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ENTRETIEN MARIE PAYEN ET LEILA ADHAM 62 QUE cRtvENT LAs ARTISTES? ~ «ARTISTE, C1484 UN METIER?» d'un secteur particulier, mais en reconnaissant que nous ne sommes pas (que) des artistes. Affirmer notre identité de travailleuses, c'est revendiquer que nous sommes légitimes & exiger des conditions de travail dignes; que ce n’est pas parce que nous vivons de notre passion que nous devons finir (et/ou commencer) miséreuses Parce que la figure de Vartiste bohéme magnifié par sa misére a fait son temps. La réalité, c'est qu'une poignée d'élues éclipsent celles qui, derriére, sont dans une galére inimaginable, La réalité, c'est que les lieux de cultures rouvrent; mais qui a eu des mots pour celles qui, dans des détresses psychologiques et financiéres sans précédent, vont se retrouver confrontées & un bouchon magistral dans la création? La réalité, c'est quialors que Sophie Wilmés, ex-Premiére ministre, compatissait face & notre «besoin de s‘exprimer» frus- tré parla crise sanitaire, des centaines d’entre nous fai- saient la queue aux colis alimentaires, ne sachant pas comment payer leur loyer, Nous pensons que le secteur ne se saisit pas réellement de ces questions. Sans nier que nous en faisons aussi partie, nous luttons pour qu'il ne participe plus a I'invi- sibilisation du travail, des oppressions et des situations précaires qu'il veut dénoncer dans ses salles. Perdu dans ses contradictions, notre secteur a souvent tendance 2 pourfendre ce qu'il perpétue. C'est criant quand on voit que les ditecteurs d'institutions et les porteurs de projets sont systématiquement des hommes blancs, et que ces projets se donnent souvent pour tache de cri- tiquer le racisme ou le sexisme de notre société. Nous y voyons aussi des solidarités & nouer. Travailler avec des collectifs antiracistes ou anti-sexistes par exemple, envisager nos pratiques sous l'angle intersectionnel, c'est aussi se donner les moyens de s'émanciper d'op- pressions qui font systéme, D’autant que ces questions sont intimement liges & la question de l'emploi et des injustices économiques. Quand on est racisée et fémi- nisée, on est d'autant plus ciblée par les discrimina- tions économiques Je voulais te poser une derniére question, sur la mi tance. C’est un travail de longue haleine. Alors c'est ‘quoi, la triple condition d'une artiste qui est précaire et qui lutte? Crest trés complexe, bien évidemment. Ga nous oblige 4 repenser nos modalités d'action. Crest difficile de trouver Vénergie de militer pour défendre nos droits, travailler pour subvenir & nos besoins, et exercer notre métier, tout ca & la fois. Mais c'est peut-étre a partir de cette problématique que pourraient se produire d’autres formes de lutte. Les modalités d'action conventionnelles ne peuvent pas convenir & nos situations particuliéres, La gréve? Ou? La manif? Ga sensiblise peu en dehors du milieu Les textes, cartes blanches, occupations?... Ga a pu étre nécessaire pendant un moment. Mais qui sait vers quelles formes de luttes nous conduira notre condi- tion? Linventivité des travailleuses Deliveroo, qui cont ouvert un nouvel imaginaire de la lutte, qui par- viennent encore aujourd'hui & obtenir des victoires sur des adversaites qu’on estimait pourtant inébranlables, est un moteur trés encourageant pour notre militance. Cela fait beaucoup de questions en suspens. C'est une lutte avec beaucoup d’inconnues. Pourtant, dans tout ce brouillard, nous nous accrochons derriéze une petite certitude: dans le paysage culturel actuel en Belgique, nous nous devons d'imposer une présence discordante 18 02 il semble urgent de se faire entendre, ? eo théat¥public & La danse, corps de métier GUILLAUME SINTES «Etre danseur en France», cest, comme le rappelle le titre d'une notice informative dui Centre national dela danse, exercer un métier dont Vactivité est juridique- ment encadrée par des lois, des régles et, notamment, un contrat de travail. Ainsi, artiste chorégraphique est, dans la majorite des cas, présum€ salarié. De fait, les employeurs, publics comme privés, sont divers, relevant de régimes, statuts et champs dactivité dif- férents (spectacle vivant, audiovisuel, loisirs..), tout autant que le sont les estheétiques pratiquées (classique, contemporaine, jazz, urbaine...) et les emplois propo- és (enseignement, interprétation, création...). Danser est donc bien plus qu’une pratique d'amateurs — dont le nombre ne cesse pourtant d’augmenter ces dernigres années (quelque 4 millions de Francais de plus de 15 ans dansent réguliérement, solt trois fois plus qu'il y a cinguante ans) —, c'est méme un vieux métier si Ton considére l'histoire des premieres corporations de ménétriers (des le xv* siécle) ou le processus continu de professionnalisation des (parfois trés jeunes) dan- seurs et danseuses & l'Opéra de Paris depuls l’époque moderne. Les métiers de chorégraphe, d'artiste-inter- prite et de pédagogue, tels que nous les connaissons aujourd'hui, sont le fruit de luttes sociales dont les racines remontent 2 la fin du xix®siécle et qui ont (plus ou moins) abouti tout au long du x«: la reconnais- sance de la danse comme art majeur et autonome est allée de pair avec les progrés et acquis sociaux pour cette catégorle d'artistes (souvent bien apres leurs col- leégues musiciens, dramaturges, techniclens...). Dans le domaine de la création, par exemple, en moins de trois décennies, une génération de chorégraphes @ ainsi construit les contours, les modalités et les condi- tions de son métier, inscrivant dans la loi son statut auteur. Ce combat sest traduit par un engagement syndical de longue haleine pendant les années 1960 et 1970. 11 a permis Vorganisation professionnelle de Yensemble du champ chorégraphique et, en méme temps, affirmation (& une échelle nationale et inter- nationale) d’une considérable visibilité esthétique de la danse, laquelle a margué de son empreinte ’his- toire culturelle et artistique. En France, les configu- rations et reconfigurations du métier de chorégraphe se sont appuyées’ sur ’émergence puis la mise en place d'une politique culturelle publique en faveur du développement de la danse. De son cété, la réglemen- tation de lenseignement de la danse — si elle a révélé les enjeux politiques et esthétiques qui ont exacerbé des oppositions au sein du champ chorégraphique — a permis l'instauration d'un dipléme d'état de profes- seur de danse (spécificité francaise que l'Europe tente de remettre en cause) et de ce fait lessor de la pratique professionnelle et amateur. Dans cette perspective, et sauf & remplacer tous les artistes par des animateurs culturels, se poser la ques- tion de savoir si étre danseur est un métier, cest & tout le moins ouvrir un débat d’arriére-garde. Cela est d’autant plus vral dans un contexte oi Cest précisé- ment la crise sanitaire (ou plutét sa gestion politique) qui en a empéché Iexercice normal: privant les prin aux concernés de leur activité et, pour certains, de Jeurs revenus, ce qui a eu pour effet d'obliger IEtat & mettre en place les modalités d’indemnisation pour activité partielle ou des mesures exceptionnelles de soutien. Das lors, la question est plutét celle de savoir dans quelles et & quelles conditions danseurs et dan- seuses peuvent exercer leur métier en 2021. Et, ce fai- sant, comment s'affirme aujourd'hui une volonté (une @thique, peut-étre méme) d'inscrite ce métier dans les luttes égalitaires qui traversent le monde du travail et plus généralement la société. En effet, ces derniéres années, les revendications ne sont plus tout a fait les mémes: elles ne portent plus sur la légitimation d'une discipline, la structuration d'un champ artistique ou la mise en place de catégories professionnelles. Elles touchent désormais & Vindividu, sa singularité, & son identité. Parler de son métier quand on est danseur ou danseuse (chose relativement rare), cest bien souvent faire le récit d'une vocation, d'une passion, d’un engagement, mais aussi des néces- saires sacrifices et souffrances qui se sont imposés dans les discours (et les pratiques) comme une norme, une Evidence, parfols méme une attente de son interlocu- teur, Mais les récentes crises sociales (voire sociétales) qui bouleversent le milieu chorégraphique ont modifié cette parole autant gu'elles ont pris en visibilité. Cette mise en lumiére est le fait d'études spécifiques menées par des institutions et organisations culturelles qui s‘appuient sur des initiatives qui émanent du champ 64 Que crtvenr Les anrisres? — «anristt, CESTON MériER?» chorégraphique Iui-méme: & savoir des danseurs et danseuses qui saisissent Ia justice et, quelquefois, la presse pour alerter sur la dégradation de leur situation au travail et faire valoir leurs droits. IMAGINAIRES, REPRESENTATIONS ET CONSTRUCTION SOCIALE La danse, sil fallait encore le rappeler, est un art du corps. Aussi n'est-il pas étonnant que les débats actuels (qui s‘tendent partout en Europe, en Amérique du Nord et souvent au-dela) s'incarnent aussi et peut-étre dabord dans le corps des danseurs et des danseuses. De ce point de vue, on serait en droit de se demander pour- quoi le mouvement #MeToo n’a pas émergé depuis le champ chorégraphique. Est-ce & dire que la danse n’au- rait rien & se reprocher? Depuis 2018, la presse, spé- ialisée comme généraliste, rend réguliérement compte de scandales qui n’étaient, jusque-Ia, que tres rarement (et publiguement) révélés. Discriminations, harcéle- ments, agressions, viols, abus physiques et mentaux, abus de pouvoir, népotisme, corruption de mineur, mise en danger d'autrui, dysfonctionnements pédago- giques, sont les principaux maux qui ne semblent plus Epargner aucun grand ballet ni école prestigieuse, en France comme en Suisse, en Autriche ou au Royaume- Uni, Quills aboutissent & une condamnation, au licen- ciement, voire au suicide de leurs auteurs, mais parfois aussi & la relaxe des accusés, ces faits montrent que les acteurs et actrices du champ chorégraphique se sentent de plus en plus encouragés 3 dénoncer les violences qu'ils subissent. Il faut un certain courage pour prendre la parole, & plus forte raison dans un art ott elle n'y a pas sa place (ce qui pourrait expliquer aussi que ce mouvement ait d'abord été porté par des actrices plutét que des danseuses): le corps est au service de la danse, il peut étre aussi objet de convoitise ou de désir malsain, Certes, ce mouvement participe de mutations qui tra- versent l'ensemble de la société, mais il ne faut pas le réduire & un signe du temps ou au reflet d'une époque. La prostitution des danseuses a, jusqu’au début du xx sigcle, été monnaie courante & Opéra de Paris un complément indispensable de revenu pour les bal- lerines et leurs familles. Les premidres tentatives pour mettre fin & ce «droit de cuissage» n'ont été entreprises que dans les années 1910 par l'une des premieres mai- tresses de ballet (faut-il le préciser): Louise Stichel. Le Foyer de la danse, haut lieu de rencontre entre riches abonnés et danseuses infortunées, n’a retrouvé sa fonction de salle de répétition qu’en 1935. En revanche, Vexpression «avoir une danseuse» — un peu désuéte 1+-Daniel Urrutiagier (air), Diffusion de la danse en France e201 @ 207, Paris, Onda, 2019, p.6. aujourd'hui — est longtemps restée dans le langage courant. De méme, I'«affaire des ballets roses» a la fin des années 1950 — comme il y aura, au début des années 1980, une «affaire des ballets bleus» —, ainsi pudiquement désignée par la presse de l'époque pour relater une affaire de mocurs pédophiles, navait aucun lien avec 'Opéra ni n’impliquait aucune danseuse, (On ne se défait pas si facilement d'une construction sociale qui a A ce point été intégrée, incorporée, qu'elle sest fixée en un cliché qui persiste durablement. Au-dela de cette dimension, le ballet classique demeure dans lesprit du grand public le symbole par excellence dela danse (et des représentations etimaginaires qu'elle charrie, donc), raison pour laquelle il focalise latten- tion sur les tensions et les contfits qui s'y accurmulent leur trivialité raméne la danse classique une réalité quelle a fuie dans les thématiques de ses ceuvres. 11 serait naif de croire que ces situations dététéres ne sont Vapanage que du seul ballet classique. Certains travaux sociologiques ont analys¢ les rapports de force entre chorégraphes et interprétes dans la danse contem- poraine, ou ceux 4 Poeuvre dans les danses urbaines (les milieux classiques et néoclassiques n’en sont pas dénués pour autant), Des mobilisations et autres appels au boycott de tel ou telle chorégraphe coupable (ou suspecté de 'étre) de «comportement inapproprié» ont aussi été relayés (dans une moindre mesure, & une autre échelle, toutefois). Comment expliquer une telle degradation? La réponse (et la faute) est & chercher du cété de «institution», du «systémen, Mais de quoi parle-t-on alors précisément? CONDITIONS D'EMPLOI ET CARRIERES Pour les artistes chorégraphiques qui travaillent pour le compte de compagnies de hip-hop, de jazz ou de danse contemporaine (plus nombreuses que celles classiques et néoclassiques), les attaques récurrentes dur statut des intermittents depuis 2003 ont fragilisé un miliew marqué par un paradoxe: la forte professionnalisa- tion observée s'y conjugue avec une extréme précarité, 2 laquelle s'ajoute la préoccupation constante pour son outil de travail (son corps). Un durcissement des conditions d'emploi est ainsi notable depuis le début des années 2010 dans les témoignages et se lit dans les statistiques, LOffice national de diffusion artistique (Onda) constate «un déséquilibre persistant entre le nombre de spectacles chorégraphiques créés chaque année et les débouchés offerts par les structures de diffusion malgré [..] une politique volontariste de soutien & la diffusion’, La programmation des lieux se définit ainsi toujours par un attrait prononcé pour Ja nouveauté: une compagnie, un projet artistique en chasse un autre, ce qui réduit considérablement Ja durée des contrats de travail, oblige & multiplier la recherche d'emploi. Sur la méme période, le Centre national de la danse note paradoxalement une stabilité tant dans Yemploi salarié des artistes chorégraphigues (un peu plus de 10000 entre 2012 et 2017) que dans age moyen des allocataires indemnisés?: cela signifie done que le nombre des nouveaux entrants compense de fait celui des sortants. Se maintenir dans le métier reléve de plus en plus de la gageure: un danseur en chasse (lui aussi) un autre. Rien de nouveau & cela, si ce n'est que le phénoméne tend 2 s'amplifier et s'accé- Igrer, accentuant un turn-over qui précarise encore un peu plus les carriéres. Qu’en est-il dela danse classique moins concernée (sur le papier) par Yemploi inter- mittent (les danseurs classiques sont majoritairement fonctionnaires ou employés municipaux) ? Prenons le cas de 'Opéra national de Paris. Parce que plus documentée (du fait de sa longue histoire), parce que l'analyse scientifique et l'étude historique y ont une prise plus aisée (du fait de ses nombreuses archives), cette grande maison est parti- culiérement intéressante. Lthistoite sociale de la danse a VOpéra s'est écrite en partie sur une culture de gréve qui se confond avec celle du syndicalisme. Le corpo- ratisme qui n’empéche pas la compétition (est méme son ADN) est héritier de sa forme premiére: 'Acadé mie royale de danse (créée en 1661) ot, jusqu’au début du wx* sidcle (ce malgré les transformations institu- tionnelles successives), les postes les plus prestigieux (maitre de ballet, soliste) se transmettaient de pére en fils. Aujourd'hui encore, la direction de la danse est le plus souvent confige a l'un des membres issus du corps de ballet (lequel fonctionne effectivement comme un corps: les greffes n’y prennent que trés rarement), La danse a l'Opéra, c'est aussi une (histoire de) famille: chacun et chacune y a un réle, y tient sa place (et inver- sement). La comparaison avec I'armée est tout aussi efficace pour caractériser son organisation: ordre, dis- cipline, don de soi; mais le ballet n’a rien & lui envier sur le terrain du mutisme, du secret, de I'entre-sol. La fabrique du soldat telle que décrite par Foucault? est, & bien des égards, proche de celle de la ballerine*. Les danseurs et danseuses progressent dans le corps de ballet ~ trés higrarchisé, méme si Mai 68 a contribué a simplifier grades et échelons — par concours. Fvalués et classés tous les ans, la pression et la peur ne leur per- ‘mettent pas de remettre en cause ce systéme (ni méme den parler): au nom de excellence, la sortie n'est jamais loin, et les conséquences pour les concernés sont souvent difficiles, parfois dramatiques. Le fonc- tionnariat y a trouvé ses limites: le doute et la briéveté des carriéres, Tableau social peu reluisant que l'image fantasmée de la danse classique arrive le plus souvent & ‘masquer assez habilement. Mais, de maniére chronique, le vernis craque. La crise actuelle est particuliérement theat} La panse, coms oe méien 6 aigué: trois problématiques occupent les éébats et cis tallisent les tensions que l'on pourrait présenter sov forme de binémes: retraite-reconversion, parité-genrt diversité-inclusion. RETRAITE, PARITE, DIVERSITE La réforme des retraites engagée & l'automne 201 (suspendue au printemps 2020 pour cause de pandé mle mondiale) a fait descendre dans la rve les artiste de la danse de l'Opéra de Paris qui bénéficient de I’ des régimes dits «spéciaux» dont la suppression étai souhaitée par le gouvernement, A la veille de Noél, 1 représentation en tutus d'un extrait du Lac des eygne sur le parvis du Palais Garnier devant des banderole proclamant la gréve a été largement relayée dans le médias (beaucoup plus que l'image de ces méme artistes dans les cortéges de manifestants) et a condui Yexécutif & surseoir & sa décision. L’age Iégal de dépar 8 la retraite pour les danseurs et danseuses de l'Opér. de Paris est fixé & 42 ans et demi, alors que le rest de la profession dépend du régime général. Si l'on maladroitement tenté de justifier cet écart de traite ment par 'excellence et l'exigence auxquelles est sou mis Ie corps de ballet (I'argument n’est-i. pas valabl pour ensemble de la profession), le débat a au moin permis d’élargir la question a celle de la teconversior (cette spécificité étant en revanche partagée par tou: les danseurs, quel que soit leur mérite). Linterpréte qui doit arréter la scene (les motifs peuverr étre multiples) n’a d’autre choix que celui de changer de ‘étier. Le chantier dela reconversion occuye les artiste: autant que les structures qui les emploient. En France elle a induit et faconné une législation relative & lensei gnement de la danse (principal enjeu de reconversio qui a été initiée dés les années 1960 et s'est concréti sée en un diplome d'Ftat obligatoire a compter de 1989 Au-deld, Vage du départ 2 la retraite des danscurs de VOpéra de Paris pose dautres questions touchant av vieilissement, & la performance physique, sref, au rap: port au corps et & image du corps, mais Ton pourrait tout aussi bien interroger cet age en soi, 2ourquoi en effet 42 ans et demi, plutét que 40 (qui rourrait étre considéré, & tort ou & raison, comme un seuil symbo- lique) ? Et quel est Pintérét de ces six mois La décision 2- ela Danse en chiffres: !emplol», Pantin, CND, Fiche ie professionnelle, décembre 2020. 3- Michel Foucault, «Les comps docile in Survellr et punt, Paris, Gallimard, 197s. 4-Voir Emmanuelle Delattre-Destemberg, «La fabrique des corps dansants au XIX sécle Te dispositif académique Romantisme, n°193, «Choregraphies», Paris, rmard Colin, 2021, p.10-21 que enbvENr Les ARTISTES? — «anTIS4E, C'EST UN MEIER?» tégraphique Iui-méme: & savoir des danseurs et seuses qui saisissent la justice ct, quelquefois, 1a se pour alerter sur la dégradation de leur situation ravail et faire valoir leurs droits. \GINAIRES, REPRESENTATIONS JONSTRUCTION SOCIALE danse, s'il fallait encore le rappeler, est un art du 5s. Aussi n’est-l pas étonnant que les débats actuels i sétendent partout en Europe, en Amérique du -d et souvent au-del) s'incarnent aussi et peut-étre ord dans le corps des danseurs et des danseuses. De voint de vue, on serait en droit de se demander pour- {le mouvement #MeToo n’a pas émergé depuis le mp chorégraphique. Est-ce & dire que la danse n’au- rien & se reprocher? Depuis 2018, la presse, spé- isée comme généraliste, rend réguliérement compte scandales qui n’étaient, jusque-Ia, que trés rarement publiquement) révélés. Discriminations, harcele- nts, agressions, viols, abus physiques ct mentaux, 1s de pouvoir, népotisme, corruption de mineur, ie en danger d’autrui, dysfonctionnements pédago- ues, sont les principaux maux qui ne semblent plus rgner aucun grand ballet ni école prestigicuse, en nce comme en Suisse, en Autriche ow au Royaume- 4, Quiils aboutissent & une condamnation, au licen- ment, volte au suicide de leurs auteurs, mais parfois ssi ala relaxe des accusés, ces faits montrent que les ‘curs et actrices du champ chorégraphique se sentent plus en plus encouragés & dénoncer les violences {is subissent. II faut un certain courage pour prendre parole, & plus forte raison dans un art oi elle n'y vas sa place (ce qui pourrait expliquer aussi que ce vuvement ait d’abord été porté par des actrices plutot 2 des danseuses): le corps est au service de la danse, reut étre aussi objet de convoitise ou de désir malsain, rtes, ce mouvement participe de mutations qui tra- sent l'ensemble de la société, mais il ne faut pas le Iuire & un signe du temps ou au reflet d'une époque. prostitution des danseuses a, jusqu’au début du sidcle, été monnaie courante & lOpéra de Paris complément indispensable de revenu pour les bal- ‘nes et leurs familles. Les premiéres tentatives pour sttre fin & ce «droit de cuissage» n'ont été entreprises e dans les années 1910 par l'une des premieres mai- asses de ballet (faut-il le préciser) : Louise Stichel. Le yer de la danse, haut lieu de rencontre entre riches onnés et danseuses infortunées, n’a retrouvé sa ction de salle de répétition qu’en 1935. En revanche, xpression «avoir une danseuse» — un peu désuete Daniel Urrutiagier (dit), La Diffusion de la danse en France 20174 2017, Paris, Onda, 2019, 6. aujourd'hui — est longtemps restée dans le langage courant. De méme, I'«affaire des ballets roses» a la fin des années 1950 — comme il y aura, au début des années 1980, une «affaire des ballets bleus» ~, ainsi pudiquement désignée par la presse de l'époque pour relater une affaire de moeurs pédophiles, n'avait aucun lien avec 'Opéra ni n'impliqualt aucune danseuse. On ne se défait pas si facilement d'une construction sociale qui a & ce point été intégrée, Incorporée, qu'elle sest fixée en un cliché qui persiste durablement. ‘Au-dela de cette dimension, le ballet classique demeure dans esprit du grand public le symbole par excellence dela danse (et des représentations et imaginaires qu'elle charrie, donc), raison pour laquelle il focalise latten- tion sur les tensions et les conflits qui s'y accumulent. Leur trivialité raméne la danse classique & une réalité au’elle a fuie dans les thématiques de ses ceuvres. 11 serait naif de croire que ces situations délétéres ne sont Papanage que du seul ballet classique. Certains travaux sociologiques ont analysé les rapports de force entre chorégraphes et interprétes dans la danse contem- poraine, ou ceux & l'euvre dans les danses urbaines (les milieux classiques et néoclassiques n'en sont pas , ce que l'on autorise aux ceuvres, pourquoi ne pas V'accorder & leurs interprétes? Pourquoi maintenir la reproduction d'un méme corps et ériger comme une régle immuable 'uniformité du corps de ballet, alors méme que les ballets changent et sadaptent au gott du public? Or ce sont bien le répertoire, la technique et la tradition qui distribuent les réles, distinguent les danseurs et les danseuses, les assignent & leur gente, alimentant ainsi stéréotypes et division sexuée du travail (sur scéne comme en studio) De fait et «en contradiction avec la féminisation géné- ralisée de la profession, les chorégraphes classigues ou néoclassiques restent en grande majorité des hommes, alors méme que les danseuses dominent l'effectif des compagnies de ballet», comme le souligne Laura Cappelle. Par ailleurs, cst en raison de cette unifor- mité (souhaitée, donc) que danscurs et danseuses «de couleur» ne participent pas au ballet blanc: Pargu- ‘ment avancé est celui de la distraction, de la saillance que constituerait leur carnation dans ce spectacle de Ja reproduction du méme. lexpérience tentée en 2015 (par Benjamin Millepied) de confier, pour la premiéze fois dans Phistoire de Opéra de Paris le rdle principal dune ceuvre du répertolre ~ La Fille mal gardée (ballet cxéé en 1789) — 4 une coryphée métisse relevait d'une double révolution: statutaire et identitaire. Pourtant primée pour son interprétation par ’Arop (Association pour le rayonnement de l'Opéra de Paris, qui réunit quelque 4500 membres: spectateurs et entreprises mécénes), cette méme danseuse restera, pour ses r6les de soliste, cantonnée aux ceuvres contemporaines, Cing ans plus tard, 3 V'automne 2020, elle signe avec dix autres artistes du chant et de la danse un mani- feste adressé 2 la nouvelle direction: «De la question raciale & 'Opéra de Paris», Soutenus par (seulement) un guart des salariés de I'illustre maison, les signa- taires appellent & engager une «discussion nécessaire» autour, notamment, de «instauration d'une politique anti-discriminations interne efficace». La réponse prend la forme d'un «Rapport sur la diversité a "Opéra national de Paris» (rendu public en janvier 2021 et disponible en ligne) qui identifie les «formes de dis- crimination raciale et de racisme» et liste dix-neuf recommandations (dont quelques-unes déja mises en ceuvre). Comment, avec la notoriété qut est la sienne et tout Pargent public dont il bénéficie (environ 95 mil- lions d’euros pour lensemble de ses activités, quand le ministére de la Culture subventionne dans le méme temps le Centre national de la danse, le Thé&tre natio- nal de Chaillot et quelque 270 compagnies & hau- teur de 31 millions d’euros’), YOpéra de Paris n'est- il pas prescripteur sur ces questions? Cela fait bien longtemps que la diversité est présente et a été intégrée dans dautres compagnies et milieux chorégraphiques, en France comme & international, mais c'est une réalité qui reste largement masquée par les carences et les retards du ballet classique. Comment interpré- ter cet immobilisme (ou au mieux cette lenteur) ? Sous couvert de tradition, n’alimente-t-on pas un certain conservatisme, un mangue de courage politique? POUR UNE ETHIQUE DU MéTIER «Cette série est une ceuvre de fiction. Les personnages et les situations qui y sont décrits sont purement ima- ginaires et ne sauraient refléter la réalité de Opéra national de Paris.» C'est lavertissement qui suit le générique de chacun de huit épisodes de la série écrite par Cécile Ducrocq et Benjamin Adam, L’Opéra (diffu- sée en septembre 2021 sur OCS Max). On y suit certes le parcours de personnages de fiction — une danseuse toile viillissante (elle a dépassé 35 ans) et une jeune surnuméraire noire (que 'on prend, le jour de son arri- vée 8 YOpéra de Paris, pour une femme de ménage) —, mais les situations, elle, semblent étre bien celles qui théatfpublic Us panes, cons oF mien 67 se jouent depuis quelques années. Tout y est: agisme, racisme quotidien, asymétrie des rapports hommes/ femmes (méme si la question de la parité est moins traitée). Et c'est bien 1A tout le probléme: que cette «xéalité, qui ne lui est certes pas exclusive, ait pu étre ce point digérée dans une ceuvre de fiction (pour le ‘moins bien documentée), que la temporalité d'une ins- titution comme l’Opéra de Paris soit prise en défaut par la réactivité de la société. Si son ancien directeur assurait qu'il s‘agit d'un paquebot parfois «un peu dif- ficile & bouger»*, espérons juste qu'il ne coule pas sous le polds de ces tensions. On laura compris, si les enjeux actuels du métier en danse ont & voir conjoncturellement avec la crise sani- taire (et le caractére «essentiel» ou non de l'art), ils sinscrivent d'abord dans un temps long qui pose la question non pas tant de sa qualité intrinséque (est- ce réellement un métier?) que de l’éthique qui le gou- verne (comment l'exercer?). 8- Propos de Stephane Lissner extraits du film de Thierry Demaisiére et Alban Teurlai(réal,, Reléve. Histoire d'une création, KMBO, 2016, 122 minutes, DVD.

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