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LES MÉCANISMES
DE LA SOUMISSION
À L’AUTORITÉ
su el
Men ELLE
V LE
NEUROMARKETING NOU
RMU
LES PIÈGES FO
DES SUPERMARCHÉS
COMPORTEMENT
MANIPULÉS PAR
DES CHANSONS !
CONTES DE FÉES
L’ÉCOLE
DE LA RAISON
Maux de ventre, lombalgie,
CAS CLINIQUE
eczéma, infertilité, cancer...
L’HOMME QUI
NE SAVAIT PLUS MIEUX
COMPRENDRE
COMPTER
LES TROUBLES
PSYCHO
SOMATIQUES
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 $ CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1170 XPF, PORT.CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
MASTER IN COGNITIVE SCIENCE
Université de Neuchâtel • Suisse
UNE FORMATION INTERDISCIPLINAIRE
POUR MIEUX COMPRENDRE CE QUI NOUS REND HUMAIN
Ce Master en sciences cognitives se veut résolument interdisciplinaire.
Les enseignements qui y sont dispensés portent sur la psychologie
du développement, la psychologie sociale, les neurosciences,
l’éthologie, la primatologie, l’évolution humaine, la philosophie
de l’esprit, la linguistique et la socio-anthropologie. L’objectif
de cette formation est de permettre aux étudiants de développer
une compréhension large de la nature de l’esprit humain.
N° 76
CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL
p. 40-46
Bruno Bonaz SÉBASTIEN
Directeur de recherche à l’Institut des neurosciences
de Grenoble et à la clinique universitaire d’hépato-
BOHLER
gastroentérologie du chu de Grenoble. Ses travaux Rédacteur en chef
portent sur les effets chroniques du stress sur le tube
digestif et sur les pathologies associées.
Mon cerveau
p. 48-51
Nathalie Rapoport-Hubschman
Médecin, psychologue et psychothérapeute, spécialisée
ce tyran
en psychologie de la santé. Ses travaux à l’université
de Stanford et à l’Institut de médecine corps-esprit
du Massachusetts en ont fait une experte des troubles
somatiques liés au stress.
M
a fille de sept ans m’a répondu, alors que je la réprimandais
pour une de ces bêtises que les bambins ont le don d’inven-
ter : « C’est pas moi, c’est mon cerveau. » Et comme je lui
demandais, intrigué, de préciser sa pensée, elle rétorqua
p. 60-62 sans broncher : « Bah oui, c’est lui qui me l’a fait faire. »
Gérard Lopez Si jamais cela vous arrive aussi, reportez-vous à la page 14. Vous y
Psychiatre, fondateur de l’Institut de victimologie, découvrirez qu’effectivement, les personnes fraîchement initiées aux neu-
expert près la cour d’appel de Paris, membre fondateur
de l’Unité mobile de psychiatrie légale. Spécialiste des rosciences se croient moins responsables de leurs actes puisque ceux-ci
troubles psychologiques liés aux violences familiales, découleraient de réactions biochimiques dans leurs neurones. C’est ce qui
aux agressions ou aux accidents. venait d’arriver à ma fille.
Le cerveau a bon dos. Évidemment, la malicieuse avait compris que
toute une série de sanctions ne pourraient dorénavant plus s’appliquer sous
le toit familial une fois ces prémisses posées. Elle s’aperçut de son erreur
quand je lui déclarai que dans ce cas, son cerveau irait passer un moment
puni dans sa chambre. C’est d’ailleurs le message de la réaction de Florian
Cova à cet article, que nous publions en page 18. Quand on veut faire croire
que notre cerveau est un autre, on se retrouve vite face à une impasse.
p. 76-81 Cela devient plus sérieux quand c’est une autorité extérieure qui nous
Deena Weisberg ordonne d’accomplir des actes répréhensibles. Dans ce numéro, Laurent
Chercheuse au département de psychologie Bègue nous relate une récente étude montrant que les cobayes de la célèbre
de l’université de Pennsylvanie. Ses travaux portent
sur les mécanismes cognitifs à l’œuvre dans expérience de Milgram ne se sentent plus agir eux-mêmes, et que leur cer-
l’imaginaire, leur implication dans l’apprentissage veau se déresponsabilise des chocs électriques qu’ils infligent aux autres.
du raisonnement chez les enfants et les adultes. Sacré cerveau. Tyran, puis esclave ? Faux jeton, oui ! £
N° 76 - Avril 2016
4
SOMMAIRE
N° 76 AVRIL 2016
p. 6 p. 14 p. 24 p. 32 p. 39-59
Dossier
p. 6-36
DÉCOUVERTES MIEUX
COMPRENDRE
p. 6 ACTUALITÉS p. 24 CONTRÔLE NOCICEPTIF LES TROUBLES
Du soir ou du matin ? La douleur ?
Sexe et calculs mentaux
L’addiction au hamburger
C’est dans la tête ! PSYCHO
Cannabis et retard cérébral
On peut contrôler sa douleur mentalement.
Stephen Macknik et Susana Martinez-Condé SOMATIQUES
p. 12 FOCUS p. 28 L’INFOGRAPHIE p. 40 N
EUROENDOCRINOLOGIE
La passivité du mal Petite psychologie LE VENTRE, MIROIR
Une expérience frappante montre
comment l’autorité nous déresponsabilise. des grandes surfaces DE NOS ANGOISSES
Laurent Bègue Visualisez les pièges qui vous font acheter. Maux d’estomac, colopathies : le ventre est
Ulrich Pontes et Younsun Koh une cible privilégiée du stress chronique.
p. 14 P
SYCHOLOGIE COGNITIVE Bruno Bonaz
p. 30 LA QUESTION DU MOIS
Les neurosciences
menacent-elles Qu’est-ce qu’un p. 48 I NTERVIEW
cerveau autiste ? PEAU, CŒUR, FERTILITÉ :
notre libre arbitre ? Il est différent, à la fois plus fort et plus faible. LES EFFETS DU STRESS
Si nos actions résultent de réactions Simon Baron-Cohen
neuronales, sommes-nous libres ? Les troubles psychosomatiques touchent
Azim Shariff et Kathleen Vohs
divers organes, qu’il est possible de protéger.
p. 32 GRANDES EXPÉRIENCES DE PSYCHOLOGIE Nathalie Rapoport-Hubschman
p. 18 P
HILOSOPHIE
DANIELA p. 52 P
SYCHOONCOLOGIE
Neurosciences et OVADIA
CANCER ET PSYCHÉ
liberté ne sont pas L’apparition et l’évolution
incompatibles Un cerveau d’un cancer dépendent parfois
Nos neurones ne nous manipulent pas car de facteurs psychologiques.
ils ne sont pas distincts de nos états mentaux.
coupé en deux Volker Tschuschke
Une opération historique du cerveau
Florian Cova
aurait produit « deux consciences ». p. 58 P
SYCHOLOGIE DE L’ATTACHEMENT
p. 20 L E CAS CLINIQUE L’ENFANCE
L’unijambiste du calcul DE LA SOMATISATION
La tendance à somatiser dépendrait de notre
Après un accident de voiture, monsieur N. s’aperçoit
premier lien d’attachement à nos parents.
qu’il ne sait plus compter... LAURENT COHEN
Yvane Wiart
N° 76 - Avril 2016
5
p. 60 p. 66 p. 94
p. 64 p. 70 p. 76 p. 88
p. 92
p. 70 Psychologie sociale
L’effet Mandela
Ou comment devenir fort quand on est seul.
Francisco Comiran et Laurent Bègue En couverture : © Valentina Razumova/shutterstock.com
N° 76 - Avril 2016
6 DÉCOUVERTES
p. 6 Actualités p. 12 La passivité du mal p. 14 Neurosciences et liberté p. 20 Le cas clinique p. 24 La douleur ? C’est dans la tête ! p. 28 L’infographie
Actualités
Par la rédaction
NEUROBIOLOGIE
Du soir ou du matin ?
C’est dans les gènes
Lève-tôt ou couche-tard ? Tout dépend du réglage de notre horloge
biologique, qui dépend de notre patrimoine génétique. Mais il reste
une part de liberté pour se fixer une bonne hygiène de sommeil.
Y
. Hu et al., GWAS of 89,283
individuals identifies genetic variants
associated with self-reporting of
being a morning person, Nature
Communications, 2 février 2016.
N° 76 - Avril 2016
7
NEUROSCIENCES
S
et de dormir. Ils ont montré que plus À CHACUN SON PROFIL
de 50 % des participants sont du soir, Être du soir ou du matin serait donc
40 % du matin, les 10 % restants n’étant en partie inné. De quoi être indulgent
ni vraiment de l’un, ni vraiment de envers ceux qui peinent à sortir du lit
l’autre. Sur le plan génétique, quinze aux aurores, ou à faire la fête tard dans
régions chromosomiques ont été la nuit. Sans pour autant y voir un quel-
associées au fait d’être du soir ou du conque déterminisme : les gènes ne i l’on savait que l’humeur varie au fil
matin. Au sein de sept de ces régions, sont qu’une donnée du problème, et des saisons, avec près de 20 % de la population
la composition de l’ADN varie d’une chacun est libre de se fixer une bonne victime d’un léger blues en hiver, peu d’études
personne à l’autre, produisant une hygiène de vie pour ne pas arriver en s’étaient penchées directement sur les fluctuations
diversité d’horloges circadiennes, cer- retard au travail ou à l’école. de l’activité cérébrale. Or celle-ci aussi dépend de
taines étant plutôt réglées vers le D’ailleurs, malgré le très grand l’époque de l’année, vient de montrer une équipe
matin, d’autres vers le soir. Huit autres nombre de participants, les cher- de l’université de Liège.
régions chromosomiques inter- cheurs n’ont pas pu identifier précisé- Les chercheurs ont soumis une trentaine de
viennent dans des aspects différents ment quelles variantes génétiques participants à des tests évaluant leur capacité
du fonctionnement de l’organisme : un sont à l’origine des profils lève-tôt ou d’attention et leur mémoire de travail, pendant
gène identifié est impliqué dans la couche-tard, ni prouver que ces gènes que leur activité cérébrale était mesurée par ima-
narcolepsie (la maladie du sommeil), sont la cause des bénéfices liés au fait gerie par résonance magnétique fonctionnelle
un autre dans la durée du sommeil de se lever tôt. Selon Isabelle Arnulf, (IRMf). L’expérience était répétée tous les mois.
paradoxal, et une région joue enfin un chercheuse neurologue au service Résultat : pour un même niveau de performance
rôle important dans l’obésité. des pathologies du sommeil à la Pitié- attentionnelle, le cerveau doit plus augmenter son
L’étude a par ailleurs révélé que Salpêtrière, « le questionnaire de phé- activité en juin qu’en décembre. Et pour la
parmi les matinaux, près de 60 % sont notype soumis aux participants était mémoire de travail, il s’emploie davantage en sep-
des femmes et moins de 40 % des trop limité, ce qui expliquerait leurs tembre et moins en mars.
hommes. Une différence a priori d’ori- difficultés à conclure. Quand on utilise En cause : des facteurs externes (telle la durée
gine génétique, mais dont les bases un questionnaire “validé” scientifique- d’ensoleillement) ou bien des rythmes biologiques
n’ont pas été élucidées. À noter éga- ment pour ce genre d’études, on ne internes. Le sens de ces variations reste incertain,
lement que la tendance à être du recense pas autant de personnes car seule l’augmentation relative d’activité lors des
matin se renforce aussi avec l’âge. matinales dans la population géné- tests a été mesurée, sans que l’on sache si l’activité
Enfin, l’étude révèle que les lève-tôt rale. » C’est peut-être aussi le signe cérébrale de base variait aussi. En conséquence,
auraient besoin de moins de 8 heures que d’autres gènes interviennent, ainsi on ignore encore si la quantité d’énergie mobilisée
de sommeil par jour et, comparés aux que des facteurs supplémentaires – pour la tâche dépend réellement du moment de
personnes qui veillent tard, auraient environnementaux, socio-écono- l’année. Mais une chose est sûre : l’étude de la sai-
moins de risques de souffrir de miques ou psychologiques. £ sonnalité cérébrale ne fait que commencer. £
troubles du sommeil (insomnie ou Bénédicte Salthun-Lassalle Guillaume Jacquemont
N° 76 - Avril 2016
8 DÉCOUVERTES A
ctualités
NEUROBIOLOGIE
Sexe
et calculs
mentaux
. Wright et R. A. Jenks, Sex on the brain !
H
Associations between sexual activity and
cognitive function in older age,
Age and ageing, janvier 2016.
24 %
Nuits blanches insistants, contre 39 % des sujets
reposés. Certes, il s’agissait ici
et faux aveux d’une étude de laboratoire éloignée
d’un interrogatoire réel : ce que les
participants avouaient à tort, c’était
N° 76 - Avril 2016
9
NEUROBIOLOGIE
Addiction au
hamburger :
La logique
de clan des bébés
le cerveau recâblé
. Liu et al., Consumption of palatable food primes food
S
Q
longs sur l’écran lorsque le résultat déjoue leurs
attentes, c’est-à-dire lorsque le membre du petit
groupe l’emporte. Les psychologues pensent que
l’attribution d’une dominance sociale sur la base
de la taille du clan aurait été sélectionnée
évolutivement car il est avantageux de se ranger
derrière un individu appuyé par des troupes
importantes en cas de conflit. £ S. B. Mais que se passe-t-il si les neu-
uelques hambur- rones préfrontaux informent réguliè-
gers gras et sucrés, et votre cer- rement ceux de l’aire tegmentale ven-
Craquantes, veau se reconfigure déjà pour vous
faire rechercher à tout prix cette
trale de la présence de nourriture,
associant cette information au plaisir
mes chips ! nourriture. Un processus de remode-
lage qui intervient en moins de
lié à sa consommation ? Les neurobio-
logistes ont observé que le nombre de
24 heures. C’est ce que viennent de connexions augmente alors entre ces
étaient perçues comme intenses. Les mentale ventrale. Les neurones pré- chez les rats étudiés. Une fois créées,
chercheurs l’expliquent par divers effets, frontaux émettent un messager les nouvelles synapses restent pré-
notamment par une fracturation plus rapide chimique, le glutamate, qui incite sentes au moins plusieurs jours après
et plus importante de la chips craquante, ceux de l’aire tegmentale ventrale à le « recâblage du hamburger ». Nul ne
d’où une arrivée massive de composés gustatifs s’activer et à relâcher de la dopa- sait en combien de temps elles se
dans la bouche.£ G. J. mine : d’où l’envie de consommer. résorbent. £ S. B.
N° 76 - Avril 2016
10 DÉCOUVERTES A
ctualités
MALADIES NEURODÉGÉNÉRATIVES
L’immunité, arme
anti-Alzheimer
Cira Dansokho et al., Regulatory T cells delay disease progression in
Film violent
Alzheimer-like pathology, Brain, 1er février 2016.
ou érotique ?
Le choix des souris
N ous ne sommes pas les seuls à avoir
des préférences en matière de cinéma.
L’éthologue japonais Shigeru Watanabe et
ses collègues de l’université Keio ont constaté
que les souris préfèrent, lorsqu’elles en ont le
D
choix, regarder des vidéos où leurs semblables
se battent que d’autres où elles sont en train
de copuler. Les scientifiques pensent que cette
préférence est liée au fait que ces films
véhiculent davantage d’informations sur les
relations de dominance au sein des groupes
evant l’absence de neuroinflammatoires complexes sociaux. Gageons toutefois que cette étude a
traitement contre la maladie associées à la maladie d’Alzheimer. plus de chances d’obtenir le prix parodique Ig
d’Alzheimer, certains scientifiques Chez des rongeurs atteints de la Nobel, récompensant des recherches « qui font
se tournent vers le système immu- maladie à un stade précoce, ils ont rire les gens, puis réfléchir », que de déclencher
nitaire. Outre son action contre les injecté de faibles quantités d’in- l’ouverture d’un futur vidéoclub pour
organismes étrangers – virus et bac- terleukine-2 qui ont augmenté la rongeurs ! £ G. J.
téries – ou les cellules cancéreuses, quantité de lymphocytes T régula-
celui-ci provoque aussi une inflam- teurs. Ils ont alors constaté une plus
mation « autour » des neurones
malades dans le cerveau des
forte mobilisation des cellules micro-
gliales (chargées notamment d’éli-
La précarité fait
patients Alzheimer, sans que l’on
sache encore clairement s’il s’agit
miner les déchets dans le cerveau)
autour des plaques d’amyloïde
mal physiquement
d’un ennemi ou d’un allié pour nos caractéristiques de la maladie.
neurones. Il serait donc intéressant
de favoriser une action inflamma-
toire « bénéfique », capable d’élimi-
Parallèlement, cette manipulation
a ralenti la perte des fonctions cogni-
tives, ce qui suggère qu’elle a déclen-
T riste constat dressé par une étude auprès
de 33 720 Américains : la consommation
d’antidouleurs est associée au niveau de
ner notamment les plaques amy- ché une réponse neuro-inflammatoire précarité économique des foyers. Ceux où les
loïdes du cerveau. bénéfique de la part des lymphocytes deux conjoints sont sans emploi consomment
Pour cela, Guillaume Dorothée T régulateurs. À l’inverse, en dimi- en moyenne 20 % d’analgésiques
et ses collègues de l’équipe Inserm nuant la quantité de ces cellules, ils de plus que la moyenne nationale. En outre,
Système immunitaire, neuro-inflam- ont réduit le recrutement de cellules des participants en laboratoire, amenés à
mation et maladies neurodégénéra- microgliales et accéléré le dévelop- se représenter une conjoncture économique
tives du centre de recherche Saint- pement de la maladie. Moduler la globalement instable, tolèrent moins bien
Antoine, à Paris, ont modifié la réponse immunitaire avec l’interleu- la douleur dans un test consistant à garder
quantité de lymphocytes T dits régu- kine-2, déjà utilisée dans d’autres la main plongée dans un seau d’eau glacée.
lateurs. Cette classe de cellules protocoles cliniques, apparaît donc Selon les psychologues, la précarité économique
© UGRENN 3S/Shutterstock.com
immunitaires, en plus de son rôle comme une thérapie prometteuse. Un engendre un stress qui abaisse les seuils
dans la régulation « classique » des essai clinique pilote chez l’homme est de souffrance et peut même donner lieu
réponses immunitaires, intervient d’ores et déjà envisagé. £ à des douleurs chroniques par des phénomènes
aussi lors de certaines réactions B. S.-L. inflammatoires. £ S. B.
N° 76 - Avril 2016
11
NEUROBIOLOGIE
Cannabis :
le cerveau
mature moins
F.M. Filbey et al., Preliminary findings
demonstrating latent effects of early adolescent
marijuana use onset on cortical architecture,
Dev. Cog. Neurosci., vol. 16, pp. 16-22, 2016.
8 %
Des nanoparticules élevé au sein de ces organites serait
en cause, d’où l’idée de l’abaisser
contre Parkinson avec des nanoparticules acidifiantes.
C’est ce qui a été tenté avec succès
dans un projet dirigé par Benjamin
N° 76 - Avril 2016
12 DÉCOUVERTES F
ocus
LAURENT BÈGUE
Professeur de psychologie sociale à l’université
de Grenoble-Alpes.
SOUMISSION À L’AUTORITÉ
La passivité
du mal
Source : E. Caspar et al., Coercion changes the sense of agency in the human brain, Current Biology, vol. 26, pp. 1-8, 2016
a
N° 76 - Avril 2016
Banque coopérative créée par des enseignants, la CASDEN repose sur un système alternatif
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- Illustration : Killoffer.
© Ron et Joe/Shutterstock.com
N° 76 - Avril 2016
DÉCOUVERTES P
sychologie cognitive 15
Les neurosciences
menacent-elles notre
libre arbitre ? Par Azim Shariff, psychologue, directeur du Culture and Morality Lab
à l’université de l’Oregon, et Kathleen Vohs, psychologue, professeure
de marketing à l’université du Minnesota.
A
EN BREF De tels cas nous obligent à réfléchir à ce qu’est
££Si nos pensées et nos la responsabilité individuelle. Car le somnambu-
actes sont gouvernés lisme n’est pas la seule situation où nous pourrions
par nos neurones, avoir beaucoup moins d’influence consciente sur
sommes-nous encore nos actes que nous le pensons. Sur la base de nos
responsables de nos connaissances sur le cerveau, certains neuroscien-
actes ?
tifiques et philosophes prétendent que nous serions
££Cette idée est si tous plus ou moins dans des états mentaux proches
u mois de juillet 2008, perturbante que des du somnambulisme – même réveillés et parfaite-
Brian Thomas et sa femme Christine sont en personnes à qui l’on fait ment conscients. En fait, nous ne serions aucune-
lire des ouvrages de
voyage à bord de leur mobile home dans le sud du neurosciences répugnent ment maîtres de nos destinées et de nos décisions.
pays de Galles. Ils s’arrêtent dans la ville côtière de à condamner des Bien plus déterminants seraient les événements de
Aberporth. Gêné par le bruit que font une bande de criminels. notre passé et les ressorts de notre inconscient. En
jeunes sur des motos, le couple va s’installer vers clair : le libre arbitre serait une illusion.
££D’autres expériences
23 h 30 sur le parking d’une aire de repos toute montrent que cette Les tenants d’une telle posture intellectuelle
proche. Au cours de cette nuit, Brian Thomas rêve situation serait font valoir que tous les êtres vivants obéissent aux
qu’un des jeunes de la bande fait irruption dans leur catastrophique pour lois de la physique, en quoi tout événement est la
caravane. En état de somnambulisme, il confond sa le fonctionnement conséquence logique de celui qui le précède, selon
femme avec l’intrus imaginaire et la tue. Telle sera, de la société. le principe de causalité. Même le comportement
du moins, sa version des faits. ££Les auteurs de humain résulterait de liens de cause à effet, sur
Seize mois plus tard, Thomas comparaît en ces recherches appellent lesquels nous n’aurions aucune prise. Dans l’uni-
justice pour meurtre. Un expert psychiatre expli- à redéfinir la notion de vers, il n’y aurait aucune place pour la liberté.
quera que l’accusé ne savait pas qu’il étranglait libre arbitre à la lumière Certaines études neuroscientifiques semblent
de ces découvertes.
sa femme. Brian est somnambule depuis son donner foi à cet argument. Elles laissent penser que
enfance. Il sera innocenté. des décisions conscientes ne seraient pas toujours
N° 76 - Avril 2016
16 DÉCOUVERTES P
sychologie cognitive
LES NEUROSCIENCES MENACENT-ELLES NOTRE LIBRE ABITRE ?
N° 76 - Avril 2016
17
N° 76 - Avril 2016
DÉCOUVERTES P
hilosophie 18
FLORIAN COVA
Chercheur en psychologie et en philosophie
à l’université de Genève.
et liberté ne sont
si l’on nous demande d’imaginer un monde peu-
plé d’individus dont le comportement serait
explicable (et donc déterminé) par des facteurs
pas incompatibles
psychologiques et environnementaux, nous
jugeons malgré tout ces individus responsables
de leurs actes. De la même façon, d’autres études
montrent que la plupart des gens considèrent
D
que nous serions moralement responsables
même s’il était possible de prédire nos actions à
l’avance en lisant dans notre cerveau.
Mais alors, si notre conception ordinaire du
libre arbitre est compatible avec l’idée selon
laquelle le comportement humain est déter-
ans de récents travaux (voir p. 14), miné, comment expliquer les résultats de
les psychologues Azim Shariff et Kathleen Vohs Shariff et Vohs ?
montrent que la lecture d’ouvrages de neuros-
ciences amène la plupart des gens à penser que NOTRE CERVEAU, MÊME SOUMIS AUX LOIS
nous ne serions pas vraiment responsables de nos DE LA PHYSIQUE, NE NOUS MANIPULE PAS
actes. Ils constatent aussi que les personnes ayant Ces dernières années, des études pionnières
lu des traités scientifiques relatifs au fonctionne- ont livré des résultats intéressants : ce n’est pas
ment du cerveau se comportent de façon plus tant le déterminisme qui effraye les gens, que
agressive avec autrui et dédouanent des criminels l’idée selon laquelle nos états mentaux ne joue-
de leurs forfaits. Ils concluent que le développe- raient aucun rôle dans la production de nos
ment des neurosciences entraînera à long terme actions. En effet, de nombreuses personnes ont
une transformation profonde de nos pratiques tendance à interpréter les résultats neuroscienti-
morales : délivrés de l’illusion selon laquelle les fiques comme la preuve que nous sommes des
criminels sont responsables de leurs actes, nous ne pantins manipulés par notre cerveau, lequel tire-
condamnerions plus aux mêmes peines, et essaye- rait les ficelles dans l’ombre. Cependant, cette
rions surtout d’éviter leurs passages à l’acte. interprétation des résultats scientifiques repose
Cette conclusion repose sur deux présupposés : sur un dualisme entre le sujet et son cerveau qui
premièrement, que les neurosciences établiraient est scientifiquement intenable et ne fait certaine-
LIBRE ET DÉTERMINÉ que nos comportements sont complètement déter- ment pas partie des neurosciences. Les neuros-
minés, et deuxièmement que cette détermination ciences bien comprises montrent justement que
Réagissant à l’article p. 14, (tout comportement est explicable par des causes le moi et le cerveau se confondent, de telle sorte
© Ron an Joe / Shutterstock.com
Florian Cova explique que antérieures) est en contradiction directe avec que cela n’aurait aucun sens de dire que nous
se croire « manipulé par notre conception ordinaire du libre arbitre et de la sommes manipulés par notre cerveau. Avec un
son cerveau » n’est possible responsabilité morale. peu de travail pédagogique, il serait donc pos-
que si l’on conçoit ses Or, s’il y a de bonnes raisons d’accepter que sible de faire comprendre que les neurosciences
propres pensées comme les neurosciences promeuvent une vision déter- ne menacent en rien l’image qu’ils ont d’eux-
découplées des neurones ministe du comportement humain, il est tout mêmes comme agents libres et responsables de
qui leur sont associés. aussi fondé de penser que cette vision est leurs actes. £
N° 76 - Avril 2016
D
N O U S SO M M E S D E S A N S E U R S
ET NON DES STATUES
ÉGALEMENT
Monsieur N.,
l’unijambiste
du calcul
Après un accident de voiture, monsieur N.
ne sait plus faire de calculs exacts. Mais il
sait encore estimer les quantités. Signe que
les capacités de calcul reposent sur deux
réseaux cérébraux.
© Shutterstock/Nikiteev_Konstantin
N° 76 - Avril 2016
DÉCOUVERTES C
as clinique 21
Monsieur N. se trompait
souvent dans ses
calculs, mais il ne
tombait jamais très loin
LAURENT COHEN
de la solution. Professeur de neurologie
à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière.
EN BREF
££Suite à un accident
de voiture, monsieur N.
souffre de lésions dans
les zones cérébrales du
langage.
C ette histoire commence par
un drame, un drame banal, de ceux qui brisent
le cours d’une vie. Monsieur N., agent d’assu-
rances âgé de 40 ans, est victime d’un accident
de voiture. Le côté gauche de sa tête heurte le
pare-brise, il perd connaissance. Il est hospita-
££Or c’est sur ces zones lisé et les chirurgiens évacuent en urgence l’amas
que repose la capacité à de sang qui comprime son hémisphère gauche.
manipuler des symboles, Malheureusement, sous cet hématome, le cer-
et en particulier des veau a souffert de façon irréversible, et mon-
nombres. Sans elles,
impossible de faire des sieur N. conserve des séquelles sévères : la moitié
calculs exacts. droite de son corps est en partie paralysée et il
ne voit plus la moitié droite de son champ visuel.
££Heureusement, un En outre, il a des difficultés pour parler, écrire,
système cérébral distinct
évalue les quantités. comprendre les paroles et lire. En effet, comme
En le mobilisant, chez l’écrasante majorité des droitiers, son
monsieur N. peut hémisphère gauche est le siège des mécanismes
toujours manipuler du langage, qui sont perturbés par la lésion – on
mentalement les parle d’aphasie.
nombres, mais de façon
approximative. J’ai rencontré Monsieur N. trois ans après son
accident, alors qu’il venait à l’hôpital pour faire le
point. À cette époque, mon collègue Stanislas
Dehaene et moi-même nous intéressions aux
mécanismes psychologiques et cérébraux du
calcul, car les nombres nous semblaient offrir une
voie d’approche simplifiée du langage. Ils
impliquent en effet un vocabulaire (1, 2, 3, 7…),
une signification (10 représente une certaine
quantité, qui est un peu plus importante que celle
N° 76 - Avril 2016
22 DÉCOUVERTES C
as clinique
Monsieur N., l’unijambiste du calcul
symbolisée par 9) et des règles de combinaison de quantité. Jamais il n’aurait dit qu’une main
[(10 + 2) x 3 = 36], mais de façon bien moins com- comportait 45 doigts. Autre exemple : nous avons
plexe que le langage. Et souvent, dans le domaine montré à monsieur N. trois chiffres contigus (7,
scientifique, les découvertes naissent de la ren- 6 et 8), avant de les faire disparaître puis, quelques
contre entre des esprits préparés et des faits appa- secondes plus tard, d’afficher un seul chiffre ; ce
remment inexplicables. Or le bilan que mon- dernier pouvait soit appartenir au triplet initial
sieur N. était venu réaliser à l’hôpital donnait des (par exemple 6), soit ne pas en faire partie mais en
résultats curieux. Plus précisément, le patient s’en être proche (comme 5), soit en être très différent
sortait un peu mieux avec les nombres que la sévé- (par exemple 2). Le patient devait dire si le chiffre
rité de son aphasie ne le laissait présager. Il arri- présenté seul appartenait ou non au triplet initial.
vait ainsi à écrire les chiffres sous la dictée, alors Monsieur N. n’avait pas de mal à rejeter le chiffre 2,
qu’il était incapable de le faire avec des mots. mais il acceptait aussi facilement le chiffre 5
Nous avions par exemple énoncé : « 7, 42, (pourtant absent du triplet) que le chiffre 6.
193, 1 865 » et il avait écrit « 7, 43, 198, 1 985 ». Ce Autrement dit, il n’avait pas mémorisé de façon
n’était pas parfait, mais tout de même à peu près exacte les chiffres de départ, mais seulement leur
convenable. Intrigués, nous avons décortiqué la grandeur approximative, ce qui l’amenait à
capacité de monsieur N. à manipuler les nombres. confondre les valeurs trop proches comme 5 et 6.
Un dernier exemple, dans le domaine du
10 MINUTES DANS UN QUART D’HEURE, calcul mental : nous avons montré à monsieur N.
4 DOIGTS SUR UNE MAIN… des additions très simples, en lui proposant
Au cours de rendez-vous échelonnés sur chaque fois un résultat. Certains calculs étaient
quelques mois, nous lui avons proposé toute une corrects (2 + 2 = 4), d’autres avaient des résultats
série de tests numériques. Et nous avons abouti à aberrants (2 + 2 = 9), et d’autres enfin étaient
la conclusion suivante : monsieur N. ne savait plus légèrement erronés (2 + 2 = 5). Le patient devait
traiter les nombres de façon exacte, mais il était décider si le calcul était juste ou faux. Là encore,
toujours capable de manipulations approxima- il était dans l’approximation : il rejetait presque
tives. Ainsi, quand on lui posait des questions toujours les résultats largement erronés, mais
appelant des réponses numériques, il se trompait acceptait de la même manière les calculs exacts
une fois sur deux, mais de peu : selon lui, le mois et ceux qui étaient tout juste faux.
de janvier avait 15 ou 20 jours, un quart d’heure Comment monsieur N. avait-il pu garder une
10 ou 20 minutes, une année 350 jours, une main certaine capacité à manipuler les nombres tout en
4 doigts et une douzaine 6 ou 10 unités ! perdant sa précision ? Pour le comprendre, il faut
Si ces réponses erronées paraissaient éton- d’abord se demander ce qu’est un nombre.
nantes, elles étaient toujours plausibles en termes Imaginez trois pommes sur la table, trois oiseaux
7
évoquées. Il est présent dans les deux hémisphères, au sein 6
N° 76 - Avril 2016
23
sur une branche, trois notes de musique, trois le système lié au langage, qui permet de réaliser
idées géniales, trois jours de vacances. Tous ces des calculs exacts en manipulant des symboles.
ensembles n’ont rien de commun (même notre Or, rappelons-le, les zones cérébrales du lan-
façon de les percevoir diffère, puisqu’ils se voient, gage avaient été endommagées chez monsieur N.
s’entendent, se pensent…), hormis le fait qu’ils En conséquence, tout le versant symbolique (et
comportent trois éléments. Le nombre est donc donc exact) de ses capacités de calcul était per-
une propriété extrêmement abstraite d’un groupe turbé : il ne savait plus que 2 + 2 = 4. En revanche,
d’objets, qui représente leur quantité indépendam- il parvenait toujours à estimer mentalement les
ment de leur aspect : il reste d’ailleurs constant quantités, ce qui le tirait plus ou moins d’affaire :
lorsqu’on déplace les objets, qu’on change leur il savait bien que 2 + 2 ne font pas 9.
couleur ou qu’on en remplace un par un autre. Cette dernière capacité repose en grande par-
Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, tie sur une région du cerveau située dans les lobes
notamment sous l’influence du psychologue Jean pariétaux, au sein d’un profond repli du cortex
Piaget, les enfants ont cette notion de nombre dès appelé sillon intrapariétal. C’est ce qu’on voit chez
leur plus jeune âge, sans doute même depuis leur
naissance. Une certaine ingéniosité expérimen-
tale est bien sûr nécessaire pour le montrer. Nous avions dicté à monsieur N.
Véronique Izard et ses collègues ont ainsi présenté
à des bébés âgés de seulement 2 jours des séries
“7, 42, 193” et il avait écrit
comportant un nombre fixe de sons : par exemple,
des suites de 4 sons (ta-ta-ta-ta, fi-fi-fi-fi, gou-gou-
“7, 43, 198”. Sans être parfait,
gou-gou…) étaient répétées pendant deux minutes, cela restait convenable.
afin d’habituer les nouveau-nés au nombre 4. Les
chercheurs ont ensuite montré aux bébés plu- d’autres patients qui ont une lésion dans cette
sieurs images, représentant chacune un nombre région. Ces patients souffrent en quelque sorte de
particulier de points. Sur certaines, le nombre de la pathologie inverse de monsieur N. Ils peuvent
points correspondait au nombre de sons (ici 4), réciter sans erreur des tables de multiplication,
sur d’autres il était différent (par exemple 12). Or, prononçant de mémoire des combinaisons de
quand les bébés avaient été habitués à écouter symboles numériques – un peu comme on récite
4 sons, ils regardaient les images à 4 points plus l’alphabet –, mais ils apprécient mal les quantités
longtemps que celles à 12. Ils savaient donc que abstraites. Quand nous avons par exemple
les 4 sons et les 4 points partageaient une même demandé à l’un d’eux quel nombre « tombe au
propriété – et leur seul point commun, c’était jus- milieu de 4 et 8 », il a répondu « 3 » (la bonne
tement leur nombre, ce concept abstrait. réponse étant bien sûr 6).
Bibliographie Plus récemment, l’imagerie cérébrale a
LE LANGAGE, NÉCESSAIRE AU CALCUL EXACT confirmé que certains neurones du sillon intrapa-
Toutefois, pour que les nouveau-nés puissent B. M. Harvey et al., riétal s’activent dès que l’on manipule mentale-
distinguer deux nombres, il fallait qu’ils diffèrent Topographic represen- ment des quantités. Ben Harvey et ses collègues
du simple au triple (comme 4 et 12). Cette étude tation of numerosity de l’université d’Utrecht, aux Pays-Bas, ont même
in the human parietal
illustre donc un autre point important : la notion découvert des zones associées à des quantités par-
cortex, Science, vol. 341,
de nombre, chez les petits enfants, est approxima- pp. 1123-1126, 2013. ticulières (voir l’encadré page ci-contre). Ainsi, une
tive. Elle s’affine peu à peu et six mois après leur région précise s’allume quand on perçoit un seul
naissance, les bébés distinguent des nombres qui S. Dehaene, La bosse objet (ou qu’on y pense), une autre pour un groupe
des maths, Odile
ne diffèrent que du simple au double. Finalement, de deux, etc. Ces régions sont organisées selon une
Jacob, 2010.
et ceci est crucial pour comprendre le cas de mon- carte systématique : si on va du milieu du cerveau
sieur N., ce n’est qu’après avoir appris à compter en V. Izard et al., Newborn vers le côté, les différentes aires traversées s’ac-
utilisant les noms des nombres que les enfants infants perceive abstract tivent pour des quantités de plus en plus grandes.
numbers, pnas, vol. 106 ,
sortent complètement du flou. Ils se fondent alors Concluons sur une touche de modestie. À
pp. 10 382-10 385, 2009.
sur le langage et sur les aires cérébrales qui lui sont l’inverse du langage, la capacité d’apprécier les
associées. C’est ainsi qu’ils parviennent à se repré- S. Dehaene et L. Cohen, quantités n’est pas l’apanage de l’espèce humaine.
senter comme deux entités bien distinctes des Two mental calculation Les animaux l’ont aussi, depuis les cafards et les
systems : a case study
nombres très voisins, par exemple 5 677 et 5 678, salamandres jusqu’aux pigeons, aux lions ou aux
of severe acalculia with
qui symbolisent des quantités presque identiques. preserved approxima- singes. C’est une capacité bien nécessaire à la
Chez l’adulte, les deux systèmes continuent à coha- tion, Neuropsychologia, survie, pour choisir l’arbre contenant le plus de
biter : le système ancien, progressivement affiné vol. 29, pp. 1045- fruits ou éviter une troupe d’adversaires trop
mais qui reste toujours par nature approximatif, et 1074, 1991. nombreuse ! £
N° 76 - Avril 2016
24 DÉCOUVERTES C
ontrôle nociceptif
La
douleur ?
C’est dans la tête !
Par Stephen Macknik et Susana Martinez-Conde, centre médical Suny
Downstate de Brooklyn, New York.
N° 76 - Avril 2016
25
N° 76 - Avril 2016
26 DÉCOUVERTES C
ontrôle nociceptif
La douleur ? C’est dans la tête !
Avec l’aimable autorisation de Ari Hollander et Howard Rose ; © Hunter University of Washington (www.vrpain.com)
UNE DOULEUR PUREMENT MENTALE
Le neuroscientifique spécialiste de la douleur Arthur « Bud » Craig, de l’institut
neurologique Barrow, a découvert les mécanismes neuronaux d’une illusion à frémir
appelée grille thermique. Cette grille alterne une barre froide et une barre chaude
(pas au point d’être douloureuses). Quiconque pose la main dessus, ressent une
douleur insupportable qui est une pure illusion. La main n’est ni brûlée ni menacée
d’un froid intense, d’ailleurs sa température globale est inchangée, simplement la
circuiterie cérébrale à l’origine des sensations de froid, de chaud et de douleur, est
perturbée par ce montage.
Lorsque nous touchons un objet frais (18 °C, par exemple), deux types de neurones
sensoriels sont activés : des neurones sensibles à la douleur (nociceptifs) et des
neurones sensibles au froid modéré. Dans le cerveau, les neurones sensibles au
froid modéré bloquent l’activité des neurones sensibles à la douleur, car le froid
capté n’est pas menaçant. Partant, aucune sensation de douleur ne se fait jour.
Mais dans le dispositif de la grille thermique, l’activité des neurones sensibles au
froid modéré est neutralisée par le voisinage de barres chaudes. Ces neurones ne
bloquent plus aussi efficacement l’activité de ceux sensibles à la douleur, et notre
Jason Lee
cerveau crée une représentation de douleur intense. Une preuve que la douleur est
une construction du cerveau qui peut être déconnectée de la réalité.
N° 76 - Avril 2016
27
Jason Lee
Dans une scène du film E.T., deux frères exercent un chantage sur leur petite sœur en tordant le bras de sa poupée. Pourquoi la petite fille y est-elle
si sensible ? Deux groupes de recherche ont exploré cette question, à la fois avec des personnages représentés sur ordinateurs, et avec des
jouets-robots. Le neuroscientifique Mel Slater et ses collègues de l’université de Londres ont demandé à des participants de tourner un bouton en
réponse aux ordres d’un superviseur. Ce geste délivrait un choc électrique à un avatar virtuel qui semblait réagir à la douleur. Or le fait d’infliger cette
douleur fictive provoquait un état de détresse bien réel chez les participants... À l’université de Duisburg-Essen, en Allemagne, Astrid Rosenthal
von der Pütten et son équipe ont observé le cerveau de participants en train de voir des animations de jouets (des robots dinosaures), maltraités par
un expérimentateur. Les scientifiques ont noté une activité significative dans les zones limbiques du cerveau, dont on pense qu’elles sont le substrat
du sentiment d’empathie. Les mêmes aires s’activaient encore plus lorsque les sujets regardaient des films où des êtres humains étaient maltraités.
que nous accordons à un événement douloureux Sans doute est-il aussi moins soucieux de sa
joue le rôle d’une caisse de résonance qui amplifie Bibliographie propre intégrité physique : confrontés à une douleur
la sensation. Le neuroscientifique Henrik Ehrsson aiguë, la plupart des gens craignent de subir des
et ses collègues de l’institut de neurologie et de M. Slater et al., A virtual lésions corporelles permanentes s’ils persistent
l’université d’Oxford ont scanné le cerveau de reprise of the Stanley dans leur effort, et s’arrêtent avant d’être en réel
sujets tandis qu’ils voyaient une fausse main en Milgram obedience danger, explique Rogers. Lui ne s’arrête pas – et
cahoutchouc, qu’ils confondaient avec la leur, se experiments, plos one, malgré cela il est rare qu’il se blesse sérieusement.
trouver sous la menace d’un objet contondant : vol. 1, article e39, 2006. Toutes ces données indiquent que la douleur
dans leur cerveau, une zone nommée insula anté- H. Ehrsson et al., Threa- serait davantage une émotion qu’une pure sen-
rieure, essentielle à la perception consciente des tening a rubber hand sation. Or, les émotions peuvent être régulées
émotions et de la douleur, s’est fortement activée. that you feel is yours mentalement. Comme l’expliquent les illustra-
Le simple fait de se focaliser sur ce qui va arriver elicits a cortical anxiety tions de cet article, la douleur varie en fonction
amplifie ainsi la perception de la douleur. Un response, Proceedings de l’humeur, de l’attention et des circonstances,
of the National
phénomène que connaissent bien les parents dont ce qui étaye la théorie selon laquelle elle serait
Academy of Sciences
l’enfant va recevoir une piqûre. USA, vol. 104, pp. 9 828- une émotion. De tels travaux montrent par
Ainsi, même en ressentant la douleur physi- 33, 2003. exemple que, lorsque nous voyons une personne
quement, la capacité à ne pas se focaliser dessus inconnue se faire infliger des traitements dou-
A. Craig, How do you
joue certainement un rôle dans les capacités loureux, nous ressentons une part de cette dou-
feel ? Interoception :
d’endurance de ce champion. Dans pareille The sense of the phy- leur analogue par empathie. Autre curiosité
éventualité, le secret de sa force ne résiderait siological condition of illustrée par ces expériences, des dispositifs
pas dans une particularité physique, mais plutôt the body, Nature Reviews astucieux permettent de faire ressentir une
dans le fait que, lorsqu’il a un travail à faire, il Neuroscience, vol. 3, douleur alors même qu’aucun stimulus doulou-
se moque purement et simplement que cela lui pp. 655-666, 2002. reux n’est émis par le corps ! Décidement, la
fasse mal ou non. douleur est bien dans la tête. £
N° 76 - Avril 2016
28 DÉCOUVERTES L
’infographie
Petite psychologie
des grandes surfaces
Ça y est, vous avez encore trouvé dans votre caddie des choses que
vous ne vouliez pas acheter. Cette double page est faite pour vous.
Elle résume les principales astuces psychologiques dont se servent
les grandes surfaces pour augmenter leur chiffre d’affaires.
Texte : Ulrich Pontes | Graphique : Yousun Koh
LA ZONE DE FREINAGE
L’espace d’entrée garni de pains et de viennoiseries a une
fonction stratégique : créer la confiance sans pousser à la
consommation. L’odeur appétissante met l’eau à la bouche
et crée un appétit d’achats. Les hommes, moins intéressés,
prennent le large. Or les femmes seules achèteraient plus…
AMBIANCE TERROIR
Un hyper avisé place souvent ses fruits
et légumes en début de parcours. Il en résulte
un effet d’invite et une ambiance de marché
qui le distinguent des magasins discount.
COULOIRS PIÉGÉS
Les allées transversales ne plaisent guère et l’on n’y fait que
de courtes incursions. De ce fait, le milieu et les premiers mètres
de ces passages sont peu vus car traversés à vive allure.
L’optimum du placement de produit se trouve entre ces
deux zones, au niveau des petites flèches horizontales.
N° 76 - Avril 2016
29
CAPTURES D’ATTENTION
Les couleurs vives attirent le regard en vision PROMOTION ET EFFET DE RARETÉ
périphérique. Au cas où vous ne sauriez La peur de manquer une occasion en or nous
pas quel est votre type de yaourt favori pousse à acheter, lorsqu’une offre spéciale
parmi les cinquante-sept proposés, est annoncée pendant un temps limité.
des étiquettes de prix astucieusement
voyantes vous facilitent la tâche.
N° 76 - Avril 2016
30 DÉCOUVERTES L
a question du mois
NEUROBIOLOGIE
Qu’est-ce qu’un
cerveau « autiste » ?
LA RÉPONSE DE
SIMON BARON-COHEN
Professeur à l’université de Cambridge et directeur du Centre de recherche sur l’autisme.
tex préfrontal ventromédian (à l’avant du Du côté des atouts, le cerveau des créer un environnement où ils se sentent
cerveau), qui s’active quand on imagine autistes leur procure notamment une per- à l’aise. « Nous sommes comme des pois-
les pensées et les sentiments des autres – ception accrue des détails. Ces personnes sons d’eau douce dans l’eau salée, a un
une capacité nommée théorie de l’esprit. sont ainsi particulièrement douées pour jour déclaré une personne autiste.
Quand des autistes exécutent une tâche déceler une forme donnée dans un des- Mettez-nous dans l’eau douce et nous
faisant appel à cette capacité, cette région sin. Étonnamment, leur cortex pariétal nous épanouirons. Mettez-nous dans
présente une activité anormalement postérieur, région impliquée dans la l’eau salée, et nous étouffons. » £
N° 76 - Avril 2016
32
N° 76 - Avril 2016
DÉCOUVERTES G
randes expériences de psychologie 33
Un cerveau
coupé en
deux
Par Daniela Ovadia, codirectrice du laboratoire Neurosciences
et société de l’université de Pavie, en Italie, et journaliste scientifique.
EN BREF
££Il y a un demi-siècle,
des neurochirurgiens ont
sectionné le corps
calleux – le principal
A u début des années 1960,
le neuroscientifique américain Michael
Gazzaniga a conscience de vivre un moment
historique quand il teste les capacités cogni-
tives de patients au « cerveau divisé ». Ces der-
niers sont des épileptiques dont les deux hémis-
réseau de fibres reliant phères cérébraux ont été déconnectés par une
les deux hémisphères
cérébraux – de certains opération chirurgicale afin de limiter leurs crises.
patients épileptiques, afin « C’était ma première journée de chercheur,
d’endiguer leurs crises. raconte Gazzaniga quarante ans plus tard. À
peine la porte d’entrée franchie, une tâche me fut
££En étudiant ces
patients, Gazzaniga a pu assignée. Les expériences sur le cerveau divisé
attribuer différentes que j’avais élaborées durant ma dernière année à
© Illustrations de Stefano Fabbri
N° 76 - Avril 2016
34 DÉCOUVERTES G
randes expériences de psychologie
Un cerveau coupé en DEUX
Avec des résultats peu probants, qui conduisirent années 1940 par le neurologue Andrew Akelaitis
à l’abandon provisoire de la technique. sur le premier groupe de patients au corps calleux
Il faudra attendre plus de vingt ans pour que sectionné n’avaient révélé aucune anomalie.
deux neurochirurgiens de Los Angeles tentent à Mais pour le neurobiologiste Roger Sperry, qui
nouveau de l’appliquer. Certains patients a sectionné quelques années plus tôt le corps cal-
acceptent de subir l’intervention, car les crises leux de rats, de chats et de singes, l’intervention
rendent leur quotidien invivable : elles sur- n’est pas anodine sur le plan cognitif. Les animaux
viennent jusqu’à dix fois par jour et menacent opérés avaient en effet des comportements
N° 76 - Avril 2016
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36 DÉCOUVERTES G
randes expériences de psychologie
Un cerveau coupé en DEUX
N° 76 - Avril 2016
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N7
o Sarah Kazemy
« Le yoga m’aide
à m’accepter telle
que je suis »
Méditation doSSIe r
yoga,
Écologie et
trouvez même chemin
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la poSture du moIS
par Boris TATZKY
3’:HIKPQE=WUY^UY:?k@a@a@h@k";
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ce.fr
Dossier SOMMAIRE
p. 40
Le ventre, miroir
de nos angoisses
p. 48
Peau, cœur, fertilité :
les effets du stress
p. 52
MIEUX
Cancer et psyché
p. 58
L’enfance de
COMPRENDRE
la somatisation
LES TROUBLES
PSYCHOSOMATIQUES
Certains n’arrivent plus à dormir.
D’autres ont l’estomac noué. D’autres encore ont le dos
bloqué ou des palpitations. Ils vont chez leur médecin
qui, impuissant, diagnostique une « colopathie
fonctionnelle », « de mauvaises habitudes de sommeil »
ou un « eczéma de contact ». Autrement dit, on ne sait
pas. Ni infection, ni anomalie des vertèbres, ni réaction
allergique. Alors, de temps en temps, à peine murmurés,
viennent ces mots : « C’est psychosomatique ».
Autrement dit, c’est dans la tête. La souffrance, pourtant,
est bien réelle. Comment est-ce possible ?
Les pensées ne sont pas immatérielles, mais produites
par notre cerveau. Si elles sont bloquées par des
angoisses, des tensions, si nous nous interdisons de les
exprimer, le système nerveux enclenche des réactions
immunitaires et inflammatoires liées au stress, qui
frappent n’importe où : intestins, cœur, peau, articulations.
Il est inutile de vouloir guérir le corps si on n’a pas d’abord
fait le ménage dans sa tête. Renouveler son rapport aux
autres, verbaliser ses émotions, remodeler les pensées
intrusives : le chemin est long, mais il mène vers l’avenir !
Sébastien Bohler
N° 76 - Avril 2016
40 Dossier
LE VEN
MIROIR
DE NOS
ANGOISSES
Certaines personnes
souffrent de maladies
chroniques de l’intestin,
sans que les médecins
ne parviennent à en
identifier les raisons.
Leurs angoisses
en sont-elles la cause ?
N° 76 - Avril 2016
41
TRE
Douleurs, ballonnements, diarrhées :
le système digestif est souvent le premier
à souffrir d’un stress trop important ou mal géré.
Être attentif à ce signal d’alarme est essentiel
pour éviter que le mal ne s’installe.
EN BREF
£ Les troubles
intestinaux sont souvent
T ous les jours, j’ai la boule au ventre le matin,
l’envie de pleurer quand j’approche de l’entrée du bâtiment où
je travaille, littéralement envie de vomir quand je parcours le
couloir qui mène jusqu’à mon bureau, des diarrhées tous les
jours où je bosse (eh oui !), des crises de larmes silencieuses dans
les toilettes, un mal de dos persistant depuis ce jour d’août où
les premières causes j’ai repris après trois semaines de congé et où j’étais clouée au lit
de plaintes pour
par des contractures musculaires venues de nulle part… Ce bou-
consultation. Ils résultent
parfois de facteurs lot ne m’intéresse pas, mais alors pas du tout, c’est quasi doulou-
psychologiques. reux de le faire, car ce n’est jamais ce à quoi j’ai aspiré, ça m’en-
nuie intellectuellement, et ça n’a aucun sens réel pour moi… »
£ En étudiant les Ce témoignage, livré sur un forum de santé, est embléma-
maladies chroniques des
tique de la façon dont notre corps exprime parfois les tensions
intestins, les chercheurs
comprennent les liens nerveuses que nous accumulons. Son auteur décrit des symp-
hormonaux et nerveux, tômes bien connus des spécialistes, et qui ont touché aussi des
via le nerf vague en milliers de personnes venues inonder les consultations de
particulier, reliant le généralistes plus d’un mois après les attentats de
© VoodooDot/Shutterstock.com
cerveau au tube digestif. novembre 2015, pour des maux de ventres qu’elles ne compre-
naient pas. Finalement, notre tube digestif est en première
£ Une molécule,
le crf, libérée en cas ligne dans les effets psychosomatiques liés au stress.
de stress, provoque Il y a encore quelques années, un chercheur invoquant ce
une inflammation genre de lien de cause – un stress – à effet – des troubles intes-
des intestins et perturbe tinaux – serait passé pour un charlatan… Mais aujourd’hui, la
leur fonctionnement. recherche et la médecine ont révélé que le stress, au sens large
N° 76 - Avril 2016
42 DOSSIER M
IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
LE VENTRE : MIROIR DE NOS ANGOISSES
N° 76 - Avril 2016
43
CRF 1
Hypothalamus
Cortex
préfrontal CRF
Amygdale
Hypophyse
ACTH
Système
sympathique CRF
Ganglion
lymphatique
Nerf vague
Moelle osseuse
Glande
cortico-
+ surrénale
Cytokines –
CRF 2
Troubles
Inflammation intestinaux
Douleur
Effet Cortisol
anti-inflammatoire
Rein
N° 76 - Avril 2016
44 DOSSIER M
IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
LE VENTRE : MIROIR DE NOS ANGOISSES
étendu qui se divise en trois structures : les régions sympathique, majoritairement excitateur, est
exécutives, dont l’hypothalamus (une région à la capable de mobiliser les réserves d’énergie du corps
base du cerveau), qui déclenchent la réaction phy- pour faire face à un danger et d’augmenter la fré-
siologique de stress ; les aires de coordination dans quence cardiaque ou la pression artérielle. C’est lui
le système limbique, dont l’amygdale, qui gèrent qui a permis à nos ancêtres de prendre leurs jambes
les émotions ; et les régions de contrôle de haut à leur cou devant un ours, et qui nous permet
niveau, dont le cortex préfrontal, responsables des aujourd’hui de bondir de côté quand une voiture
modes de pensée rationnelle. manque de nous renverser. Le second, nommé sys-
En réponse à une situation perçue comme une tème parasympathique, tend à ralentir la fréquence
menace, le cortex préfrontal inhibe normalement cardiaque, détendre les muscles, réduire la pression
l’amygdale, impliquée dans la réaction de peur, artérielle et augmenter la vidange intestinale. Il a
de sorte que notre organisme réagit au stress puis principalement une fonction de retour au calme.
retrouve son état d’équilibre. Mais si le « danger » Un stress aigu stimule le système sympathique
perdure ou dépasse nos stratégies d’adaptation, et inhibe globalement le système parasympathique,
le cortex préfrontal ne peut plus indéfiniment notamment le nerf vague, ralentissant la vidange
modérer l’action de l’amygdale et la réaction de de l’estomac (un composant du système parasym-
stress peut avoir des conséquences bien plus Sur le Web pathique, toutefois, le nerf sacré, est activé. Il com-
importantes, notamment sur nos intestins. mande la partie terminale du tube digestif et la
Association François vessie, ce qui provoque une fréquente envie d’aller
DU CERVEAU AU VENTRE : Aupetit (afa) pour vaincre aux toilettes).
DES NERFS QUI FONT MAL la maladie de Crohn
et la rectocolite
Trois systèmes neurohormonaux et neuroen- DOULEURS INTESTINALES : L’INFLAMMATION
hémorragique :
docriniens entrent alors en jeu (voir l’encadré http ://www.afa.asso.fr/ Un des effets notables de l’activation excessive
page 43) : le système nerveux autonome, repré- du système sympathique est une modification de
senté par les systèmes sympathique et parasym- l’activité du système immunitaire. En effet, les
pathique, le système de défense immunitaire, via neurones du système sympathique innervent les
l’activation du système nerveux sympathique, et organes lymphoïdes comme le thymus, la moelle
l’axe hypothalamo-hypophysaire-surrénalien (ou osseuse ou les ganglions lymphatiques, où sont
axe corticotrope), sécrétant différentes hormones produites les cellules immunitaires de l’organisme.
du stress dont le cortisol et l’adrénaline. Stimulées par le système sympathique, ces cellules
Le stress a d’abord un impact sur le système commencent à produire des cytokines, molécules
nerveux autonome, composé de deux grands de signalisation capables de déclencher des réac-
réseaux de nerfs. Le premier, le système nerveux tions inflammatoires.
Habituellement, les viscères sont protégés de
l’inflammation par le système parasympathique, et
plus particulièrement par son principal composant,
LE SYNDROME le nerf vague. Le plus long de l’organisme, il innerve
l’ensemble des viscères et constitue un élément clé
DE L’INTESTIN IRRITABLE des relations entre le système nerveux central et le
tube digestif. Il s’agit d’un nerf mixte, comprenant
80 % de fibres dites afférentes informant le cerveau
C’est une maladie fonctionnelle des intestins, sans cause organique, qui concerne
de la situation périphérique, et 20 % de fibres dites
10 à 20 % de la population et représente 30 à 50 % des motifs de consultations
efférentes permettant au cerveau de réguler la
auprès d’un gastroentérologue. La douleur abdominale est le principal symptôme
motricité et la sécrétion digestives.
qui amène une personne à consulter, les autres signes étant une distension
Il a un effet anti-inflammatoire par ses affé-
abdominale et des troubles du transit (diarrhée, constipation ou alternance des
rences au cerveau, où il stimule l’axe corticotrope
deux). Les patients consomment beaucoup de médicaments… mais les traitements
dont il sera question plus tard (qui, via la libéra-
sont souvent décevants, les causes de la maladie demeurant floues
tion de corticoïdes, est anti-inflammatoire), et par
et multifactorielles. On observe toutefois des troubles de la motricité digestive,
ses efférences périphériques : il sécrète au niveau
une hypersensibilité viscérale et une micro-inflammation. Ce syndrome est
des viscères un neurotransmetteur, l’acétylcho-
actuellement assimilé à une altération des relations neurodigestives où le stress
line, qui se fixe sur des récepteurs (nommés récep-
joue un rôle important dans l’apparition et l’exacerbation des symptômes.
teurs nicotiniques de type a7) à la surface des
On a en effet observé chez les patients une anomalie de la balance
macrophages (des cellules immunitaires chargées
sympathovagale. L’expérience clinique révèle que beaucoup de sujets sont
d’absorber les débris des agents infectieux élimi-
anxieux ou angoissés : la pathologie résulte-t-elle d’un stress chronique ?
nés). Ce faisant, l’acétylcholine réduit la libération
d’une importante molécule inflammatoire, le
N° 76 - Avril 2016
45
TNFa, par les macrophages. Le tube digestif est l’amygdale, ce qui fait de lui à la fois une hormone
alors protégé des inflammations. et un neurotransmetteur cérébral, un agent de
Comme nous l’avons dit, en cas de stress trop communication entre neurones.
intense, l’activité du système parasympathique Quels sont ses effets ? Injecté dans le cerveau
vagal est réduite au profit de celle du système d’animaux de laboratoire, il reproduit d’une part les
sympathique, inflammatoire, et du parasympa- effets d’un stress aigu, mais il provoque aussi des
thique sacré. Ce déséquilibre de la balance « sym- troubles intestinaux, comme des diarrhées. On sait
pathovagale » provoque une réaction inflamma- maintenant qu’il se lie à des récepteurs particuliers
toire, des troubles digestifs, et évidemment une nommés crf1 et crf2 ; le premier se retrouve un
douleur intestinale. peu partout dans le cerveau, le second dans le reste
Enfin, le stress affecte le troisième grand sys- du corps, en particulier les intestins. On vient éga-
tème neurohormonal mentionné plus haut : l’axe lement d’identifier trois urocortines, des molécules
10
hypothalamo-hypophysaire-surrénalien – encore apparentées au crf, qui seraient aussi libérées par
appelé axe corticotrope. Face à un traumatisme, différentes aires cérébrales en cas de stress et agi-
un événement difficile, des conditions de travail raient sur les récepteurs crf1 et crf2.
particulièrement pénibles, l’amygdale ou la stimu- Ces molécules du « stress » sont aussi présentes
lation des afférences vagales liée à une inflamma- dans le tube digestif. L’équipe de la professeure
À tion intestinale provoque la libération par le noyau Yvette Taché, de l’université de Californie à Los
20 %
paraventriculaire de l’hypothalamus d’une neuro- Angeles, a montré que le crf relâché lors d’un stress
hormone, le crf (de l’anglais corticotrophin-relea- inhibe la motricité gastrique et augmente la per-
sing factor). Ce dernier commande à son tour la méabilité intestinale (via son action sur les crf2) :
sécrétion par l’hypophyse de l’acth (de l’anglais des substances potentiellement néfastes comme
adrenocorticotrophic hormone), laquelle entraîne des antigènes peuvent sortir de l’intestin et provo-
DES FRANÇAIS la production de glucocorticoïdes par les glandes quer des inflammations chroniques. Le crf favorise
corticosurrénales. L’utilité de ce système est encore aussi la motricité et la sécrétion colique (via sa fixa-
une fois de protéger le corps des dangers : mobili- tion sur les crf1), provoquant des douleurs abdo-
sation de glucose, activation de la fonction cardio- minales. Le crf et les urocortines auraient aussi un
souffrent du syndrome vasculaire et préparation à l’activité physique, sont effet inflammatoire au niveau intestinal.
de l’intestin irritable,
autant de réactions permettant de mieux fuir une Ce système dit crfergique central et périphé-
sans en connaître
la cause. Ils présentent menace ou de la combattre. rique joue donc un rôle crucial en réaction au
des troubles intestinaux stress. Différentes équipes, dont la nôtre à
chroniques douloureux. LA MOLÉCULE Grenoble, ont montré qu’il intervient manifeste-
DE LA SOMATISATION INTESTINALE ment dans les pathologies fonctionnelles et orga-
Même si cette séquence de réactions est niques du tube digestif, dans lesquelles il existe
essentielle pour faire face aux situations d’adver- une anomalie de la balance sympathovagale.
sité, la libération de crf en début de chaîne a des Nous avons notamment observé une « suractiva-
effets parfois indésirables sur notre système tion » sympathique et une « sous-activation »
digestif. Car le crf n’est pas seulement libéré par vagale. Même en période de rémission (quand ils
l’hypothalamus, il l’est aussi directement par n’ont pas de symptômes digestifs), les patients
N° 76 - Avril 2016
46 DOSSIER M
IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
LE VENTRE : MIROIR DE NOS ANGOISSES
Les maux de nos intestins Mais pour cela il utilise des neurones qui se pro-
jettent sur des secteurs de la moelle épinière qui
sont souvent le signe servent aussi à moduler les signaux douloureux
que l’intestin envoie au cerveau !
d’un stress psychologique On comprend vite que l’activité de ces circuits
important : prenons les en boucle évolue souvent de façon imprévisible :
l’activation d’un tel système pourrait provoquer
bonnes décisions pour une stimulation sympathique dans une situation
ou renforcer l’activité vagale dans une autre… et
changer ce qui ne va pas. donc déclencher, ou pas, des troubles digestifs.
N° 76 - Avril 2016
Quand émotion
rime avec raison
INTERVIEW
NATHALIE
RAPOPORT-
HUBSCHMAN
Médecin, psychologue et psychothérapeute, spécialisée en psychologie
de la santé et médecine comportementale.
N° 76 - Avril 2016
49
état de stress, dont certaines consé- tie liée avec le cerveau, mais com- stress sur le développement et la
quences commencent à être identi- ment ? Nous devons reconnaître qu’il progression des maladies cardiovas-
fiées sur notre organisme. Dans le manque de grandes études établis- culaires, mesurés sur de larges
domaine de ce qui est connu, citons sant un lien clair entre certains échantillons de patients. Un aspect
des liens entre le stress et les pertur- troubles psychoaffectifs et des at- important à signaler est l’incidence
bations du système digestif, puisqu’on teintes dermatologiques différen- positive et protectrice des émotions
sait aujourd’hui que des phénomènes ciées, qu’il s’agisse d’eczéma, de pso- positives. Il peut s’agir d’un climat
inflammatoires et immunitaires dé- riasis, d’urticaire, de prurit… Certains affectif global, comme l’optimisme,
clenchés par un stress peuvent avoir dermatologues soutiendront que le ou d’une tendance plus durable à
un impact direct sur les fonctions vis- psoriasis est lié à la colère, l’eczéma à éprouver des états émotionnels plai-
cérales. En ce qui concerne les mala- l’angoisse… Mais ce n’est pas validé sants. De nombreuses études
dies de peau, les médecins ont sou- par des travaux scientifiques. Il faut montrent que les personnes éprou-
vent repéré chez certains patients un donc éviter de propager ces thèses vant sur la durée des émotions posi-
lien entre le stress lié à certains évé- dans le grand public. tives seraient en partie protégées des
nements de vie (problèmes au travail, différentes formes de pathologie car-
anticipation d’événements stressants Est-il vrai que des émotions diovasculaire. La psychologue Bar-
comme un examen) et des éruptions négatives répétées auraient bara Fredrickson, de l’université de
de type eczéma, même s’il s’agit là un effet sur le risque Caroline du Nord, a bien démontré
d’un trouble multifactoriel. Disons cardiovasculaire ? cet effet. Après avoir stressé expéri-
que le stress peut être la goutte qui Effectivement, de nombreux travaux mentalement des étudiants, elle les
fait déborder le vase lorsque des fac- ont montré l’impact (négatif) du a séparés en quatre groupes auprès
teurs génétiques ou environnemen-
taux comme des irritants chimiques
sont déjà présents.
N° 76 - Avril 2016
50 DOSSIER M
IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
peau, cœur, fertilité : les effets du stress
Il est essentiel
desquels elle a provoqué des émo-
tions différentes par la projection de
petites vidéos sélectionnées pour leur
Cela signifie-t-il que les Comment peut-on prendre émotions négatives introduit une dis-
émotions positives annulent conscience de ses affects tance vis-à-vis d’elle qui en désa-
l’impact du stress sur notre négatifs ? morce la charge toxique.
fonction cardiaque ? En s’entraînant. Il existe des tech-
Elles empêchent que ces effets de niques pour cela. Ce qu’on appelle la Faut-il de temps à autre laisser
tension et de suractivation ne s’ins- méditation de pleine conscience n’est éclater son ressentiment pour
tallent sur la durée. Le retour au autre qu’une pratique balisée et éviter qu’il nous empoisonne
calme favorisé par les émotions posi- enseignée pour développer les pro- la santé ?
tives permet de vivre des stress cessus attentionnels qui nous font, On a prétendu que les personnes ne
ponctuels qui ne se transforment pas justement, prendre conscience de ce laissant jamais éclater leur colère pré-
en états prolongés, en ruminations qui se passe en nous. Mais ce n’est sentaient un risque cardiovasculaire
ou en souffrance. Il est essentiel que la première étape. Il s’agit supérieur à celles qui la « purgeaient ».
d’avoir des émotions positives pour ensuite d’infléchir ces émotions délé- Mais il ne faut pas confondre le fait
contrebalancer les effets toxiques du tères, en ayant recours à des straté- d’exprimer une émotion (en expli-
stress sur le corps, qu’il s’agisse des gies qui peuvent différer selon les quant, par exemple, à son interlocu-
intestins, du cœur, de la peau… Et personnes. Les uns peuvent décider teur que l’on est très fortement
pour savoir mettre en place une de se changer les idées, de penser à contrarié par ses propos et qu’on en
bonne protection émotionnelle, il autre chose, de commencer une acti- ressent de la colère) et celui d’y céder
faut tout d’abord se rendre compte vité plaisante, d’écouter de la sans retenue. Dans une expérience où
que l’on est en train de vivre une musique ou d’aller boire un verre des sujets devaient taper sur un sup-
émotion négative ! Cela peut pa- entre amis. Cela peut être utile – port avec un marteau pour faire sortir
raître évident, mais il y a une diffé- toute émotion positive est utile leur colère, on s’est par exemple
rence essentielle entre être en colère lorsqu’il s’agit de faire redescendre le aperçu qu’ils étaient encore plus en
et se dire comme pour soi-même : stress. Travailler sur sa respiration, colère après cela, car évidemment ce
« Là, je suis en colère. » De fait, de mettre en œuvre des techniques de geste n’est pas de nature à créer
nombreuses personnes, faute d’avoir relaxation, et évidemment dans le l’apaisement. Il n’est sans doute pas
détecté consciemment cet état restent cas de la méditation de pleine très recommandé de se mettre en
contrariées, ressassent ainsi leur mal- conscience, développer sa pratique. colère pour de bon ; pour autant, ne
être sans pouvoir agir dessus. Car avec le temps, la conscience des rien exprimer n’est pas l’idéal non
N° 76 - Avril 2016
51
plus. Encore une fois, prendre grossesse, d’autre part. De forts évé-
conscience de l’émotion négative est nements négatifs peuvent aller
un pas important vers son remplace- jusqu’à provoquer une disparition
ment par des ressentis positifs. Vis-à- des règles, ou aménorrhée. Or l’in-
vis de sa propre colère, on peut tout fertilité est elle-même une source de
simplement « lâcher prise », c’est-à- stress, à la fois à cause de la peur de
dire considérer les choses avec hu- ne pas avoir d’enfant et parce que les
mour ou détachement, se rendre traitements sont longs et intrusifs,
compte que cette émotion n’est qu’un entraînant parfois une focalisation
phénomène transitoire qui va se dis- attentionnelle de la patiente sur
siper comme toutes les autres émo- l’attente du résultat.
tions. Il est important de savoir pas-
30 %
ser à autre chose. Intervenir au niveau
psychologique peut-il
Les ressentis négatifs augmenter les chances
peuvent-ils avoir des de procréation ?
DES CAS répercussions plus profondes Plusieurs travaux ont montré que des
D’INFERTILITÉ sur notre organisme ? interventions psychophysiologiques
SONT Dans le domaine de l’infertilité, 30 % (travail cognitif mais aussi de relaxa-
INEXPLIQUÉS des cas sont inexpliqués. Des facteurs tion du corps) peuvent améliorer les
psychogènes pourraient être en cause probabilités de grossesse. Une étude
pour partie d’entre eux, même s’il sur ce thème révèle justement que les
Pour partie d’entre eux, serait abusif de dire que tout se passe femmes qui réussissent à ne pas se
le stress, la peur de « dans la tête des femmes ». Mais il focaliser sur leurs angoisses au cours
l’échec ou la focalisation
arrive qu’une situation se débloque d’un traitement pour une fécondation
sur le problème
pourraient jouer un rôle. pour des raisons apparemment psy- in vitro sont celles qui ont les meil-
chologiques : certains couples, après leures chances de succès.
un traitement de plusieurs années, Pour ne plus se focaliser sur le trai-
ont enfin un bébé par fécondation in tement et le résultat, il semble parti-
vitro… Or, juste après survient une culièrement recommandé de déve-
grossesse spontanée ! Cet état de fait lopper une attitude de lâcher-prise,
connu des gynécologues comme des en décidant par exemple que ce trai-
patientes laisse envisager que la diffi- tement n’est qu’un aspect de la vie,
culté à procréer recèle une compo- certes extrêmement envahissant,
sante psychologique – rien de ma- mais qu’on a tout de même le droit
gique, lié à l’impact du stress sur de penser à autre chose le reste du
l’appareil reproducteur. Le succès de temps, en se consacrant pleinement
la fécondation in vitro ou de l’adop- à d’autres activités gratifiantes.
tion peut dissiper la peur de ne pas Cela dit, le lâcher-prise peut se tra-
avoir d’enfant, et tout se débloque. vailler de manière assidue par la mé-
ditation de pleine conscience, qui
Comment un stress peut-il consiste à laisser défiler les idées in-
entraver la fertilité ? trusives dans son champ mental sans
Le stress fait sécréter une série d’hor- les retenir et sans s’y accrocher, en
mones ou de neurotransmetteurs attendant qu’elles soient naturelle-
comme la corticolibérine, l’hormone ment balayées par le flux incessant de
adrénocorticotrope ou le cortisol. nos pensées. Dans le cadre d’un pro-
Ces molécuwles peuvent interférer gramme de traitement de l’infertili-
Bibliographie avec les hormones sexuelles qui ré- té, je mets actuellement en place,
gulent le cycle de la femme et déter- pour des patientes, des séances de
N. Rapoport-Hubschman, minent l’ovulation. De ce fait, méditation de pleine conscience à
Apprivoiser l’esprit, lorsqu’on suit des femmes pendant pratiquer au moment du transfert
guérir le corps. une certaine durée, se dessine un d’embryon, dans la perspective d’ob-
Stress, émotions, santé, lien entre le stress, l’anxiété et la server si ces interventions peuvent
Odile Jacob, 2012. dépression d’une part, et une plus ou non augmenter les probabilités
grande difficulté à commencer une de grossesse. £
N° 76 - Avril 2016
52 DOSSIER M
IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
Enfance difficile,
difficulté à verbaliser ses
émotions, fatalisme ou
tendance à la focalisation
sur les problèmes…
Certains styles
psychologiques seraient
statistiquement associés
au développement de
tumeurs.
N° 76 - Avril 2016
53
CANCER
ET
PSYCHÉ
Par Volker Tschuschke, directeur du département de psychologie médicale
de la clinique universitaire de Cologne.
N
échéance, il n’a qu’un seul objectif : mettre les
siens à l’abri financièrement. S’armant de volonté
EN BREF jour après jour, il combattra sa maladie pendant
££L’apparition et plus de dix-sept ans.
l’évolution d’un cancer Nous ne pouvons pas savoir si Rolf serait mort
dépendraient de facteurs s’il ne s’était pas cramponné à sa façon de vivre et
psychologiques, en plus à ses buts comme il l’a fait. Mais son exemple donne
des gènes ou de facteurs chair à une idée répandue chez bien des gens, y
environnementaux.
compris des médecins : les ressources mentales et
££Les personnes ous sommes à Leipzig, psychiques d’un patient peuvent retarder le cours
n’exprimant pas leurs en 1990. Il y a presque sept ans que Rolf B. est d’une maladie mortelle comme le cancer, voire
émotions présenteraient atteint d’une leucémie. Mais sa chance semble l’arrêter. Est-ce vrai ? Et qu’en est-il du chemin
un risque accru.
enfin venue. La chute du mur de Berlin va lui inverse : des facteurs psychologiques peuvent-ils
££La détermination à donner accès à une greffe de moelle osseuse. Son favoriser l’apparition d’une maladie ?
poursuivre sa vie, la frère, qui vivait en Allemagne de l’Ouest alors
capacité à ne pas se que Rolf était resté à l’Est, sera le donneur. DES ÉTUDES CONTROVERSÉES
© LovArt - Deviyanthi79/Shutterstock.com
N° 76 - Avril 2016
54 DOSSIER M
IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
Cancer ET PSYCHÉ
Ravaler sa colère
de trop faibles échantillons ou présentaient des
failles statistiques ou méthodologiques. Toutefois,
une modeste relation émergeait : les femmes qui
avaient des difficultés à exprimer certaines émo-
tions comme la colère ou le ressentiment étaient et se « surveiller »
en permanence
plus fréquemment atteintes par un cancer du sein.
Même conclusion à cette époque pour Jürg
Bernhard, de la Communauté suisse de recherche
exposerait à
clinique sur le cancer et Patricia Ganz de l’univer-
sité de Californie à Los Angeles. Ses recherches
bibliographiques suggèrent aussi que la suppres-
sion émotionnelle (ne rien dire de ce que l’on
ressent, chercher à faire taire ses propres affects et
à les enfouir en quelque sorte) serait associée à un
un risque accru
risque plus élevé de maladies tumorales – dans ce
cas, de cancer du poumon. Avec cette réserve
importante : étant donné le lien très élevé avec le
de tumeur.
tabagisme, difficile de démêler le vécu émotionnel, des patients pouvant être rangés clairement dans
la maladie et les habitudes liées au tabac. une de ces catégories.
Il n’est guère surprenant, dès lors, que les
EXISTE-T-IL DES « PERSONNALITÉS études prospectives sérieuses sur le thème de la
À CANCER » ? personnalité et du cancer se comptent sur les doigts
Toujours en 1991 paraît une étude de premier de la main. Elles pointent toutefois dans la même
plan menée par l’équipe de Gabriel Kune de l’uni- direction : les personnes enclines à la répression
versité de Melbourne en Australie. Les cher- des émotions, et tout particulièrement celles qui
cheurs ont cette fois enquêté sur les habitudes de ravalent leur colère et surveillent leurs moindres
vie et l’arrière-plan familial de 637 patients faits et gestes, semblent développer statistique-
atteints de cancer du côlon, en comparant les ment plus de tumeurs que la moyenne de la popu-
données obtenues avec celles recueillies auprès lation. Mais une relation entre style de personna-
de 714 sujets sains. Parmi les malades, un nombre lité et cancer n’est pas une explication causale. Il
nettement plus élevé de personnes ont confié reste la question : pourquoi est-ce ainsi ?
avoir eu une enfance difficile. En outre, les
malades déclarent vivre très mal les situations PSYCHÉ, GÈNES ET ENVIRONNEMENT
qui les mettent en colère. S’il est une fonction du corps qu’influencent la
Le problème de ces études est leur caractère psyché et le système nerveux, c’est bien le système
rétrospectif. L’avis des patients est recueilli après immunitaire. Les interactions entre cerveau et sys-
l’annonce de leur diagnostic. Difficile d’imaginer tème immunitaire ont fait l’objet de multiples
70
que cela ne modifie en rien leur état psycholo- publications, recensées et passées au crible
gique, voire le regard qu’ils portent sur leur vie en 2001 par l’équipe d’Eric Zorilla, de l’université
passée. Pour des résultats plus fiables, il faudrait de Pennsylvanie à Philadelphie. Globalement,
des études prospectives de grande envergure où cette analyse révèle que les patients atteints de
les caractéristiques quant à la personnalité des dépression ont un système immunitaire affaibli.
sujets seraient établies préalablement à un suivi La concentration en globules blancs, éléments
de plusieurs années. essentiels de la lutte contre les infections, est par-
Néanmoins, ces tendances vont dans le sens de ticulièrement basse. Janice Kiecolt-Glaser et POUR CENT
la théorie de Tina Morris, oncologue britannique, Ronald Glaser de l’université d’État de l’Ohio à
de l’hôpital du King’s College de Londres. Elle émit, Columbus, sont arrivés en 2002 à un résultat sem- DE RISQUE
dès les années 1980 l’hypothèse que les personna- blable. Leur métaanalyse met au jour une augmen- DE CANCER
lités dites « de type C » seraient particulièrement tation de molécules inflammatoires, les cytokines,
vulnérables aux cancers. Il s’agit de personnes à la dans le sang des patients déprimés. Or les inflam-
fois bienveillantes, patientes, soumises et prêtes à mations accélèrent les processus de vieillissement, en plus pour les personnes
se sacrifier pour les autres. On les oppose aux per- affaiblissent le système cardiovasculaire et sont qui n’expriment jamais
sonnalités de type A, orgueilleuses, impatientes et considérées comme cancérigènes. leurs émotions.
amatrices de risque – et plus exposées aux attaques Cela ne suffit pas, et de loin, à prouver que les Source : B.P. Chapman et al., Journal
of Psychosomatic Research,
cardiaques. Une telle typologie se révèle hélas pro- tumeurs sont causées par des facteurs psychoso- vol. 75, pp. 381-385, 2013
blématique en pratique clinique, seule une fraction ciaux. Il ne faut pas oublier une chose : les
N° 76 - Avril 2016
55
N° 76 - Avril 2016
56 DOSSIER M
IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
Cancer ET PSYCHÉ
Les femmes
collaboration avec des collègues d’Ulm, de
Hanovre et de Berlin, au terme d’une étude au
long cours sur des patients atteints de leucémie
ayant subi avec succès une transplantation de
moelle osseuse. au tempérament
combatif surmontent
Une attitude mentale combative vis-à-vis de la
maladie (s’investir dans ses traitements, former
des projets, prendre plaisir au quotidien, réorga-
mieux le diagnostic
niser sa vie s’il le faut, etc.) est profitable sur un
plan psychologique. Mais certaines caractéris-
tiques psychologiques peuvent-elles avoir un
impact sur l’évolution de la maladie elle-même ?
Sur ce point les opinions des scientifiques
divergent. Jusqu’au début des années 1990, la
du cancer du sein.
conclusion de James Levenson et ses collègues du ces compagnons d’infortune. Certes, il est parfois
collège médical de Virginie à Richmond fut néga- réticent à rejoindre de tels groupes de parole, crai-
tive : les articles alors publiés dans les revues médi- gnant d’être confronté de plein fouet aux thèmes
cales ne révélaient aucune influence positive de la de la douleur et de la mort, ou de devoir s’ouvrir
psychologie sur l’évolution des cancers. Mais à aux autres sur son propre parcours de souffrance.
partir de 1999, Bert De Brabander et ses collègues Mais c’est finalement cette opportunité qu’il s’agit
de l’université d’Anvers intégrèrent de nouvelles de saisir : faire face à l’inévitable et aborder les
études pour conclure que le stress augmentait le tabous de front. Cet affrontement direct avec les
risque de rechute. Avec un poids tout particulier de angoisses de mort aide de nombreux patients à
l’environnement social et familial des patients. voir la réalité de leur existence en face et à désa-
morcer quelque peu la peur qu’elle leur inspire.
COMMENT SE PRENDRE EN MAIN ? Le manque de soutien psychologique, aussi
Pour les patients, la question critique est de bien de la part de la famille que des amis, est
savoir comment améliorer son sort concrètement. systématiquement associé à une évolution plus
Vingt années de recherche en psychooncologie défavorable de la maladie. À l’inverse, de nom-
ont montré que l’aide de professionnels est parti- breux médecins se demandent si une attitude
culièrement utile pour atténuer les états de peur, positive est à même de ralentir sa progression. De
de stress et de dépression, améliorant clairement tels patients vivent-ils plus longtemps ? Les études
la qualité de vie des patients. épidémiologiques sont là encore partagées : elles
Des méthodes de relaxation comme le training sont aussi nombreuses à ne trouver aucun lien
autogène, si elles ne semblent pas apporter de statistique entre soutien psychooncologique et
bénéfice immédiat, ont un impact positif à long temps de survie, qu’à révéler un effet entre ces
terme sur les effets secondaires des séances de deux variables. Mais la plupart des chercheurs Bibliographie
radiothérapie ou de chimiothérapie. Le principe pensent que si ce lien existe, il passe par le sys-
est une induction au calme, par des protocoles tème immunitaire. D. Servan-Schreiber,
rigoureux consistant à s’allonger dans un endroit Aujourd’hui, nous ignorons si l’aide psycholo- Anticancer, Pocket, 2011.
tranquille et à se placer dans un état d’apaisement gique augmente ou non les chances de survie des R. A. Schnoll et al.,
à l’aide de phrases comme : « Je suis relâché, mon patients. Cette ignorance résulte peut-être de A structural model of
cœur bat lentement, mon corps est chaud. » Les défauts méthodologiques dans les études the relationships among
effets de la musique, avérés chez les enfants conduites à ce jour. Ainsi, les études ne révélant stage of disease, age,
migraineux grâce aux travaux de la psychologue aucun lien ont le plus souvent comparé différents coping, and psycho-
logical adjustment in
Rieke Oelkers-Ax à Heidelberg en 2008, sont pour types de cancer d’un côté, et une variété hétéro-
women with breast
l’instant peu explorés en oncologie, mais il sem- clite de thérapies de l’autre. cancer, Psychooncology,
blerait que cette approche réduise la douleur et Finalement, médecins, patients et proches vol. 7, pp. 69-77, 1 998.
l’anxiété chez les patients, tout particulièrement devraient examiner d’un œil critique mais
A.B. Jensen,
pendant les phases aiguës de traitement, ou en constructif les avis sur cette question. Il s’agit
Psychosocial factors
soins palliatifs pour les patients en stade terminal. souvent d’opinions teintées d’idéologie qui ne in breast cancer and
La thérapie de groupe semble particulièrement reposent pas sur des faits clairement observés et their possible impact
recommandée. Mis en confiance au sein d’un mesurés. Mais une chose semble plus que pro- upon prognosis,
cercle de patients unis par une communauté de bable : une volonté farouche de vivre, comme Cancer Treat Rev.,
destins, le sujet apprend qu’il n’est pas seul face à celle de Rolf B., ne peut qu’aider à traverser les vol. 18, pp. 191-210, 1 991.
sa maladie et reçoit un soutien moral de la part de épreuves de la maladie. £
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58 DOSSIER M
IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
l’enfance de la somatisation
L’ENFANCE
DE LA
SOMATISATION
Une cause importante de troubles somatiques
est à chercher dans nos premiers liens d’enfance.
Certaines formes d’attachement de l’enfant à ses
parents protègent plus que d’autres des effets du stress.
D
jour où ils apprennent qu’ils ont un cancer ou une
autre pathologie grave. Gènes, mauvaise hygiène
de vie, les causes évoquées sont multiples. Parmi
elles, une difficulté à exprimer ses émotions, une
tendance à les tenir à distance, est repérée par
les études scientifiques comme étant en lien
étroit avec de très nombreuses somatisations de
gravité diverse (voir l’article page 40).
N° 76 - Avril 2016
59
Les sujets insécures sont, inévitablement, plus des autres facteurs de risque : chez ceux qui vivent
25 %
vulnérables au stress que les sécures. Chaque jour, dans l’agressivité et le défi permanent, la répercus-
les contrariétés, soucis financiers, conflits humains sion sera plutôt cardiaque, chez le fumeur, ce sont
ou sentimentaux, sont une source de stress physio- plutôt les poumons qui seront atteints…
logique qui peut devenir chronique. Là où une per- Aujourd’hui, on estime que la proportion de per-
DES
sonne ayant bénéficié d’un attachement sécure sonnes dotées d’un attachement sécure avoisine les
saura exprimer cette tension ou cette frustration, 25 %. C’est donc un quart de la population qui
GENS
en prendre conscience et trouver des solutions pourra métaboliser les stress du quotidien sans ris-
notamment dans un lien de confiance avec les quer de développer des atteintes somatiques. C’est
autres, le sujet insécure enfouira ses émotions, dire l’importance de la régulation affective apprise
cherchera à se débrouiller par lui-même ou se au cours de l’enfance et de l’adolescence…
retrouvera au contraire débordé, impuissant à auraient un style
gérer tout cela. Marc, ou un autre, pourrait faire d’attachement sécure, L’ATTACHEMENT QUI GUÉRIT
qui atténue les effets
baisser son stress professionnel en se confiant à son Heureusement, le style d’attachement n’est
du stress et évite
épouse, en fendant l’armure et en cherchant du ses répercussions pas figé pour la vie. Présenter un profil insécure
réconfort. Mais il a toujours appris qu’il doit s’en sur notre corps. ne condamne pas à des somatisations futures, dès
sortir seul. Il ignore, comme tant d’autres, qu’une lors que les patients évoluent d’un attachement
relation de confiance et de soutien ferait retomber insécure vers un attachement sécure. La pre-
ses taux d’hormones du stress comme l’adrénaline mière condition est de prendre conscience de
ou le cortisol, en sécrétant un neuropeptide aux l’existence du besoin instinctif d’attachement.
effets opposés, l’ocytocine. Privé de ce système de Ensuite, il s’agira de changer de style d’attache-
ment en reconnaissant les signes d’une relation
Le sujet insécure enfouit ses insécure dans sa propre enfance. Les souvenirs
sont certes lointains, mais la nature des premiers
émotions sans leur permettre liens se manifeste aussi dans nos relations
adultes : se tenir à distance de l’autre dans son
de se transformer par la parole couple, ne pas oser dire ce qu’on ressent sont des
signes révélateurs de ce type d’attachement.
et le lien humain. Le stress Une fois perçu ce manque de confiance et
d’ouverture à l’autre issu du passé familial, la
s’accumule, causant des dégâts. parole se libère, il devient possible de partager ses
émotions et d’accepter le soutien d’autrui, ce qui
contribue activement à l’élimination du stress
retour à la normale, son stress devient chronique chronique. Et au processus de guérison.
et il s’accumule dans son corps et dans sa tête. Marc s’est longuement interrogé sur son style
Or les effets du stress se manifestent à plusieurs d’attachement. Il a fait le constat d’un attache-
niveaux. Un des aspects les plus méconnus mais qui ment insécure, de type évitant, qui se barricade
a valu en 2009 le prix Nobel à leur découvreuse, la le plus de ses émotions et vit sa relation aux autres
chercheuse américaine Elizabeth Blackburn, est le comme un stress permanent. Il a alors décidé de
raccourcissement des extrémités des chromosomes, changer de mode de fonctionnement et accepté
les télomères, sous l’effet du stress chronique. Un Bibliographie d’entrer dans un nouveau lien de confiance et de
phénomène naturellement lié à l’âge, mais dont partage authentique avec son épouse et ses
l’accélération signifie que le corps vieillit plus vite. Y. Wiart, Couple proches. Quelques mois plus tard, il découvre que
En outre, l’intégrité des chromosomes est altérée et heureux : comment ses symptômes d’angine de poitrine ont disparu,
les cellules se divisent avec un risque accru d’er- faire rimer amour avec au grand étonnement de son cardiologue. Il fait
reurs de réplication de l’adn, favorisant entre autres toujours, Josette Lyon, lui-même le lien avec sa nouvelle manière de se
l’apparition de cancers. Le stress se répercute aussi 2015. percevoir, de gérer ce qui lui arrive et de vivre ses
sur le système immunitaire, en enclenchant une Y. Wiart, Stress et cancer : relations à autrui. Il se sent plus détendu, il
réaction inflammatoire (voir l’encadré de la page 43) quand notre attache- n’éprouve plus ce besoin d’être toujours le meil-
ainsi qu’une baisse du nombre et de l’efficacité des ment nous joue des tours, leur comme si sa vie en dépendait, il profite
lymphocytes, dernier rempart contre l’apparition De Boeck, 2014. davantage de sa relation de couple et de sa vie de
des tumeurs, par exemple. J. Bowlby, Le lien, famille. Son histoire montre que la façon dont
Cancer, pathologies de l’intestin, de la peau ou la psychanalyse et l’art nous nous attachons aux autres dans un lien de
des articulations, mais aussi du système cardiovas- d’être parent, Albin confiance et d’ouverture est à la fois un facteur
culaire, le stress physiologique chronique se trans- Michel, 2011. protecteur contre de nombreux maux du corps,
forme en maladie en fonction de la personnalité et mais aussi un élément de guérison décisif. £
N° 76 - Avril 2016
60 ÉCLAIRAGES
p. 60 Jacqueline Sauvage p. 64 À quoi sert la culture générale ? p. 66 Star Wars, l’adolescent nihiliste p. 70 L’effet Mandela
GÉRARD LOPEZ
Psychiatre, fondateur de l’Institut de victimologie,
expert près la cour d’appel de Paris,
membre fondateur de l’Unité mobile de psychiatrie légale.
Jacqueline
Sauvage
dans l’enfer
de la dissociation E lle aurait vécu quarante-sept ans
d’enfer. C’est ainsi que la presse a présenté le
cas de Jacqueline Sauvage, condamnée en
appel à dix ans de prison pour avoir tué son mari
On dit qu’elle a vécu violent avec un fusil de chasse. Dans les jours qui
suivent, plus de 400 000 personnes signent une
pétition réclamant sa libération. Aux yeux de tous,
quarante-sept ans d’enfer. il semble acquis que cette femme a agi en état de
légitime défense. Le passé cauchemardesque de sa
Pour les victimes famille est évoqué : tout au long de ces années, les
trois filles du couple auraient été sexuellement
de violences familiales,
agressées par leur père. Au cours de sa garde à vue
en septembre, la prévenue apprendra le suicide de
son fils. Jacqueline Sauvage aurait donc tué pour
cet enfer porte un nom : survivre, en état de légitime défense, et pour pro-
téger ses enfants. Un geste désespéré qui lui vau-
la dissociation psychique.
dra la compassion populaire, suivie d’une grâce
présidentielle partielle, le 31 janvier. Sa peine sera
ramenée de dix ans à deux ans et demi de réclu-
sion, ce qui lui permettra de demander sans
attendre une libération conditionnelle.
L’enfer, mais lequel ? Il va falloir s’éloigner des
raisonnements simples pour en entrevoir les
flammes. Car dès lors qu’on examine les faits
N° 76 - Avril 2016
61
relatifs à cette affaire, c’est surtout une grande l’emprise de sa mère. Jacqueline Sauvage et ses
incohérence qui semble y régner. Ainsi, le 10 sep- filles expliquent qu’elles n’ont jamais porté
tembre 2012 au matin, Jacqueline Sauvage plainte par peur des représailles. Deux jurys
déclare avoir pris des « calmants » pour faire la n’ont pas été convaincus par manque d’éléments
sieste. Son mari l’aurait brutalement sortie du lit matériels probants et en raison de témoignages
pour qu’elle prépare le repas. Il l’aurait menacée, divergents.
frappée et lui aurait arraché la chaîne qu’elle por-
tait autour du cou. Cependant, l’examen médico- LA DYNAMIQUE DES ENFERS DOMESTIQUES
légal ne relève qu’une plaie à la lèvre et l’analyse Alors, Jacqueline Sauvage tord-elle la réa-
toxicologique aucune trace de psychotrope. Elle lité ? A-t-elle prémédité le meurtre, sans exploi-
change de version sur la manière de charger le ter les autres recours à sa disposition, sans
fusil, et affirme avoir tiré à 16 heures alors que même se plaindre à quiconque ou demander de
des témoins ont entendu les tirs vers 19 heures. l’aide ? Ou bien était-elle incapable de le faire à
Dans ces circonstances, la justice, par deux fois, cause d’une désorganisation psychique dont il
ne retient pas la légitime défense qui ne s’ap- resterait à identifier les ressorts ? Impossible de
plique que si la riposte est concomitante et répondre à cette question, bien sûr, sans avoir
proportionnée. examiné l’intéressé ni eu accès à son dossier.
Incohérences, donc, et qui ne font que com- Toutefois, les recherches scientifiques ont large-
mencer. Car sur la question des violences répé- ment exploré la dynamique des enfers domes-
tées et des agressions sexuelles dévoilées par ses tiques. Elles mettent en évidence les difficultés
filles, aucune plainte n’aurait été déposée. Une psychologiques profondes que rencontrent les
main courante, déposée à la suite d’un viol par personnes ayant subi des violences répétées,
inceste, n’aurait pas été retrouvée. Les déclara- quel que soit leur âge ou leur sexe. Les plus
tions des témoins sont contradictoires, certains affectées sont celles qui ont été maltraitées dans
affirmant que le mari, alcoolique, aurait un l’enfance : 10 % des enfants dans les pays à hauts
caractère violent et injurieux, d’autres que la revenus ; 4 millions de victimes d’inceste en
© JérômeDutac
condamnée est autoritaire. Personne n’aurait été France selon un sondage AIVI-Harris Interactive
témoin de violences ou de traces de violences. en 2015 ; au-delà de l’enfance, 20 % des femmes
Son fils Pascal se serait suicidé pour échapper à et 8 % des hommes sont victimes de violences
N° 76 - Avril 2016
62 ÉCLAIRAGES R
etour sur l’actualité
Jacqueline SAUVAGE DANS L’ENFER DE LA DISSOCIATION
N° 76 - Avril 2016
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64 ÉCLAIRAGES
À méditer
CHRISTOPHE ANDRÉ
Médecin psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne de Paris.
Site : http ://christopheandre.com
À quoi sert la
culture générale ? La culture générale n’est pas une simple accumulation
de savoirs dans de nombreux domaines. Elle favorise
l’esprit critique et probablement l’intelligence.
vision. Le premier est la définition de la générale : la persistance, au programme culture générale des contemporains.
culture générale : un ensemble de savoirs de nombreux concours administratifs, À ce propos, une amusante étude a
et de connaissances, considérés comme d’une épreuve destinée à l’évaluer (une montré qu’en faisant réfléchir et travail-
importants par une société humaine don- survivance de « la sélection des élites » ?) ; ler des volontaires à des concepts comme
née. Il est toujours valide aujourd’hui. Le le succès des livres grand public qui lui « professeur » ou « intelligence », par des
second élément est la finalité de la culture : sont consacrés, comme Un kilo de culture techniques dites d’amorçage (rédiger
doit-elle n’être réservée qu’à « l’élite de la générale, publié par les très académiques pendant dix minutes une liste des mots
N° 76 - Avril 2016
65
Bibliographie
F. Braunstein
et J.-F. Pépin, Un kilo
de culture générale,
puf, 2015.
H. Bless et al.,
Mood and the use
La culture of scripts : does a happy
mood really lead to
nécessite mindlessness ?, Journal
of Personality and Social
l’effort de Psychology, vol. 71,
pp. 665-679, 1996.
comprendre,
de juger,
de saisir les
associés au concept), on améliorait leurs
performances au Trivial Pursuit, bien
liens entre les notre intelligence de manière vicariante,
en utilisant l’intelligence d’autrui.
plus qu’en les amorçant sur les concepts événements En outre, plusieurs travaux ont mis en
« hooligan » ou « sottise ». D’autres tra-
vaux révèlent comment la bonne humeur et les évidence qu’un « haut niveau d’éduca-
tion », et donc l’acquisition d’une large
facilite l’accès à nos réseaux de connais-
sance personnels : un autre argument en
concepts. culture, ralentissait le développement de
pathologies du vieillissement cérébral,
faveur des méthodes ludiques pour abor- Florence Braunstein comme la maladie d’Alzheimer. Il est pos-
der la culture générale ! et Jean-François Pépin sible aussi, bien qu’aucune étude ne l’ait
Un marqueur plus politique de l’utilité montré, que la culture générale « facilite »
supposée de la culture générale réside ne corrige pas suffisamment selon lui : bien-être et estime de soi, en accroissant
dans l’aversion classique des dictatures « L’élève “cultivé” est celui qui sait des notre sentiment de contrôle et d’effica-
pour la culture, symbolisée par la célèbre choses appartenant à la culture domi- cité, en nous donnant une image compré-
citation attribuée (faussement) à Hermann nante, que l’école ne lui a pas apprises, hensible d’événements complexes…
Göring, haut dignitaire nazi : « Quand contrairement à l’élève scolaire. » La Finalement, la permanence de l’inté-
j’entends le mot culture, je sors mon revol- culture générale risque ainsi d’être un fac- rêt pour la culture générale a quelque
ver ! » Les citoyens cultivés sont souvent teur de compétition et d’inégalité sociale chose de touchant : parce qu’elle est à
perçus comme mieux capables de s’oppo- supplémentaire, sauf si l’école en fait une contre-courant de notre époque qui valo-
ser aux idées simplificatrices des régimes de ses priorités. rise à l’excès l’immédiateté et l’obtention
autoritaires. Hélas, cela ne fonctionne pas Ce qui serait légitime, car elle est un de résultats rapides ; et parce qu’elle est
toujours : le fait d’être des sociétés très ensemble de connaissances acquises qui caractéristique de l’espèce humaine (ce
cultivées n’a empêché ni l’Allemagne ni le permettent de développer sens critique, que l’on appelle culture chez les animaux
Japon de commettre les pires atrocités lors goût et jugement. Et sans doute aussi, correspond plutôt à une transmission de
de la Seconde Guerre mondiale. intelligence. Si les psychologues ne sont savoirs). De nombreux récits émanant des
guère d’accord sur ce qu’est l’intelligence, camps de concentration nazis, lieux où la
L’ÉCOLE DEVRAIT L’ENSEIGNER ils le sont davantage sur son rôle : nous tentative de déshumanisation des prison-
On a aussi parfois critiqué la notion de aider à affronter les situations que ni l’ins- niers était à son comble, racontent ainsi
culture générale en tant qu’outil de domi- tinct ni l’expérience personnelle ne nous comment les déportés s’efforçaient de se
nation sociale : les travaux de sociologues permettent de comprendre ou de surmon- remémorer entre eux poèmes, pièces de
comme Pierre Bourdieu rappellent qu’elle ter. Et qu’est-ce que la culture sinon l’habi- théâtre ou œuvres littéraires, pour ne pas
peut être, comme l’accent, l’habillement, tude de fréquenter des situations vécues et être dégradés par leurs bourreaux. La
le lieu de résidence, un facteur de différen- des difficultés résolues par d’autres ? culture générale, ce qui nous différencie
ciation entre classes sociales. Que l’école Autrement dit, une possibilité d’accroître des animaux et des robots ? £
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66 ÉCLAIRAGES U
n psy au cinéma
SERGE TISSERON
Psychiatre, docteur en psychologie hdr,
psychanalyste, université Paris-Diderot. Membre
de l’Académie des technologies.
Star wars
www.sergetisseron.com
L’adolescent nihiliste
Révolte contre les parents, apologie de la puissance,
désir de domination et de destruction : le Ben Solo
de ce dernier opus a tout d’un adolescent aux
U
prises avec la cruauté et la pulsion de mort.
n petit rappel tout d’abord EN BREF lui. L’élève brillant a un jour saccagé l’école des
pour ceux qui ne sont pas familiers de la célébris- Jedi. Était-ce le jour où il a appris le divorce de ses
££Ben Solo, fils de Han
sime saga. À la fin du sixième épisode – en réa- Solo et de la princesse parents ? Si rien ne le dit, ce ne serait guère éton-
lité le troisième réalisé par Lucas avant qu’il ne Léia, en veut au monde nant. Il n’est pas rare qu’un adolescent vive la
mette en scène leur préhistoire dans trois nou- entier et à ses parents. séparation de ses parents comme un traumatisme
veaux films –, la princesse Léia (Carrie Fisher) et insurmontable et tourne contre des objets (y com-
££Cette figure
Han Solo (Harrison Ford) se sont mariés. Nous adolescente arbore pris ceux de sa propre chambre auxquels il peut
apprenons dans ce nouvel opus qu’ils ont eu un plusieurs signes être attaché) la rage qu’il ressent à vivre une telle
fils, puis se sont séparés. Ben Solo, c’est son nom, de nihilisme : émotions fracture. D’un côté, l’adulte en lui peut le com-
a très vite révélé des dons particuliers, ce qui n’est refoulées, dissimulation prendre, mais d’un autre, l’enfant qu’il est encore
guère étonnant puisqu’il est le petit-fils par sa et envies de destruction. ne le supporte pas. Il manifeste alors avec toute la
mère du plus puissant des Jedi, Anakin Skywalker, ££Le film fait écho aux violence dont son corps adulte est capable, une
qui a basculé du côté obscur de la force sous le engagements radicaux brisure qu’il ressent avec son cœur d’enfant.
nom de Dark Vador. Ces pouvoirs lui ont valu des adolescents qui ont Mais il est possible aussi que cette crise ait cor-
d’être pris en charge par son oncle maternel Luke jalonné l’histoire, depuis respondu avec l’un des nombreux départs de Han
les jeunesses hitlériennes
Skywalker, bien décidé à faire de lui, et de jusqu’à l’extrême gauche Solo du domicile familial. Car on ne peut guère
quelques autres enfants particulièrement doués de des années 1960 et au imaginer que cet aventurier permanent ait pu un
sa génération, les tenants d’un nouvel ordre de djihadisme d’aujourd’hui. jour renoncer à ses expéditions au bout du monde
Jedi dévoués au service du bien, le précédent en compagnie de son ami Chewbacca. Han Solo
ayant été anéanti par Dark Vador. n’est pas seulement un père absent constamment
Hélas, comme il arrive parfois, l’adolescent n’a en voyage à l’autre bout de la galaxie, c’est aussi
pas répondu aux attentes qui étaient placées en un aventurier criblé de dettes, vivotant de
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67
STAR WARS :
LE RÉVEIL
DE LA FORCE
J. J. Abrams, 2015
N° 76 - Avril 2016
68 ÉCLAIRAGES u
n psy au cinéma
Star wars L’ADOLESCENT NIHILISTE
mensonges et de contrats non remplis, comme il L’adolescent s’y engage, quittant le territoire familier
est clairement montré dans le film de J. J. Abrams. et protecteur de l’enfance, où sa chambre et ses
Or un garçon a besoin de s’identifier à une figure parents le protégeaient de tous les dangers, à la ren-
paternelle forte. Est-ce donc si étonnant que Ben contre de cet autre territoire qu’est l’âge adulte, où
Solo, à l’adolescence, ait décidé de se choisir un il peut espérer trouver d’autres formes de sécurité,
mentor à la hauteur de la figure grandiose de son un espace totalement à lui, un travail, un soutien
grand-père Dark Vador, en la personne du dernier affectif choisi selon ses goûts. Sur cette passerelle,
Sick, le plus puissant de tous ? Ajoutez à cela que, tout est imprévisible. Et Han Solo, qui s’y engage à
comme beaucoup d’adolescents, il hait ceux qui
l’ont élevé pour tout ce qu’ils ne lui ont pas donné,
et plus encore pour ce qu’ils lui ont donné et dont L’adolescent a toujours
il se sent à jamais redevable d’une façon qu’il
estime handicapante pour son indispensable
été tenté par les extrêmes [...]
émancipation. Et vous commencerez à com-
prendre son parcours de radicalisation…
Il ne craint pas la mort,
car il n’a ni passé, ni avenir.
ENGAGEMENTS RADICAUX
L’adolescent a toujours été tenté par les
extrêmes. Rappelons-nous les mouvements d’ex- sa suite pour tenter de le ramener à la raison, et à la
trême gauche dans les années 1960 – on y appre- maison, en fera la tragique expérience. Quant au
nait à fabriquer des cocktails Molotov et des spectateur, qui avait cru à la rédemption possible de
bombes artisanales – et les innombrables dérives la brebis égarée, il découvrira toute la cruauté dont
sectaires qui étaient la bête noire des parents dans l’adolescent révolté est capable…
les années 1980. Bien sûr, tous les adolescents ne
basculent pas dans la violence, mais certains sont LES ADOLESCENTS CAMÉLÉONS
tentés de le faire. Les mouvements extrémistes des Dans le film de J. J. Abrams, Ben Solo a le visage
années 1970, en Allemagne, en Italie et dans une caché sous un casque noir. Le métal imite un front
moindre mesure en France – notamment avec ridé comme sous l’effet de pensées terrifiantes, en
l’assassinat de Georges Besse –, en ont donné une QUE CACHE contraste avec le heaume lisse et blanc des soldats
tragique illustration. Le cinéma l’avait anticipé. LE MASQUE ? qui l’accompagnent. Mais lorsque Ben Solo enlève
En 1966, La Guerre est finie, d’Alain Resnais, met ce casque, le spectateur découvre étonné un visage
en scène des adolescents français de bonne famille Le masque est un poupin d’adolescent tout juste sorti de l’enfance !
qui rêvent de devenir poseurs de bombes dans ingrédient essentiel de la Bien sûr, cet objet lui permet d’affirmer une forme
l’Espagne de Franco. Et deux ans plus tard, dans psychologie adolescente. de filiation avec son grand-père Dark Vador. Il
If, Lindsay Anderson en montre d’autres troquer Il permet au jeune de conserve d’ailleurs le casque endommagé de celui-ci
leurs sacs d’écoliers contre des fusils d’assaut pour cacher le fait qu’il n’est comme une précieuse relique, une sorte d’objet
mettre à feu et à sang leur collège. La mort n’in- pas encore l’homme qu’il fétiche auquel il tenterait de s’identifier pour com-
quiète ni les uns ni les autres. L’adolescent ne aimerait être, mais aussi bler l’absence de son géniteur qui vit en marge de
craint pas la mort car il n’a ni passé ni avenir. Il n’a de dissimuler des l’ordre social. Mais ce masque métallique intégral a
pas de passé puisqu’il cherche à oublier son émotions dont il craint d’autres avantages. D’abord, il est une métaphore
enfance pour s’engager sans regret dans l’âge qu’elles soient prises pour de la façon dont l’adolescent avance souvent mas-
adulte, et il n’a pas vraiment non plus d’avenir un signe de faiblesse. qué. Il a si peur qu’on découvre qu’il n’est pas un
puisqu’il ne sait ni le métier qu’il exercera, ni le homme ! Sur Internet, il se cache derrière un avatar © Copyright 2 015 Lucasfilm Ltd. & TM. All Rights Reserved.
lieu où il exercera, ni le partenaire affectif auprès ou un pseudo, et dans la vie, c’est souvent derrière
duquel il pourra chercher un réconfort. C’est pour- une apparence excessivement conforme ou au
quoi, pour lui, la mort est si facile à envisager, ou contraire faussement dramatisée. Certains
ses équivalents suicidaires, comme l’ingestion de s’étonnent aujourd’hui du pouvoir de dissimulation
substances toxiques, les sports extrêmes ou encore de certains jeunes djihadistes qui ont réussi à cacher
les paris stupides à haut risque. à leurs familles et à leurs proches leur radicalisation
Ce n’est pas un hasard si Ben Solo évoque le jusqu’à leur départ en Syrie ou leur passage à l’acte.
douloureux partage qui le traverse (« je me sens Mais cette attitude a toujours été celle de l’ado-
coupé en deux ») au milieu d’une étroite passerelle lescent. À cheval entre enfance et âge adulte, ne
surplombant un gouffre vertigineux. La meilleure sachant pas qui il est ni qui il sera, il est doué de
image qu’on puisse donner de l’adolescence est en pouvoirs de caméléon exceptionnels qu’Internet,
effet un pont étroit et branlant tendu entre deux aujourd’hui, exalte et amplifie. Le triomphe des you-
territoires stables, et surplombant un abîme. tubeurs et des youtubeuses témoigne de cette culture
N° 76 - Avril 2016
69
LA TENTATION DE LA CRUAUTÉ
Le visage ainsi rendu invisible, il peut ordonner
à l’officier, qui lui demande quel sort réserver aux
civils, de les « tuer tous », et en être peut-être ému
sans que personne ne le voie. Alors qu’Anakin
Skywalker était plutôt mélancolique, Ben Solo
serait plutôt nihiliste. Son attitude est en cela à
l’image de celle des adolescents convaincus de ne d’adolescent présente dans le film est d’ailleurs une
pouvoir sortir de l’enfance qu’à condition d’accom- Les jeunes partant faire jeune pilleuse d’épaves, une sorte de marginale
plir sans broncher des actes condamnés par l’ordre le djihad accomplissent vivant de larcins en marge du monde civilisé, qui
des actes inhumains
social, sans aucune autre raison que de les accom- en refoulant les s’avérera finalement posséder elle aussi des pou-
plir. D’ailleurs, dans le film de J. J. Abrams, un sys- émotions que de tels voirs exceptionnels. L’adolescent bien né et comblé
tème solaire entier est anéanti avec toutes ses cités actes pourraient par son riche milieu (Ben Solo est le fils de la prin-
susciter. Certains
dont les habitants voient la mort traverser le ciel à adolescents éprouvent cesse Léia, ne l’oublions pas) décide de se construire
leur rencontre, uniquement pour faire étalage de pareillement ce besoin un destin personnel en basculant du côté obscur
d’endurcissement
la puissance de l’arme dont dispose le côté obscur extrême qu’ils croient de la force. Tandis que Rey, l’adolescente promise
de la force. L’identification à un robot intervient nécessaire pour sortir à une vie marginale et précaire, décide de se
probablement chez Ben Solo comme une défense de l’enfance. construire un destin personnel lumineux en pla-
dirigée contre une sensibilité excessive héritée çant ses pas dans ceux de Han Solo, puis de Luke
d’une enfance dont il veut absolument s’affranchir. Skywalker lui-même. Autrement dit, l’un comme
Ben Solo souffre d’un sentiment tragique et pro- l’autre s’engagent dans une rupture par laquelle ils
fond de ne pas parvenir à imposer l’image de caïd tentent de s’imposer comme l’auteur de leur propre
tout puissant qu’il prétend être, ce qui le met en histoire. L’un s’affranchit du monde du bien auquel
permanence sous la menace d’une dépression nar- il semblait promis en décidant d’incarner une
cissique. Et d’ailleurs, Rey, sa prisonnière pour cruauté inhumaine que rien n’arrête, tandis que
quelques heures, le lui fera bien comprendre… l’autre décide de rompre avec le monde de petites
Parce qu’il veut imposer au monde une image rapines misérables qui étaient les siennes pour se
grandiose et toute puissante de lui-même, Ben solo mettre au service du bien.
a donc décidé de s’engager du côté obscur de la À cet âge, l’entrée dans le bien comme dans le
force. Était-ce sa seule solution dans une société, mal est une rupture et dépend souvent de peu de
© Abed Rahim Khatib/Demotix/Corbis
celle de l’alliance, dans laquelle toute conflictualité chose – un secret de famille, une rencontre, la tra-
et tout débat semblent impossibles ? Les discus- hison d’un ami – que le basculement se fasse d’un
sions stratégiques des coalisés pour attaquer et côté ou de l’autre. L’important est toujours de s’im-
détruire la nouvelle étoile de la mort ne laissent en poser à ses propres yeux comme le créateur de son
tout cas aucune place au débat. Chaque interve- propre destin. Un changement de nom symbolise
nant renchérit par rapport au précédent. La société ce qui prétend être un nouveau départ. Ben Solo, le
du bien a accouché d’une machine consensuelle fils de Solo, est devenu Kylo Ren. Rey, elle, n’a pas
dont on comprend qu’elle suscite rapidement l’hor- encore changé de nom, mais je ne serais pas étonné
reur chez les adolescents. La seule autre figure qu’elle le fasse dans le prochain épisode… £
N° 76 - Avril 2016
70 ÉCLAIRAGES P
sychologie sociale
L’effet
Mandela
Comment les minorités
changent le monde
© Patrick Durand/Sygma/Corbis
N° 76 - Avril 2016
71
N° 76 - Avril 2016
72 ÉCLAIRAGES Psychologie sociale
L’EFFET MANDELA : Comment les minorités changent le monde
L e carré sur l’écran est-il bleu ou vert ? Ne répondez pas trop vite.
Des expériences menées par le psychologue Serge Moscovici dès
les années 1970 montrent que vous pourriez effectivement le trouver
Autre façon de mesurer le changement de perception des
participants : mesurer leur rémanence optique. Ce phénomène
se produit quand on fixe une couleur pendant plusieurs dizaines
vert, selon le contexte social où vous serez plongé. de secondes et qu’elle est ensuite remplacée par un fond blanc :
Dans une de ces expériences, six personnes voient apparaître sur un on perçoit sa couleur complémentaire. Moscovici demande donc aux
écran des diapositives bleues de luminosité variable. Au sein de participants de fixer une diapositive bleue puis de juger de la couleur
ce groupe, deux complices des expérimentateurs clament haut et qui persiste sur l’écran. Les participants ayant été influencés par
fort que le carré est vert ! Surprise : certains membres du groupe se les complices disent voir du rouge (complémentaire du vert), et non
laissent influencer par ces dissidents. Surprise plus grande encore, de l’orange (complémentaire du bleu). Leur cerveau a donc
ils croient réellement voir du vert. réellement vu du vert lors de la première projection…
Cet effet étonnant est mesuré de deux façons. D’abord, On voit à quel point l’opinion minoritaire peut influencer
en leur présentant des disques de couleur mixte, un individu. Quand les complices du psychologue sont
bleu-vert. Il s’avère alors qu’ils les jugent plus verts que majoritaires, ils emportent une plus grande adhésion
bleus, par rapport à des personnes n’ayant pas participé publique lors de la première projection de diapositives,
à la première phase de l’expérience. Leur seuil de mais les deux expériences suivantes ne révèlent aucune
perception de la couleur verte a donc évolué. modification de la perception du bleu chez les cobayes.
plupart des gens le pensent, ce doit être vrai. » S’il Hambourg, a demandé aux participants d’éva-
nous arrive de penser différemment, nous évitons luer le risque pris par une personne dont la
soigneusement de le dire. Nous préférons souvent position était soit conforme, soit opposée à
minimiser les divergences par désir d’appartenir l’opinion majoritaire (par exemple lors d’un
au groupe ou par crainte d’être ridiculisé, voire vote sur la construction d’un tunnel). Il a bien
exclu. Dans les années 1950, le psychologue évidemment constaté que le risque était jugé
Solomon Asch a baptisé cette tendance « biais de supérieur dans le second cas.
conformité ». Dans ses expériences, un partici- Les tenants d’opinions minoritaires sont donc
pant était placé face à un écran où apparaissaient crédités d’une certaine originalité et d’un certain
des barres verticales de différentes longueurs. À courage. Ce qui nous incite à nous intéresser à leurs
lui de juger si chacune des barres présentées était arguments. Après tout, s’ils osent s’opposer à la
plus ou moins longue qu’une barre de référence. majorité, c’est qu’ils doivent en avoir de solides…
Ce qu’il ne savait pas, c’est que les autres partici-
pants assis autour de lui, et qui devaient aussi se DEUXIÈME RÈGLE : ŒUVRER
prononcer sur ces mêmes questions, étaient des SUR LE LONG TERME
complices de l’expérimentateur. Or, ces faux par- C’est pourquoi l’influence des opinions mino-
ticipants exprimaient dans certains cas des juge- ritaires est dite latente. Elles suscitent l’intérêt,
ments en flagrante contradiction avec l’évidence et l’on se penche sur leurs arguments en privé, de
visuelle. Placé en situation de conflit avec l’avis manière progressive, en les intégrant lentement
Biographie
majoritaire, l’infortuné jugea alors systématique- à notre réflexion. Parfois jusqu’à changer d’avis.
ment qu’il valait mieux dire la même chose que Le changement d’attitude ou d’opinion est alors
Francisco Comiran
le groupe, même si ses yeux lui disaient claire- inconscient, différé et exprimé en privé.
ment le contraire… Les psychologues distinguent ce type d’in-
Doctorant à l’université
Moralité : la force du groupe est immense. fluence latente de l’influence manifeste, où le
de Grenoble-Alpes.
Comment les opinions minoritaires peuvent- changement est conscient, immédiat et public.
elles tirer leur épingle du jeu ? Grâce à un pou- Lorsqu’une personne traverse sur un passage pié- Laurent Bègue
voir remarquable : elles attirent notre atten- ton après avoir aperçu un policier, elle obéit à une
tion, car nous savons que ceux qui les défendent influence manifeste. La contrainte disparue, l’an- Professeur de psychologie
se mettent en danger lorsqu’ils s’opposent à la cienne attitude réapparaît, car aucune réflexion sociale à l’université
majorité. Ainsi, dans une étude publiée n’a été élaborée autour du problème. L’influence de Grenoble-Alpes.
en 2015, Hans-Peter Erb, de l’université de exercée par une majorité est souvent de ce type.
N° 76 - Avril 2016
73
L’influence latente est plus profonde, plus En 1996, Juan Falomir, de l’université de Genève,
durable et plus généralisable. Notre marcheur et ses collaborateurs ont ainsi montré qu’un mes-
pourrait ainsi traverser sur le passage piéton sage antitabac rédigé par des professeurs influen-
non pas par peur du policier, mais parce qu’il a çait davantage des étudiants fumeurs lorsqu’ils
pris conscience du risque, grâce aux politiques pouvaient s’adonner à leur péché mignon pen-
de prévention. dant la session expérimentale. Quand ils se
La profondeur de l’influence latente a été étudiée voyaient interdire la cigarette, ils avaient davan-
et démontrée par le psychologue Serge Moscovici tage tendance à réagir par un réflexe du type :
dans les années 1970. Dans ces expériences, il a réuni « Je veux être libre d’appartenir au groupe des
des participants par groupes de six, en leur deman- fumeurs » plutôt que par une réflexion sur le
3
dant de juger de la couleur de diapositives bleues de contenu du message.
luminosité variable. Dans chaque groupe, deux per-
sonnes – complices du chercheur – affirmaient inlas- LA CLÉ : FAIRE SENTIR QUE MAJORITÉ
sablement que les diapositives étaient vertes. Un cer- ET MINORITÉ ONT UNE IDENTITÉ COMMUNE
tain nombre de participants se sont alors ralliés à Il est intéressant de voir comment des per-
l’opinion des complices. sonnages comme Nelson Mandela ont géré ces
C’était en soi intéressant, mais le plus impor- différents aspects. Mandela était sans doute
tant était ailleurs : l’influence de la minorité était conscient du risque de crispation identitaire, car
allée jusqu’à modifier leur perception (voir l’enca- tout au long de son combat, il a cherché à éviter
dré à gauche) ; en d’autres termes, ils voyaient que la population blanche au pouvoir ne se
vraiment du vert à la place du bleu ! Cela signifie sente menacée par ses revendications. Pour ce
que lorsque nous nous laissons convaincre par faire, il a invité les Sud-Africains à s’unir sous
une opinion minoritaire, nous n’en démordons le même drapeau, associant ainsi son groupe
plus. Nous ne faisons pas semblant. Nous faisons LEVIERS social à celui qu’il souhaitait influencer. De cette
semblant quand nous nous fondons dans la DE façon il a placé le critère de catégorisation au
masse. Dans ce cas – et c’est ce qu’a constaté PERSUASION niveau de la nation plutôt que de l’origine eth-
Moscovici en augmentant le nombre de complices nique, ce qui a atténué les différences entre les
jusqu’à les rendre majoritaires – les participants noirs et les blancs. De même, Martin Luther
finissent par déclarer le carré vert, mais ne le Confiance King se référa à plusieurs reprises à la nation
croient pas vraiment. Une minorité confiante dans son célèbre discours « I Have a Dream »,
Ici réside la grande force des idées minori- dans ses idées exerce liant ainsi le destin des Noirs à celui des Blancs
taires : les gens n’y adhèrent que par conviction. une influence supérieure. d’Amérique. Par ce biais, les deux hommes don-
Elles nécessitent un traitement des arguments en Persévérance nèrent une identité commune aux différents
profondeur, tandis que les majorités peuvent La minorité doit défendre groupes sociaux de leur pays.
convaincre sans que leurs raisonnements ne sa position dans la durée, Les scientifiques observent comment le point
soient disséqués. car la majorité a besoin de vue minoritaire devient plus audible lorsque
de temps pour l’appartenance à un même groupe social est ren-
TROISIÈME RÈGLE : RASSURER ET FÉDÉRER changer d’avis. forcée. En 1997, Eusebio Alvaro et William Crano,
Pour le courant minoritaire, conserver des Unité de l’université de Claremont, en Californie, ont
adhérents n’est donc pas un problème. La tâche Les divergences au sein présenté à des étudiants un message protestant
délicate est plutôt d’en gagner. Pour cela, une d’une minorité rendent contre la présence d’homosexuels dans l’armée.
clé : éviter que le destinataire du message ne se ses arguments Il s’agissait donc d’une opinion a priori minori-
sente menacé. Pour Juan Pérez, de l’université inaudibles, d’où la taire (indépendamment de sa valeur éthique)
de Valence, en Espagne, et Gabriel Mugny, de nécessité de présenter dans un contexte ou la défense des droits des
l’université de Genève, les opinions contraires un front commun. homosexuels commençait à être la norme domi-
seraient parfois ressenties comme une menace nante. Les chercheurs précisaient en outre que ce
pour l’identité sociale, c’est-à-dire la façon que message avait été rédigé par d’autres étudiants,
nous avons de nous définir en tant qu’apparte- soit de leur université, soit d’une autre. Ils ont
nant à tel ou tel groupe : je suis citadin, je suis observé que les participants n’étaient sensibles
noir, je suis français… qu’au message émis par des étudiants de leur uni-
Il est alors capital de laisser une certaine versité : ils s’insurgeaient alors davantage contre
liberté à celui qu’on essaie de convaincre, sans la présence d’homosexuels dans l’armée après
quoi il peut se désinvestir cognitivement : l’indi- l’avoir lu. En revanche, leur opinion sur le sujet
vidu subit au mieux une influence manifeste, n’évoluait pas quand le message émanait d’étu-
mais risque de se crisper sur un réflexe identi- diants d’une autre université. Notons au passage
taire, sans se remettre en question en profondeur. qu’il n’est pas toujours souhaitable que le point
N° 76 - Avril 2016
74 ÉCLAIRAGES Psychologie sociale
L’EFFET MANDELA : Comment les minorités changent le monde
de vue minoritaire s’impose, puisqu’il était ici Si leur message varie ou fluctue, l’effet de durée
clairement homophobe. s’effondre. C’est encore Moscovici qui en donne la
Quoi qu’il en soit, pour une minorité, la straté- meilleure illustration expérimentale : lorsque ses
gie consistant à se rallier au groupe qu’elle veut complices qui visionnaient les diapositives bleues
influencer semble payante. L’étude a par ailleurs prétendaient voir tantôt du bleu et tantôt du vert,
révélé que les participants manifestaient plus de et non plus toujours du vert, ils perdaient leur
bienveillance envers la minorité (le groupe protes- influence. De ce point de vue, Mandela est un
tant contre la présence d’homosexuels dans l’ar- modèle : en 1985, alors qu’il est emprisonné depuis
mée) quand elle appartenait au même groupe vingt-deux ans et condamné à perpétuité, il reçoit
social qu’eux, c’est-à-dire à leur université. Pour une offre de libération en échange d’un renonce-
William Crano, les majorités évitent souvent de ment à la lutte armée. Il refuse au motif que « seul
un homme libre peut négocier ». En réaffirmant sa
position et en répétant ses arguments, la minorité
montre non seulement sa fiabilité, mais aussi sa
confiance en ses idées.
N° 76 - Avril 2016
en co-production avec : avec la collaboration de : avec le soutien de : en partenariat avec :
76 VIE QUOTIDIENNE
p. 76 Contes de fées p. 82 Serious games : apprendre en jouant ? Ça marche ! p. 88 Comment les chansons nous manipulent
Contes
de fées
L’école de la raison
Par Deena Weisberg, membre de la faculté de psychologie et de l’Institut
de recherche en sciences cognitives de l’université de Pennsylvanie.
D
Après avoir entendu des contes fantastiques,
les enfants savent mieux résoudre différents
problèmes dans le monde réel.
ans la pièce de théâtre EN BREF développée une autre vision de ces questions.
qui a inspiré le film Peter Pan, les enfants Dar- Loin d’être dépourvus d’utilité, le jeu et l’imagi-
ling s’embarquent dans une aventure en compa- ££Les contes fantastiques naire seraient de la plus haute importance pour
livrent des situations
gnie de Peter, jeune garçon malicieux qui refuse impossibles qui suscitent le développement de l’enfant. Grâce à eux, les
de grandir. Au pays des rêves, ils rencontrent fées, l’étonnement des enfants. petits se représenteraient différemment certains
pirates et créatures mystérieuses. Ce conte, qui a événements qui les auraient effrayés ou troublés,
influencé des générations d’enfants, laisse penser ££Non seulement leur afin de leur donner un sens. Mieux : les scénarios
attention est éveillée,
qu’il serait possible de rester éternellement jeune mais ils se posent découverts au fil des histoires ou mis en scène
par le pouvoir de l’imagination. des questions dans les jeux leur permettraient d’apprendre sur
Tous les enfants ou presque adorent se perdre sur le fonctionnement monde qui les entoure et sur les différentes
dans des mondes fantastiques. Mais pourquoi du monde réel. manières d’y trouver leur place. Aujourd’hui, les
font-ils un usage si systématique et si puissant de défenseurs du « jeu libre » se disent persuadés que
££Les faits anormaux
leur imaginaire ? Cette question a fasciné les augmentent leur capacité le temps libre et non structuré dédié aux activités
scientifiques durant des décennies. de mémorisation et leur imaginatives aide les bambins à être plus heu-
Au début du xx e siècle, les psychologues désir d’apprendre reux, créatifs et sociables.
considéraient la rêverie comme futile, activité des choses nouvelles. Le plus étonnant est qu’un imaginaire totale-
certes agréable mais sans réelle utilité. Pour accé- ment débridé semble avantager les enfants pour
der à une forme de pensée mature, on pensait affronter des situations très concrètes. À pre-
qu’un enfant devait se défaire peu à peu de telles mière vue, cela va à l’encontre de ce qu’on savait
divagations. Mais ces dernières années s’est depuis une vingtaine d’années : dans le domaine
N° 76 - Avril 2016
77
la porte à de nouvelles
connaissances.
Elle suscite la curiosité,
attise l’attention et affûte
l’esprit critique.
N° 76 - Avril 2016
78 VIE QUOTIDIENNE Développement
CONTES DE FÉES, L'ÉCOLE DE LA RAISON
de l’éducation, les recherches ont longtemps sug- mots différents, et que les termes employés dans
géré que le contexte d’un apprentissage devait le conte fantastique étaient plus intéressants à
être aussi proche que possible de la situation où leurs yeux. Mais une étude réalisée en 2013 par
il devra être appliqué. Dans cette perspective, le une autre équipe de recherche a révélé que cela
« faire semblant » avait un intérêt lorsqu’il est va plus loin. Les psychologues Emily Hopkins et
aussi fidèle à la réalité que possible. Par exemple, Angeline Lillard, de l’université de Virginie, ont
dans une recherche menée en 1989 auprès d’en- lu différents types d’histoires à 100 enfants pris
fants hospitalisés dans une clinique du Texas, les un par un. Dans chaque histoire, le protagoniste
enfants qui jouaient au malade et au docteur était confronté à un problème. Par exemple un
avaient moins peur de l’hôpital que ceux prati- personnage féminin devait placer de la nourri-
quant d’autres jeux. ture dans l’écuelle d’un chien placée de l’autre
On conçoit aisément ce que peut avoir d’utile POURQUOI côté d’une barrière aux barreaux trop étroits pour
le fait de jouer au docteur pour apprendre le fonc- LE CERVEAU qu’elle puisse y passer la main. Elle résolvait le
tionnement du corps ou les règles de santé. Il est APPREND MIEUX problème en roulant un journal pour en faire un
moins évident de deviner ce que peut retirer un tube qu’elle glissait ensuite entre les barreaux et
enfant du fait de jouer à la sirène ou au super Les histoires fantastiques dans lequel elle laissait rouler les croquettes du
héros. Et pourtant, de nouvelles séries de placent l’enfant face à des chien.
recherches laissent penser que ces moments situations paradoxales ou Comme dans l’étude que j’ai réalisée, un pre-
d’évasion fantaisiste pourraient eux aussi avoir énigmatiques. Ces mier groupe d’enfants entendait une version réa-
une valeur éducative et pragmatique. Les psycho- questionnements sont un liste de cette histoire. Mais un second entendait
logues s’aperçoivent que les situations irréalistes stimulant puissant pour le une version fantastique : la situation était globa-
ont un pouvoir étonnant lorsqu’il s’agit d’aider les cerveau. En 2014, des lement la même mais certaines lois du monde
enfants à apprendre. Les preuves s’accumulant, chercheurs californiens ont réel ne s’appliquaient plus. Des personnages
il pourrait en ressortir de nouvelles approches découvert qu’ils activent à volaient, ou traversaient les murs…
éducationnelles intégrant de tels éléments de la fois les zones de la Après leur avoir raconté les histoires, les expé-
rêve – peut-être même une nouvelle vision des mémoire, comme rimentateurs ont placé les enfants devant une
bienfaits, pour les adultes, de l’immersion dans l'hippocampe, et celles du représentation analogue du scénario, dans le
des mondes fictifs. plaisir, leur permettant de monde réel. Ils devaient déplacer des billes dans
dialoguer. Une fois la un bol posé à l’intérieur d’une cage aux barreaux
DRAGONS CONTRE CANARDS curiosité éveillée par un étroits… On leur donnait pour cela une variété
En 2015, mes collègues et moi-même avons contexte énigmatique, les d’objets, certains inutiles, d’autres pouvant être
publié une étude où 154 enfants issus de familles participants retiennent transformés de manière à recréer les conditions
à faible revenu ont été intégrés dans un pro- mieux les informations, du problème résolu dans l’histoire. Par exemple,
gramme éducatif de deux semaines. À la moitié même relatives à un de ces objets était un magazine qu’ils pouvaient
d’entre eux, nous avons lu des livres « réalistes » d’autres sujets. rouler pour en faire un tube, tout comme l’avait
sur la cuisine ou la vie de la ferme ; aux autres, fait le personnage fictif de l’histoire avec le jour-
des contes fantastiques peuplés de dragons ou de nal. Les enfants ayant entendu le conte fantastique
princesses. Au cours de la lecture, nous avons se montrèrent davantage capables de transférer
aussi appris aux enfants de nouveaux éléments cette solution de l’histoire vers la réalité, que ceux
de vocabulaire. ayant entendu la version réaliste…
Après chaque séance, nous les laissions s’amu-
ser avec des objets représentant des objets ou per- EXPLIQUER L’IMPOSSIBLE
sonnages rencontrés dans le livre. Dans un cas, il De telles études montrent que l’imaginaire
s’agissait de pelles et de canards, dans l’autre, aide les enfants à apprendre, mais elles n’ex-
d’épées et de dragons. Nous avons testé leur L’hippocampe est pliquent pas pourquoi un contexte irréel ou sur-
une zone de la mémoire
connaissance des nouveaux mots appris au cours activée par les énigmes. naturel est meilleur qu’une situation réaliste pour
de la lecture, avant le début et à l’issue du pro- Ses neurones les aider à acquérir des connaissances sur le
gramme, pour mesurer ce qu’ils en avaient retiré. apparaissent ici sous monde réel. L’explication apparaît grâce aux
la forme de petits
Dans l’ensemble, le programme a été un suc- points blancs. recherches menées sur des bébés.
© Pan Xunbin/shutterstock.com
cès. Les enfants des deux groupes ont appris les C’est Aimee Stahl et Lisa Feigenson, toutes deux
nouveaux mots proposés. Mais les enfants ayant psychologues à l’université Johns Hopkins, qui ont
écouté les contes fantastiques ont mieux su expli- découvert que l’avantage de l’imaginaire plonge
quer le sens de ces mots que ceux ayant entendu probablement ses racines dans les premières années
les histoires réalistes. du développement de l’enfant. En 2015, elles ont
On peut naturellement objecter que les testé la capacité de 110 petits de 11 mois d’ap-
enfants des deux groupes ont été exposés à des prendre des faits nouveaux à partir d’une scène
N° 76 - Avril 2016
79
visuelle simple : devant eux, une balle descendait le attentifs à la balle couineuse, ce qui laisse penser
long d’un toboggan. Dans une première version de qu’ils avaient mieux retenu la démonstration de
ce scénario, la balle roulait normalement vers le bas cette propriété donnée peu auparavant. Tout
et s’arrêtait devant un mur. Dans une seconde ver- comme les enfants semblaient apprendre plus d’un
sion, la balle semblait traverser un premier mur conte fantastique que d’une histoire réaliste.
comme par miracle avant d’être arrêté par le second Dans cette même étude, Stahl et Feigenson
tout en bas (des effets spéciaux de ce genre ont été ont en outre découvert que les enfants avaient
utilisés à foison dans des études de psychologie tendance à mener des investigations sur l’aspect
développementale et même de très jeunes bébés des objets qui avaient déjoué leurs attentes. Par
savent que le premier type d’événement est habituel exemple, s’ils jouaient avec une petite voiture
alors que le second est étonnant). qu’ils venaient de voir flotter dans les airs, ils
avaient tendance à la jeter en l’air comme pour
SURPRENDRE POUR APPRENDRE tester son comportement vis-à-vis de la gravité.
Ensuite, les enfants observaient une démons- Toutes ces situations amènent à penser que ces
tration faite par un membre de l’équipe, qui révé- enfants ont été spécialement attentifs à ce qui
lait une propriété cachée de la balle : elle couinait avait causé la violation des lois du monde réel, et
quand on l’écrasait. Les chercheurs testèrent n’en étaient que plus ouverts à tout ce qui pouvait
enfin la mémoire que l’enfant avait de cette pro- leur apporter de nouvelles informations à ce sujet.
priété en leur déplaçant devant eux la balle ainsi Si tel est le cas, l’imaginaire et le fantastique aide-
qu’un nouvel objet, tout en leur faisant entendre raient les enfants à apprendre parce qu’ils sus- Les situations qui
le son du couinement. La balle et l’autre objet citent leur pleine concentration et attention d’une enfreignent les lois
bougeant simultanément et conjointement, il façon que la réalité ne parvient pas à atteindre. du monde réel amènent
automatiquement
était impossible de deviner lequel des deux pro- Cette interprétation repose sur la théorie que mes les enfants à
duisait le son. collègues et moi avons baptisée « de la mise en comprendre pourquoi
c’est impossible,
Les bébés qui avaient vu la balle traverser le condition », en 2 014. Elle décrit la façon dont cer- et à chercher toutes
mur du toboggan comme par magie dirigeaient tains aspects de notre environnement créent les les informations
plus leur attention vers elle dans ce test que ceux conditions pour que se développent certaines pen- possibles pour mieux
définir la limite entre
ayant vu le jouet dévaler la pente naturellement. sées et comportements bien particuliers. Dans un ce qu’ils connaissent
En d’autres termes, les enfants qui venaient d’as- environnement réaliste, les enfants savent qu’ils et ce qu’ils ignorent.
sister à un événement impossible étaient plus ne doivent rien attendre qui sorte du cadre
© Jamesteohart/shutterstock.com
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80 VIE QUOTIDIENNE Développement
CONTES DE FÉES, L'ÉCOLE DE LA RAISON
ordinaire de leur existence, et qu’ils peuvent se l’apprentissage de la même façon que le langage
comporter comme de coutume. Mais les scénarios « bébé » (cette façon délibérément simplifiée qu’ont
fantastiques leur signalent qu’ils doivent faire les parents de parler à leurs rejetons) stimule le lan-
attention parce que les événements auxquels ils gage des tout petits. Les parents ne parlent pas aux
vont assister ne suivent pas forcément un cours bébés avec une voix aiguë et caricaturale parce
normal. Logiquement, les enfants sont pris du qu’ils veulent que ceux-ci fassent la même chose. Le
besoin de se plonger plus profondément dans la langage bébé a plutôt pour effet de souligner cer-
situation évoquée, ce qui les prépare mentalement tains aspects importants de la langue, comme les
à apprendre de manière plus focalisée. limites des mots, et aide les enfants à prêter atten-
tion à ces éléments essentiels. Il est alors possible
que les enfants recherchent les événements impos-
sibles, non parce qu’ils s’en serviraient comme d’un
guide pour aborder la réalité (ce que fait le jeu du
docteur) mais parce que le fait de réfléchir à des
éventualités étranges leur permet de percevoir de
façon plus fine la façon dont le monde fonctionne
Une situation atypique suscite ou non, mettant progressivement en lumière sa
structure véritable.
chez l’enfant un besoin
de comprendre ce qui s’est LIBÉREZ LE POUVOIR DE VOTRE IMAGINAIRE !
Les résultats de ces quelques études n’inva-
passé et de rechercher lident pourtant pas les travaux antérieurs, qui
soulignaient l’importance de la similarité pour
davantage d’informations. apprendre et transférer l’information d’une situa-
tion de jeu vers une situation réelle. Les ressem-
L’attention que les enfants ont accordée à la blances entre le contexte d’un apprentissage et le
balle nous indique une seconde raison pour monde réel renforcent vraiment l’apprentissage.
laquelle l’imaginaire a un tel impact sur nos capa- Dans certains cas, l’imaginaire peut même
cités d’apprentissage. Les scénarios surprenants avoir des effets indésirables et envoyer un mes-
et irréalistes nous pousseraient à vouloir donner sage ambigu à l’enfant. Une étude menée en 2014
un sens à ce qui vient de se passer sous nos yeux. à l’université de Toronto par la psychologue
C’est ce que suggère une étude de Cristine Legare Patricia Ganea a établi que les enfants de 2 à
de l’université du Texas à Austin, en 2010. Avec Bibliographie 5 ans qui entendent des contes mettant en scène
ses collègues, elle a fait participer 80 élèves de des animaux anthropomorphes en retirent une
maternelle à des séances où leur était expliqué le D. S. Weisberg et al., conception moins réaliste des états mentaux des
fonctionnement de machines et objets spéciaux, Shovels and swords, vrais animaux que des enfants ayant écouté des
chacun ayant une fonction et une utilité précises. how realistic and histoires plus réalistes. Certes, ils semblent com-
Ensuite, au cours d’un test, un de ces objets fonc- fantastical themes prendre que les oiseaux et les rongeurs ne
tionnait de la manière attendue (par exemple un affect children’s word peuvent pas parler, mais ils se montrent aussi
démarreur entraînait l’allumage des phares d’une learning, Cognitive plus enclins à étendre certaines caractéristiques
Development, vol. 35,
machine, comme sa fonction le prévoit), alors humaines à la façon dont ces animaux peuvent
pp. 1-14, 2015.
qu’un autre de ces objets ne le faisait pas (un percevoir ou concevoir leur environnement.
objet « à ne rien faire », supposé n’avoir aucun J. D. Woolley Nonobstant, les récentes découvertes sont le
effet, allumait aussi les phares !). et M. E. Ghossainy, signe que nous avons sous-estimé le pouvoir des
Revisiting the
Interrogés sur ce qui s’était passé, les enfants rêveries enfantines. Et certains contextes édu-
fantasy-reality distinc-
ont tous décidé d’expliquer en premier le résultat tion: Children as naïve catifs seraient particulièrement adaptés à ce
imprévu. La situation atypique semblait susciter skeptics, Child mode de raisonnement. Une bonne partie de la
en eux un besoin de comprendre ce qui s’était Development, vol. 84, physique, par exemple, consiste à tester les
passé et de rechercher davantage d’informations. pp. 1496-1510, 2013. limites du monde naturel. Les enfants et les
En d’autres termes, le scénario imprévu était par- L. Zunshine, Strange nourrissons sont invariablement captivés par un
ticulièrement propice à l’apprentissage. Concepts and the Stories objet semblant défier la gravité. Et la capacité
Cette étude suggère que les scénarios irréalistes They Make Possible, d’imagination est déterminante pour les étu-
aident les enfants à entrevoir les possibilités cachées Cognition, Culture, Nar- diants plus âgés désirant s’attaquer à des scéna-
du monde réel. Comme l’a proposé en 2013 la psy- rative, Johns Hopkins rios plus complexes mettant en jeu des parti-
chologue Alison Gopnik de l’université de Californie University Press, 2008. cules invisibles à l’œil nu, capables de voyager à
à Berkeley, l’imagination pourrait faciliter une vitesse proche de celle de la lumière…
N° 76 - Avril 2016
81
La réalité est souvent contre-intuitive, elle bien s’exercer. Les aventures qui ont pour théâtre
200
force les scientifiques à se frotter à des possibilités des paysages d’un autre monde nous amènent à
inhabituelles concernant le fonctionnement du réfléchir en profondeur à ce qui fait la particularité
monde. En ce sens, les mondes fictionnels si peu du nôtre. Il suffit de penser à un livre comme
semblables à celui que nous côtoyons ont l’avan- L’aveuglement, de l’écrivain portugais José
tage de faire ressortir avec davantage de netteté Saramago, prix Nobel en 1998, qui imagine une
les caractéristiques de la réalité, la rendant plus POUR CENT épidémie de cécité frappant en quelques semaines
intelligible aux enfants et plus facile à assimiler. D’AUGMENTATION toute l’humanité. Ce récit implacable et cauche-
S’il s’avère – comme nos recherches l’indiquent DU SCORE mardesque nous fait comprendre immédiatement
– que les éléments fantastiques sont particulière- D’APPRENTISSAGE à quel point la vue est le premier sens de l’être
ment utiles à l’apprentissage, les parents et ensei- humain et dans quelle mesure tout notre fonction-
gnants auraient intérêt à pousser les enfants à se nement social en découle. Une telle conscience ne
livrer à des jeux mobilisant l’imagination, et à leur chez des enfants peut émerger que de situations impossibles où
proposer des histoires qui enfreignent délibéré- placés face à l’objet de la réflexion est hypothétiquement retiré
ment les lois du monde réel. Il serait tout aussi des situations de nos représentations.
judicieux d’attirer leur attention sur ce que ces nouvelles qu’ils Songeons aussi aux uchronies, récits histo-
scénarios ont d’impossible ; en leur faisant toucher n’arrivent pas riques imaginant une autre issue à certains faits
du doigt ce qui peut arriver ou non dans la réalité, à expliquer. marquants du passé : « Que se serait-il passé si
ils prépareront leurs apprentissages futurs. Source : Science, vol. 348,
pp. 91-94, 2 015 Hitler avait gagné la guerre ? » Notre attention est
L’attirance des enfants pour les superhéros, les alors à ce point captivée qu’elle s’approprie chaque
dragons et les fées offre l’occasion de leur deman- élément de l’histoire et cherche à faire la part de
der : « Les dragons peuvent-ils exister ? » ou « Que ce qui est plausible et de ce qui est fantaisiste.
se passerait-il si tu pouvais devenir invisible ? » L’imaginaire est une forme particulière d’intelli-
Il est peut-être encore trop tôt pour savoir pré- gence qui allie le raisonnement avec un état d’at-
cisément ce que l’imaginaire peut apporter aux tention aiguisé. Il n’y a plus de raison d’y voir une
adultes. Mais des effets du même ordre pourraient forme de pensée futile, encore moins inutile. £
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En partenariat avec Avec le soutien de
programme complet sur
cite-sciences.fr
N° 76 - Avril 2016
82
VIE QUOTIDIENNE É
ducation
Serious
games Apprendre en jouant ?
Ça marche !
Par Marie-Pierre Fourquet-Courbet et Didier Courbet.
T
que nous appliquons à notre vie quotidienne.
apez serious games dans EN BREF virtuels des « problèmes ludiques » spé-
votre moteur de recherche internet et cialement conçus pour changer nos pen-
vous obtiendrez plusieurs dizaines de ££Avoir appris quelque sées, voire nos comportements. De nom-
chose à la fin d’un jeu
millions de références : Nuage, le jeu vidéo : c’est l’objectif breux domaines sont concernés : la santé
sur le changement climatique ; Curapy. des « jeux sérieux ». (apprendre à manger plus équilibré) ;
com, une plateforme de jeux vidéo thé- Histoire, santé, l’environnement (savoir trier les déchets
rapeutiques ; Zombie Division, une acti- environnement, et économiser l’énergie) ; l’enseignement
vité conçue pour les enfants qui y font la palette est large… (maîtriser la conjugaison ou les calculs) ;
des divisions en détruisant des zombies ; ££Ces jeux mobilisent la formation professionnelle (acquérir
Driving, le jeu de sensibilisation à la plusieurs processus des savoir-faire) ; ou encore la culture.
conduite automobile ; Foodzy, le jeu qui psychologiques : Ainsi, nous avons l’impression de
© Ubisoft/Assassin’s Creed Unity
surveille votre alimentation… apprentissage par nous amuser avec des avatars dans des
essais-erreurs, imitation
Les serious games sont des jeux vidéo d’un modèle, émotions mondes virtuels et environnements
ayant des objectifs « sérieux », notam- positives et engagement. immersifs, mais nous apprenons en fait
ment d’éducation, d’apprentissage et de à bien conduire, à économiser l’eau ou à
communication persuasive. Souvent des- ££Des études ont montré manger sainement… Le but étant de
que nous reproduisons
tinés à un large public, ils nous incitent dans la vie réelle ce reproduire ces actes dans la vie « réelle ».
à résoudre dans des environnements que nous y avons appris. Mais est-ce que cela marche ?
N° 76 - Avril 2016
83
Pourquoi ne pas
détourner Assassin’s
creed pour apprendre
l’histoire de la
Révolution française ?
Avec le serious
gaming, des jeux
conçus pour divertir
pourraient avoir des
objectifs sérieux.
N° 76 - Avril 2016
84 VIE QUOTIDIENNE Éducation
Serious GAMES - APPRENDRE EN JOUANT ? ÇA MARCHE !
Dès que ces jeux numériques sont joueur simule des tâches dans un envi- les effets de ses actes et peut les modifier
apparus il y a une quinzaine d’années, ronnement virtuel, par exemple conduire ou les répéter lors de la partie suivante.
les chercheurs ont essayé de déterminer de Lille à Marseille en toute sécurité, ou Par exemple, s’il s’est fait arrêter par la
s’ils étaient véritablement efficaces. On ne pas dépasser le nombre de calories police pour un excès de vitesse, il perdra
dispose aujourd’hui de modèles assez dont il a besoin en préparant lui-même la partie et sera plus prudent à la pro-
complets sur la façon dont ils fonc- ses repas. Pour gagner, il doit utiliser à chaine tentative.
tionnent « psychologiquement » (trois peu près les mêmes savoirs et compé- Grâce à cette forme d’apprentissage
processus interviennent) et des travaux tences cognitives que ceux attendus pour par essais-erreurs, le sujet ne doute plus
très récents ont montré qu’ils modifient réaliser la tâche dans la vie réelle – dans de ses compétences et croit en ses capaci-
bien nos comportements quotidiens. ces cas, préparer son trajet, connaître et tés à mobiliser les ressources nécessaires
Voyons donc comment ils changent respecter le code de la route, faire atten- pour réaliser de « bonnes » actions
notre façon d’agir. tion aux chauffeurs imprudents, ou bien (comme arrêter de grignoter entre les
Le premier processus psychologique faire ses courses et cuisiner des repas repas) : son autoefficacité augmente, car
favorisé par un serious game est l’appren- équilibrés… il a pris confiance en lui. Par ailleurs, le
tissage par essais-erreurs, un des méca- Toutefois, devant l’écran, les erreurs joueur apprend à analyser les situations
nismes fondamentaux de l’apprentissage ont des conséquences beaucoup moins problématiques et à mieux y réagir : ses
opérant mis en évidence par le psycho- importantes que dans la réalité : le parti- compétences d’autogestion s’améliorent.
logue Edward Thorndike en 1931. Le cipant voit facilement et immédiatement Pour ce faire, il est cependant nécessaire
N° 76 - Avril 2016
85
N° 76 - Avril 2016
86 VIE QUOTIDIENNE Éducation
Serious GAMES - APPRENDRE EN JOUANT ? ÇA MARCHE !
© Cap Sciences
certains de nos jugements et de nos inten- jugements et avis des joueurs sur les
tions à adopter de bons comportements Ce jeu sensibilise ampoules à économie d’énergie étaient
pour améliorer notre santé ou pour pro- les jeunes à « la richesse bien meilleurs que ceux des personnes
téger l’environnement. Mais peu de tra- du vivant en Aquitaine ayant seulement observé le jeu.
et à la nécessité de
vaux se sont intéressés à leur efficacité se développer dans le Toutefois, toutes les versions du jeu
réelle : « Joint-on le geste à la parole ? » respect de nos milieux ». n’ont pas eu les mêmes conséquences :
Voilà une question pourtant cruciale ! Une façon ludique nous avons obtenu de meilleurs résultats
de leur apprendre
l’environnement ... quand nous demandions au joueur, au
CHANGER DE VIE cours de la partie, de s’engager à installer
Pour y répondre, nous avons soumis au moins une ampoule à économie
388 personnes à des versions légèrement Bibliographie d’énergie à son domicile. Signer un enga-
différentes d’un même serious game. Le gement à réaliser un acte donné est une
jeu consistait à trouver, dans un appar- D. Courbet et al., technique de persuasion dont l’efficacité
tement virtuel, quelles lampes il fallait Small clicks, great a déjà été démontrée par le psychologue
effects : the immediate
équiper d’ampoules à économie d’éner- Robert-Vincent Joule de l’université
and delayed influence
gie pour réaliser les meilleures écono- of websites containing d’Aix-Marseille. Cette méthode fonc-
mies. Soit les participants jouaient à serious games tionne donc aussi dans un serious game.
l’une de ces quatre versions, soit ils on behavior and Avec les jeux sérieux, on n’oblige pas
regardaient le jeu se dérouler sans inter- attitude, International qui l’on veut à faire tout ce que l’on veut.
venir, soit encore ils ne faisaient rien de Journal of Advertising, Quoique… En changeant nos comporte-
particulier (condition contrôle). Puis en ligne le 5 octobre ments dans la vie réelle ou en nous per-
nous avons évalué si les joueurs allaient 2015. mettant d’apprendre certains gestes
vraiment acheter des ampoules à écono- M.-P. Fourquet- utiles pour la santé, l’environnement, la
mie d’énergie, s’ils les installaient bien Courbet et D. Courbet, sécurité, ils représentent un moyen rela-
chez eux, en déterminant quelle version Les serious games, dispo- tivement ludique de transmettre de
du jeu obtenait les meilleurs résultats. sitifs decommunication bonnes attitudes et d’améliorer notre vie
Les joueurs ayant interagi avec une persuasive : quels (et l’avenir de la planète). Reste à les
des versions du serious game ont acheté processus socio-cogni- rendre aussi attrayants que le fameux
tifs et socio-affectifs
et changé dix fois plus d’ampoules que League of Legend qui compte des dizaines
dans les usages ? Quels
les sujets n’ayant pas connu le jeu, et effets sur les joueurs ? de millions d’adeptes chaque mois, mais
deux fois plus que ceux ayant simple- État des recherches et qui consiste malheureusement… à tuer
ment regardé. C’est donc bien le fait de nouvelles perspectives, son prochain. Une piste prometteuse :
s’immerger dans le monde virtuel et Réseaux, vol. 194, détourner ces jeux très bien faits de leur
d’interagir par des gestes qui influence pp. 199-228, 2015. objectif de destruction vers un idéal posi-
le plus les participants. En outre, les tif (voir l’encadré page 84). £
N° 76 - Avril 2016
Dans l’
vidard
mathieu
êt de
14:05 - 15:00
la tête au carré
la science
VIE QUOTIDIENNE L
es clés du comportement
NICOLAS GUÉGUEN
Directeur du Laboratoire d’ergonomie
des systèmes, traitement de l’information
et comportement (lestic) à Vannes.
Comment les
chansons
nous manipulent
Que vous écoutiez du rap agressif, de la variété
romantique ou de la folk pacifiste, les conséquences
ne seront pas les mêmes sur votre comportement.
Même dans une salle d’attente de dentiste.
N° 76 - Avril 2016
89
certains hommes violents et misogynes ? se répercutent bel et bien dies. Mais peu à peu les paroles sont devenues un
L’affaire n’est pas isolée : on se souvient qu’il dans des comportements objet d’attention pour les scientifiques. Le champ
fut vivement reproché au rappeur Nekfeu, après méprisants ou agressifs est vaste, car dans une chanson, n’importe quel
les attentats de Charlie Hebdo, les paroles d’une à l’égard des femmes. thème peut être abordé : le bonheur, la solitude,
de ses chansons où il réclamait « un autodafé la guerre, le racisme, l’économie, le travail, l’ami-
pour ces chiens de Charlie Hebdo ». Une semaine ££Heureusement, tié… D’ailleurs, la recherche a confirmé que les
la musique adoucit les
avant les attentats, un autre rappeur, Médine, mœurs quand ses textes textes chantés reflètent souvent les préoccupa-
mettait en ligne un clip musical où il appelait à se réfèrent à la paix, tions des sociétés, politiques et individus, d’une
« crucifier les laïcards ». La question est alors de l’entraide et l’amour. culture donnée à un moment précis.
N° 76 - Avril 2016
90 VIE QUOTIDIENNE
Comment les CHANSONS NOUS MANIPULENT
l’agressivité des étudiants… Et il s’est vite avéré d’observation, les chercheurs ont vu décoller le
que les jeunes ayant écouté de la musique aux chiffre d’affaires de ces établissements.
paroles violentes ont eu la main bien plus lourde Un effet double : d’une part le client aurait
que ceux ayant entendu du heavy metal sans plus envie de boire, mais il passerait également
paroles violentes ou ceux restés dans le silence. plus de temps au bar, ce qui favorise la consom-
Fait notable, il n’y avait pas de différence entre mation. C’est à Céline Jacob, de l’université de
ces deux derniers groupes, ce qui met la musique Bretagne-Sud, que l’on doit d’intéressantes obser-
elle-même hors de cause et incrimine les paroles. vations dans des cafés : ayant choisi d’observer
des établissements où les clients ont coutume de
ALCOOL, SEXE ET VIOLENCE peu s’attarder (15 à 20 minutes), elle observe que
Ce n’est pas la seule étude du genre à avoir la diffusion de chansons « à boire » les retient
mis en évidence de tels effets. L’équipe de Christy
Barongan et Gordon Nagayama Hall, de l’univer-
sité d’État de Kent, dans l’Ohio, a observé des
effets particulièrement inquiétants sur la vio-
lence à l’égard des femmes. Dans leurs expé-
riences, ces psychologues ont exposé de jeunes
hommes à du rap avec ou sans expressions insul-
tantes à l’égard des femmes, traitées comme des
objets sexuels. Les participants devaient ensuite
visionner trois films de deux minutes où, respec-
tivement, une femme discutait avec un homme,
une femme était violée par un groupe d’hommes
ou une femme à moitié nue était agressée et
Si tu veux contrôler
insultée par un homme sous le regard d’autres.
Lorsqu’il leur était ensuite demandé quel film ils
le peuple, commence
envisageaient de faire voir à une jeune femme par contrôler sa musique.
pour en discuter avec elle, 30 % des sujets ayant
écouté du rap misogyne choisissaient la vidéo
Platon
représentant l’agression et l’humiliation publique davantage. Ce n’est pas le simple effet de la
de la femme à moitié nue, contre 7 % des jeunes musique (l’astuce ne fonctionne pas avec des
hommes ayant écouté du rap sans paroles agres- musiques pop sans référence à l’alcool, ni avec
sives. Personne ne choisissait la vidéo du viol. des mélodies utilisées à titre de contrôle, comme
D’autres chercheurs, tels Denise Herd de des musiques de dessins animés), mais bel et bien
l’université de Berkeley en Californie, se sont le registre verbal utilisé.
MUSIQUE ET
intéressés aux chansons qui poussent à la VIOLENCE ENVERS
consommation d’alcool. Là encore, le rap est un MAIS AUSSI… DE L’AMOUR EN TUBE LES FEMMES
genre de prédilection puisque, depuis les Le problème des chansons qui passent en
années 2010, 38 % des chansons urbaines (rap et boucle dans nos iPods, smartphones ou postes de Peter Fischer de
hip-hop) évoquent l’alcool, contre 7 % des titres radio, vient du fait que nous sommes plongés l’université de Munich,
rock et de 1 % des musiques pop, fait recensé par dans l’univers très émotionnel et plaisant de la en Allemagne, a exposé
les travaux de Michael Siegel de l’École de santé musique, si bien que les paroles nous semblent des hommes et des
publique de l’université de Boston. Lorsque Herd parfois reléguées au second plan. Nous les rece- femmes à de la musique
a mesuré l’évolution de cette thématique sur une vons avec décontraction, sans prendre garde à aux textes misogynes,
période de trente ans dans le rap, il est arrivé à leurs effets inconscients. puis leur a demandé
la conclusion que la proportion de chansons par- Un réflexe salutaire : prêter explicitement de faire goûter une sauce
lant d’alcool n’a cessé d’augmenter de façon attention aux paroles et bien repérer leur valence plus ou moins épicée
linéaire entre 1979 et 2009, passant de 12 % à émotionnelle. Car si les termes liés à l’agressivité à une autre personne.
63 %. L’abondance des termes qui s’y réfèrent ou à l’alcool ont des effets négatifs, ceux évoquant Résultat : seuls les
progressant de la même façon. l’amour ou la convivialité œuvrent bien dans le hommes exposés
Quels en sont les effets sur notre consomma- sens opposé. L’exemple le plus emblématique est le aux textes empreints
tion d’alcool ? Un autre psychologue, Rutger Engels légendaire Je l’aime à mourir de Francis Cabrel, qui de misogynie ont mitonné
de l’université Radboud, aux Pays-Bas, a demandé va toujours droit au cœur des femmes. Comment une sauce bien plus hot
à des responsables de bars de diffuser, deux se comporter avec violence après l’avoir entendu ? quand celle-ci était
heures par jour, des chansons modernes parlant De fait, cela devient très difficile. Dans une dégustée par des femmes
explicitement d’alcool. Après plusieurs semaines de nos expériences au lestic de Vannes, nous plutôt que par des hommes.
N° 76 - Avril 2016
91
avons fait écouter Je l’aime à mourir à des femmes soutien social, du réconfort envers autrui, comme
53 %
avant une phase de test où elles étaient supposées le titre Help, des Beatles. Il leur a ensuite demandé
goûter des cookies et juger de leur qualité en pré- de compléter des mots représentés par leur pre-
sence d’un jeune homme. Ce jeune homme avait mière syllabe : par exemple « bag- » qui peut don-
reçu des instructions : après la phase de dégusta- DES ner « bag-age » ou « bag-arre », selon que l’on se
tion, il devait demander à sa partenaire son AUDITEURS trouve dans des dispositions d’esprit agressives
numéro de téléphone personnel dans l’hypothèse ou pacifiques. Le nombre de mots complétés dans
d’un contact futur. une version « agressive » a fortement chuté après
Nous voulions savoir si la chanson Je l’aime à du titre Help des Beatles l’écoute de Help, en comparaison d’une autre
mourir, comparée à une autre sans lien explicite donnent de l’argent à une chanson des Beatles au contenu sémantique
avec l’amour (L’Heure du thé, de Vincent Delerm) association caritative, neutre, comme Octopus’s garden.
pouvait augmenter la probabilité que les femmes lors d’une expérience
donnent leur numéro au jeune homme. de psychologie. CHANSONS POUR LA PAIX
T. Greitemeyer, Journal of
Nous avons donc compté le nombre de Experimental Social Psychology, 2009 Sans changer de méthode, Greitemeyer a
femmes qui acceptaient de donner leur numéro, obtenu des résultats similaires avec des mots liés
dans l’un et l’autre cas. Une différence très nette à l’altruisme. Ainsi, la syllabe « par- » était plus
est apparue : elles étaient bien plus nombreuses souvent complétée sous la forme de « par-tager »
à accepter après avoir été exposées à Je l’aime à que sous la forme « par-venir », après que les
mourir, discrètement diffusé en musique de fond sujets avaient entendu des musiques prosociales.
dans la salle d’attente. Par ailleurs, les étudiants étaient plus empa-
Même effet chez les hommes : dans une autre thiques et manifestaient plus de compassion à
expérience, nous avons diffusé chez un fleuriste l’égard des protagonistes malheureux d’histoires
des chansons d’amour et avons constaté que les qui leur étaient contées. Greitemeyer est allé
messieurs faisaient de plus grosses dépenses encore plus loin en montrant que ses étudiants
qu’en présence d’une musique pop n’exprimant joignaient le geste à la parole (ou à la pensée).
pas l’amour, oui qu’en l’absence de musique. Soit Pour cela, il leur remettait deux euros pour
ils achetaient des bouquets plus gros, soit ils choi- répondre à une enquête sur la musique, un
sissaient des fleurs plus chères, dépensant davan- simple prétexte pour les exposer à des chansons
tage pour exprimer un amour plus « grand ». neutres ou prosociales. Au moment de leur don-
Notre enquête a révélé qu’ils achetaient des fleurs ner l’argent, il les informait qu’une collecte de
Bibliographie
pour les offrir à une femme qui comptait pour fonds avait lieu au profit d’une organisation cari-
eux, alors que les femmes choisissaient un bou- tative. Après avoir entendu les musiques pro
R. Engels et al., Effect
quet pour une amie ou un membre de leur of alcohol references sociales, 53 % des étudiants ont reversé leur
famille, à l’occasion d’un dîner par exemple. in music on alcohol argent, contre 31 % des jeunes ayant écouté les
De façon générale, l’amour fait vendre – des consumption in public chansons neutres.
fleurs, mais aussi des disques ! À l’université drinking places, The On se souvient d’Imagine, plaidoyer pour un
d’État de New York à Albany, Dawn Hobbs et American Journal of monde sans pays, frontières ni religions. De tels
Gordon Gallup ont comparé la présence de Addictions, vol. 20, textes ont une influence profonde sur nos émo-
paroles liées aux stratégies de reproduction pp. 530-534, 2011. tions collectives. À l’époque où ce titre fut com-
(amour, séduction, sexualité, fidélité…) dans des T. Greitemeyer, Effects posé, son auteur John Lennon était ouverte-
chansons de style rythm & blues, country et pop of songs with prosocial ment engagé contre la guerre du Vietnam, et fut
avec leur classement au Top 10 des meilleures lyrics on prosocial mis sur écoute par la cia . Ses chansons pou-
œuvres musicales en 2009 ; ils ont découvert que thoughts, affect, and vaient-elles insuffler à l’opinion un pacifisme de
plus le texte parlait d’amour, plus son succès com- behavior, Journal of mauvais aloi dans un contexte d’effort de
mercial était grand. Experimental Social guerre ? Revenons à Greitemeyer et Anne
Psychology, vol. 45,
Schwab, de l’université d’Innsbruck : ils ont
pp. 186-190, 2009.
LA MUSIQUE ADOUCIT LES MŒURS montré que l’écoute de chansons vantant l’esprit
Enfin, les chansons à textes pacifiques, huma- C. Jacob et al., « Love is d’accueil d’un pays (en l’occurrence, l’Alle-
nistes ou tolérants ont un effet profond sur nos in the air » : Congruency magne) rendait les autochtones plus bienveil-
between background
comportements. Tobias Greitemeyer de l’univer- lants à l’égard d’une population immigrée
music and goods in a
sité d’Innsbruck, en Autriche, a développé un flower shop, International turque. Dans un jeu vidéo où ils devaient
protocole original pour montrer comment cer- Review of Retail, affronter un immigré, ils se montraient moins
taines chansons développent compassion et géné- Distribution and agressifs. La chanson Ebony and Ivory de Paul
rosité. Il a d’abord exposé des étudiants à des Consumer Research, McCartney augmenterait quant à elle les com-
musiques dites prosociales, c’est-à-dire dont les vol. 19, pp. 75-79, 2009. portements d’aide envers des personnes d’ori-
paroles abordaient les thèmes de l’entraide, du gines ethniques différentes… £
N° 76 - Avril 2016
92 LIVRES
p. 92 Sélection d’ouvrages p. 94 La Cloche de verre : une romancière raconte les électrochocs
A N A LY S E SÉLECTION
Par Gérard Lopez
APPRENTISSAGE
SOCIOLOGIE P iégée dans son couple Imiter pour grandir
de J ean-Claude Kaufmann L es liens qui libèrent de J acqueline Nadel
Dunod
S C
ur son blog (www.jckaufmann.fr), le sociologue Jean-Claude ’est une injustice
Kaufmann recueille des « cris de femmes » qui décrivent vieille de plus
le « piège conjugal », c’est-à-dire l’enfermement dans une vie de 2000 ans que répare
à deux où plus rien ne fonctionne. Témoignages poignants PSYCHOLOGIE ici Jacqueline Nadel :
qui montrent comment les rêves se heurtent à la réalité quotidienne. Game of thrones, le mépris de l’imitation,
Ces récits, Jean-Claude Kaufmann les présente dans ce livre, une métaphysique déjà considérée comme
des meurtres
où il apporte son éclairage de sociologue sur les origines de M arianne Chaillan un frein à la créativité
du « piège ». Pour lui, le couple est devenu un refuge dans notre Le Passeur par le philosophe Platon.
monde impitoyable, où la compétition et l’évaluation sont la règle. Comme nous le raconte
D’où cet « immense besoin de reconnaissance », que l’on va l’auteure, cette capacité
demander au conjoint de satisfaire. Dès lors, une « règle d’or »
s’inscrit dans le contrat de couple : « À tout jamais pour le meilleur
et pour le pire. » Et comme les femmes ont historiquement
B ien qu’essentielles,
les questions de
morale, de métaphysique
est essentielle
au développement
de l’enfant, qui la met
davantage cultivé l’idéal d’amour et endossé le plus ou de philosophie en œuvre dès le plus
de responsabilités dans la sphère domestique, elles se laissent politique peuvent paraître jeune âge : « Le nouveau-
plus souvent piéger dans un couple qui ne leur apporte aucun un brin austères. Marianne né a vingt minutes de vie.
bonheur, s’obstinant à tenter de le sauver. Même s’il ne s’agit bien Chaillan a l’art de nous Vingt minutes seulement,
sûr là que d’une tendance générale – le témoignage symétrique les rendre attrayantes, et il me tire la langue si
d’un homme piégé clôture d’ailleurs l’ouvrage. en les abordant par je la lui tire. »
Sur cette tendance se greffent de multiples facteurs qui retardent le truchement de la série Après avoir expliqué le
ou empêchent la rupture : les enfants, les apparences, la pression à succès Game of fonctionnement de cette
sociale et familiale, les difficultés matérielles, la perte d’estime Thrones. Elle décrypte faculté, Jacqueline Nadel
de soi, le chantage affectif. Progressivement, le couple ne se les comportements des présente les recherches
comprend plus, avec de possibles explosions de violences, protagonistes à la lueur visant à l’utiliser pour aider
la dépression, ou même le suicide comme seule solution. des grandes théories les enfants autistes. Selon
La souffrance est encore aggravée par le fait que ce piège conjugal philosophiques et des elle, « il faut voir l’imitation
est un peu à contre-courant de l’époque, ce qui alimente une expériences de pensée comme un voyage
certaine incompréhension de l’entourage : depuis les années 1960, récentes en psychologie. développemental ».
nous ne nous résignons plus à ce que la vie à deux soit une loterie Ce faisant, elle éclaire
où l’on gagne rarement et nous revendiquons la liberté de choisir – des débats souvent très
y compris de partir. Cet ouvrage permet au lecteur de réfléchir au actuels, par exemple sur
fonctionnement de son propre couple. Pour, si besoin, l’améliorer, mais le mariage pour tous ou
parfois aussi pour s’engager sur le difficile chemin du renoncement. Car, l’euthanasie. Attention si
nous dit l’auteur, « Quand tout amour est mort, il faut savoir se quitter »… vous comptez voir la série,
Gérard Lopez est psychiatre et fondateur car l’ouvrage en divulgue
de l’Institut de victimologie de Paris. tous les rebondissements.
N° 76 - Avril 2016
93
COUP DE CŒUR
Par Francesca Sargolini
PSYCHOLOGIE
Histoire de la NEUROSCIENCES V ous êtes ici
psychologie de C
olin Ellard Seuil
d’Olivier Houdé
puf
P
ourquoi les hommes sont-ils capables d’aller sur la Lune
COGNITION
Système 1 – Système 2 :
S i la psychologie
scientifique ne voit
le jour qu’à la fin du
et se perdent-il dans un parc ? C’est la question posée par
Colin Ellard dans ce bel ouvrage. Dans une première partie,
il décrit d’une façon claire et exhaustive la multitude
les deux vitesses de la xixe siècle, avec la de stratégies employées par les animaux pour s’orienter dans
pensée
de D aniel Kahneman création du premier l’espace. Ainsi, les tortues se repèrent grâce au champ magnétique
Flammarion laboratoire en terrestre et les rats dressent des cartes mentales de leur
Allemagne en 1875, environnement, grâce auxquelles ils sont capables de trouver des
ses racines sont bien raccourcis et des détours – par exemple pour éviter un prédateur.
C ette réédition de
l’ouvrage de Daniel
Kahneman mérite d’être
plus anciennes. Son
objet d’étude – l’esprit
humain, excusez du
L’homme aussi est capable de dresser des cartes mentales, quoique
bien moins précises que celles de nombreux autres animaux.
Les dimensions et les distances y sont fortement distordues.
signalée, tant le peu – suscite la curiosité En revanche, les relations topologiques, c’est-à-dire la façon dont
psychologue a contribué depuis l’Antiquité, quand les différentes parties de l’espace sont connectées, sont bien
à réintroduire l’humain les philosophes grecs conservées. Au bout du compte, nos cartes représentent
« réel », parfois irrationnel débattaient déjà une version simplifiée du monde.
et changeant, dans de sujets comme Cela explique à la fois que nous nous orientions difficilement dans
les théories économiques l’importance de l’inné un environnement naturel ou semi-naturel comme un parc,
– au point qu’il a reçu et de l’acquis. Olivier et que nous soyons capables de concevoir des nouveaux espaces
le prix Nobel d’économie Houdé raconte ici d’une manière très créative. Qu’il s’agisse de modéliser par
en 2002. Au fil de ces comment ces débats ont la pensée le chemin qui mène à la Lune, de dessiner des bâtiments
650 pages, l’auteur traversé les époques variés pour se loger, ou d’imaginer des environnements virtuels
nous invite à prendre pour se prolonger où des avatars vivent des aventures incroyables…
du recul sur nos pensées jusqu’à aujourd’hui, avec Avec un revers de médaille : nous nous sommes de plus en plus
et nos intuitions, qu’il l’apport des méthodes isolés de la nature, que nous polluons et dégradons. Comment
décrit de façon imagée et des instruments y remédier ? Colin Ellard ne plaide en aucun cas pour un retour
comme produites par modernes. Un éclairage au stade primitif. Au contraire, à nous d’utiliser ces mêmes
un système cérébral historique précieux. technologies pour devenir plus conscients et de ce fait plus
automatique et rapide, respectueux du monde qui nous entoure. Par exemple, en retissant
mais prompt à l’erreur, un lien avec la nature grâce à des casques de réalité virtuelle qui
qu’il baptise « Système 1 ». immergeraient dans une forêt profonde, loin des environnements
D’où la nécessité urbanisés. Mieux comprendre comment nous percevons l’espace
de faire intervenir nous permettra-t-il d’y retrouver notre place ?
le « Système 2 », plus Francesca Sargolini est maître de conférence et chercheuse
lent, mais plus logique dans l’équipe « Bases neurales de la cognition spatiale »,
et moins faillible. à l’université d’Aix-Marseille.
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94
© Jensin Eckwall
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LIVRES
LIVRES
eurosciences
N xxxxxxxxxxxxx
X et littérature 95
SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.
La cloche de verre
Une romancière raconte
les électrochocs
Dans son roman autobiographique
La Cloche de verre, Sylvia Plath
décrit de façon glaçante
le traitement de la dépression
À
par électrochocs. Puis montre
son évolution vers des
méthodes plus humaines…
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96 LIVRES N
eurosciences et littérature
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N° 76 - Avril 2016
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LE MOIS PROCHAIN
POUR LA SCIENCE
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Le point
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sur les
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assistées de Marie Chaudy
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le 13 avril 2016
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Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal avril 2016 – N° d’édition M0760076-01 – Commission paritaire : 0718 K 83412
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N° 76 - Avril 2016
LA RÉFÉRENCE EN
NEUROSCIENCES
• Toutes les notions de base et l’ensemble des + Atlas interactif de neuroanatomie humaine puissant
nouvelles avancées, en particulier dans le do- et fonctionnel, véritable outil d’exploration et d’étude
maine du développement du système nerveux du système nerveux humain
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rée, humaine, clinique, cognitive et comportementale
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