ENTRETIEN
MARIE PAYEN
ET LEILA ADHAM62 QUE cRtvENT LAs ARTISTES? ~ «ARTISTE, C1484 UN METIER?»
d'un secteur particulier, mais en reconnaissant que
nous ne sommes pas (que) des artistes. Affirmer notre
identité de travailleuses, c'est revendiquer que nous
sommes légitimes & exiger des conditions de travail
dignes; que ce n’est pas parce que nous vivons de notre
passion que nous devons finir (et/ou commencer)
miséreuses
Parce que la figure de Vartiste bohéme magnifié par sa
misére a fait son temps. La réalité, c'est qu'une poignée
d'élues éclipsent celles qui, derriére, sont dans une
galére inimaginable, La réalité, c'est que les lieux de
cultures rouvrent; mais qui a eu des mots pour celles
qui, dans des détresses psychologiques et financiéres
sans précédent, vont se retrouver confrontées & un
bouchon magistral dans la création? La réalité, c'est
quialors que Sophie Wilmés, ex-Premiére ministre,
compatissait face & notre «besoin de s‘exprimer» frus-
tré parla crise sanitaire, des centaines d’entre nous fai-
saient la queue aux colis alimentaires, ne sachant pas
comment payer leur loyer,
Nous pensons que le secteur ne se saisit pas réellement
de ces questions. Sans nier que nous en faisons aussi
partie, nous luttons pour qu'il ne participe plus a I'invi-
sibilisation du travail, des oppressions et des situations
précaires qu'il veut dénoncer dans ses salles. Perdu dans
ses contradictions, notre secteur a souvent tendance
2 pourfendre ce qu'il perpétue. C'est criant quand on
voit que les ditecteurs d'institutions et les porteurs de
projets sont systématiquement des hommes blancs, et
que ces projets se donnent souvent pour tache de cri-
tiquer le racisme ou le sexisme de notre société. Nous
y voyons aussi des solidarités & nouer. Travailler avec
des collectifs antiracistes ou anti-sexistes par exemple,
envisager nos pratiques sous l'angle intersectionnel,
c'est aussi se donner les moyens de s'émanciper d'op-
pressions qui font systéme, D’autant que ces questions
sont intimement liges & la question de l'emploi et des
injustices économiques. Quand on est racisée et fémi-
nisée, on est d'autant plus ciblée par les discrimina-
tions économiques
Je voulais te poser une derniére question, sur la mi
tance. C’est un travail de longue haleine. Alors c'est
‘quoi, la triple condition d'une artiste qui est précaire
et qui lutte?
Crest trés complexe, bien évidemment. Ga nous oblige
4 repenser nos modalités d'action. Crest difficile de
trouver Vénergie de militer pour défendre nos droits,
travailler pour subvenir & nos besoins, et exercer notre
métier, tout ca & la fois.
Mais c'est peut-étre a partir de cette problématique
que pourraient se produire d’autres formes de lutte.
Les modalités d'action conventionnelles ne peuvent
pas convenir & nos situations particuliéres, La gréve?
Ou? La manif? Ga sensiblise peu en dehors du milieu
Les textes, cartes blanches, occupations?... Ga a pu
étre nécessaire pendant un moment. Mais qui sait vers
quelles formes de luttes nous conduira notre condi-
tion? Linventivité des travailleuses Deliveroo, qui
cont ouvert un nouvel imaginaire de la lutte, qui par-
viennent encore aujourd'hui & obtenir des victoires sur
des adversaites qu’on estimait pourtant inébranlables,
est un moteur trés encourageant pour notre militance.
Cela fait beaucoup de questions en suspens. C'est une
lutte avec beaucoup d’inconnues. Pourtant, dans tout
ce brouillard, nous nous accrochons derriéze une petite
certitude: dans le paysage culturel actuel en Belgique,
nous nous devons d'imposer une présence discordante
18 02 il semble urgent de se faire entendre,
?
eo
théat¥public
&
La danse, corps de métier
GUILLAUME SINTES
«Etre danseur en France», cest, comme le rappelle le
titre d'une notice informative dui Centre national dela
danse, exercer un métier dont Vactivité est juridique-
ment encadrée par des lois, des régles et, notamment,
un contrat de travail. Ainsi, artiste chorégraphique
est, dans la majorite des cas, présum€ salarié. De fait,
les employeurs, publics comme privés, sont divers,
relevant de régimes, statuts et champs dactivité dif-
férents (spectacle vivant, audiovisuel, loisirs..), tout
autant que le sont les estheétiques pratiquées (classique,
contemporaine, jazz, urbaine...) et les emplois propo-
és (enseignement, interprétation, création...). Danser
est donc bien plus qu’une pratique d'amateurs — dont
le nombre ne cesse pourtant d’augmenter ces dernigres
années (quelque 4 millions de Francais de plus de
15 ans dansent réguliérement, solt trois fois plus qu'il
y a cinguante ans) —, c'est méme un vieux métier si
Ton considére l'histoire des premieres corporations de
ménétriers (des le xv* siécle) ou le processus continu
de professionnalisation des (parfois trés jeunes) dan-
seurs et danseuses & l'Opéra de Paris depuls l’époque
moderne. Les métiers de chorégraphe, d'artiste-inter-
prite et de pédagogue, tels que nous les connaissons
aujourd'hui, sont le fruit de luttes sociales dont les
racines remontent 2 la fin du xix®siécle et qui ont (plus
ou moins) abouti tout au long du x«: la reconnais-
sance de la danse comme art majeur et autonome est
allée de pair avec les progrés et acquis sociaux pour
cette catégorle d'artistes (souvent bien apres leurs col-
leégues musiciens, dramaturges, techniclens...).
Dans le domaine de la création, par exemple, en moins
de trois décennies, une génération de chorégraphes @
ainsi construit les contours, les modalités et les condi-
tions de son métier, inscrivant dans la loi son statut
auteur. Ce combat sest traduit par un engagement
syndical de longue haleine pendant les années 1960
et 1970. 11 a permis Vorganisation professionnelle de
Yensemble du champ chorégraphique et, en méme
temps, affirmation (& une échelle nationale et inter-
nationale) d’une considérable visibilité esthétique de
la danse, laquelle a margué de son empreinte ’his-
toire culturelle et artistique. En France, les configu-
rations et reconfigurations du métier de chorégraphe
se sont appuyées’ sur ’émergence puis la mise en
place d'une politique culturelle publique en faveur du
développement de la danse. De son cété, la réglemen-
tation de lenseignement de la danse — si elle a révélé
les enjeux politiques et esthétiques qui ont exacerbé
des oppositions au sein du champ chorégraphique — a
permis l'instauration d'un dipléme d'état de profes-
seur de danse (spécificité francaise que l'Europe tente
de remettre en cause) et de ce fait lessor de la pratique
professionnelle et amateur.
Dans cette perspective, et sauf & remplacer tous les
artistes par des animateurs culturels, se poser la ques-
tion de savoir si étre danseur est un métier, cest &
tout le moins ouvrir un débat d’arriére-garde. Cela est
d’autant plus vral dans un contexte oi Cest précisé-
ment la crise sanitaire (ou plutét sa gestion politique)
qui en a empéché Iexercice normal: privant les prin
aux concernés de leur activité et, pour certains, de
Jeurs revenus, ce qui a eu pour effet d'obliger IEtat &
mettre en place les modalités d’indemnisation pour
activité partielle ou des mesures exceptionnelles de
soutien. Das lors, la question est plutét celle de savoir
dans quelles et & quelles conditions danseurs et dan-
seuses peuvent exercer leur métier en 2021. Et, ce fai-
sant, comment s'affirme aujourd'hui une volonté (une
@thique, peut-étre méme) d'inscrite ce métier dans les
luttes égalitaires qui traversent le monde du travail et
plus généralement la société.
En effet, ces derniéres années, les revendications ne
sont plus tout a fait les mémes: elles ne portent plus
sur la légitimation d'une discipline, la structuration
d'un champ artistique ou la mise en place de catégories
professionnelles. Elles touchent désormais & Vindividu,
sa singularité, & son identité. Parler de son métier
quand on est danseur ou danseuse (chose relativement
rare), cest bien souvent faire le récit d'une vocation,
d'une passion, d’un engagement, mais aussi des néces-
saires sacrifices et souffrances qui se sont imposés dans
les discours (et les pratiques) comme une norme, une
Evidence, parfols méme une attente de son interlocu-
teur, Mais les récentes crises sociales (voire sociétales)
qui bouleversent le milieu chorégraphique ont modifié
cette parole autant gu'elles ont pris en visibilité. Cette
mise en lumiére est le fait d'études spécifiques menées
par des institutions et organisations culturelles qui
s‘appuient sur des initiatives qui émanent du champ64 Que crtvenr Les anrisres? — «anristt, CESTON MériER?»
chorégraphique Iui-méme: & savoir des danseurs et
danseuses qui saisissent Ia justice et, quelquefois, la
presse pour alerter sur la dégradation de leur situation
au travail et faire valoir leurs droits.
IMAGINAIRES, REPRESENTATIONS
ET CONSTRUCTION SOCIALE
La danse, sil fallait encore le rappeler, est un art du
corps. Aussi n'est-il pas étonnant que les débats actuels
(qui s‘tendent partout en Europe, en Amérique du
Nord et souvent au-dela) s'incarnent aussi et peut-étre
dabord dans le corps des danseurs et des danseuses. De
ce point de vue, on serait en droit de se demander pour-
quoi le mouvement #MeToo n’a pas émergé depuis le
champ chorégraphique. Est-ce & dire que la danse n’au-
rait rien & se reprocher? Depuis 2018, la presse, spé-
ialisée comme généraliste, rend réguliérement compte
de scandales qui n’étaient, jusque-Ia, que tres rarement
(et publiguement) révélés. Discriminations, harcéle-
ments, agressions, viols, abus physiques et mentaux,
abus de pouvoir, népotisme, corruption de mineur,
mise en danger d'autrui, dysfonctionnements pédago-
giques, sont les principaux maux qui ne semblent plus
Epargner aucun grand ballet ni école prestigieuse, en
France comme en Suisse, en Autriche ou au Royaume-
Uni, Quills aboutissent & une condamnation, au licen-
ciement, voire au suicide de leurs auteurs, mais parfois
aussi & la relaxe des accusés, ces faits montrent que les
acteurs et actrices du champ chorégraphique se sentent
de plus en plus encouragés 3 dénoncer les violences
qu'ils subissent. Il faut un certain courage pour prendre
la parole, & plus forte raison dans un art ott elle n'y
a pas sa place (ce qui pourrait expliquer aussi que ce
mouvement ait d'abord été porté par des actrices plutét
que des danseuses): le corps est au service de la danse,
il peut étre aussi objet de convoitise ou de désir malsain,
Certes, ce mouvement participe de mutations qui tra-
versent l'ensemble de la société, mais il ne faut pas le
réduire & un signe du temps ou au reflet d'une époque.
La prostitution des danseuses a, jusqu’au début du
xx sigcle, été monnaie courante & Opéra de Paris
un complément indispensable de revenu pour les bal-
lerines et leurs familles. Les premidres tentatives pour
mettre fin & ce «droit de cuissage» n'ont été entreprises
que dans les années 1910 par l'une des premieres mai-
tresses de ballet (faut-il le préciser): Louise Stichel. Le
Foyer de la danse, haut lieu de rencontre entre riches
abonnés et danseuses infortunées, n’a retrouvé sa
fonction de salle de répétition qu’en 1935. En revanche,
Vexpression «avoir une danseuse» — un peu désuéte
1+-Daniel Urrutiagier (air), Diffusion de la danse en France
e201 @ 207, Paris, Onda, 2019, p.6.
aujourd'hui — est longtemps restée dans le langage
courant. De méme, I'«affaire des ballets roses» a la
fin des années 1950 — comme il y aura, au début des
années 1980, une «affaire des ballets bleus» —, ainsi
pudiquement désignée par la presse de l'époque pour
relater une affaire de mocurs pédophiles, navait aucun
lien avec 'Opéra ni n’impliquait aucune danseuse,
(On ne se défait pas si facilement d'une construction
sociale qui a A ce point été intégrée, incorporée, qu'elle
sest fixée en un cliché qui persiste durablement.
Au-dela de cette dimension, le ballet classique demeure
dans lesprit du grand public le symbole par excellence
dela danse (et des représentations etimaginaires qu'elle
charrie, donc), raison pour laquelle il focalise latten-
tion sur les tensions et les contfits qui s'y accurmulent
leur trivialité raméne la danse classique une réalité
quelle a fuie dans les thématiques de ses ceuvres. 11
serait naif de croire que ces situations dététéres ne sont
Vapanage que du seul ballet classique. Certains travaux
sociologiques ont analys¢ les rapports de force entre
chorégraphes et interprétes dans la danse contem-
poraine, ou ceux 4 Poeuvre dans les danses urbaines
(les milieux classiques et néoclassiques n’en sont pas
dénués pour autant), Des mobilisations et autres appels
au boycott de tel ou telle chorégraphe coupable (ou
suspecté de 'étre) de «comportement inapproprié»
ont aussi été relayés (dans une moindre mesure, & une
autre échelle, toutefois). Comment expliquer une telle
degradation? La réponse (et la faute) est & chercher du
cété de «institution», du «systémen, Mais de quoi
parle-t-on alors précisément?
CONDITIONS D'EMPLOI ET CARRIERES
Pour les artistes chorégraphiques qui travaillent pour le
compte de compagnies de hip-hop, de jazz ou de danse
contemporaine (plus nombreuses que celles classiques
et néoclassiques), les attaques récurrentes dur statut
des intermittents depuis 2003 ont fragilisé un miliew
marqué par un paradoxe: la forte professionnalisa-
tion observée s'y conjugue avec une extréme précarité,
2 laquelle s'ajoute la préoccupation constante pour
son outil de travail (son corps). Un durcissement des
conditions d'emploi est ainsi notable depuis le début
des années 2010 dans les témoignages et se lit dans les
statistiques, LOffice national de diffusion artistique
(Onda) constate «un déséquilibre persistant entre le
nombre de spectacles chorégraphiques créés chaque
année et les débouchés offerts par les structures de
diffusion malgré [..] une politique volontariste de
soutien & la diffusion’, La programmation des lieux
se définit ainsi toujours par un attrait prononcé pour
Ja nouveauté: une compagnie, un projet artistique
en chasse un autre, ce qui réduit considérablement
Ja durée des contrats de travail, oblige & multiplier la
recherche d'emploi. Sur la méme période, le Centre
national de la danse note paradoxalement une stabilité
tant dans Yemploi salarié des artistes chorégraphigues
(un peu plus de 10000 entre 2012 et 2017) que dans
age moyen des allocataires indemnisés?: cela signifie
done que le nombre des nouveaux entrants compense
de fait celui des sortants. Se maintenir dans le métier
reléve de plus en plus de la gageure: un danseur en
chasse (lui aussi) un autre. Rien de nouveau & cela, si
ce n'est que le phénoméne tend 2 s'amplifier et s'accé-
Igrer, accentuant un turn-over qui précarise encore un
peu plus les carriéres. Qu’en est-il dela danse classique
moins concernée (sur le papier) par Yemploi inter-
mittent (les danseurs classiques sont majoritairement
fonctionnaires ou employés municipaux) ? Prenons le
cas de 'Opéra national de Paris.
Parce que plus documentée (du fait de sa longue
histoire), parce que l'analyse scientifique et l'étude
historique y ont une prise plus aisée (du fait de ses
nombreuses archives), cette grande maison est parti-
culiérement intéressante. Lthistoite sociale de la danse
a VOpéra s'est écrite en partie sur une culture de gréve
qui se confond avec celle du syndicalisme. Le corpo-
ratisme qui n’empéche pas la compétition (est méme
son ADN) est héritier de sa forme premiére: 'Acadé
mie royale de danse (créée en 1661) ot, jusqu’au début
du wx* sidcle (ce malgré les transformations institu-
tionnelles successives), les postes les plus prestigieux
(maitre de ballet, soliste) se transmettaient de pére
en fils.
Aujourd'hui encore, la direction de la danse est le plus
souvent confige a l'un des membres issus du corps de
ballet (lequel fonctionne effectivement comme un
corps: les greffes n’y prennent que trés rarement), La
danse a l'Opéra, c'est aussi une (histoire de) famille:
chacun et chacune y a un réle, y tient sa place (et inver-
sement). La comparaison avec I'armée est tout aussi
efficace pour caractériser son organisation: ordre, dis-
cipline, don de soi; mais le ballet n’a rien & lui envier
sur le terrain du mutisme, du secret, de I'entre-sol. La
fabrique du soldat telle que décrite par Foucault? est, &
bien des égards, proche de celle de la ballerine*.
Les danseurs et danseuses progressent dans le corps de
ballet ~ trés higrarchisé, méme si Mai 68 a contribué
a simplifier grades et échelons — par concours. Fvalués
et classés tous les ans, la pression et la peur ne leur per-
‘mettent pas de remettre en cause ce systéme (ni méme
den parler): au nom de excellence, la sortie n'est
jamais loin, et les conséquences pour les concernés
sont souvent difficiles, parfois dramatiques. Le fonc-
tionnariat y a trouvé ses limites: le doute et la briéveté
des carriéres, Tableau social peu reluisant que l'image
fantasmée de la danse classique arrive le plus souvent &
‘masquer assez habilement. Mais, de maniére chronique,
le vernis craque. La crise actuelle est particuliérement
theat}
La panse, coms oe méien 6
aigué: trois problématiques occupent les éébats et cis
tallisent les tensions que l'on pourrait présenter sov
forme de binémes: retraite-reconversion, parité-genrt
diversité-inclusion.
RETRAITE, PARITE, DIVERSITE
La réforme des retraites engagée & l'automne 201
(suspendue au printemps 2020 pour cause de pandé
mle mondiale) a fait descendre dans la rve les artiste
de la danse de l'Opéra de Paris qui bénéficient de I’
des régimes dits «spéciaux» dont la suppression étai
souhaitée par le gouvernement, A la veille de Noél, 1
représentation en tutus d'un extrait du Lac des eygne
sur le parvis du Palais Garnier devant des banderole
proclamant la gréve a été largement relayée dans le
médias (beaucoup plus que l'image de ces méme
artistes dans les cortéges de manifestants) et a condui
Yexécutif & surseoir & sa décision. L’age Iégal de dépar
8 la retraite pour les danseurs et danseuses de l'Opér.
de Paris est fixé & 42 ans et demi, alors que le rest
de la profession dépend du régime général. Si l'on
maladroitement tenté de justifier cet écart de traite
ment par 'excellence et l'exigence auxquelles est sou
mis Ie corps de ballet (I'argument n’est-i. pas valabl
pour ensemble de la profession), le débat a au moin
permis d’élargir la question a celle de la teconversior
(cette spécificité étant en revanche partagée par tou:
les danseurs, quel que soit leur mérite).
Linterpréte qui doit arréter la scene (les motifs peuverr
étre multiples) n’a d’autre choix que celui de changer de
‘étier. Le chantier dela reconversion occuye les artiste:
autant que les structures qui les emploient. En France
elle a induit et faconné une législation relative & lensei
gnement de la danse (principal enjeu de reconversio
qui a été initiée dés les années 1960 et s'est concréti
sée en un diplome d'Ftat obligatoire a compter de 1989
Au-deld, Vage du départ 2 la retraite des danscurs de
VOpéra de Paris pose dautres questions touchant av
vieilissement, & la performance physique, sref, au rap:
port au corps et & image du corps, mais Ton pourrait
tout aussi bien interroger cet age en soi, 2ourquoi en
effet 42 ans et demi, plutét que 40 (qui rourrait étre
considéré, & tort ou & raison, comme un seuil symbo-
lique) ? Et quel est Pintérét de ces six mois La décision
2- ela Danse en chiffres: !emplol», Pantin, CND, Fiche ie
professionnelle, décembre 2020.
3- Michel Foucault, «Les comps docile in Survellr et punt,
Paris, Gallimard, 197s.
4-Voir Emmanuelle Delattre-Destemberg, «La fabrique des
corps dansants au XIX sécle Te dispositif académique
Romantisme, n°193, «Choregraphies», Paris, rmard Colin,
2021, p.10-21que enbvENr Les ARTISTES? — «anTIS4E, C'EST UN MEIER?»
tégraphique Iui-méme: & savoir des danseurs et
seuses qui saisissent la justice ct, quelquefois, 1a
se pour alerter sur la dégradation de leur situation
ravail et faire valoir leurs droits.
\GINAIRES, REPRESENTATIONS
JONSTRUCTION SOCIALE
danse, s'il fallait encore le rappeler, est un art du
5s. Aussi n’est-l pas étonnant que les débats actuels
i sétendent partout en Europe, en Amérique du
-d et souvent au-del) s'incarnent aussi et peut-étre
ord dans le corps des danseurs et des danseuses. De
voint de vue, on serait en droit de se demander pour-
{le mouvement #MeToo n’a pas émergé depuis le
mp chorégraphique. Est-ce & dire que la danse n’au-
rien & se reprocher? Depuis 2018, la presse, spé-
isée comme généraliste, rend réguliérement compte
scandales qui n’étaient, jusque-Ia, que trés rarement
publiquement) révélés. Discriminations, harcele-
nts, agressions, viols, abus physiques ct mentaux,
1s de pouvoir, népotisme, corruption de mineur,
ie en danger d’autrui, dysfonctionnements pédago-
ues, sont les principaux maux qui ne semblent plus
rgner aucun grand ballet ni école prestigicuse, en
nce comme en Suisse, en Autriche ow au Royaume-
4, Quiils aboutissent & une condamnation, au licen-
ment, volte au suicide de leurs auteurs, mais parfois
ssi ala relaxe des accusés, ces faits montrent que les
‘curs et actrices du champ chorégraphique se sentent
plus en plus encouragés & dénoncer les violences
{is subissent. II faut un certain courage pour prendre
parole, & plus forte raison dans un art oi elle n'y
vas sa place (ce qui pourrait expliquer aussi que ce
vuvement ait d’abord été porté par des actrices plutot
2 des danseuses): le corps est au service de la danse,
reut étre aussi objet de convoitise ou de désir malsain,
rtes, ce mouvement participe de mutations qui tra-
sent l'ensemble de la société, mais il ne faut pas le
Iuire & un signe du temps ou au reflet d'une époque.
prostitution des danseuses a, jusqu’au début du
sidcle, été monnaie courante & lOpéra de Paris
complément indispensable de revenu pour les bal-
‘nes et leurs familles. Les premiéres tentatives pour
sttre fin & ce «droit de cuissage» n'ont été entreprises
e dans les années 1910 par l'une des premieres mai-
asses de ballet (faut-il le préciser) : Louise Stichel. Le
yer de la danse, haut lieu de rencontre entre riches
onnés et danseuses infortunées, n’a retrouvé sa
ction de salle de répétition qu’en 1935. En revanche,
xpression «avoir une danseuse» — un peu désuete
Daniel Urrutiagier (dit), La Diffusion de la danse en France
20174 2017, Paris, Onda, 2019, 6.
aujourd'hui — est longtemps restée dans le langage
courant. De méme, I'«affaire des ballets roses» a la
fin des années 1950 — comme il y aura, au début des
années 1980, une «affaire des ballets bleus» ~, ainsi
pudiquement désignée par la presse de l'époque pour
relater une affaire de moeurs pédophiles, n'avait aucun
lien avec 'Opéra ni n'impliqualt aucune danseuse.
On ne se défait pas si facilement d'une construction
sociale qui a & ce point été intégrée, Incorporée, qu'elle
sest fixée en un cliché qui persiste durablement.
‘Au-dela de cette dimension, le ballet classique demeure
dans esprit du grand public le symbole par excellence
dela danse (et des représentations et imaginaires qu'elle
charrie, donc), raison pour laquelle il focalise latten-
tion sur les tensions et les conflits qui s'y accumulent.
Leur trivialité raméne la danse classique & une réalité
au’elle a fuie dans les thématiques de ses ceuvres. 11
serait naif de croire que ces situations délétéres ne sont
Papanage que du seul ballet classique. Certains travaux
sociologiques ont analysé les rapports de force entre
chorégraphes et interprétes dans la danse contem-
poraine, ou ceux & l'euvre dans les danses urbaines
(les milieux classiques et néoclassiques n'en sont pas
, ce que l'on autorise aux
ceuvres, pourquoi ne pas V'accorder & leurs interprétes?
Pourquoi maintenir la reproduction d'un méme corps
et ériger comme une régle immuable 'uniformité du
corps de ballet, alors méme que les ballets changent
et sadaptent au gott du public? Or ce sont bien le
répertoire, la technique et la tradition qui distribuent
les réles, distinguent les danseurs et les danseuses, les
assignent & leur gente, alimentant ainsi stéréotypes et
division sexuée du travail (sur scéne comme en studio)
De fait et «en contradiction avec la féminisation géné-
ralisée de la profession, les chorégraphes classigues ou
néoclassiques restent en grande majorité des hommes,
alors méme que les danseuses dominent l'effectif des
compagnies de ballet», comme le souligne Laura
Cappelle. Par ailleurs, cst en raison de cette unifor-
mité (souhaitée, donc) que danscurs et danseuses «de
couleur» ne participent pas au ballet blanc: Pargu-
‘ment avancé est celui de la distraction, de la saillance
que constituerait leur carnation dans ce spectacle de
Ja reproduction du méme. lexpérience tentée en 2015
(par Benjamin Millepied) de confier, pour la premiéze
fois dans Phistoire de Opéra de Paris le rdle principal
dune ceuvre du répertolre ~ La Fille mal gardée (ballet
cxéé en 1789) — 4 une coryphée métisse relevait d'une
double révolution: statutaire et identitaire. Pourtant
primée pour son interprétation par ’Arop (Association
pour le rayonnement de l'Opéra de Paris, qui réunit
quelque 4500 membres: spectateurs et entreprises
mécénes), cette méme danseuse restera, pour ses r6les
de soliste, cantonnée aux ceuvres contemporaines,
Cing ans plus tard, 3 V'automne 2020, elle signe avec
dix autres artistes du chant et de la danse un mani-
feste adressé 2 la nouvelle direction: «De la question
raciale & 'Opéra de Paris», Soutenus par (seulement)
un guart des salariés de I'illustre maison, les signa-
taires appellent & engager une «discussion nécessaire»
autour, notamment, de «instauration d'une politique
anti-discriminations interne efficace». La réponse
prend la forme d'un «Rapport sur la diversité a "Opéra
national de Paris» (rendu public en janvier 2021 et
disponible en ligne) qui identifie les «formes de dis-
crimination raciale et de racisme» et liste dix-neuf
recommandations (dont quelques-unes déja mises en
ceuvre). Comment, avec la notoriété qut est la sienne et
tout Pargent public dont il bénéficie (environ 95 mil-
lions d’euros pour lensemble de ses activités, quand
le ministére de la Culture subventionne dans le méme
temps le Centre national de la danse, le Thé&tre natio-
nal de Chaillot et quelque 270 compagnies & hau-
teur de 31 millions d’euros’), YOpéra de Paris n'est-
il pas prescripteur sur ces questions? Cela fait bien
longtemps que la diversité est présente et a été intégrée
dans dautres compagnies et milieux chorégraphiques,
en France comme & international, mais c'est une
réalité qui reste largement masquée par les carences
et les retards du ballet classique. Comment interpré-
ter cet immobilisme (ou au mieux cette lenteur) ? Sous
couvert de tradition, n’alimente-t-on pas un certain
conservatisme, un mangue de courage politique?
POUR UNE ETHIQUE DU MéTIER
«Cette série est une ceuvre de fiction. Les personnages
et les situations qui y sont décrits sont purement ima-
ginaires et ne sauraient refléter la réalité de Opéra
national de Paris.» C'est lavertissement qui suit le
générique de chacun de huit épisodes de la série écrite
par Cécile Ducrocq et Benjamin Adam, L’Opéra (diffu-
sée en septembre 2021 sur OCS Max). On y suit certes
le parcours de personnages de fiction — une danseuse
toile viillissante (elle a dépassé 35 ans) et une jeune
surnuméraire noire (que 'on prend, le jour de son arri-
vée 8 YOpéra de Paris, pour une femme de ménage) —,
mais les situations, elle, semblent étre bien celles qui
théatfpublic
Us panes, cons oF mien 67
se jouent depuis quelques années. Tout y est: agisme,
racisme quotidien, asymétrie des rapports hommes/
femmes (méme si la question de la parité est moins
traitée). Et c'est bien 1A tout le probléme: que cette
«xéalité, qui ne lui est certes pas exclusive, ait pu étre
ce point digérée dans une ceuvre de fiction (pour le
‘moins bien documentée), que la temporalité d'une ins-
titution comme l’Opéra de Paris soit prise en défaut
par la réactivité de la société. Si son ancien directeur
assurait qu'il s‘agit d'un paquebot parfois «un peu dif-
ficile & bouger»*, espérons juste qu'il ne coule pas sous
le polds de ces tensions.
On laura compris, si les enjeux actuels du métier en
danse ont & voir conjoncturellement avec la crise sani-
taire (et le caractére «essentiel» ou non de l'art), ils
sinscrivent d'abord dans un temps long qui pose la
question non pas tant de sa qualité intrinséque (est-
ce réellement un métier?) que de l’éthique qui le gou-
verne (comment l'exercer?).
8- Propos de Stephane Lissner extraits du film de Thierry
Demaisiére et Alban Teurlai(réal,, Reléve. Histoire d'une
création, KMBO, 2016, 122 minutes, DVD.