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Robert ANTELME, L’espèce humaine (1947)
Table des matières
Dossier préparatoire .............................................................................................................................................. 2
Admettre ........................................................................................................................................................... 2
Imre KERTESZ, Conférence du Nobel de littérature (2002). ........................................................................... 2
Raconter ? Quoi ? Comment ? Pour quoi ? ....................................................................................................... 2
L'un des tout premiers témoignages ............................................................................................................. 2
Ecrire de la littérature après Auschwitz ? ...................................................................................................... 3
« Il ne s'est rien passé depuis Auschwitz » .................................................................................................... 3
Une écriture inédite....................................................................................................................................... 3
Représenter ? .................................................................................................................................................... 4
Anselm KIEFER ............................................................................................................................................... 4
Christian BOLTANSKI, « personnes », Paris, Grand Palais (2010) .................................................................. 4
Filmer ? .............................................................................................................................................................. 5
Le risque de l'esthétisation obscène : comment filmer la Shoah ? ............................................................... 5
« La fiction est une transgression » ............................................................................................................... 5
L’infilmable indicible ...................................................................................................................................... 5
Shoah, une œuvre d'histoire ......................................................................................................................... 6
Le fils de Saul, voir pour mieux savoir ?......................................................................................................... 6
L’invention d’une forme nouvelle ................................................................................................................. 7
L’espèce humaine .................................................................................................................................................. 8
EXTRAIT 1 ........................................................................................................................................................... 8
Question d’interprétation ............................................................................................................................. 8
EXTRAIT 3 ........................................................................................................................................................... 9
Question d‘interprétation ............................................................................................................................. 9
EXTRAIT 2 ........................................................................................................................................................... 9
Question d’interprétation ........................................................................................................................... 10
Evaluation de fin de séquence (essai littéraire) .................................................................................................. 10
Dossier préparatoire
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Admettre
Imre KERTESZ, Conférence du Nobel de littérature (2002)1.
J’avançais ainsi, pas à pas, sur la voie linéaire des découvertes ; c’était, si on veut, ma méthode
heuristique. J’ai vite compris que les questions de savoir pour qui et pour quoi j’écrivais ne
m’intéressaient pas. Une seule question me travaillait : qu’avais-je encore en commun avec la
littérature ? Car il était clair qu’une ligne infranchissable me séparait de la littérature et de ses idéaux,
de son esprit, et cette ligne – comme tant d’autres choses – s’appelle Auschwitz. Quand on écrit sur
Auschwitz, il faut savoir que, du moins dans un certain sens, Auschwitz a mis la littérature en suspens.
A propos d’Auschwitz, on ne peut écrire qu’un roman noir ou, sauf votre respect, un roman-feuilleton
dont l’action commence à Auschwitz et dure jusqu’à nos jours. Je veux dire par là qu’il ne s’est rien
passé depuis Auschwitz qui ait annulé Auschwitz, qui ait réfuté Auschwitz. Dans mes écrits,
l’Holocauste n’a jamais pu apparaître au passé.
On dit à mon propos – pour m’en féliciter ou pour me le reprocher – que je suis l’écrivain d’un seul
thème, l’Holocauste. Je ne trouve rien à y redire […]. Dans l’Holocauste, j’ai découvert la condition
humaine, le terminus d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout de deux mille ans
de culture et de morale.
A présent il faut réfléchir au moyen d’aller plus loin. Le problème d’Auschwitz n’est pas de savoir s’il
faut tirer un trait dessus ou non, si nous devons en garder la mémoire ou plutôt le jeter dans le tiroir
approprié de l’histoire, s’il faut ériger des monuments aux millions de victimes et quel doit être ce
monument. Le véritable problème d’Auschwitz est qu’il a eu lieu, et avec la meilleure ou la plus
méchante volonté du monde, nous ne pouvons rien y changer. En parlant de « scandale », le poète
hongrois catholique János Pilinszky a sans doute trouvé la meilleure dénomination de ce pénible état
de fait ; et par là, il voulait à l’évidence dire qu’Auschwitz a eu lieu dans la culture chrétienne et
constitue ainsi pour un esprit métaphysique une plaie ouverte.
1
https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2002/kertesz/25372-imre-kertesz-conference-nobel/
3
Ecrire de la littérature après Auschwitz ?
J’ai retrouvé ce Journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château.
Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit.
Je sais que je l’ai fait, que c’est moi qui l’ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je
raconte, je revois l’endroit, la gare d’Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal.
Quand l’aurais-je écrit, en quelle année, à quelles heures du jour, dans quelle maison ? Je ne sais plus
rien.
Ce qui est sûr, évident, c’est que ce texte-là, il ne me semble pas pensable de l’avoir écrit pendant
l’attente de Robert L.
Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m’épouvante quand je la
relis. Comment ai-je pu de même abandonner ce texte pendant des années dans cette maison de
campagne régulièrement inondée en hiver.
La première fois que je m’en soucie, c’est à partir d’une demande que me fait la revue Sorcières d’un
texte de jeunesse.
La Douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. Je
me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement
régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment
auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte.
Marguerite DURAS, Avant-propos à La douleur (1985)
4
CNRS, 2007.
Représenter ?
Anselm KIEFER
Anselm KIEFER, "Für Paul Celan : Aschenblume" (Pour Paul Celan : Fleur de cendre), 2006, Collection particulière
(Photo Charles Duprat)
L’infilmable indicible
« Traiter » la Shoah au cinéma sous forme de comédie sentimentale nous apparaît comme une grosse
faute de goût, une grande maladresse éthique. Parce que ce sujet est suffisamment chargé en soi pour
qu’on ne le tartine pas d’un coulis de sentimentalisme supplémentaire et superfétatoire. Ici, sécheresse
de l’expression obligatoire (pensons à la petite musique de Primo Levi, à la posture « scientifique » de
Claude Lanzmann dans Shoah…). En outre, le surplus émotionnel du mélo est ici assez dégoûtant en
ce qu’il fait passer Benigni pour un « parangon d’humanisme qui a pris tous les risques ». Or, qu’on
nous explique où est le risque dans le fait de tirer un public vers les larmes en prenant le parti d’un petit
garçon contre des tortionnaires nazis ? Benigni n’est pas un héros, il est comme tout le monde, il préfère
les faibles sans défense aux brutes épaisses. En se fondant sur le plus gros dénominateur commun, sur
les mécanismes compassionnels les plus simplistes, son film apparaît surtout comme le produit
consensuel et bien-pensant à bon compte de nos temps de charité humanitaire. Le spectateur sortira du
film la conscience allégée, persuadé d’avoir fait son devoir de mémoire, oubliant ainsi les vraies
questions que ce passé pose au présent. Car La Vie est belle ment sur toute la ligne et fait ainsi le lit
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douillet des thèses que l’on sait. Bien sûr, c’est au corps défendant de Benigni lui-même qui, pas plus
négationniste ou antisémite que le Spielberg de La Liste de Schindler, n’est animé que de bonnes
intentions. Mais contrairement à ce que montre son film, un gamin ne survivait pas plus de deux heures
dans un camp d’extermination (les enfants étaient gazés dès leur arrivée) … De même que la dernière
scène est historiquement impossible : ce ne sont pas les Américains mais les Russes qui ont délivré les
camps d’extermination, pour la simple raison géographique qu’ils étaient situés à l’est du Reich. Du
début à la fin, La Vie est belle est faux.
On connaît l’objection à toutes ces remarques : La Vie est belle n’est pas un documentaire historique,
c’est une fable, un conte, etc. Face à quoi on maintiendra une rigide position lanzmanno-godardienne :
filmer des fables sur les camps d’extermination devrait être interdit. Pourquoi ? Parce que
l’extermination est infilmée (jusqu’à preuve du contraire) et infilmable (par là, on entend impossible à
représenter en fiction reconstituée). […]
2
Des voix sous la cendre, Manuscrits des Sonderkommandos, Le livre de Poche, 2006 pour la traduction française.
publiée par les éditions de Minuit, l'historien de l'art tente de mettre en mots le trouble qu'il a ressenti
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en voyant cette œuvre cinématographique, chambre d'écho à ses propres travaux : « Bien qu'ayant
traversé les mêmes sources que vous, les images et les cris de votre film m'ont laissé sans défense, sans
savoir protecteur. Ils m'ont pris à la gorge de plusieurs façons », confie le penseur. […] Voir pour
mieux savoir, c'est ce que fait Le fils de Saul, qui met en scène la folle rébellion d'un personnage :
vouloir « sauver un mort ».
Juliette CERF, « Le fils de Saul, ou comment rendre visible l'inimaginable », Télérama, 1er février
2018.
László Nemes a inventé quelque chose. Et a été assez habile pour ne pas
essayer de représenter l'holocauste. Il savait qu'il ne le pouvait ni ne le
devait. Ce n'est pas un film sur l'holocauste mais sur ce qu'était la vie dans
les Sonderkommandos. Une vie relativement très courte. Il s'agit de
Sonderkommandos hongrois, arrivant avec les convois de juifs hongrois.
Ils vivaient des expériences épouvantables. Tous étaient condamnés à
terme, les nazis les liquidaient régulièrement, et les membres du
Sonderkommando le savaient parfaitement. Ce que j'ai toujours voulu dire quand j'ai dit qu'il n'y avait
pas de représentation possible de la Shoah, c'est qu'il n'est pas concevable de représenter la mort dans
les chambres à gaz. Ici, ce n'est pas le cas. Le réalisateur s'intéresse à ces commandos spéciaux chargés
de la tâche atroce de forcer d'autres Juifs à se dévêtir, à laisser leurs vêtements puis à entrer dans les
chambres à gaz. A Auschwitz, dans les chambres à gaz des crématoires 2 et 3, on faisait rentrer plus de
3 000 personnes à la fois, hommes, femmes, enfants. On les comprimait à coup de matraques jusqu'à ce
qu'il n'y ait plus un mètre de libre entre eux. On fermait les portes avant de
jeter par les ouvertures des cristaux de Zyklon B. Soudain, tous commençaient
à étouffer. Le gaz montait de bas en haut. Plus il était au ras du sol, plus il
était efficace. C'est pourquoi, cherchant à échapper à cette horreur, les
déportés se montaient les uns sur les autres pour essayer de respirer. Vous
comprenez ? Les pères écrasaient leurs enfants sans même savoir qu'ils leur
marchaient dessus. Tout cela est parfaitement décrit dans Shoah par Filip
Müller, l'un des membres du Sonderkommando d'Auschwitz. Les gens étaient
nus. Mouraient dans le noir, sans avoir la connaissance de leur propre mort.
Ils ignoraient même où ils étaient parce qu'on les tuait deux heures après leur
arrivée. Auschwitz, ils n'en avaient jamais entendu parler. Tel était le véritable
enfer des chambres à gaz. Comment pourrait-il être reconstitué ?
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EXTRAIT 1
Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un
véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez
éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience
toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle.
Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions
entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la Plupart, nous étions encore en train de
poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus
là ? Nous y étions encore. Et cependant c'était impossible. A peine commencions-nous à raconter, que nous
suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable.
Cette disproportion entre l'expérience que nous avions vécue et le récit qu'il était possible d'en faire ne fit que
se confirmer par la suite.
Nous avions donc bien affaire à l'une de ces réalités qui font dire qu'elles dépassent {'imagination. Il était clair
désormais que c'était seulement par le choix, c'est-à-dire encore par l'imagination que nous pouvions essayer
d'en dire quelque chose. J’ai essayé de retracer ici la vie d'un kommando (Gandersheim) d'un camp de
concentration allemand (Buchenwald).
On sait aujourd’hui que, dans les camps de concentration d'Allemagne, tous les degrés possibles de l'oppression
ont existé. Sans tenir compte des différents types d'organisation qui existaient entre certains camps, les
différentes applications d'une même règle pouvaient augmenter ou réduire sans proportion les chances de
survie.
[…]
A Gandersheim, nos responsables étaient nos ennemis.
L'appareil administratif étant donc l'instrument, encore aiguisé, de l'oppression SS, la lutte collective était vouée
à l'échec. L'échec, c'était le lent assassinat par les SS et les kapos réunis. Toutes les tentatives que certains d'entre
nous entreprirent furent vaines.
En face de cette coalition toute-puissante, notre objectif devenait le plus humble. C'était seulement de survivre.
Notre combat, les meilleurs d'entre nous n'ont pu le mener que de façon individuelle. La solidarité même était
devenue affaire individuelle.
Je rapporte ici ce que j'ai vécu. L'horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz,
ni crématoire. L'horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante,
anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n'aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-
même solitaire, de rester, jusqu'au bout, des hommes.
Les héros que nous connaissons, de l'histoire ou des littératures, qu'ils aient crié l'amour, la solitude, l'angoisse
de l'être ou du non-être, la vengeance, qu'ils se soient dressés contre l'injustice, l'humiliation, nous ne croyons
pas qu'ils aient jamais été amenés à exprimer comme seule et dernière revendication, un sentiment ultime
d'appartenance à l’espèce.
Dire que l'on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce, peut apparaître comme un
sentiment rétrospectif, une explication après coup. C'est cela cependant qui fut le Plus immédiatement et
constamment sensible et vécu, et c'est cela d'ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en
question de la qualité d 'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce
humaine. Elle sert ensuite à méditer sur les limites de cette espèce, sur sa distance à la « nature » et sa relation
avec elle, sur une certaine solitude de l’espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son unité
indivisible.
1947.
Question d’interprétation
Ce texte cherche-t-il à établir la difficulté de l’entreprise testimoniale ?
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EXTRAIT 3
On va arriver. Maintenant, le décor de Buchenwald se recompose en entier dans le souvenir: l'immense creux
de la carrière et cette gravitation d'êtres minuscules avec la pierre sur l'épaule, devant la plaine d'Iéna; la parade
du départ pour le travail, le matin, avant le jour, sur la place d'appel, avec les vingt mille types sous les
projecteurs et la musique du cirque au milieu de la place; les répétitions du jazz près des chiottes; les immenses
chiottes où l'on avait quelquefois passé la nuit; le boulevard des Invalides, avec ses unijambistes dans le
brouillard à quatre heures du matin, et les aveugles et les vieux et les fous; la hantise des quinze jours de corvée
de merde passés dans la merde, et la cheminée du crématoire dans le petit jour sous l'extraordinaire mouvance
des nuages. Et, tout autour, le barbelé, la frontière brûlante dont on n'approchait pas et que, bien avant que
nous soyons arrivés, des hommes étaient allés saisir à pleines mains sous les yeux d'un SS paisible qui, du
mirador, attendait de voir ces mains se décrocher.
Beaucoup étaient morts pendant les trois mois que nous avions passés à Buchenwald, des vieux surtout: deux
types tenaient chacun les bouts d'une couverture qui contenait un poids. Ils passaient en criant : « Attention !»
On s'écartait, ils portaient le poids à la morgue. Parfois, des copains suivaient. Ils allaient jusqu'à la morgue, qui
était au bout des grandes chiottes; une vitre donnait sur la grande allée qui y conduisait. Ils collaient la tête
contre la vitre, mettaient les mains de chaque côté de la figure pour se protéger du faux jour, mais ils ne
voyaient rien. Ceux qui se connaissaient depuis vingt ans, le père et le fils, les frères, se séparaient ainsi. Celui
qui restait rôdait parfois autour de la morgue, mais la porte était fermée, et, à travers la vitre, on ne voyait rien.
Je me souviens du premier que j'ai vu mourir. On était à l'appel depuis quelques heures. Le jour baissait. Sur
une butte du Petit Camp, à quelques mètres devant la première rangée de détenus, il y avait quatre tentes. Les
malades étaient dans celle qui se trouvait en face de nous. Un pan de la tente s'est soulevé. Deux types qui
tenaient une couverture par les bouts sont sortis et l'ont posée par terre. Quelque chose est apparu sur la
couverture étalée. Une peau gris-noir collée sur des os : la figure. Deux bâtons violets dépassaient de la chemise:
les jambes. Il ne disait rien. Deux mains se sont élevées de la couverture et chacun des types a saisi une de ces
mains et a tiré. Les deux bâtons tenaient debout. Il nous tournait le dos. Il s'est baissé et on a vu une large fente
noire entre deux os. Un jet de merde liquide est parti vers nous. Les mille types qui étaient là avaient vu la fente
noire et la courbe du jet. Lui n'avait rien vu, ni les copains, ni le kapo qui nous surveillait et qui avait gueulé
Scheisse ! en se précipitant vers lui, mais qui ne l'avait pas touché. Puis il était tombé.
Question d‘interprétation
Antelme cherche-t-il à sublimer cette mort ?
EXTRAIT 2
René possède un morceau de miroir qu'il a trouvé à Buchenwald après le bombardement d'août. Il hésite à le
sortir parce que, aussitôt, on se précipite et on le lui réclame. On veut se regarder.
La dernière fois que j'ai eu le miroir, il y avait longtemps que je ne m'étais pas regardé. C'était un dimanche ;
j’étais assis sur la paillasse, j'ai pris mon temps. Je n'ai pas examiné tout de suite si j'avais le teint jaune ou
grisâtre, ni comment étaient mon nez ou mes dents. D'abord, j’ai vu apparaître une figure. J’avais oublié. Je ne
portais qu'un poids 5ur les épaules. Le regard du SS, sa manière d'être avec nous, toujours la même, signifiaient
qu'il n'existait pas, pour lui de différence entre telle ou telle figure de détenu. A l'appel, en colonne par cinq, il
fallait que dans chaque colonne le SS pût compter cinq têtes. Zufünf! Zufünf!cinq, cinq, cinq têtes. Une figure
n'était repérable que par un objet surajouté : par exemple les lunettes, qui, dans ce sens, étaient une calamité.
Et si quelqu'un devait demeurer repéré, pour ne pas le perdre, les kapos dessinaient un cercle rouge et un cercle
blanc dans le dos de sa veste rayée.
D'autre part, personne n'avait, par le visage, à exprimer rien au SS qui aurait pu être le commencement d'un
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dialogue et qui aurait pu susciter sur le visage du SS quelque chose d'autre que cette négation permanente et
la même pour tous. Ainsi, comme il était non seulement inutile, mais plutôt dangereux malgré lui, dans nos
rapports avec le SS, on en était venu à faire soi-même un effort de négation de son propre visage, parfaitement
accordé à celui du SS. Niée, deux fois niée, ou alors aussi risible et aussi provocante qu'un masque - c'était
proprement provoquer le scandale en effet, que de porter sur nos épaules quelque chose de notre visage
ancien, le masque de l'homme -, la figure avait fini pour nous-mêmes par s'absenter de notre vie. Car même
dans nos rapports entre détenus, elle restait grevée de cette absence, elle était presque devenue cela. Du même
rayé, du même crâne rasé, de l'amaigrissement progressif, du rythme de la vie ici, ce qui apparaissait des autres
pour chacun c'était bien, en définitive, une figure à peu de chose près collective et anonyme. D'où cette sorte
de seconde faim qui nous poussait tous à chercher à nous retrouver par le sortilège du miroir.
Ce dimanche-là, je tenais ma figure dans la glace. Sans beauté, sans laideur, elle était éblouissante. Elle avait
suivi et elle se promenait ici. Elle était sans emploi maintenant, mais c'était bien elle, la machine à exprimer. La
gueule du SS apparaissait nulle à côté. Et la figure des copains qui à leur tour allaient se regarder, restait réduite,
elle, à l'état fixé par le SS. Celle du miroir était seule distincte. Seule elle voulait dire quelque chose que l'on ne
pouvait pas recevoir ici.
C'était sur un mirage que s'ouvrait ce morceau de verre. On n'était pas comme ça ici. On n'était comme ça que
dans la glace, tout seul, et ce que les copains attendaient avec envie, c'était ce morceau de solitude éclatant où
devaient venir se noyer les SS et tous les autres.
Mais il fallait lâcher le miroir, le passer à un autre qui attendait, avide. On faisait la queue pour le morceau de
solitude. Et pendant qu'on l'avait en main, sa solitude, les autres vous harcelaient.
Cependant, même s'il n'avait pas fallu passer la glace à un autre, je l'aurais abandonnée, parce que, déjà, je
contaminais la figure qui était dedans ; elle vieillissait, elle allait se niveler sur celle des copains, pendante,
misérable, comme les mains que l'on regarde les yeux vides. Et c'était mieux ainsi. Cet objet neuf, isolé, encadré,
n'avait rien à faire ici. Il ne pouvait que désespérer radicalement, faire mesurer de façon insupportable une
distance dont la nature même était insupportablement incertaine : ce n'était pas là un état passé dont on
n'aurait eu qu'à se souvenir, comme tous les autres états passés, et qui aurait été comme tous les autres,
simplement déchirant. C'était exténuant. C'était ce que l'on pouvait, pouvait réellement redevenir demain, et
c'était le plus impossible.
Question d’interprétation
Antelme a-t-il seulement cherché à retranscrire le dénuement physique des détenus ?
3
Henri Godard, Le roman modes d’emploi, Folio essais inédit, 2006, p. 209.