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GUÉRILLAS ET TERRORISMES

Gérard Chaliand

Institut français des relations internationales | « Politique étrangère »

2011/2 Eté | pages 281 à 291


ISSN 0032-342X
ISBN 9782865928859
DOI 10.3917/pe.112.0281
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politique étrangère l 2:2011

DOSSIER I AL-QAIDA ET LA GUERRE CONTRE LE TERRORISME


Guérillas et terrorismes
Par Gérard Chaliand
Gérard Chaliand a vécu pendant plusieurs années dans les maquis d’Afrique, d’Asie et
d’Amérique latine. Il a publié de nombreux ouvrages sur le terrorisme et la guérilla, dont
Les Guerres irrégulières. XXe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, 2008).

Guérillas et guerres de partisans se dressent contre les puissances colo-


niales, avant de se transformer dans la deuxième partie du XXe siècle en
guerres révolutionnaires. Le terrorisme d’aujourd’hui est à la fois publici-
taire et idéologique, appuyé sur la montée de l’islam radical. Il demeure
néanmoins limité, en dépit de la « guerre globale » lancée par l’Adminis-
tration de George W. Bush. Plus complexe est le problème de la guerre
d’usure, posé par l’intervention en Afghanistan.
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politique étrangère

Guérilla et terrorisme relèvent de la guerre irrégulière. Il s’agit de tech-


niques fort anciennes, toutes deux utilisées dans le rapport conflictuel du
faible au fort.

Traditionnellement, la guérilla se fonde sur la surprise, la mobilité, le


harcèlement, alors que le choc frontal n’est, lui, pratiqué qu’en position de
force. La guérilla consiste, pour des éléments irréguliers, à affaiblir, voire à
tenir en échec une armée régulière. C’est le cas, devenu classique, de
l’opposition à l’occupation de l’Espagne par les armées napoléoniennes,
d’où nous vient le terme de « petite guerre » (guérilla).

Celle-ci naît de façon plus ou moins spontanée, à la suite d’une révolte


paysanne, d’un soulèvement contre une intrusion étrangère, d’un conflit
religieux (cas des guerres hussites en Bohême).

La guerre de partisans1, si elle utilise les mêmes techniques que la gué-


rilla, en diffère en ceci qu’elle est rarement, sinon jamais, spontanée. Elle

1. La guerre de partisans ou guerre de « partis » (petits détachements) a été formalisée au XVIIIe siècle
sous la plume de Maurice de Saxe. Cf. S. Picaud-Monnerat, La Petite Guerre au XVIIIe siècle, Paris, Eco-
nomica, 2010.

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accompagne plutôt, essentiellement par le harcèlement, les actions menées


par une armée régulière contre des forces étrangères. Le cas classique est
celui de la guerre de partisans de 1812, menée par Davidov et les Cosaques
contre la Grande Armée. Ce mode d’action est repris à partir de 1941, à
l’appel de Staline, lors de l’invasion allemande de l’URSS.

Les écrits consacrés au phénomène de la guérilla paraissent en Europe


surtout à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle2. Après le premier tiers du
XIXe siècle, on s’intéresse à la petite guerre sous l’angle de la « pacification »,
tant sur le théâtre asiatique qu’africain.

Si l’on s’en tient à l’essentiel, on remarque que des troupes européennes


peu nombreuses l’emportent, presque toujours, sur des adversaires beaucoup
plus nombreux3. Les défaites sont rares. Les Britanniques sont battus en
Afghanistan en 1842, mais l’invention de la mitrailleuse Gatling leur permet
de l’emporter en 1879 et de dicter la politique extérieure de l’État afghan
jusqu’en 1919. Les Britanniques encore sont défaits par les Zoulous à Isandhl-
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wana (1879), les Français subissent au Tonkin le revers de Langson (1885) et le
général américain George Armstrong Custer est écrasé à Little Big Horn
(1876). Mais, de façon ultime, les troupes européennes outre-mer ou celles
des Russes en continuité territoriale (en dépit par exemple de la résistance
prolongée de cheikh Chamil au Daghestan) remportent des succès dans les
guerres coloniales. L’unique exception est celle des troupes italiennes qui
essuient, dans une rencontre régulière, un désastre à Adoua (Éthiopie) en
1896. Mussolini, en envahissant l’Éthiopie en 1935, cherche à venger cette
défaite.

Les expéditions coloniales ne l’emportent pas seulement à cause de la


supériorité de leur armement – cette supériorité continue d’être l’apanage
des armées occidentales d’aujourd’hui, mais avec moins de succès. Ce qui
a changé est ailleurs.

- Les insurgés étaient presque toujours divisés.

- Ils ne disposaient pas de sanctuaires extérieurs, en principe inviolables.

- Ils n’avaient pas d’aide extérieure.

- Le temps travaillait pour les troupes coloniales dont l’objectif était de se


maintenir indéfiniment dans le pays et qui pouvaient priver les insurgés de
leurs moyens d’existence.

2. W. Laqueur, Guerilla. A Historical and Critical Study, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1977.
3. J. Frémeaux, De quoi fut fait l’Empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle, Paris, CNRS Éditions,
2010.

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Il faudra trois générations (c’est à peu près la durée de la période colo-
niale, qui court du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe) pour que les colo-
nisés découvrent l’importance de la conception nationale de la lutte. C’est
ainsi que se dénomment désormais les organisations de contestation de
l’ordre établi : mouvements de libération nationale. Ceux-ci sont l’aboutis-
sement d’une longue évolution. Une première génération ne trouve
comme réponse au défi de l’Europe impériale qu’une idéologie de résis-
tance inadéquate, à connotation religieuse chez les
musulmans ou morale chez les confucéens. La Les colonisés
deuxième génération cherche une autre issue : il
s’agit, cette fois, d’élites urbanisées qui parlent la
découvrent la
langue du colonisateur et utilisent contre lui ses dimension nationale
propres principes libéraux. Sans doute pensent-elles de leur lutte
que la supériorité des Européens a pour origine leurs
institutions. La création du Parti du Congrès en Inde, la révolution jeune-
turque, la proclamation de l’éphémère République chinoise de 1911
constituent des tentatives de modernisation à l’image des « civilisés » de
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l’époque. On est passé de la lutte militaire de la première génération à la
lutte politique de la deuxième. La troisième réalise quant à elle la synthèse
des deux. Surtout, elle assimile toute l’importance du facteur national, et
retourne ainsi contre le colonisateur ses propres armes.

De la guérilla à la guerre révolutionnaire

Le grand tournant, dans la généalogie de la guérilla, est dû à Mao Zedong.


C’est lui qui, au cours des années 1936-1938, tout en usant des techniques
de la guérilla, transforme celle-ci en guerre révolutionnaire4. Il ne s’agit
plus pour des irréguliers d’affaiblir une armée régulière ou de la tenir en
échec, mais de s’emparer du pouvoir. Cela est possible en mobilisant et en
organisant les populations grâce à des cadres qui usent de persuasion et de
coercition, le but recherché étant de créer des hiérarchies parallèles à celles
de l’État et, à terme, de dominer administrativement le pays.

Il se trouve que les Talibans d’aujourd’hui, au moins en région pach-


toune, en rendant la justice et en créant des structures politiques clandes-
tines, pratiquent les leçons du maoïsme.

La Seconde Guerre mondiale sonne le glas de l’ère coloniale, lorsque les


« Blancs » sont militairement vaincus en Asie en 1941-1942 par les Japonais :
Américains aux Philippines, Néerlandais en Indonésie, Britanniques en

4. « Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine (décembre 1936) », in Mao Zedong,


Écrits militaires, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1964.

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Malaisie (chute de Singapour), tandis que l’Indochine française tombe aussi


sous contrôle japonais.

Au moment où la guerre se termine par la victoire des Alliés, il devient


difficile d’arguer de la supériorité raciale après avoir combattu le nazisme
et son idéologie au nom de la démocratie. En 1948, l’Assemblée des
Nations unies entérine les droits de l’Homme à vocation universelle, et par
là-même le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

La décolonisation est entamée, parfois de façon pacifique, le plus


souvent par la violence. L’esprit du temps change. La guerre d’Indochine
démontre l’efficacité de la guerre révolutionnaire, tout particulièrement
après le succès des communistes chinois (1949). Les forces du Viêt-Minh
peuvent s’adosser au sanctuaire chinois et débouchent sur Dien Bien Phu
(1954). À Bandoung, l’année suivante, en présence de Sukarno, de Zhou
Enlai, de Nehru et de Nasser, le Tiers-Monde, comme on le dénomme
désormais, entend à nouveau participer à l’histoire en tant qu’acteur. La
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guerre d’Algérie (1954-1962) va dès lors occuper le devant de la scène inter-
nationale dans une large mesure, du moins dans le monde afro-asiatique.
La révolution cubaine (1959) ramène l’Amérique latine des années 1960
dans le courant révolutionnaire de l’époque, où la lutte armée est comme
sacralisée. Au cours de la décennie 1960, la capacité des Vietnamiens à
tenir en échec la puissante Amérique y contribue de façon décisive (offen-
sive du Têt, 1968).

Cela n’empêche pas que des guérillas soient vaincues au lendemain de


la Seconde Guerre mondiale : aux Philippines (Huks), en Grèce (commu-
nistes), au Kenya (Mau Mau), en Malaisie (communistes chinois).

Dans l’écrasante majorité des guérillas, le terrorisme est également uti-


lisé, soit pour démontrer la capacité d’un mouvement à frapper l’adver-
saire jusque dans sa citadelle5, soit pour éliminer les agents de l’État ou les
« collaborateurs ».

La réapparition du terrorisme, ou la propagande par l’acte

C’est en 1968 que le phénomène terroriste, jusque-là secondaire par


rapport à la guérilla, refait surface. Dans les faits, il s’agit d’un substitut à la
guérilla, utilisé par des organisations qui ne sont pas en mesure de mener
cette dernière, soit par manque de base sociale, soit parce que l’adversaire
est trop puissant.

5. C. Goscha, « “La guerre par d’autres moyens” : réflexions sur la guerre du Viêt-Minh dans le Sud-
Vietnam de 1945 à 1951 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 206, 2002/2.

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Guérillas et terrorismes

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On peut distinguer deux matrices : d’une part l’Amérique du Sud, de
l’autre le Proche-Orient.

En Amérique latine, la « guérilla urbaine » (autrement dit, le terrorisme


dans les villes) en vient à être privilégiée au terme d’une série d’échecs de
la guérilla rurale. Celle-ci avait en général pris pour modèle le « foco »
guévariste (entamer la lutte armée sans préparation politique des popula-
tions qu’on entend mobiliser), qui trouve sa conclusion avec l’échec de
Guevara lui-même en Bolivie (1967).

Le Brésilien Carlos Marighella, les Tupamaros d’Uruguay, les Argentins


optent pour la guérilla urbaine comme substitut à la guérilla.

Les organisations palestiniennes se révèlent incapables de mener une


guérilla en Cisjordanie. C’est pourquoi le Front populaire de libération de
la Palestine (FPLP) de Georges Habache prend l’initiative de détourner un
avion de la compagnie israélienne El Al. Il s’agit là d’un terrorisme publi-
citaire, qui porte à la connaissance du monde que le conflit israélo-arabe a
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pour origine le problème palestinien.

Le constat premier sur le phénomène terroriste est que certaines orga-


nisations l’utilisent de façon exclusive parce qu’elles se trouvent dans
l’incapacité de faire mieux. Si la guérilla est l’arme du faible, le terrorisme,
utilisé de façon exclusive, est l’arme du plus faible encore.

En tant que substitut, le terrorisme urbain a été imité par le Front de libé-
ration du Québec (FLQ), la Fraction armée rouge (Rote Armee Fraktion,
RAF), mieux connue sous le nom de groupe Baader-Meinhof, les Brigades
rouges italiennes ou d’autres organisations plus modestes comme les
Cellules communistes combattantes (Belgique) et Action directe (France).

Initialement, il s’agissait, à l’instar des Tupamaros d’Uruguay, de gagner


l’adhésion des masses populaires en usant de la violence et en dénonçant
le caractère répressif de l’État. Cette aberration
théorique s’est partout soldée par des échecs Le terrorisme
sans appel, même si, dans une première phase, fait sa réapparition
quelques-unes de ces organisations ont pu internationale en 1968
séduire certains courants dans les opinions
publiques. Les Tupamaros, qui avaient été les plus imaginatifs à leurs
débuts, ont fini par provoquer la montée au pouvoir de l’armée, qui exerça
sa dictature durant une douzaine d’années.

Lorsque le terrorisme fait sa réapparition sur la scène internationale en


1968, il s’agit surtout d’un terrorisme publicitaire, qui reproduit plus ou

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moins la « propagande par l’acte lui-même » chère aux anarchistes. La


définition non idéologique la plus pertinente du terrorisme est celle de
Raymond Aron : « Une action violente est dénommée terroriste lorsque ses
effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement
physiques6 ». Ainsi de l’attentat palestinien à Munich lors des Jeux olym-
piques (11 athlètes israéliens sont pris en otages). On en est, à l’époque, à
l’adage chinois selon lequel « mieux vaut tuer un et être vu de mille que
tuer mille et n’être vu que d’un ».

Avec le temps et la montée des intransigeances justifiées par les idéo-


logies religieuses, il a fallu frapper plus fort, non pour se faire connaître
mais pour s’imposer comme menace.

Montée de l’islamisme radical comme idéologie de combat

À la fin des années 1970, on constate, notamment dans le monde musul-


man, l’épuisement des régimes nationalistes ou socialisants.
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Dès 1979, avec la révolution iranienne et bientôt l’intervention sovié-
tique en Afghanistan, l’islamisme radical (en grande partie encouragé par
les moyens financiers de l’Arabie Saoudite) s’impose comme l’idéologie
dynamique d’une large partie du monde musulman.

La résistance afghane réhabilite la guérilla que le terrorisme à l’échelle


internationale avait fini par faire négliger et donne au djihadisme sunnite
une importance toute nouvelle. C’est de cette matrice qu’apparaît ce qui
deviendra Al-Qaida, encouragée par le Pakistan, l’Arabie Saoudite et les
services américains.

Cette vague djihadiste s’annonce avec un premier attentat au World


Trade Center en 1993, puis deux attentats en Arabie Saoudite (1995-1996)
qui provoquent la mort de 24 soldats américains. Ils sont suivis de ceux de
Nairobi et de Dar-es-Salaam (1998), puis de l’attaque de l’USS Cole au
large d’Aden (2000) qui tue 17 Américains7.

L’attentat du 11 septembre 2001 constitue le zénith du terrorisme clas-


sique8. Il était destiné à produire à la fois l’effet le plus spectaculaire et le
plus grand nombre possible de victimes. On peut le qualifier de terrorisme

6. R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, p. 176.
7. Sur la montée en puissance d’Al-Qaida jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001, voir L. Wright, The
Looming Tower, New York, Knopf, 2006.
8. Voir G. Chaliand, « Ce n’est pas une guerre, c’est le stade ultime du terrorisme », Le Monde, 18 sep-
tembre 2001.

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classique, dans la mesure où n’y ont pas été utilisés de nouveaux agents.
De fait, il s’agit de la transposition aérienne des deux attentats perpétrés
par deux camions-suicide qui tuèrent 241 Marines et 58 parachutistes fran-
çais au Liban, en 1983, provoquant en outre le retrait des forces occiden-
tales de ce pays.

En 2001, de façon apparemment paradoxale, les États-Unis se voyaient


frappés comme par un effet de boomerang par ceux-là mêmes qu’ils avaient
soutenus au cours des années 1990 en Afghanistan contre les Soviétiques.

Pour la première fois depuis 1812 (lorsque les troupes britanniques


s’emparaient de Washington), le territoire continental des États-Unis était
violé, à la stupeur de l’opinion publique, tant américaine qu’internationale.
Le caractère exceptionnellement spectaculaire des attentats et le nombre
très élevé des victimes provoquèrent un effet traumatique aux États-Unis
et l’onde de choc fut sans précédent.
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Est-il nécessaire d’ajouter qu’un attentat de même nature affectant les
tours Petrobras de Kuala Lumpur, en Malaisie, n’aurait sans doute pas fait
la une des médias plus de quelques jours ?

Les conséquences politiques des attentats ont été multiples et inatten-


dues. Ils ont permis aux néoconservateurs et à leurs alliés au Pentagone
et à la vice-présidence d’imposer leurs vues stratégiques concernant le
remodelage du « Grand Moyen-Orient » et de se retourner de façon quasi
mortelle contre l’organisation qui en était l’instigatrice.

En frappant aussi spectaculairement et aussi massivement un territoire


qui se considérait comme inviolable, Al-Qaida concourait en effet à son
suicide organisationnel et se condamnait à perdre le sanctuaire afghan à
l’abri duquel se formaient librement des milliers de djihadistes.

Au cours des années suivantes (2002-2005), avec le concours policier de


tous les États concernés, la répression s’abattait sur les cadres du mouve-
ment et ceux-ci, à l’exception d’Oussama Ben Laden et d’Ayman al-Zawa-
hiri, étaient graduellement mis hors d’état de nuire. L’espoir selon lequel
les masses urbaines du Pakistan se lèveraient contre l’intervention de la
coalition en Afghanistan était déçu.

La réponse des néoconservateurs et le projet du « Grand Moyen-Orient »

L’Administration de George W. Bush allait très vite instrumentaliser la


menace terroriste et déclarer la « guerre globale contre le terrorisme »,

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désignant les États personnifiant le « Mal » et se dotant d’une doctrine de


préemption. C’était déjà préparer l’opinion publique à une intervention en
Irak, que Paul Wolfowitz, numéro deux du Pentagone, avait dès le 15 sep-
tembre 2001 désigné comme adversaire9.

Le dessein des néoconservateurs visait à remodeler le « Grand Moyen-


Orient ». Cela impliquait d’achever une « guerre non terminée » en inter-
venant en Irak au nom de la démocratie, puis de contraindre la Syrie à se
retirer du Liban et à cesser de soutenir le Hezbollah et le Hamas (ce qui
aurait pour effet de soulager l’allié israélien). Le slogan de l’époque ne
disait-il pas : « La route de Jérusalem passe par Bagdad » ?

Enfin, il s’agissait de contribuer activement à un changement de régime


en Iran10. Ce programme, qu’on ne rappelle plus jamais, s’est révélé un
fiasco. Les États-Unis qui en 2001-2003 s’estimaient omnipotents ont dû
constater, dans les années suivantes, les limites de leur puissance, alors
qu’ils piétinaient en Irak et en Afghanistan. Reste que l’angoisse des atten-
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tats, entretenue par l’Administration de George W. Bush, a permis la réé-
lection de ce dernier en 2004.

Durant les deux mandats de G. W. Bush, le niveau d’alerte a oscillé entre


élevé et très élevé. Le département d’État publiait en avril 2007 un rapport
sur le terrorisme dans le monde11 pour l’année précédente, en donnant une
estimation de plus de 14 500 attentats ! Peut-être cela explique-t-il pour-
quoi le pays le plus puissant du monde est aussi celui dont la population
est la plus sensible à la crainte du terrorisme.

Comment peut-on arriver à pareil bilan ? Simplement en additionnant,


en bloc, les guerres d’Irak, d’Afghanistan, de Tchétchénie, la campagne
israélienne au Liban, les opérations au Cachemire et au Sri Lanka, les atten-
tats isolés menés ici et là par des islamistes combattants, etc. On ne peut
pourtant accepter que la dénomination de « terroriste » soit accolée à toute
organisation perçue avec hostilité par Washington et ses alliés. Il est tech-
niquement absurde de dénommer terroriste un mouvement insurrection-
nel qui oblige à mobiliser sur le terrain des dizaines de milliers de soldats,
voire davantage. De même, déclarer une « guerre globale contre le
terrorisme » est aberrant puisque, par nature, cette activité est clandestine.
C’est bien l’intervention américaine en Irak qui a provoqué la constitution
d’Al-Qaida « au pays des deux fleuves ».

9. M. Dobbs, « For Wolfowitz, A Vision May be Realized », The Washington Post, 7 avril 2003.
10. B. Woodward, Plan of Attack, New York, Simon & Schuster, 2004.
11. US State Department Annual Report on Global Terrorism, 2007.

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Guérillas et terrorismes

DOSSIER I AL-QAIDA ET LA GUERRE CONTRE LE TERRORISME


Au total, les attentats réalisés par les djihadistes liés à Al-Qaida ou s’en
réclamant se limitent, à l’échelle mondiale et pour les dix dernières années,
à moins d’une soixantaine d’attaques majeures. Celles-ci ont affecté une
douzaine de pays d’Asie et d’Afrique, quasiment tous musulmans, à
l’exception des Philippines (où le terrorisme d’Abou Sayyaf se manifeste
dans une partie majoritairement musulmane du Sud de l’archipel).

En Europe, en dix ans, les attentats réussis se limitent à Madrid (2004) et


à Londres (2005). Depuis les attentats du 11 septembre 2001, Al-Qaida n’a
plus réussi à commettre d’attentat meurtrier sur le sol américain. Bilan
modeste pour une organisation qui avait proféré des menaces apoca-
lyptiques lors de l’expédition punitive américaine en Afghanistan à
l’automne 2001.

Certains attentats ont pu être déjoués ou prévenus, à divers niveaux de


préparation. La lutte policière internationale
contre le terrorisme djihadiste s’est jusqu’à Ces dix dernières
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présent révélée efficace, particulièrement en
années :
Occident. Al-Qaida et ses cadres ont été sévè-
rement frappés et affaiblis. Si l’« al-qaidaisme » une soixantaine
n’a pas encore épuisé sa dynamique, qui s’est d’attaques majeures
nourrie, entre autres, de la guerre en Irak, les
tentatives d’attentats aériens démontrent un niveau de préparation tech-
nique médiocre.

L’efficacité des organisations combattantes doit en effet se mesurer non


à leurs déclarations empreintes d’inflation mais à leurs résultats. Malgré les
espérances initiales, aucun djihad de masse n’est venu relayer l’action de
petits groupes isolés ou pourchassés. Sans doute, le courant idéologique
symbolisé par Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri, relayé entre
autres par Internet, ne disparaîtra pas avec eux. La lutte sera encore longue
avant de déboucher sur un dépérissement et l’avenir peut réserver de désa-
gréables surprises. Mais aucune action à caractère terroriste, quelle que soit
son ampleur future, ne pourra modifier le rapport de forces mondial. Le
fréquent rappel du danger d’un terrorisme « d’armes de destruction
massive » depuis l’attentat au gaz sarin du métro de Tokyo en 1995 tient
d’abord de la manipulation politique de l’angoisse – bien qu’un jour ou
l’autre un bond qualitatif soit possible, provoquant une panique de masse.

Les perspectives du monde dans lequel nous vivons ne sont pas plus
dramatiques que lors de la guerre froide. Le fait que l’Occident ne
puisse être frappé que par le terrorisme est la preuve même de sa puis-
sance.

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Bien sûr, les États ne peuvent sous-estimer le danger représenté par le


djihadisme et sa capacité de nuisance. Il oblige à une constante et coûteuse
mobilisation policière. Mais il importe de rappeler que le phénomène ter-
roriste, qui constitue une technique violente de guerre psychologique, agit
surtout dans les esprits et les volontés et qu’il ne constitue nullement une
menace majeure.

Le fait que des groupes terroristes transnationaux puissent trouver des


relais locaux ajoute cependant une dimension internationale à la lutte
contre ce phénomène dont chaque État concerné doit tenir compte pour la
coordination, l’échange d’informations et la surveillance, comme pour la
répression à l’échelle nationale.

***

Les buts ultimes au nom desquels les djihadistes combattent – la restaura-


tion du califat et l’imposition de la charia à l’échelle du monde musulman
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– paraissent toujours aussi utopiques.

En revanche, à coup sûr, leurs actions meurtrières ont concouru à


accroître le retard économique de la majorité des pays musulmans.

Le terrorisme reste un phénomène largement surestimé. Le Pakistan en


est l’épicentre, comme il est dans une très large mesure celui du conflit
afghan.

L’insurrection afghane, en revanche, ramène l’attention sur les considé-


rables difficultés qu’a l’Occident à maîtriser des situations de cette nature.
Les guerres d’usure, dans lesquelles le temps travaille en faveur des insur-
gés s’ils ont une solide base sociale, n’ont pas le soutien des opinions
publiques occidentales, par ailleurs aujourd’hui plus que jamais sensibles
aux pertes humaines. Le fait d’intervenir au nom de la démocratie
implique de ne pas utiliser des méthodes massivement répressives
(comme la Russie en Tchétchénie, le Sri Lanka contre les Tigres tamouls, la
Turquie contre les Kurdes, etc.).

L’Irak a mobilisé les forces et les moyens américains en priorité, tandis


que l’Afghanistan était considéré comme un théâtre mineur et marginal :
pour une population équivalente, on a formé cinq soldats irakiens pour un
soldat afghan durant les années 2003-2009… Victime collatérale de la
guerre d’Irak, l’Afghanistan s’annonce comme un terrain plus complexe
encore que ce dernier. Les débuts, dans ce genre d’affaires, sont capitaux
et déterminent le cours des événements. En Somalie, par exemple, était-il

290
Guérillas et terrorismes

DOSSIER I AL-QAIDA ET LA GUERRE CONTRE LE TERRORISME


pertinent pour Washington de faire intervenir en 2006 l’Éthiopie, l’ennemi
héréditaire ? Ce qui équivaut à envoyer des troupes russes pour tenter de
régler une insurrection polonaise…

Peut-être faut-il enfin rappeler qu’il s’agit de savoir où l’on s’engage et


d’avoir une stratégie aux buts clairement définis, dès lors qu’il est question
d’insurrection.

Quant à la lutte contre le terrorisme, elle est d’abord affaire de police et


devrait prendre, dans l’éventail des défis qui nous concernent, sa juste
place : une place mineure par rapport au changement d’équilibre géopoli-
tique fondamental qui s’opère sous le signe de la montée en puissance de
l’Asie, Chine en tête.
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MOTS CLÉS
Guérillas
Terrorisme
Islamisme radical
Guerre contre le terrorisme

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