, voire même elles, elles se sont mises à l’expri-
crédits et qui tout de suite après à écrire. Nous leur avons fait écrire mer. A travers ces exercices, elles
dépensaient l’argent sans faire ce qu’elles voulaient devenir, nous ont exprimé les bouleversements
aboutir leur projet », expliquait-elle. les avons encouragées à se dévoiler qu’elles avaient vécus »
En creusant, elle s’est vite rendu avec cet exercice, à mettre noir sur Parmi les 15 femmes intégrées au
compte qu’il s’agissait de femmes blanc ce qu’elles pensaient d’elles- groupe, neuf d’entre elles ont suivi
vivant en marge de la société, dans mêmes, comment elles voulaient le projet jusqu’au bout (six s’étaient
leurs familles pour la plupart, être, quelle était l’image qu’elles désistées en début de parcours).
certes, mais en situation d’exclu- voulaient donner à l’autre  », se Toutes auraient réussi, suite à la
sion et de grande précarité. souvient-elle. formation, soit à trouver un travail
Wided a réuni des moyens et des Les activités consistaient en des soit à monter leur propre affaire. 
Défense des droits 105
et inclusion sociale
La construction de la relation mère-enfant, sources compétentes des difficultés de la mère
vis-à-vis de son bébé.
une observation continue
Parce qu’il ne faut tout de même pas oublier
Au quotidien, les mères vivant dans les foyers
que l’attitude consistant à envisager ce bébé
avec leur bébé sont constamment sous obser-
comme la source de tous leurs problèmes
vation. Même si tout est fait de façon discrète
est souvent celle que les mères célibataires
et bienveillante, rien ne semble échapper au
adoptent, même si une telle généralisation
regard attentif des professionnelles travaillant
peut paraître réductrice. C’est presque une
avec elles. Prend-elle son bébé dans ses bras ?
fatalité dans le cas des bébés non-désirés
Comment et à quelle fréquence ? L’embrasse-
et dans de telles circonstances. Et comment
t-elle ? Lui dit-elle des mots doux ?
« Parfois même je les reçois avec
leur bébé, je vois comment elles
le prennent, comment elles l’al-
laitent, comment se passe cette
interaction. Et là j’arrive à détecter
un éventuel problème », explique
Meriem El Yazaji, psychiatre et
psychothérapeute marocaine
travaillant avec les mères à Soli-
darité Féminine et à l’INSAF, à
Casablanca.
Toutes s’y appliquent : les psycho-
logues, mais aussi les assistantes
sociales, les éducatrices, les
aides-soignantes, les puéricul-
trices, les responsables de crèche,
les formatrices… Quelle que soit
leur fonction dans les différentes
activités proposées aux mères,
toutes ont cette habitude de les
observer afin de, en cas de besoin,
prévenir les personnes-res-

106 Mères célibataires


au Maghreb
passer d’une relation complexe, ambiguë, où se facilite cette relation, c’est loin d’être toujours
mêlent culpabilité, peur, rejet, voire de la haine le cas et la technique de l’encouragement à
à l’égard de l’enfant auquel elle n’est pourtant l’allaitement devient vite une agression supplé-
pas indifférente, à une relation d’amour ? mentaire pour une mère qui ne souhaite pas
On a entendu plus d’une fois des témoignages l’être. Une approche plus approfondie, dans le
de la part de professionnels des associations cadre de séances d’écoute et de psychothé-
et des structures publiques qui encourageaient rapie, a beaucoup plus de chances de contri-
à tout prix l’allaitement pour favoriser la créa- buer à apaiser cette relation, en complément
tion de lien entre la mère et son bébé. S’il est de divers autres facteurs.
vrai que l’arrivée du bébé souvent à elle seule « On essaye de parler de ce bébé, comment
il est, comment il dort, comment
il mange, comment le toucher,
comment interagir avec lui. Je
parle du moment du bain, qui est
un moment important, où leur
relation se construit  », raconte
Dr. El Yazaji. Parfois, dit-elle, il
manque à ces mères des infor-
mations de base. Parfois, le fait
de voir une autre mère qui parle
d’un vécu épanoui avec son bébé
peut à lui seul avoir un impact
sur leur comportement. « Dans
les moments de détresse, elle va
détester tout le monde parfois y
compris son bébé. » Le fait de la
soulager peut aussi changer sa
vision du monde, lui permettre
de se sentir capable de donner du
sien à son bébé dans de bonnes
conditions et, progressivement,
de l’aimer.

Défense des droits 107


et inclusion sociale
Le foyer de 100% Mamans à Tanger 
Quartier de Bendibane, périphé- aient au moins un peu de temps avec cet enfant qui va naître et
rie populaire de Tanger. Là sont pour réagir.  «  On les héberge de constater que ce ne sera pas
installés le foyer de mères céliba- pour qu’elles sortent de l’exclu- la fin du monde », analyse Hajoub.
taires et le siège de l’association sion et de la vulnérabilité qui À la crèche, qui accueillait lors de
100% Mamans, créée en 2006, la les poussent à abandonner leur notre passage une quarantaine
seule consacrée spécifiquement enfant. On leur propose un lieu de bébés, des mamans se rem-
pour le soutien et la défense d’accueil et de réflexion autour placent à tour de rôle pour aider
des mères célibataires dans le de leur maternité  », explique la puéricultrice à s’occuper d’eux,
nord du pays. Leur motivation au Claire. La directrice du foyer, pendant que les autres sont en
départ ? Prévenir l’abandon d’en- Hajoub Rhimou, nous rappelle formation, en recherche de tra-
fants, car la majorité des enfants modestement qu’il s’agit bien vail ou font leur apprentissage.
abandonnés au Maroc sont des d’un hébergement d’urgence, Celles qui viennent d’accou-
enfants de mères célibataires. d’une capacité d’une quinzaine de cher reçoivent les consignes de
Leur sort, Claire Trichot, la pré- lits : les femmes y arrivent vers puériculture de la responsable
sidente de l’association, a eu le huitième mois de grossesse de la crèche, apprennent sur le
l’occasion de l’observer de très et repartent, au plus tard, quand tas, entourées. Pour celles qui
près, lorsqu’elle travaillait dans leur bébé a quatre mois. sont encore enceintes, c’est une
un centre d’accueil pour enfants Certes, mais à travers la stratégie occasion en or de mener une
abandonnés, bien avant la créa- qu’il met en place et par les activi- réflexion sur leur situation et
tion de 100% Mamans. « On récu- tés qu’il propose durant le séjour sur la décision qu’elles devront
pérait des enfants de neuf, dix ans de ces mères, ce foyer fonctionne bientôt prendre : « Elles voient
venant de l’orphelinat de Fès, qui comme une véritable passerelle des mamans qui arrivent toutes
était en surcharge. C’étaient des vers l’insertion. souriantes et qui embrassent leur
enfants complètements désocia- enfant. Cela leur permet aussi de
lisés, qui n’avaient que l’orpheli- L’immersion à la crèche s’occuper des enfants des autres
nat comme centre de référence. et d’apprendre à s’adapter à l’en-
La stratégie de 100% Mamans
J’observais leurs besoins, leurs fant. Elles peuvent ainsi laisser
est notamment fondée sur deux
difficultés, leurs carences affec- mûrir leur propre instinct mater-
piliers : l’approche par les pairs
tives, je reconstruisais l’histoire nel », raconte Hajoub.
et l’autogestion. Les mères s’en-
de ces enfants qui s’étaient fait
traident et travaillent ensemble
traiter comme des enfants du
au sein de l’association. Approche communautaire
péché toute leur vie, et je me
Au foyer, les mères récemment Le foyer est ainsi autogéré par
disais que je ne pouvais plus ne
arrivées voient celles qui sont les mères, mais une éducatrice
pas me pencher sur la probléma-
sur le point de partir et celles qui salariée assure des perma-
tique des mères célibataires »,
sont déjà passées par là et qui ont nences la journée pour gérer les
raconte Claire.
réussi à rebâtir leur vie, avec leur conflits – nombreux et courants
Il fallait offrir à ces femmes
bébé : « Cela donne de l’espoir de –, la répartition des tâches et des
une alternative, afin qu’elles
voir qu’il sera possible de vivre échanges. La majorité des sala-

108 Mères célibataires


au Maghreb
et l’apprentissage de la maternité
riées de l’association sont aussi font connaître tôt. « Dans ce volet et oriente 200 mamans par an
des mères célibataires. « Nous socio-éducatif, notre objectif est et en héberge entre 60 et 80.
avons adopté cette approche d’aider les mères à retrouver le Toutes sont venues par le bouche
communautaire : nos salariées chemin de l’autonomisation, par à oreille ou orientées par les
comprennent très bien toutes le développement de l’estime de maternités, la police ou d’autres
les dimensions des mères céli- soi, la responsabilisation et l’en- associations. Tout en reconnais-
bataires. Elles se connaissent couragement à relever la tête », sant que le suivi systématique est
entre elles, il y a une vie qui est conclut-elle. très difficile à mettre en place, on
partagée. C’est un engagement de nous informe que seule une mino-
plus de leur côté », complète la Une clé : ne pas perdre le lien rité de mères (entre 0 et 15 %)
directrice. abandonnerait leur enfant.
La responsabilisation des mères
avec son réseau extérieur En créant 100% Mamans à Tanger,
par la gestion des tâches du L’idéal est que la mère conserve Claire Trichot a vu juste, car l’as-
quotidien est un autre principe et développe au maximum son sociation gérée au départ avec
tout aussi fondamental. « Il faut réseau extérieur, celui de sa vie des moyens modestes réunis par
qu’elles assument leur responsa- d’avant sa grossesse, pour faci- une poignée de personnes enga-
bilité et cela commence par les liter sa préparation à la sortie et gées s’est vite vue débordée, tant
tâches du foyer, d’où l’importance son retour à la vie normale. Car il y a de la demande. En très peu
du foyer pour nous  », explique lors de la naissance du bébé, de temps, 100% Mamans a grandi
Hajoub. le changement d’attitude de la en comptant sur le seul soutien
Pas de censure à l’entrée : que mère est souvent radical. Le fait de ses membres, puis plus tard
ce soit leur première grossesse qu’elle soit entourée lui permet en mobilisant des fonds interna-
ou pas, qu’elles soient mineures d’envisager de le garder – « elles tionaux et de nombreux partena-
ou pas, quelles que soient leurs réapprennent à aimer et à être riats associatifs. Pas un centime
difficultés ou leur état de santé, aimées  », nous dit Claire. Mais de l’Etat marocain en revanche.
si elles sont en situation d’ex- au moment de quitter le foyer, la
clusion, si elles n’ont pas d’autre panique aidant, le projet d’aban-
solution d’hébergement, elles donner son enfant peut ressurgir.
sont admises. On voit donc tout l’intérêt de bien
Toutes les mères célibataires – préparer le départ, à travers les
qu’elles fassent partie du foyer activités qui lui redonnent du cou-
d’hébergement ou pas – sont rage, et de l’accompagner vers
invitées à participer aux dif- son autonomisation (aide maté-
férentes activités proposées rielle de démarrage, formation,
(séances d’information, groupes emploi, intermédiation avec le
de parole, formation profession- propriétaire pour qu’il accepte de
nelle, etc.), et ce dès le début de lui louer sa future maison, etc.).
leur grossesse, pour celles qui se Aujourd’hui, 100% Mamans reçoit

Défense des droits 109


et inclusion sociale
‫٭‬ De l’urgence à la préparation d’une vie
meilleure : l’approche de l’INSAF
L’INSAF explique qu’elle offre un hébergement d’ur-
gence. Mais dans la pratique, cela va bien au-delà.
Le travail mené auprès des mères célibataires que
l’association héberge intègre des composantes
visant à contribuer à leur insertion avec l’enfant,
et pas seulement à répondre à leurs besoins fon-
damentaux. Il suffit d’un chiffre pour mesurer l’im-
portance du rôle que joue ce foyer : le taux d’aban-
don d’enfants par des mères y ayant séjourné (puis
suivies jusqu’à ce que leur enfant ait atteint l’âge
de trois ans) – serait minime, selon eux.
Les femmes arrivent en fin de grossesse et restent
accélérée proposés (couture, cuisine, coiffure et pué-
riculture-nurserie). Sur place, on sait bien que ces
formations ne constituent pas des cursus effective-
ment professionnalisants conduisant à un emploi
à l’issue des trois mois. On évoque un délai trop
court et des approches qui ne correspondent plus
aux réalités du marché du travail. On reconnaît que
les mères ne comblent que très peu leurs lacunes
et ne trouvent que très rarement un travail qui cor-
responde à la formation reçue. Le taux d’insertion
professionnelle (c’est-à-dire d’embauche) est estimé
à 29 %49. Au moment de notre venue, l’association
en moyenne, jusqu’au quatrième mois du bébé. N’y réfléchissait à des solutions alternatives.
sont accueillies que celles étant enceintes pour la Cela n’empêche pas l’INSAF de les appuyer dans
première fois, sans soutien ni ressources fixes. Et leur recherche d’emploi : chaque mère est soute-
à la condition qu’elles veuillent garder leur enfant. nue pour définir ses capacités, identifier des métiers,
Au quotidien, la vie au foyer – prévu pour jusqu’à rédiger un CV, préparer un entretien, effectuer des
22 mères avec leur bébé – se partage entre la recherches.
chambre, la cuisine, la crèche, le service de santé
et les formations. Les règles de vie peuvent paraître L’appartement de transition
strictes : pas de téléphone portable, pas de sorties L’équipe fixe en concertation avec chaque mère
sans accompagnement, même le soir. le moment où elle sortira, qui sera un compromis
Des cours de développement personnel (suspendus entre le délai classique et celui qu’exige sa situation.
lors de notre venue) incluent la sensibilisation à la Ce processus passe souvent par une période prépa-
contraception et aux maladies sexuellement trans- ratoire dans un appartement loué par l’association
missibles (MST) et l’apprentissage de leurs droits à proximité du foyer, dans lequel jusqu’à cinq mères
(et de leurs devoirs). Dès que les mères intègrent peuvent vivre ensemble.
le foyer, et à partir des informations les concer- Cet appartement fonctionne comme un véritable
nant recueillies par les écoutantes, les assistantes « premier tremplin vers la vie réelle ». L’objectif,
sociales les invitent à préparer un projet de vie. explique Sarra Trifi, coordinatrice du pôle mère
Tout est passé au peigne fin : envisagent-elles une enfant, est que la mère soit livrée à elle-même
médiation ? quel est leur parcours ? quelles sont pour s’autonomiser, sous le regard vigilant des
leurs aptitudes et possibilités ? assistantes sociales. Ce passage dure entre un et

Quelle direction donner aux formations ?


Dès le départ, les mères sont incitées à opter pour 49
Chiffres de 2008. Données de 2009 tirées de Le Maroc des mères céliba-
un des quatre modules d’initiation professionnelle taires – ampleur, réalité, actions, représentations, itinéraires et vécus, Nadia
Cherkaoui, 2010, INSAF, p. 211.

110 Mères célibataires


au Maghreb
trois mois et s’achève lorsqu’elles touchent leur tion de faiblesse. Aujourd’hui elles ont trouvé une
premier salaire. Chaque mère est accompagnée si forme de reconnaissance sociale, elles deviennent
elle en exprime le besoin : pour faciliter la location donc plus exigeantes. C’est un petit peu le phéno-
(généralement d’une chambre), on rassure le pro- mène de la pyramide de Maslow : les femmes qui
priétaire ; pour le choix d’une nourrice, on dispose ne cherchaient qu’un petit endroit pour se cacher,
d’un certain nombre de contacts ; pour les tous aujourd’hui sont accompagnées à la maternité par
premiers frais de loyer ou de nourrice, un soutien leur famille, voire par le géniteur de leur enfant. Par
peut être fourni. Les liens entre la mère et l’asso- conséquent, leurs attentes ont totalement changé.
ciation perdurent quelques mois, le temps qu’elle Les événements que nous appelons de manière
s’autonomise vraiment. simplifiée du 20 février [2011]51 chez nous ont eu
Son autonomie est évaluée selon différents cri- un impact social incroyable. »
tères observés durant la période de suivi, après Dans la région de Casablanca, qui concentre 10 %
son départ du foyer : son vécu, ses perceptions, des naissances hors mariage52, on observe en effet
sa relation à son enfant, ses conditions de vie, si que les mentalités changent. « Les parents ont ten-
elle aspire à une vie meilleure, si elle progresse. dance à mieux accepter leur fille et leur enfant »,
74 % des femmes passées par le foyer arrivent à remarque Nadia Cherkaoui53. Elle avance l’hypo-
se réinsérer dans la société avec leur bébé, que ce thèse d’une meilleure insertion familiale grâce à
soit en réintégrant leur famille, en se mariant ou en la médiatisation de cette question et au travail des
trouvant un emploi50. associations.
On identifie des signes concrets aussi : les pro-
Baisse de la demande : fait isolé ou prémisse d’un priétaires accepteraient plus facilement de leur
louer un appartement, l’offre de nourrice serait
changement en profondeur ? plus conséquente. « Tout concourt à ce qu’elles
Historiquement l’INSAF hébergeait entre 70 et n’aient plus besoin d’un hébergement d’urgence »,
80 femmes par an, en refusant du monde. Depuis analyse Khadija.
2013, la demande a chuté. En octobre 2014, on Une autre raison invoquée est le fait que l’associa-
comptabilisait pour toute l’année seulement 24 tion ne s’occupe pas des mères ayant une seconde
mères hébergées. La baisse avait été également grossesse ou plus – les « multipares » –, dont les
très sensible l’année précédente, le nombre de demandes d’assistance sont pourtant en augmen-
femmes hébergées étant tombé à 50. tation, d’après leurs statistiques. Enfin, il ne faut
Ce phénomène semble se cantonner à la région pas non plus occulter les conditions de vie assez
de Casablanca, d’après les témoignages que nous strictes imposées aux mères célibataires par l’as-
avons pu recueillir et les pratiques observées chez sociation, qui peuvent les décourager.
d’autres associations marocaines de Tanger ou de
Marrakech, où la demande demeure importante. 51
Au Maroc, le 20 février 2011 a été désigné « journée de la dignité ». Elle
En revanche, d’après la petite enquête menée par représente un moment emblématique des mouvements contestataires
l’INSAF auprès de ses confrères, cette tendance à pacifiques réclamant des réformes dans le pays début 2011, dans le cadre
la baisse se confirmerait à Casablanca. du « printemps arabe ». En effet, ces contestations ont eu lieu juste après
Le vice-président de l’INSAF, Omar El Kindi, la révolution déclenchée en Tunisie en décembre 2010 à Sidi Bouzid, qui a
explique que la société marocaine change et que abouti à la chute du président Ben Ali, le 14 janvier 2011.
les réponses des associations doivent s’y adap-
52
Données de 2009 tirées de Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réa-
ter. « Nous avions à faire à des femmes en situa- lité, actions, représentations, itinéraires et vécus, Nadia Cherkaoui, 2010,
INSAF, 335 pages.
53
Auteur de Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité, actions, repré-
50
Selon les estimations les plus récentes de l’INSAF. sentations, itinéraires et vécus, 2010, INSAF, 335 pages.

Défense des droits 111


et inclusion sociale
L’association Widad et l’hébergement de long terme
des mères mineures à Marrakech
Les associations évitent géné- de Marrakech, ville victime de le bâtiment, à développer
ralement l’hébergement de son succès auprès de touristes les formations qualifiantes
mères mineures, qui peut venant du monde entier. proposées en interne dans les
s’avérer compliqué. Leur situa- L’association fournit un accom- domaines de l’hôtellerie et du
tion implique un suivi beaucoup pagnement sur le long terme. tourisme. Au moment de notre
plus rigoureux par les autori- Comme les autres structures visite, l’équipe d’intervenants
tés chargées de la protection offrant un hébergement, Widad était constituée de ressources
de l’enfance et une plus forte les accompagne sur tous les extérieures (formateur, coach
responsabilisation des asso- plans – médical, psycholo- et psychologue) travaillant
ciations. À Marrakech, l’asso- gique, matériel, juridique. Mais à la demande. L’énergie de
ciation Widad pour la Femme avec une différence majeure : l’association vient surtout
et l’Enfant est une exception : les femmes peuvent y séjour- de ses membres bénévoles
non seulement les mères ner jusqu’à trois ans si besoin, parmi lesquels un avocat, une
mineures y sont accueillies, suivant un principe d’autoges- enseignante, une sociologue,
comme elles représentent tion du quotidien avec peu de une s age -femme et un
plus de la moitié des mères moyens. L’association consi- entrepreneur.
célibataires accompagnées dère qu’il leur faut du temps Enseignante, Fatima met un
par l’association. Errant sur la pour accéder à une formation point d’honneur à ce que son
route de Marrakech ou d’Aga- qualifiante et à une stabilité association se batte pour que
dir, elles finissent par échouer psychique leur permettant les mères accueillies puissent
dans la gare, les rues de la ville de trouver une place sur le reprendre et terminer leurs
ou les hôpitaux parfois. Il n’est marché du travail et dans la études, décrocher leur brevet
pas rare qu’une partie de ces société, avec leur enfant. (diplôme de l’enseignement
filles mineures soient tombées Grâce à la ténacité de sa fondamental), leur baccalau-
enceintes à l’issue de mariages fondatrice et présidente, réat, voire une licence. Mais
religieux arrangés par leur Fatima Tassouilket, Widad a tout n’est pas rose, loin de là.
propre famille, dès l’âge de 13, réussi à obtenir en 2013 des Elle a essuyé des échecs dans
14 ans... locaux imposants pour monter cette démarche… Notamment
L’association travaille en étroite son foyer, situés à 15 km de lorsque des filles, pourtant
coopération avec les services Marrakech, tout prêt de la zone soutenues par l’association, ont
de police et les acteurs sociaux dite de la Palmeraie, qui abrite malgré tout fini par abandonner
opérant des rondes dans la les villas de villégiature de leur enfant après avoir obtenu
ville. Widad évite d’accueil- Marocains aisés et de touristes leur diplôme, souvent sous la
lir des mères venant d’elles- étrangers. À l’automne 2014, pression de leur famille. Or, le
mêmes, de crainte qu’elles ne l ’association cherchait à bébé s’était déjà attaché à sa
fassent partie des très nom- structurer davantage son mère…
breux réseaux de prostitution centre, à rénover et à équiper

112 Mères célibataires


au Maghreb
Le projet de vie,
pierre angulaire de l’avenir
Véritable point de départ de la construction concrète de son futur, les entretiens avec la mère en vue de
l’établissement d’un projet de vie précis sont une étape obligée.

L a définition du projet de vie débute


quelques jours à peine après l’arrivée
de la mère avec son bébé au foyer.
Lorsqu’un hébergement est proposé, cela se
fait juste après que les étapes préliminaires
Comme nous l’explique Basma Abidi, d’Amal, on
analyse ensemble comment elle en est arrivée
là et on définit tous les axes de ce que l’on va
travailler – psychologique, matériel, médiation,
la relation avec son bébé, la recherche d’emploi,
sont achevées (prise de contact, ouver- la formation professionnelle... « J’essaye de la
ture d’une enquête sociale sur son histoire, faire passer du stade de victime à celui d’acteur.
son profil, sa situation). Dans tous les cas, y Cela se passe par la parole, l’accompagnement
compris dans les associations qui ne proposent et une activité quotidienne. »
pas d’hébergement, la définition du projet de Le processus vers l’autonomisation est
vie est une étape incontournable. complexe et prend beaucoup de temps. « Le
Cette démarche est une occasion donnée à passage du déni vers l’autonomisation est diffi-
la mère de se sentir actrice de sa vie. On lui cile et ce n’est parfois pas aisé de convaincre la
permet de saisir cette opportunité de dire de mère de s’assumer, s’autonomiser, se respon-
quoi elle se sent capable, ce qu’elle souhaite sabiliser », ajoute-t-elle.
accomplir. C’est aussi ce qui permet à l’associa- Mais la réussite de ce projet de vie ne dépend
tion d’identifier les points où elle doit intervenir, pas uniquement de la mère et de l’association
pour l’accompagner : quel besoin ? quel projet ? qui l’assiste, rappelle très justement la fonda-
quel appui ? trice de l’association marocaine Widad pour la
Femme et l’Enfant, Fatima Tassouilket : elle
dépend de toute la société !

Défense des droits 113


et inclusion sociale
‫٭‬ A Annaba, une Maison de l’Humanité encourage
les femmes enceintes à réaliser leur projet
L’Association des Femmes Algériennes pour le
Développement (AFAD) œuvre depuis les années
1990 pour l’émancipation sociale et économique
des femmes, y compris des mères célibataires.
Basée à Annaba, mais rayonnant bien au-delà,
l’AFAD a inauguré en 2008 son propre foyer, Dar El
Insania (en français, Maison de l’Humanité), comp-
tant une vingtaine de chambres.
Comme l’association a fortement axé son action
sur les volets de la formation professionnelle et du
montage de projets économiques, les mères céli-
bataires qui y séjournent bénéficient de la même
est possible de continuer à suivre les formations
éventuellement démarrées durant leur séjour à la
Maison de l’Humanité.
On propose soit des ateliers de formation diplô-
mantes et permettant d’accéder aux métiers clas-
siques et de base (couture, coiffure, pâtisserie,
notions en informatique), soit des cursus à la carte
et du soutien à des formations dans des centres
extérieurs, selon le profil, le niveau scolaire et le
souhait de chaque maman. L’association a réussi en
parallèle à piloter le montage de plusieurs dizaines
de projets de microcrédits, financés par des indus-
dynamique. En plus du soutien qui leur est pro- triels locaux.
posé (assistance médicale, juridique, médiation « Ce n’est pas tout de suite que ça marche. On l’aide,
familiale), elles bénéficient d’un délai élargi d’hé- on l’observe, elle chute, on recommence. Puis, petit
bergement, d’environ quatre mois. à petit, on voit les résultats. Elle se met à s’occuper
Leur stratégie consiste à rassurer la femme d’elle, à se coiffer, à s’habiller, elle se met à vou-
enceinte pour l’encourager par la suite à formu- loir faire quelque chose, elle a son projet de vie.
ler elle-même ce qu’elle peut et compte faire pour C’est l’ensemble de ces facteurs qui contribuent à
assurer son avenir : son projet de vie sur tous les la motiver : c’est mon aide, celle de la psychologue,
plans, avec ou sans son enfant, avec ou sans le celle qu’elle a perçue des autres femmes du foyer,
soutien de sa famille. « Ce n’est pas sur-le-champ la socialisation au sein de Dar El Insania », analyse
qu’elle va le décider. Dans l’immédiat, on va identi- Tarfaya.
fier ses besoins vitaux. Puis, progressivement, on Une dizaine de mères célibataires seraient orien-
va commencer à travailler au quotidien sur l’estime tées en moyenne par l’AFAD chaque année. Moins
de soi avec l’appui de la psychologue », explique de la moitié d’entre elles souhaiteraient garder leur
Fatiha Tarfaya, sage-femme à la retraite, au très enfant, en général. La majorité procède à l’aban-
long et riche parcours, écoutante et éducatrice à don définitif de leur bébé dès la naissance. Mais
la Maison de l’Humanité. Une fois seulement que une chose est sûre : quand une mère travaille et
la mère est apaisée, on entame sa reconstruction, qu’elle a un toit, elle a évidemment beaucoup plus
explique-t-elle. C’est à ce moment-là qu’elle com- de chances de garder son enfant et de s’en sortir.
mence à définir son projet de vie. Ouarda Pages, assistante sociale et personne res-
La majeure partie de ce travail se fait pendant source à l’AFAD, rappelle que toutes les mères ne
leur grossesse, puisque les mères célibataires sont pas en mesure d’assumer leur maternité et
admises y sont hébergées jusqu’à leur accou- que l’association ne peut pas les inciter à garder
chement. Après la naissance de leur enfant, elles leur bébé lorsque matériellement elles ne le
doivent partir. Pour les aider à s’installer, les pro- peuvent pas ou que psychologiquement elles ne
priétaires n’acceptant pas de louer un logement aux disposent pas de la maturité nécessaire. « C’est au
femmes seules, l’AFAD se porte garant. Pour celles cas par cas, tout dépend », dit-elle, car il faut aussi
qui arrivent à s’installer dans les environs, il leur penser au bien-être de l’enfant.

114 Mères célibataires


au Maghreb
L’autonomisation professionnelle
Le profil de ces jeunes mères, ainsi que le caractère urgent de leurs besoins, exigent une approche particulière et des
solutions adaptées pour réussir leur insertion professionnelle. Les pouvoirs publics algériens, marocains et tunisiens ne
semblent pas prêts à leur fournir cet accompagnement. Les associations l'ont bien compris, et font preuve de beaucoup
de créativité pour aider ces femmes à décrocher une place sur le marché du travail, si possible dans des activités à plus
forte valeur ajoutée que celles de la traditionnelle triade couture-cuisine-coiffure.

Les défis de la formation professionnelle :


l’absence de soutien de l’État et la complexité des besoins
Ce que les Etats du Maghreb offrent en matière de formation professionnelle n’a quasiment aucun impact réel
sur le sort de ces mères. Et la raison en est toute simple : leurs profils ont des spécificités dont les formations
publiques ne tiennent pas compte.

É tant donné l’urgence de leur situa-


tion, pour subvenir à leurs besoins,
il faut aux mères célibataires des
formations de courte durée et de préférence
à mi-temps (pour qu’elles puissent travailler
est peu fréquent chez les mères célibataires54
cherchant une aide auprès des associations.
On aurait pu imaginer que l’Etat aiderait les
associations venant au secours des mères céli-
bataires, notamment en contribuant à payer les
en parallèle). Elles ont également besoin d’une instituts privés qu’elles sollicitent pour bâtir des
approche au cas par cas, qui tienne compte programmes de formation à la carte. En réalité,
d’un niveau scolaire souvent bas. Les forma- il n’en est rien : pas une seule association ne
tions professionnelles publiques, en général, nous a signalé d’aides significatives venant de
ne sont ouvertes qu’aux personnes ayant l’Etat pour mettre en place des programmes
poursuivi leurs études au minimum jusqu’à de formation professionnelle à l’attention des
la fin de la 9e année de l’enseignement, ce qui mères célibataires.

54
P our le cas spécifique de l’Algérie, on apprend l’existence de programmes de qualification professionnelle plus souples et accessibles, mis en place par l’Etat,
ouverts parfois à des personnes ayant un niveau d’étude inférieur à la 9e année, proposant des formations de six à 12 mois. Lire notamment sur ce sujet Enquête
Algérie – Schéma d’acteurs  Pour une meilleure insertion sociale et professionnelle des mères célibataires au Maghreb  2012-2015, Aïcha Berriche-Bencheikh
El Fegoun et Emilie Barraud, 2013, Santé Sud, pp. 44-46. Nous n’avons en revanche pas eu de référence à ces formations de la part des acteurs associatifs que
nous avons rencontrés.

Défense des droits 115


et inclusion sociale
De l’intérêt des cursus à la carte
Le quotidien d’une association cherchant à offrir des solutions de formation professionnelle aux mères relève
beaucoup plus de l’aléatoire que d’une démarche prévisible et planifiable.

I l y a autant de profils que de mères.


Même si on s’accorde à dire que leur
niveau de scolarisation est souvent bas,
cela ne suffit pas pour bâtir des cycles de
formation standards qui puissent à la fois
ou des métiers sans aucune valeur ajoutée.
« Toute la difficulté pour nous, en tant qu’ins-
titution unique, est d’assurer une diversité de
formations, parce qu’il y a de l’emploi partout
et on ne peut pas former uniquement des
répondre à leurs besoins et attentes et aux cuisinières, des pâtissières, etc. Les filières
opportunités du marché de travail. de formation publique exigent des disponi-
« C’est très difficile, car leurs âges diffèrent, bilités sur une ou deux années, ce qui est
tout comme les régions où elles habitent ainsi impossible pour nous. Ce sont des forma-
que leur niveau d’études. Il est difficile de les tions à plein temps ou qui exigent un niveau
rassembler autour de cycles de formation d’instruction supérieur à la majorité des
bâtis sur mesure », regrette Youssef Issaoui, filles que nous aidons. On reçoit des mères
président de la pouponnière Beity, à Gafsa, pratiquement tous les mois de l’année. On ne
qui cherche à développer un travail avec peut donc pas attendre la rentrée scolaire
les mères. « On prend en charge les mères de septembre quand on reçoit une fille en
célibataires de différentes origines géogra- novembre ou en décembre. On risquerait de
phiques et sociales. On reçoit des femmes de la perdre en cours de route et elle devrait
17 à 35 ans, des analphabètes, des étudiantes, affronter de nombreuses difficultés, en atten-
des campagnardes et des citadines. Quel que dant la rentrée », explique le président d’Amal.
soit l’intervenant, on ne pourra pas déve- Jusque récemment, Amal prenait en charge
lopper un seul outil capable de répondre à et organisait avec des centres privés trois
toutes ces demandes aussi diverses au niveau formations principales diplômantes : couture,
de l’instruction, des attentes, des urgences, coiffure et pâtisserie. Une vingtaine de filles
et de leurs origines », explique Malek Kefif, suivaient ces formations sur dix mois depuis
président d’Amal, à Tunis. de nombreuses années. Le taux d’employa-
Chaque mois pratiquement une mère céliba- bilité en bout de course était de 70  % en
taire arrive avec son bébé à Amal en quête moyenne, ce qui était encourageant. Des
d’une solution. Les besoins, nombreux et modules en accéléré, entre trois et cinq mois,
divers, sont de l’ordre de l’immédiat. Chaque étaient parfois possibles. Des groupes démar-
personne dispose d’aptitudes et de connais- raient à tout moment de l’année.
sances différentes et le but de l’association Ces cursus en institutions privées donnent aux
est bien de donner à chacune des moyens associations une flexibilité compatible avec
pour faire autre chose que des ménages la situation des mères et viennent compléter

116 Mères célibataires


au Maghreb
﴿ Les formations classiques – du type couture, coiffure, cuisine
(les « 3C ») –, dispensées par une majorité d’associations travaillant
avec les mères, ne suffisent plus pour répondre aux besoins du marché
du travail.

le travail dont elles bénéficient pour se


(re) socialiser, se réadapter aux exigences de
au point un projet d’entreprise sociale dans
les secteurs du textile et de la restauration.
la vie, dans leur quartier, le milieu du travail, Dans certains cas, les spécificités des mères
la société. « La difficulté essentielle que l’on ont conduit ces expériences à l’échec. Par
rencontre ce n’est pas la formation, car elles manque de moyens mais aussi parce que les
sont toutes capables d’apprendre, mais leur femmes doivent vite commencer à travailler.
relation au travail, à leur environnement, la Certaines associations ont privilégié la prise
discipline, la rigueur. C’est un apprentissage en charge de cursus en accéléré, proposés
presque aussi important que la technicité par un certain nombre de centres de forma-
à acquérir dans les différentes disciplines. tion privés et parfois publics. Mais en fin de
C’est une réadaptation à la vie, parce que ce compte cela ne suffisait pas non plus pour
sont des filles qui ont été rejetées par tout le trouver un emploi.
monde, par leur environnement le plus proche, Jusqu’en 2013, par exemple, 100% Mamans
leurs frères et sœurs », analyse Malek Kefif. finançait différentes formations proposées
par le secteur privé, tenant compte du profil
de chaque mère et en partenariat avec un
Limites organisme public. Les formations étaient en
Mais la pratique montre que les formations effet excellentes techniquement, mais les
classiques – du type couture, coiffure, cuisine mères n’étaient pas pour autant opération-
(les « 3C ») –, dispensées par une majorité nelles en sortant. Le délai était trop court et
d’associations travaillant avec les mères, ne aucune occasion ne leur était donnée de se
suffisent plus pour répondre aux besoins du familiariser avec le monde de l’emploi. « Une
marché du travail. Ces acteurs se mettent mère célibataire est une femme qui a de très
de plus en plus à réfléchir à des métiers grandes difficultés qui entravent son processus
que l’on pourrait apprendre aux mères à d’insertion. Elle n’a pas de maison, elle ne vit
plus forte valeur ajoutée ou correspondant pas avec sa famille. L’exclusion intensifie la
à des demandes précises de la part des difficulté. Un module de formation de court
employeurs. Amal met par exemple en place terme ne pouvait pas répondre à leur urgence
des formations dans le domaine des auxi- de s’autonomiser. Elles sont passées du foyer
liaires de vie et de la couture industrielle. à la formation mais elles n’ont pas eu le temps
100% Mamans à Tanger a, de son côté, mis de faire un long stage à l’extérieur pour se

Défense des droits 117


et inclusion sociale
familiariser avec le monde du travail. Les la fin 2014 a été de proposer des initiations à
femmes issues de milieux conservateurs des métiers dans le cadre de cursus en interne,
n’ont généralement jamais travaillé et n’ont au sein du foyer d’hébergement, occupant les
pas de niveau d’études  », explique Hajoub mères cinq jours sur sept, sept heures par
Rhimou, directrice de l’association. Depuis, jour, durant trois mois. Ce délai était aupara-
100% Mamans, tout comme Amal, à Tunis, ont vant de six mois. Beaucoup de personnes au
changé de cap. Nous le verrons ci-après. sein de l’association, dont les formatrices elles-
À l’INSAF au Maroc, la solution trouvée jusqu’à mêmes, jugent que trois mois c’est beaucoup

Sortir d’un modèle de formation


à des métiers dits « classiques »
les expériences d’Amal en Tunisie et de 100% Mamans au Maroc
Malgré un taux d’activité profes- En réaction, Amal a fait la démarche soit 73 %. Parmi celles-ci, 26 (60 %)
sionnelle de 70 % pour les mamans de réfléchir à d’autres métiers, sont devenues auxiliaire de vie, les
passées par ses formations à des correspondant à un vrai besoin du autres ont pu trouver des emplois
métiers dits « classiques » (cou- marché et intégrant plus de valeur considérés dignes dans d’autres
ture, coiffure et pâtisserie), l’as- ajoutée de façon à permettre aux domaines. « C’est bien là la diffé-
mères d’accéder à des revenus rence, la formation d’auxiliaire de
sociation Amal n’était pas satis-
plus conséquents. Le premier vie donne accès à un emploi et à
faite de ces résultats lors de notre résultat de cette réflexion a été la une rémunération satisfaisante »,
entretien, début 2014. Pourquoi ? mise en place, de 2010 à 2013, d’un concluait Semia.
Parce que la plupart de ces mères programme de formation d’au- « Il faut tout d’abord vraiment impli-
ne peuvent pas véritablement vivre xiliaire de vie, dont ont bénéficié quer les femmes, pour qu’elles
de leur métier. « Ces expériences 59 mamans. Beaucoup d’entre elles participent à leur choix. Et cela
sont quelque part bloquées par un provenaient également de poupon- n’est pas évident, car elles sou-
marché de l’emploi saturé. Ce ne nières associatives situées en-de- haitent toutes se former à la coif-
sont pas des métiers qui assurent hors de Tunis. fure et à la couture quand on leur
Financé par la coopération espa- propose une formation, alors que
un revenu stable, à la hauteur de
gnole, ce projet a produit des résul- nous savons parfaitement qu’il n’y
leurs besoins. Nous faisons désor-
tats significatifs : sur trois années, a pas d’emploi dans ces deux sec-
mais en sorte d’orienter vers ces pour les quatre promotions, parmi teurs d’activité et qu’elles ne pour-
métiers les mères qui vivent dans les 59 mères formées, 43 d’entre ront pas obtenir un revenu suffisant
leurs familles, qui n’ont pas beau- elles travaillaient début 201455 , pour répondre à leurs besoins. Il y
coup de charges », explique Semia a donc un travail de persuasion à
Ben Masseoud, directrice exécutive 55
Moment où le dernier bilan avait été réalisé par effectuer auprès d’elles », explique
de l’association. l’association. Malek Kefif. Et il y a l’exemple aussi :

118 Mères célibataires


au Maghreb
trop court. D’un autre côté, le fait d’allonger le et le présent, l’INSAF réussira à trouver un
délai peut être contraire à l’idée d’autonomisa- juste milieu. En tout cas, ils étudiaient sérieu-
tion, rappelle la coordinatrice du pôle mère-en- sement la question lors de notre visite. Sarra
fant à l’INSAF, Sarra Trifi : « Avec la durée de Trifi rappelle que l’accession des mères à un
six mois on avait déjà des mères qui peinaient emploi formel reste très limitée dans la réalité,
à se détacher de l’association. Au-delà de six car ce ne sont pas cinq ou six mois vécus dans
mois, on serait dans la dépendance et loin de la l’association qui suffiront à rattraper toutes
responsabilisation. » Peut-être qu’entre l’avant leurs lacunes.

il faut que ça marche et il faut les tant bailleur de fonds de l’associa- cet atelier équipé leur sert de labo-
accompagner même après la for- tion INSAF pour l’accompagnement ratoire d’apprentissage des règles
mation.  des mères célibataires. imposées par le monde du travail
Amal cherche ainsi à diversifier et Dans le cas d’Amal, ces formations et d’unité de production, puisque ce
à multiplier des opportunités pour devaient être conçues en collabo- qui y est produit est ensuite vendu.
ces jeunes mères. Après le cycle de ration avec les industriels et les Tous les professionnels travaillant
formations d’auxiliaire de vie, l’as- employeurs en bout de chaîne. Des pour former et encadrer les mères
sociation a initié une collaboration stages étaient prévus pour aider les viennent du monde de l’entreprise.
avec une entreprise italienne de mères à se perfectionner et l’as- « C’est une entreprise sociale qui
fabrication de bijoux artisanaux, sociation à récolter des fonds pour permet aux mères d’acquérir des
qui forme et emploie des mères autofinancer à terme une partie compétences. Celles-ci ne sont pas
dans son atelier. Cela a donné à de son centre, et notamment les seulement techniques. Les mères y
Amal l’idée de leur proposer une activités de pâtisserie (production apprennent comment affronter le
formation diplômante en bijoute- de viennoiseries) et de couture monde du travail qui exige que l’on
rie, qui leur offre la possibilité de industrielle (fabrication de tabliers arrive à l’heure, que l’on soit propre,
proposer leur production aux souks d’écoliers). bien habillé, que l’on ne montre pas
et aux grossistes, leur assurant un Dans le cas de 100% Mamans, le ses faiblesses. Elles produisent,
complément de revenus. projet lancé en avril 2014 projetait vendent et sont rémunérées sur
de mettre en place une véritable leurs ventes. Le but est de trouver
entreprise sociale, incluant la for- le plus tôt possible un travail à l’ex-
Programmes intégrés mation à des activités génératrices térieur, mais si cela peut leur servir
Amal, tout comme l’association de revenus, dont les bénéfices d’un complément de revenus, c’est
100% Mamans, à Tanger, a entre- reviendraient aussi bien aux mères bienvenu », explique Claire.
pris en 2014 un projet ambitieux, qui qu’à l’association. Lors d’un entre- Là aussi le « sur mesure » est une
consiste à internaliser un centre de tien fin 2014 avec Claire Trichot, règle du jeu importante : le temps
formations qualifiantes, porteuses nous avons appris que le projet et le contenu de la formation varient
d’emplois, sur trois filières (auxi- avait permis de former 20 femmes. selon le profil et les compétences de
liaire de vie, couture industrielle et Un atelier pour la restauration et le chaque mère. Une troisième activité
pâtisserie et cuisine). Les deux pro- textile a été inauguré à proximité – les services à la personne – était
jets sont financés par l’association de l’association. En complément à sur le point de débuter au moment
suisse Drosos, également impor- des formations courtes (trois mois), de notre dernier contact, fin 2014.

Défense des droits 119


et inclusion sociale
Des solutions créatives d’apprentissage
à Alger
Les programmes intégrés de formation et d’in- Celles-ci apprennent sur le tas : orientées par
sertion professionnelles tels que nous les avons les formatrices, elles participent à l’ensemble
vus à Tunis et à Tanger peuvent s’avérer être des du processus, de la planification budgétaire et
outils performants. Mais ils exigent du temps et la négociation des achats à la réalisation et à
des ressources pour leur coordination et pour la livraison. C’est de la pure créativité avec les
leur gestion dont toutes les associations ne dis- moyens du bord, privilégiant le partage d’expé-
posent pas. Ce type de programme n’est possible riences et de savoir-faire entre des profession-
qu’avec des financements spécifiques, générale- nelles et les femmes hébergées par l’associa-
ment apportés par des bailleurs internationaux. tion, y compris des mères célibataires.
De plus, ceux-ci ne durent que le temps du projet. Deux activités sont développées dans le cadre
Or, très souvent les associations censées les de contrats de prestations de services propo-
piloter sont des structures fonctionnant surtout sés à une clientèle généralement institutionnelle
avec des bénévoles et peu de salariés. De plus, et sensibilisée à la cause de l’association. Tout
elles s’attaquent à plusieurs fronts à la fois, dont d’abord, des prestations d’hôtellerie et de traiteur
l’insertion professionnelle n’est qu’un des volets. sont réalisées au sein du centre d’hébergement
Alors que faire, si l’on veut aider les mères à de l’association – qui dispose de locaux pour la
s’insérer professionnellement et que l’on ne dis- tenue de séminaires, d’une cuisine équipée, de
pose ni de la taille critique ni du financement matériels de traiteur et d’une dizaine de chalets
nécessaires ? individuels pour héberger les participants.
SOS Femmes en Détresse, à Alger, a cumulé des La deuxième activité comprend des presta-
expériences significatives, entre 2005 et 2011, en tions de couture, au sein d’un atelier équipé où
mettant en place des programmes intégrés de les équipes se réunissent au rythme des com-
formation et de création de microentreprises, mandes. Là aussi, les professionnelles et les
avec des financements internationaux (espagnol femmes expérimentées forment les novices.
et suisse). Bien que les résultats aient été pro- C’est ainsi qu’une importante commande de
bants, que l’expérience soit jugée formidable et production de draps pour une grande clinique
que les programmes aient bénéficié à un nombre locale a pu être honorée et que durant trois
considérable de femmes56, l’association met en années des rideaux et des cache-rideaux ont
pratique désormais une toute autre approche. été produits pour les résidences d’ambassades.
Cette nouvelle approche exige très peu d’inves- « La satisfaction est triple : de s’être formée,
tissement et de coordination tout en intégrant d’avoir partagé les bénéfices et aussi d’avoir
d’emblée un volet pratique et une notion d’auto- pu réaliser des prestations pour des étrangers,
financement. Elle consiste à proposer des pres- ce qui est hyper valorisant, notamment dans
tations de services et de production de biens en le domaine de la couture », explique Mériem
faisant travailler main dans la main des pro- Belaala.
fessionnelles formatrices et les bénéficiaires. Les recettes paient les frais de production et une
partie des charges de fonctionnement et les béné-
fices sont ensuite partagés entre les femmes. Les
56
S ur les deux programmes, 337 femmes ont été formées et
clients sont systématiquement invités à donner
97 microentreprises ont été créées d’après l’Enquête Algérie – Schéma
d’acteurs Pour une meilleure insertion sociale et professionnelle des leur avis sur le travail réalisé. Les femmes
mères célibataires au Maghreb  2012-2015, Aïcha Berriche-Bencheikh reçoivent un certificat attestant des différentes
El Fegoun et Emilie Barraud, 2013, Santé Sud, p. 41-42. formations reçues et des activités réalisées.

120 Mères célibataires


au Maghreb
L’accompagnement dans la recherche d’emploi :
une condition à la réussite
Donner à une mère l’adresse d’un bureau d’emploi ne suffit pas.

L’ accompagnement dans la recherche


d’emploi sera plus ou moins renforcé
selon les moyens dont disposent les
associations. Globalement elles tentent toutes de
fournir cette assistance, en orientant la mère, en
un entretien une fois la formation achevée pour
évaluer leurs acquis et leur apprendre à rédiger
leur CV.
L’encadrement se poursuit ensuite sur le
terrain. Des visites et des appels téléphoniques
l’épaulant dans l’identification des offres, dans permettent aux associations de savoir si l’em-
la rédaction de son CV, en lui fournissant des ployeur respecte les droits de la mère, si leur
contacts, en lui apprenant les stratégies pour relation est bonne, si tout est en ordre, ou bien
préparer un entretien. Les organismes publics se s’il faut intervenir pour gérer un éventuel conflit.
contentent plutôt de leur donner un contact dans « Beaucoup de mères ont ainsi pu trouver un
un bureau de l’emploi. Dans ces structures, les travail. Si elles n’osent pas appeler le bureau de
associations cherchent à sensibiliser les profes- l’emploi, je le fais pour elles, je les encourage, je
sionnels ayant accès aux offres afin qu’ils contri- prends ensuite de leurs nouvelles. On se réuni,
buent eux aussi à aider ces mères, ne serait-ce j’essaye de suivre toutes les mères. Je mesure
qu’en facilitant la circulation de l’information. l’impact de ces actions et je suis très fière de
« J’essaye de trouver des débouchés à toutes constater que j’ai une influence positive sur
ces formations et aussi aux mères n’ayant pas elles », conclut-elle.
été formées. J’essaye de les insérer », explique En résumé, Amal reçoit environ 90 mamans
Ibtissem Daadouch, assistante sociale, chargée chaque année. 80  % d’entre elles sont à la
du suivi social et professionnel d’Amal. Lourde recherche d’une solution d’hébergement d’ur-
tâche, grande ambition que se fixe Ibtissem, gence, les autres 20 % viennent chercher une
dont le sérieux ne nous échappe pas. Pour formation ou un emploi. Entre 50 et 60 mères
chaque cas, elle se bat et tente, coûte que coûte, célibataires sont ainsi intégrées à leur foyer, à la
de trouver des solutions. Soukra. Parmi celles qui cherchent un emploi,
«  J’établis des relations avec les gens qui 70 % sont insérées dans le marché du travail.
travaillent au bureau de l’emploi, dans les Mais pour combien de temps ? Nous verrons
centres privés qui font appel aux auxiliaires ci-après. Les aspects administratifs, le suivi
de vie, par exemple. J’essaye de trouver du professionnel mais aussi le suivi scolaire des
travail chez des particuliers par les petites enfants sont pour ces associations de puissants
annonces publiées dans la presse et des offres outils pour garder le contact avec les mères
des centres de formation avec lesquels nous sur le moyen et le long terme et s’assurer de
travaillons », explique-t-elle. Pour les mères la pérennité de leur progressive réinsertion
ayant suivi une formation, Ibtissem organise sociale.

Défense des droits 121


et inclusion sociale
L’ancrage territorial
pour garantir des débouchés 
des expériences à Bizerte et à Marrakech
Nous avons vu précédemment l’initiative de ont également participé à des stages à partir
l’ADMJ, une association de développement local du 4e mois de formation. Celles qui avaient au
de la région de Bizerte, de mettre en place sur moins le niveau 7e ont reçu leur Certificat d’Apti-
une année un programme de formation et d’in- tude Professionnelle (CAP), les autres ont obtenu
sertion sociale et professionnelle de mères céli- une certification. Les neuf femmes qui ont été
bataires. Les responsables de ce projet ne sont formées ont trouvé un travail : sept d’entre elles
pas allés chercher loin leurs idées de métiers ont été embauchées dans les pâtisseries où elles
pour former ces femmes. Ils ont regardé le avaient réalisé leur stage et les deux autres tra-
marché local, hyper local, de Bizerte. vaillent chez elles, vivant des commandes de
« Le choix de la pâtisserie est parti du contexte particuliers. Le succès de ce projet a été tel que
local. A Bizerte, on fait souvent appel aux Wided souhaitait le pérenniser.
femmes au foyer pour préparer ces pâtisseries Le principe de l’ancrage territorial est lui aussi
traditionnelles que l’on consomme pendant les appliqué à la lettre par l’association Widad pour
fêtes, notamment lors de l’Aïd et des cérémonies la Femme et l’Enfant dans sa stratégie d’inser-
de mariage et de circoncision, car elles coûtent tion professionnelle de mères célibataires à
moins cher et sont souvent bien meilleures. Par Marrakech. Cette ville étant portée par le tou-
ailleurs, la pâtisserie ne nécessite pas d’inves- risme, l’activité économique se concentre dans
tissements lourds. Elle se fait à la maison avec la restauration et les services d’hôtellerie, au
un four traditionnel. On peut aussi les donner sein de riads et de maisons de villégiature de
cuire dans un des fours privés de la ville, ce qui familles aisées et de touristes étrangers. Les
exige peu de frais et permet à la femme d’avoir formations dispensées par l’association pré-
des revenus », explique la conceptrice du pro- parent les mères aux métiers de ces secteurs
gramme, Wided Mokhtar. d’activité, ce qui exige in fine une approche
L’association a établi un partenariat avec un qualifiante à haute valeur ajoutée. Cependant
centre étatique homologué afin de proposer aux celles-ci doivent souvent commencer par des
mères une formation d’une durée de six mois, séances d’alphabétisation et de transmission
à raison de deux fois par semaine. Les mères de compétences de base.

122 Mères célibataires


au Maghreb
L’assistance technique pour cadrer
et accompagner le financement des projets
Beaucoup d’acteurs travaillant dans l’attribution d’aides aux mères (qui sont des dons pour la plupart) ont déjà
dû réaliser une sévère auto-critique et réévaluer leurs méthodes. La plupart en arrivent souvent à la même
conclusion : les aides destinées à monter ces microprojets doivent être assorties d’un encadrement technique
méthodique et systématique.

C omme nous l’avons vu plus haut (au


chapitre 3), à travers l’expérience de
l’Association pour la Coopération en
Tunisie (ACT), les quelques pouponnières prati-
quant l’aide aux microprojets cherchent de plus
• ne pas lui fournir la somme d’argent en une
seule fois ;
• ne pas lui donner cet argent directement,
mais l’utiliser avec elle, par exemple, pour
l’achat des fournitures et des moyens de
en plus à s’entourer d’appuis extérieurs, comme production nécessaires à la réalisation de
celui de l’ACT. Les associations qui fournissent à son activité, qu’elle aura aidé à identifier ;
la fois le financement et l’assistance technique • donner la priorité aux aspects psycholo-
aux mères sont, en effet, plutôt rares dans les giques.
pays du Maghreb. Si l’ACT fournit les moyens Ce dernier point – que nous avons déjà abordé
financiers, ce qui en soi est déjà énorme, l’intérêt dans ce livre – est devenu une priorité.
de faire appel à cette association réside dans le Il est à noter qu’en matière de sources de
fait qu’elle assure également l’accompagnement microcrédit, l’Algérie apparaît comme un pays
technique et l’encadrement. De plus, celui-ci ne où des moyens importants sont mis en œuvre
cesse d’évoluer. par l’Etat, à travers notamment l’Agence Natio-
Suite à différentes évaluations, ces associations nale de Gestion du Microcrédit (ANGEM). Cette
semblaient s’accorder sur le fait qu’il fallait : agence finance des projets coordonnés par
• mieux encadrer la mère et étudier davantage les bureaux de la Direction de l’Action Sociale
avec elle la faisabilité de son projet, en prenant (DAS) et les associations locales. Nous avons
conseil auprès des professionnels du secteur ; entendu parler de quelques mères célibataires
• impliquer davantage la mère dans la réali- ayant pu bénéficier de ce dispositif.
sation de son projet, à travers notamment la
signature d’un contrat qui l’engage ;

Défense des droits 123


et inclusion sociale
‫٭‬ Le nécessaire suivi psychologique pour renforcer
le cadrage des microprojets, l’exemple de l’AFC au Kef
Nous vous avions cité un certain
nombre de structures qui tentent
de mettre en place un accom-
pagnement vers l’insertion pro-
fessionnelle, par le biais de for-
mations, d’aide à la recherche
d’emploi, ou encore, de finance-
ment de microprojets. Un certain
nombre d’entre elles attirent notre
attention sur l’importance cruciale
d’instaurer un suivi psychologique
pour augmenter les chances de
Femmes et Citoyenneté (ACF), qui
s’est presque aussitôt consacrée
à aider concrètement les mères
célibataires souhaitant garder
leur enfant. Ce travail entièrement
fait par des bénévoles débutants a
consisté à fournir à ces mères une
assistance matérielle d’urgence,
sanitaire et juridique, ainsi que l’ac-
cès à des projets générateurs de
revenus, en partenariat avec l’ACT.
Une commission pour les mères
droits] que nous animons depuis
quelques mois », explique la méde-
cin Lamia Marzouki, membre fon-
dateur de l’AFC. Elle s’occupe per-
sonnellement de deux mères.
Mais fournir une aide psycholo-
gique n’est pas une tâche aisée
sachant que la mère vient généra-
lement pour obtenir « du concret »,
c’est-à-dire une aide financière.
Hanen Cherni, enseignante, coor-
dinatrice de la commission pour les
succès de ces actions. C’est notam- célibataires s’est ainsi mise en mères célibataires au sein de l’as-
ment le cas de l’association Beity, à place, constituée de six membres sociation, nous explique la difficulté
Tunis, qui a constaté sur le terrain fondateurs devant chacun suivre et de les faire venir aux réunions de
des difficultés à obtenir de la part assister deux mamans. L’objectif de sensibilisation sans tomber dans
des mères un engagement sur le ce mode de fonctionnement était une logique d’assistanat. « Leur
long terme pour des projets d’in- de créer un lien personnalisé avec état d’esprit est notre plus gros
sertion professionnelle. C’est aussi chacune des mères. Une fois par obstacle à la réalisation d’un tra-
le cas de l’Association pour la Coo- mois, ils se réunissent pour échan- vail de qualité. Leurs attentes se
pération en Tunisie (ACT) qui, lors ger sur l’évolution de chaque cas, résument à une aide matérielle.
de son dernier bilan, a élu le suivi parler des difficultés et prendre des Généralement, lorsqu’elles com-
et le soutien psychologique au rang décisions. prennent qu’elles n’obtiendront
des priorités pour son tout nouveau Or, trois ans après sa création, lors pas d’argent, elles ne reviennent
programme d’appui aux micropro- de notre entretien, en avril 2014, plus. Elles ont du mal à voir l’utilité
jets des mères célibataires (voir et après avoir aidé une dizaine de d’une séance avec la psychologue,
chapitre 3). La mère se trouve, en mères, les membres de l’associa- même si je leur explique que cela
effet, dans un état de fragilité émo- tion semblaient convaincus qu’un leur fera beaucoup de bien. C’est le
tionnelle qui peut, du jour au lende- changement stratégique s’impo- même problème pour les réunions
main, tout faire basculer. sait : « Nous constatons qu’il ne de sensibilisation, elles ne sont pas
Loin de Tunis, tout près de la fron- faut pas travailler sur le projet nombreuses à venir. »
tière avec l’Algérie, dans une ville économique d’emblée, mais sur Une des solutions potentielles à
bastion d’extrémismes et conser- la personne, pour qu’elle devienne cette impasse, suggère Hanen,
vatismes en tous genres, le Kef, plus forte. Nous souhaitons faire serait d’avoir un programme de
une jeune association est née à en sorte qu’elles viennent exposer promesses de projet. Celui-ci serait
la suite de la révolution en 2011. leurs problèmes et partager leur conditionné par la participation de
Inquiet de la montée de compor- vécu quotidien. On finance leur la femme aux activités proposées
tements sexistes, un groupe de 13 transport pour leur permettre de par l’association, notamment le
personnes venant de différents venir aux réunions [d’échange sur soutien psychologique et la sensi-
horizons – médecine, enseigne- des sujets tels que la santé de la bilisation aux différents sujets les
ment, droit – a créé l’Association reproduction, la contraception, les concernant, elles et leur bébé.

124 Mères célibataires


au Maghreb
La crèche : puissant outil
d’insertion mais aussi de suivi
Pour travailler, il faut pouvoir faire garder son bébé.

L es mères qui gardent leurs bébés le


font généralement sans aucun appui de
leur famille. En Tunisie, la plupart des
jardins d’enfants sont payants. Au Maroc ou en
Algérie, ce service est assuré par des crèches
encore enceinte – avec les bébés des autres
mamans…
La crèche est aussi un efficace moyen de suivi
de la mère par les associations, y compris
pour celles proposant un hébergement, et
ou des nourrices, que la mère doit pouvoir notamment quand la maman doit les quitter,
payer. Alors que faire pour les aider ? Leur au bout de quelques mois. « La crèche nous
offrir un service de crèche internalisé – ce que sert à maintenir le contact. Elles y vont tous
proposent généralement les foyers associatifs, les jours, elles discutent avec les assistantes,
comme ceux d’Amal, de l’INSAF ou de 100% avec d’autres mères avec qui elles ont une
Mamans, avec des durées variables suivant les relation privilégiée, avec les nouvelles mères
associations –, ou assumer les charges de la récemment arrivées. Elles sont elles-mêmes
crèche, de la nourrice ou du jardin d’enfants, du des exemples qui montrent aux mères que cela
moins le temps que la mère trouve un travail peut fonctionner et que l’on peut être autonome
ou monte son projet, ce que fait la majorité des et respectable en étant mère célibataire  »,
associations que nous avons rencontrées. commente Malek Kefif, le président d’Amal.
A SOS Femmes en Détresse, on fait appel à À l’INSAF, la responsable de la crèche y travaille
un réseau de nourrices pré-identifiées depuis depuis neuf ans. Elle a été elle-même hébergée
plusieurs années – la plupart de ces femmes et accompagnée par l’association, lorsqu’elle est
ayant elles-mêmes bénéficié d’une aide de leur tombée enceinte en 2006. A travers son récit,
part. L’association finance la nourrice jusqu’à on découvre une femme qui voit l’utilité de son
six mois si besoin, selon la situation des mères travail. Elle parle de l’importance d’aider les
et les possibilités de cette structure. mères à s’autonomiser, à apprendre à s’oc-
À 100% Mamans, nous l’avons vu plus haut, cuper de leur enfant et à l’aimer, à comprendre
la crèche est considérée comme un véritable leurs limites, pour ensuite pourvoir continuer à
pilier du travail de réinsertion des mères. vivre avec lui quand elles auront quitté le foyer.
Tout d’abord parce qu’elle permet à la mère À l’INSAF, la crèche est destinée aux mères
d’avoir un emploi, de se former et de restruc- hébergées au foyer ou dans l’appartement « de
turer sa vie. Mais aussi parce que les mères transition » que l’association loue tout prêt de
sont formellement invitées à y participer et ses locaux. La responsable de la crèche accom-
à assurer à tour de rôle des heures de garde pagne elle-même les mères en phase d’auto-
pour aider la responsable de la crèche à s’oc- nomisation pour préparer leur départ. Elle les
cuper des enfants. Le résultat est une mise aide notamment à identifier des crèches et des
en contact salutaire de la mère – souvent nourrices qui garderont ensuite l’enfant.

Défense des droits 125


et inclusion sociale
Le suivi et les visites :
des outils pour maintenir le lien tout en tenant compte de la réalité
Le suivi est vu comme une suite logique de la relation que les mères et les associations ont bâtie ensemble.
Difficile à mettre en place, souvent imparfait, le suivi demeure un outil indispensable pour s’assurer que la mère
ne se retrouve pas à nouveau dans une impasse. Ce problème est fréquent et peut conduire à l’abandon de l’enfant
alors que son projet était de le garder.

I l ne faut pas se faire d’illusion, le suivi


est une tâche très complexe. Ce qui peut
le rendre viable, ce sont les différentes
attaches que la mère a nouées avec l’associa-
tion. Celles-ci se matérialisent par un dossier
Les pouponnières en Tunisie le mettent en
pratique, pendant toute la durée du place-
ment provisoire de l’enfant. Ce suivi peut aussi
s’exercer, pour celles qui accompagnent vérita-
blement les mères, pendant la phase de réali-
administratif (notamment pour le nom de sation de projets générateurs de revenus. Sa
l’enfant) ou juridique (pour la pension alimen- durée est de deux ans en général, mais celle-ci
taire) en cours, l’utilisation de la crèche pour peut aller bien au-delà si des liens forts se sont
la garde de son bébé et les visites pour son tissés entre la mère et l’association, ce qui est
suivi médical. souvent le cas.
Le foyer de l’association marocaine INSAF Outre le recours à la crèche comme moyen sûr
dispose, par exemple, d’un service ambula- de suivi, l’association tunisienne Amal assure,
toire avec une aide-soignante, qui continue de quant à elle, un accompagnement de proximité
dispenser de l’orientation et de l’appui médical qui comprend par la suite un suivi scolaire pour
aux mères qui y ont été hébergées jusqu’à ce l’enfant et un suivi professionnel pour la mère.
que leur enfant ait trois ans. Les mamans « Au bout d’une semaine, je fais une première
y reviennent donc régulièrement pour les visite. Ensuite nous avons de leurs nouvelles
vaccins, pour obtenir un médicament, faire tous les matins, lorsqu’elles amènent leur
une analyse ou pour une consultation. L’INSAF enfant. Puis, quand l’enfant quitte la crèche [à
les oriente, en effet, vers des médecins parte- l’âge de la marche], je vais le voir à la garderie
naires de l’association. Ce sont autant d’occa- une fois tous les deux mois pour prendre de
sions pour ces professionnelles de prendre des ses nouvelles, vérifier si la mère continue à
nouvelles de la mère et de vérifier où elle en payer ses frais de garde, si elle arrive à l’heure
est de son projet de vie. pour récupérer l’enfant. Parfois les mères
Tous ces points d’ancrage sont en soi déjà très nous cachent la vérité et ne nous informent
importants, mais ils ne suffisent pas à garantir pas quand elles sont au chômage. Dans ce cas,
un suivi de proximité. Il faut que les associa- je rends visite à la mère, je vais lui parler, ou je
tions, elles aussi, soient à l’initiative du suivi, l’invite ici. Je lui dis que je suis au courant de sa
ce qui se concrétise de diverses façons suivant situation et que je vais essayer d’en savoir plus
la structure. avec elle. Elle peut dire n’importe quoi. Je lui

126 Mères célibataires


au Maghreb
propose des postes, des opportunités de travail, pendant trois ans. En parallèle, une personne
je l’invite à aller échanger avec d’autres mères, responsable de ce programme, en l’occur-
ou avec la direction d’Amal. C’est bien par les rence Ibtissem Daadouch, suit le développe-
visites que l’on peut être réellement informé ment de l’enfant durant toute sa scolarité, en
de leur réalité », explique Inès Aouadi, assis- échangeant avec la mère, mais aussi avec le
tante sociale. Lorsque les mères changent de personnel de l’école et de la garderie. Elle
travail, par exemple, si elles sont timides, Inès intervient si c’est nécessaire, au cas par cas.
rencontre le nouveau patron si besoin. « Je suis en contact avec la mère et l’enfant, je
A l’INSAF, on essaye de rester en contact fais des entretiens individuels et des réunions
avec les mères ayant été hébergées pendant collectives et je mesure leur évolution : est-ce
au moins deux ans, ce qui est déjà bien, étant que la mère comprend son enfant ? a-t-elle
donné la complexité de la tâche. Cela se traduit besoin d’aide ? a-t-elle mis en place ce dont
par une visite de la mère à son domicile, un il a besoin ? Je fais des visites pour voir où
appel de temps en temps, une prise de contact l’enfant vit, s’il a un coin pour faire ses devoirs,
avec le propriétaire de son appartement, son s’il est propre et ordonné. J’observe les mères
employeur du moment, ou la nourrice de son qui participent, qui viennent aux réunions. »
enfant. « Souvent elles cachent beaucoup
de choses. Notre but est de les aider, alors L’effet de ruche
on cherche à savoir si tout se passe bien. Le suivi continue dans le temps. Personne ne
On répertorie toutes ces informations pour sait quelle est sa durée idéale pour s’assurer
avoir une vision globale du suivi de la mère », de l’insertion des mères. Tout le monde s’ac-
explique Khadija Rahmouni qui au moment de corde en revanche à dire que c’est un travail
notre entretien, en octobre 2014, m’affirmait sur le long terme. « Il y a toujours des faux
suivre de cette manière 300 mères, les plus pas dans le parcours de la mère, même si
anciennes étant arrivées à l’association en 2009. elle avait retrouvé un équilibre au moment
L’autonomie de la mère est évaluée suivant de sa sortie. De par notre pratique de suivi
différents critères observés durant le suivi : social, nous arrivons à identifier ces chutes
son vécu, sa perception, ses conditions de et nous intervenons pour essayer de l’aider à
vie, sa relation avec son enfant, si elle aspire remonter la pente », complète Basma Abidi,
à vivre mieux, si elle progresse, si elle et son assistante sociale à Amal.
enfant « vont bien ».  Le manque de ressources humaines qui
empêche la mise en place d’un suivi systéma-
Le suivi de l’enfant tique des mères est une réalité pour beaucoup
Amal renforce le suivi également en aidant les d’associations. Mais pour certaines d’entre
mères les plus démunies (une vingtaine) avec elles, comme 100% Mamans, le volet militant
de petites bourses mensuelles pour participer et volontariste permet de créer un « effet de
aux besoins de l’enfant en phase de scola- ruche » qui incite les mères à revenir d’elles-
risation, notamment pour la garderie, et ce mêmes ou à donner de leurs nouvelles.

Défense des droits 127


et inclusion sociale
Il permet aussi à d’autres professionnels du très loin du quartier. Sur 1200 mères héber-
réseau de savoir comment elles vont. « Nous gées au foyer ou ayant bénéficié d’un accom-
avons une grosse base de bénévoles, des pagnement, 300 d’entre elles environ sont
médecins, des infirmiers, des avocats, des suivies. Et sur les 200 nouvelles résidentes
étrangers, des professeurs de sport… Du coup, arrivant chaque année, l’association parvien-
l’information circule, d’autant que Tanger est drait à mettre à jour le dossier de 150 d’entre
une petite ville. Puis il y a aussi l’aspect elles environ.
communautaire, les mères vivent Une remarque cependant s’impose  :
dans le même quartier, elles sont comme le rappelle très juste-
en lien entre elles et sont solidaires ment Khadija de l’INSAF, beaucoup
les unes des autres », explique de mères, une fois réinsérées,
Claire Trichot, présidente de souhaitent tourner la page,
l’association. rompre avec le passé. Et
En pratique, le suivi est dans ce cas, en effet, inutile
possible pour celles qui d’essayer, on finit par
restent à Tanger et pas perdre le contact.

128 Mères célibataires


au Maghreb
La mère, l’enfant
et la prévention
Une information insuffisante sur la santé reproductive
et sur la contraception
La sexualité est un tabou en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Encore de nos jours, il est peu
commun qu’une mère parle librement à sa fille de sexualité et des moyens d’éviter une grossesse
ou une maladie sexuellement transmissible (MST). Du coup, même après une grossesse, les
mères célibataires restent mal informées. Malgré les efforts de certains services de maternité et
de Protection Maternelle et Infantile (PMI) pour les encourager à prendre des contraceptifs, elles

L
risquent de nouveau de tomber enceintes.
es associations tentent liser et l’informer sur le sujet. Car une chose
de pallier ce problème en est de fixer un rendez-vous dans une PMI à la
proposant aux femmes des mère qui vient d’accoucher pour lui faire pres-
séances de sensibilisation à crire une pilule contraceptive. Cette initiative
la santé reproductive et d’in- est louable mais visiblement insuffisante. Celle
formation sur le fonctionne- de donner réellement les moyens à la mère de
ment de leur corps. Car le dilemme semble prendre conscience des possibilités qui lui sont
être toujours le même dans ces pays : le fait offertes pour ne plus avoir de grossesses non
de parler de la sexualité peut être mal inter- désirées et pour assumer ses responsabilités
prété. Apprendre aux jeunes gens comment en est une autre.
fonctionne leur corps, comment identifier La présidente de l’association Widad pour
et se prévenir des MST ou comment éviter la Femme et l’Enfant, à Marrakech, Fatima
une grossesse est tabou. Alors, à l’école et Tassouiket est enseignante. «  Dans les
au lycée, on se contente d’aborder le sujet manuels scolaires il n’y a pas d’éducation
brièvement. sexuelle pour les enfants. Il n’y a pas de
La mère célibataire, quant à elle, prise au modules pour expliquer tout ça. Il y a vraiment
piège de ce système une première fois, trébu- un vide terrible en la matière », explique-t-elle.
chera certainement une deuxième, voire une Les ressources et les programmes étatiques
troisième fois, si elle ne croise pas sur son et associatifs de planification familiale ne
chemin des personnes souhaitant la sensibi- feraient pourtant pas défaut au Maroc.

Défense des droits 129


et inclusion sociale
﴿
Quel est donc le problème ? D’une part, ces
dispositifs visent les couples mariés, d’autre
part on déplore une absence notoire de Selon ses estimations
budgets de communication pour la vulgarisa- personnelles, 70 % de la
tion des questions relatives à la contraception.
Des spots télévisés ou des émissions de radio jeunesse tunisienne aurait des
sur la question feraient pourtant un immense relations sexuelles hors mariage.
bien à la population, notamment aux jeunes
et aux célibataires qui n’osent pas montrer
leur intérêt ou leurs besoins en la matière.
« Il n’y a même pas de site Internet où les
Tarek Ghedira. Tarek travaille depuis bientôt
jeunes peuvent se renseigner de manière
40 ans à la sensibilisation des jeunes à
anonyme, sauf ceux de quelques associations
leur santé reproductive et dans l’accueil
très connues, comme l’ALCS [l’Association de
et l’écoute de femmes cherchant soit un
Lutte contre le Sida]. Mais c’est insuffisant.
mode de contraception soit une solution à
Les associations font ce qu’elles peuvent mais
leur grossesse non désirée. Fonctionnaire à
l’Etat ne suit pas », complète Fatima.
l’Office National de la Famille et de la Popu-
En Tunisie, les jeunes filles et les femmes
lation (ONFP) jusqu’en 2012, il a, à partir des
se renseignent peu sur ce sujet ou de façon
années 1980 en parallèle de ce travail, été
furtive, en se dissimulant. « Les femmes en
bénévole pour l’Association Tunisienne de la
Tunisie ignorent leurs corps, leur sexualité,
Santé de la Reproduction (ATSR)57 où il était
qu’elles soient mariées ou pas. C’est un sujet
toujours au moment de notre entretien, en
tabou, elles refusent souvent d’être touchées
avril 2014. Selon ses estimations person-
lors de l’examen », déplore Malika Affes, sage-
nelles, 70 % de la jeunesse tunisienne aurait
femme à la maternité publique Wassila Bour-
des relations sexuelles hors mariage.
guiba, à Tunis. A l’école, seul un court module
Jusqu’en 2011, son association a mis en
scientifique d’à peine une heure ou deux est
place, en collaboration avec une dizaine
dispensé à la toute fin du collège, au niveau
d’organismes publics, différents modules
de la 9e année. On nous fait part du fait que
de formation de formateurs, ciblés pour
pour beaucoup de décideurs de ces trois
les jeunes, en matière de santé de la repro-
pays, développer des programmes de sensi-
duction et de contraception, au sein de
bilisation à la santé reproductive conduirait
centres de formation professionnelle et de
à encourager la sexualité des jeunes « et la
foyers universitaires. Suivant une logique
débauche ».
d’apprentissage par les pairs, chaque
« Les femmes ne connaissant pas leur corps,
jeune formé devait former à son tour
leur appareil reproducteur, les différentes
20 autres jeunes de son entourage. « Cette
étapes de la grossesse, elles ne savent rien.
Même les jeunes étudiantes ne connaissent
pas leurs corps », nous explique Mohamed 57
http://atsrtn.org

130 Mères célibataires


au Maghreb
méthode a donné des résultats positifs, l’accouchement, personne ne semble vrai-
mais nous ne pouvons plus développer ces ment sûr de la suite, faute de moyens pour
activités depuis trois ans, à la suite de la révo- assurer un suivi. En Tunisie, l’association
lution. Il y a des responsables qui ont peur de Amal est une exception qui tente de main-
parler de sexualité, il y a un tabou qui s’est tenir une vraie relation suivie avec les femmes
développé depuis », nous explique-t-il. Ces passées par son foyer. Les structures tuni-
différents programmes avaient été bloqués en siennes publiques ou associatives de promo-
effet et, malgré des promesses, ils le demeu- tion de l’information sur la contraception ne
raient encore au moment de notre entretien. disposent pas quant à elles de moyens pour
« Pour que les jeunes viennent vers nous il aller vers ces populations à risque afin de
faudrait que nous puissions allers vers eux, prévenir les grossesses non désirées.
les motiver, les sensibiliser », conclut-il. Dans les autres pays du Maghreb, la problé-
Toutes les associations travaillant avec les matique reste la même  : les associations
mères que nous avons rencontrées intègrent restent en relation avec les mères mais ne
dans leurs programmes des séances d’infor- peuvent maîtriser l’usage que celles-ci feront
mation et de sensibilisation à la santé repro- de l’information qui leur est donnée. D’où l’im-
ductive pour éviter que de nouvelles gros-
portance accordée par certaines associations,
sesses non désirées aient lieu.
comme l’INSAF, à la notion de responsabi-
lisation de la mère, qui doit prendre sa vie
La femme venant d’accoucher a honte en main et tout faire pour éviter de tomber
de demander un moyen de contraception dans une nouvelle situation de grossesse non
Alors que Tarek Ghedira affirme observer désirée.
l’usage de méthodes contraceptives par la Malika Affes, à Tunis, témoigne de l’impor-
plupart des femmes venant le voir après tance de mettre la mère en confiance et de lui


Pour que les jeunes viennent vers nous il faudrait que
nous puissions allers vers eux, les motiver, les sensibiliser.
Mohamed Tarek Ghedira, Association Tunisienne de la Santé de la Reproduction

Défense des droits


et inclusion sociale
131
montrer qu’on la respecte et qu’on ne la juge mêmes, à trouver et à offrir du réconfort
pas, si l’on souhaite vraiment augmenter les collectivement. «  Je leur donne une infor-
chances que la méthode contraceptive soit mation vraie pour les aider à s’autonomiser
adoptée. « Il y a des femmes célibataires qui dans la prise de décision par rapport à elles-
accouchent et qui reviennent ensuite pour mêmes et à leur propre corps  », explique
adopter une méthode contraceptive sous la Emma, qui voit sur le terrain des résultats
pression de l’assistante sociale, alors qu’elles concrets. «  Le fait de parler de tout ça
n’ont aucune idée de ce qu’est la contraception apporte des résultats. Cela les rend plus
et qu’elles n’y sont pas sensibilisées. Tout ce vigilantes. »
qu’elles cherchent est de faire les démarches Car il faut savoir que ces mamans ne sont
pour pouvoir quitter l’hôpital. D’autres ne souvent pas seules, insiste Emma, qui les voit
souhaitent pas parler de contraception, sur une période allant jusqu’à quatre mois
car elles ont peur des préjugés », explique après l’accouchement. Tout est encore très
Malika. En les mettant en confiance (et en récent et elles sont encore dans l’espoir très
confidence), notamment sur le fait que le but vif de reconquérir « le père de mon enfant ».
est de les protéger, Malika réussit à changer Selon elle, 70 % des femmes ont des rapports
leur comportement et à les sensibiliser, et la sexuels à partir du troisième ou quatrième
plupart d’entre elles finissent par accepter mois après l’accouchement. « Parce qu’il y
une méthode contraceptive. Elle regrette l’atti- a un manque affectif et parce que les pères
tude des assistantes sociales qui souvent font de leur enfant sont souvent manipulateurs.
du chantage pour imposer à ces femmes les Elles n’ont pas de haine à leur égard car elles
consultations de planning familial. sont à la recherche d’un père pour leur enfant.
La sage-femme Emma Hsairi intervient Dans la séance sur la violence à l’égard des
depuis cinq ans en tant que ressource exté- femmes, je leur explique un peu ce qu’est la
rieure auprès des femmes résidant au sein manipulation. »
du foyer d’Amal. Elle les rencontre tous les Au Maroc l’accès aux contraceptifs est libre,
15 jours pour des séances d’information et aucune ordonnance n’est exigée et leur prix
de sensibilisation à la santé reproductive et est considéré comme abordable. Il n’en reste
à la contraception et bien d’autres sujets de pas moins qu’il n’est pas possible de les
première importance. Ces séances sont beau- obtenir gratuitement sans présentation du
coup plus que de simples réunions d’infor- livret de famille (dont ne disposent que les
mation. Celles-ci sont de véritables ateliers femmes mariées) et que beaucoup de femmes
d’échange, où les femmes apprennent à se célibataires, craignant le regard réprobateur
connaître davantage et à libérer leur parole, de leur interlocuteur, se sentent mal à l’aise
à participer, à reprendre confiance en elles- de le demander à une pharmacie.

132 Mères célibataires


au Maghreb
De l’information à la libération de la parole
L’expérience d’Emma Hsairi avec les mères du foyer d’Amal
Il est vrai que son profil, à lui seul, de l’enfant, l’alimentation (de marche. Ça marche aussi parce
inspire beaucoup celui qui l’ob- l’enfant mais aussi de la mère), qu’il y a un cadre qui est celui
serve et l’écoute. Quand on l’en- les soins, la santé, les MST, la d’une absence de préjugés et de
tend parler de son expérience contraception, l’égalité… pour ne compassion vis-à-vis d’elles. » 
avec les mères, on pétille, sous citer que quelques grands thèmes. Outre son caractère, sa méthode,
son influence, on vibre, on devient C’est souvent et surtout du terre son expérience et ses connais-
tout à coup plus optimiste au sujet à terre. Et ce n’est pas un mono- sances, la force d’Emma tient
de l’avenir. Emma Hsairi a un peps logue, mais une construction, aussi au fait qu’elle est extérieure
formidable et contagieux. Elle agit grâce à laquelle l’alchimie s’opère: au foyer. « Quand j’arrive et que je
sur tous les fronts – institutionnel, les mères réagissent, racontent vois leur sourire, je sais qu’elles
associatif, militant. Elle mène ses leurs expériences, posent des m’attendent et se savoir attendue
combats, en tant que sage-femme questions, parlent. La parole cir- c’est déjà énorme. Elles ont du mal
et féministe, tout en portant plu- cule, leur permettant de construire ensuite à me laisser repartir. Et je
sieurs casquettes58. ensemble une sorte de chemine- vois à chaque fois dans leurs dis-
Au sein du foyer de l’association ment vers plus de confiance en cussions que la séance a eu des
Amal, depuis environ cinq ans, sa elles-mêmes, en leur avenir, avec effets positifs. Entre la fille que
fonction est celle de transmettre. plus de connaissances, libérant des j’ai vue pour la première fois et
Transmettre l’information et les non-dits, des informations cachées, celle qui quitte le foyer, c’est une
connaissances aux mères, pour des peurs. « Je suis là pour les autre femme ! Mais ce n’est pas
qu’elles aient plus d’outils entre aider à se poser des questions. que grâce à moi, c’est aussi l’am-
leurs mains, pour qu’elles soient Entre deux séances, elles réflé- biance du foyer, l’interaction avec
mieux armées pour agir et se chissent, puis elles posent d’autres les autres filles. Je suis une petite
défendre et bien s’occuper de leur questions. Je leur donne l’informa- pierre de cet édifice.
enfant. Une après-midi par quin- tion scientifique, pas culpabilisante « Ce qui change, c’est qu’elles ont
zaine, le dimanche, Emma vient et après c’est leur vie. Puis il y a la confiance en elles, qu’elles aiment
leur parler de tous les sujets qui vie au foyer et il y a d’autres filles leur bébé, quelques cas mis à part,
les concernent : la grossesse, le qui ont des expériences et elles se qu’elles comprennent comment
fonctionnement de leur corps, l’ac- construisent ensemble  », décrit il faut s’occuper de lui, qu’elles
couchement, le bébé, les besoins Emma. apprennent à le comprendre.
Tout naturellement et au fil des «  J’ai la chance qu’elles me
séances, Emma crée avec elles parlent, je les mets en confiance,
58
Emma est responsable de la commission Santé et une relation de confiance qui je leur montre que rien ne me
Violences faites aux femmes au sein de l’Association permet de compléter et de ren- choque. Il n’y a pas de tabou. Il y
Tunisienne de Femmes Démocrates (ATFD) et elle forcer le travail fait dans le foyer. a le franc-parler mais il y a aussi
était sous-directrice responsable de la formation
médicale et paramédicale à l’ONFP au moment de
« C’est comme un jeu de cubes le ‘je t’accepte comme tu es’, ‘je te
notre entretien (depuis elle a pris sa retraite). Sur dans lequel chacune ajoute le respecte et je t’aime quoi’. C’est
son témoignage au sujet de la situation de l’avor- sien. Je suis là juste pour éviter important, elles savent ça, que je
tement en Tunisie, lire pages 30 à 32. les dérives. C’est pour cela que ça les aime bien. »

Défense des droits 133


et inclusion sociale
En Algérie, toutes les femmes ont droit à la mères célibataires en particulier, beaucoup d’ef-
forts sont déployés par le réseau des PMI en
contraception. Mais beaucoup l’ignorent ou
Algérie, mais en catimini. Car on ne peut pas
n’osent pas la demander. parler de contraception ouvertement, sous peine
En Algérie, toute femme, qu’elle soit mariée ou d’être taxé d’encourager la débauche, explique
pas, peut gratuitement consulter, s’informer Fatema.
et avoir accès à toutes sortes de moyens de Dans les maternités, les mères venant d’accou-
contraception.Il suffit pour cela de s’adresser cher sont fortement incitées à se rendre plus
aux centres de la PMI, présents partout dans tard à la PMI pour, par exemple, se faire poser
le pays. Il n’est d’ailleurs plus nécessaire de un stérilet. « Une fois qu’elles ont accouché,
se présenter à la PMI de son quartier : n’im- les femmes veulent continuer à vivre leur vie.
porte quel centre doit accueillir les femmes et On essaye de les préserver d’une deuxième
répondre à leurs besoins, sans exiger de justi- grossesse. C’est un but pour toutes les sages-
ficatif de domicile ni de livret de famille. femmes. On leur donne rendez-vous, on fait tout
C’est Fatema Bennadi, sage-femme et coor- pour les prendre en charge. Et souvent elles
dinatrice des sages-femmes de l’Etablisse- viennent », explique Fatema.
ment Public de Santé de Proximité (EPSP) de En Algérie, le sujet de la prévention des gros-
Bouchenafa qui nous l’explique. Elle coordonne sesses et des MST ne peut pas être traité de
48 sages-femmes sur 19 PMI dans la région du manière exhaustive et ouverte dans les collèges
Grand Alger. Elle regrette que ce fonctionne- et lycées. Comme au Maroc et en Tunisie, ce sont
ment, bien plus arrangeant pour les femmes donc les jeunes universitaires qui en bénéficient
et en vigueur depuis une quinzaine d’années, ne le plus, via, entre autres, les séances d’informa-
soit pourtant pas connu de toutes, et que beau- tion organisées dans les cités universitaires par
coup continuent d’avoir peur de s’y présenter. l’Association du Planning Familial (APF).
« L’information ne passe pas », dit-elle. Pour s’adresser à la population et la sensibiliser
Fatema fait référence aux mères célibataires à l’utilisation de méthodes de contraception,
qui ne savent pas toujours qu’elles peuvent l’équipe de l’EPSP et celles des PMI travaillent
aller dans n’importe quelle PMI et ainsi éviter de manière indirecte, se servant souvent des
de se faire repérer. Ce manque d’information, journées thématiques (sur le sida, l’allaitement,
tout comme le tabou entourant ce sujet, rendent etc.) pour glisser des messages de prévention et
les mères célibataires souvent peu enclines à d’information, « mais sans choquer ». En-dehors
défendre leurs propres droits. Il en résulte une de ces situations, tout se passe au cas par cas,
conséquence néfaste : elles dépendent souvent entre le médecin scolaire et chaque étudiante, si
du bon vouloir de la personne qu’elles ont en elle a un problème… « On essaye de choisir pour
face d’elles, et il peut arriver qu’elles se voient les lycées les médecins les plus jeunes, les plus
refuser le médicament sous prétexte d’adresse sociables, afin que les élèves aient confiance en
non conforme… eux et leur racontent leur problèmes », explique
Plus largement, pour ce qui touche à l’informa- Fatema. En cas de grossesse ou de retard de
tion sur la santé reproductive et à la prévention règles, Fatema se déplace personnellement au
en direction de la population en général et des

134 Mères célibataires


au Maghreb
Quand le tabou empêche la prévention :
le témoignage de l’association Mère-Espoir à Sétif
Qu’elles soient célibataires, divor- contraception. C’est un tabou  ! est tombée dans la prostitution »,
cées, veuves ou mariées, elles Ils préfèrent les laisser faire en témoigne Fatma.
sont nombreuses à chercher de cachette que de traiter le problème Le souci à Sétif est l’absence totale
l’aide auprès de l’association Mère- avec de la prévention », regrette- de structures pouvant les prendre
Espoir. « Nous faisons appel aux t-elle. « Les femmes algériennes en charge. Résultat : quand elles
industriels et bienfaiteurs de Sétif ne parlent pas de leur sexualité. » restent, et si elles ont un peu de
au cas par cas, selon les besoins Fatma nous explique combien est ‘chance’, les femmes sont pla-
de différentes mamans  », nous délicate la situation des mères céli- cées dans des structures pour
explique Fatma Benchaïb, prési- bataires à Sétif. Elles viennent sou- personnes âgées, alors que leur
dente et co-fondatrice de l’asso- vent de loin, fuyant leur foyer refou- enfant est confié à une association
ciation. Avec d’autres femmes, lées par leur famille et cachant leur spécialisée.
avocates, médecins, dentistes ou grossesse. Quand elles sortent L’Association Mère Espoir tente de
psychologues, elle a décidé en de la maternité, elles doivent se répondre aux besoins des femmes
1998 d’aider des mères isolées en débrouiller seules. Elles vivent isolées et en difficultés de 32 com-
difficulté. souvent dehors, dans les quartiers munes situées dans les zones les
L’association assure des consul- pauvres ou dans les bidonvilles. plus démunies de la wilaya de Sétif,
tations de planning familial avec « J’ai eu le cas d’une fille de bonne en proposant des services de plani-
l’appui des maires dans les vil- famille qui habitait à 600 km de fication sanitaire, d’aide matérielle
lages, mais se heurte souvent au Sétif, qui s’est retrouvée enceinte et scolaire, de médiation familiale,
refus des familles d’y participer. et a été rejetée par ses parents qui d’insertion professionnelle et de
«  Ils n’acceptent pas que nous ne voulaient plus la voir. Elle est régularisation administrative et
parlions à leurs filles et fils de venue à Sétif et, faute d’aide, elle juridique.

lycée pour évaluer la situation et décider des


Ce témoignage de Fatema Bennadi nous donne
suites à donner.
des nouvelles plutôt optimistes d’Alger. Preuve
Cette sage-femme expérimentée et très volon-
que rien n’est figé et que des forces contraires
taire, personne-ressource d’associations venant
ne cessent de se côtoyer dans ces pays. Il est
en aide aux femmes sur son temps libre, porte
en contraste absolu avec un autre témoignage
un regard très optimiste sur la société algé-
rendant compte d’un triste fait qui a eu lieu tout
rienne, en faisant remarquer que dans certains
récemment à 400 km plus au sud-est de là.
cas, les familles gardent le bébé : « Il ne faut pas
C’est l’histoire d’une jeune étudiante de Biskra,
oublier qu’aujourd’hui les parents sont jeunes,
que l’écoutante bénévole Zahida Azzoun a suivie
modernes, accessibles. La famille algérienne
de près. Après avoir découvert sa grossesse,
s’est disloquée, ce n’est plus la famille avec les
elle a fui sa région et mis au monde à Alger un
grands-parents, les oncles, les tantes, c’est
enfant qu’elle a gardé, comptant sur le soutien
plus facile pour eux de gérer. » Elle tient d’ail-
d’associations locales, dont SOS Femmes en
leurs à nous faire remarquer qu’à Alger, elle
Détresse et Rachda. Après une année environ,
rencontre de plus en plus de femmes seules
la jeune étudiante s’est armée de courage et est
qui vivent leur grossesse sans complexes ni
rentrée dans son village, avec son bébé. Trois
regrets. « Ces femmes sont fortes, modernes,
jours plus tard à peine, elle a été assassinée par
occupent aujourd’hui des postes à responsabilité
son père, aidé de son frère.
et tiennent à s’assumer seules. »

Défense des droits 135


et inclusion sociale
Multipares : ce qu’on n’a pas compris. d’admettre et d’un corps ayant commis une
Un phénomène semble poser problème à faute que l’on veut annuler à tout prix. « Nous
beaucoup de professionnels associatifs maro- sommes face à une personne qui répète le
cains : la multiparité. D’autant que la plupart même symptôme et qui nous amène à nous
de ceux que nous avons rencontrés l’estiment questionner : que se passe-t-il en elle que je
croissant. De nombreuses professionnelles de n’ai pas voulu entendre ? qu’est-ce que cela
terrain nous ont ainsi fait part d’une sorte de remue en moi et qu’est-ce que cela remet en
lassitude à l’égard de ces situations. Leur récit question à la fois dans le regard que je lui
est parfois saupoudré d’une pointe d’amer- porte et dans le travail que je mène auprès
tume à l’égard de ces mères « qui pourtant d’elle ? »
étaient prévenues » suite aux nombreuses Pour la spécialiste, seule une approche qui
séances de sensibilisation aux méthodes de tienne compte de la réalité peut permettre
contraception et à une démarche visant à les aux mères de progresser. Seule une repré-
responsabiliser. sentation qui les appréhende comme sujets
Dans les trois pays que nous abordons, la sexués et de droit peut aider à leur prise en
plupart des associations refusent d’inté- charge. « Certes, les associations travaillent
grer des « multipares ». La raison invoquée dans un environnement conservateur. Elles
est leur impossibilité de loger la mère avec sont confrontées au même regard désappro-
d’autres enfants que le bébé à naître. Soit. bateur que la société réserve à celles qu’elles
Mais en réalité, on vit très mal la multiparité : prennent en charge. Les cas de multiparité
pour beaucoup, cela correspond à un échec. mettent à mal ces discours rodés sur la
Souvent, ce constat est accompagné de juge- victime de viol, de pauvreté, d’analphabé-
ments de valeur négatifs à l’égard des mères. tisme... Ces discours n’ont plus lieu d’être et
Au Maroc, 100% Mamans serait une des ce d’autant plus que l’étude menée a indiqué
seules associations acceptant les mères que non seulement ces critères n’étaient pas
enceintes pour la seconde fois. «  Nous pertinents, mais faux et en aucun cas facteurs
sommes tristes quand cela se reproduit de causalité. » Elle fait référence à l’enquête
parce que c’est une catastrophe pour elles », qu’elle a conduite pour l’INSAF au sujet de la
commente Claire Trichot, présidente de l’as- situation des mères célibataires au Maroc
sociation. et que nous avons largement citée dans ce
Pour la psychologue et consultante Nadia recueil59.
Cherkaoui, ce phénomène est révélateur
d’une autre réalité que l’on refuse souvent
59
Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité, actions, représentations,
itinéraires et vécus, 2010, INSAF, 335 pages.

136 Mères célibataires


au Maghreb
Comment créer
maintenant
la société
de demain ?

Défense des droits 137


et inclusion sociale
Ce recueil fournit un certain nombre d’illustrations de situations de non-droit réservées aux mères célibataires en
Algérie, au Maroc et en Tunisie. Ces pays ont pourtant tous pris des engagements fermes en la matière, en ratifiant la
Convention sur l’élimination des toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw)60 et la Convention
internationale des droits de l’enfant.

La sensibilisation des mères


à leurs droits (et à leurs devoirs)
Nous avons eu déjà l’occasion de l’aborder, l’assistance juridique et l’information des mères au sujet de
leurs droits et de ceux de leur enfant sont des volets d’une importance tout à fait capitale dans des pays

L
où ils sont très souvent bafoués, aussi bien par la société que par les autorités censées les protéger.
e contexte est terrible et les son enfant, s’occuper de sa scolarité, de ses
mères n’ont souvent qu’une vaccins… La même chose est observée en
vague notion des droits dont Algérie, où les mères souvent pensent que la
elles disposent. Et même si maternité est réservée aux seules femmes
elles sont plus informées, mariées !
elles n’osent généralement A l’INSAF, des séances de développement
rien dire ou exprimer, puisqu’elles ont été personnel incluent des cours au sujet de leurs
mises au ban de la société. droits. Mais aussi de leurs devoirs, insiste
«  Elles estiment qu’elles n’ont pas le droit Sarra. Les associations sont nombreuses à
d’aller en maternité parce qu’elles sont mères fournir des informations sur leurs droits aux
célibataires ! Elles ont tellement été entachées mères et à tenter de les impliquer vraiment
de cette empreinte de honte par leur famille dans leur exercice, de les sensibiliser aux
au moment de l’exclusion qu’elles l’intègrent démarches à adopter, de rectifier leur percep-
et considèrent qu’elles n’ont pas de droits », tion d’elles-mêmes et de leur environnement,
explique Sarra Trifi, coordinatrice du pôle de les exhorter à vouloir changer leur société.
mère enfant à l’INSAF, à Casablanca. Cela Cela passe par des cours, des échanges, des
crée des situations absurdes dans un quoti- ateliers, des séances collectives de prise de
dien où la mère n’ose rien revendiquer, ni pour parole. Ce sont, certes, des initiatives isolées au
elle ni pour son enfant : elle n’ose pas déclarer regard de l’ampleur du problème, mais ce sont
tout de même des pierres ajoutées à l’édifice,
et pas des moindres.
60
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard
des femmes, adoptée le 18/12/1979 par l’Assemblée générale des Nations
Emma Hsairi, sage-femme intervenant à l’as-
unies et ratifiée par les trois pays du Maghreb. Mais le Maroc est le seul sociation Amal à Tunis pour de séances d’in-
à avoir effectivement levé ses réserves (au moment de la rédaction de ce formation et de sensibilisation, fait partie de
livre), alors qu’en Tunisie on avait prévu la levée de réserves dans un décret-
loi de 2011 et que le changement n’était toujours pas effectif. ces centaines de professionnels travaillant

138 Mères célibataires


au Maghreb
quotidiennement à sensibiliser les mères Et sur ce point, beaucoup de femmes respon-
célibataires à leurs droits. En rencontrant sables d’associations ou travaillant sur la
des mères seules, hébergées provisoirement thématique des mères célibataires rappellent
dans un foyer avec leur bébé, pour échanger au que les pères biologiques sont eux-mêmes,
sujet de leur corps, de leur santé, de leur bébé, bien souvent, des victimes de ce système
Emma consacre également du temps à les reproduit par les femmes. « Le problème est
sensibiliser à leur propre rôle de mère. Dans la famille. Nous oublions que dans nos sociétés
une société où les mères sont les premières maghrébines arabes africaines, l’individu
à reproduire des discriminations envers les appartient à la famille. La famille du garçon

﴿
femmes, on ne questionne jamais la respon- non plus ne peut pas accepter d’avoir une belle-
sabilité des hommes, déplore-t-elle. fille qui va rentrer comme ça, avec un bébé.
«  Pourquoi une femme C’est le drame ! Les
n’irait-elle pas au café ? hommes sont aussi
Nous débattons sur le Dans une société où les mères victimes des menta-
pourquoi de ces stéréo- sont les premières à reproduire lités que les femmes
t y p e s . Allons- no us transmettent. Ce
changer ça ? Allez-vous des discriminations envers sont les femmes
inculquer tout cela à vos les femmes, on ne questionne aussi qui véhiculent
enfants ? C’est votre fille le patriarcat  ! Nous
jamais la responsabilité
qui fera le lit de votre perpétuons une
fils  ? Ou bien ce sera des hommes. tradition qui bizar-
chacun fait le sien ? Les rement ne nous
courses ? Pourquoi la fille vient pas du père,
ne pourrait-elle pas aller à l’épicerie après mais de la mère ! », analyse la présidente de
18h ? Elles acceptent très bien. Je leur explique SOS Femmes en Détresse, à Alger, Mériem
que nous pouvons changer, que nous pouvons Belaala. Elle déplore qu’une infime minorité
rêver de ce changement. Je leur dit : vous êtes d’Algériens « osent » aborder la responsabilité
responsables de la génération de demain, vous des mères dans la perpétuation d’un schéma
êtes dans une société qui est malade et vous de société violent et inégalitaire à l’égard des
allez faire des enfants qui seront la société de femmes.
demain pour qu’ils ne vivent pas ce que vous
avez vécu. Il faut bien les élever. »

Défense des droits 139


et inclusion sociale
Le programme « mères célibataires citoyennes
actives » d’Amal
C’est un projet ancien, lancé en 2009 et actua- d’un programme annuel. » Pour les préparer
lisé en 2013, grâce à l’expérience cumulée. à transmettre leur message à l’extérieur et
« Cette nouvelle version appliquée depuis un pour mieux sensibiliser la société dans son
an a été inspirée du travail que l’on fait avec ensemble. « La mère qui choisit d’être active
les mères pour les préparer à se positionner sera leader dans son quartier. Elle a comme
et à s’accepter à travers l’échange entre les rôle d’influencer les mères du foyer, chose qui
anciennes et les nouvelles », explique Basma se fait depuis toujours, mais aussi la société, à
Abidi, assistante sociale référente au foyer travers son propre quartier et son entourage.
des mères d’Amal, à Tunis, et coordinatrice du Elle porte la parole des mères célibataires. » 
projet intitulé « Mères célibataires citoyennes Amal a ainsi monté un noyau dur de 12 mamans
actives ». ayant des traits communs : elles sont jugées
Ce projet s’est imposé suite au constat que « stables », travaillent, ont une bonne relation
de nombreuses mères passées par Amal avec leur enfant et leur environnement social
en étaient sorties riches d’expériences et de et familial, et sont à l’aise pour communiquer.
connaissances touchant aux droits de la femme La première formation de ce programme a
et de l’enfant, au travail, à la citoyenneté, aux porté sur la communication. La suite prévue
violences faites aux femmes et en matière de au moment de notre entretien, en avril 2014,
santé reproductive. Le but initial était donc de était le renforcement de leurs connaissances
les mettre en contact avec les jeunes mères, en matière de violences faites aux femmes, de
récemment arrivées. droits de celles-ci et des conventions interna-
Désormais, l’objectif est plus ambitieux  : tionales, dont la Cedaw61.
il consiste à mettre ces connaissances en pra-
tique auprès de personnes extérieures, de
la société. « Désormais le projet travaille au 61
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à
développement des compétences des mères, l’égard des femmes, adoptée le 18/12/1979 par l’Assemblée générale
en faisant appel à des formateurs dans le cadre des Nations unies et ratifiée par les trois pays du Maghreb.

140 Mères célibataires


au Maghreb
Des messages clés pour exiger
des Etats et des sociétés
des réponses efficientes aux besoins des mères célibataires
au Maghreb
Les Etats du Maghreb doivent reconnaître les mères célibataires, les respecter en tant qu’êtres
humains sujets de droits et fournir une réponse globale et effective à leurs besoins. Cette réponse

E
passe entre autres par l’adoption de politiques publiques intégrées.
lle passe également par un disent-ils, que tous se sentent responsables
changement d’attitude de de la promotion et du respect des droits des
la part de ces sociétés, qui mères et de leur enfant : la société civile, les
aujourd’hui incriminent les médias, les acteurs institutionnels et associa-
femmes accouchant hors tifs, mais aussi les mères elles-mêmes.
mariage, les condamnant Les revendications des associations s’expri-
à l’exclusion pure et simple. Elle implique ment quotidiennement. Par la création de
enfin l’harmonisation et l’évolution des cadres réseaux de réflexion et de partage d’informa-
juridiques, de façon à ce qu’ils reflètent les tion, par le financement d’études et d’états
engagements pris par ces Etats, qui ont tous de lieux, par la sensibilisation de profession-
adopté la Convention sur l’élimination des nels des secteurs publics en contact avec
toutes les formes de discrimination à l’égard les mères et leurs enfants, par un recours
des femmes (Cedaw) et la Convention inter- récurrent aux médias, toutes les associations
nationale des droits de l’enfant.62 du Maghreb venant en aide aux mères céliba-
Ces préconisations reflètent en grande partie taires et à leurs enfants cherchent à changer
les vœux des associations et des acteurs agis- la donne, avec des exigences précises dans
sant sur le terrain pour améliorer le sort de chaque pays.
ces mères, toujours à contre-courant. Il faut,
Un peu de mémoire
62
E xtrait du communiqué de clôture du 2e Séminaire maghrébin pour une Le combat pour la sensibilisation des pouvoirs
meilleure insertion sociale et professionnelle des mères célibataires (Tunis,
15 et 16 décembre 2014). Ce séminaire a été le second d’une série de trois
publics et de la société civile aux droits des
rencontres réalisées dans le cadre du projet de même nom mené par l’ONG mères célibataires dans les pays du Maghreb
Santé Sud (France) et ses partenaires dans les trois pays: l’INSAF, le Réseau date des années 1970. Au Maroc, c’est l’asso-
Amen Enfance Tunisie (RAET) et SOS Femmes en Détresse. Il s’agit d’une ini-
tiative pionnière de mise en réseau d’acteurs associatifs et publics traitant ciation Solidarité Féminine (Solfem), présidée
de la question des femmes accouchant hors mariage dans ces trois pays.

Défense des droits 141


et inclusion sociale
par Aicha Eich-Channa, qui a eu la plus forte centres d’hébergement mères-enfants dans
visibilité. Elle est la pionnière reconnue dans les deux pays.
tout le royaume de la lutte pour la défense Au Maroc, Terre des Hommes a soutenu
des droits des mères célibataires. Grâce à une la création de Solfem d’Aicha Ech-Channa
très forte médiatisation de cette question, elle (à Casablanca) et celle de l’INSAF, à Agadir.
a réussi à sensibiliser à plusieurs reprises les L’INSAF a ensuite migré à Casablanca tout en
plus hautes autorités du royaume, et à faire ainsi soutenant la création d’Oum El Banine63, à sa
sortir le sujet de l’ombre, vers la fin des années place, autre acteur important et historique
1990. de la prise en charge et de l’accompagne-
Mais, nous rappelle très justement le profes- ment des mères célibataires afin de prévenir
seur Nouzha Guessous, même si le phéno- l’abandon d’enfants.
mène a commencé à être reconnu au Maroc En Tunisie, Terre des Hommes est à l’origine
en tant que tel, ne serait-ce que par la de la création de l’association Amal, acteur
progressive vulgarisation du terme « mère incontournable de la prise en charge et de
célibataire » dans les années 2000, la seule la défense des droits des mères célibataires
porte d’entrée possible au niveau juridique dans ce pays, dont il a été largement question
pour envisager une amélioration de leur situa- dans ce recueil.
tion demeure la sauvegarde des droits de l’en- En Algérie, le combat pour la défense des
fant. Et Aicha Eich-Channa de constater que droits des mères célibataires et de leurs
malgré tous ces efforts, malgré cette visibilité enfants est mené par des associations de lutte
nouvelle, « il y a à peine une petite ouverture contre les violences faites aux femmes et par
qui s’est faite, la société reste figée ». des réseaux et mouvements féministes qui se
Avant même Solfem, un autre acteur a joué sont fortement développés au plus fort de la
un rôle pionnier, aussi bien au Maroc qu’en décennie noire64 .
Tunisie : l’ONG suisse Terre des Hommes. A
partir de la problématique de l’enfant et plus 63
Voir notamment Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité, actions,
précisément de celle du fléau de l’abandon représentations, itinéraires et vécus, Nadia Cherkaoui, 2010, INSAF, pp. 184-185.
64
Période sombre qu’a vécu le pays à partir de 1992, suite à la victoire élec-
d’enfants, à laquelle elle s’est attaquée dès les torale du Front Islamique du Salut (FIS), puis à l’annulation de ce scrutin, à la
années 1970, Terre des Hommes est progres- démission du président et au décret d’état d’urgence. Elle a été caractérisée
sivement arrivée à celle de la mère céliba- par la répression, les massacres, les crimes et les attentats terroristes dont
a été victime la population civile (selon les sources, on parle de 50 000 à
taire, structurant et appuyant la création de 200 000 morts). Ces années noires ont très fortement marqué les Algériens.

142 Mères célibataires


au Maghreb
‫٭‬
Solidarité Féminine, un précurseur
Au Maroc, c’est l’association Solida-
rité Féminine (Solfem), qui la pre-
mière a réussi à porter sur la place
publique le drame des mères céli-
bataires. À Solfem, on ne parle pas
des mères célibataires, mais des
mères hors mariage car on juge
ce concept réducteur. L’associa-
tion traiterait 500 demandes par an
venant de tout le royaume, la plu-
part des grossesses non désirées.
Leur fonctionnement est celui d’une
entreprise sociale qui veut autono-
miser ses interlocuteurs. Solfem
enfant. « Nous donnons à la mère
toutes les informations mais c’est
elle seule qui doit prendre sa déci-
sion », explique Hafida Elbaz, char-
gée de mission auprès de la prési-
dente. Quand la mère s’y résout, ils
passent un contrat avec elle.
Aux ateliers de formation et de pra-
tique professionnelle, s’ajoutent des
séances de thérapie individuelle
avec une psychologue (« mais la
demande doit venir de la mère »)
et des groupes de parole sur des
thématiques diverses, dont notam-
cette période, la mère touche une
bourse qui lui permet de louer une
chambre chez l’habitant ou bien
de s’installer en colocation avec
d’autres mères. Trois sites dédiés
à l’apprentissage professionnelle
appartiennent à l’association, dont
un spa, un restaurant et une can-
tine. Chacun dispose d’une crèche
pour faire garder l’enfant pendant
que la mère travaille et fait son
apprentissage dans les domaines
de la couture, de la pâtisserie ou
des soins esthétiques.
accompagne ainsi les mères dans ment la relation à l’enfant. Selon l’association, le profil des
la définition de leur projet de vie et L’accompagnement dure jusqu’à mères serait en train de changer :
les soutient pour y parvenir lors- trois ans (une année renouve- depuis 2006, ils observent un relè-
qu’elles décident de garder leur lable deux fois). Pendant toute vement de leur niveau de scolarité.

Un statut inexistant, une expression tion de ce chapitre, plus aucun texte n’existe en
vue de les protéger.
qui n’a pas de sens
« L’Etat doit mettre en place les structures et la
Comme au Maroc et en Tunisie, la notion de
législation pour la prise en charge et la protec-
«  mère célibataire  » est perçue comme un
tion des mères célibataires », défend Nadia Ait
contresens en Algérie. Au vu de la loi islamique,
Zait. La juriste algérienne étudie la question de
une mère ne peut l’être que si elle est mariée.
l’enfance abandonnée depuis 36 ans. Sa voix
Par conséquent, la mère célibataire n’existe pas
est entendue partout dans le pays. « Tant qu’il
juridiquement, elle n’a pas de statut, elle ne jouit
n’y aura pas de politique publique pour cette
théoriquement d’aucun droit spécifiquement. Il
question, ce sera difficile de faire des choses »,
va de soi que les associations ne s’en tiennent
dit-elle.
pas à ça et qu’elles évoquent leurs droits en
Pour Nadia Ait Zait, il faut que cette frange de la
tant que femmes, mères, citoyennes et êtres
population ait une existence juridique, que l’Etat
humains.
reconnaisse son existence. « La mère céliba-
Plusieurs juristes et assistantes sociales
taire est, en quelque sorte et sans trop le dire,
que nous avons consultées en Algérie nous
présente dans le Code de la Famille. Lorsque
rappellent l’existence du Code de la Santé
l’on parle de reconnaissance de maternité, c’est
Publique qui de 1976 à 1985 prévoyait un
une manière de dire qu’une mère célibataire
chapitre spécifique de protection des mères
peut reconnaître son enfant. Mais je veux le voir
célibataires et de leur enfant. Depuis la dispari-

Défense des droits 143


et inclusion sociale
écrit comme il l’était dans le Code de la Santé mariage avec une bien plus grande facilité
Publique où il y avait des maisons maternelles aujourd’hui. Leur réactivité serait ainsi impor-
qui devaient être créées pour recevoir les filles tante à chaque communiqué d’alerte envoyé par
avant l’accouchement. » les associations. « Aujourd’hui il y a des émis-
La juriste et féministe tunisienne Monia Ben sions de radio et de télévision sur les mères
Jemia a réalisé une étude juridique comparée célibataires, même avec des gens d’obédience
sur les trois pays du Maghreb, dont elle a islamique et avec qui cela se passe bien  »,
présenté les résultats lors du 2e Séminaire affirme Omar El Kindi, vice-président de l’INSAF,
maghrébin pour une meilleure insertion sociale en faisant remarquer qu’il y a quelques années
et professionnelle des mères célibataires65, à cela n’aurait pas pu se produire ainsi.
Tunis, le 16 décembre 2014. Elle préconisait En revanche, les discours donnent beaucoup
clairement : il faut légaliser l’avortement dans plus de priorité à l’enfant. « Nous avons constaté
tous les pays comme en Tunisie, il ne faut pas que quand on aborde le problème par l’enfant,
pénaliser les relations sexuelles consenties les arguments sont relativement pertinents et
entre adultes hors mariage et il faut établir une faciles à développer », explique-t-il. Il semble
tutelle partagée entre les pères et les mères donc encore loin le jour où l’on développera un
(comme au Maroc). plaidoyer pour la famille monoparentale.
« Le droit ignore totalement les mères céli- En Algérie, on nous fait part d’une montée en
bataires. Il va intervenir pour culpabiliser les puissance dans les médias fin 2014 du sujet
femmes, pour ne pas leur donner vraiment le relatif aux violences faites aux femmes, en
choix d’être ou de ne pas être des mères céli- général, et aux mères célibataires en particu-
bataires, avec l’interdiction de l’avortement en lier. L’entrée en scène des chaînes télé et des
Algérie et au Maroc et avec la pénalisation des médias privés a changé la donne, alors que le
relations sexuelles hors mariage par la loi maro- sujet était jusqu’alors traité de manière plus
caine. Le droit civil intervient pour ne donner régulière uniquement par les journaux franco-
que peu de droits à la mère et pour stigmatiser phones et ce depuis les années 1990. Selon les
les enfants », a-t-elle dit. « Je ne pense pas que témoignages que nous avons recueillis, 2014
notre religion approuve une telle violence à l’en- aurait été ainsi la première année où le gouver-
contre des femmes », a-t-elle conclu. nement algérien – à travers le ministère de la
Solidarité Nationale de la Famille et de la Condi-
Un message acquis au sein des médias mais tion de la Femme – a souhaité collaborer avec
qui privilégie le droit de l’enfant les associations pour médiatiser la campagne
de lutte contre les violences faites aux femmes,
Au Maroc, les médias aborderaient le sujet des
à l’occasion du 25 novembre66.
mères célibataires et des enfants nés hors

65
C e séminaire a été le second d’une série de trois rencontres réalisées
dans le cadre du projet de même nom mené par l’ONG Santé Sud (France) 66
Le 25 novembre est la date choisie par les Nations unies pour célébrer
et ses partenaires dans les trois pays: l’INSAF, le Réseau Amen Enfance la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard les
Tunisie (RAET) et SOS Femmes en Détresse. femmes (en référence à la Cedaw).

144 Mères célibataires


au Maghreb
Des réseaux
pour renforcer le message
Dans les trois pays, nombreux sont les réseaux d’acteurs venant en aide aux mères, mais aussi
représentant des mouvements plus larges, féministes, de lutte contre les violences faites
aux femmes et de défense des droits des enfants et il n’est pas ici notre ambition de tous les
répertorier. Par leurs plaidoyers et actions, tous contribuent d’une manière ou d’une autre à faire
avancer les questions générales de défense et de respect des droits de la femme et de l’enfant,
auprès des gouvernements, des médias et des sociétés.
Les retombées positives de moyen et de long Fin 2014, sur fond d’une loi limitant fortement
termes pour les mères célibataires et leurs l’action des associations67 et malgré des avan-
enfants sont certaines, car tout concourt à cées concernant la situation de la femme, la
exercer une pression sur ces pays pour une présidente de l’association SOS Femmes
amélioration de la situation de la femme en Détresse Mériem Belaala, semblait
et pour une ouverture des mœurs et des perplexe et inquiète. Perplexe, étant donnée
comportements vers plus de tolérance et de le manque de collaboration de l’Etat avec la
respect. société civile. Inquiète, à cause de la montée
Il est vrai que dans les trois pays, les associa- du phénomène de stigmatisation des mères
tions travaillant avec les mères célibataires célibataires provoquée par des campagnes
considèrent que, de par leur situation dans la de sensibilisation au problème de l’enfance
société, elles sont toutes des femmes victimes abandonnée qui se développent dans le pays
de violences (violence psychologique, morale, sans aucune réflexion ou référence aux diffi-
physique, économique etc.). Ces associations cultés et violences vécues par les mères qui
sont ainsi également actives au sein des les abandonnent.
réseaux de lutte contre les violences faites
aux femmes, afin que « le dossier » des mères 67
L a loi 12/06 promulguée le 12 janvier 2012 a mis en place de nouvelles
célibataires ne soit pas laissé de côté règles de contrôle de l’activité des associations en Algérie de façon à
les restreindre très fortement. Cette loi est critiquée par de nombreux
organismes de défense des droits humains algériens et internationaux,
dont Amnesty International qui considère qu’elle « restreint de manière
arbitraire l’exercice du droit à la liberté d’association et l’érige de fait
en infraction pénale, en violation des obligations de l’Etat au regard du
droit international relatif aux droits humains » (déclaration publique
d’Amnesty International du 18/12/2013 AI : MDE 28/003/2013).

Défense des droits 145


et inclusion sociale
“ Je ne pense pas que notre religion approuve une telle
violence à l’encontre des femmes.

Au Maroc, en 2006, dix associations, dont


l’INSAF, l’INSAT et Solidarité Féminine, ont
créé l’Observatoire Marocain des Violences
Faites aux Femmes Oyoune Nissaiya, qui
recense et analyse ces faits de violences. Un
autre réseau d’ONG marocaines, les Prin-
temps de la Dignité, né en février 2010 (mais
conçu en 2009), demande aussi des évolutions
du cadre juridique et notamment pénal pour
Monia Ben Jemia, juriste et féministe tunisienne

devait naturellement permettre de réfléchir


à une plateforme de discussion et de propo-
sition communes et de faire avancer l’action
de plaidoyer en faveur d’une plus grande
protection juridique de la dyade mère enfant.
Considérant les résultats de l’étude, il fallait
également que se déclenche une réflexion au
sein même du secteur de la prise en charge
afin de conduire un travail plus percutant, plus
protéger les femmes des violences et de la performant auprès des femmes », explique
discrimination. l’auteure. Nadia Cherkaoui reste critique
Beaucoup plus spécifique aux mères céliba- à l’égard de la façon dont on sensibilise la
taires et à leur enfant, l’initiative de l’INSAF société à ce sujet encore de nos jours : « Je
de commander en 2009 une première enquête dois dire que j’ai été sidérée le jour de la
nationale sur cette problématique visait à restitution publique des résultats, où, après
s’armer d’éléments concrets pour approfondir la communication, certains acteurs notoires
la question. Le projet était ensuite de mettre de la prise en charge, ont tout simplement
en place une action structurée de plaidoyer occulté les résultats de l’étude et repris le
réunissant les associations travaillant spéci- refrain habituel : femmes violées, pauvres,
fiquement dans la prise en charge et l’ac- analphabètes. Je crois qu’il faudrait arrêter de
compagnement des mères célibataires en faire l’impasse sur la sexualité et de présenter
vue de prévenir l’abandon d’enfants. Chose la mère célibataire comme une victime  »,
dite, chose faite. défend-elle.
L’enquête nationale conduite et publiée par L’étude a défini une liste de points et de prio-
Nadia Cherkaoui en 2010, largement citée rités élus thèmes de plaidoyer et a permis la
dans ce recueil, couvre la période allant de création, en 2012, du Collectif pour le Droit
2003 à 2009. «  L’objectif était tout d’abord de de l’Enfant à une Protection Familiale, réunis-
rendre compte de la réalité du phénomène sant 14 structures. On voit bien que la porte
à travers différentes méthodes (quantitative, d’entrée de l’enfant reste privilégiée… « Nous
qualitative) et sous différents angles (insti- voudrions avoir la possibilité de changer les
tutionnel, juridique, associatif). Ce travail mentalités et les lois en faveur de ces enfants

146 Mères célibataires


au Maghreb
parce quand une enfant élève un enfant, les • la lutte contre toute forme de discrimination
choses se compliquent. Dans la Moudawana à l’égard des mères célibataires et de leurs
on ne parle pas de la mère célibataire ni de enfants ;
la famille monoparentale, mais de la famille • le droit à une identité pour ces enfants ;
modèle : mère, père et enfant. La société toute • la suppression de l’article 490 du Code pénal ;
entière est en train de muter, il faudrait que la • la systématisation du test ADN qui doit être
loi suive », déclare Fatima Tassouiket, prési- gratuit ou accessible aux plus démunis ;
dente et fondatrice de Widad, à Marrakech, • la création d’une aide sociale pour les mères
association membre du réseau. célibataires.
Parmi les nombreux points de plaidoyer Le vice-président de l’INSAF, Omar El Kindi,
présentés par l’étude, nous pouvons citer : ajoute que « plus tard, nous devrions aller vers
le droit à l’immunité de la mère célibataire quelque chose de plus libéral, par exemple,
ou à la suppression de l’article 490 du Code défendre l’idée que la femme a le droit de
pénal marocain ; la reconnaissance du statut choisir d’être mère célibataire ». Et s’il le dit, c’est
de mère célibataire ; la création d’une aide parce qu’il ne doute pas que ce soit possible…
sociale pour les mères célibataires ; le droit dans quelques années : « On va y arriver d’une
à l’avortement ; l’introduction de la réalité manière ou d‘une autre. »
de la sexualité dans le débat public ; la mise En Algérie et en Tunisie, il n’y a pas à notre
en place d’une politique de communication connaissance de réseau d’acteurs constitué
destinée à la prévention de l’ensemble de la spécifique aux mères célibataires : les actions
population ; la sensibilisation et le contrôle de sensibilisation des médias émanent surtout,
des pratiques dans les services publics en pour le premier, des associations de lutte contre
contact avec ces populations68. les violences faites aux femmes, pour le second,
De portée nationale, le Collectif pour le Droit de d’organisations féministes mais aussi d’acteurs
l’Enfant à une Protection Familiale s’intéresse touchant l’enfance abandonnée.
à des questions au-delà de la seule prise en En Algérie, deux réseaux sont particulièrement
charge des mères célibataires et de leur enfant, visibles en matière de lutte contre les violences
englobant également les droits de l’enfant placé faites aux femmes, incluant ainsi en quelque
ou bien adopté selon le régime de la kafâla. En sorte la problématique des mères célibataires.
ce qui concerne spécifiquement la situation des Le premier, le réseau Balsam est une initiative
mères célibataires et de leur enfant, le collectif du Centre d’Information et de Documenta-
a réuni cinq associations leur venant en aide tion sur les Droits de l’Enfant et de la Femme
et a formulé des demandes prioritaires parmi (CIDDEF), une structure très active en matière
lesquelles : d’information et de sensibilisation aux droits et
aux violences faites aux femmes et aux enfants
présidée par une juriste très connue dans son
68
Voir notamment Le Maroc des mères célibataires – ampleur, réalité,
actions, représentations, itinéraires et vécus, Nadia Cherkaoui, 2010, INSAF, pays et très souvent entendue par les médias,
pp. 316-317.

Défense des droits 147


et inclusion sociale
maître Nadia Ait Zait. Le réseau Balsam, lancé Des ateliers de sensibilisation des acteurs
en 2008, réunit 14 centres d’écoute de femmes
publics 
présents partout dans le pays. Le but est bien
Une pratique courante de la part des associa-
de rassembler des données de terrain et des
tions lorsqu’elles sont soutenues généralement
ressources afin de rendre compte de la situa-
par des bailleurs étrangers est l’organisation
tion tout en participant à la formation des
d’ateliers de sensibilisation d’acteurs publics en
professionnels en contact avec les femmes.
contact avec les mères célibataires (dans les
Le réseau publie chaque année un rapport sur
maternités, tribunaux, bureaux d’état civil). Ces
les violences faites aux femmes en Algérie. Le
ateliers portent sur de thématiques diverses
second est le réseau Wassila69, créé en 2000,
en lien avec leurs pratiques quotidiennes, dont
et réunissant une vingtaine de structures et de
la médiation sociale et familiale et l’accompa-
nombreux professionnels de terrain traitant
gnement psychosocial de la mère. Ils ont pour
dans leur quotidien de la problématique de la
but ultime de les sensibiliser positivement aux
violence faite aux femmes et aux enfants.
besoins des mères et des enfants.
En Tunisie, l’Association Tunisienne de Femmes
D’autre part, les associations cherchent à
Démocrates (ATFD) est particulièrement dyna-
resserrer les liens avec ces organismes, afin
mique dans la sensibilisation de la société sur
d’améliorer l’accueil des mères, limiter les stig-
ce sujet ainsi que dans l’orientation juridique,
matisations, réduire voire extirper les violences,
sociale et sanitaire des mères elles-mêmes. Le
faciliter les démarches. Parfois certaines
Réseau Amen Enfance Tunisie (RAET), réunis-
arrivent à signer des conventions de collabora-
sant 12 pouponnières associatives, tente lui
tion avec ces structures publiques, mais même
aussi, depuis 2012, d’apporter sa contribution,
ces initiatives sont difficilement pérennisées. Il
dans la sensibilisation de la société et des auto-
suffit qu’un directeur de structure change, pour
rités publiques aux besoins des mères.
qu’elles deviennent caduques. De même, pour
tout acteur sensibilisé, lorsqu’il change de poste,
69
L’association AVIFE et le réseau Wassila qu’elle anime n’a pas répondu
favorablement à nos sollicitations d’entretien lors de notre venue en Algérie, le travail est à recommencer.
en décembre 2014.

148 Mères célibataires


au Maghreb
Au-delà du plaidoyer pour
les mères célibataires,
un changement de cap de toute la société
À entendre l’analyse du vice-président de l’INSAF, OImar El Kindi, on peut presque avoir de vifs espoirs
pour l’avenir. Militant pour les droits humains, il est un fervent défenseur des droits des femmes
et des filles mineures dans un pays où la société exploite atrocement au grand jour le travail des
« petites bonnes », Omar El Kindi a été à la tête de l’association pendant quatre ans, de 2010 à 2014.
Pour lui, la société marocaine vit une mutation, déclenchée par les événements du 20 février [2011]

«N
et favorisée en partie par l’adoption du Code de la Famille remanié, la nouvelle Moudawana, en 2004.

ous sommes et face à elles, leurs interlocuteurs ne peuvent


dans une plus faire « n’importe quoi ». Ce n’est certes
dynamique pas le cas partout, mais cette mutation peut
incroyable indiquer une tendance lourde d’évolution des
da n s c e mentalités et des pratiques au Maroc et –
pays où il y pourquoi pas ? – chez ses voisins ?
a à la fois du progrès en matière de droits « Nous vivons un saut qualitatif important.
et une certaine défiance sociale par rapport Aujourd’hui le thème classique de plaidoyer
à l’ordre établi. C’est d’une certaine manière des droits de non-discrimination est relati-
un retour de bâtons et je considère cela visé par les progrès réalisés comme consé-
comme une mutation sociale. Or les mutations quence de l’évolution du pays dans d’autres
sociales se traduisent par des phénomènes domaines », déclare-t-il. En deux mots : même
parfois difficiles à saisir », explique-t-il. Omar si le plaidoyer visant à faire respecter les
El Kindi se réfère au changement de compor- droits des mères célibataires reste indispen-
tement que l’on observe chez des mères céli- sable, ce sont bien les évolutions en profon-
bataires, devenues beaucoup plus exigeantes deur touchant tous les aspects de la société
vis-à-vis de leurs interlocuteurs associatifs marocaine qui font avancer les choses. Les
ou des services publics censés les accom- évolutions en faveur des mères célibataires
pagner, aspect que nous avons abordé plus sont partie intégrante d’un ensemble de chan-
haut dans ce recueil. Pour lui, cela indique gements multiformes et multisectoriels.
une tendance positive : les mères célibataires Ceci étant, comme le dit très justement la
commencent à maîtriser leurs propres droits, chercheuse et professeur Nouzha Guessous,

Défense des droits 149


et inclusion sociale
«  dans l’état actuel culturel des sociétés qui lui paraît être la plus réaliste «  est une
musulmanes en général et du Maroc en approche de coresponsabilité, qui dispose
particulier, l’approche des droits des mères d’un référentiel dans le Coran sans aucun
célibataires et des enfants né hors mariage doute, à savoir : ‘Personne ne doit subir les
ne peut pas se faire sous l’angle de la liberté conséquences des fautes commises par les
de disposer de son corps. C’est contradictoire autres’. »
aux pratiques et aux croyances ». L’approche

150 Mères célibataires


au Maghreb
‫٭‬
À la lumière de la nouvelle Moudawana au Maroc,
l’analyse d’une avancée sur la longue route de la lutte pour l’égalité entre les sexes
Spécifiquement pour les mères
ayant accouché hors mariage, le
nouveau Code de la Famille au
Maroc (ou Moudawana), adopté
en 2004, a ouvert des brèches,
petites, c’est vrai, mais certaines.
Nous les avons constatées  :
ce nouveau Code permet aux
femmes (et aux pères d’ailleurs !)
ayant des enfants conçus au sein
d’unions informelles, telles que le
mariage religieux (par la Fatiha)
ou lors de périodes de fiançailles,
La chercheuse et professeur
Nouzha Guessous, membre fon-
datrice de l’Organisation Maro-
caine des Droits de l’Homme, est
l’une des trois seules femmes
ayant été invitées par le roi du
Maroc à participer en tant que
membre de la Commission Royale
Consultative chargée en 2001 de
réviser la Moudawana (qui datait
de 1957). Elle reconnaît que ce
beau principe du partage de res-
ponsabilités tout en étant une
On comprend également, en
l’écoutant, que l’on n’efface pas
un héritage aussi ancré et pro-
fond en souhaitant le casser.
Mieux vaut le modifier de l’inté-
rieur et compter sur la patience
du temps et de l’Histoire, sur l’ac-
tion de la société civile et sur les
évolutions et les changements
des mœurs. Les femmes qui
portent toujours le «  fardeau  »
dans des situations où la res-
ponsabilité devrait être pourtant
de demander la reconnaissance très importante avancée n’a pas partagée avec les hommes, cas
de la paternité de l’enfant, et été décliné jusqu’au bout, dans typique des relations sexuelles
sans pour autant que le mariage les différents articles du Code. En hors mariage, sont le reflet d’une

﴿
soit obligatoire. Vis-à-vis de la écoutant les arguments et expli- société forgée par des hommes
situation d’avant, et même si le cations très savantes de Nouzha pour les hommes, dans une
contexte reste largement insuf- Guessous70 , on comprend que logique de patriarcat. Toute avan-
cée obtenue par les acteurs de
la société civile militant pour la
mise en place de l’égalité entre
hommes et femmes, qu’elle soit
On n’efface pas un héritage aussi ancré et juridique, qu’elle soit sociale ou
profond en souhaitant le casser. Mieux vaut pratique est insérée dans un long
processus.
le modifier de l’ intérieur et compter sur la
patience du temps. Sortir de la posture de déni
Dans le cas spécifique des mères
ayant accouché hors mariage,
cette évolution semble une évi-
fisant, les acteurs marocains ont le chemin restant à parcourir
dence, un fait, nous explique
tendance à reconnaître qu’il s’agit est encore long sur la route de
Nouzha. «  Quand nous avons
là d’une avancée incontestable. la lutte pour l’égalité entre les
commencé à travailler en 2001
Concernant les femmes mariées, sexes au Maroc, mais il est tracé
dans la Commission Royale
ce nouveau texte a ouvert un bou- et les pistes semblent précises. Il
Consultative pour la réforme de
levard  : celui du partage de la y a donc une pointe d’optimisme.
responsabilité entre l’homme et
la femme au sein de la famille.
la Moudawana, la première fois
où quelques membres, …
70
C et article se base sur l’entretien que Prof.
Nouzha Guessous nous a accordé à Casablanca,
le 16/10/2014.

Défense des droits 151


et inclusion sociale
… dont moi-même, avons
essayé de discuter, d’introduire la
question des mères célibataires et
des enfants nés hors mariage, on
nous disait que ça n’existait pas, la
relation hors mariage étant inter-
dite dans le Coran. On ne recon-
naissait même pas le phénomène
en tant que phénomène ! D’ailleurs
ce n’était pas par le biais des mères
célibataires que nous avons abordé
la question, mais d’abord par celui
des droits de l’enfant né hors
mariage, parce que c’était le seul
langage audible dans le cadre de
la Commission », raconte-t-elle.
C’était donc un discours très diffi-
cile à entendre et la problématique
était bien celle de réussir à faire
reconnaître dans le cadre des tra-
vaux de la Commission qu’il s’agis-
sait d’un véritable problème social.
Il s’avère qu’au même moment, en
parallèle de ces travaux, la société
civile et les associations défendant
les droits de ces mères se faisaient
de plus en plus entendre, explique
Nouzha. Elle cite notamment le rôle
important de l’association Solida-
rité Féminine, dont personne ne
conteste en effet au Maroc la visi-
bilité et le caractère précurseur et
l’épisode de la visite du siège de
l’association par la princesse Lalla
Salma, assortie d’un don finan-
cier71. « Cela a donné une recon-

71
naissance officielle de la plus
haute autorité de l’Etat au fait qu’il
existe une réalité qui s’appelle la
réalité des mères célibataires. »
Le phénomène a commencé à
être reconnu en tant que tel ne
serait-ce que par la progressive
vulgarisation du terme «  mère
célibataire » durant la première
décennie des années 2000 au
Maroc. Mais devant la Commis-
sion, la seule ouverture possible
pour envisager une quelconque
amélioration de leur situation
pour ces mères était la sauve-
garde des droits de l’enfant  :
« Les quelques voix, qui voulaient
justement qu’il y ait un change-
ment législatif qui protège l’en-
fant et la mère, partaient du
principe que dans cette relation
ils étaient forcément deux. On ne
pouvait donc pas faire porter à
la mère toute la responsabilité
de la « faute ». Il fallait prendre
en compte avant tout une tierce
personne qui est l’enfant, qui n’a
aucune responsabilité, et dont il
faut sauvegarder les intérêts. »
Ainsi, même s’ils sont parvenus
petit à petit à « sortir de la pos-
ture de déni  », la question n’a
jamais été discutée légalement,
en termes d’élaboration de texte,
précise Nouzha, mais uniquement
dans le cadre de la discussion des
‫٭‬ règles de filiation telles qu’elles
existaient dans le Code du Statut
Personnel (de 1957) et des pro-
positions de changements, de
nouveaux textes à insérer dans
le projet de Code de la Famille de
2004. « Evidemment, on aurait pu
imaginer que dans une société
sécularisée que la question des
grossesses hors mariage et du
statut des mères célibataires
puisse être discutée aussi dans
d’autres chapitres. Mais cela s’est
avéré impossible : seul le droit de
l’enfant pouvait permettre d’abor-
der le problème des mères céli-
bataires parce qu’il y a une règle
dans l’Islam qui est très claire
selon laquelle personne ne doit
porter les conséquences de far-
deaux ou d’erreurs commises par
quelqu’un d’autre, c’est un verset
du Coran », dit-elle.

Jeu de mots…
Toujours est-il que la brèche des
fiançailles a été posée par ce
nouveau Code et que les femmes
souhaitant demander une recon-
naissance de paternité pour leurs
enfants dans ce cadre peuvent
solliciter le juge de la famille
pour recourir au test ADN. Mais
là aussi, une confusion a été lais-
sée dans les textes et visiblement

N ouzha Guessous fait référence à la visite de la princesse Lalla Salma, en octobre 2004, en compagnie de la reine de Belgique, au siège de l’association
Solidarité Féminine, à Casablanca. A cette occasion, la princesse a inauguré le centre de remise en forme de l’association, un de ses projets phares en vue de
l’initiation professionnelle des mères.

152 Mères célibataires


au Maghreb
‫٭‬
pas par hasard, alerte Nouzha.
Dans le texte en français, on
parle de « tous moyens légaux
de preuve pour établir la filiation
paternelle »72 . Mais en arabe on
utilise le vocable arabe « charai »
(de charia, au sens des préceptes
religieux) au lieu
de « canoni » (au
s ens du dr oit
positif), ce qui en
pratique signi-
fie que c’est le
juge qui le décide
s’il l’accorde ou
pas ce test, car il
n’est pas obligé
par le texte (il
l’aurait été si le
terme utilisé avait
été «  canoni  »).
«  Même sur le
plan terminolo-
gique, il y a un flou
qui a été main-
tenu parce qu’il
n’y avait pas de
moyen de faire autrement, c’est le

rapport de forces qui le voulait, on
a maintenu ces zones d’ombre »,
regrette Nouzha.
Encore un exemple qui illustre
les difficultés et imbrications
qui ralentissent l’évolution de
la condition des femmes et ce

72

d’autant que le sujet des rela-
tions sexuelles hors mariage
est sensible et tabou. Il ne faut
pas oublier que ces relations
sont interdites par le Coran. « On
ne changera pas le fait que le
Coran interdit les relations hors

Ces changements
auront lieu parce qu’il
n’est plus possible de faire
autrement. C’est un principe
de réalité.
qui suppose une surveillance de
la mère, l’accès aux soins gyné-
cologiques et obstétricaux, un
accouchement dans un milieu
médicalisé, etc. et de tout ce qu’il
faut après pour vivre comme tous
les autres enfants. Si on appli-

Prof. Nouzha Guessous

que personne ne doit supporter ter », déclare-t-elle.


quait ce même
principe, cela vou-
drait dire que l’on
mettrait le par-
tage de respon-
sabilités entre les
deux personnes
qui ont eu la rela-
tion sexuelle,
c’est-à- dire, le
père et la mère  !
Et partant de ce
principe, rien de
mon point de vue
dans le Coran ne
s’opposerait à ce
que l’on fasse un
test ADN sur la
base d’un certain
nombre d’argu-
mariage. Mais si on appliquait au ments que la mère peut avancer
moins le principe du Coran qui dit ou de preuves qu’elle peut appor-

les erreurs faites par les autres, En sommes-nous loin  ? «  Ces


cela signifie que cet enfant doit changements auront lieu parce
avoir une vie tout à fait normale et qu’il n’est plus possible de faire
que cette vie commence à partir autrement. C’est un principe de
de la conception de l’enfant, ce réalité », conclut-elle. 

C ode de la Famille, La Moudawana, article 156, Dahir N° 1-04-22 du 12 HIJA 1424 (3 février 2004) portant promulgation de la Loi n° 70-03, Bulletin Officiel
n° 5 358 du 2 ramadan 1426 ( 6 octobre 2005 ), p. 667.

Défense des droits


et inclusion sociale
153
Ce recueil s’inscrit dans le cadre du projet « Pour une meilleure  insertion sociale et
professionnelle  des mères célibataires  au Maghreb » lancé en 2013. Son objectif principal est
de promouvoir l’accès des mères célibataires aux droits fondamentaux et de développer leur
émancipation économique et sociale en favorisant leur insertion socioprofessionnelle.
Il s’articule autour de la formation des professionnels à diverses approches d’accompagnement
des mères, à la mise en réseau des différentes organisations du secteur au niveau national et
régional ainsi qu’à l’information et à la défense des droits civils, économiques et sociaux auprès
des institutions et du grand public.

Ce projet est mené conjointement par les organisations suivantes :


• Santé Sud (France) est une Organisation de • L’Institut National de Solidarité Avec les
Solidarité Internationale qui travaille pour Femmes en détresse/INSAF (Maroc) offre
l’amélioration du bien-être physique, mental des services d’accueil et d’écoute sociale,
et social des populations les plus vulné- d’hébergement et d’aide au logement, de
rables. L’association soutient des structures prestations médicales et psychologiques,
médicales, médico-sociales et sociales dans d’accompagnement et de suivi pour les
plus d’une vingtaine de pays en développe- mères et leurs enfants.
ment depuis 1984.
• Le Réseau Amen Enfance Tunisie (RAET)
• SOS Femmes en détresse (Algérie) prend en regroupe des associations gestionnaires
charge des femmes en situation de grande d’unités de vie chargées de la protection
vulnérabilité, dont des mères célibataires, des enfants sans soutien familial. Ces unités
depuis sa création en 1992. Elle leur offre accueillent, prennent en charge et accom-
des services d’hébergement en centre d’ac- pagnent les mères célibataires et leurs
cueil, de prise en charge psychologique, d’ac- enfants.
compagnement administratif et juridique, de
médiation familiale, ou encore d’insertion
professionnelle.

Pour tout renseignement sur ce programme : contact@santesud.org


 
Avec le soutien financier de l’Union Européenne et de l’Agence Française de Développement.

154 Mères célibataires


au Maghreb
Auteur : Luciana Uchôa-Lefebvre (agence d’Autres Mots).
Directrice artistique : Cécile Chatelin (Point de Vue SAS).
Illustrateur : Vincent Cruvellier et Cécile Chatelin.
Intégrateur (web) : Vincent Cruvellier.
Traducteur (pour l’arabe) : RHO Services Multilingues.

Ce document est édité par Santé Sud. Son contenu peut être reproduit en citant l’auteur et les organismes partenaires
et financeurs impliqués.
Avec le soutien de :

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