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ACTES DE LANGAGE ET ÉTATS DE CHOSES : AUSTIN ET REINACH

Sandra Laugier

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2005/1 n° 72 | pages 73 à 97
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130549413
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-1-page-73.htm
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ACTES DE LANGAGE ET ÉTATS DE CHOSES :
AUSTIN ET REINACH

On associe parfois Reinach et Austin dans leur découverte des perfor-


matifs, à savoir d’un certain type d’action linguistique et d’acte social. Il n’y
a, précisons-le d’emblée, aucune raison de penser qu’Austin ait eu connais-
sance des textes de Reinach (bien qu’il y ait aussi des raisons de penser que
sa connaissance de la philosophie de langue allemande ne se limitât pas à
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Frege). Notre but ici est de présenter non seulement des similarités entre ces
deux philosophes, qui sont évidentes, mais aussi des différences, et surtout
des problèmes suscités par ces ressemblances et différences, et non résolus
encore, que pose le rapport entre langage et action.
La confrontation d’Austin à Reinach permet aussi de montrer, par-delà
le paradigme de la promesse, les enjeux de la théorie austinienne : en rappro-
chant Reinach et Austin, et en faisant ainsi des performatifs des « actes
sociaux », les partisans du « réalisme phénoménologique » négligent la
dimension proprement linguistique de l’invention d’Austin, mais aussi la cri-
tique, inséparable de sa théorie des performatifs, de la notion même d’état
de choses et son rejet général du représentationalisme. Mais par là, ils négli-
gent aussi des aspects importants de la théorie de Reinach, notamment sa
dé-mentalisation de l’acte social et sa mise en cause avant l’heure du non-
cognitivisme contemporain d’inspiration humienne.
Un problème des rapprochements entre Reinach et Austin est aussi leur
méconnaissance de l’idée même de performance, d’acte en tant que tel, indé-
pendamment de toute création d’état de chose, de situation, de réalité sociale.
De ce point de vue, il est important de rappeler l’insistance d’Austin sur la
vérité propre de l’acte et sur ses échecs, certainement une dimension oubliée
dans les théories sociales de l’acte de langage (fondées sur la positivité et la
réussite de l’acte). Cela permettra de distinguer la théorie d’Austin, c’est-à-
dire une théorie de la performance linguistique, d’une ontologie ou d’une
théorie des objets sociaux.

Les Études philosophiques, no 1/2005


74 Sandra Laugier

1. Austin, Reinach, et le sens de la découverte des actes de langage

Austin est l’inventeur, croit-on, de la théorie des actes de langage (speech


acts). Cette théorie, bien connue car elle a été présentée de façon accessible
dans de nombreux ouvrages et dans toutes sortes de champs, ne peut en fait
être séparée des autres écrits d’Austin, et en particulier de ses articles sur
« La vérité » (Truth), « Feindre » (Pretending), « Plaidoyer pour les excuses » (A
plea for excuses), et « Comment parler » (How to talk). La confrontation à Rei-
nach permet de mettre en évidence, par la communauté des enjeux que nous
allons faire dans un premier temps apparaître, la profondeur philosophique
de l’œuvre d’Austin, et de la sortir du champ de la pragmatique où elle est un
peu enterrée : avec Austin, on n’a pas « seulement » une théorie des actes de
langage, mais aussi une théorie de la vérité, de la signification et de ce que
c’est que dire quelque chose (ou « vouloir dire » mais c’est cette identification
du dire et du vouloir dire à l’intérieur du saying qui est, exactement, le pro-
blème) : une théorie de ce qui est dit (what is said). Mais l’interrogation sur what
is said est inévitablement une interrogation sur l’articulation de l’acte de lan-
gage et de l’état de choses. L’idée d’acte de langage ne concerne pas seule-
ment la pragmatique. Comme le montre l’œuvre de son successeur le plus
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fidèle, Charles Travis, c’est l’invention des performatifs et de la dimension
illocutionnaire de nos énoncés qui permet de mettre en cause, pour l’ensemble
de nos énoncés, l’idée d’un rapport univoque entre les mots et le monde.
Chez Austin comme avant lui chez Reinach, l’invention des actes de langage
est indissociable d’une théorisation générale du rapport du langage au
monde. Reste donc à voir comment se fait l’association.
Une telle proximité entre Reinach et Austin peut être suggérée non seu-
lement par les affirmations des phénoménologues « réalistes » qui donnent
ainsi une validation contemporaine au travail de Reinach, mais par les lec-
tures contemporaines d’Austin. On n’en citera qu’une, excellente et repré-
sentative, celle de François Récanati dans Les énoncés performatifs (EP) :
En énonçant sérieusement une phrase dans une situation de communication,
un locuteur accomplit, selon Austin, un certain type d’acte social, défini par la rela-
tion qui s’établit, au moyen de l’énonciation, entre le locuteur et l’auditeur
(EP, 19).

Il s’agit du début du livre, et d’emblée Austin est inscrit à l’intérieur


d’une problématique que définissent les trois termes : 1 / situation de com-
munication, 2 / acte social, 3 / relation établie au moyen de l’énonciation. Un des
grands mérites de Récanati est son attention sans faille à la lettre des écrits
d’Austin : on peut se demander comment il peut, ici, définir l’acte de langage
dans des termes communicationnels et institutionnels, voire ontologiques
(la relation est établie au moyen de l’énonciation), qui semblent à première vue
assez éloignés d’Austin. Or ces formulations de la théorie austinienne sont
proches de celles de Reinach :
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 75

Un homme fait une promesse à un autre homme. Un effet spécifique résulte de


ce processus, tout à fait étranger à ceux que suscitent l’expression d’une communi-
cation d’un homme avec un autre ou d’une demande. La promesse crée un lien par-
ticulier entre deux personnes, en vertu duquel – pour l’exprimer très grossière-
ment – la première personne peut exiger quelque chose et la seconde est contrainte
à l’accomplir ou à l’accorder. Ce lien apparaît comme la conséquence, et aussi bien
comme le produit de la promesse. D’après son essence même, elle tolère n’importe
quel délai. Toutefois une nécessité immanente la pousse à trouver une fin ou une
résolution. Nous voyons plusieurs chemins qui conduisent à cette résolution. Le
contenu de la promesse est réalisé (Das Versprechensinhalt wird geleistet) : de cette façon
cette relation semble avoir trouvé sa fin naturelle (GR, 147, trad. angl., 8).
La promesse établit un lien, en vertu duquel il y a (en particulier) une
obligation d’accomplir ou produire (Leistung, traduit ici en anglais perfor-
mance) une action. Cette action est donc la fin, la réalisation de la promesse,
dont l’énonciation est le moyen. L’acte (promettre) crée une situation (lien,
état de choses). Mais cette création n’est pas la seule action impliquée puis-
qu’il reste à réaliser le contenu de la promesse (la chose promise).
Récanati poursuit un peu plus loin, dans une veine, là aussi, qui paraît
assez peu austinienne et involontairement reinachienne :
En disant « Rentre à la maison tout de suite ! » ou « Quelle heure est-il ? », je ne
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décris pas la réalité : je donne un ordre à mon interlocuteur, ou je lui pose une ques-
tion. Ces énoncés, n’étant pas constatifs, ne sont ni vrais ni faux ; ils ne reflètent pas
une réalité préexistante, mais en constituent une nouvelle, dont un énoncé constatif
pourra, ensuite, rendre compte (« Il m’a ordonné de rentrer à la maison », « il m’a
demandé l’heure »...) (EP, 82).
Peu austinienne pour deux raisons : nulle part Austin ne parle de création
d’une réalité (ni même d’une situation). Bien sûr on peut considérer, minima-
lement, qu’un acte est toujours une modification du réel, mais pour Austin ce
serait une évidence proche du non-sens. Il n’y a aucune trace chez Austin de
la création d’une réalité ou entité « état de choses » (ce qui le différencie non
seulement de Reinach ou Searle, mais aussi de penseurs de la situation,
comme J. Barwise). Ensuite, les énoncés non descriptifs ne sont pas forcé-
ment pour Austin « ni vrai ni faux ». Ils ont des conditions de réussite.
Ce qui, par contre, est bien commun à Reinach et Austin, c’est l’idée
qu’il y a des énoncés qui ne reflètent (représentent) pas la réalité. La diffé-
rence entre Austin et Reinach porterait donc, non sur la nature du problème
ou de leur découverte, mais sur le second terme de l’alternative à la descrip-
tion, et sa nature soit ontologique soit pratique. Et il est clair que quelle que soit
la force et la radicalité de la théorie de Reinach, elle est de ce point de vue
préaustinienne, inventant un nouveau type d’état de chose au lieu de mettre
en cause la notion même d’état de chose. Il n’en reste pas moins que la mise
en cause de la fonction descriptive du langage est bien le point de départ com-
mun de Reinach et d’Austin.
Il est remarquable, comme l’a noté Kevin Mulligan, que Reinach et Aus-
tin se revendiquent chacun comme inventeur de quelque chose de totale-
76 Sandra Laugier

ment nouveau et inaperçu, auteur d’une découverte, quasiment au sens


empirique, d’un « phénomène » : comme s’il s’agissait d’un phénomène de la
nature, qui aurait toujours été là (on peut y voir une dimension « réaliste »
commune). Ce mélange de familiarité et d’étrangeté caractérise la descrip-
tion de la découverte des performatifs, comme en général celle des phéno-
mènes du langage ordinaire : quelque chose que l’on a toujours eu sous les
yeux, mais à quoi on n’a pas toujours prêté attention.
Reinach : Cette situation peut sembler évidente ou étrange selon le point de vue
à partir duquel nous la considérons. Elle est « évidente », dans la mesure où il s’agit
ici de quelque chose que chacun connaît, en présence duquel on s’est trouvé un mil-
lier de fois, et auquel on peut avoir affaire à présent pour la mille et unième fois.
Mais tout comme il peut arriver que nous portions brusquement notre attention sur
un objet connu de nous depuis longtemps et que nous voyions véritablement pour
la première fois ce que nous avons eu sous les yeux un nombre incalculable de fois,
dans son caractère spécifique et sa beauté particulière, ainsi c’est précisément ce
qu’on peut être amené à ressentir ici (GR, 148 ; trad. angl., 8).
Austin : Le phénomène à discuter est en effet très répandu, évident, et l’on ne
peut manquer de l’avoir remarqué, à tout le moins ici ou là. Il me semble toutefois
qu’on ne lui a pas encore accordé suffisamment attention (How to do Things with
Words, HTW, 1).
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L’un et l’autre ont non seulement l’impression de faire une découverte,
celle l’un objet ou d’un phénomène spécifique, mais de faire la découverte d’un
mode particulier de la découverte : celle de quelque chose qui a toujours été
là et qu’on a toujours vu, sans vraiment le voir. Cette attention particulière au
phénomène rendu invisible par sa répétition même constitue la découverte :
une découverte qui n’est donc pas théorique au sens strict. C’est là exactement
ce qu’Austin trouve dans l’examen des usages ordinaires : la découverte
d’une richesse inaperçue, qui constitue ainsi un nouveau donné pour la philo-
sophie. Ce donné, pour lui, c’est le langage, non comme corps constitué
d’énoncés ou de mots, mais comme lieu d’accord sur ce que nous dirions quand.
Il s’agit pour lui d’un donné empirique, ou, comme il le dit parfois, de « don-
nées expérimentales ».
Austin : Pour moi, la chose essentielle au départ est d’arriver à un accord sur la
question « qu’est-ce que nous dirions quand ». (...) Si longtemps que cela prenne, on
peut y arriver néanmoins ; et sur la base de cet accord, sur ce donné, sur cet acquis,
nous pouvons commencer à défricher notre petit coin de jardin. J’ajoute que trop
souvent c’est ce qui manque en philosophie : un datum préalable sur lequel l’accord
puisse se faire au départ (La philosophie analytique, Minuit, 1962, PA, 334).
Nous ne prétendons pas par là découvrir toute la vérité, qui existe, concernant
toute chose. Nous découvrons simplement les faits que ceux qui se servent de notre
langue depuis des siècles ont pris la peine de remarquer, ont retenus comme dignes
d’être notés au passage, et conservés dans le courant de l’évolution de notre langue
(PA, 335).
Il y a là quelque chose qui distingue d’emblée une position comme celle
d’Austin, non seulement de la linguistique à la Saussure (qui distingue « la
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 77

langue » et ce qu’on en fait), mais aussi de la philosophie du langage clas-


sique de la « première analyse » représentationaliste, non pas fondée sur
l’observation des phénomènes de la langue mais sur leur formalisation ou
« enrégimentement ». Pour Austin, le langage comme donné contient tout
ce dont nous avons besoin.
Le langage ordinaire contient toutes les distinctions que les humains ont jugé
utiles de faire, et toutes les relations qu’ils ont jugé utiles de marquer au fil des géné-
rations, et qui sont certainement (...) plus subtiles que celles que nous pourrions,
vous ou moi, trouver, installés dans un fauteuil par un bel après-midi – alternative
méthodologique la plus appréciée (Philosophical Papers, Oxford, Clarendon Press,
1962, PP, 182).
C’est la notion de distinction opérée par le langage lui-même qui ins-
taure la communauté du langage et du monde et fait du langage un donné
dont l’observation et la description est notre seule voie d’accès au réel. On
comprend, dans cette perspective, le passage énigmatique du « Plaidoyer
pour les Excuses » sur la « phénoménologie linguistique ».
Austin : Quand nous examinons ce que nous dirions quand, quels mots
employer dans quelle situation, encore une fois, nous ne regardons pas seulement les
mots, mais également les réalités dont nous faisons usage des mots pour parler ;
nous nous servons de la conscience affinée (sharpened) que nous avons des mots
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pour affiner notre perception, mais pas comme arbitre ultime, des phénomènes.
C’est pourquoi je pense qu’il vaudrait mieux utiliser, pour cette façon de faire de la
philosophie, un nom moins trompeur que ceux mentionnés plus haut, par ex. « phé-
noménologie linguistique » (PP, 182).
On ne peut s’empêcher de rapprocher ce moment « phénoménolo-
gique » austinien du recours ultime de Reinach au donné, lorsqu’à la fin de
son analyse il s’en prend à la « peur du donné ».
Reinach : C’est la peur de ce qui est directement donné (Angst vor der Gegebenheit),
une étrange réticence ou incapacité à regarder en face les données et à les recon-
naître pour telles, qui a conduit les philosophies non phénoménologiques, pour ce
problème et bien d’autres plus fondamentaux, à des constructions intenables (GR,
230 ; trad. angl., 46).
Cette approche descriptive commune ne change rien à la différence pro-
fonde entre Austin et Reinach, lequel voit dans les objets juridiques un
« ordre ontologique nouveau ». Il les définit comme des formations auxquel-
les s’appliquent des propositions a priori. Sa démarche n’a rien d’empiriste,
même au sens large qui s’appliquerait à Austin : pour Reinach, il ne s’agit pas
d’observer un réel empirique ou le monde. Cette différence est-elle moins
importante ici que leur idée, commune, de l’ « existence propre » d’un
domaine autonome, qui a sa vie, n’est pas le produit de notre activité : qui
est à explorer, comme dans un travail de terrain ( fieldwork, dit Austin) ? C’est
toute la question du « réalisme ».
Nous montrerons que les formations (Gebilde) que l’on décrit le plus souvent
comme spécifiquement juridiques possèdent, tout autant que les nombres, les
78 Sandra Laugier

arbres ou les maisons, une existence propre ; que cette existence est indépendante
de ce que les hommes en peuvent concevoir, qu’elle est tout particulièrement indé-
pendante de tout droit positif. Il n’est pas simplement faux, mais au fond insensé de
décrire les formations juridiques comme des créations du droit positif, aussi insensé
que de désigner la fondation de l’empire allemand ou tout autre processus histo-
rique comme une création de la science historique. C’est bien là que réside le fond
de la controverse : le droit positif trouve les concepts qu’il utilise ; il ne les crée en
aucun cas (GR, 143 ; trad. angl., 5).
Il s’agit bien pour Reinach d’affiner sa perception des différences déjà
existantes, et non pas de reconstruire artificiellement quelque chose :
En nous enfonçant plus avant dans l’essence de ces formations, nous décou-
vrons ce qu’il y a en eux de légalité stricte, nous saisissons, d’une manière analogue à
celle qui nous révèle l’approfondissement de l’essence des nombres et de figures
géométriques (GR, 144, trad. angl., 6).
Il n’en reste pas moins que Reinach veut découvrir un domaine de
l’a priori, alors qu’Austin (comme Wittgenstein) explore des faits de langage
microscopiques et inaperçus. Austin commence How to do Things with Words
en isolant une catégorie d’énoncés ou plus spécifiquement un « phénomène
“évident” mais auquel on n’a pas accordé suffisamment attention ». Dire
qu’il y a des actes de langage, ce n’est pas une thèse : c’est l’observation d’un
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phénomène auquel la philosophie n’a pas fait attention, et même la philo-
sophie du langage – surtout elle, car le paradigme dominant de la philosophie
du langage associe le sens d’un énoncé à la représentation d’un état de choses.
b) C’est le second élément de proximité entre Reinach et Austin. Austin
attaque le représentationalisme sur lequel se fonde toute la philosophie du
langage issue de Frege. C’est seulement si une proposition est pourvue de
sens qu’on peut poser la question de savoir si elle est vraie ou fausse, c’est-à-
dire si elle représente ou non un état de choses.
On a là encore une expression lumineuse de ce point chez Récanati,
dans La transparence et l’énonciation (TE) :
Le représentationalisme en matière d’énoncés consiste à isoler comme leur
fonction essentielle la représentation des états de choses : ont un sens les énoncés
qui, décrivant des états de choses, ont une valeur de vérité déterminée et détermi-
nable pas l’expérience (TE, 91).
On peut ici renvoyer au Tractatus logico-philosophicus. Pour Wittgenstein,
nous nous faisons une image (Bild) des faits (2.1), plus précisément une
image logique, qui est la pensée (3). La pensée est la proposition (Satz)
pourvue de sens (4), dont seule on peut demander si elle est vraie ou fausse.
Il ne peut y avoir de propositions éthiques (6.42), lesquelles n’ont rien à voir
avec les faits. Les énoncés de type éthique ne représentent rien. Austin lui-
même, on ne l’a guère remarqué, part de considérations sur l’éthique et le
non-sens des propositions éthiques.
On pourrait contester ici l’usage du mot « proposition » pour les propo-
sitions éthiques qui précisément n’en sont pas. Mais ce qui est en cause,
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 79

chez Austin, c’est la notion même de proposition (d’où le caractère provoca-


teur de l’expression de « proposition austinienne »). Austin s’intéresse aux
phrases (sentences) et affirmations (statements), le mot de proposition blo-
quant exactement le problème qu’il veut soulever : celui du rapport de la
phrase ou de l’affirmation à un état de choses. Ce que vise Austin, c’est
l’idée que les phrases décrivent ou correspondent à des états de choses. Il
est important de relever d’emblée ce point, dans la mesure où les inter-
prètes de Reinach (Smith et Mulligan) qui veulent en faire un précurseur
d’Austin se fondent sur l’idée d’état de choses pour établir la continuité des
deux penseurs : or, une telle continuité implique une évidence de la notion
d’état de choses et du rapport entre acte de langage et état de chose qui n’a rien
d’immédiat. À première vue, la notion de performatif met en cause la
notion d’état de chose : cela apparaît par ex. dans la problématique de
« performatif/constatif ».
Austin veut d’abord rompre avec l’idée, qu’il nomme « illusion des-
criptive », à savoir que la fonction première du langage serait de décrire des
états de choses. Un grand nombre d’expressions linguistiques sont utili-
sées à d’autres fins que de décrire la réalité, et seule la prégnance du modèle
représentationaliste a fait négliger ce fait. Donc il ne s’agit pas seulement
pour Austin de l’ « isolation » d’un phénomène spécifique, caractérisant
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certains énoncés rituels un peu bizarres, mais d’un caractère général de ce
que nous disons. Il donne comme exemple, dans « Other Minds », les
énoncés comme « je sais que... », lesquels « ne servent pas à rapporter un
caractère supplémentaire de la réalité observée, mais à indiquer les cir-
constances dans lesquelles l’affirmation est faite, etc. ». Pour Austin, les
énoncés ne représentent pas : cette thèse est explicite dans son essai sur la
vérité, où il critique le Tractatus de Wittgenstein, mais aussi dans « Other
Minds ».
Supposer que « je sais » est une expression descriptive n’est qu’un exemple de
l’illusion descriptive (descriptive fallacy) si commune en philosophie. Même si une
partie du langage est maintenant purement descriptive, le langage ne l’était pas à
l’origine, et en grande partie ne l’est toujours pas. L’énonciation de phrases rituelles
évidentes, dans les circonstances appropriées, c’est pas décrire l’action que nous fai-
sons, mais la faire ( « I do » ) (PP, 103).

2. Performatif, description, intention

Les énoncés performatifs qu’Austin décrit dans sa première conférence


de How to do Things with Words ne décrivent pas des faits. Leur énonciation
(utterance) est l’accomplissement d’un acte. Le caractère remarquable des per-
formatifs, c’est qu’ils sont des énoncés qui sont aussi des actes, pas des énon-
cés qui décrivent quelque chose (comme un état de choses empirique), mais
pas non plus de simples exclamations ou expressions d’une prise de position
« émotive » ou psychologique.
80 Sandra Laugier

On en est venu à penser communément qu’un grand nombre d’énonciations


qui ressemblent à des affirmations ne sont pas du tout destinées à rapporter ou à
communiquer quelque information pure et simple sur les faits (HTW, 2).

Il s’agit là de deux caractéristiques qui avaient déjà été perçues par Rei-
nach. Pour Austin comme pour Reinach, il s’agit de montrer que le langage
fait autre chose que décrire, même lorsqu’on a affaire à des phrases d’allure
grammaticalement « normale ». Ce point constitue une critique forte du
modèle représentationaliste, et de l’idée que la première fonction du langage
soit de décrire.
Austin : Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une affirma-
tion [statement] ne pouvait être que de décrire un état de choses, ou d’ « affirmer un
fait » quelconque, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse (HTW, 1).
Reinach : Voici quelque chose que nous savons être une promesse ou plutôt
croyons savoir être telle. Que cette promesse soit énoncée, alors quelque chose de
nouveau vient au monde. Il naît, d’un côté une prétention, de l’autre une obligation.
Quelles sont ces formations étranges ? Il est manifeste qu’elles ne sont pas rien.
Comment pourrait-on suspendre un rien par la renonciation, la rétractation ou
l’accomplissement ? Mais elles ne se laissent ramener à aucune des catégories qui
nous sont habituelles. Elles ne sont rien de physique ou de physicaliste ; cela est cer-
tain. On pourrait être tenté de les décrire comme quelque chose de psychique,
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comme les expériences (Erlebnisse : états de conscience) de celui qui a la prétention
ou l’obligation. Mais la prétention ou l’obligation ne peuvent-elles pas rester plu-
sieurs années inchangées ? Existe-t-il des expériences de ce type ? (GR, 148 ; trad.
angl., 9).

La réponse de Reinach sera négative : l’acte de langage qui constitue la


promesse ne peut être une description de la réalité physique, ni mentale.
Chez Austin comme Reinach, il ne s’agit de décrire ni une réalité empirique,
ni affective, ni psychologique. C’est un point particulièrement important,
que Reinach a été le premier à remarquer, et qu’Austin a prolongé avec son
articulation de la distinction performatif/constatif. Le fait qu’un performa-
tif, ou que la performance accomplie par lui, ou plutôt (il ne s’agit pas de
moyen) en le disant (in saying, d’où le qualificatif d’illocutionnaire) puisse être
décrit n’en fait pas un énoncé descriptif.
Austin : Il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien dire que
je suis en train de faire en parlant ainsi : c’est le faire (HTW, 6).
Reinach : Si je dis « j’ai peur » ou « je ne veux pas faire cela », on a là la commu-
nication d’une expérience qui peut bien s’accomplir sans être communiquée. L’acte
social, au contraire, puisqu’il s’accomplit entre individus, ne peut se scinder en une
réalisation effective et une constatation (Konstatierung) fortuite, mais il forme une
unité indissoluble de réalisation et d’énonciation délibérées. L’énonciation de son
côté n’est pas quelque chose de fortuit, mais elle est au service de l’acte social et elle
est nécessaire à l’accomplissement de sa fonction de communication. Certes, des
constatations fortuites peuvent accompagner un acte social : « Je viens de donner
l’ordre de. » Ces constatations se rapportent cependant à l’acte social dans son
ensemble, impliquant son extériorisation. (GR, 160 ; trad. angl., 20).
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 81

Ici, Reinach, tout comme Austin, critique toute interprétation pu-


rement mentaliste de l’acte de discours. On peut noter ici la pertinence
linguistique (et pragmatique) de la remarque de Reinach : elle montre bien
la différence et le rapport, définis et précisés ensuite par Austin puis
Ducrot et Récanati, entre le performatif et le constatif qui en décrit
l’occurrence :
Un critère commode pour détecter les performatifs, c’est leur comportement
particulier lorsqu’ils sont traduits du style direct au style indirect. La phrase il m’a dit
« je te promets un livre » peut se rendre, au style indirect, comme il m’a promis un livre,
alors que il m’a dit « je t’apporte un livre » ne saurait avoir pour équivalent il m’a apporté
un livre (Ducrot, préface aux Actes de langage de J. Searle, 11-12).

Ces usages montrent en quel sens le performatif est un acte et pas la des-
cription d’un acte. Lorsque je dis « je promets », je promets, je ne me
contente pas de dire quelque chose : l’énoncé descriptif par lequel je rap-
porte l’événement (il a promis) sera la description d’une action et pas par ex.
un énoncé de discours indirect.
C’est donc à la mise en cause du paradigme descriptif de la philosophie
du langage que sert, dans un premier temps, la découverte du performatif.
On le voit avec les premiers exemples, bien connus, d’Austin, qui sont pure-
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ment des actions :
Je baptise ce vaisseau le Queen Elizabeth
Je donne et lègue ma montre à mon frère
Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain (HTW, 5).
On voit, dit très clairement Récanati (TE, 99) qu’il s’agit d’ « énoncés
qui, grammaticalement, ressemblent à des affirmations, mais ne “décrivent”,
ne “représentent” aucun fait, et ne sont ni vrais ni faux, tout en étant parfai-
tement corrects. Leur caractéristique fondamentale est que leur énonciation
équivaut à l’accomplissement d’un acte : c’est pourquoi Austin les a nom-
més performatifs ». Dire « je baptise ce vaisseau... » dans les circonstances
appropriées, c’est accomplir l’acte de baptiser le bateau.
Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc. « Oui » (I do) je ne donne pas une infor-
mation sur un mariage, je me laisse aller à me marier (I am not reporting on a marriage, I
am indulging in it) (Austin, HTW, 6).

Il y aurait beaucoup à dire sur ce « indulging in it » et sa dimension de pas-


sivité. Mais on peut d’emblée noter une différence d’accent entre Reinach et
Austin : pour Austin, le performatif n’a rien à voir non plus avec un état de
chose à venir ; reprenons le passage déjà cité :
En ce qui concerne ces exemples, il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire
ce qu’il faut bien admettre que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer
(state) que je le fais : c’est le faire.

On voit dans cette note que la découverte du performatif n’est pas celle
d’un phénomène isolé, amusant ou exotique (un « rituel désacralisé », dit
82 Sandra Laugier

Ducrot) mais une mise en cause d’ensemble de l’idée du langage comme


descriptif, et ainsi du lien entre signification d’un énoncé et état de choses.
La sémantique contemporaine issue de Frege et Wittgenstein définit en effet
le sens d’une phrase en termes de ses conditions de vérité, et d’un certain
état de choses que la phrase dépeint. Savoir ce que signifie une phrase (sans
préjuger ici de ce qu’est la nature du « sens ») c’est être capable d’identifier
l’état de choses qu’elle dépeint et qui, s’il est réel, la rend vraie. Mettre en
cause, comme Austin et Reinach, la fonction descriptive du langage, c’est
alors mettre en cause le rapport entre signification et état de choses. D’où
l’idée, très caractéristique d’Austin, de mettre en cause (comme il dit : play old
Harry with) le « fétiche » vrai-faux comme le fétiche fait/valeur : mais Austin,
on va le voir plus loin, n’élimine pas la vérité du champ de la pragmatique, il
la détache de la signification et de la notion d’état de choses, afin d’en finir
réellement avec le privilège de la description. C’est alors la notion même de
signification qui est déstabilisée, avec la distinction norme/fait qui en est,
note Austin, un sous-produit :
Il y a sans doute plusieurs moralités à tirer de tout cela.
A) L’acte de discours intégral dans la situation intégrale de discours est en fin
de compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider.
B) Affirmer, décrire, etc. ne sont que deux termes parmi beaucoup d’autres,
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qui désignent les actes illocutionnaires ; ils ne jouissent d’aucune position privi-
légiée.
C) Ils n’occupent en particulier aucune position privilégiée quant à la relation
aux faits – et qui seule permettrait de dire qu’il s’agit du vrai et du faux. Vérité ou
fausseté, en effet, sont des mots qui désignent non pas des relations, des qualités
(que sais-je encore) mais une dimension d’appréciation.
D) Du même coup il nous faut éliminer, au même titre que d’autres dichoto-
mies, la distinction habituellement établie entre le « normatif et l’appréciatif » et le
factuel.
E) Nous pouvons aisément prévoir que la théorie de la « signification » dans la
mesure où elle recouvre le « sens » et la « référence » devra être épurée et reformulée
(HTW, 148-149).
La rupture avec l’idéal de la description apparaît nettement avec le para-
digme de la promesse. La promesse, chez Austin comme Reinach, est l’acte
de langage le plus « pur », celui qui met le plus clairement en cause le modèle
descriptif. Les actes sociaux, dit Reinach, « sont accomplis dans l’acte même
de dire » (Reinach, 215, trad. angl., 36). Ils ne sont en rien l’annonce ou
l’expression d’un état de choses.
Un ordre n’est ni une action purement externe, ni une expérience interne, ni
l’annonce (Kundgebende Äusserung) à une autre personne d’une expérience (GR, 191-
192 ; trad. angl., 19-20).
Dire que l’on promet, ce n’est pas décrire quelque chose qu’on est en
train de faire, c’est promettre. Mais la promesse n’est pas un exemple aussi
« standard » qu’on peut le croire.. Elle fait partie de ce qu’Austin définit
comme les performatifs explicites, par opposition aux performatifs primaires
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 83

genre « la séance est levée », « chien méchant », « partez », parce que


l’énoncé annonce explicitement ce qu’il fait. Comme le dit Récanati :
« Contrairement à l’énoncé “je ne resterai pas longtemps”, qui peut être,
selon les contextes, un promesse, un avertissement, une prédiction, etc., les
énoncés “je te promets que je ne resterai pas longtemps” et “je t’avertis que
je ne resterai pas longtemps” ont une force illocutionnaire fixe et déter-
minée indépendamment du contexte » (EP, 30). Il s’agit donc d’emblée
chez Reinach de formations performatives élaborées, et de performatifs
explicites. Ce n’est pas un hasard. Ce caractère explicite est nécessaire,
remarque ensuite Austin, à la situation juridique : en matière de droit, un
performatif peu explicite peut être considéré comme ambigu et donc vicié ;
c’est alors un cas d’insuccès. Dans la classification des performatifs, il est
rangé dans la catégorie des insuccès, exécutions ratées, viciés de fait (Misfi-
res, Misexecutions, Act Vitiated) :
En matière de droit, un performatif peu explicite sera normalement ramené à
B.1 ou B.2 : on a statué légalement que léguer sans formule expresse, par ex., est un
acte ou incorrect ou incomplet ; mais une telle rigidité n’existe pas dans la vie cou-
rante (HTW, 33).
Dans le cas d’un performatif primaire (comme « je serai là »), la pro-
messe n’est pas explicite, et l’énoncé peut être interprété de plusieurs façons
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différentes. On peut alors considérer que le « rituel » de la promesse n’est
pas exécuté correctement ni « complètement » :
« Je serai là » peut être ou n’être pas une promesse. Ici nous avons des perfor-
matifs primaires, distincts des explicites ; et il se peut que rien dans les circonstances
ne nous permette de décider si oui ou non l’énonciation est performative (id.).
Austin ajoute, de façon intéressante : on n’est donc pas tenu de
l’interpréter ainsi. On voit alors que la contrainte créée par le performatif
est liée à sa réussite, elle-même liée (mais pas de façon nécessaire et
suffisante : l’ambiguïté n’est qu’une des formes de l’échec) à son caractère
explicite.
Récanati a consacré tout un ouvrage (EP) à ces « performatifs explici-
tes », qui ont en particulier des propriétés de réflexivité riches en paradoxes.
Dans TE, il avait déjà insisté sur ce statut spécifique de la promesse, et en
général des performatifs réflexifs, qui sont validés par leur seule réflexivité
(« je parie », « je lègue » sont des énoncés paradoxalement à la fois descriptifs
et performatifs, ils font exactement ce qu’ils disent qu’ils font). Cette
approche, tout éclairante qu’elle soit, semble à première vue faire bon mar-
ché de la possibilité de l’échec de ces performatifs eux-mêmes. On peut aussi
se demander si, au même titre que d’autres approches « pragmatiques »
d’Austin, elle ne conduit pas à y réintroduire subrepticement une dimension
représentationaliste : le performatif explicite y étant conçu comme énoncé
constatif autovalidant, c’est-à-dire ayant une référence immanente et non
extérieure. Un énoncé, dans la conception analytique classique, par ex., rus-
sellienne, ne saurait que représenter un état de choses différent de lui-
84 Sandra Laugier

même : or l’énoncé performatif explicite, paradoxalement, se représente lui-


même. C’est sa réflexivité qui le valide de par sa structure même. Dans une
telle approche, on aurait de nouveau, contre Austin, mais de façon curieuse-
ment proche de Reinach, un rapport de l’énoncé performatif à un état de
choses. On pourrait dire en effet que chez Reinach l’énoncé, créant l’état de
choses qui lui « correspond », se valide par là même et détermine ses propres
conditions de vérité.
Cela dit, une telle approche du performatif par la « réflexivité » semble
contraire à l’inséparabilité, posée aussi bien par Reinach et par Austin, de
l’acte et de l’énoncé, et serait en retrait même par rapport à la théorie de Rei-
nach. Ce qui fait la radicalité de ces deux pensées de l’acte, c’est leur affirma-
tion du lien indissoluble de l’acte et de son contenu. Autrement dit, on ne
saurait avoir d’une part l’énoncé, d’autre part l’acte qui le « met en œuvre ».
Les deux forment une « unité ». Cf. la fin du passage de GR cité plus haut :
Ces constatations se rapportent cependant à l’acte social dans son ensemble,
son extériorisation y compris, qui ne saurait être alors confondue avec un énoncé
sur elle-même (GR, 160 ; trad. angl., 20).
Il y a là, déjà, quelque chose de très lucide et profond dans la théorie de
Reinach, qui ainsi produit une véritable analyse du performatif et prévient à
l’avance une série de mésusages de la notion. L’acte n’est pas un supplément
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à ce qui est dit, à un « p » qui pourrait être défini par un contenu, une propo-
sition ou un état de choses. Les actes langage (que Reinach appelle ici « actes
de l’esprit »)
ne trouvent pas dans les mots et autres choses semblables une expression acciden-
telle et additionnelle, mais sont accomplis dans l’acte même de parler (GR, 215 ; trad.
angl., 36 ; souligné par nous).
Cette remarque au fond très simple, et jamais explicitement faite chez
Austin (tellement l’idée d’un acte comme « supplément » lui est étrangère, dès
lors qu’il a posé sa définition du performatif comme accompli IN saying) cons-
titue d’avance une mise en cause de l’analyse contemporaine du performatif
comme proposition à laquelle on ajouterait une « force » illocutionnaire ou
autre. La généralisation de la théorie des performatifs par la triade locution/
perlocution/illucution est ici source de malentendus : on y reviendra.
Reinach critique ainsi (ou suggère au moins l’analyse qui permettrait de
critiquer) l’idée que l’acte de langage « porte » sur lui-même, et donc le
retour subreptice à l’illusion descriptive qui s’opère dans une pragmatique
contemporaine qui, en redéfinissant la signification énonciative, voudrait
trouver dans l’énoncé l’énonciation de ses propres conditions de vérité. Ici
encore, il semble que la radicalité de l’invention des actes de langage ne soit
toujours pas perçue, et qu’on veuille les ramener à autre chose (des condi-
tions sémantiques, psychologiques, sociales), et ne pas tenir compte du fait
que ce sont effectivement des actes.
De ce point de vue, l’idée de l’acte comme « supplément » est indisso-
ciable de l’illusion descriptive, comme le montrent les critiques respectives
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 85

de cette illusion par Austin et Reinach : encore une fois, « les énoncer ce
n’est pas décrire ce que je suis en train de faire en parlant ainsi : c’est le faire »
(HTW, 6). Reconnaître la nature de l’acte, c’est admettre qu’il ne peut être
réduit ni à la constatation d’un état de choses, ni à une information, ni à
l’expression ou à la description d’un état psychologique, toutes formes lin-
guistiques légitimes mais qui ne peuvent en rien créer une obligation. Il ne
s’agit même pas là d’une thèse, mais de la simple description précise de l’acte
social, comme le montre cette précision de Reinach à propos de la
promesse :
Qu’est-ce au juste qu’une promesse ? La réponse la plus commune consiste à dire que
la promesse est l’expression d’une volonté ; plus précisément, elle est la déclaration
ou la communication d’une intention, à l’adresse d’un autre et pour lui, de faire ou
d’omettre de faire quelque chose. En quelle mesure cette déclaration est censée
obliger l’un et autoriser l’autre, cela semble naturellement peu compréhensible. Il
est en revanche certain que la simple intention de faire quelque chose n’induit pas
un tel effet. Certes, un engagement psychologique particulier, une inclination à agir
en conséquence peut bien résulter de la décision que j’ai prise. Mais cette inclination
psychologique n’est certainement pas une obligation objective, et elle a encore
moins à voir avec la prétention objective d’un autre. Mais si c’est le cas, que peut
bien changer le fait que je communique cette intention, que j’exprime auprès d’un
autre ce que je veux faire pour lui ? (GR, 157 ; trad. angl., 17).
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Reinach conclut de façon encore plus claire :
En aucun cas la promesse ne saurait se limiter à la simple communication d’une
résolution. Si l’on s’en tient pour le moment très fermement au cas où je prends la
résolution de faire quelque chose pour un autre, et où j’informe celui-ci de ma réso-
lution, alors dans un tel cas aucun promesse n’a été faite (id.).

Une résolution « interne » n’a aucun effet d’obligation : ici, un pas de


plus est accompli. C’est en effet la définition du normativisme qui est en jeu
pour Reinach. Un énoncé descriptif ne peut être normatif (autrement dit, on
ne peut dériver ought de is). Le fait d’informer l’autre de sa résolution, si forte
qu’elle soit, n’engage pas. La description « constative » d’une expérience ne
peut créer d’obligation, et c’est en ce sens qu’elle n’est pas un acte.
On voit avec Reinach que l’invention des actes de langage est indisso-
ciable d’une radicalisation de la séparation descriptif/normatif. La distinc-
tion entre énoncés descriptifs (pourvus de sens, vérifiables) et normatifs (les
non-sens, par ex. définis par le Tractatus) est redéfinie en termes d’acte : Rei-
nach, comme Wittgenstein et Austin, constate qu’il n’y a pas de critère lin-
guistique du normatif (et du coup, dira-t-on dans un contexte plus wittgens-
teinien, pas de critère du non-sens autre que l’usage). La même expression
linguistique peut avoir différents usages dans différentes circonstances.
La communication d’une décision et la promesse sont deux choses radicale-
ment différentes, et l’on doit pas se laisser tromper par le simple fait qu’on puisse
user, dans certaines circonstances, de la même expression linguistique (GR, 166,
trad. angl., 17).
86 Sandra Laugier

Un même énoncé peut être constatif ou normatif (« La fenêtre est


ouverte », « je serai là ce soir » peuvent être conçus comme une description
ou resp. un ordre ou une promesse). Son statut ne peut donc être déterminé
par sa structure (sémantique ou syntaxique). Le problème de cette analyse
est que l’on peut alors considérer l’énoncé en question, suivant un usage
pervers de la force telle qu’elle est définie chez Frege, sur le modèle F(p) :
l’énoncé est produit, dans le premier cas, avec une force purement assertive
(sur le modèle du signe de l’assertion), dans le second cas avec une force
illocutionnaire. Mais comme on l’a déjà noté plus haut, c’est là faire bon
marché de l’affirmation réitérée de Reinach, et d’Austin, de l’indissolubilité
de la force et du « dit ». L’acte de langage, comme le rappelle constamment
Travis, c’est « ce qui est dit » (what is said) pris comme un tout : comprendre
réellement ce qu’est un acte de langage, c’est précisément comprendre qu’il
n’est pas une force « additionnelle » – qui ne serait qu’un ersatz psycholo-
gique ou intentionnel, aussi pitoyable que le seraient un coup de poing sur la
table, ou (pour reprendre un exemple wittgensteinien) sur la poitrine, pour
légitimer une affirmation contestable ou insincère (comme le « sincère-
ment » affixé à certaines affirmations, qu’il ne rend pas sincères pour
autant !).
La définition de l’acte comme une force additionnelle est une résurgence
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émotiviste, et Reinach comme Austin s’en prennent très judicieusement à
cet héritage, dont le rejet est nécessaire à une véritable définition de l’acte de
langage. C’est la raison en effet des fortes critiques de Reinach contre
Hume et sa conception émotivité et « expressiviste » de la promesse, malgré
l’intuition pertinente qui le conduit à chercher un « acte de l’esprit » propre à
la promesse :
La manière dont Hume recherche cet acte est déficiente dès le départ. Il veut
découvrir l’expérience qui « est exprimée par une promesse » et qui pourrait ainsi
être présente sans qu’il y ait de telle expression (GR, 215 ; trad. angl., 36).

On a là une excellente critique de tout un courant (devenu très influent


au XXe siècle, notamment grâce à ses versions standard proposées par Ayer
et Stevenson) de la philosophie morale normativiste, qui regroupe l’expres-
sivisme, l’émotivisme et le non-cognitivisme : dans cette lecture, un énoncé
qui aurait été rejeté par Wittgenstein dans le non-sens pourrait être réintégré
dans le langage, en étant analysé comme un énoncé descriptif (pourvu de
sens) associé à une émotion. Stanley Cavell a justement ironisé sur cette
conception, qui verrait un jugement moral ou esthétique comme une propo-
sition factuelle associée à un « aah ! » d’approbation ou d’admiration (Cavell,
Les Voix de la raison, chap. IX et X). Il est intéressant de comparer à ce pro-
pos la conception de l’acte de langage telle qu’elle s’élabore chez Reinach et
Austin, et la « théorie émotive de l’éthique » que proposèrent Ogden et
Richards, dans un livre fameux de 1923, The Meaning of Meaning. Cette théorie
permet de dégager deux fonctions rivales dans le langage, la fonction sym-
bolique (MM, 149) et la fonction émotive. La fonction symbolique est des-
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 87

criptive (Ogden et Richards disent statement), la fonction émotive est


« l’usage des mots pour exprimer ou susciter des sentiments ou des atti-
tudes » (id.). Les énoncés éthiques ont une fonction émotive et non cogni-
tive, ils expriment un sentiment par rapport à un état de choses. Dire : X est
bien, ou bon, ce n’est pas apporter une connaissance sur X, c’est exprimer
mon sentiment ou mon attitude par rapport à X. On pourrait analyser tous
les énoncés normatifs ainsi. C’est précisément contre cette conception (liée
non seulement à un héritage humien, mais aussi au concept russellien
d’attitude propositionnelle) qu’Austin définit l’acte de langage ; mais le plus
étonnant est que Reinach, d’avance, la récuse aussi, en rejetant toute forme
d’expressivisme.
Il est d’autant plus frappant de remarquer que pour beaucoup de théori-
ciens de la pragmatique, l’invention austinienne des actes de langage s’inscrit
dans le prolongement de cette théorie émotive. Pour Récanati, Ogden et
Richards ont servi de transition entre le positivisme logique et la philosophie
du langage ordinaire, en « réhabilitant » le non-sens et le non-cognitif. C’est
là une affirmation historiquement valide, mais peut-être un peu trompeuse
en tout cas pour ce qui concerne Austin, qui construit la notion d’acte de
langage, précisément, contre l’émotivisme. La lecture de Reinach peut aider
à mieux comprendre ce point, en montrant à quel point la notion même
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d’acte de langage est contraire à toute idée d’expression émotive. De plus,
chez Ogden et Richards, la théorie émotive, comme les théories non-
cognitivistes en général, demeure propositionaliste et donc doublement
sous l’emprise de l’illusion descriptive, à la fois par l’idée (que l’on retrou-
vera au XXe siècle) de force « associée » à une proposition, et par l’idée de
l’énoncé comme expression d’une volonté ou d’une intention.
On voit alors l’intérêt des précisions apportées par Reinach :
Nous voyons à présent très clairement combien la conception commune de la
promesse comme expression d’une intention ou d’une volonté peut être trompeuse
et intenable. L’expression d’une volonté a pour contenu un : Je veux. On peut
l’adresser à un autre, dans ce cas elle est une communication, c’est-à-dire un acte
social, mais pas une promesse. Et même le fait quelle s’adresse précisément à celui
dont le comportement qu’elle présuppose bénéficie ne fait naturellement pas de
cette expression une promesse. La promesse n’est ni une volonté ni l’expression
d’une volonté, mais c’est un acte spontané indépendant qui, en s’adressant à autrui,
s’extériorise. Cette forme d’extériorisation peut être appelée déclaration de la pro-
messe (Versprechenserklärung) (GR, 166 ; trad. angl., 26).

Reinach perçoit très lucidement, on peut le constater dans ce passage,


que l’enjeu de l’acte de langage (ou acte social) n’est pas la seule extériorité,
ou publicité, de l’énonciation : encore faut-il que cette extériorisation soit
réellement un acte, c’est-à-dire qu’elle n’ait rien à voir avec la description ou
l’expression d’un état interne. Il y a un pas à franchir de l’extériorisation à la
performance. Franchir ce pas, c’est comprendre en quoi le langage est acte
au même titre que d’autres actions.
88 Sandra Laugier

Les actes sociaux ne pourraient réaliser leur fonction de communication entre


individus s’ils n’en venaient pas à s’extérioriser d’une certaine manière. Comme tou-
tes les expériences d’autrui, les actes sociaux ne peuvent être saisis que du point de
vue physique ; ils nécessitent une certaine extériorité pour être compris. (...) Un
ordre peut s’exprimer par la mine, par des gestes ou par de mots. On ne doit pour-
tant pas confondre l’expression des actes sociaux avec la manière dont certains
affects, comme la honte, la colère ou l’amour, peuvent se réfléchir involontaire-
ment. (...) L’expression de tels actes est au contraire parfaitement spontanée, et peut
donner lieu à la plus grande délibération ou circonspection, selon la perspicacité du
destinataire. D’un autre côté, on ne saurait la confondre avec la pure constatation de
certaines expériences qui se produisent actuellement ou viennent de se produire
(GR, 160 ; trad. angl., 20).

On ne peut que constater, à la lecture d’un tel passage, la régression


philosophique que constitue, par rapport à Austin et Reinach, la pragma-
tique communicationnelle, selon laquelle, comme le résume explicitement
Récanati (pourtant bien conscient des difficultés que cela suscite), le per-
formatif revient à « manifester publiquement une certaine intention » (Post-
face à Quand dire c’est faire, 202) – serait un acte qui peut être validé ou sanc-
tionné ensuite par les institutions sociales. On constate aussi que la
question n’est pas de reconnaître la dimension publique, sociale et institu-
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tionnelle du langage, sur laquelle les discussions sur les actes de langage se
sont inutilement focalisées. La question est plutôt de savoir quelle est la
nature de l’acte, et en quoi il n’est précisément pas la manifestation d’une inten-
tion. Dans cette perspective, on peut s’amuser de voir à quel point la force
critique de Reinach se prolonge dans l’ironie austinienne. Pour Austin,
comprendre que le performatif n’est pas descriptif, c’est finalement une
question de morale. On pourrait être tenté, remarque-t-il dès sa première
conférence, de dire qu’un performatif, une promesse par ex., exprime une
intention qui elle serait définissable ou explicable hors du champ du langage.
Comme si accomplir un acte de langage, c’était en définitive exprimer une
intention ( « manifester publiquement une certaine intention » ) et que la
thèse d’Austin ou de Reinach pourrait être complétée, ou perfectionnée,
par une théorisation des conditions psychologiques ou sociales de la for-
mation, de l’expression, et de la validation des intentions. Mais pour Austin
une telle interprétation serait non seulement erronée... mais immorale. Dire
que le performatif exprime une intention, c’est le ramener à du descriptif ;
mais c’est aussi la fin de toute morale, la porte ouverte à tous les abus : car
si, en promettant par ex., je décris mon intention, ma promesse ne
m’engage pas.
Le pas est vite franchi qui mène à croire que dans bien des cas l’énonciation
extérieure est la description, vraie ou fausse, d’un acte intérieur (inward performance). On
trouve l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte dit :
Ma langue prêta serment, mais pas mon cœur (ou mon esprit ou quelque autre artiste dans
les coulisses). C’est ainsi que « je promets de » m’oblige : enregistre (puts on record)
mon acceptation spirituelle de chaînes spirituelles.
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 89

Il est réconfortant de remarquer, dans ce dernier exemple, comment l’excès de


profondeur – ou plutôt de solennité – fraie tout de suite la voie à l’immoralité. Car
celui qui dit « Promettre ne consiste pas seulement à prononcer des mots : c’est un
acte intérieur et spirituel » ! sera sans doute considéré comme un moraliste dont le
sérieux contraste avec l’esprit superficiel d’une génération de théoriciens (...). Pour-
tant il fournit à Hippolyte une échappatoire, au bigame une excuse pour son « Oui,
je prends cette femme pour épouse », et au bookmaker marron une défense pour
son « je parie ». Non : la précision et la moralité sont du côté de celui qui dit simple-
ment : notre parole, c’est notre engagement (Our word is our bond) (HTW, 9-10).
Laissons de côté le ton un peu moralisateur d’Austin : ce qui importe ici
est la démentalisation et la désintentionalisation, opérées chez Austin et Rei-
nach, de l’acte de langage. Our word is our bond : l’invention du performatif est
inséparable d’une affirmation d’un domaine propre de l’acte.
Chez Reinach, il s’agit d’une affirmation ontologique ; chez Austin, le
problème n’est pas résolu de la même façon, ou pas aussi vite, puisque les
actes de langage, comme tout ce que nous disons, font partie du réel :
Il y a un stock de symboles qu’on peut appeler « mots », et il doit y avoir aussi
quelque chose d’autre que les mots, à propos de quoi communiquer par l’usage des
mots : on pourrait l’appeler « le monde ». Il n’y a pas de raison que le monde ne
contienne pas les mots, à tous les sens de ce terme (Truth, PP, 121).
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C’est toute la différence entre les deux penseurs de l’acte de langage, au-
delà de leur attention commune au « donné » : à quelle réalité a-t-on affaire
avec les actes de langage ?

3. L’acte, la performance, la vérité

Il faut ici reprendre le problème de la nature de l’énoncé performatif. Un


des problèmes les plus importants qu’engendre la théorie d’Austin est celui
de sa généralisation, qui aboutit à un effacement de la dichotomie initiale
performatif/constatif. Ce qui intéresse Austin, dit-il, c’est : « L’acte de dis-
cours intégral dans la situation intégrale de discours. » Pour arriver à cette
conclusion, Austin use d’arguments qui sont déjà présents chez Reinach. Il
n’y a aucun critère grammatical de distinction du performatif ; un même
énoncé peut être performatif et constatif. À la première distinction, perfor-
matif/constatif, semble se substituer alors la seconde : locutionnaire/illocu-
tionnaire. « Tout acte de discours authentique est à la fois acte locutionnaire
et acte illocutionnaire » (HTW, 147). On a donc dans chaque énoncé ces
trois dimensions, locutionnaire, perlocutionnaire, illocutionnaire : ou plus
précisément, chaque énoncé peut être considéré comme un acte de chaque
sorte. Il est important de le préciser. Une tendance lourde de la pragmatique
est en effet, comme on l’a vu, de décomposer l’acte de parole en trois com-
posantes (souvent réduites à deux, le perlocutionnaire n’intéressant plus
personne sauf Cavell), le locutionnaire étant « le contenu ou la proposition »
90 Sandra Laugier

(Récanati, TE, 119, où il reconnaît que ce n’est pas très austinien, mais
approprié), et l’illocutionnaire « non pas le contenu de l’énoncé, mais ce qu’il
est en acte » (id.). Récanati traduit le passage d’Austin que nous avons cité
plus haut, à savoir « Tout acte de discours authentique est les deux, à la fois
acte locutionnaire et acte illocutionnaire » (is both) par « Tout acte de dis-
cours authentique comprend les deux à la fois ». Or tout est ici dans la dis-
tinction entre « être » et « comprendre ». Un acte de discours ne « com-
prend » pas de dimensions.
Il faut se rendre compte qu’Austin ne propose pas la distinction locu-
tionnaire/illocutionnaire pour remplacer la distinction performatif/constatif :
les deux distinctions ne sont tout simplement pas sur le même plan. Le locu-
tionnaire ne désigne pas la dimension propositionnelle de l’énoncé, mais
l’énoncé vu sous l’aspect de l’acte locutionnaire, qui est l’acte d’affirmer (et
non de représenter). Il ne s’agit pas pour Austin de distinguer ce qui est dit
et le fait que c’est dit, mais de voir ce qui est dit (what is said) comme un tout,
l’acte de discours total. Au fond, comme cela apparaît au début du cha-
pitre VIII de HTW, l’acte locutionnaire est sans doute et paradoxalement
l’essence de l’acte de langage, représentant l’extension maximale du perfor-
matif à tout ce qui est saying something (94). C’est le langage entier qui devient
performance, sans pour autant qu’on puisse démarquer dans chaque énoncé
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l’acte et le contenu.
Ce dont on a besoin, c’est d’une doctrine nouvelle, à la fois complète et géné-
rale, de ce que l’on fait en disant quelque chose, dans tous les sens de cette phrase
ambiguë, et de ce que j’appelle l’acte de discours, non pas sous tel ou tel aspect seu-
lement, mais pris dans sa totalité (PA, 280).

Ici encore, la lecture attentive de Reinach permettrait d’éviter des inter-


prétations tendancieuses d’Austin (qui se fondent pourtant prétendu-
ment sur Reinach !). Ce qu’affirme Austin, c’est la dimension performative
de tout le langage, qui conduit à la fragilisation de la frontière performatif-
constatif, ce qui est un changement important, et reconnu à plusieurs repri-
ses par Austin (il appelle cela sea-change) ; mais certes pas à son élimina-
tion (ce n’est pas parce qu’une frontière est floue qu’elle n’existe pas).
Le but d’Austin, dans ces deux distinctions, est de mettre en cause
l’illusion descriptive, l’idée que le langage a pour fonction de représenter
des états de choses : considérer que le locutionnaire ramène au constatif
(ou, comme le suggère Mulligan dans son affirmation d’une continuité
entre Austin et Reinach, au propositionnel) serait au contraire réitérer cette
illusion.
En effet, si l’on revient un instant à Reinach, on constate que précisé-
ment il s’intéresse à la dimension d’acte des affirmations et en général de
tout acte d’assertion dirigé vers autrui (fremdpersonal) :
Un point essentiel ne doit pas être négligé dans ces considérations. L’orien-
tation vers un autre sujet, la nécessité d’une perception est pour chaque acte social
absolument essentielle (...).
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 91

Engageons-nous à présent dans une analyse plus précise des seuls actes sociaux.
Et d’abord la communication. Je puis être convaincu d’un quelconque état de chose
et garder en moi cette conviction. Je puis encore exprimer cette conviction par
une assertion. Là encore nous n’avons pas de communication. Cette assertion
peut s’adresser à moi-même, sans avoir d’autre destinataire. La communication en
revanche est immanente à ce type de rapport à autrui. Il est dans son essence même
de s’adresser à un autre pour lui faire part de son contenu. Qu’elle s’adresse à
un autre homme, elle doit alors s’extérioriser, pour permettre au destinataire de
prendre conscience de son contenu. Avec cette prise de conscience, c’est le but
même de la communication qui est réalisé. La séquence qui s’ouvre avec l’émission
de l’acte social se conclut immédiatement ainsi (GR, 161 ; trad. angl., 20-21).

Reinach (avec quelques ambiguïtés) s’engage dans la même voie


qu’Austin, celle d’une généralisation de l’acte social incluant des formes
apparemment constatives. Ainsi les actes que sont les ordres et les requêtes
pourraient être conçus comme actes locutionnaires (communicationnels) et
illocutionnaires. Ici encore, on peut rapprocher Reinach et Austin dans leur
perception fine de la variété des actes et des types d’actes.
Dans le cas d’autres actes sociaux, la situation est un peu plus compliquée. Pre-
nons tout d’abord la requête et l’ordre. Ce sont des actes relativement apparentés :
leur parenté se reflète dans la très forte similitude de leur apparence extérieure. Les
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mêmes mots peuvent constituer l’expression d’un ordre ou d’une requête ; c’est
seulement par la façon de parler, l’intonation, la puissance de la voix et d’autres fac-
teurs semblables, mais difficiles à établir, que se manifeste une différence. L’ordre et
la requête ont un contenu, tout comme la communication. Mais tandis que, chez
cette dernière, c’est en principe seulement le contenu qui doit être adressé au desti-
nataire, chez les autres, c’est bien l’ordre et la requête en tant que tels qui doivent
être saisis par lui (id.).

« L’ordre et la requête en tant que tels » préfigurent ce qui sera chez Aus-
tin « l’acte de discours, non pas sous tel ou tel aspect seulement, mais pris
dans sa totalité ». On comprend alors que la généralisation de la théorie des
performatifs, loin d’être une façon de d’effacer ou de réarticuler le rapport
performatif-constatif par une structuration de tout énoncé en des « élé-
ments », revient à étendre aux énoncés prétendument « constatifs » la notion
d’acte, c’est-à-dire à l’étendre à ce qui est classiquement conçu comme le
contenu (ou le sens) de l’énoncé, et à ses conditions de vérité.
La vérité ou fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification
des mots, mais de l’acte précis et des circonstances précises où il est effectué (Aus-
tin, HTW, 144).

Pour mieux voir le sens de la démarche d’Austin, l’enjeu des actes de


langage, il faut donc poser plus avant la question de la vérité, dépasser le
cadre de HTW et examiner ses essais sur « La vérité » et « Les excuses ».
L’idée d’Austin est d’étendre sa mise en cause du « fétiche vrai/faux » dans
une double direction : en appliquant le couple vrai/faux aux énoncés appa-
92 Sandra Laugier

remment performatifs, et le couple réussite/malheur (felicity/infelicity) aux


énoncés apparemment constatifs. Il conclut ainsi sa première conférence :
Que nous parlions de fausse promesse ne nous engage pas plus que le fait que
nous parlons de faux mouvement. « Faux » n’est pas un terme nécessairement
réservé aux seules affirmations (HTW, 11).

Il ne s’agit pas de mettre en cause la vérité (Austin s’y intéresse de près


dans « Truth » et en donne sa théorie) mais de la redéfinir comme adéqua-
tion (fitting). Le fait de voir l’acte de langage sous plusieurs aspects (acte
locutionnaire, illocutionnaire, etc.) conduit à étendre le couple felicity/infelicity
aux affirmations : mon affirmation peut rater, non parce qu’elle manque sa
visée descriptive, mais parce qu’elle tombe à plat, comme un ordre inadé-
quat que je ne suis pas en position de donner parce que je n’ai pas autorité
sur la personne.
Austin présente ce point de façon amusante dans son intervention au
colloque de Royaumont :
On a, je le sais, l’impression que s’il s’agit d’une assertion, d’un énoncé consta-
tif, le cas est tout à fait différent (de l’ordre) : n’importe qui peut affirmer n’importe
quoi (...). On est libre, non ? Affirmer ce qui est faux, c’est un Droit de l’Homme. Et
cependant, cette impression est fourvoyante. En fait, il n’y a rien de plus commun
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que de trouver qu’on ne peut absolument rien affirmer au sujet de quelque chose
parce qu’on n’est pas en position d’en dire quoi que ce soit (...). Dans ce cas mon
« j’affirme » est au même niveau que votre « j’ordonne », dit, nous nous souvenons
bien, sans avoir le droit pour ordonner. Encore un exemple. Vous me confiez « je
m’ennuie », je réponds d’un ton impassible « vous ne vous ennuyez pas ! ». Et vous :
« que voulez-vous dire par là, que je ne m’ennuie pas ? De quel droit ? (PA, 278).

On n’a pas le droit de dire n’importe quoi : cette réintroduction de la légi-


timité dans le discours ordinaire ressemble à un retour subreptice au norma-
tivisme. En réalité, c’est aussi bien l’inverse : il y a aussi une vérité, au sens
ordinaire, dans le performatif. La pragmatique s’intéresse beaucoup aux per-
formatifs implicites ou cachés. Mais ce qui se présente comme un performa-
tif peut aussi être une affirmation. Comme le dit tout aussi joliment Austin
dans « Truth » :
Dire que je vous crois, c’ « est », à l’occasion, accepter votre affirmation ; mais
c’est aussi faire une assertion, que l’énoncé strictement performatif « j’accepte votre
affirmation » ne fait pas. Il est courant que des affirmations tout à fait ordinaires
aient un « aspect » performatif : dire que vous êtes cocu, c’est vous insulter, mais
c’est aussi en même temps faire une affirmation qui est vraie ou fausse (PP, 133).

Ce lien des performatifs à la vérité ordinaire est le rempart contre toute


« ontologisation » des actes de langage, et contre l’idée (remarquablement, et
peut-être définitivement critiquée dans « Truth ») que les actes de discours
« créent » des états de choses. Mais était-ce là l’essentiel du texte de
Reinach ?
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 93

4. Le vide et le creux : théories des échecs

Revenant à la définition des actes de langage opérée par Austin au début


de HTW, on peut rappeler que : 1 / l’acte accompli l’est de manière imma-
nente à l’énoncé (in saying), qui donc ne décrit pas un état de choses (inté-
rieur ou extérieur), et 2 / pour être réussi, heureux, un performatif (je pro-
mets, je lègue, etc.) doit (entre autres conditions) être énoncé par le locuteur
suivant une certaine procédure conventionnellement déterminée, dans cer-
taines circonstances, etc. Un élément central de la théorie d’Austin est l’idée
d’un échec ou malheur (infelicity) possible du performatif, dont il va établir
une classification. Dans les échecs possibles du performatif, il y a deux
grands types : ratages et abus (misfire/abuse, HTW, 18). On connaît les exem-
ples donnés par Austin de ratage du performatif : je baptise un enfant, ou un
bateau, sans être qualifié pour, ou dans des circonstances inadéquates, ou
d’un autre nom que prévu, ou je baptise un pingouin, etc. L’acte, pour des
raisons conventionnelles (de procédure), est alors nul et non avenu, vide
(void), il n’est pas accompli. On connaît moins bien la seconde catégorie, celle
des abus, où curieusement l’acte est accompli, mais creux (hollow). C’est
l’objet de la quatrième conférence de HTW.
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Un dernier point commun entre Austin et Reinach est en effet cet inté-
rêt pour les échecs des actes de langage. Notre thèse ici sera que cet intérêt
est inséparable de leur conception généralisée de l’acte de langage : c’est seule-
ment en étendant la catégorie de l’échec à tout ce que nous disons que l’on
obtient une véritable philosophie de l’échec du performatif, qui s’avère ainsi
au centre d’une véritable théorie de l’acte de langage. On a parfois remarqué
que c’était là la véritable originalité de Reinach et d’Austin : avant eux, les
premiers penseurs de l’acte social n’ont pas pensé à problématiser l’échec.
Reid par exemple, dont on pourrait mentionner la théorie des actes sociaux
(ou opérations sociales) comme lointain précurseur de nos deux auteurs, ne
s’en préoccupe pas, ni Hume à propos de la promesse. Comme l’indique la
remarque d’Austin citée plus haut à propos d’Hippolyte, une interprétation
intentionaliste de la promesse exclut l’échec. Mais c’est souvent aussi le cas
des interprétations « sociologiques », ou en général postérieures à la théorie
d’Austin : Benveniste ne s’intéresse pas aux échecs et veut les exclure de la
théorie, Récanati s’intéresse uniquement aux conditions de validation des
énoncés (soit par leur arrière-plan social ou institutionnel, soit par leur struc-
ture réflexive ou leur contenu représentationnel).
Il est pourtant assez clair, à la lecture de Reinach et d’Austin, que seule
une théorie de l’échec ou de l’infraction peut rendre compte de la nature des
actes sociaux et de l’obligation qu’ils créent, qui n’est ni une contrainte maté-
rielle ou physique ni une pression psychologique. C’est précisément la possi-
bilité de l’échec qui définit l’acte de langage comme acte, et inscrit la théorie
des actes de langage dans le cadre d’une théorie générale de l’action et de la
norme.
94 Sandra Laugier

Une procédure comme la promesse suppose pour Austin (HTW,


conf. II) que les participants « aient l’intention d’adopter un certain compor-
tement » et se comportent effectivement ainsi par la suite. Il s’agit ici d’un
emploi non technique – loose, dit Austin – de termes (comme : intention) qui
désignent ordinairement ce qui est attendu de ceux qui sont impliqués dans
la procédure. Les échecs de telles procédures, les abus, sont : 1 / les insincé-
rités, et 2 / les infractions. « Je vous félicite », dit alors que je ne me réjouis
nullement et suis même agacé, est une insincérité, comme « je promets » dit
sans intention de tenir. On a, avec ces performatifs, « un parallèle avec le
mensonge », qui s’apparente ainsi à la fausse promesse. C’est l’insincérité qui est
l’élément déterminant du mensonge, lequel fait partie des abus de langage
– comme action manquée ou creuse : « verbale » dit Austin. Dire le faux est
donc un acte de langage (locutionnaire) raté.
Le malheur ici, même s’il touche une affirmation, est exactement le même que
le malheur qui infecte “je promets” lorsque je n’ai pas l’intention, etc. L’insincérité
d’un énoncé est la même que l’insincérité d’une promesse. Dire “je promets” sans
intention d’agir est parallèle à dire “c’est le cas” sans le croire (HTW, 50).
L’examen des infelicities a donc des conséquences remarquables : il per-
met de voir comment les affirmations (les actes locutionnaires) peuvent
aussi mal fonctionner (go wrong), et donc ne peuvent être identifiées à un
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contenu. Cela prouve que, pour les énoncés en général, l’échec ou la faus-
seté ne dépendent pas de la « proposition », de la signification ou de condi-
tions de vérité propres à l’énoncé lui-même, mais de « l’acte de discours total
dans la situation de discours totale ».
Les « prétendus » constatifs sont sujets à tous les malheurs qui affectent
les performatifs : ce qui est défait cette fois, c’est la double dichotomie per-
formatifs-heureux-malheureux/constatifs-vrai-faux. Mais cela revient à
mettre en cause la définition du vrai comme relation à un état de choses, et
le lien de la signification à la vérité.
Le vrai et le faux (sauf par abstraction artificielle, toujours possible et même
légitime à certaines fins) sont des noms qui désignent non des relations, des qualités
ou quoi encore, mais une dimension d’évaluation (assessment) (HTW, 149).
On comprend alors pourquoi Austin comme Reinach s’intéressent de
près à cette possibilité de l’échec de l’acte de langage. Le texte d’Austin sur
les excuses, par exemple, n’est pas seulement un essai théorique brillant,
c’est un répertoire des échecs et actes de langage manqués. L’enjeu en est
clair : il s’agit de montrer que c’est la nature du langage de pouvoir, avant de
rater son objet (mal représenter), simplement rater. La fausseté n’est pas le
seul dysfonctionnement du langage, qui n’échoue pas seulement, comme
l’imagine la philosophie, en manquant le réel, ou le vrai ; il peut mal tourner,
go wrong (HTW, 14), dit Austin, comme toute activité humaine.
En ce sens, l’acte de langage n’est pas un exemple parmi d’autres d’acte
social, mais définit le propre de l’acte. Austin, au début de sa deuxième
conférence, attire l’attention sur les connotations sexuelles (qu’il dit « nor-
Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach 95

males », HTW, 16) des termes qu’il choisit pour désigner les échecs des per-
formatifs (misfires, abuses, c’est-à-dire fiascos et abus). Cette dimension d’échec
est inséparable chez Reinach aussi de la définition de l’acte comme perfor-
mance, et elle est évoquée de façon tout aussi imagée :
Jamais nous ne donnerons d’ordre si nous sommes sûrs que le sujet auquel
nous nous adressons est incapable d’en prendre conscience. Il est dans la nature
même de l’ordre qu’il soit entendu. Il arrive bien sûr que des ordres soient énoncés
sans être entendus. Dans ce cas, ils ont failli à leur tâche. Ils sont comme des jave-
lots qui tombent au sol sans avoir atteint leur cible (GR, 159 ; trad. angl., 22).

L’échec d’une promesse est qualifié par Reinach de pseudo-per-


formance (Scheinvollzug). Reinach comme Austin remarquent que la fausse
promesse (promettre sans intention de tenir) est bien une promesse. L’acte
n’est pas nul et non avenu (vide), mais raté (ou creux), comme dans une
nouvelle entente du non-sens – non pas l’absence de sens ou la vacuité
(cf. sinnlos), encore moins le non-sens radical (cf. unsinnig), mais le simple
faux-sens, le raté.
Comme tout acte social, la promesse possède toutes les formes d’expression
dissimulées et hypocrites, derrières lesquelles n’existe aucune volonté véritable de
faire ce qui est dit. La promesse apparente s’adresse à une autre personne, tout
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comme la promesse véritable ; et il lui est essentiel d’apparaître sous la même forme
que celle-ci. Celui qui promet seulement en apparence se donne pour un authen-
tique obligé, et paraît tel. La question se pose alors de savoir s’il résulte de cette pro-
messe apparente prétentions et obligations, comme pour la promesse véritable (GR,
168 ; trad. angl., 28).

La théorie de l’infelicity est une façon de répondre à cette difficulté de


l’apparence trompeuse de sens : la fausse promesse est une pseudo-
performance, c’est-à-dire cherche à se faire passer pour un acte authentique.
Elle est pourtant bien un acte. Les échecs sont ainsi des pseudo-actes, au
sens où les pseudo-énoncés chez Carnap seraient tout de même des énoncés
(« pseudo » – Schein – indiquant ainsi non le faux, mais l’illusion, la tromperie
sur la marchandise), mais qui ne parviennent pas à dire quelque chose et
échouent à dire quoi que ce soit.
Les actes ont beau être réalisés, il ne s’agit pourtant que d’une mise en œuvre
apparente ; le sujet agissant tente de les faire passer pour authentiques (id.).

L’échec toujours possible du performatif définit le langage comme acti-


vité sociale et humaine, heureuse ou malheureuse, bien menée ou four-
voyante. Mais, et réciproquement, par son insistance sur l’échec, Austin, par
un revirement de plus, se retrouve où on ne l’attendait pas : du côté d’une
mise en cause de l’action, définie, sur le modèle de l’énoncé, comme ce qui peut
échouer, mal tourner. D’où l’importance de la théorie des excuses, qui porte
sur ces cas où j’ai agi « de travers ». On peut renvoyer ici à l’essai d’Austin,
Three ways of spilling ink, et à la conclusion de son article Pretending, qu’il inscrit
dans un projet plus général de description des ratages des actions :
96 Sandra Laugier

Dans le projet à long terme de classifier et de clarifier toutes les façons pos-
sibles de ne pas exactement faire quelque chose (all the possible ways of not exactly
doing things) qui doit être mené à terme si nous voulons un jour comprendre adéqua-
tement ce que c’est que faire quelque chose (what doing a thing is) (PP, 271).

Dans son examen des excuses, Austin cite, comme source particulière
d’inspiration, le domaine du droit – on sait que c’est un champ qui
l’intéressait particulièrement, et qu’il avait tenu séminaire commun avec son
collègue H. L. A. Hart. Son essai sur les « Excuses » comprend comme
exemple central une longue analyse d’un cas juridique, Regina v. Finney (PP,
195 f.). On est donc tenté de penser que la question de l’acte (et de son
symétrique, l’excuse) est pour Austin indissoluble, comme pour Reinach,
d’une réflexion sur la nature de la norme juridique : le slogan Our word is our
bond, qui apparaît dans un passage où il est question d’excuses, serait alors,
plutôt qu’un retour du moralisme, une autre façon de montrer la force et la
fragilité de la norme, définie par la possibilité même de l’échec et de la trans-
gression.
Sandra LAUGIER,
Université de Picardie Jules Verne.
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