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III Conscience et liberté

La conscience fait-elle de moi l'auteur responsable de mes pensées et de mes actions ?

1°) Le libre-arbitre
Etre tenu responsable de ses actes suppose de les avoir voulus ou choisis.
Choisir : donner sa préférence à un possible parmi d'autres. Tout choix implique qu'on aurait pu
en faire un autre. Sinon, on n'avait pas le choix et on n'a donc pas choisi.
Ce qui implique de concevoir qu'il existe en l'être humain une capacité de choisir c'est-à-dire de se
décider librement, sans que cette décision soit l'effet d'une cause antérieure. En bref, la capacité de
poser une cause première. Une cause première = une cause qui va avoir des effets mais qui n'est pas
elle-même l'effet d'une cause qui la détermine.
On appelle cette faculté le libre-arbitre
libre = sans détermination par une cause
arbitre = de arbitrium, celui qui tranche, choisit entre des possibles.
Attention : il faut distinguer entre causes et raisons La cause : est antécédente à l'effet qu'elle
détermine. Répond à la question : comment ? La raison : la représentation du but. Répond à la
question : pourquoi ?
Si un choix doit être sans cause, il n'est pas pour autant sans raison. Choisir, c'est se déterminer selon
des raisons, sinon il s'agit de la liberté d'indifférence, lorsqu'aucun motif ne nous incline d'un côté
plutôt que de l'autre. Cf fable de l'âne de Buridan, qui étant pareillement tenté par l'eau à sa gauche et
l'avoine à sa droite, finit par mourir de faim et de soif. On est au plus près de la liberté d'indifférence
lorsqu'on choisit au hasard, faute de bonne raison de choisir. Ce n'est pas pour rien qu'on appelle cela
« choisir à l'aveugle ». Car souvent, c'est par ignorance qu'on ne discerne pas de motifs valables de
choix. Et on se retrouvera alors engagé dans une situation dont on ignorait les implications et les
conséquences... On se retrouvera donc déterminé par des causes qu'on ignorait. C'est bien pour cela que
Descartes qualifie la liberté d'indifférence de « plus bas degré de la liberté ». Choisir, c'est choisir le
bien en connaissance de cause.

D'où nous vient cette certitude de posséder un tel libre-arbitre ? De l'expérience même du choix : notre
conscience nous présente comme libre au moment du choix. Lorsque nous choisissons, il est toujours
évident qu'un choix autre est toujours possible (aussi difficile qu'il serait).
Descartes affirme ainsi dans les Principes de la philosophie, I,39 que : « La liberté de notre volonté se
connaît sans preuves par la seule expérience que nous en avons. » La liberté se connaît « sans
preuve » : elle relève donc de l'évidence, elle se donne dans une intuition et son existence est donc
indémontrable.
Remarque : C'est donc un postulat (= une proposition qu'on demande d'admettre sans qu'elle soit
démontrée) mais un postulat nécessaire pour la morale car le libre-arbitre est la condition de possibilité
de la responsabilité. En effet, on ne peut être tenu pour responsable de ce qu'on n'a pas choisi, de ce
qu'on ne pouvait donc éviter de faire. Renoncer au libre-arbitre, c'est renoncer à la responsabilité.
(Voilà pourquoi Kant le réintroduira à titre de « postulat de la Raison pratique », lorsqu'il analysera le
devoir.)

Le libre-arbitre est donc solidaire d'une certaine conception de la conscience. Une conscience qui est
parfaitement transparente à elle-même et qui, revenant sur elle-même, « voit » bien qu'aucune cause
ne détermine l'acte de choisir et que le choix aurait pu être autre.
Et telle est bien la conception de Descartes, lorsqu'il définit la pensée comme « Tout ce qui se fait en
nous, de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-même ». Principes de la
philosophie, I,9
(Rappel : pour Descartes la pensée désigne tout événement mental cf 2nde méditation : « Qu'est-ce
qu'une chose qui pense ? C'est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui
veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ».)

Ainsi, toute pensée étant par définition consciente, si ma décision était déterminée par des causes, je ne
pourrais manquer de les apercevoir (pour peu que je sois attentif à mes états de conscience).
De façon anachronique mais peut-être éclairante, on pourrait dire que pour Descartes, conscience et
psychisme se recouvrent et qu'il n'y a pas de place pour un inconscient.

2°) Les illusions (limites) de la conscience


Considérer que la conscience est parfaitement transparente à elle-même, que rien de ce que fait, pense,
désire l'individu ne lui échappe, n'est-ce pas céder à une illusion ?
2 arguments à l'appui de cette mise en garde :
a) Cela suppose que l'homme échappe à l'ensemble des lois de la nature.
b) Cela suppose également qu'on admette que toute une partie du comportement humain soit absurde,
qu'on ne puisse en rendre compte.

a) « L'homme n'est pas un Empire dans un Empire » (Spinoza)


Selon Spinoza, croire en l'existence du libre-arbitre ne peut être qu'une expérience illusoire, puisque
dans la nature tout phénomène est le résultat d'une cause. Admettre l'existence du libre-arbitre et donc
d'une cause première, c'est faire une entorse aux lois de la nature. Or l'homme, en tant que vivant, fait
pleinement partie de la nature. Il ne saurait échapper à ses lois pour obéir aux siennes propres. Tel est le
sens de la citation donnée en titre de sous-partie.
Du coup, il s'agit pour Spinoza d'expliquer la cause de cette illusion que nous avons de choisir
librement. Certes, nous faisons bien cette expérience psychologique, dans laquelle il nous semble qu'à
chaque décision nous aurions pu en prendre une autre ; mais c'est une expérience trompeuse.
Il avance que cette illusion tient au caractère limité, partiel de la conscience : nous n'apercevons pas
tout ce qui se passe en nous, au contraire de ce que soutenait Descartes.
«  Les hommes se croient libres par cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions, mais qu'ils
ignorent les causes qui les déterminent. » dit Spinoza dans L'Ethique.

Analyse de la lettre à Schuller

J'appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessite de sa nature ; contrainte,
celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d'une certaine façon déterminée.

Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu'il existe par la seule nécessité de
sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu'il existe par la seule nécessité
de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu'il
suit de la seule nécessite de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais
pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.

Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et
à agir d'une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très
simple : une pierre par exemple reçoit d'une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de
mouvements et, l'impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir
nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle
est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l'impulsion d'une cause extérieure. Et ce qui est
vrai de la pierre il faut l'entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu'il vous
plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière
est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d'une certaine manière
déterminée.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense
et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu'elle a
conscience de son effort seulement et quelle n'est en aucune façon indifférente, croira qu'elle est très
libre et qu'elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté
humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de
leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un
jeune garçon irrité vouloir se venger et, s'il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre
décret de son âme ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait veule taire. De même un délirant, un
bavard, et bien d'autres de même farine, croient agir par un libre décret de l'âme et non se laisser
contraindre.
Spinoza, Lettre VIII « à Schuller »

Spinoza commence non pas par affirmer que la liberté n'existe pas mais par la redéfinir.
Ce qu'il dénonce comme illusoire, c'est le libre-arbitre. La liberté consiste pour lui à n'être déterminé
que par sa seule nature. Ce qui est le cas de Dieu.
Remarque : Il ne conçoit pas Dieu comme un dieu personnel (auquel le croyant s'adresse comme à une
personne) mais comme « deus sive natura », c'est-à-dire « dieu ou la nature ».
Spinoza conduit sa démonstration « more geometrico », à la manière des géomètres, c'est-à-dire en
procédant comme Euclide qui, dans ses Eléments de géométrie, part de définitions et progresse en en
déduisant d'autres propositions.
Spinoza distingue le « libre décret », c'est-à-dire, le libre-arbitre (qu'il récuse) et la « libre nécessité ».
Cette dernière formule semble de prime abord paradoxale mais son sens s'éclaire car il oppose la liberté
non pas à la nécessité mais à la contrainte, et définit la contrainte comme étant extérieure : est
«  contrainte [la chose] qui est déterminée par une autre à exister et à agir d'une certaine façon
déterminée  ». A l'inverse, être libre, ce n'est pas échapper à toute détermination mais être et n'agir que
«  par la seule nécessité de sa nature ». Tout chose, en tant qu'elle est créée, est déterminée dans tous
ses actes, choix compris. Elle n'est pas libre si elle subit des déterminations qui lui sont extérieures =
des contraintes ; elle est libre si elle obéit aux déterminations de sa nature.
Dieu, par définition, ne subit aucune détermination extérieure, il est incréé, il est donc parfaitement
libre. De Dieu se distinguent l'ensemble de toutes les choses, en tant qu'elles sont créées, que ce sont
donc des créatures. De ce point de vue déjà, elles sont déterminées à être par autre chose qu'elles
mêmes (ne serait-ce que par les êtres qui les ont engendrées dans le cas des vivants). Ce qui permet
d'ailleurs de comprendre qu'il prenne ensuite l'exemple d'une pierre qui roule et qui pense pour nous
faire comprendre l'illusion du libre-arbitre : « ce qui est vrai de la pierre, il faut l'entendre de toute
chose singulière »  ; humains et pierres sont logés à la même enseigne : ce sont tous des créatures,
déterminées donc par autre chose qu'elles-mêmes à exister et à agir De plus, l'aspect incongru et
cocasse de la comparaison aide à se le rappeler. Elle a donc une vertu pédagogique.
Soit une pierre que l'on jette et qui roule sur le sol : elle roule parce qu'elle a été mise en mouvement
par une impulsion extérieure. Or elle n'a pas conscience de cette impulsion extérieure mais «  de son
effort seulement » et croit qu'elle roule de son propre chef, parce qu'elle a envie de rouler, « qu'elle ne
persévère dans son mouvement que parce qu'elle le veut ».
En fait selon Spinoza, l'illusion du libre-arbitre tient à deux choses : 1) d'abord à ce que la conscience
est partielle : la pierre n'a pas conscience d'avoir été mise en mouvement ; et que du coup, 2) nous
inversons spontanément l'ordre réel des causes : nous pensons que nous bougeons parce que nous le
voulons alors que c'est parce qu'une détermination (inconsciente) nous incite à bouger que nous
bougeons. Ainsi la pierre pourrait se dire, tandis qu'elle continue de rouler : « je m'arrête quand je veux
mais je continue car j'ai encore envie de rouler un peu. Mais je m'arrête quand je veux , la preuve : là je
m'arrête ». Du point de vue de Spinoza, ce ne pourrait être qu'au moment où les frottements de l'air ou
la pente du sol rendraient impossible la poursuite de la course...
« Telle est cette liberté que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont
conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent ». Remarquons que Spinoza ne
parle pas de volonté mais d'appétit car il ne peut que récuser la distinction entre des désirs que nous
subirions, en ce que nous ne choisissons pas de les ressentir et qu'ils nous poussent à agir et la volonté
qui elle s'exercerait librement. Il n'y a jamais que des désirs. S'ils émanent de notre nature leur obéir
nous fait libre, s'ils résultent d'une influence extérieure qui peut-être en plus s'accorde mal avec notre
nature, ils signent notre manque de liberté.

Spinoza finit par énumérer différents exemples. Celui de l'ivrogne est particulièrement parlant : en
effet, qui n'a essayé de modérer un ami qui ayant trop bu s'autorise une liberté de propos qu'il regrettera
le lendemain ? Et c'est d'autant plus difficile que celui qui a bu insiste, se sentant justement
particulièrement libre de dire ce qu'il veut dire. Mais selon Spinoza, si on est plus libre en étant sobre,
ce n'est pas parce qu'on aura recouvré sa capacité à choisir ce qu'on va dire mais parce que son attitude
sera déterminée par sa nature et non par l'ingestion d'une substance psychotrope. On sera alors libre
d'une libre nécessité.
Ce qu'il faut parvenir à saisir c'est que les hommes intervertissent l'ordre réel des causes : ils pensent
déterminer l'objet de leur volonté : choisir tel objet ou telle action ; alors qu'en fait c'est l'inverse qui se
produit : c'est parce que, de fait, ils tendent vers un objet, qu'«ils appètent », qu'ils le posent comme
objet de leur volonté. Conception d'abord difficile à saisir tant elle est contre-intuitive, c'est-à-dire tant
elle s'éloigne de ce que nous vivions comme l'évidence du libre-arbitre.
En examinant les positions de Descartes et de Spinoza, on comprend que la conception que l'on a de la
liberté : croire en l'existence du libre-arbitre ou pas, dépend de la façon dont on considère la
conscience. Le libre-arbitre suppose une conscience transparente à elle-même, tandis qu'une conscience
conçue comme limitée, partielle, n'apercevant pas tout ce qui se passe en nous implique de renoncer au
libre-arbitre. Aussi profondément enracinée que soit cette croyance, elle ne saurait être qu'illusoire.
Nous avons déjà noté que l'existence du libre-arbitre était un postulat. Ne pouvons-nous pas dire
également que le déterminisme total en est un autre ? Certes Spinoza a des arguments à faire valoir :
nous considérons que tout dans la nature est causalement déterminé (c'est d'ailleurs ce qui la rend
explicable) et que l'homme en fait pleinement partie. Pourquoi, en ce qu'il choisit, pourrait-il s'en
extraire ? Néanmoins, Spinoza raisonne par principe et non pas sur la base de l'expérience. Les
déterminations de nos choix étant par définition inconscientes, elles sont postulées plus
qu'expérimentées.
On arguera encore que les sciences humaines (psychologie, sociologie) ne cessent révéler les
déterminations inconscientes de nos comportements... Tandis qu'on rétorquera que renoncer au libre-
arbitre et donc à la responsabilité de nos choix mettrait à mal la façon dont les êtres humains se
comprennent et comprennent leurs semblables, puisqu'on rend compte de ses actes en révélant les
intentions dont ils procèdent plus que les causes dont ils résultent...

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