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Sandra Laugier
2005/1 n° 72 | pages 73 à 97
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130549413
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-1-page-73.htm
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arbres ou les maisons, une existence propre ; que cette existence est indépendante
de ce que les hommes en peuvent concevoir, qu’elle est tout particulièrement indé-
pendante de tout droit positif. Il n’est pas simplement faux, mais au fond insensé de
décrire les formations juridiques comme des créations du droit positif, aussi insensé
que de désigner la fondation de l’empire allemand ou tout autre processus histo-
rique comme une création de la science historique. C’est bien là que réside le fond
de la controverse : le droit positif trouve les concepts qu’il utilise ; il ne les crée en
aucun cas (GR, 143 ; trad. angl., 5).
Il s’agit bien pour Reinach d’affiner sa perception des différences déjà
existantes, et non pas de reconstruire artificiellement quelque chose :
En nous enfonçant plus avant dans l’essence de ces formations, nous décou-
vrons ce qu’il y a en eux de légalité stricte, nous saisissons, d’une manière analogue à
celle qui nous révèle l’approfondissement de l’essence des nombres et de figures
géométriques (GR, 144, trad. angl., 6).
Il n’en reste pas moins que Reinach veut découvrir un domaine de
l’a priori, alors qu’Austin (comme Wittgenstein) explore des faits de langage
microscopiques et inaperçus. Austin commence How to do Things with Words
en isolant une catégorie d’énoncés ou plus spécifiquement un « phénomène
“évident” mais auquel on n’a pas accordé suffisamment attention ». Dire
qu’il y a des actes de langage, ce n’est pas une thèse : c’est l’observation d’un
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Il s’agit là de deux caractéristiques qui avaient déjà été perçues par Rei-
nach. Pour Austin comme pour Reinach, il s’agit de montrer que le langage
fait autre chose que décrire, même lorsqu’on a affaire à des phrases d’allure
grammaticalement « normale ». Ce point constitue une critique forte du
modèle représentationaliste, et de l’idée que la première fonction du langage
soit de décrire.
Austin : Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une affirma-
tion [statement] ne pouvait être que de décrire un état de choses, ou d’ « affirmer un
fait » quelconque, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse (HTW, 1).
Reinach : Voici quelque chose que nous savons être une promesse ou plutôt
croyons savoir être telle. Que cette promesse soit énoncée, alors quelque chose de
nouveau vient au monde. Il naît, d’un côté une prétention, de l’autre une obligation.
Quelles sont ces formations étranges ? Il est manifeste qu’elles ne sont pas rien.
Comment pourrait-on suspendre un rien par la renonciation, la rétractation ou
l’accomplissement ? Mais elles ne se laissent ramener à aucune des catégories qui
nous sont habituelles. Elles ne sont rien de physique ou de physicaliste ; cela est cer-
tain. On pourrait être tenté de les décrire comme quelque chose de psychique,
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Ces usages montrent en quel sens le performatif est un acte et pas la des-
cription d’un acte. Lorsque je dis « je promets », je promets, je ne me
contente pas de dire quelque chose : l’énoncé descriptif par lequel je rap-
porte l’événement (il a promis) sera la description d’une action et pas par ex.
un énoncé de discours indirect.
C’est donc à la mise en cause du paradigme descriptif de la philosophie
du langage que sert, dans un premier temps, la découverte du performatif.
On le voit avec les premiers exemples, bien connus, d’Austin, qui sont pure-
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On voit dans cette note que la découverte du performatif n’est pas celle
d’un phénomène isolé, amusant ou exotique (un « rituel désacralisé », dit
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de cette illusion par Austin et Reinach : encore une fois, « les énoncer ce
n’est pas décrire ce que je suis en train de faire en parlant ainsi : c’est le faire »
(HTW, 6). Reconnaître la nature de l’acte, c’est admettre qu’il ne peut être
réduit ni à la constatation d’un état de choses, ni à une information, ni à
l’expression ou à la description d’un état psychologique, toutes formes lin-
guistiques légitimes mais qui ne peuvent en rien créer une obligation. Il ne
s’agit même pas là d’une thèse, mais de la simple description précise de l’acte
social, comme le montre cette précision de Reinach à propos de la
promesse :
Qu’est-ce au juste qu’une promesse ? La réponse la plus commune consiste à dire que
la promesse est l’expression d’une volonté ; plus précisément, elle est la déclaration
ou la communication d’une intention, à l’adresse d’un autre et pour lui, de faire ou
d’omettre de faire quelque chose. En quelle mesure cette déclaration est censée
obliger l’un et autoriser l’autre, cela semble naturellement peu compréhensible. Il
est en revanche certain que la simple intention de faire quelque chose n’induit pas
un tel effet. Certes, un engagement psychologique particulier, une inclination à agir
en conséquence peut bien résulter de la décision que j’ai prise. Mais cette inclination
psychologique n’est certainement pas une obligation objective, et elle a encore
moins à voir avec la prétention objective d’un autre. Mais si c’est le cas, que peut
bien changer le fait que je communique cette intention, que j’exprime auprès d’un
autre ce que je veux faire pour lui ? (GR, 157 ; trad. angl., 17).
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(Récanati, TE, 119, où il reconnaît que ce n’est pas très austinien, mais
approprié), et l’illocutionnaire « non pas le contenu de l’énoncé, mais ce qu’il
est en acte » (id.). Récanati traduit le passage d’Austin que nous avons cité
plus haut, à savoir « Tout acte de discours authentique est les deux, à la fois
acte locutionnaire et acte illocutionnaire » (is both) par « Tout acte de dis-
cours authentique comprend les deux à la fois ». Or tout est ici dans la dis-
tinction entre « être » et « comprendre ». Un acte de discours ne « com-
prend » pas de dimensions.
Il faut se rendre compte qu’Austin ne propose pas la distinction locu-
tionnaire/illocutionnaire pour remplacer la distinction performatif/constatif :
les deux distinctions ne sont tout simplement pas sur le même plan. Le locu-
tionnaire ne désigne pas la dimension propositionnelle de l’énoncé, mais
l’énoncé vu sous l’aspect de l’acte locutionnaire, qui est l’acte d’affirmer (et
non de représenter). Il ne s’agit pas pour Austin de distinguer ce qui est dit
et le fait que c’est dit, mais de voir ce qui est dit (what is said) comme un tout,
l’acte de discours total. Au fond, comme cela apparaît au début du cha-
pitre VIII de HTW, l’acte locutionnaire est sans doute et paradoxalement
l’essence de l’acte de langage, représentant l’extension maximale du perfor-
matif à tout ce qui est saying something (94). C’est le langage entier qui devient
performance, sans pour autant qu’on puisse démarquer dans chaque énoncé
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Engageons-nous à présent dans une analyse plus précise des seuls actes sociaux.
Et d’abord la communication. Je puis être convaincu d’un quelconque état de chose
et garder en moi cette conviction. Je puis encore exprimer cette conviction par
une assertion. Là encore nous n’avons pas de communication. Cette assertion
peut s’adresser à moi-même, sans avoir d’autre destinataire. La communication en
revanche est immanente à ce type de rapport à autrui. Il est dans son essence même
de s’adresser à un autre pour lui faire part de son contenu. Qu’elle s’adresse à
un autre homme, elle doit alors s’extérioriser, pour permettre au destinataire de
prendre conscience de son contenu. Avec cette prise de conscience, c’est le but
même de la communication qui est réalisé. La séquence qui s’ouvre avec l’émission
de l’acte social se conclut immédiatement ainsi (GR, 161 ; trad. angl., 20-21).
« L’ordre et la requête en tant que tels » préfigurent ce qui sera chez Aus-
tin « l’acte de discours, non pas sous tel ou tel aspect seulement, mais pris
dans sa totalité ». On comprend alors que la généralisation de la théorie des
performatifs, loin d’être une façon de d’effacer ou de réarticuler le rapport
performatif-constatif par une structuration de tout énoncé en des « élé-
ments », revient à étendre aux énoncés prétendument « constatifs » la notion
d’acte, c’est-à-dire à l’étendre à ce qui est classiquement conçu comme le
contenu (ou le sens) de l’énoncé, et à ses conditions de vérité.
La vérité ou fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification
des mots, mais de l’acte précis et des circonstances précises où il est effectué (Aus-
tin, HTW, 144).
males », HTW, 16) des termes qu’il choisit pour désigner les échecs des per-
formatifs (misfires, abuses, c’est-à-dire fiascos et abus). Cette dimension d’échec
est inséparable chez Reinach aussi de la définition de l’acte comme perfor-
mance, et elle est évoquée de façon tout aussi imagée :
Jamais nous ne donnerons d’ordre si nous sommes sûrs que le sujet auquel
nous nous adressons est incapable d’en prendre conscience. Il est dans la nature
même de l’ordre qu’il soit entendu. Il arrive bien sûr que des ordres soient énoncés
sans être entendus. Dans ce cas, ils ont failli à leur tâche. Ils sont comme des jave-
lots qui tombent au sol sans avoir atteint leur cible (GR, 159 ; trad. angl., 22).
Dans le projet à long terme de classifier et de clarifier toutes les façons pos-
sibles de ne pas exactement faire quelque chose (all the possible ways of not exactly
doing things) qui doit être mené à terme si nous voulons un jour comprendre adéqua-
tement ce que c’est que faire quelque chose (what doing a thing is) (PP, 271).
Dans son examen des excuses, Austin cite, comme source particulière
d’inspiration, le domaine du droit – on sait que c’est un champ qui
l’intéressait particulièrement, et qu’il avait tenu séminaire commun avec son
collègue H. L. A. Hart. Son essai sur les « Excuses » comprend comme
exemple central une longue analyse d’un cas juridique, Regina v. Finney (PP,
195 f.). On est donc tenté de penser que la question de l’acte (et de son
symétrique, l’excuse) est pour Austin indissoluble, comme pour Reinach,
d’une réflexion sur la nature de la norme juridique : le slogan Our word is our
bond, qui apparaît dans un passage où il est question d’excuses, serait alors,
plutôt qu’un retour du moralisme, une autre façon de montrer la force et la
fragilité de la norme, définie par la possibilité même de l’échec et de la trans-
gression.
Sandra LAUGIER,
Université de Picardie Jules Verne.
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Reinach A., Die apriorischen Grundlagen des bürgerlichen Rechtes (1913) repr. in Gesam-
melte Schriften, Halle, Niemeyer, (1921). Trad. angl. par J. F. Crosby, Aletheia, 3,
1-142 (GR).
Smith B., « Towards a history of speech act theory », in Speech Acts, Manings and Inten-
tions, Berlin, A. Burkhardt ed., De Gruyter, 1990.
Travis C., « On being truth-valued », in Foundations of Speech Act Theory, Londres,
S. L. Tsohatzidis ed., Routledge, 1994.
Travis C., Unshadowed Thought, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000.
Travis C., Les liaisons ordinaires, Paris, Vrin, 2003.
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