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N° 76 Avril 2016 M 07656 - 76 - F: 6,50 E - RD

Cerveau & Psycho

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@a@r@q@a";
LES MÉCANISMES
DE LA SOUMISSION
À L’AUTORITÉ
su el
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NEUROMARKETING NOU
RMU
LES PIÈGES FO
DES SUPERMARCHÉS
COMPORTEMENT
MANIPULÉS PAR
DES CHANSONS !
CONTES DE FÉES
L’ÉCOLE
DE LA RAISON
Maux de ventre, lombalgie,
CAS CLINIQUE
eczéma, infertilité, cancer...
L’HOMME QUI
NE SAVAIT PLUS MIEUX
COMPRENDRE
COMPTER

LES TROUBLES
   PSYCHO
SOMATIQUES
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 $ CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1170 XPF, PORT.CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
MASTER IN COGNITIVE SCIENCE
Université de Neuchâtel • Suisse
UNE FORMATION INTERDISCIPLINAIRE
POUR MIEUX COMPRENDRE CE QUI NOUS REND HUMAIN
Ce Master en sciences cognitives se veut résolument interdisciplinaire.
Les enseignements qui y sont dispensés portent sur la psychologie
du développement, la psychologie sociale, les neurosciences,
l’éthologie, la primatologie, l’évolution humaine, la philosophie
de l’esprit, la linguistique et la socio-anthropologie. L’objectif
de cette formation est de permettre aux étudiants de développer
une compréhension large de la nature de l’esprit humain.

Les méthodes comparatives et expérimentales occupent une place


centrale dans cette formation. Les étudiants sont par ailleurs
encouragés à enrichir leur expérience en effectuant des séjours
dans des centres de recherche internationaux.

Ce Master est ouvert aux détenteurs d’un diplôme universitaire


de 1er cycle dans les branches concernées ou connexes
en biologie ou en sciences sociales.
Master en anglais sur 2 ans valant 120 crédits ECTS

Plus d’infos sur :


www2.unine.ch/unine/page-39173.html
3

N° 76

CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL

p. 40-46
Bruno Bonaz SÉBASTIEN
Directeur de recherche à l’Institut des neurosciences
de Grenoble et à la clinique universitaire d’hépato-
BOHLER
gastroentérologie du chu de Grenoble. Ses travaux Rédacteur en chef
portent sur les effets chroniques du stress sur le tube
digestif et sur les pathologies associées.

Mon cerveau
p. 48-51
Nathalie Rapoport-Hubschman
Médecin, psychologue et psychothérapeute, spécialisée
ce tyran
en psychologie de la santé. Ses travaux à l’université
de Stanford et à l’Institut de médecine corps-esprit
du Massachusetts en ont fait une experte des troubles
somatiques liés au stress.

M
a fille de sept ans m’a répondu, alors que je la réprimandais
pour une de ces bêtises que les bambins ont le don d’inven-
ter : « C’est pas moi, c’est mon cerveau. » Et comme je lui
demandais, intrigué, de préciser sa pensée, elle rétorqua
p. 60-62 sans broncher : « Bah oui, c’est lui qui me l’a fait faire. »
Gérard Lopez Si jamais cela vous arrive aussi, reportez-vous à la page 14. Vous y
Psychiatre, fondateur de l’Institut de victimologie, découvrirez qu’effectivement, les personnes fraîchement initiées aux neu-
expert près la cour d’appel de Paris, membre fondateur
de l’Unité mobile de psychiatrie légale. Spécialiste des rosciences se croient moins responsables de leurs actes puisque ceux-ci
troubles psychologiques liés aux violences familiales, découleraient de réactions biochimiques dans leurs neurones. C’est ce qui
aux agressions ou aux accidents. venait d’arriver à ma fille.
Le cerveau a bon dos. Évidemment, la malicieuse avait compris que
toute une série de sanctions ne pourraient dorénavant plus s’appliquer sous
le toit familial une fois ces prémisses posées. Elle s’aperçut de son erreur
quand je lui déclarai que dans ce cas, son cerveau irait passer un moment
puni dans sa chambre. C’est d’ailleurs le message de la réaction de Florian
Cova à cet article, que nous publions en page 18. Quand on veut faire croire
que notre cerveau est un autre, on se retrouve vite face à une impasse.
p. 76-81 Cela devient plus sérieux quand c’est une autorité extérieure qui nous
Deena Weisberg ordonne d’accomplir des actes répréhensibles. Dans ce numéro, Laurent
Chercheuse au département de psychologie Bègue nous relate une récente étude montrant que les cobayes de la célèbre
de l’université de Pennsylvanie. Ses travaux portent
sur les mécanismes cognitifs à l’œuvre dans expérience de Milgram ne se sentent plus agir eux-mêmes, et que leur cer-
l’imaginaire, leur implication dans l’apprentissage veau se déresponsabilise des chocs électriques qu’ils infligent aux autres.
du raisonnement chez les enfants et les adultes. Sacré cerveau. Tyran, puis esclave ? Faux jeton, oui ! £

N° 76 - Avril 2016
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SOMMAIRE
N° 76 AVRIL 2016

p. 6 p. 14 p. 24 p. 32 p. 39-59
Dossier

p. 6-36

DÉCOUVERTES MIEUX
COMPRENDRE
p. 6 ACTUALITÉS p. 24 CONTRÔLE NOCICEPTIF LES TROUBLES
Du soir ou du matin ? La douleur ?
Sexe et calculs mentaux
L’addiction au hamburger 
C’est dans la tête ! PSYCHO
Cannabis et retard cérébral 
On peut contrôler sa douleur mentalement.
Stephen Macknik et Susana Martinez-Condé SOMATIQUES
p. 12 FOCUS p. 28 L’INFOGRAPHIE p. 40 N
 EUROENDOCRINOLOGIE
La passivité du mal Petite psychologie LE VENTRE, MIROIR
Une expérience frappante montre
comment l’autorité nous déresponsabilise. des grandes surfaces DE NOS ANGOISSES
Laurent Bègue Visualisez les pièges qui vous font acheter. Maux d’estomac, colopathies : le ventre est
Ulrich Pontes et Younsun Koh une cible privilégiée du stress chronique.
p. 14 P
 SYCHOLOGIE COGNITIVE Bruno Bonaz
p. 30 LA QUESTION DU MOIS
Les neurosciences
menacent-elles Qu’est-ce qu’un p. 48 I NTERVIEW
cerveau autiste ? PEAU, CŒUR, FERTILITÉ :
notre libre arbitre ? Il est différent, à la fois plus fort et plus faible. LES EFFETS DU STRESS
Si nos actions résultent de réactions Simon Baron-Cohen
neuronales, sommes-nous libres ? Les troubles psychosomatiques touchent
Azim Shariff et Kathleen Vohs
divers organes, qu’il est possible de protéger.
p. 32 GRANDES EXPÉRIENCES DE PSYCHOLOGIE Nathalie Rapoport-Hubschman
p. 18 P
 HILOSOPHIE
DANIELA p. 52 P
 SYCHOONCOLOGIE
Neurosciences et OVADIA
CANCER ET PSYCHÉ
liberté ne sont pas L’apparition et l’évolution
incompatibles Un cerveau d’un cancer dépendent parfois
Nos neurones ne nous manipulent pas car de facteurs psychologiques.
ils ne sont pas distincts de nos états mentaux.
coupé en deux Volker Tschuschke
Une opération historique du cerveau
Florian Cova
aurait produit « deux consciences ». p. 58 P
 SYCHOLOGIE DE L’ATTACHEMENT
p. 20 L E CAS CLINIQUE L’ENFANCE
L’unijambiste du calcul DE LA SOMATISATION
La tendance à somatiser dépendrait de notre
Après un accident de voiture, monsieur N. s’aperçoit
premier lien d’attachement à nos parents.
qu’il ne sait plus compter... LAURENT COHEN
Yvane Wiart

N° 76 - Avril 2016
5

p. 60 p. 66 p. 94

p. 64 p. 70 p. 76 p. 88

p. 92

p. 60-74 p. 76-91 p. 92-98

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES


p. 60 R ETOUR SUR L’ACTUALITÉ p. 76 D
 ÉVELOPPEMENT p. 92 L IVRES
Jacqueline Sauvage : Contes de fées : La sélection du mois
l’enfer de la dissociation l’école de la raison Les récits fantastiques aident les enfants
Piégée dans son couple
Game of thrones,
Légitime défense ? Préméditation ? Ce cas une Métaphysique des meurtres
à raisonner de façon concrète.
est avant tout celui d’un psychisme brisé. Imiter pour grandir
Deena Weisberg
Gérard Lopez Système 1 – Système 2 :
p. 82 ÉDUCATION les deux vitesses de la pensée
p. 64 À
 MÉDITER Histoire de la psychologie
Serious games : Vous êtes ici
apprendre en jouant,
CHRISTOPHE
ANDRÉ
ça marche ! p. 94 N
 EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
Ces nouveaux jeux vidéo nous rendent
plus intelligents, curieux et éveillés !
À quoi sert Marie-Pierre Fourquet-Courbet
et Didier Courbet
SEBASTIAN
DIEGUEZ
la culture générale ?
Cultivé ne veut pas dire livresque. La culture p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT
affûte l’esprit critique et l’intelligence. « La Cloche de verre » :
NICOLAS
une romancière raconte
p. 66 U
 N PSY AU CINÉMA GUÉGUEN les électrochocs
Sylvia Plath a vécu les deux grandes
époques des électrochocs : la version
SERGE Comment les chansons barbare puis la variante tolérable.
TISSERON
nous manipulent Elle en a tiré un roman bouleversant.
Le rap rend-il violent ? La pop électro,
Star Wars : altruiste ? Les scientifiques révèlent
que tout dépend... des paroles.
l’adolescent nihiliste
Ben Solo illustre l’attirance des adolescents
pour les engagements radicaux.

p. 70 Psychologie sociale
L’effet Mandela
Ou comment devenir fort quand on est seul.
Francisco Comiran et Laurent Bègue En couverture : © Valentina Razumova/shutterstock.com

N° 76 - Avril 2016
6 DÉCOUVERTES
p. 6 Actualités p. 12 La passivité du mal p. 14 Neurosciences et liberté p. 20 Le cas clinique p. 24 La douleur ? C’est dans la tête ! p. 28 L’infographie

Actualités
Par la rédaction

NEUROBIOLOGIE

Du soir ou du matin ?
C’est dans les gènes
Lève-tôt ou couche-tard ? Tout dépend du réglage de notre horloge
biologique, qui dépend de notre patrimoine génétique. Mais il reste
une part de liberté pour se fixer une bonne hygiène de sommeil.

Y
 . Hu et al., GWAS of 89,283
individuals identifies genetic variants
associated with self-reporting of
being a morning person, Nature
Communications, 2 février 2016.

F ooting à 6 heures du matin, réu-


nion à 8 heures, coucher à 21 heures :
ce rythme ne convient pas à tout le
monde. D’autres apprécient les « noc-
turnes » au travail ou les soirées
s’achevant à l’aube. L’important est de
respecter sa propre « horloge » biolo-
gique pour être en bonne santé phy-
sique et psychologique. Or ce rythme
est en partie inscrit dans nos gènes,
d’après Youna Hu et ses collègues de
la société californienne d’analyse
génétique 23andMe.
C’est l’horloge interne, ou circa-
dienne, qui règle nos états de veille
et de sommeil. Deux structures céré-
brales, les noyaux suprachiasma-
tiques, y veillent. Leur activité est
rythmée par l’expression cyclique de
© Samuel Borges Photography/shutterstock.com

certains gènes sur une période légè-


rement supérieure à 24 heures, la
lumière solaire assurant le « calage »
précis sur 24 heures tout en aidant
l’horloge à s’adapter aux saisons.
Actifs, les noyaux suprachiasma-
tiques inhibent l’épiphyse qui
sécrète la mélatonine, « l’hormone
du sommeil ». Inactifs, ils permettent
au contraire sa libération et la vigi-
lance baisse.

N° 76 - Avril 2016
7

p. 30 La question du mois p. 32 Grandes expériences de psychologie

NEUROSCIENCES

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO


Le cerveau
au rythme
des saisons
C. Meyer et al., Seasonality in
human cognitive brain responses,
pnas, 8 février 2016.

Les chercheurs ont analysé le apnée du sommeil), de dépression,


génome de près de 90 000 per- d’anorexie ou d’obésité.
sonnes, ainsi que leur façon de vivre

S
et de dormir. Ils ont montré que plus À CHACUN SON PROFIL
de 50 % des participants sont du soir, Être du soir ou du matin serait donc
40 % du matin, les 10 % restants n’étant en partie inné. De quoi être indulgent
ni vraiment de l’un, ni vraiment de envers ceux qui peinent à sortir du lit
l’autre. Sur le plan génétique, quinze aux aurores, ou à faire la fête tard dans
régions chromosomiques ont été la nuit. Sans pour autant y voir un quel-
associées au fait d’être du soir ou du conque déterminisme : les gènes ne i l’on savait que l’humeur varie au fil
matin. Au sein de sept de ces régions, sont qu’une donnée du problème, et des saisons, avec près de 20 % de la population
la composition de l’ADN varie d’une chacun est libre de se fixer une bonne victime d’un léger blues en hiver, peu d’études
personne à l’autre, produisant une hygiène de vie pour ne pas arriver en s’étaient penchées directement sur les fluctuations
diversité d’horloges circadiennes, cer- retard au travail ou à l’école. de l’activité cérébrale. Or celle-ci aussi dépend de
taines étant plutôt réglées vers le D’ailleurs, malgré le très grand l’époque de l’année, vient de montrer une équipe
matin, d’autres vers le soir. Huit autres nombre de participants, les cher- de l’université de Liège.
régions chromosomiques inter- cheurs n’ont pas pu identifier précisé- Les chercheurs ont soumis une trentaine de
viennent dans des aspects différents ment quelles variantes génétiques participants à des tests évaluant leur capacité
du fonctionnement de l’organisme : un sont à l’origine des profils lève-tôt ou d’attention et leur mémoire de travail, pendant
gène identifié est impliqué dans la couche-tard, ni prouver que ces gènes que leur activité cérébrale était mesurée par ima-
narcolepsie (la maladie du sommeil), sont la cause des bénéfices liés au fait gerie par résonance magnétique fonctionnelle
un autre dans la durée du sommeil de se lever tôt. Selon Isabelle Arnulf, (IRMf). L’expérience était répétée tous les mois.
paradoxal, et une région joue enfin un chercheuse neurologue au service Résultat : pour un même niveau de performance
rôle important dans l’obésité. des pathologies du sommeil à la Pitié- attentionnelle, le cerveau doit plus augmenter son
L’étude a par ailleurs révélé que Salpêtrière, « le questionnaire de phé- activité en juin qu’en décembre. Et pour la
parmi les matinaux, près de 60 % sont notype soumis aux participants était mémoire de travail, il s’emploie davantage en sep-
des femmes et moins de 40 % des trop limité, ce qui expliquerait leurs tembre et moins en mars.
hommes. Une différence a priori d’ori- difficultés à conclure. Quand on utilise En cause : des facteurs externes (telle la durée
gine génétique, mais dont les bases un questionnaire “validé” scientifique- d’ensoleillement) ou bien des rythmes biologiques
n’ont pas été élucidées. À noter éga- ment pour ce genre d’études, on ne internes. Le sens de ces variations reste incertain,
lement que la tendance à être du recense pas autant de personnes car seule l’augmentation relative d’activité lors des
matin se renforce aussi avec l’âge. matinales dans la population géné- tests a été mesurée, sans que l’on sache si l’activité
Enfin, l’étude révèle que les lève-tôt rale. » C’est peut-être aussi le signe cérébrale de base variait aussi. En conséquence,
auraient besoin de moins de 8 heures que d’autres gènes interviennent, ainsi on ignore encore si la quantité d’énergie mobilisée
de sommeil par jour et, comparés aux que des facteurs supplémentaires – pour la tâche dépend réellement du moment de
personnes qui veillent tard, auraient environnementaux, socio-écono- l’année. Mais une chose est sûre : l’étude de la sai-
moins de risques de souffrir de miques ou psychologiques. £ sonnalité cérébrale ne fait que commencer. £
troubles du sommeil (insomnie ou  Bénédicte Salthun-Lassalle  Guillaume Jacquemont

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8 DÉCOUVERTES A
 ctualités

NEUROBIOLOGIE

Sexe
et calculs
mentaux
 . Wright et R. A. Jenks, Sex on the brain !
H
Associations between sexual activity and
cognitive function in older age,
Age and ageing, janvier 2016.

O n dit parfois que pour faire durer les ébats


sexuels, il faut faire des calculs mentaux qui aident à garder
la tête froide et ne pas céder trop tôt à la volupté. C’est donc
une heureuse coïncidence que révèle une étude britannique : Les rapports amoureux ont des effets singuliers sur le cer-
le fait d’avoir des rapports sexuels semble favoriser les fonctions veau : on sait qu’ils font intervenir des cocktails d’hormones
cognitives associées au calcul mental. Cette étude réalisée comme la testostérone, la dopamine, la prolactine ou l’ocytocine,
auprès de 6 833 sujets de plus de 50 ans établit qu’au-delà de lesquelles agissent non seulement sur le fonctionnement du corps
cet âge, la fréquence des rapports sexuels est associée, chez mais aussi sur celui de nos neurones. Les récepteurs moléculaires
les hommes et les femmes, à de meilleures performances dans de la dopamine, font ainsi valoir les auteurs de ces recherches,
des tâches de mémoire consistant à restituer immédiatement ont un effet stimulant sur les processus cognitifs. Quant à ceux
ou après un délai une liste de dix mots entendus, et de surcroît de l’ocytocine, ils sont principalement étudiés dans le cadre de
chez les hommes, à de meilleurs scores dans une tâche de la cognition sociale, mais des recherches plus récentes mettent
complétion de série de nombres (par exemple, compléter la en évidence leur rôle dans les processus de mémorisation.
série « 2-3-5-8-12-17- ? »). D’une certaine façon, en aidant à leur libération par notre
Cette étude met aussi en évidence d’autres facteurs asso- corps, l’acte sexuel au-delà de 50 ans irriguerait le cerveau de
ciés à un bon niveau de mémoire et de raisonnement : qualité ces substances de façon régulière, leur faisant jouer le rôle d’un
de vie, activité physique ou liens sociaux notamment. Mais l’acti- engrais bénéfique. Un bénéfice double, puisqu’une bonne capa-
vité sexuelle apporte un bénéfice supplémentaire et indépen- cité de calcul mental vous aidera à faire durer le plaisir… £
dant de ces diverses conditions.  Sébastien Bohler

24 %
Nuits blanches insistants, contre 39 % des sujets
reposés. Certes, il s’agissait ici
et faux aveux d’une étude de laboratoire éloignée
d’un interrogatoire réel : ce que les
participants avouaient à tort, c’était

D es aveux recueillis après une


nuit d’interrogatoire sont-ils
crédibles ? Pas vraiment, selon
avoir pressé la touche « escape »
pendant une tâche sur ordinateur,
alors que cela leur avait été
des gens
préféreraient
renoncer
© 123-artistes/shutterstock.com

le psychologue américain Steven explicitement interdit. Mais ce


Frenda et ses collègues. Dans leur résultat va dans le sens d’autres
étude, près de 68 % des travaux sur des cas connus de faux au sexe plutôt
participants ayant passé une nuit aveux, qui ont montré qu’une qu’à la musique.
blanche ont accepté de signer de majorité de ceux-ci se sont produits
faux aveux quand les après des interrogatoires prolongés,
Source : Enquête United Minds, pour Sonos
expérimentateurs se faisaient parfois au-delà de 24 heures. £G. J. (http://musicmakesithome.com/tagged/themes)

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9

NEUROBIOLOGIE

Addiction au
hamburger :
La logique
de clan des bébés
le cerveau recâblé
 . Liu et al., Consumption of palatable food primes food
S

D es enfants de dix mois savent déjà repérer


les individus dominants en fonction du
groupe auquel ils appartiennent. Ils s’inspirent
approach behavior by rapidly increasing synaptic density
in the VTA, in PNAS, février 2016.

pour cela de la taille du groupe. À leurs yeux,


un individu issu d’un groupe plus nombreux sera
jugé plus fort qu’un membre d’un « clan » plus
restreint. Ainsi, lorsque des confrontations sont
organisées devant eux sur un écran, les bambins
s’attendent spontanément à ce que le membre
du grand clan l’emporte sur celui du petit, ce
qui se traduit par des temps de fixation plus

Q
longs sur l’écran lorsque le résultat déjoue leurs
attentes, c’est-à-dire lorsque le membre du petit
groupe l’emporte. Les psychologues pensent que
l’attribution d’une dominance sociale sur la base
de la taille du clan aurait été sélectionnée
évolutivement car il est avantageux de se ranger
derrière un individu appuyé par des troupes
importantes en cas de conflit. £ S. B. Mais que se passe-t-il si les neu-
uelques hambur- rones préfrontaux informent réguliè-
gers gras et sucrés, et votre cer- rement ceux de l’aire tegmentale ven-
Craquantes, veau se reconfigure déjà pour vous
faire rechercher à tout prix cette
trale de la présence de nourriture,
associant cette information au plaisir
mes chips ! nourriture. Un processus de remode-
lage qui intervient en moins de
lié à sa consommation ? Les neurobio-
logistes ont observé que le nombre de
24 heures. C’est ce que viennent de connexions augmente alors entre ces

C ’est un fait, les chips molles déclenchent


rarement l’enthousiasme. Pourquoi ce
désamour ? Curtis Luckett et ses collègues de
découvrir le neurobiologiste Shuai
Liu et ses collègues des universités de
Calgary et de Vancouver au Canada.
deux zones cérébrales. Les synapses
entre les neurones préfrontaux et
leurs partenaires de l’aire tegmentale
l’université de l’Arkansas se sont penchés sur Lorsque nous mangeons une ventrale, points de connexion micro-
cette énigme gastronomique. Après avoir laissé nourriture grasse et sucrée dans un cospiques où le glutamate est envoyé,
plus ou moins longtemps des chips au cuiseur contexte facilement identifiable se multiplient. Les courants élec-
à vapeur et dans une chambre humide pour visuellement (pensez à l’enseigne triques échangés par ces deux zones
faire varier leur degré de croustillance, ils les d’un fast-food...), des neurones à se renforcent, si bien que la seule vue
ont données aux participants de leur étude l’avant du cerveau transmettent l’in- des indices visuels associés au fast-
et ont recueilli leurs impressions. Bilan : plus formation visuelle à d’autres situés food donne envie d’en manger.
les chips étaient craquantes, plus leurs saveurs dans une zone du plaisir, l’aire teg- Le tout en moins de 24 heures
© Igorita/shutterstock.com

étaient perçues comme intenses. Les mentale ventrale. Les neurones pré- chez les rats étudiés. Une fois créées,
chercheurs l’expliquent par divers effets, frontaux émettent un messager les nouvelles synapses restent pré-
notamment par une fracturation plus rapide chimique, le glutamate, qui incite sentes au moins plusieurs jours après
et plus importante de la chips craquante, ceux de l’aire tegmentale ventrale à le « recâblage du hamburger ». Nul ne
d’où une arrivée massive de composés gustatifs s’activer et à relâcher de la dopa- sait en combien de temps elles se
dans la bouche.£ G. J. mine : d’où l’envie de consommer. résorbent. £ S. B.

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10 DÉCOUVERTES A
 ctualités

MALADIES NEURODÉGÉNÉRATIVES

L’immunité, arme
anti-Alzheimer
Cira Dansokho et al., Regulatory T cells delay disease progression in
Film violent
Alzheimer-like pathology, Brain, 1er février 2016.
ou érotique ?
Le choix des souris
N ous ne sommes pas les seuls à avoir
des préférences en matière de cinéma.
L’éthologue japonais Shigeru Watanabe et
ses collègues de l’université Keio ont constaté
que les souris préfèrent, lorsqu’elles en ont le

D
choix, regarder des vidéos où leurs semblables
se battent que d’autres où elles sont en train
de copuler. Les scientifiques pensent que cette
préférence est liée au fait que ces films
véhiculent davantage d’informations sur les
relations de dominance au sein des groupes
evant l’absence de neuroinflammatoires complexes sociaux. Gageons toutefois que cette étude a
traitement contre la maladie associées à la maladie d’Alzheimer. plus de chances d’obtenir le prix parodique Ig
d’Alzheimer, certains scientifiques Chez des rongeurs atteints de la Nobel, récompensant des recherches « qui font
se tournent vers le système immu- maladie à un stade précoce, ils ont rire les gens, puis réfléchir », que de déclencher
nitaire. Outre son action contre les injecté de faibles quantités d’in- l’ouverture d’un futur vidéoclub pour
organismes étrangers – virus et bac- terleukine-2 qui ont augmenté la rongeurs ! £  G. J.
téries – ou les cellules cancéreuses, quantité de lymphocytes T régula-
celui-ci provoque aussi une inflam- teurs. Ils ont alors constaté une plus
mation « autour » des neurones
malades dans le cerveau des
forte mobilisation des cellules micro-
gliales (chargées notamment d’éli-
La précarité fait
patients Alzheimer, sans que l’on
sache encore clairement s’il s’agit
miner les déchets dans le cerveau)
autour des plaques d’amyloïde
mal physiquement
d’un ennemi ou d’un allié pour nos caractéristiques de la maladie.
neurones. Il serait donc intéressant
de favoriser une action inflamma-
toire « bénéfique », capable d’élimi-
Parallèlement, cette manipulation
a ralenti la perte des fonctions cogni-
tives, ce qui suggère qu’elle a déclen-
T riste constat dressé par une étude auprès
de 33 720 Américains : la consommation
d’antidouleurs est associée au niveau de
ner notamment les plaques amy- ché une réponse neuro-inflammatoire précarité économique des foyers. Ceux où les
loïdes du cerveau. bénéfique de la part des lymphocytes deux conjoints sont sans emploi consomment
Pour cela, Guillaume Dorothée T régulateurs. À l’inverse, en dimi- en moyenne 20 % d’analgésiques
et ses collègues de l’équipe Inserm nuant la quantité de ces cellules, ils de plus que la moyenne nationale. En outre,
Système immunitaire, neuro-inflam- ont réduit le recrutement de cellules des participants en laboratoire, amenés à
mation et maladies neurodégénéra- microgliales et accéléré le dévelop- se représenter une conjoncture économique
tives du centre de recherche Saint- pement de la maladie. Moduler la globalement instable, tolèrent moins bien
Antoine, à Paris, ont modifié la réponse immunitaire avec l’interleu- la douleur dans un test consistant à garder
quantité de lymphocytes T dits régu- kine-2, déjà utilisée dans d’autres la main plongée dans un seau d’eau glacée.
lateurs. Cette classe de cellules protocoles cliniques, apparaît donc Selon les psychologues, la précarité économique
© UGRENN 3S/Shutterstock.com

immunitaires, en plus de son rôle comme une thérapie prometteuse. Un engendre un stress qui abaisse les seuils
dans la régulation « classique » des essai clinique pilote chez l’homme est de souffrance et peut même donner lieu
réponses immunitaires, intervient d’ores et déjà envisagé. £ à des douleurs chroniques par des phénomènes
aussi lors de certaines réactions  B. S.-L. inflammatoires. £ S. B.

N° 76 - Avril 2016
11

NEUROBIOLOGIE

Cannabis :
le cerveau
mature moins
F.M. Filbey et al., Preliminary findings
demonstrating latent effects of early adolescent
marijuana use onset on cortical architecture,
Dev. Cog. Neurosci., vol. 16, pp. 16-22, 2016.

A u cours de l’adolescence, l’apprentissage de


nouvelles notions et de nouveaux comportements s’accom-
pagne d’un amincissement de la couche externe du cerveau,
le cortex. Cet amincissement résulte d’une perte sélective des mesures psychométriques ayant établi des baisses de quotient
synapses, un phénomène nommé élagage qui permet au cer- intellectuel de 8 points chez les consommateurs ayant com-
veau de privilégier certains réseaux de traitement des données mencé à l’adolescence, des faits récemment révélés par une
pour construire des raisonnements. En l’absence d’élagage, le étude néo-zélandaise auprès de 1 037 sujets suivis sur une
cerveau reste en quelque sorte immature, n’ayant pas la pos- période de 20 ans.
sibilité d’approfondir ses apprentissages. Les résultats de cette étude devront être reproduits sur un
Une étude préliminaire réalisée à l’université du Texas sur nombre plus important de sujets. Restera alors à comprendre com-
42 adolescents révèle que ceux ayant commencé à consommer ment le cannabis ralentit le développement cérébral. Son principe
du cannabis avant l’âge de 16 ans ont un élagage synaptique actif, le tétrahydrocannabinol, se fixe sur des récepteurs molécu-
plus réduit que les autres, et que le cortex s’épaissit au lieu de laires précis dans le cerveau et réduirait la capacité des neurones
s’amincir. Parallèlement, les sillons qui parcourent la surface de à s’inhiber en présence de certains neurotransmetteurs, ce qui
leur cerveau sont moins profonds, ce qui montre que le cortex entraverait les mécanismes de sélection synaptique. L’autre enjeu
ne se replie pas suffisamment, un aspect essentiel au dévelop- de taille est d’informer les plus jeunes de ces faits, les enquêtes
pement des fonctions cognitives supérieures comme la mémoire ayant le plus souvent révélé un très faible niveau de conscience
de travail et la flexibilité mentale. Les observations anatomiques du problème, les adolescents croyant souvent ce produit inoffensif,
sur le cerveau des consommateurs de cannabis font écho aux voire bénéfique. £ S. B.

8 %
Des nanoparticules élevé au sein de ces organites serait
en cause, d’où l’idée de l’abaisser
contre Parkinson avec des nanoparticules acidifiantes.
C’est ce qui a été tenté avec succès
dans un projet dirigé par Benjamin

I maginez une grève générale des


éboueurs : l’état de la ville se
Dehay, de l’Inserm. Les chercheurs
ont d’abord montré que ces
© Beatriz Gazcon J./Shutterstock.com

seulement des dégraderait vite. Pour certains nanoparticules « réparent » des


couples se sont chercheurs, c’est un peu ce qui se lysosomes dysfonctionnels dans des
formés sur des sites produit dans la maladie de cultures cellulaires, puis les ont
Parkinson, où les lysosomes, des injectées dans le cerveau de souris
de rencontre ces organites qui dégradent les déchets touchées par un modèle murin de la
10 dernières années. dans la cellule, ne fonctionneraient maladie de Parkinson. Ce traitement
plus correctement, entraînant la a ralenti la dégénérescence
Source: INED, 10 février 2016 mort des neurones. Un pH trop neuronale. £ G. J.

N° 76 - Avril 2016
12 DÉCOUVERTES F
 ocus

LAURENT BÈGUE
Professeur de psychologie sociale à l’université
de Grenoble-Alpes.

SOUMISSION À L’AUTORITÉ

La passivité
du mal

Source : E. Caspar et al., Coercion changes the sense of agency in the human brain, Current Biology, vol. 26, pp. 1-8, 2016
a

Une expériences a confirmé


qu’une personne faisant
souffrir autrui en obéissant
à un ordre éprouve un état
psychologique plus passif que
lorsqu’elle a l’entière initiative
de l’action.

N ous serions pour la plupart


capables, a démontré le psycho-
b

logue Stanley Milgram dans les


années 1960, d’administrer des chocs
électriques dangereux à un inconnu si
une autorité légitime nous en donnait
l’ordre. Milgram pensait que la situa-
tion d’obéissance place l’individu dans
un état qualifié d’agentique, où il ne
se considère plus comme le véritable
auteur de ses actions.
Longtemps critiquée, cette explica- supérieur lorsqu’elles obéissaient à Une personne qui envoie un choc électrique à
tion vient de gagner en crédibilité. un ordre. Cet allongement temporel une autre de son plein gré pense que le choc
survient juste après la pression sur le bouton (a). Si
Dans une étude menée par Émilie est caractéristique d’une action pas- elle obéit à un ordre, ce délai lui semble plus long :
Caspar et ses collègues des universités sive : lorsque c’est une autre per- le lien entre son geste et ses conséquences lui
de Bruxelles et Londres, des partici- sonne qui nous dicte d’agir, nous paraît plus faible (b).
pantes ont délivré des chocs élec- avons l’impression que le temps
© A. Ozerina/Shutterstock.com - Cerveau & Psycho

triques à une partenaire, soit après en entre le début de l’action et le résul-


avoir reçu l’ordre, soit à leur propre
initiative. Elles devaient aussi estimer
tat est plus long que si notre action
résulte de notre propre initiative.
L’IMPACT
le temps – très variable – qui séparait, Autrement dit, lorsque les partici- HISTORIQUE
en millisecondes, le moment où elles pantes délivraient le choc électrique
Les criminels de guerre nazis comme Eichmann se sont
appuyaient sur le bouton de celui où en obéissant aux ordres, leur acte
souvent défendus au motif « qu’ils ne faisaient qu’obéir
la décharge était délivrée, indiqué par était accompagné d’un phénomène
aux ordres ». Cette expérience montre que l’état agentique
un signal sonore. d’étirement subjectif du temps, qui
postulé par Stanley Migram, où l’on ne se considère plus
Les chercheurs ont constaté que les est la marque typique d’une action
auteur de ses actes, est plausible - sans être excusable.
personnes jugeaient le délai passive. £

N° 76 - Avril 2016
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14

« Nos choix sont dictés


par des processus
biochimiques dans nos
neurones. Le cerveau
détermine ce que nous
allons faire avant que
nous nous en
apercevions. » Et moi,
dans tout ça ? Je ne
décide donc plus
de rien ? !

© Ron et Joe/Shutterstock.com

N° 76 - Avril 2016
DÉCOUVERTES P
 sychologie cognitive 15

Les neurosciences
menacent-elles notre
libre arbitre ? Par Azim Shariff, psychologue, directeur du Culture and Morality Lab
à l’université de l’Oregon, et Kathleen Vohs, psychologue, professeure
de marketing à l’université du Minnesota.

Des expériences ont montré que le fait de lire


des ouvrages de neurosciences nous amène
à douter de notre libre arbitre. Comment concilier
la connaissance de nos mécanismes neuronaux
avec l’idée de notre responsabilité individuelle ?

A
EN BREF De tels cas nous obligent à réfléchir à ce qu’est
££Si nos pensées et nos la responsabilité individuelle. Car le somnambu-
actes sont gouvernés lisme n’est pas la seule situation où nous pourrions
par nos neurones, avoir beaucoup moins d’influence consciente sur
sommes-nous encore nos actes que nous le pensons. Sur la base de nos
responsables de nos connaissances sur le cerveau, certains neuroscien-
actes ?
tifiques et philosophes prétendent que nous serions
££Cette idée est si tous plus ou moins dans des états mentaux proches
u mois de juillet  2008, perturbante que des du somnambulisme – même réveillés et parfaite-
Brian Thomas et sa femme Christine sont en personnes à qui l’on fait ment conscients. En fait, nous ne serions aucune-
lire des ouvrages de
voyage à bord de leur mobile home dans le sud du neurosciences répugnent ment maîtres de nos destinées et de nos décisions.
pays de Galles. Ils s’arrêtent dans la ville côtière de à condamner des Bien plus déterminants seraient les événements de
Aberporth. Gêné par le bruit que font une bande de criminels. notre passé et les ressorts de notre inconscient. En
jeunes sur des motos, le couple va s’installer vers clair : le libre arbitre serait une illusion.
££D’autres expériences
23  h  30 sur le parking d’une aire de repos toute montrent que cette Les tenants d’une telle posture intellectuelle
proche. Au cours de cette nuit, Brian Thomas rêve situation serait font valoir que tous les êtres vivants obéissent aux
qu’un des jeunes de la bande fait irruption dans leur catastrophique pour lois de la physique, en quoi tout événement est la
caravane. En état de somnambulisme, il confond sa le fonctionnement conséquence logique de celui qui le précède, selon
femme avec l’intrus imaginaire et la tue. Telle sera, de la société. le principe de causalité. Même le comportement
du moins, sa version des faits. ££Les auteurs de humain résulterait de liens de cause à effet, sur
Seize mois plus tard, Thomas comparaît en ces recherches appellent lesquels nous n’aurions aucune prise. Dans l’uni-
justice pour meurtre. Un expert psychiatre expli- à redéfinir la notion de vers, il n’y aurait aucune place pour la liberté.
quera que l’accusé ne savait pas qu’il étranglait libre arbitre à la lumière Certaines études neuroscientifiques semblent
de ces découvertes.
sa femme. Brian est somnambule depuis son donner foi à cet argument. Elles laissent penser que
enfance. Il sera innocenté. des décisions conscientes ne seraient pas toujours

N° 76 - Avril 2016
16 DÉCOUVERTES P
 sychologie cognitive
LES NEUROSCIENCES MENACENT-ELLES NOTRE LIBRE ABITRE ?

aux commandes de nos actes. Ces derniers résulte-


raient d’une série de processus neuronaux et nous
formerions nos intentions d’agir a posteriori, une LE SOMNAMBULISME,
fois l’acte accompli ou en cours de réalisation.
Quant au cerveau, il piloterait nos faits et gestes
UN ÉTAT « IRRESPONSABLE »
sans l’aide de la conscience. L’impression d’avoir
notre mot à dire là-dedans ne serait qu’illusoire. On estime qu’entre 3 et 4 % des adultes ont régulièrement des épisodes de
Tous les neuroscientifiques ne souscrivent pas somnambulisme, et qu’un tiers des personnes en ont au moins un dans leur vie.
à ce point de vue et le débat autour de la liberté Au cours d’un épisode de somnambulisme, les régions du cerveau qui pilotent
de conscience est loin d’être tranché. Mais que se les mouvements et nous permettent de nous repérer spatialement sont actives.
passerait-il si les gens, à tort ou à raison, ces- En revanche, le cortex préfrontal à l’avant du cerveau reste au repos. Cette
saient de croire en ce fameux libre arbitre ? Quels région est cruciale pour exercer un contrôle sur nos actes. Le cortex temporal
effets cela aurait-il sur le fonctionnement de la médian, nécessaire pour reconnaître les visages, est aussi inactif. C’est pourquoi
société ? Pour obtenir des réponses à ces ques- les somnambules donnent seulement l’impression d’être éveillés : leurs yeux
tions, nous avons conduit une série d’expériences sont ouverts et ils peuvent se repérer et se déplacer dans leur environnement.
dont nous avons tiré deux conclusions : douter du Mais dans cet état ils ne peuvent pas avoir de pensées conscientes.
libre arbitre fragilise notre capacité à vivre Sources :
ensemble ; et dans une société qui tire un trait sur M.M. Ohayon et al., Prevalence and comorbidity of nocturnal wandering in the US adult general
population, Neurology, vol. 78, pp. 1583-1589, 2012.
cette notion, les délits seraient beaucoup moins D. Oudiette et al., Dreamlike mentations during sleepwalking and sleep terrors in adults, Sleep,
sanctionnés. vol. 32, pp. 1621-1629, 2009.
Commençons par le second aspect. Les
enquêtes le montrent : plus une personne doute de
l’autonomie de l’individu, moins elle est encline à été confrontés à un cours de neurosciences. Les
demander une condamnation pour un délit – car gens brièvement initiés aux neurosciences recom-
nul ne devrait payer pour un acte auquel il ne peut mandent une peine de prison environ deux fois
rien. Mais elle acceptera de mettre en place des plus légère que les autres participants.
sanctions destinées à éviter de futurs délits et à En fait, le simple contact avec des informa-
réinsérer leurs auteurs socialement. Les sceptiques tions sur le cerveau humain semble avoir des
du libre arbitre considèrent en fait les criminels effets similaires. En 2012, la psychologue Lisa
comme des catastrophes naturelles : on ne peut Aspinwall et ses collègues de l’université de
rien y changer mais il faut s’en prémunir. l’Utah ont demandé à 181 juges de prononcer une
peine pour un meurtrier décrit comme un psy-
C’EST PAS MOI, C’EST MON CERVEAU chopathe par l’expert psychiatre. Ils ont constaté
Nous avons donc mis cette idée à l’épreuve en que lorsque sa psychopathie était présentée
distribuant à des participants un extrait de livre comme résultant de processus biologiques qui
expliquant qu’une vision rationnelle de l’être réduisaient la conscience de ses propres actes, les
humain excluait le libre arbitre. D’autres partici- juges réduisaient la peine d’un an.
pants recevaient un extrait sans rapport avec ces Remettre en question la notion de libre choix
notions. Au cours des entretiens qui ont suivi, il s’est conduit apparemment à davantage de clémence. TUEUR MALGRÉ LUI ?
avéré que les participants du premier groupe dou- Si cela peut s’avérer bénéfique à certains égards,
taient davantage de l’autonomie des personnes que on peut aussi se demander si cela n’entraverait En 1966, Charles Whitman
ceux du deuxième. Pour clore l’expérience, tous pas notre capacité à vivre en société. Les travaux a 25 ans quand il tue
lisaient l’histoire fictive d’un homme en ayant tué de la psychologue Bettina Rockenbach de l’uni- sa mère, sa femme,
un autre dans une bagarre. Ceux ayant été confron- versité de Cologne livrent un élément de réponse. puis quatorze personnes
tés à des arguments contre le libre arbitre ont alors Dans ses expériences, Rockenbach demande à dans un immeuble
prononcé une peine d’emprisonnement deux fois des volontaires de s’adonner à des jeux de société de bureaux au Texas.
moins lourde que ceux chez qui la croyance en la basés sur la coopération et de choisir pour cela à Auparavant, il a laissé des
liberté individuelle n’avait pas été ébranlée. quel groupe ils souhaitent appartenir : dans le notes expliquant qu’il ne
Dans d’autres expériences, nous avons constaté premier groupe, il est permis de punir ceux qui se comprend plus lui-même
qu’il n’est même pas nécessaire de mentionner les ne coopèrent pas, dans l’autre non. Au début, et se sent assailli par des
termes de libre arbitre pour modifier les concep- seule une personne sur trois souhaite appartenir pensées folles. L’autopsie
tions et attitudes des personnes sur ce point. Il au premier groupe, mais au bout de 30 tours de révélera une tumeur
suffit de leur donner à lire des articles décrivant les jeu, presque tous se retrouvent dans le premier au cerveau compressant
processus neuronaux sous-tendant les actions groupe, ayant constaté que le jeu est impraticable son amygdale, qui peut
humaines pour qu’elles jugent un criminel moins sans possibilité de sanctionner ceux qui n’y commander des
coupable que ne le feraient des lecteurs n’ayant pas mettent pas du leur. La possibilité de sanctions comportements agressifs.

N° 76 - Avril 2016
17

joue un rôle dans la coopération. Sans cette pos-


sibilité, il est plus difficile aux êtres humains
d’assurer la conduite de projets communs.
Il existe donc un danger pour la société à ne
plus croire à la responsabilité de chacun et à la
possibilité de sanctions conséquentes. Doutant que
les individus soient responsables de leurs actes,
nous aurions tendance à renoncer aux règles de
Après avoir lu des articles de
vie commune. Notre équipe l’a observé lors d’une neurosciences, des personnes
de ses études en 2008. Dans des tests réalisés avec
Jonathan Schooler de l’université de Californie à jugent un meurtrier moins
Santa Barbara, nous avons constaté que des étu-
diants confrontés à des textes remettant en ques-
responsable de ses actes et
tion l’existence du libre arbitre trichaient deux fois
plus souvent dans des exercices de mathématiques
prononcent une peine de prison
que des étudiants n’ayant pas été confrontés à ce deux fois plus légère…
type de document. Un résultat similaire est venu
d’une seconde expérience où les participants progrès dû en grande partie au fait que nous en
avaient la possibilité de se récompenser eux- savons davantage aujourd’hui sur les différences
mêmes pour chaque exercice résolu : ceux qui entre cultures et sur nos propres agissements.
avaient lu des textes prétendant que les compor- L’essor de la diffusion des connaissances et des
tements humains sont de toute façon dictés par des échanges d’informations à l’époque des Lumières,
processus biochimiques prétendirent plus souvent au xviiie siècle, y a certainement joué un rôle.
avoir réussi l’exercice que des personnes tests ne Comprendre la machinerie biologique qui sous-
les ayant pas consultés. Bibliographie tend nos actes et nos pensées pourrait amorcer un
changement tout aussi important de nos représen-
VERS UN MONDE SANS LOIS ? A. F. Shariff et al., Free tations morales. L’enjeu est un droit pénal plus
will and punishment :
Les arguments qui fragilisent le libre arbitre humain et moins fondé sur les sanctions. N’est-il
A mechanistic view of
provoqueraient même un désir de nuire à autrui, human nature reduces pas plus important de comprendre comment les
comme l’a révélé une étude de Roy Baumeister à retribution, Psycholo- délits peuvent être évités et leurs auteurs réinsérés
l’université d’État de Floride. Dans un premier gical Science, vol. 25, dans la société ? Lorsqu’on se demande si les indi-
temps, certains volontaires lisent un article pp. 1563-1570, 2014. vidus sont autonomes ou non, une telle approche
défendant la notion d’autonomie individuelle, L. G. Aspinwall et al., The est pour le moins sensée. Quand bien même la
d’autres un article démontrant son inexistence. double-edged sword : remise en question du libre arbitre peut provoquer
Ils doivent ensuite servir à un cobaye un bol de Does biomechanism un malaise chez certains, un tel doute peut être
chips arrosées de sauce piquante, que celui-ci est increase or decrease constructif, et, de toute façon, les connaissances
forcé de manger, sachant qu’il déteste la sauce judges’sentencing of qui le fondent ne cesseront pas d’exister sous l’in-
piquante. Or, les personnes ayant lu des articles psychopaths ?, Science, jonction de la justice ou de la morale.
démontrant l’inexistence du libre arbitre versent vol. 337, pp. 846- Il ne faut pourtant pas sous-estimer ce fait
deux fois plus de sauce piquante sur les chips que 849, 2012. troublant : moins nous sommes convaincus de
ceux ayant lu un texte en faveur du libre arbitre. R. F. Baumeister et al., notre liberté et de notre responsabilité en tant
Ce qui suggère que le fait de se croire déterminé Prosocial benefits of qu’individus, plus nous sommes tentés de nous
par des processus neuronaux ouvrirait la voie à feeling free : Disbelief placer au-dessus des règles et normes de vie en
davantage de comportements agressifs… in free will increases communauté. De ce point de vue, les notions qui
Qu’adviendra-t-il de nos sociétés si les connais- aggression and reduces fragilisent notre représentation du libre arbitre
helpfulness, Personality
sances en neurosciences continuent d’ébranler ne sont peut-être pas à prendre à la légère.
and Social Psychology
notre croyance dans la responsabilité individuelle Bulletin, vol. 35, pp. 260- Mais nous jugeons plus probable une troisième
de chacun ? Il semble que les conceptions morales 268, 2009. voie. Même en supposant que tous nos actes soient
traditionnelles évoluent en fonction de nos connais- dictés par des réactions biochimiques dans nos
K. D. Vohs et al., The
sances sur le monde. L’histoire regorge d’exemples value of believing in neurones, et que nous ne soyons responsables d’au-
en ce sens. Le psychologue évolutionniste Steven free will : Encouraging cun des actes que nous commettons, il faudrait
Pinker parle même d’une « révolution humanitaire » a belief in determinism bien postuler l’existence d’une responsabilité indi-
qui aurait pris place au cours des trois cents der- increases cheating, viduelle pour rappeler à chacun qu’il ne peut pas
nières années. Avec le temps, des pratiques répan- Psychological Science, faire tout ce qu’il veut. Pour paraphraser Voltaire,
dues voire institutionnalisées, comme l’esclavage, vol. 19, pp. 49-54, 2008. si la responsabilité individuelle n’existait pas, il
sont devenues inacceptables moralement, un faudrait l’inventer ! £

N° 76 - Avril 2016
DÉCOUVERTES P
 hilosophie 18

FLORIAN COVA
Chercheur en psychologie et en philosophie
à l’université de Genève.

Neurosciences compatible avec notre conception ordinaire de


la liberté. De nombreuses études menées par des
philosophes et des psychologues montrent que,

et liberté ne sont
si l’on nous demande d’imaginer un monde peu-
plé d’individus dont le comportement serait
explicable (et donc déterminé) par des facteurs

pas incompatibles
psychologiques et environnementaux, nous
jugeons malgré tout ces individus responsables
de leurs actes. De la même façon, d’autres études
montrent que la plupart des gens considèrent

D
que nous serions moralement responsables
même s’il était possible de prédire nos actions à
l’avance en lisant dans notre cerveau.
Mais alors, si notre conception ordinaire du
libre arbitre est compatible avec l’idée selon
laquelle le comportement humain est déter-
ans de récents travaux (voir p. 14), miné, comment expliquer les résultats de
les psychologues Azim Shariff et Kathleen Vohs Shariff et Vohs ?
montrent que la lecture d’ouvrages de neuros-
ciences amène la plupart des gens à penser que NOTRE CERVEAU, MÊME SOUMIS AUX LOIS
nous ne serions pas vraiment responsables de nos DE LA PHYSIQUE, NE NOUS MANIPULE PAS
actes. Ils constatent aussi que les personnes ayant Ces dernières années, des études pionnières
lu des traités scientifiques relatifs au fonctionne- ont livré des résultats intéressants : ce n’est pas
ment du cerveau se comportent de façon plus tant le déterminisme qui effraye les gens, que
agressive avec autrui et dédouanent des criminels l’idée selon laquelle nos états mentaux ne joue-
de leurs forfaits. Ils concluent que le développe- raient aucun rôle dans la production de nos
ment des neurosciences entraînera à long terme actions. En effet, de nombreuses personnes ont
une transformation profonde de nos pratiques tendance à interpréter les résultats neuroscienti-
morales : délivrés de l’illusion selon laquelle les fiques comme la preuve que nous sommes des
criminels sont responsables de leurs actes, nous ne pantins manipulés par notre cerveau, lequel tire-
condamnerions plus aux mêmes peines, et essaye- rait les ficelles dans l’ombre. Cependant, cette
rions surtout d’éviter leurs passages à l’acte. interprétation des résultats scientifiques repose
Cette conclusion repose sur deux présupposés : sur un dualisme entre le sujet et son cerveau qui
premièrement, que les neurosciences établiraient est scientifiquement intenable et ne fait certaine-
LIBRE ET DÉTERMINÉ que nos comportements sont complètement déter- ment pas partie des neurosciences. Les neuros-
minés, et deuxièmement que cette détermination ciences bien comprises montrent justement que
Réagissant à l’article p. 14, (tout comportement est explicable par des causes le moi et le cerveau se confondent, de telle sorte
© Ron an Joe / Shutterstock.com

Florian Cova explique que antérieures) est en contradiction directe avec que cela n’aurait aucun sens de dire que nous
se croire « manipulé par notre conception ordinaire du libre arbitre et de la sommes manipulés par notre cerveau. Avec un
son cerveau » n’est possible responsabilité morale. peu de travail pédagogique, il serait donc pos-
que si l’on conçoit ses Or, s’il y a de bonnes raisons d’accepter que sible de faire comprendre que les neurosciences
propres pensées comme les neurosciences promeuvent une vision déter- ne menacent en rien l’image qu’ils ont d’eux-
découplées des neurones ministe du comportement humain, il est tout mêmes comme agents libres et responsables de
qui leur sont associés. aussi fondé de penser que cette vision est leurs actes. £

N° 76 - Avril 2016
D
N O U S SO M M E S D E S A N S E U R S
ET NON DES STATUES

Pourquoi agissons-nous souvent


de façon contradictoire ?
Comment certaines personnalités
peuvent-elles se comporter de façon
aussi paradoxale ?
Mettre en jeu leur réputation
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20

Monsieur N.,
l’unijambiste
du calcul
Après un accident de voiture, monsieur N.
ne sait plus faire de calculs exacts. Mais il
sait encore estimer les quantités. Signe que
les capacités de calcul reposent sur deux
réseaux cérébraux.
© Shutterstock/Nikiteev_Konstantin

N° 76 - Avril 2016
DÉCOUVERTES C
 as clinique 21

Monsieur N. se trompait
souvent dans ses
calculs, mais il ne
tombait jamais très loin
LAURENT COHEN
de la solution. Professeur de neurologie
à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière.

EN BREF
££Suite à un accident
de voiture, monsieur N.
souffre de lésions dans
les zones cérébrales du
langage.
C ette histoire commence par
un drame, un drame banal, de ceux qui brisent
le cours d’une vie. Monsieur N., agent d’assu-
rances âgé de 40 ans, est victime d’un accident
de voiture. Le côté gauche de sa tête heurte le
pare-brise, il perd connaissance. Il est hospita-
££Or c’est sur ces zones lisé et les chirurgiens évacuent en urgence l’amas
que repose la capacité à de sang qui comprime son hémisphère gauche.
manipuler des symboles, Malheureusement, sous cet hématome, le cer-
et en particulier des veau a souffert de façon irréversible, et mon-
nombres. Sans elles,
impossible de faire des sieur N. conserve des séquelles sévères : la moitié
calculs exacts. droite de son corps est en partie paralysée et il
ne voit plus la moitié droite de son champ visuel.
££Heureusement, un En outre, il a des difficultés pour parler, écrire,
système cérébral distinct
évalue les quantités. comprendre les paroles et lire. En effet, comme
En le mobilisant, chez l’écrasante majorité des droitiers, son
monsieur N. peut hémisphère gauche est le siège des mécanismes
toujours manipuler du langage, qui sont perturbés par la lésion – on
mentalement les parle d’aphasie.
nombres, mais de façon
approximative. J’ai rencontré Monsieur N. trois ans après son
accident, alors qu’il venait à l’hôpital pour faire le
point. À cette époque, mon collègue Stanislas
Dehaene et moi-même nous intéressions aux
mécanismes psychologiques et cérébraux du
calcul, car les nombres nous semblaient offrir une
voie d’approche simplifiée du langage. Ils
impliquent en effet un vocabulaire (1, 2, 3, 7…),
une signification (10 représente une certaine
quantité, qui est un peu plus importante que celle

N° 76 - Avril 2016
22 DÉCOUVERTES C
 as clinique
Monsieur N., l’unijambiste du calcul

symbolisée par 9) et des règles de combinaison de quantité. Jamais il n’aurait dit qu’une main
[(10 + 2) x 3 = 36], mais de façon bien moins com- comportait 45 doigts. Autre exemple : nous avons
plexe que le langage. Et souvent, dans le domaine montré à monsieur N. trois chiffres contigus (7,
scientifique, les découvertes naissent de la ren- 6 et 8), avant de les faire disparaître puis, quelques
contre entre des esprits préparés et des faits appa- secondes plus tard, d’afficher un seul chiffre ; ce
remment inexplicables. Or le bilan que mon- dernier pouvait soit appartenir au triplet initial
sieur N. était venu réaliser à l’hôpital donnait des (par exemple 6), soit ne pas en faire partie mais en
résultats curieux. Plus précisément, le patient s’en être proche (comme 5), soit en être très différent
sortait un peu mieux avec les nombres que la sévé- (par exemple 2). Le patient devait dire si le chiffre
rité de son aphasie ne le laissait présager. Il arri- présenté seul appartenait ou non au triplet initial.
vait ainsi à écrire les chiffres sous la dictée, alors Monsieur N. n’avait pas de mal à rejeter le chiffre 2,
qu’il était incapable de le faire avec des mots. mais il acceptait aussi facilement le chiffre  5
Nous avions par exemple énoncé : « 7, 42, (pourtant absent du triplet) que le chiffre  6.
193, 1 865 » et il avait écrit « 7, 43, 198, 1 985 ». Ce Autrement dit, il n’avait pas mémorisé de façon
n’était pas parfait, mais tout de même à peu près exacte les chiffres de départ, mais seulement leur
convenable. Intrigués, nous avons décortiqué la grandeur approximative, ce qui l’amenait à
capacité de monsieur N. à manipuler les nombres. confondre les valeurs trop proches comme 5 et 6.
Un dernier exemple, dans le domaine du
10 MINUTES DANS UN QUART D’HEURE, calcul mental : nous avons montré à monsieur N.
4 DOIGTS SUR UNE MAIN… des additions très simples, en lui proposant
Au cours de rendez-vous échelonnés sur chaque fois un résultat. Certains calculs étaient
quelques mois, nous lui avons proposé toute une corrects (2 + 2 = 4), d’autres avaient des résultats
série de tests numériques. Et nous avons abouti à aberrants (2 + 2 = 9), et d’autres enfin étaient
la conclusion suivante : monsieur N. ne savait plus légèrement erronés (2 + 2 = 5). Le patient devait
traiter les nombres de façon exacte, mais il était décider si le calcul était juste ou faux. Là encore,
toujours capable de manipulations approxima- il était dans l’approximation : il rejetait presque
tives. Ainsi, quand on lui posait des questions toujours les résultats largement erronés, mais
appelant des réponses numériques, il se trompait acceptait de la même manière les calculs exacts
une fois sur deux, mais de peu : selon lui, le mois et ceux qui étaient tout juste faux.
de janvier avait 15 ou 20 jours, un quart d’heure Comment monsieur N. avait-il pu garder une
10 ou 20 minutes, une année 350 jours, une main certaine capacité à manipuler les nombres tout en
4 doigts et une douzaine 6 ou 10 unités ! perdant sa précision ? Pour le comprendre, il faut
Si ces réponses erronées paraissaient éton- d’abord se demander ce qu’est un nombre.
nantes, elles étaient toujours plausibles en termes Imaginez trois pommes sur la table, trois oiseaux

LES DEUX SYSTÈMES CÉRÉBRAUX DU CALCUL

D eux systèmes cérébraux sont à l’œuvre quand nous


manipulons des nombres. Le premier, sans doute actif
dès la naissance, évalue approximativement les quantités 1 2 3 4 5
Harvey et al., Science 341, 2013.

7
évoquées. Il est présent dans les deux hémisphères, au sein 6

du sillon intrapariétal (voir ci-contre). Certaines zones s’y


activent plus intensément pour des groupes comportant
une quantité donnée d’objets, par exemple 1, 2, 3, etc.
© Shutterstock.com/Bukhavets Mikhail

(en médaillon). Le second système cérébral affine les


calculs grâce à la manipulation de symboles numériques, Système d’évaluation
qui permettent de distinguer des quantités très voisines. des quantités
(sillon intrapariétal)
Il se fonde sur les régions de l’hémisphère gauche qui
servent à comprendre et combiner les mots en général
(hachures). C’est ce système qui était touché chez Système de manipulation
monsieur N., d’où son incapacité à faire des calculs exacts. des symboles
(zones du langage)

N° 76 - Avril 2016
23

sur une branche, trois notes de musique, trois le système lié au langage, qui permet de réaliser
idées géniales, trois jours de vacances. Tous ces des calculs exacts en manipulant des symboles.
ensembles n’ont rien de commun (même notre Or, rappelons-le, les zones cérébrales du lan-
façon de les percevoir diffère, puisqu’ils se voient, gage avaient été endommagées chez monsieur N.
s’entendent, se pensent…), hormis le fait qu’ils En conséquence, tout le versant symbolique (et
comportent trois éléments. Le nombre est donc donc exact) de ses capacités de calcul était per-
une propriété extrêmement abstraite d’un groupe turbé : il ne savait plus que 2 + 2 = 4. En revanche,
d’objets, qui représente leur quantité indépendam- il parvenait toujours à estimer mentalement les
ment de leur aspect : il reste d’ailleurs constant quantités, ce qui le tirait plus ou moins d’affaire :
lorsqu’on déplace les objets, qu’on change leur il savait bien que 2 + 2 ne font pas 9.
couleur ou qu’on en remplace un par un autre. Cette dernière capacité repose en grande par-
Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, tie sur une région du cerveau située dans les lobes
notamment sous l’influence du psychologue Jean pariétaux, au sein d’un profond repli du cortex
Piaget, les enfants ont cette notion de nombre dès appelé sillon intrapariétal. C’est ce qu’on voit chez
leur plus jeune âge, sans doute même depuis leur
naissance. Une certaine ingéniosité expérimen-
tale est bien sûr nécessaire pour le montrer. Nous avions dicté à monsieur N.
Véronique Izard et ses collègues ont ainsi présenté
à des bébés âgés de seulement 2 jours des séries
“7, 42, 193” et il avait écrit
comportant un nombre fixe de sons : par exemple,
des suites de 4 sons (ta-ta-ta-ta, fi-fi-fi-fi, gou-gou-
“7, 43, 198”. Sans être parfait,
gou-gou…) étaient répétées pendant deux minutes, cela restait convenable.
afin d’habituer les nouveau-nés au nombre 4. Les
chercheurs ont ensuite montré aux bébés plu- d’autres patients qui ont une lésion dans cette
sieurs images, représentant chacune un nombre région. Ces patients souffrent en quelque sorte de
particulier de points. Sur certaines, le nombre de la pathologie inverse de monsieur N. Ils peuvent
points correspondait au nombre de sons (ici 4), réciter sans erreur des tables de multiplication,
sur d’autres il était différent (par exemple 12). Or, prononçant de mémoire des combinaisons de
quand les bébés avaient été habitués à écouter symboles numériques – un peu comme on récite
4 sons, ils regardaient les images à 4 points plus l’alphabet –, mais ils apprécient mal les quantités
longtemps que celles à 12. Ils savaient donc que abstraites. Quand nous avons par exemple
les 4 sons et les 4 points partageaient une même demandé à l’un d’eux quel nombre « tombe au
propriété – et leur seul point commun, c’était jus- milieu de 4 et 8 », il a répondu « 3 » (la bonne
tement leur nombre, ce concept abstrait. réponse étant bien sûr 6).
Bibliographie Plus récemment, l’imagerie cérébrale a
LE LANGAGE, NÉCESSAIRE AU CALCUL EXACT confirmé que certains neurones du sillon intrapa-
Toutefois, pour que les nouveau-nés puissent B. M. Harvey et al., riétal s’activent dès que l’on manipule mentale-
distinguer deux nombres, il fallait qu’ils diffèrent Topographic represen- ment des quantités. Ben Harvey et ses collègues
du simple au triple (comme 4 et 12). Cette étude tation of numerosity de l’université d’Utrecht, aux Pays-Bas, ont même
in the human parietal
illustre donc un autre point important : la notion découvert des zones associées à des quantités par-
cortex, Science, vol. 341,
de nombre, chez les petits enfants, est approxima- pp. 1123-1126, 2013. ticulières (voir l’encadré page ci-contre). Ainsi, une
tive. Elle s’affine peu à peu et six mois après leur région précise s’allume quand on perçoit un seul
naissance, les bébés distinguent des nombres qui S. Dehaene, La bosse objet (ou qu’on y pense), une autre pour un groupe
des maths, Odile
ne diffèrent que du simple au double. Finalement, de deux, etc. Ces régions sont organisées selon une
Jacob, 2010.
et ceci est crucial pour comprendre le cas de mon- carte systématique : si on va du milieu du cerveau
sieur N., ce n’est qu’après avoir appris à compter en V. Izard et al., Newborn vers le côté, les différentes aires traversées s’ac-
utilisant les noms des nombres que les enfants infants perceive abstract tivent pour des quantités de plus en plus grandes.
numbers, pnas, vol. 106 ,
sortent complètement du flou. Ils se fondent alors Concluons sur une touche de modestie. À
pp. 10 382-10 385, 2009.
sur le langage et sur les aires cérébrales qui lui sont l’inverse du langage, la capacité d’apprécier les
associées. C’est ainsi qu’ils parviennent à se repré- S. Dehaene et L. Cohen, quantités n’est pas l’apanage de l’espèce humaine.
senter comme deux entités bien distinctes des Two mental calculation Les animaux l’ont aussi, depuis les cafards et les
systems : a case study
nombres très voisins, par exemple 5 677 et 5 678, salamandres jusqu’aux pigeons, aux lions ou aux
of severe acalculia with
qui symbolisent des quantités presque identiques. preserved approxima- singes. C’est une capacité bien nécessaire à la
Chez l’adulte, les deux systèmes continuent à coha- tion, Neuropsychologia, survie, pour choisir l’arbre contenant le plus de
biter : le système ancien, progressivement affiné vol. 29, pp. 1045- fruits ou éviter une troupe d’adversaires trop
mais qui reste toujours par nature approximatif, et 1074, 1991. nombreuse ! £

N° 76 - Avril 2016
24 DÉCOUVERTES C
 ontrôle nociceptif

La
douleur ?
C’est dans la tête ! 
Par Stephen Macknik et Susana Martinez-Conde, centre médical Suny
Downstate de Brooklyn, New York.

Les fakirs ne sont pas les seuls à contrôler


leur douleur mentalement. Un cas hors
norme de résistance à la souffrance ébranle
les connaissances scientifiques à ce sujet.

D ennis Rogers ne paie guère de


mine. De taille moyenne, il n’a rien d’un
Schwarzenegger mais a tout de même été dési-
gné homme le plus fort du monde. Un de ses
faits d’armes les plus remarquables ? Empêcher
deux avions de combat de l’armée de l’air des
États-Unis de décoller dans deux directions oppo-
sées, en les retenant à mains nues.
A-t-il des muscles en titane ? D’où lui vient sa
résistance extraordinaire ? Nous avons voulu en
© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

avoir le cœur net. Après sa performance, nous lui


avons posé quelques questions sur l’origine de sa
puissance. Quelle ne fut pas notre surprise d’ap-
prendre qu’il n’en avait aucune idée.
Pour le fakir, la douleur
Pourtant, les théories ont foisonné à son
© CAMERIQUE/Corbis

est une émotion :


sujet. Bill Amonette, professeur en sciences du c’est une des clés
vivant à l’université de Houston-Clear Lake, a du contrôle nociceptif.
Car le cerveau bien
découvert que son organisme sait utiliser une entraîné peut moduler
part très importante des fibres musculaires dont le ressenti affectif.

N° 76 - Avril 2016
25

N° 76 - Avril 2016
26 DÉCOUVERTES C
 ontrôle nociceptif
La douleur ? C’est dans la tête ! 

il dispose, même s’il n’a pas l’air d’un Hercule.


Cette capacité serait-elle liée à une mutation
génétique rare ? Une autre éventualité (que l’in-
téressé juge plus probable) serait que Rogers soit
capable de supporter des niveaux anormalement
élevés de douleur.
Rien à voir, dans son cas, avec une insensi-
bilité congénitale à la douleur comme elle peut
être clairement documentée au sein de familles
porteuses de mutations très rares. Le pouvoir de
Rogers semble d’origine véritablement mentale.
Son corps sent la douleur et peut y réagir forte-
ment dans certains contextes. Ainsi, il a très
peur des dentistes : dans l’état de passivité vul-
nérable du patient venu se faire arracher une
dent, il souffre mille morts. Simplement... dans
l’action, tout change. Au cours d’une cascade où
il retenait quatre motos Harley-Davidson débri-
dées à l’aide de sangles retenues par la bouche,
il a tellement serré les dents qu’il s’en est fendu
une sur toute sa longueur et l’a arrachée lui-
même avec ses doigts.
Alors, quelle est l’explication ? L’intéressé
Illusions antidouleur. Des environnements virtuels soulagent parfois les douleurs
des grands brûlés, particulièrement insoutenables lors des séances d’étirement nous livre une indication cruciale : contrairement
de la peau destinées à éviter son rétrécissement. Trois psychologues de à ce qui se passe chez le dentiste, où il n’a aucun
l’université de Washington, Hunter Hoffman, David Patterson et Sam Schearer, contrôle sur la douleur qui lui est infligée, il
ont mis au point un jeu de réalité virtuelle, Snow World, dans le but de détourner
l’attention des patients de leur douleur. Pendant le traitement, les patients exerce en situation de cascade un contrôle direct
doivent envoyer des boules de neige sur le personnage Frosty et ses sbires sur celle qu’il s’impose. « Je sais ce qui vient, dit-
à l’aide d’un canon à neige. Selon les auteurs, l’immersion virtuelle dans il, j’ai une idée de ce à quoi je dois m’attendre, et
l’environnement glacé est plus efficace que la morphine pour contrecarrer
la douleur. Preuve du rôle central de l’imagination dans les processus douloureux. je peux décider de l’ignorer. » De fait, l’attention

Avec l’aimable autorisation de Ari Hollander et Howard Rose ; © Hunter University of Washington (www.vrpain.com)
UNE DOULEUR PUREMENT MENTALE
Le neuroscientifique spécialiste de la douleur Arthur « Bud » Craig, de l’institut
neurologique Barrow, a découvert les mécanismes neuronaux d’une illusion à frémir
appelée grille thermique. Cette grille alterne une barre froide et une barre chaude
(pas au point d’être douloureuses). Quiconque pose la main dessus, ressent une
douleur insupportable qui est une pure illusion. La main n’est ni brûlée ni menacée
d’un froid intense, d’ailleurs sa température globale est inchangée, simplement la
circuiterie cérébrale à l’origine des sensations de froid, de chaud et de douleur, est
perturbée par ce montage.
Lorsque nous touchons un objet frais (18 °C, par exemple), deux types de neurones
sensoriels sont activés : des neurones sensibles à la douleur (nociceptifs) et des
neurones sensibles au froid modéré. Dans le cerveau, les neurones sensibles au
froid modéré bloquent l’activité des neurones sensibles à la douleur, car le froid
capté n’est pas menaçant. Partant, aucune sensation de douleur ne se fait jour.
Mais dans le dispositif de la grille thermique, l’activité des neurones sensibles au
froid modéré est neutralisée par le voisinage de barres chaudes. Ces neurones ne
bloquent plus aussi efficacement l’activité de ceux sensibles à la douleur, et notre
Jason Lee

cerveau crée une représentation de douleur intense. Une preuve que la douleur est
une construction du cerveau qui peut être déconnectée de la réalité.

N° 76 - Avril 2016
27

REGARDER QUELQU’UN SOUFFRIR FAIT MAL

Jason Lee

Dans une scène du film E.T., deux frères exercent un chantage sur leur petite sœur en tordant le bras de sa poupée. Pourquoi la petite fille y est-elle
si sensible ? Deux groupes de recherche ont exploré cette question, à la fois avec des personnages représentés sur ordinateurs, et avec des
jouets-robots. Le neuroscientifique Mel Slater et ses collègues de l’université de Londres ont demandé à des participants de tourner un bouton en
réponse aux ordres d’un superviseur. Ce geste délivrait un choc électrique à un avatar virtuel qui semblait réagir à la douleur. Or le fait d’infliger cette
douleur fictive provoquait un état de détresse bien réel chez les participants... À l’université de Duisburg-Essen, en Allemagne, Astrid Rosenthal
von der Pütten et son équipe ont observé le cerveau de participants en train de voir des animations de jouets (des robots dinosaures), maltraités par
un expérimentateur. Les scientifiques ont noté une activité significative dans les zones limbiques du cerveau, dont on pense qu’elles sont le substrat
du sentiment d’empathie. Les mêmes aires s’activaient encore plus lorsque les sujets regardaient des films où des êtres humains étaient maltraités.

que nous accordons à un événement douloureux Sans doute est-il aussi moins soucieux de sa
joue le rôle d’une caisse de résonance qui amplifie Bibliographie propre intégrité physique : confrontés à une douleur
la sensation. Le neuroscientifique Henrik Ehrsson aiguë, la plupart des gens craignent de subir des
et ses collègues de l’institut de neurologie et de M. Slater et al., A virtual lésions corporelles permanentes s’ils persistent
l’université d’Oxford ont scanné le cerveau de reprise of the Stanley dans leur effort, et s’arrêtent avant d’être en réel
sujets tandis qu’ils voyaient une fausse main en Milgram obedience danger, explique Rogers. Lui ne s’arrête pas – et
cahoutchouc, qu’ils confondaient avec la leur, se experiments, plos one, malgré cela il est rare qu’il se blesse sérieusement.
trouver sous la menace d’un objet contondant : vol. 1, article e39, 2006. Toutes ces données indiquent que la douleur
dans leur cerveau, une zone nommée insula anté- H. Ehrsson et al., Threa- serait davantage une émotion qu’une pure sen-
rieure, essentielle à la perception consciente des tening a rubber hand sation. Or, les émotions peuvent être régulées
émotions et de la douleur, s’est fortement activée. that you feel is yours mentalement. Comme l’expliquent les illustra-
Le simple fait de se focaliser sur ce qui va arriver elicits a cortical anxiety tions de cet article, la douleur varie en fonction
amplifie ainsi la perception de la douleur. Un response, Proceedings de l’humeur, de l’attention et des circonstances,
of the National
phénomène que connaissent bien les parents dont ce qui étaye la théorie selon laquelle elle serait
Academy of Sciences
l’enfant va recevoir une piqûre. USA, vol. 104, pp. 9 828- une émotion. De tels travaux montrent par
Ainsi, même en ressentant la douleur physi- 33, 2003. exemple que, lorsque nous voyons une personne
quement, la capacité à ne pas se focaliser dessus inconnue se faire infliger des traitements dou-
A. Craig, How do you
joue certainement un rôle dans les capacités loureux, nous ressentons une part de cette dou-
feel ? Interoception :
d’endurance de ce champion. Dans pareille The sense of the phy- leur analogue par empathie. Autre curiosité
éventualité, le secret de sa force ne résiderait siological condition of illustrée par ces expériences, des dispositifs
pas dans une particularité physique, mais plutôt the body, Nature Reviews astucieux permettent de faire ressentir une
dans le fait que, lorsqu’il a un travail à faire, il Neuroscience, vol. 3, douleur alors même qu’aucun stimulus doulou-
se moque purement et simplement que cela lui pp. 655-666, 2002. reux n’est émis par le corps ! Décidement, la
fasse mal ou non. douleur est bien dans la tête. £

N° 76 - Avril 2016
28 DÉCOUVERTES L
 ’infographie

Petite psychologie
des grandes surfaces
Ça y est, vous avez encore trouvé dans votre caddie des choses que
vous ne vouliez pas acheter. Cette double page est faite pour vous.
Elle résume les principales astuces psychologiques dont se servent
les grandes surfaces pour augmenter leur chiffre d’affaires.
Texte : Ulrich Pontes | Graphique : Yousun Koh

LA ZONE DE FREINAGE
L’espace d’entrée garni de pains et de viennoiseries a une
fonction stratégique : créer la confiance sans pousser à la
consommation. L’odeur appétissante met l’eau à la bouche
et crée un appétit d’achats. Les hommes, moins intéressés,
prennent le large. Or les femmes seules achèteraient plus…

AMBIANCE TERROIR
Un hyper avisé place souvent ses fruits
et légumes en début de parcours. Il en résulte
un effet d’invite et une ambiance de marché
qui le distinguent des magasins discount.

TOURNEZ DANS LE BON SENS


Les clients se déplacent le plus souvent sur la voie
extérieure qui contourne le magasin. Des expériences ont
montré qu’un sens de parcours contraire aux aiguilles
d’une montre augmente de 10 % le chiffre d’affaires.

COULOIRS PIÉGÉS
Les allées transversales ne plaisent guère et l’on n’y fait que
de courtes incursions. De ce fait, le milieu et les premiers mètres
de ces passages sont peu vus car traversés à vive allure.
L’optimum du placement de produit se trouve entre ces
deux zones, au niveau des petites flèches horizontales.

ZONE DES ACHATS IMPULSIFS


Les produits à hauteur des yeux sont plus aisément perçus que
ceux situés au niveau du sol ou en hauteur. Tout en haut ou tout en
bas se trouvent les articles de première nécessité notés sur votre BIEN COMBINÉ, C’EST GAGNÉ !
liste (du dentifrice) : la zone intermédiaire doit déclencher un achat Vin et fromage, pâtes et sauce tomate, poisson
d’impulsion (mais oui, j’ai besoin d’une nouvelle brosse à dents !). et citron… Le confort est un atout, c’est
En outre, les clients s’attendent à voir des produits bon marché en pourquoi les produits que le consommateur
bas, les articles de marque au milieu et les plus chers en hauteur. associe dans son esprit se trouvent souvent
côte à côte dans les rayons.

N° 76 - Avril 2016
29

LA MUSIQUE GUIDE VOS ACHATS


TEMPÉRATURE OPTIMALE La musique influence nos comportements d’achat à notre insu. Selon une
C’est entre 19 et 20 °C que les clients étude, les morceaux au tempo de 72 battements par minute apaiseraient le
passent le plus de temps dans le magasin. client et le feraient rester plus longtemps. D’autres recherches ont montré que
la musique classique augmente les achats de grands crus au rayon des vins.
« VOUS COLLECTIONNEZ DES POINTS ? »
Quand on vous fait miroiter une récompense,
vous restez plus fidèle à l’enseigne. L’HEURISTIQUE DE LA VACHE HEUREUSE
Et si vous remplissez une carte de fidélité, Qui ne voudrait pas boire du lait produit par
vos données personnelles augmenteront des vaches heureuses ? L’image suffit : un raccourci
les profits du groupe. mental nommé heuristique nous fait croire aux
vertus de ce produit pour notre santé.
SUCRE ANTI-FRUSTRATION
Dur, d’attendre à la caisse. Et pas seulement
pour les enfants qui réclament une sucette ILLUSION DE LIBERTÉ
ou des chewing-gums. Frustrés de patienter, Vous n’êtes évidemment pas obligé d’acheter le stylo-bille
nous craquons alors pour n’importe quoi : à 9,90 euro. Mais c’est lui qui vous fera choisir, ont montré des
sucreries, batteries ou cartes mémoire. études, celui à 2,50 euros plutôt que sa variante à 99 centimes.

LE LONG CHEMIN QUI MÈNE AU LAIT


Certes, il faut faire plaisir au client qui
veut seulement acheter une barre de
chocolat avant de passer directement
à la caisse. Mais s’il veut acheter plus,
il doit voir toute l’offre – c’est
pourquoi les articles qui sont sur
toutes les listes de courses (le lait, par
exemple) sont tout au bout du
magasin. Impossible de rater les
multiples occasions d’acheter autre
chose sur son chemin…

LES MIRAGES DE LA VIANDE


Nous jugeons de la qualité d’un produit de façon instinctive et
souvent inconsciente. Au rayon boucherie, des éclairages teintés
de rouge donnent meilleure mine à la viande.

AIRES DE REPOS POUR CADDIES


Des aires de dégagement où le client peut parquer son caddie sont
particulièrement importantes dans certaines sections comme les
fruits et légumes. Plus longtemps il peut s’arrêter, puis il achète.

CAPTURES D’ATTENTION
Les couleurs vives attirent le regard en vision PROMOTION ET EFFET DE RARETÉ
périphérique. Au cas où vous ne sauriez La peur de manquer une occasion en or nous
pas quel est votre type de yaourt favori pousse à acheter, lorsqu’une offre spéciale
parmi les cinquante-sept proposés, est annoncée pendant un temps limité.
des étiquettes de prix astucieusement
voyantes vous facilitent la tâche.

N° 76 - Avril 2016
30 DÉCOUVERTES L
 a question du mois

NEUROBIOLOGIE

Qu’est-ce qu’un
cerveau « autiste » ?

LA RÉPONSE DE
SIMON BARON-COHEN
Professeur à l’université de Cambridge et directeur du Centre de recherche sur l’autisme.

D ifférent ne signifie pas « moins


bien ». Et ce que les recherches récentes
perception visuelle et spatiale, s’active
moins. Mais cela pourrait signifier sim-
révèlent, c’est que le cerveau des autistes plement que ces tâches demandent moins
est particulier, mais que cela leur confère d’effort à leur cerveau.
des forces aussi bien que des faiblesses. L’autisme, fruit d’un développement
Certaines de leurs régions cérébrales atypique de l’encéphale, n’est donc qu’un
sont ainsi plus ou moins étendues que
chez un cerveau « typique », et d’autres Les particularités profil neurobiologique particulier parmi
d’autres, chacun ayant ses inconvénients
plus ou moins actives.
La plupart des études dans ce
cérébrales des et ses atouts. Il serait alors plus juste de
le penser en termes de neurodiversité
domaine montrent par exemple que le autistes créent que de pathologie.
corps calleux – le principal faisceau de
fibres qui connecte les deux hémis- des faiblesses, Mais soyons clairs : la neurodiversité
ne doit pas conduire à nier les aspects
phères – est plus mince par endroits chez
les autistes. Les communications entre
mais également pénalisants d’un profil particulier. Dans
l’autisme, les dysfonctionnements de la
hémisphères cérébraux étant altérées,
les autistes auraient des difficultés à
des forces. théorie de l’esprit sont souvent handica-
pants, étant donné l’importance de cette
comprendre les notions complexes. capacité pour les relations sociales.
Nous devons donc nous assurer que
UNE FAIBLE ACTIVITÉ DE CERTAINES basse. Une constatation qui cadre bien les traitements futurs ne ciblent que les
AIRES CLÉS DE LA VIE SOCIALE avec leurs difficultés à se mettre à la place caractères invalidants des autistes sans
Une autre différence concerne le cor- des autres et à interagir avec eux. annuler leurs atouts. Et tout faire pour
© Igor Kisselev/Shutterstock.com

tex préfrontal ventromédian (à l’avant du Du côté des atouts, le cerveau des créer un environnement où ils se sentent
cerveau), qui s’active quand on imagine autistes leur procure notamment une per- à l’aise. « Nous sommes comme des pois-
les pensées et les sentiments des autres – ception accrue des détails. Ces personnes sons d’eau douce dans l’eau salée, a un
une capacité nommée théorie de l’esprit. sont ainsi particulièrement douées pour jour déclaré une personne autiste.
Quand des autistes exécutent une tâche déceler une forme donnée dans un des- Mettez-nous dans l’eau douce et nous
faisant appel à cette capacité, cette région sin. Étonnamment, leur cortex pariétal nous épanouirons. Mettez-nous dans
présente une activité anormalement postérieur, région impliquée dans la l’eau salée, et nous étouffons. » £

N° 76 - Avril 2016
32

Les personnes dont le cerveau est


coupé en deux ont une vision altérée
de leur environnement. Ce qui
apparaît dans certaines parties
de leur champ visuel, notamment,
ne peut être verbalisé…

N° 76 - Avril 2016
DÉCOUVERTES G
 randes expériences de psychologie 33

Un cerveau
coupé en
deux
Par Daniela Ovadia, codirectrice du laboratoire Neurosciences
et société de l’université de Pavie, en Italie, et journaliste scientifique.

Que se passe-t-il quand les communications sont


rompues entre les deux hémisphères cérébraux ?
C’est ce qu’a étudié Michael Gazzaniga, précisant
ainsi les fonctions de chaque hémisphère…

EN BREF
££Il y a un demi-siècle,
des neurochirurgiens ont
sectionné le corps
calleux – le principal
A u début des années 1960,
le neuroscientifique américain Michael
Gazzaniga a conscience de vivre un moment
historique quand il teste les capacités cogni-
tives de patients au « cerveau divisé ». Ces der-
niers sont des épileptiques dont les deux hémis-
réseau de fibres reliant phères cérébraux ont été déconnectés par une
les deux hémisphères
cérébraux – de certains opération chirurgicale afin de limiter leurs crises.
patients épileptiques, afin « C’était ma première journée de chercheur,
d’endiguer leurs crises. raconte Gazzaniga quarante ans plus tard. À
peine la porte d’entrée franchie, une tâche me fut
££En étudiant ces
patients, Gazzaniga a pu assignée. Les expériences sur le cerveau divisé
attribuer différentes que j’avais élaborées durant ma dernière année à
© Illustrations de Stefano Fabbri

fonctions à chaque Dartmouth College allaient enfin être pratiquées


hémisphère du cerveau. sur des patients, ici, à Rochester. »
££Si le gauche prend Les tests révéleront alors un fait étonnant :
généralement en charge lorsque les patients voient un objet dans la moitié
le langage, le droit gauche de leur champ visuel – analysée par l’hé-
traite la perception misphère droit du cerveau –, ils sont incapables
des visages. de donner son nom. Une découverte qui remplit

N° 76 - Avril 2016
34 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de psychologie
Un cerveau coupé en DEUX

Quand une brosse


à dent est glissée
dans la main gauche
d’un patient au
cerveau divisé,
il reconnaît l’objet
mais est incapable
de le nommer.
Le corps calleux (en
le jeune Gazzaniga de fierté : « Ce résultat, nous orange), constitué de
l’avions obtenu grâce à une expérience que j’avais multiples fibres
conçue, mise au point et réalisée, moi, un simple nerveuses, forme un
pont entre les deux
doctorant de l’Institut de technologie de hémisphères cérébraux.
Californie ! C’est ainsi qu’a commencé l’histoire Il est profondément
moderne de la recherche sur le cerveau divisé. J’ai enfoui dans la crevasse
qui sépare ces derniers.
passé les cinq années suivantes dans une sorte L’opération de
d’état de grâce, à travailler tous les jours dans callosotomie consiste
à le sectionner (flèche
l’une des institutions scientifiques les plus intéres- rouge).
santes du monde, avec l’un des plus grands biolo-
gistes de tous les temps, Roger Sperry. »
Si l’étude des cerveaux divisés (split brains en
anglais) commence vraiment avec les expériences même d’être fatales. Les neurochirurgiens sec-
de Gazzaniga, ses prémices remontent aux tionnent alors leur corps calleux de façon plus
années 1940. Les neurologues cherchaient alors à précise et plus profonde que lors des précédents
soigner des patients épileptiques sur qui les médi- essais, et, cette fois, le succès thérapeutique est au
caments n’avaient aucun effet. Ils s’étaient aperçus rendez-vous. Les crises d’épilepsie ont grande-
que les crises se transmettaient parfois d’un ment diminué, mais qu’en est-il des capacités
hémisphère cérébral à l’autre à travers le corps cognitives des patients ? Certains neurologues ne
calleux, un faisceau de fibres reliant les deux moi- s’attendent pas à des changements spectaculaires.
tiés du cerveau comme un câble électrique. Chaque hémisphère possède en effet des compé-
Pourrait-on les contenir en sectionnant ce câble, tences et des tâches spécifiques – déduites du
profondément enfoui dans la fissure entre les deux « modèle lésionnel » de l’époque, qui associe un
hémisphères ? Les neurochirurgiens tentèrent trouble particulier à chaque zone lésée chez des
l’opération sur des animaux, puis sur vingt-six patients victimes d’un accident vasculaire céré-
patients souffrant de crises épileptiques sévères. bral. D’ailleurs, les tests menés dans les
© Alena Hovorkova/Shutterstock.com

Avec des résultats peu probants, qui conduisirent années 1940 par le neurologue Andrew Akelaitis
à l’abandon provisoire de la technique. sur le premier groupe de patients au corps calleux
Il faudra attendre plus de vingt ans pour que sectionné n’avaient révélé aucune anomalie.
deux neurochirurgiens de Los Angeles tentent à Mais pour le neurobiologiste Roger Sperry, qui
nouveau de l’appliquer. Certains patients a sectionné quelques années plus tôt le corps cal-
acceptent de subir l’intervention, car les crises leux de rats, de chats et de singes, l’intervention
rendent leur quotidien invivable : elles sur- n’est pas anodine sur le plan cognitif. Les animaux
viennent jusqu’à dix fois par jour et menacent opérés avaient en effet des comportements

N° 76 - Avril 2016
35

étranges. Quant aux tests d’Akelaitis, peut-être


n’étaient-ils pas assez précis ?
C’est à ce moment qu’entre en scène le jeune CHRONOLOGIE DES
neurologue Michael Gazzaniga. Durant ses
études, il imagine une série de tests pour évaluer RECHERCHES SUR LES
les fonctions cognitives des deux hémisphères,
avec le fol espoir d’être autorisé à les expérimen-
HÉMISPHÈRES SÉPARÉS 
ter sur les patients opérés dans les années 1940. 1940 Des chercheurs établissent que les crises épileptiques se diffusent d’un
Son travail attire l’attention de Sperry, qui le hémisphère à l’autre en passant par le corps calleux. Deux neurochirurgiens
convoque à l’Institut de technologie de Californie américains, William Van Wagenen et Yorke Herren, tentent alors de les endiguer
(Caltech) lorsqu’il apprend que certains neuro- en sectionnant ce dernier – une opération nommée callosotomie –, créant des
chirurgiens pratiquent à nouveau la callosotomie patients au « cerveau divisé » (ou patients split-brain).
thérapeutique.
L’histoire des neurosciences retiendra les ini- 1944 Le psychiatre et neurologue Andrew Akelaitis décrit pour la première fois
tiales de deux patients soumis aux tests  de les effets cognitifs de l’opération.
Gazzaniga : W.J. et V.P. Le premier a 47 ans 1956-1958 Roger Sperry, biologiste spécialisé dans l’étude du comportement
quand il accepte de passer les tests, au début des animal, met au point une batterie de tests pour analyser le cerveau divisé chez
années  1960. Souffrant de crises d’épilepsie les rats, les chats et les singes.
depuis une blessure contractée à la tête à l’âge de 1962-1967 Michael Gazzaniga, Joseph Bogen et Roger Sperry appliquent
25 ans, il vient d’être opéré. Des années plus tard, les protocoles expérimentaux mis au point sur les animaux à une nouvelle série
l’invention de l’imagerie par résonance magné- de patients split-brain.
tique permettra de confirmer que son corps cal-
1971 Les tests effectués sur des patients ayant subi une callosotomie partielle
leux est complètement sectionné.
révèlent que chaque section du corps calleux possède une fonction spécifique.
UN DISPOSITIF POUR FAIRE 1978 Michael Gazzaniga et Joseph LeDoux introduisent le concept d’un
TRAVAILLER UN SEUL HÉMISPHÈRE hémisphère gauche « interprète », qui nous permettrait de décrire et d’expliquer
Le test le plus connu passé par W.J. sert à ce que nous voyons et ce que nous faisons.
mesurer les capacités mathématiques. Au centre 1981 Roger Sperry remporte le prix Nobel de médecine pour ses découvertes sur
d’un écran d’ordinateur s’affiche brièvement une la spécialisation des hémisphères cérébraux.
opération simple – une addition ou une multipli-
1982 Jeffrey Holtzman montre que les deux hémisphères collaborent encore
cation. Juste après, des nombres sont présentés
parfois pour traiter les informations, même après la section du corps calleux,
en alternance d’un côté ou de l’autre d’un repère,
grâce à des connexions résiduelles.
également situé au centre de l’écran, et que le
patient doit fixer. Pour chacun d’entre eux, le 1989 Steven Luck montre que chez des patients ayant subi une callosotomie
patient doit dire s’il s’agit ou non du résultat de totale, chaque hémisphère peut diriger son attention visuelle sur une zone
l’opération. Grâce à ce dispositif astucieux, spécifique.
chaque nombre est perçu par un seul hémisphère. 2003 L’hémisphère droit étant supérieur dans le traitement
S’il est présenté dans la moitié droite du champ de l’information visuospatiale, Paul Corballis suggère qu’il tranche
visuel, c’est l’hémisphère gauche qui le voit, et entre les perceptions visuelles ambiguës et crée une représentation
vice versa, puisque les fibres du nerf optique se fiable du monde.
croisent pendant leur parcours de la rétine au Adapté de M. Gazzaniga, « Fourty-five years of split-brain research and still going strong »,
Nature Reviews Neuroscience, vol. 6, pp. 653-659, 2005.
cortex visuel.
Le résultat de l’expérience est clair : lorsque
les nombres sont présentés dans la moitié droite
du champ visuel, et donc perçus par l’hémisphère hémisphères n’ont pas été sectionnées : quelques
gauche, W.J. identifie correctement les réponses fibres sont restées en place à l’avant et à l’arrière
exactes. Quand ils sont affichés dans la partie du corps calleux. Elles représentent moins de 2 %
gauche du champ visuel, et donc traités par l’hé- des connexions, et l’une des expériences impli-
misphère droit, il répond au hasard. Conclusion : quant V.P. vise à étudier si des informations
c’est l’hémisphère gauche qui se charge d’effec- visuelles peuvent être transmises à travers ces
tuer les calculs mentaux. quelques fibres restantes.
V.P., également désignée par le prénom Vicky Lors de cette expérience, deux images sont
dans la littérature scientifique, est quant à elle présentées à V.P. dans des parties distinctes de
une jeune femme qui a subi une callosotomie son champ visuel, afin que chacune soit traitée
en  1979, à l’âge de 27  ans. En  1984, une irm par un hémisphère différent. La patiente doit
révèle que toutes les connexions entre les deux déterminer si elles ont une couleur, une forme ou

N° 76 - Avril 2016
36 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de psychologie
Un cerveau coupé en DEUX

Grâce aux recherches de Gazzaniga et d’autres


neuropsychologues sur une douzaine de patients La section du corps
split-brain, nous savons aujourd’hui qu’un cer- calleux n’est presque
plus pratiquée
veau sain ressemble à deux machines indépen- aujourd’hui chez les
dantes reliées par des câbles qui transmettent patients épileptiques,
d’autres traitements
une grande quantité d’informations. Quand une se révélant plus
connexion est interrompue, comme dans le cas efficaces.
de la callosotomie, l’information perçue par un
hémisphère – qu’il s’agisse d’un mot, d’une image
ou d’une sensation tactile – n’est pas transmise à
l’autre. Avec les conséquences que nous avons
décrites. Ces recherches ont aussi montré que, la
plupart du temps et de façon très simplifiée, l’hé-
misphère gauche remplit principalement des
fonctions linguistiques tandis que l’hémisphère
droit traite surtout des informations visuelles et
spatiales, s’occupant notamment de la reconnais-
une taille identique. Il faut alors que les deux moi- sance des visages.
tiés du cerveau comparent ce qu’elles ont perçu.
Mais les résultats indiquent que V.P. répond au DEUX HÉMISPHÈRES SÉPARÉS
hasard, signe que ses deux hémisphères ne com- N’ENTRAÎNENT PAS DEUX CONSCIENCES
muniquent pas, malgré les fibres épargnées. Lors Gazzaniga avait déjà compris que les deux
d’une seconde expérience, on fait lire à la patiente hémisphères sont capables d’effectuer presque
des paires de mots, là encore disposées de façon toutes leurs tâches de manière indépendante. Ces
à ce qu’un mot soit traité par chaque hémisphère, deux moitiés du cerveau ont toutefois deux
et elle doit indiquer s’ils riment ou non. V.P. « visions » différentes du monde, ce qui a suscité
répond cette fois de façon assez précise. Certaines un vif intérêt chez les chercheurs qui étudient la
informations à caractère verbal circulent d’un personnalité et la conscience. « L’idée que la sépa-
hémisphère à l’autre. ration des deux hémisphères créerait un individu
Le cas de cette jeune femme contribue à l’éta- porteur de deux consciences était fascinante, mais
blissement d’une carte fonctionnelle du corps la réalité n’est pas aussi simple », tempérait toute-
calleux : différentes parties de cette structure fois le psychologue Michael Miller dans la revue
véhiculent ainsi les informations motrices, soma- Nature en 2012, à l’occasion des quarante ans du Bibliographie
tosensorielles, auditives ou visuelles. Des premier test sur les patients split-brain. Chaque
recherches récentes ont aussi montré l’existence « module » du cerveau ne porte en effet pas une D. Wolman,
de connexions subcorticales entre les deux conscience distincte, celle-ci dépendant aussi des A tale of two halves,
hémisphères cérébraux, qui ne sont pas atteintes multiples connexions qui parcourent l’encéphale. Nature, vol. 483,
par la callosotomie. Et les patients de Michael Gazzaniga, que pp. 260-263, 2012.
sont-ils devenus ? Ils vieillissent petit à petit et M. Gazzaniga,
DES SYMPTÔMES CURIEUX l’âge rend les longues séances de tests et d’éva- Le Cerveau divisé, Pour
Les patients au cerveau divisé (ou patients luation moins faciles. Certains sont déjà décédés. la Science, n° 251, 1998.
split-brain) ont des symptômes curieux : quand on Aujourd’hui, la section du corps calleux est M. Gazzaniga et al.,
présente un mot à leur hémisphère droit, ils ne le presque complètement abandonnée, en raison de Some functional
comprennent pas, car ce côté du cerveau n’est pas l’existence de traitements plus efficaces. En outre, effects of sectioning the
dédié aux fonctions linguistiques (du moins chez pour étudier le fonctionnement de chaque hémis- cerebral commissures
les droitiers). Mais si on leur demande d’écrire ce phère, nous disposons de techniques plus perfor- in man, pnas, vol. 48,
qu’ils ont vu en utilisant la main gauche – com- mantes et utilisables sur des sujets au corps cal- pp. 1765-1769, 1962.
mandée par l’hémisphère droit –, ils y par- leux intact, comme l’imagerie par résonance
viennent correctement. De même, si on bande les magnétique fonctionnelle ou la stimulation
yeux d’un patient en lui glissant dans la main magnétique transcrânienne (qui permet d’activer
gauche une brosse à dents, il reconnaît l’objet à ou d’inhiber certaines zones du cerveau avec des
partir de sa forme et exprime sa fonction en impulsions magnétiques). Mais grâce aux patients
mimant le geste de se brosser les dents, mais il split-brain, qui ont accepté de se soumettre pen-
est incapable de le nommer. En effet, il n’a pas dant des décennies à des expériences neuroscien-
accès à sa bibliothèque de mots, qui se trouve tifiques, nous savons bien mieux quoi chercher et
dans l’autre hémisphère du cerveau. quelles zones explorer. £

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la poSture du moIS
par Boris TATZKY
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Dossier SOMMAIRE

p. 40
Le ventre, miroir
de nos angoisses

p. 48
Peau, cœur, fertilité :
les effets du stress

p. 52

MIEUX
Cancer et psyché

p. 58
L’enfance de

COMPRENDRE
la somatisation

LES TROUBLES
PSYCHOSOMATIQUES
Certains n’arrivent plus à dormir.
D’autres ont l’estomac noué. D’autres encore ont le dos
bloqué ou des palpitations. Ils vont chez leur médecin
qui, impuissant, diagnostique une « colopathie
fonctionnelle », « de mauvaises habitudes de sommeil »
ou un « eczéma de contact ». Autrement dit, on ne sait
pas. Ni infection, ni anomalie des vertèbres, ni réaction
allergique. Alors, de temps en temps, à peine murmurés,
viennent ces mots : « C’est psychosomatique ».
Autrement dit, c’est dans la tête. La souffrance, pourtant,
est bien réelle. Comment est-ce possible ?
Les pensées ne sont pas immatérielles, mais produites
par notre cerveau. Si elles sont bloquées par des
angoisses, des tensions, si nous nous interdisons de les
exprimer, le système nerveux enclenche des réactions
immunitaires et inflammatoires liées au stress, qui
frappent n’importe où : intestins, cœur, peau, articulations.
Il est inutile de vouloir guérir le corps si on n’a pas d’abord
fait le ménage dans sa tête. Renouveler son rapport aux
autres, verbaliser ses émotions, remodeler les pensées
intrusives : le chemin est long, mais il mène vers l’avenir !
 Sébastien Bohler

N° 76 - Avril 2016
40 Dossier

LE VEN
MIROIR
DE NOS
ANGOISSES

Certaines personnes
souffrent de maladies
chroniques de l’intestin,
sans que les médecins
ne parviennent à en
identifier les raisons.
Leurs angoisses
en sont-elles la cause ?

N° 76 - Avril 2016
41

TRE
Douleurs, ballonnements, diarrhées :
le système digestif est souvent le premier
à souffrir d’un stress trop important ou mal géré.
Être attentif à ce signal d’alarme est essentiel
pour éviter que le mal ne s’installe.

Par Bruno Bonaz, directeur de recherche à l’Institut


des Neurosciences de Grenoble.

EN BREF
£ Les troubles
intestinaux sont souvent
T ous les jours, j’ai la boule au ventre le matin,
l’envie de pleurer quand j’approche de l’entrée du bâtiment où
je travaille, littéralement envie de vomir quand je parcours le
couloir qui mène jusqu’à mon bureau, des diarrhées tous les
jours où je bosse (eh oui !), des crises de larmes silencieuses dans
les toilettes, un mal de dos persistant depuis ce jour d’août où
les premières causes j’ai repris après trois semaines de congé et où j’étais clouée au lit
de plaintes pour
par des contractures musculaires venues de nulle part… Ce bou-
consultation. Ils résultent
parfois de facteurs lot ne m’intéresse pas, mais alors pas du tout, c’est quasi doulou-
psychologiques. reux de le faire, car ce n’est jamais ce à quoi j’ai aspiré, ça m’en-
nuie intellectuellement, et ça n’a aucun sens réel pour moi… »
£ En étudiant les Ce témoignage, livré sur un forum de santé, est embléma-
maladies chroniques des
tique de la façon dont notre corps exprime parfois les tensions
intestins, les chercheurs
comprennent les liens nerveuses que nous accumulons. Son auteur décrit des symp-
hormonaux et nerveux, tômes bien connus des spécialistes, et qui ont touché aussi des
via le nerf vague en milliers de personnes venues inonder les consultations de
particulier, reliant le généralistes plus d’un mois après les attentats de
© VoodooDot/Shutterstock.com

cerveau au tube digestif. novembre 2015, pour des maux de ventres qu’elles ne compre-
naient pas. Finalement, notre tube digestif est en première
£ Une molécule,
le crf, libérée en cas ligne dans les effets psychosomatiques liés au stress.
de stress, provoque Il y a encore quelques années, un chercheur invoquant ce
une inflammation genre de lien de cause – un stress – à effet – des troubles intes-
des intestins et perturbe tinaux – serait passé pour un charlatan… Mais aujourd’hui, la
leur fonctionnement. recherche et la médecine ont révélé que le stress, au sens large

N° 76 - Avril 2016
42 DOSSIER M
 IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
LE VENTRE : MIROIR DE NOS ANGOISSES

(un événement stressant et la réaction de l’orga-


nisme qui en découle), provoque des troubles Si nous nous
organiques, à la fois fonctionnels, métaboliques,
voire lésionnels, notamment dans le système
adaptons bien
digestif. C’est une forme de somatisation.
Dès 1936, le médecin hongrois Hans Selye a
à un stress,
défini la réaction de stress comme l’ensemble des notre organisme
réponses de l’organisme à une sollicitation de l’en-
vironnement, qu’il a nommé le « syndrome général retrouve rapidement
d’adaptation ». Face à une contrainte extérieure ou
interne à notre organisme, la réaction de notre
un état d’équilibre,
corps est normale, physiologique, et permet de s’y ce qui limite les
adapter ou de la combattre. Mais si elle se prolonge,
l’équilibre se rompt parfois entre nos capacités troubles intestinaux.
d’adaptation et les exigences du milieu. L’organisme
s’épuise et la réaction de stress devient patholo-
gique. C’est notre perception de la situation – nous la vie du patient, et, inversement, certains malades
considérons, ou pas, une échéance à respecter ou « fonctionnels » développent parfois des troubles
une douleur comme intenable ou frustrante – qui organiques. Et c’est sans compter tous les individus
détermine si nous la vivrons, ou pas, comme stres- non malades ou ne se « plaignant » pas, qui pré-
sante. Nous ne réagissons donc pas tous de la même sentent pourtant régulièrement les mêmes symp-
façon face à une difficulté ou une agression. Divers tômes en situation de stress : douleurs abdomi-
facteurs interviennent : le type et la durée du stress, nales, diarrhée, ballonnements ou gaz.
le contexte dans lequel nous nous trouvons, notre En suivant pendant plusieurs années 300 per-
âge, notre sexe, nos gènes, et même des facteurs sonnes atteintes de troubles digestifs fonction-
extérieurs, dits épigénétiques, qui modifient l’ex- nels, William Whitehead et ses collègues, de
pression de nos gènes. Difficile donc de prévoir la Biographie l’université Johns Hopkins à Baltimore, ont mon-
réaction de stress de notre organisme ! tré qu’un événement de vie douloureux (sépara-
Bruno Bonaz tion, deuil, situation financière critique, chô-
PLUS DE 15 % DES FRANÇAIS TOUCHÉS mage…) provoquait souvent une augmentation
Pourtant, les effets du stress sur la digestion Directeur de l’équipe de ces symptômes. De plus, un malade sur deux
sont maintenant bien connus tant chez l’homme Stress et interactions rapportait qu’un stress était en général à l’origine
que chez l’animal, et l’on commence même à Neuro-Digestives des premières manifestations de sa pathologie.
identifier les acteurs moléculaires de ce lien entre à l’Institut Les effets d’un stress sur le tube digestif sont
l’esprit et le corps. Et ce, grâce notamment à des Neurosciences multiples : diminution du seuil de sensibilité vis-
l’étude de différentes pathologies intestinales, de Grenoble et à la cérale – la digestion est ressentie comme doulou-
Clinique Universitaire
que l’on regroupe en deux grandes catégories : les reuse –, ralentissement de la vidange de l’estomac
d’Hépato-
maladies dites organiques, dont on connaît des Gastroentérologie et du transit de l’intestin grêle, mais accélération
causes, comme les maladies inflammatoires chro- du chu de Grenoble. de l’activité du côlon et stimulation de la sécrétion
niques de l’intestin (la maladie de Crohn et la colique, causant des diarrhées. Autre consé-
rectocolite hémorragique, voir l’encadré page 45) quence : une modification de la flore intestinale
et la maladie cœliaque (une intolérance au glu- (l’ensemble des bactéries de nos intestins qui par-
ten) ; et les pathologies dites fonctionnelles, sans ticipent à leurs fonctions) et une augmentation de
cause organique connue, telles que le syndrome la perméabilité intestinale. Des fragments de bac-
de l’intestin irritable (anciennement nommé colo- téries, nommés antigènes, peuvent alors diffuser
pathie fonctionnelle, voir l’encadré page 44). à l’intérieur du tube digestif et ainsi activer le sys-
En France, les maladies inflammatoires chro- tème de défense immunitaire intestinal, qui
niques de l’intestin concerneraient 200 000 per- déclenche une inflammation et des douleurs.
sonnes, tandis que le syndrome de l’intestin irri-
table, nettement plus répandu, affecte 10 à 20 % DES SYMPTÔMES ISSUS DU CERVEAU
de la population. Mais la limite entre des patholo- Tous ces symptômes trouvent leur origine dans
gies organique et fonctionnelle est floue et l’on le cerveau, la tour de contrôle des processus liés
assiste parfois à des chevauchements ou des pas- au stress. Ce dernier, qu’il soit « intéroceptif », à
sages d’un trouble à l’autre. Ainsi, 30 à 50 % des savoir lié à une infection, une inflammation ou
maladies inflammatoires chroniques de l’intestin une douleur, ou « extéroceptif », c’est-à-dire psy-
deviennent fonctionnelles à un moment donné de chologique, met en œuvre un réseau cérébral

N° 76 - Avril 2016
43

COMMENT LE STRESS ENFLAMME NOS INTESTINS


E n situation de stress, l’organisme active trois grands systèmes
liant le cerveau aux intestins, ce qui va aboutir à leur
inflammation. L’activité de l’amygdale stimule le système nerveux
Cette hormone passe dans la circulation sanguine (en vert)
et provoque la libération, par les glandes surrénales, de cortisol
et d’adrénaline. Ces molécules du « stress » ont des effets
sympathique, qui provoque une activation du système immunitaire (en anti-inflammatoires. Si l’on parvient à surmonter le stress,
jaune) : des molécules inflammatoires, comme les cytokines, leur action contribue à rétablir l’équilibre entre le cortex préfrontal
sont libérées par différents tissus comme les ganglions lymphatiques. et l’amygdale, ainsi que celui de la balance sympathovagale : le crf
Cette inflammation engendre des douleurs intestinales. n’est plus sécrété, les douleurs et troubles intestinaux disparaissent.
À l’inverse, le système parasympathique (en premier lieu, Mais si l’angoisse perdure, les déséquilibres de ces trois systèmes se
le nerf vague) est inhibé, ce qui amplifie l’inflammation et modifie prolongent et l’organisme s’épuise… Le crf, continuellement
le fonctionnement des intestins (en violet) : apparaissent alors présent dans notre corps, agirait alors sur ses récepteurs crf1 dans
diarrhée, ballonnements, crampes intestinales… le cerveau, où il pourrait provoquer des troubles mentaux comme
En outre, une molécule nommée crf, libérée notamment par l’anxiété, ainsi que sur ses récepteurs crf2 dans le tube digestif (en
l’hypothalamus, active l’hypophyse qui sécrète à son tour l’acth. rouge), où il amplifierait les troubles intestinaux.

CRF 1
Hypothalamus

Cortex
préfrontal CRF

Amygdale
Hypophyse

ACTH

Système
sympathique CRF

Ganglion
lymphatique

Nerf vague

Moelle osseuse
Glande
cortico-
+ surrénale
Cytokines –
CRF 2
Troubles
Inflammation intestinaux
Douleur

Effet Cortisol
anti-inflammatoire

Rein

N° 76 - Avril 2016
44 DOSSIER M
 IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
LE VENTRE : MIROIR DE NOS ANGOISSES

étendu qui se divise en trois structures : les régions sympathique, majoritairement excitateur, est
exécutives, dont l’hypothalamus (une région à la capable de mobiliser les réserves d’énergie du corps
base du cerveau), qui déclenchent la réaction phy- pour faire face à un danger et d’augmenter la fré-
siologique de stress ; les aires de coordination dans quence cardiaque ou la pression artérielle. C’est lui
le système limbique, dont l’amygdale, qui gèrent qui a permis à nos ancêtres de prendre leurs jambes
les émotions ; et les régions de contrôle de haut à leur cou devant un ours, et qui nous permet
niveau, dont le cortex préfrontal, responsables des aujourd’hui de bondir de côté quand une voiture
modes de pensée rationnelle. manque de nous renverser. Le second, nommé sys-
En réponse à une situation perçue comme une tème parasympathique, tend à ralentir la fréquence
menace, le cortex préfrontal inhibe normalement cardiaque, détendre les muscles, réduire la pression
l’amygdale, impliquée dans la réaction de peur, artérielle et augmenter la vidange intestinale. Il a
de sorte que notre organisme réagit au stress puis principalement une fonction de retour au calme.
retrouve son état d’équilibre. Mais si le « danger » Un stress aigu stimule le système sympathique
perdure ou dépasse nos stratégies d’adaptation, et inhibe globalement le système parasympathique,
le cortex préfrontal ne peut plus indéfiniment notamment le nerf vague, ralentissant la vidange
modérer l’action de l’amygdale et la réaction de de l’estomac (un composant du système parasym-
stress peut avoir des conséquences bien plus Sur le Web pathique, toutefois, le nerf sacré, est activé. Il com-
importantes, notamment sur nos intestins. mande la partie terminale du tube digestif et la
Association François vessie, ce qui provoque une fréquente envie d’aller
DU CERVEAU AU VENTRE : Aupetit (afa) pour vaincre aux toilettes).
DES NERFS QUI FONT MAL la maladie de Crohn
et la rectocolite
Trois systèmes neurohormonaux et neuroen- DOULEURS INTESTINALES : L’INFLAMMATION
hémorragique :
docriniens entrent alors en jeu (voir l’encadré http ://www.afa.asso.fr/ Un des effets notables de l’activation excessive
page 43) : le système nerveux autonome, repré- du système sympathique est une modification de
senté par les systèmes sympathique et parasym- l’activité du système immunitaire. En effet, les
pathique, le système de défense immunitaire, via neurones du système sympathique innervent les
l’activation du système nerveux sympathique, et organes lymphoïdes comme le thymus, la moelle
l’axe hypothalamo-hypophysaire-surrénalien (ou osseuse ou les ganglions lymphatiques, où sont
axe corticotrope), sécrétant différentes hormones produites les cellules immunitaires de l’organisme.
du stress dont le cortisol et l’adrénaline. Stimulées par le système sympathique, ces cellules
Le stress a d’abord un impact sur le système commencent à produire des cytokines, molécules
nerveux autonome, composé de deux grands de signalisation capables de déclencher des réac-
réseaux de nerfs. Le premier, le système nerveux tions inflammatoires.
Habituellement, les viscères sont protégés de
l’inflammation par le système parasympathique, et
plus particulièrement par son principal composant,
LE SYNDROME le nerf vague. Le plus long de l’organisme, il innerve
l’ensemble des viscères et constitue un élément clé
DE L’INTESTIN IRRITABLE des relations entre le système nerveux central et le
tube digestif. Il s’agit d’un nerf mixte, comprenant
80 % de fibres dites afférentes informant le cerveau
C’est une maladie fonctionnelle des intestins, sans cause organique, qui concerne
de la situation périphérique, et 20 % de fibres dites
10 à 20 % de la population et représente 30 à 50 % des motifs de consultations
efférentes permettant au cerveau de réguler la
auprès d’un gastroentérologue. La douleur abdominale est le principal symptôme
motricité et la sécrétion digestives.
qui amène une personne à consulter, les autres signes étant une distension
Il a un effet anti-inflammatoire par ses affé-
abdominale et des troubles du transit (diarrhée, constipation ou alternance des
rences au cerveau, où il stimule l’axe corticotrope
deux). Les patients consomment beaucoup de médicaments… mais les traitements
dont il sera question plus tard (qui, via la libéra-
sont souvent décevants, les causes de la maladie demeurant floues
tion de corticoïdes, est anti-inflammatoire), et par
et multifactorielles. On observe toutefois des troubles de la motricité digestive,
ses efférences périphériques : il sécrète au niveau
une hypersensibilité viscérale et une micro-inflammation. Ce syndrome est
des viscères un neurotransmetteur, l’acétylcho-
actuellement assimilé à une altération des relations neurodigestives où le stress
line, qui se fixe sur des récepteurs (nommés récep-
joue un rôle important dans l’apparition et l’exacerbation des symptômes.
teurs nicotiniques de type a7) à la surface des
On a en effet observé chez les patients une anomalie de la balance
macrophages (des cellules immunitaires chargées
sympathovagale. L’expérience clinique révèle que beaucoup de sujets sont
d’absorber les débris des agents infectieux élimi-
anxieux ou angoissés : la pathologie résulte-t-elle d’un stress chronique ?
nés). Ce faisant, l’acétylcholine réduit la libération
d’une importante molécule inflammatoire, le

N° 76 - Avril 2016
45

LES MALADIES INFLAMMATOIRES DE L’INTESTIN


R eprésentées par la maladie de Crohn et la rectocolite
hémorragique, ce sont des affections inflammatoires chroniques
atteignant le tube digestif, en particulier l’intestin grêle, le colon
la maladie sans la guérir. En plus de facteurs immunologiques,
génétiques, infectieux ou environnementaux, le stress semble jouer
un rôle, les patients souffrant d’un dysfonctionnement de la balance
et le rectum. Elles débutent souvent de façon précoce, entre 15 sympathovagale. Les médicaments sont peu, voire pas efficaces
et 30 ans, et évoluent par poussées entrecoupées de périodes d’emblée, mal tolérés ou perdant leurs bénéfices dans le temps.
de rémission dont la durée est variable. Elles se caractérisent Les traitements complémentaires comme les thérapies cognitives
par des douleurs abdominales, de la diarrhée (avec du sang dans et comportementales ou l’hypnose pourraient être utiles,
les selles pour la rectocolite) et une altération de l’état général notamment associés aux médicaments. Enfin, la neurostimulation
(fièvre, amaigrissement). Elles concerneraient en France vagale, qui nécessite la pose d’électrodes sur le nerf vague dans
200 000 personnes. Le traitement médical ou chirurgical atténue le cou, a des propriétés anti-inflammatoires et atténue la douleur.

TNFa, par les macrophages. Le tube digestif est l’amygdale, ce qui fait de lui à la fois une hormone
alors protégé des inflammations. et un neurotransmetteur cérébral, un agent de
Comme nous l’avons dit, en cas de stress trop communication entre neurones.
intense, l’activité du système parasympathique Quels sont ses effets ? Injecté dans le cerveau
vagal est réduite au profit de celle du système d’animaux de laboratoire, il reproduit d’une part les
sympathique, inflammatoire, et du parasympa- effets d’un stress aigu, mais il provoque aussi des
thique sacré. Ce déséquilibre de la balance « sym- troubles intestinaux, comme des diarrhées. On sait
pathovagale » provoque une réaction inflamma- maintenant qu’il se lie à des récepteurs particuliers
toire, des troubles digestifs, et évidemment une nommés crf1 et crf2 ; le premier se retrouve un
douleur intestinale. peu partout dans le cerveau, le second dans le reste
Enfin, le stress affecte le troisième grand sys- du corps, en particulier les intestins. On vient éga-
tème neurohormonal mentionné plus haut : l’axe lement d’identifier trois urocortines, des molécules

10
hypothalamo-hypophysaire-surrénalien – encore apparentées au crf, qui seraient aussi libérées par
appelé axe corticotrope. Face à un traumatisme, différentes aires cérébrales en cas de stress et agi-
un événement difficile, des conditions de travail raient sur les récepteurs crf1 et crf2.
particulièrement pénibles, l’amygdale ou la stimu- Ces molécules du « stress » sont aussi présentes
lation des afférences vagales liée à une inflamma- dans le tube digestif. L’équipe de la professeure

À tion intestinale provoque la libération par le noyau Yvette Taché, de l’université de Californie à Los

20 %
paraventriculaire de l’hypothalamus d’une neuro- Angeles, a montré que le crf relâché lors d’un stress
hormone, le crf (de l’anglais corticotrophin-relea- inhibe la motricité gastrique et augmente la per-
sing factor). Ce dernier commande à son tour la méabilité intestinale (via son action sur les crf2) :
sécrétion par l’hypophyse de l’acth (de l’anglais des substances potentiellement néfastes comme
adrenocorticotrophic hormone), laquelle entraîne des antigènes peuvent sortir de l’intestin et provo-
DES FRANÇAIS la production de glucocorticoïdes par les glandes quer des inflammations chroniques. Le crf favorise
corticosurrénales. L’utilité de ce système est encore aussi la motricité et la sécrétion colique (via sa fixa-
une fois de protéger le corps des dangers : mobili- tion sur les crf1), provoquant des douleurs abdo-
sation de glucose, activation de la fonction cardio- minales. Le crf et les urocortines auraient aussi un
souffrent du syndrome vasculaire et préparation à l’activité physique, sont effet inflammatoire au niveau intestinal.
de l’intestin irritable,
autant de réactions permettant de mieux fuir une Ce système dit crfergique central et périphé-
sans en connaître
la cause. Ils présentent menace ou de la combattre. rique joue donc un rôle crucial en réaction au
des troubles intestinaux stress. Différentes équipes, dont la nôtre à
chroniques douloureux. LA MOLÉCULE Grenoble, ont montré qu’il intervient manifeste-
DE LA SOMATISATION INTESTINALE ment dans les pathologies fonctionnelles et orga-
Même si cette séquence de réactions est niques du tube digestif, dans lesquelles il existe
essentielle pour faire face aux situations d’adver- une anomalie de la balance sympathovagale.
sité, la libération de crf en début de chaîne a des Nous avons notamment observé une « suractiva-
effets parfois indésirables sur notre système tion » sympathique et une « sous-activation »
digestif. Car le crf n’est pas seulement libéré par vagale. Même en période de rémission (quand ils
l’hypothalamus, il l’est aussi directement par n’ont pas de symptômes digestifs), les patients

N° 76 - Avril 2016
46 DOSSIER M
 IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
LE VENTRE : MIROIR DE NOS ANGOISSES

Les maux de nos intestins Mais pour cela il utilise des neurones qui se pro-
jettent sur des secteurs de la moelle épinière qui
sont souvent le signe servent aussi à moduler les signaux douloureux
que l’intestin envoie au cerveau !
d’un stress psychologique On comprend vite que l’activité de ces circuits
important : prenons les en boucle évolue souvent de façon imprévisible :
l’activation d’un tel système pourrait provoquer
bonnes décisions pour une stimulation sympathique dans une situation
ou renforcer l’activité vagale dans une autre… et
changer ce qui ne va pas. donc déclencher, ou pas, des troubles digestifs.

POUR GUÉRIR, IL FAUT SURMONTER


SES ANGOISSES
présentent des troubles de l’humeur, dépression Tout dépend en fait de « l’ajustement » psycho-
ou anxiété… Comment expliquer ces difficultés logique d’un individu. Pour lutter contre les événe-
mentales ? Elles seraient le signe d’une intense ments de vie stressants, nous sommes amenés à
activité du crf dans différentes régions limbiques développer des stratégies d’adaptation, soit de
du cerveau, ce dernier modulant alors leur état et façon spontanée, soit en nous faisant aider par
participant donc probablement à certains troubles notre entourage ou des professionnels. Si l’adapta-
psychiatriques. Pour preuve, l’administration de tion est positive, notre organisme retrouverait
molécules bloquant les récepteurs crf1 dans des rapidement un état d’équilibre (frontoamygdalien
modèles animaux de la dépression atténue leurs et sympathovagal), limitant les troubles intesti-
symptômes mentaux. naux ; si elle est négative, notre organisme s’épui-
serait et le stress provoquerait différents troubles,
Bibliographie POURQUOI CERTAINS ONT MAL AU VENTRE, via l’activation durable du système crfergique.
ET D’AUTRES NON D’ailleurs, plusieurs études ont montré que les
S. Pellissier et al., Rela- Nous avons tous pu observer qu’en situation traumatismes survenus tôt dans l’enfance ou
tionship between vagal
de stress, chacun réagit à sa façon ; les douleurs l’adolescence, comme une séparation parentale,
tone, cortisol, TNF-al-
pha, epinephrine and abdominales ou le syndrome de l’intestin irritable la perte d’un être cher, des abus émotionnels,
negative affects ne touchent pas tout le monde de façon indiffé- physiques ou sexuels, provoquent des modifica-
in Crohn’s disease and renciée. Une des raisons de cette variabilité tient tions du système nerveux central avec notam-
irritable bowel au fait que les mécanismes de somatisation du ment un état hyper- crf ergique. Ce qui peut
syndrome, PLoS One, stress sur le plan viscéral agissent au sein de nom- favoriser le développement de pathologies psy-
vol. 9, e105328, 2014. breuses boucles de rétroaction. Cette situation chiatriques, fonctionnelles ou organiques comme
B. Bonaz et C. Bernstein, peut être comparée à celle d’un billard à plusieurs les différents troubles intestinaux.
Brain-gut interactions bandes : après un certain nombre de rebonds, il Comment aller mieux ? En essayant de s’adap-
in inflammatory est impossible de savoir exactement où la boule ter au stress, ce que les Anglo-Saxons appellent
bowel disease, se trouvera, car chaque écart se trouve amplifié coping. Il existe trois types de méthodes. La pre-
Gastroenterology, par les rebonds suivants. mière approche consiste à faire face à la difficulté
vol. 144, pp. 36-49, 2013. Dans notre cerveau et notre système digestif, et essayer de la résoudre rationnellement, ce qui
S. Pellissier et al., c’est un peu la même chose. Les zones cérébrales en quelque sorte renforcerait l’influence du cortex
Psychological adjust- impliquées dans les réactions au stress préfrontal. Une telle démarche, centrée sur le
ment and autonomic enclenchent certes des libérations d’hormones et problème, est souvent bénéfique. La deuxième
disturbances in inflam- de neurotransmetteurs ayant un effet sur l’intes- réaction possible consiste à nier l’existence du
matory bowel diseases tin, mais ce dernier renvoie au cerveau des mes- problème et tenter de contrôler les émotions
and irritable bowel
sages qui provoquent à leur tour une libération négatives qui nous envahissent. Une telle straté-
syndrome, Psychoneu-
roendocrinology, vol. 35, différente de ces mêmes molécules. Des effets gie de répression des émotions est souvent délé-
pp. 653-662, 2010. rebonds multiples, donc. tère, car l’amygdale reste hyperactive et perpétue
Concrètement, rappelons-nous que le nerf le malaise. Enfin, une troisième voie de sortie
Y. Taché et B. Bonaz,
Corticotropin-relea- vague, si important dans les effets inflammatoires consiste à rechercher un soutien social, personnel
sing factor receptors du stress, envoie également au cerveau des mes- ou professionnel, qui nous aide à retrouver un
and stress-related sages sur l’état de nos viscères. Des neurones sen- équilibre… et un transit intestinal non doulou-
alterations of gut motor soriels adressent aussi au cerveau des messages reux. Les maux de nos intestins sont souvent le
function, J. Clin. Invest., nociceptifs sur la douleur ressentie. Le cerveau signe d’un stress psychologique important : c’est
vol. 117, pp. 33-40, 2007. traite ces données et modifie en conséquence à nous de prendre ensuite les bonnes décisions
l’équilibre de l’activité du système sympathovagal. pour changer ce qui ne va pas. £

N° 76 - Avril 2016
Quand émotion
rime avec raison

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48

INTERVIEW

NATHALIE
RAPOPORT-
HUBSCHMAN
Médecin, psychologue et psychothérapeute, spécialisée en psychologie
de la santé et médecine comportementale.

PEAU, CŒUR, FERTILITÉ :


LES EFFETS DU
STRESS
Nathalie Rapoport-
Hubschman, comment
interpréter des maux de dos,
de ventre, des problèmes
de peau ou de perte
de cheveux après un stress
ou une période de déprime ?
Il faut commencer par mettre les
choses au clair sur ce qu’on appelle la
somatisation. De tels symptômes ne
sont en aucun cas à prendre comme
des signes qu’il s’agirait de déchiffrer
comme dans un jeu de tarot. Ils sont
généralement la répercussion d’un

N° 76 - Avril 2016
49

état de stress, dont certaines consé- tie liée avec le cerveau, mais com- stress sur le développement et la
quences commencent à être identi- ment ? Nous devons reconnaître qu’il progression des maladies cardiovas-
fiées sur notre organisme. Dans le manque de grandes études établis- culaires, mesurés sur de larges
domaine de ce qui est connu, citons sant un lien clair entre certains échantillons de patients. Un aspect
des liens entre le stress et les pertur- troubles psychoaffectifs et des at- important à signaler est l’incidence
bations du système digestif, puisqu’on teintes dermatologiques différen- positive et protectrice des émotions
sait aujourd’hui que des phénomènes ciées, qu’il s’agisse d’eczéma, de pso- positives. Il peut s’agir d’un climat
inflammatoires et immunitaires dé- riasis, d’urticaire, de prurit… Certains affectif global, comme l’optimisme,
clenchés par un stress peuvent avoir dermatologues soutiendront que le ou d’une tendance plus durable à
un impact direct sur les fonctions vis- psoriasis est lié à la colère, l’eczéma à éprouver des états émotionnels plai-
cérales. En ce qui concerne les mala- l’angoisse… Mais ce n’est pas validé sants. De nombreuses études
dies de peau, les médecins ont sou- par des travaux scientifiques. Il faut montrent que les personnes éprou-
vent repéré chez certains patients un donc éviter de propager ces thèses vant sur la durée des émotions posi-
lien entre le stress lié à certains évé- dans le grand public. tives seraient en partie protégées des
nements de vie (problèmes au travail, différentes formes de pathologie car-
anticipation d’événements stressants Est-il vrai que des émotions diovasculaire. La psychologue Bar-
comme un examen) et des éruptions négatives répétées auraient bara Fredrickson, de l’université de
de type eczéma, même s’il s’agit là un effet sur le risque Caroline du Nord, a bien démontré
d’un trouble multifactoriel. Disons cardiovasculaire ? cet effet. Après avoir stressé expéri-
que le stress peut être la goutte qui Effectivement, de nombreux travaux mentalement des étudiants, elle les
fait déborder le vase lorsque des fac- ont montré l’impact (négatif) du a séparés en quatre groupes auprès
teurs génétiques ou environnemen-
taux comme des irritants chimiques
sont déjà présents.

Pourquoi cette tension initiale MALADIES


se répercute-t-elle tantôt sur
la peau, tantôt sur les viscères
CARDIOVASCULAIRES :
ou ailleurs, selon les cas ? UN EFFET PROTECTEUR
Cela tient aux particularités de
chaque individu : génétiques ou liées DES ÉMOTIONS POSITIVES
à son histoire personnelle… Du fait
qu’il est très difficile de démêler ces
facteurs, la question conserve une L e Centre de santé cardiovasculaire et comportementale de la faculté
de médecine Columbia de New York a suivi 862 hommes et 877 femmes
sur une période de dix ans, en mesurant leur degré de risque cardiovasculaire
part de mystère, et ce vide fut long-
temps comblé par des théories psy- (combinaison de divers facteurs tels l’hypertension artérielle, le diabète,
chanalytiques. Mais un certain le cholestérol…) ainsi que divers facteurs psychologiques comme l’anxiété,
nombre d’arguments biologiques la dépression et le degré d’expression d’émotions positives, « l’affect positif ».
existent. Par exemple, le fait que la L’affect positif se définit comme le fait de ressentir des émotions plaisantes
peau et le cerveau ont la même ori- comme la joie, le bonheur, l’excitation, l’enthousiasme ou le contentement.
gine développementale. Ainsi, chez Ces ressentis peuvent être transitoires aussi bien que stables ou liés
un tout jeune embryon, les neurones au tempérament du sujet.
et les cellules de la peau se déve- Après avoir pris en compte l’âge, le sexe, le risque cardiovasculaire
loppent à partir d’un même ensemble et les émotions négatives, les chercheurs ont conclu que le niveau d’affect
de cellules appelées ectoderme. Ils positif réduisait le risque de maladie cardiovasculaire de manière
pourraient alors parler un « langage progressive : les patients ayant un bon niveau d’affect positif ont 22 %
commun » sur le plan moléculaire. La de risque en moins de faire un infarctus que ceux ayant un niveau d’affect
peau contient ainsi un système de positif moyen, lesquels ont 22 % de risques en moins que ceux ayant
récepteurs sensibles au stress, notam- un faible niveau d’affect positif.
ment les mastocytes, cellules impli- Les émotions positives joueraient le rôle d’amortisseurs pour notre système
quées dans l’inflammation et activées cardiovasculaire. Elles permettraient au cœur et aux artères de ne pas subir
différemment en période de tension. de plein fouet l’impact des stress de vie ou des émotions négatives.
Des données obtenues chez l’animal Développer les ressentis positifs serait donc un moyen de rester en
et l’être humain ont par ailleurs établi bonne santé.
que le stress ralentit la cicatrisation. Source : K. Davidson et al., Eur. Heart Journal, vol. 31, pp. 1065-1070, 2010

La peau semble bel et bien avoir par-

N° 76 - Avril 2016
50 DOSSIER M
 IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
peau, cœur, fertilité : les effets du stress

Il est essentiel
desquels elle a provoqué des émo-
tions différentes par la projection de
petites vidéos sélectionnées pour leur

d’avoir des émotions


tonalité affective particulière :
triste, neutre, joyeuse, ou évo-
quant une impression globale de
contentement et de bien-être. Au
cours des différentes étapes de l’expé-
rience, les scientifiques ont mesuré les
positives pour éviter
paramètres physiologiques et cardio-
vasculaires des sujets, ce qui leur a que le stress ne se
répercute sur le
permis d’observer dans un premier
temps une augmentation de leur fré-
quence cardiaque et de leur tension
artérielle (à cause du stress initial),
suivie d’une phase de retour à l’équi-
libre. Or ce retour au calme différait
corps, qu’il s’agisse
dans les quatre conditions expéri-
mentales. Alors que les sujets ayant des intestins, du
cœur, de la peau…
vu la vidéo triste mettaient beaucoup
de temps à revenir à l’équilibre, ceux
qui avaient visionné les clips expri-
mant soit la joie, soit le contentement
et le bien-être, retrouvaient rapide-
ment une fréquence cardiaque apai-
sée et une tension artérielle normale.

Cela signifie-t-il que les Comment peut-on prendre émotions négatives introduit une dis-
émotions positives annulent conscience de ses affects tance vis-à-vis d’elle qui en désa-
l’impact du stress sur notre négatifs ? morce la charge toxique.
fonction cardiaque ? En s’entraînant. Il existe des tech-
Elles empêchent que ces effets de niques pour cela. Ce qu’on appelle la Faut-il de temps à autre laisser
tension et de suractivation ne s’ins- méditation de pleine conscience n’est éclater son ressentiment pour
tallent sur la durée. Le retour au autre qu’une pratique balisée et éviter qu’il nous empoisonne
calme favorisé par les émotions posi- enseignée pour développer les pro- la santé ?
tives permet de vivre des stress cessus attentionnels qui nous font, On a prétendu que les personnes ne
ponctuels qui ne se transforment pas justement, prendre conscience de ce laissant jamais éclater leur colère pré-
en états prolongés, en ruminations qui se passe en nous. Mais ce n’est sentaient un risque cardiovasculaire
ou en souffrance. Il est essentiel que la première étape. Il s’agit supérieur à celles qui la « purgeaient ».
d’avoir des émotions positives pour ensuite d’infléchir ces émotions délé- Mais il ne faut pas confondre le fait
contrebalancer les effets toxiques du tères, en ayant recours à des straté- d’exprimer une émotion (en expli-
stress sur le corps, qu’il s’agisse des gies qui peuvent différer selon les quant, par exemple, à son interlocu-
intestins, du cœur, de la peau… Et personnes. Les uns peuvent décider teur que l’on est très fortement
pour savoir mettre en place une de se changer les idées, de penser à contrarié par ses propos et qu’on en
bonne protection émotionnelle, il autre chose, de commencer une acti- ressent de la colère) et celui d’y céder
faut tout d’abord se rendre compte vité plaisante, d’écouter de la sans retenue. Dans une expérience où
que l’on est en train de vivre une musique ou d’aller boire un verre des sujets devaient taper sur un sup-
émotion négative ! Cela peut pa- entre amis. Cela peut être utile – port avec un marteau pour faire sortir
raître évident, mais il y a une diffé- toute émotion positive est utile leur colère, on s’est par exemple
rence essentielle entre être en colère lorsqu’il s’agit de faire redescendre le aperçu qu’ils étaient encore plus en
et se dire comme pour soi-même : stress. Travailler sur sa respiration, colère après cela, car évidemment ce
« Là, je suis en colère. » De fait, de mettre en œuvre des techniques de geste n’est pas de nature à créer
nombreuses personnes, faute d’avoir relaxation, et évidemment dans le l’apaisement. Il n’est sans doute pas
détecté consciemment cet état restent cas de la méditation de pleine très recommandé de se mettre en
contrariées, ressassent ainsi leur mal- conscience, développer sa pratique. colère pour de bon ; pour autant, ne
être sans pouvoir agir dessus. Car avec le temps, la conscience des rien exprimer n’est pas l’idéal non

N° 76 - Avril 2016
51

plus. Encore une fois, prendre grossesse, d’autre part. De forts évé-
conscience de l’émotion négative est nements négatifs peuvent aller
un pas important vers son remplace- jusqu’à provoquer une disparition
ment par des ressentis positifs. Vis-à- des règles, ou aménorrhée. Or l’in-
vis de sa propre colère, on peut tout fertilité est elle-même une source de
simplement « lâcher prise », c’est-à- stress, à la fois à cause de la peur de
dire considérer les choses avec hu- ne pas avoir d’enfant et parce que les
mour ou détachement, se rendre traitements sont longs et intrusifs,
compte que cette émotion n’est qu’un entraînant parfois une focalisation
phénomène transitoire qui va se dis- attentionnelle de la patiente sur
siper comme toutes les autres émo- l’attente du résultat.
tions. Il est important de savoir pas-

30 %
ser à autre chose. Intervenir au niveau
psychologique peut-il
Les ressentis négatifs augmenter les chances
peuvent-ils avoir des de procréation ?
DES CAS répercussions plus profondes Plusieurs travaux ont montré que des
D’INFERTILITÉ sur notre organisme ? interventions psychophysiologiques
SONT Dans le domaine de l’infertilité, 30 % (travail cognitif mais aussi de relaxa-
INEXPLIQUÉS des cas sont inexpliqués. Des facteurs tion du corps) peuvent améliorer les
psychogènes pourraient être en cause probabilités de grossesse. Une étude
pour partie d’entre eux, même s’il sur ce thème révèle justement que les
Pour partie d’entre eux, serait abusif de dire que tout se passe femmes qui réussissent à ne pas se
le stress, la peur de « dans la tête des femmes ». Mais il focaliser sur leurs angoisses au cours
l’échec ou la focalisation
arrive qu’une situation se débloque d’un traitement pour une fécondation
sur le problème
pourraient jouer un rôle. pour des raisons apparemment psy- in vitro sont celles qui ont les meil-
chologiques : certains couples, après leures chances de succès.
un traitement de plusieurs années, Pour ne plus se focaliser sur le trai-
ont enfin un bébé par fécondation in tement et le résultat, il semble parti-
vitro… Or, juste après survient une culièrement recommandé de déve-
grossesse spontanée ! Cet état de fait lopper une attitude de lâcher-prise,
connu des gynécologues comme des en décidant par exemple que ce trai-
patientes laisse envisager que la diffi- tement n’est qu’un aspect de la vie,
culté à procréer recèle une compo- certes extrêmement envahissant,
sante psychologique – rien de ma- mais qu’on a tout de même le droit
gique, lié à l’impact du stress sur de penser à autre chose le reste du
l’appareil reproducteur. Le succès de temps, en se consacrant pleinement
la fécondation in vitro ou de l’adop- à d’autres activités gratifiantes.
tion peut dissiper la peur de ne pas Cela dit, le lâcher-prise peut se tra-
avoir d’enfant, et tout se débloque. vailler de manière assidue par la mé-
ditation de pleine conscience, qui
Comment un stress peut-il consiste à laisser défiler les idées in-
entraver la fertilité ? trusives dans son champ mental sans
Le stress fait sécréter une série d’hor- les retenir et sans s’y accrocher, en
mones ou de neurotransmetteurs attendant qu’elles soient naturelle-
comme la corticolibérine, l’hormone ment balayées par le flux incessant de
adrénocorticotrope ou le cortisol. nos pensées. Dans le cadre d’un pro-
Ces molécuwles peuvent interférer gramme de traitement de l’infertili-
Bibliographie avec les hormones sexuelles qui ré- té, je mets actuellement en place,
gulent le cycle de la femme et déter- pour des patientes, des séances de
N. Rapoport-Hubschman, minent l’ovulation. De ce fait, méditation de pleine conscience à
Apprivoiser l’esprit, lorsqu’on suit des femmes pendant pratiquer au moment du transfert
guérir le corps. une certaine durée, se dessine un d’embryon, dans la perspective d’ob-
Stress, émotions, santé, lien entre le stress, l’anxiété et la server si ces interventions peuvent
Odile Jacob, 2012. dépression d’une part, et une plus ou non augmenter les probabilités
grande difficulté à commencer une de grossesse. £

N° 76 - Avril 2016
52 DOSSIER M
 IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES


Enfance difficile,
difficulté à verbaliser ses
émotions, fatalisme ou
tendance à la focalisation
sur les problèmes…
Certains styles
psychologiques seraient
statistiquement associés
au développement de
tumeurs.

N° 76 - Avril 2016
53

CANCER
ET
PSYCHÉ
Par Volker Tschuschke, directeur du département de psychologie médicale
de la clinique universitaire de Cologne.

Certains tempéraments sont-ils plus vulnérables


au cancer ? Une mauvaise gestion des émotions
nous expose-t-elle à des risques ? Le soutien affectif
augmente-t-il les chances de guérison ?
Les liens entre psyché, système immunitaire
et oncologie commencent à se dessiner.

famille. Pour lui, c’est comme si la maladie n’exis-


tait pas. Tout en se sachant condamné à brève

N
échéance, il n’a qu’un seul objectif : mettre les
siens à l’abri financièrement. S’armant de volonté
EN BREF jour après jour, il combattra sa maladie pendant
££L’apparition et plus de dix-sept ans.
l’évolution d’un cancer Nous ne pouvons pas savoir si Rolf serait mort
dépendraient de facteurs s’il ne s’était pas cramponné à sa façon de vivre et
psychologiques, en plus à ses buts comme il l’a fait. Mais son exemple donne
des gènes ou de facteurs chair à une idée répandue chez bien des gens, y
environnementaux.
compris des médecins : les ressources mentales et
££Les personnes ous sommes à Leipzig, psychiques d’un patient peuvent retarder le cours
n’exprimant pas leurs en 1990. Il y a presque sept ans que Rolf B. est d’une maladie mortelle comme le cancer, voire
émotions présenteraient atteint d’une leucémie. Mais sa chance semble l’arrêter. Est-ce vrai ? Et qu’en est-il du chemin
un risque accru.
enfin venue. La chute du mur de Berlin va lui inverse : des facteurs psychologiques peuvent-ils
££La détermination à donner accès à une greffe de moelle osseuse. Son favoriser l’apparition d’une maladie ?
poursuivre sa vie, la frère, qui vivait en Allemagne de l’Ouest alors
capacité à ne pas se que Rolf était resté à l’Est, sera le donneur. DES ÉTUDES CONTROVERSÉES
© LovArt - Deviyanthi79/Shutterstock.com

focaliser sur la maladie


et la présence de soutien Hélas, la compatibilité biologique des deux Dès 1991, l’oncologue Anders Bonde Jensen,
social seraient frères n’est pas suffisante. Après l’opération, le du centre hospitalo-universitaire d’Odense au
protecteurs. système immunitaire de Rolf attaque violemment Danemark, a passé au crible les études alors dis-
la moelle greffée, et les traitements immunosup- ponibles sur les facteurs déclenchants du cancer
presseurs parviennent à peine à endiguer le phé- du sein. Un certain type de personnalité était-il
nomène. Un an après l’intervention, le cancer associé à de plus fortes probabilités de développer
repart de plus belle. cette maladie, comme certains médecins en émet-
Mais Rolf ne baisse pas les bras. Il se cherche taient l’hypothèse ? Jensen aborda la question sans
un autre emploi et construit une maison avec sa complaisance : la plupart des études reposaient sur

N° 76 - Avril 2016
54 DOSSIER M
 IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
Cancer ET PSYCHÉ

Ravaler sa colère
de trop faibles échantillons ou présentaient des
failles statistiques ou méthodologiques. Toutefois,
une modeste relation émergeait : les femmes qui
avaient des difficultés à exprimer certaines émo-
tions comme la colère ou le ressentiment étaient et se « surveiller »
en permanence
plus fréquemment atteintes par un cancer du sein.
Même conclusion à cette époque pour Jürg
Bernhard, de la Communauté suisse de recherche

exposerait à
clinique sur le cancer et Patricia Ganz de l’univer-
sité de Californie à Los Angeles. Ses recherches
bibliographiques suggèrent aussi que la suppres-
sion émotionnelle (ne rien dire de ce que l’on
ressent, chercher à faire taire ses propres affects et
à les enfouir en quelque sorte) serait associée à un
un risque accru
risque plus élevé de maladies tumorales – dans ce
cas, de cancer du poumon. Avec cette réserve
importante : étant donné le lien très élevé avec le
de tumeur.
tabagisme, difficile de démêler le vécu émotionnel, des patients pouvant être rangés clairement dans
la maladie et les habitudes liées au tabac. une de ces catégories.
Il n’est guère surprenant, dès lors, que les
EXISTE-T-IL DES « PERSONNALITÉS études prospectives sérieuses sur le thème de la
À CANCER » ? personnalité et du cancer se comptent sur les doigts
Toujours en 1991 paraît une étude de premier de la main. Elles pointent toutefois dans la même
plan menée par l’équipe de Gabriel Kune de l’uni- direction : les personnes enclines à la répression
versité de Melbourne en Australie. Les cher- des émotions, et tout particulièrement celles qui
cheurs ont cette fois enquêté sur les habitudes de ravalent leur colère et surveillent leurs moindres
vie et l’arrière-plan familial de 637 patients faits et gestes, semblent développer statistique-
atteints de cancer du côlon, en comparant les ment plus de tumeurs que la moyenne de la popu-
données obtenues avec celles recueillies auprès lation. Mais une relation entre style de personna-
de 714 sujets sains. Parmi les malades, un nombre lité et cancer n’est pas une explication causale. Il
nettement plus élevé de personnes ont confié reste la question : pourquoi est-ce ainsi ?
avoir eu une enfance difficile. En outre, les
malades déclarent vivre très mal les situations PSYCHÉ, GÈNES ET ENVIRONNEMENT
qui les mettent en colère. S’il est une fonction du corps qu’influencent la
Le problème de ces études est leur caractère psyché et le système nerveux, c’est bien le système
rétrospectif. L’avis des patients est recueilli après immunitaire. Les interactions entre cerveau et sys-
l’annonce de leur diagnostic. Difficile d’imaginer tème immunitaire ont fait l’objet de multiples

70
que cela ne modifie en rien leur état psycholo- publications, recensées et passées au crible
gique, voire le regard qu’ils portent sur leur vie en 2001 par l’équipe d’Eric Zorilla, de l’université
passée. Pour des résultats plus fiables, il faudrait de Pennsylvanie à Philadelphie. Globalement,
des études prospectives de grande envergure où cette analyse révèle que les patients atteints de
les caractéristiques quant à la personnalité des dépression ont un système immunitaire affaibli.
sujets seraient établies préalablement à un suivi La concentration en globules blancs, éléments
de plusieurs années. essentiels de la lutte contre les infections, est par-
Néanmoins, ces tendances vont dans le sens de ticulièrement basse. Janice Kiecolt-Glaser et POUR CENT
la théorie de Tina Morris, oncologue britannique, Ronald Glaser de l’université d’État de l’Ohio à
de l’hôpital du King’s College de Londres. Elle émit, Columbus, sont arrivés en 2002 à un résultat sem- DE RISQUE
dès les années 1980 l’hypothèse que les personna- blable. Leur métaanalyse met au jour une augmen- DE CANCER
lités dites « de type C » seraient particulièrement tation de molécules inflammatoires, les cytokines,
vulnérables aux cancers. Il s’agit de personnes à la dans le sang des patients déprimés. Or les inflam-
fois bienveillantes, patientes, soumises et prêtes à mations accélèrent les processus de vieillissement, en plus pour les personnes
se sacrifier pour les autres. On les oppose aux per- affaiblissent le système cardiovasculaire et sont qui n’expriment jamais
sonnalités de type A, orgueilleuses, impatientes et considérées comme cancérigènes. leurs émotions.
amatrices de risque – et plus exposées aux attaques Cela ne suffit pas, et de loin, à prouver que les Source : B.P. Chapman et al., Journal
of Psychosomatic Research,
cardiaques. Une telle typologie se révèle hélas pro- tumeurs sont causées par des facteurs psychoso- vol. 75, pp. 381-385, 2013

blématique en pratique clinique, seule une fraction ciaux. Il ne faut pas oublier une chose : les

N° 76 - Avril 2016
55

interactions entre psyché, système immunitaire


et cancer ne se décrivent pas par des liens de
cause à effet. Le cancer est une maladie extrême- DES PENSÉES QUI RONGENT
ment complexe qui dépend de nombreux fac-
teurs. Une prédisposition génétique, des intoxi-
cations par le tabac ou l’alcool, des infections
virales sont autant de déclencheurs potentiels de
L e développement d’un cancer
dépend de nombreux facteurs :
mauvaise alimentation, tabagisme,
de personnalité dite de type C (toujours
d’accord, docile, se sacrifiant pour les
autres) et une forte susceptibilité aux
la maladie. Le risque est aussi augmenté par une facteurs génétiques, etc. Des éléments émotions négatives. L’évolution de la
mauvaise alimentation, une trop forte sédenta- psychologiques pourraient aussi maladie serait aggravée par l’anxiété,
rité, un excès de stress ou un manque de som- intervenir : tendance à ne jamais un esprit fataliste ou la focalisation
meil. Et de tels comportements sont aussi déter- exprimer ses émotions, un certain type de l’attention sur les symptômes.
minés en grande partie par notre personnalité,
nos émotions ou nos cognitions, lesquelles ont FACTEURS FACTEURS
une influence sur notre système immunitaire, ENVIRONNEMENTAUX PSYCHOLOGIQUES
lequel subit aussi l’influence de facteurs environ- Répression
Tabac émotionnelle
nementaux, de particularités génétiques ou Produits toxiques
d’agents pathogènes. C’est dans ce jeu à trois Personnalité
de type C
bandes que la psyché peut intervenir pour modu- Alimentation
ler de diverses façons la probabilité de développer
une maladie. Sensibilité
Sédentarité aux émotions
À cela s’ajoute le fait qu’une tumeur maligne négatives
a évidemment des répercussions sur notre état Gènes
psychologique. Les patients ont la tâche difficile
de redéfinir leur existence et leurs perspectives,
et y parviennent plus ou moins bien. Une capacité
qui dépendrait de certains traits de caractère.
En 1998, une étude de Robert Schnoll et ses col-
lègues de l’université de Rhode Island, à Kingston,
Angoisse
aux États-Unis, concluait ainsi que les femmes de
tempérament combatif surmontaient mieux un
diagnostic de cancer du sein que des femmes plu-
tôt angoissées, résignées ou fatalistes.

PRENDRE LA MALADIE À BRAS LE CORPS Focalisation


En 2003, une équipe de médecins menée par
Susanne Sehlen à l’université Ludwig-Maximilian
de Münich a interrogé 2 169 patients atteints de Fatalisme
cancer ayant subi des séances de radiothérapie.
Ces entretiens ont révélé que le sentiment de
détresse des patients, aussi bien que leur préoc-
cupation obsessionnelle pour leur maladie,
étaient de très lourds facteurs d’aggravation de
leur état psychique. Une conclusion renforcée par
les travaux de Thomas Hack et Lesley Degner de
l’université canadienne du Manitoba en  2004 :
après avoir suivi pendant trois ans 55 patientes
atteintes de cancer du sein, ils ont constaté que
les femmes qui avaient fait face de manière offen-
sive à leur maladie se portaient bien mieux que
celles qui avaient développé une posture de déni,
cherchant à la minimiser ou à l’occulter. Une
observation réitérée par l’équipe d’Annette
Stanton de l’université du Kansas à Lawrence
auprès de 70 patientes. En  2005, nous avons
nous-mêmes recueilli des observations similaires
dans notre groupe de recherche à Cologne, en

N° 76 - Avril 2016
56 DOSSIER M
 IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
Cancer ET PSYCHÉ

Les femmes
collaboration avec des collègues d’Ulm, de
Hanovre et de Berlin, au terme d’une étude au
long cours sur des patients atteints de leucémie
ayant subi avec succès une transplantation de
moelle osseuse. au tempérament
combatif surmontent
Une attitude mentale combative vis-à-vis de la
maladie (s’investir dans ses traitements, former
des projets, prendre plaisir au quotidien, réorga-

mieux le diagnostic
niser sa vie s’il le faut, etc.) est profitable sur un
plan psychologique. Mais certaines caractéris-
tiques psychologiques peuvent-elles avoir un
impact sur l’évolution de la maladie elle-même ?
Sur ce point les opinions des scientifiques
divergent. Jusqu’au début des années  1990, la
du cancer du sein.
conclusion de James Levenson et ses collègues du ces compagnons d’infortune. Certes, il est parfois
collège médical de Virginie à Richmond fut néga- réticent à rejoindre de tels groupes de parole, crai-
tive : les articles alors publiés dans les revues médi- gnant d’être confronté de plein fouet aux thèmes
cales ne révélaient aucune influence positive de la de la douleur et de la mort, ou de devoir s’ouvrir
psychologie sur l’évolution des cancers. Mais à aux autres sur son propre parcours de souffrance.
partir de 1999, Bert De Brabander et ses collègues Mais c’est finalement cette opportunité qu’il s’agit
de l’université d’Anvers intégrèrent de nouvelles de saisir : faire face à l’inévitable et aborder les
études pour conclure que le stress augmentait le tabous de front. Cet affrontement direct avec les
risque de rechute. Avec un poids tout particulier de angoisses de mort aide de nombreux patients à
l’environnement social et familial des patients. voir la réalité de leur existence en face et à désa-
morcer quelque peu la peur qu’elle leur inspire.
COMMENT SE PRENDRE EN MAIN ? Le manque de soutien psychologique, aussi
Pour les patients, la question critique est de bien de la part de la famille que des amis, est
savoir comment améliorer son sort concrètement. systématiquement associé à une évolution plus
Vingt années de recherche en psychooncologie défavorable de la maladie. À l’inverse, de nom-
ont montré que l’aide de professionnels est parti- breux médecins se demandent si une attitude
culièrement utile pour atténuer les états de peur, positive est à même de ralentir sa progression. De
de stress et de dépression, améliorant clairement tels patients vivent-ils plus longtemps ? Les études
la qualité de vie des patients. épidémiologiques sont là encore partagées : elles
Des méthodes de relaxation comme le training sont aussi nombreuses à ne trouver aucun lien
autogène, si elles ne semblent pas apporter de statistique entre soutien psychooncologique et
bénéfice immédiat, ont un impact positif à long temps de survie, qu’à révéler un effet entre ces
terme sur les effets secondaires des séances de deux variables. Mais la plupart des chercheurs Bibliographie
radiothérapie ou de chimiothérapie. Le principe pensent que si ce lien existe, il passe par le sys-
est une induction au calme, par des protocoles tème immunitaire. D. Servan-Schreiber,
rigoureux consistant à s’allonger dans un endroit Aujourd’hui, nous ignorons si l’aide psycholo- Anticancer, Pocket, 2011.
tranquille et à se placer dans un état d’apaisement gique augmente ou non les chances de survie des R. A. Schnoll et al.,
à l’aide de phrases comme : « Je suis relâché, mon patients. Cette ignorance résulte peut-être de A structural model of
cœur bat lentement, mon corps est chaud. » Les défauts méthodologiques dans les études the relationships among
effets de la musique, avérés chez les enfants conduites à ce jour. Ainsi, les études ne révélant stage of disease, age,
migraineux grâce aux travaux de la psychologue aucun lien ont le plus souvent comparé différents coping, and psycho-
logical adjustment in
Rieke Oelkers-Ax à Heidelberg en 2008, sont pour types de cancer d’un côté, et une variété hétéro-
women with breast
l’instant peu explorés en oncologie, mais il sem- clite de thérapies de l’autre. cancer, Psychooncology,
blerait que cette approche réduise la douleur et Finalement, médecins, patients et proches vol. 7, pp. 69-77, 1 998.
l’anxiété chez les patients, tout particulièrement devraient examiner d’un œil critique mais
A.B. Jensen,
pendant les phases aiguës de traitement, ou en constructif les avis sur cette question. Il s’agit
Psychosocial factors
soins palliatifs pour les patients en stade terminal. souvent d’opinions teintées d’idéologie qui ne in breast cancer and
La thérapie de groupe semble particulièrement reposent pas sur des faits clairement observés et their possible impact
recommandée. Mis en confiance au sein d’un mesurés. Mais une chose semble plus que pro- upon prognosis,
cercle de patients unis par une communauté de bable : une volonté farouche de vivre, comme Cancer Treat Rev.,
destins, le sujet apprend qu’il n’est pas seul face à celle de Rolf B., ne peut qu’aider à traverser les vol. 18, pp. 191-210, 1 991.
sa maladie et reçoit un soutien moral de la part de épreuves de la maladie. £

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58 DOSSIER M
 IEUX COMPRENDRE LES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES
l’enfance de la somatisation

L’ENFANCE
DE LA
SOMATISATION
Une cause importante de troubles somatiques
est à chercher dans nos premiers liens d’enfance.
Certaines formes d’attachement de l’enfant à ses
parents protègent plus que d’autres des effets du stress.

Par Yvane Wiart, psychologue de la santé,


psychothérapeute spécialiste de l’attachement.

D’autres que lui voient leur vie basculer le

D
jour où ils apprennent qu’ils ont un cancer ou une
autre pathologie grave. Gènes, mauvaise hygiène
de vie, les causes évoquées sont multiples. Parmi
elles, une difficulté à exprimer ses émotions, une
tendance à les tenir à distance, est repérée par
les études scientifiques comme étant en lien
étroit avec de très nombreuses somatisations de
gravité diverse (voir l’article page 40).

e quoi pourrait se plaindre MALADE PAR MANQUE D’AMOUR


Marc, directeur d’agence bancaire et père de Le psychiatre anglais John Bowlby a identifié
trois enfants ? Il peut se targuer d’une carrière à dès les années 1970 deux principaux styles d’atta-
succès et d’une jolie réputation professionnelle. chement de l’enfant à ses parents, et les a appelés
Tout cela, il l’a acquis à la force du poignet. attachements sécure et insécure. Dans une rela-
Appliquant les préceptes reçus dans l’enfance : tion sécure, l’enfant exprime ses besoins et ses
« Ne compte pas sur les autres pour t’aider, ne parents y répondent de façon fiable : ils sont là
t’apitoie pas sur ton sort, ne montre jamais tes pour lui, ce qui lui permet d’établir un sentiment
faiblesses. » Tout irait bien sans ces douleurs dans de confiance. Dans la relation insécure, l’enfant
la poitrine, apparues il y a quelques mois. Son est dissuadé d’exprimer certaines émotions et son
médecin lui a annoncé qu’il souffrait d’angine de besoin d’attachement. Il ne se sent pas écouté,
poitrine, un symptôme de maladie coronarienne. entendu, compris et soutenu. Il développe alors
Il ne comprend pas, lui qui ne boit ni ne fume et une méfiance envers autrui, associée à un
qui fait du sport… Il se croyait en bonne santé ; manque de confiance en lui-même, qu’il peut
mais en réalité, son corps souffre. compenser par une assurance de façade.

N° 76 - Avril 2016
59

Les sujets insécures sont, inévitablement, plus des autres facteurs de risque : chez ceux qui vivent

25 %
vulnérables au stress que les sécures. Chaque jour, dans l’agressivité et le défi permanent, la répercus-
les contrariétés, soucis financiers, conflits humains sion sera plutôt cardiaque, chez le fumeur, ce sont
ou sentimentaux, sont une source de stress physio- plutôt les poumons qui seront atteints…
logique qui peut devenir chronique. Là où une per- Aujourd’hui, on estime que la proportion de per-

DES
sonne ayant bénéficié d’un attachement sécure sonnes dotées d’un attachement sécure avoisine les
saura exprimer cette tension ou cette frustration, 25 %. C’est donc un quart de la population qui

GENS
en prendre conscience et trouver des solutions pourra métaboliser les stress du quotidien sans ris-
notamment dans un lien de confiance avec les quer de développer des atteintes somatiques. C’est
autres, le sujet insécure enfouira ses émotions, dire l’importance de la régulation affective apprise
cherchera à se débrouiller par lui-même ou se au cours de l’enfance et de l’adolescence…
retrouvera au contraire débordé, impuissant à auraient un style
gérer tout cela. Marc, ou un autre, pourrait faire d’attachement sécure, L’ATTACHEMENT QUI GUÉRIT
qui atténue les effets
baisser son stress professionnel en se confiant à son Heureusement, le style d’attachement n’est
du stress et évite
épouse, en fendant l’armure et en cherchant du ses répercussions pas figé pour la vie. Présenter un profil insécure
réconfort. Mais il a toujours appris qu’il doit s’en sur notre corps. ne condamne pas à des somatisations futures, dès
sortir seul. Il ignore, comme tant d’autres, qu’une lors que les patients évoluent d’un attachement
relation de confiance et de soutien ferait retomber insécure vers un attachement sécure. La pre-
ses taux d’hormones du stress comme l’adrénaline mière condition est de prendre conscience de
ou le cortisol, en sécrétant un neuropeptide aux l’existence du besoin instinctif d’attachement.
effets opposés, l’ocytocine. Privé de ce système de Ensuite, il s’agira de changer de style d’attache-
ment en reconnaissant les signes d’une relation
Le sujet insécure enfouit ses insécure dans sa propre enfance. Les souvenirs
sont certes lointains, mais la nature des premiers
émotions sans leur permettre liens se manifeste aussi dans nos relations
adultes : se tenir à distance de l’autre dans son
de se transformer par la parole couple, ne pas oser dire ce qu’on ressent sont des
signes révélateurs de ce type d’attachement.
et le lien humain. Le stress Une fois perçu ce manque de confiance et
d’ouverture à l’autre issu du passé familial, la
s’accumule, causant des dégâts. parole se libère, il devient possible de partager ses
émotions et d’accepter le soutien d’autrui, ce qui
contribue activement à l’élimination du stress
retour à la normale, son stress devient chronique chronique. Et au processus de guérison.
et il s’accumule dans son corps et dans sa tête. Marc s’est longuement interrogé sur son style
Or les effets du stress se manifestent à plusieurs d’attachement. Il a fait le constat d’un attache-
niveaux. Un des aspects les plus méconnus mais qui ment insécure, de type évitant, qui se barricade
a valu en 2009 le prix Nobel à leur découvreuse, la le plus de ses émotions et vit sa relation aux autres
chercheuse américaine Elizabeth Blackburn, est le comme un stress permanent. Il a alors décidé de
raccourcissement des extrémités des chromosomes, changer de mode de fonctionnement et accepté
les télomères, sous l’effet du stress chronique. Un Bibliographie d’entrer dans un nouveau lien de confiance et de
phénomène naturellement lié à l’âge, mais dont partage authentique avec son épouse et ses
l’accélération signifie que le corps vieillit plus vite. Y. Wiart, Couple proches. Quelques mois plus tard, il découvre que
En outre, l’intégrité des chromosomes est altérée et heureux : comment ses symptômes d’angine de poitrine ont disparu,
les cellules se divisent avec un risque accru d’er- faire rimer amour avec au grand étonnement de son cardiologue. Il fait
reurs de réplication de l’adn, favorisant entre autres toujours, Josette Lyon, lui-même le lien avec sa nouvelle manière de se
l’apparition de cancers. Le stress se répercute aussi 2015. percevoir, de gérer ce qui lui arrive et de vivre ses
sur le système immunitaire, en enclenchant une Y. Wiart, Stress et cancer : relations à autrui. Il se sent plus détendu, il
réaction inflammatoire (voir l’encadré de la page 43) quand notre attache- n’éprouve plus ce besoin d’être toujours le meil-
ainsi qu’une baisse du nombre et de l’efficacité des ment nous joue des tours, leur comme si sa vie en dépendait, il profite
lymphocytes, dernier rempart contre l’apparition De Boeck, 2014. davantage de sa relation de couple et de sa vie de
des tumeurs, par exemple. J. Bowlby, Le lien, famille. Son histoire montre que la façon dont
Cancer, pathologies de l’intestin, de la peau ou la psychanalyse et l’art nous nous attachons aux autres dans un lien de
des articulations, mais aussi du système cardiovas- d’être parent, Albin confiance et d’ouverture est à la fois un facteur
culaire, le stress physiologique chronique se trans- Michel, 2011. protecteur contre de nombreux maux du corps,
forme en maladie en fonction de la personnalité et mais aussi un élément de guérison décisif. £

N° 76 - Avril 2016
60 ÉCLAIRAGES
p. 60 Jacqueline Sauvage p. 64 À quoi sert la culture générale ? p. 66 Star Wars, l’adolescent nihiliste p. 70 L’effet Mandela

Retour sur l’actualité LE 1ER DÉCEMBRE 2016


Lors de son procès en appel devant la cour d’assises de Blois

GÉRARD LOPEZ
Psychiatre, fondateur de l’Institut de victimologie,
expert près la cour d’appel de Paris,
membre fondateur de l’Unité mobile de psychiatrie légale.

Jacqueline
Sauvage
dans l’enfer
de la dissociation E lle aurait vécu quarante-sept ans
d’enfer. C’est ainsi que la presse a présenté le
cas de Jacqueline Sauvage, condamnée en
appel à dix ans de prison pour avoir tué son mari

On dit qu’elle a vécu violent avec un fusil de chasse. Dans les jours qui
suivent, plus de 400 000 personnes signent une
pétition réclamant sa libération. Aux yeux de tous,
quarante-sept ans d’enfer. il semble acquis que cette femme a agi en état de
légitime défense. Le passé cauchemardesque de sa

Pour les victimes famille est évoqué : tout au long de ces années, les
trois filles du couple auraient été sexuellement

de violences familiales,
agressées par leur père. Au cours de sa garde à vue
en septembre, la prévenue apprendra le suicide de
son fils. Jacqueline Sauvage aurait donc tué pour

cet enfer porte un nom : survivre, en état de légitime défense, et pour pro-
téger ses enfants. Un geste désespéré qui lui vau-

la dissociation psychique.
dra la compassion populaire, suivie d’une grâce
présidentielle partielle, le 31 janvier. Sa peine sera
ramenée de dix ans à deux ans et demi de réclu-
sion, ce qui lui permettra de demander sans
attendre une libération conditionnelle.
L’enfer, mais lequel ? Il va falloir s’éloigner des
raisonnements simples pour en entrevoir les
flammes. Car dès lors qu’on examine les faits

N° 76 - Avril 2016
61

L’ACTUALITÉ LA SCIENCE LE MESSAGE

Le 10 septembre 2012, Les victimes de violences Au-delà du cas médiatique,


Jacqueline Sauvage tue familiales répétées des millions de personnes
son mari avec un fusil de développent souvent sont victimes de violences
chasse. « Elle a vécu un syndrome de domestiques qui
quarante-sept ans déconnexion psychique. provoquent des dégâts
d’enfer », titrent les Elles se coupent de leurs psychologiques,
journaux : battue, violée, émotions et adoptent des comportementaux et
ses trois filles auraient comportements sociaux à grande échelle,
aussi été sexuellement incompréhensibles pour et qui se transmettent de
agressées par le père. leur entourage. Elles génération en génération.
Pourtant, la légitime peuvent passer à l’acte La véritable question est :
défense n’est pas retenue violemment, sans qu’il comment signaler plus
par la justice. Quant à la s’agisse obligatoirement efficacement ces violences
« grâce » présidentielle de légitime défense ni aux autorités ?
accordée en janvier 2016, de préméditation.
elle est critiquée par de
nombreux magistrats.

relatifs à cette affaire, c’est surtout une grande l’emprise de sa mère. Jacqueline Sauvage et ses
incohérence qui semble y régner. Ainsi, le 10 sep- filles expliquent qu’elles n’ont jamais porté
tembre  2012 au matin, Jacqueline Sauvage plainte par peur des représailles. Deux jurys
déclare avoir pris des « calmants » pour faire la n’ont pas été convaincus par manque d’éléments
sieste. Son mari l’aurait brutalement sortie du lit matériels probants et en raison de témoignages
pour qu’elle prépare le repas. Il l’aurait menacée, divergents.
frappée et lui aurait arraché la chaîne qu’elle por-
tait autour du cou. Cependant, l’examen médico- LA DYNAMIQUE DES ENFERS DOMESTIQUES
légal ne relève qu’une plaie à la lèvre et l’analyse Alors, Jacqueline Sauvage tord-elle la réa-
toxicologique aucune trace de psychotrope. Elle lité ? A-t-elle prémédité le meurtre, sans exploi-
change de version sur la manière de charger le ter les autres recours à sa disposition, sans
fusil, et affirme avoir tiré à 16 heures alors que même se plaindre à quiconque ou demander de
des témoins ont entendu les tirs vers 19 heures. l’aide ? Ou bien était-elle incapable de le faire à
Dans ces circonstances, la justice, par deux fois, cause d’une désorganisation psychique dont il
ne retient pas la légitime défense qui ne s’ap- resterait à identifier les ressorts ? Impossible de
plique que si la riposte est concomitante et répondre à cette question, bien sûr, sans avoir
proportionnée. examiné l’intéressé ni eu accès à son dossier.
Incohérences, donc, et qui ne font que com- Toutefois, les recherches scientifiques ont large-
mencer. Car sur la question des violences répé- ment exploré la dynamique des enfers domes-
tées et des agressions sexuelles dévoilées par ses tiques. Elles mettent en évidence les difficultés
filles, aucune plainte n’aurait été déposée. Une psychologiques profondes que rencontrent les
main courante, déposée à la suite d’un viol par personnes ayant subi des violences répétées,
inceste, n’aurait pas été retrouvée. Les déclara- quel que soit leur âge ou leur sexe. Les plus
tions des témoins sont contradictoires, certains affectées sont celles qui ont été maltraitées dans
affirmant que le mari, alcoolique, aurait un l’enfance : 10 % des enfants dans les pays à hauts
caractère violent et injurieux, d’autres que la revenus ; 4 millions de victimes d’inceste en
© JérômeDutac

condamnée est autoritaire. Personne n’aurait été France selon un sondage AIVI-Harris Interactive
témoin de violences ou de traces de violences. en 2015 ; au-delà de l’enfance, 20 % des femmes
Son fils Pascal se serait suicidé pour échapper à et 8 % des hommes sont victimes de violences

N° 76 - Avril 2016
62 ÉCLAIRAGES R
 etour sur l’actualité
Jacqueline SAUVAGE DANS L’ENFER DE LA DISSOCIATION

sexuelles. Et les enfants maltraités risquent de


devenir des adultes violents ou qui se mettront
fréquemment en situation d’être maltraités. Le
passé de Jacqueline Sauvage ne manque pas
d’attirer l’attention. Elle est l’unique survivante
d’une famille de huit enfants, et sa mère aurait
été victime de violences conjugales.
Les personnes victimes
FRAGMENTS DE PERSONNALITÉ
Les violences répétées, qu’elles soient phy-
de violences répétées ont
siques, sexuelles ou psychologiques dont le de grandes difficultés à gérer
modèle est l’emprise psychologique qui trans-
forme un sujet en chose soumise, perturbent la leurs émotions. Il s’ensuit des
structuration identitaire et narcissique de ceux
qui les subissent. Ces personnes présentent à la
comportements paradoxaux
fois de grandes difficultés à gérer leurs émo-
tions (elles sont coléreuses et impulsives) et un
pouvant aller de la destruction
manque total de confiance en soi comme en de soi à celle de l’autre.
toute forme d’aide possible – notamment de la
part des autorités judiciaires, du personnel soi-
gnant et des travailleurs sociaux chez qui elles troubles des conduites alimentaires (anorexie,
déclenchent souvent des réactions de rejet. Les boulimie, vomissements provoqués), jeux
violences répétées augmentent le risque de pré- d’argent, achats compulsifs, participations actives
senter toutes sortes de maladies somatiques, un à des mouvements violents, sataniques, sectaires,
fait solidement démontré notamment par le actes violents ou délinquants récidivants… La
psychiatre Vincent Felitti, directeur du Centre liste est longue.
de médecine préventive de Californie à San Dans l’ensemble, les victimes ont tendance à
Diego, et par l’OMS. répéter ou à subir les situations traumatiques
La plupart des personnes victimes de vio- antérieures et à présenter des comportements
lences répétées présentent des phénomènes de « dissociants » qui leur permettent d’obtenir une
déconnexion psychique regroupés sous le terme anesthésie psychologique lorsqu’elles sont débor-
de dissociation. Il s’agit d’une réaction neurobio- dées par des émotions trop violentes. Les défen-
logique visible en imagerie médicale, décrite par seurs de Mme Sauvage ont joué cette carte, parfois
le psychiatre Pierre Janet dès le début du de façon abusive, sans être entendus par deux
xx e siècle. Lorsqu’une personne subit un ou de jurys qui l’ont condamnée à une lourde peine.
nombreux événements traumatiques, l’hypersti- Que s’est-il passé dans la tête de cette femme
mulation des amygdales cérébrales situées dans devenue en quelques semaines le centre de l’at-
le cerveau émotionnel, enclenche une réaction tention ? Nul ne saurait le dire. Mais l’incapacité
neurobiologique qui déconnecte le cerveau émo- à appeler à l’aide, signe caractéristique de disso- Bibliographie
tionnel du cortex cérébral, la partie de leur cer- ciation, la répétition des schémas de victimisa-
veau qui permet d’analyser et contextualiser les tion et les passages à l’acte violent nous montrent I. Saillot, Dissociation
événements. Ces troubles dissociatifs, dont le simplement que les notions habituelles de légi- et mémoire traumatique,
prototype est la réaction du lapin immobile dans time défense – un réflexe de survie – ou de pré- « Petit historique de la
les phares d’une automobile, entraînent toutes méditation – signe de rationalité – sont peut-être dissociation », Paris,
sortes de comportements paradoxaux dont le tout aussi éloignées l’un que l’autre de la vérité. Dunod, 2 012
point commun est de provoquer une anesthésie Ce cas médiatique n’est que la partie émer- V.J. Felitti et al.,
émotionnelle : le sujet se coupe de ses propres gée d’un iceberg de souffrance qui frappe dans Relashionship of
émotions, devenues impossibles à affronter et à l’huis clos des familles à travers toute la société. childhood abuse and
endurer. Ces comportements sont mal compris Les violences familiales restent difficiles à household dysfunction
to many of leading
des proches, des personnels de santé et des auto- dénoncer. Pour cela, il faut des professionnels
causes of death
rités judiciaires. Ils nous semblent aussi incohé- mieux formés. Sans doute aussi une loi mieux in adults : the Adverse
rents et absurdes que celui du lapin qui reste figé écrite – sans précipitation. Car les maltraitances Childhood Experiences
devant la voiture au lieu de s’enfuir. Conduites faites aux enfants font le lit de nombreuses (ACE) Study, Am. J.
addictives, autoagressives (tentatives de suicides, maladies somatiques et psychologiques et per- Prevent. Med., vol. 14,
automutilations), comportements de mise en dan- pétuent la violence familiale dans une dyna- pp. 245-258, 1 998.
ger (prise de risque sur la route), de sexe risqué, mique transgénérationnelle. £

N° 76 - Avril 2016
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64 ÉCLAIRAGES

À méditer

CHRISTOPHE ANDRÉ
Médecin psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne de Paris.
Site : http ://christopheandre.com

À quoi sert la
culture générale ? La culture générale n’est pas une simple accumulation
de savoirs dans de nombreux domaines. Elle favorise
l’esprit critique et probablement l’intelligence.

D ans son édition


de 1932, le Dictionnaire de l’Académie
Française définissait la culture comme
un « ensemble de connaissances géné-
rales sur la littérature, l’histoire, la philo-
sophie, les sciences et les arts que doivent
nation » ? Bien sûr, il s’agit là d’une vision
dépassée, en tout cas peu conforme au
désir contemporain – et légitime – de
démocratiser la culture, sous forme par
exemple de ce qu’on appelle la « culture
générale », ensemble flou et fluctuant des
Presses universitaires de France, dont le
titre autoparodique n’empêche pas un
contenu très sérieux et dense ; le succès
aussi des jeux de société sur ce thème, tel
le célèbre Trivial Pursuit, qui consiste à
répondre à des questions plus ou moins
posséder au sortir de l’adolescence tous savoirs jugés utiles pour chaque citoyen. pointues, abordant des domaines variés,
ceux qui forment l’élite de la nation. » Socialement, de nombreux marqueurs de la biologie aux séries télé, et supposées
Deux éléments sont présents dans cette signent notre attachement à la culture « couvrir » l’étendue de ce que serait la
© Alex Ghidan/shutterstock.com

vision. Le premier est la définition de la générale : la persistance, au programme culture générale des contemporains.
culture générale : un ensemble de savoirs de nombreux concours administratifs, À ce propos, une amusante étude a
et de connaissances, considérés comme d’une épreuve destinée à l’évaluer (une montré qu’en faisant réfléchir et travail-
importants par une société humaine don- survivance de « la sélection des élites » ?) ; ler des volontaires à des concepts comme
née. Il est toujours valide aujourd’hui. Le le succès des livres grand public qui lui « professeur » ou « intelligence », par des
second élément est la finalité de la culture : sont consacrés, comme Un kilo de culture techniques dites d’amorçage (rédiger
doit-elle n’être réservée qu’à « l’élite de la générale, publié par les très académiques pendant dix minutes une liste des mots

N° 76 - Avril 2016
65

Bibliographie

F. Braunstein
et J.-F. Pépin, Un kilo
de culture générale,
puf, 2015.
H. Bless et al.,
Mood and the use
La culture of scripts : does a happy
mood really lead to
nécessite mindlessness ?, Journal
of Personality and Social
l’effort de Psychology, vol. 71,
pp. 665-679, 1996.
comprendre,
de juger,
de saisir les
associés au concept), on améliorait leurs
performances au Trivial Pursuit, bien
liens entre les notre intelligence de manière vicariante,
en utilisant l’intelligence d’autrui.
plus qu’en les amorçant sur les concepts événements En outre, plusieurs travaux ont mis en
« hooligan » ou « sottise ». D’autres tra-
vaux révèlent comment la bonne humeur et les évidence qu’un « haut niveau d’éduca-
tion », et donc l’acquisition d’une large
facilite l’accès à nos réseaux de connais-
sance personnels : un autre argument en
concepts. culture, ralentissait le développement de
pathologies du vieillissement cérébral,
faveur des méthodes ludiques pour abor- Florence Braunstein comme la maladie d’Alzheimer. Il est pos-
der la culture générale ! et Jean-François Pépin sible aussi, bien qu’aucune étude ne l’ait
Un marqueur plus politique de l’utilité montré, que la culture générale « facilite »
supposée de la culture générale réside ne corrige pas suffisamment selon lui : bien-être et estime de soi, en accroissant
dans l’aversion classique des dictatures « L’élève “cultivé” est celui qui sait des notre sentiment de contrôle et d’effica-
pour la culture, symbolisée par la célèbre choses appartenant à la culture domi- cité, en nous donnant une image compré-
citation attribuée (faussement) à Hermann nante, que l’école ne lui a pas apprises, hensible d’événements complexes…
Göring, haut dignitaire nazi : « Quand contrairement à l’élève scolaire. » La Finalement, la permanence de l’inté-
j’entends le mot culture, je sors mon revol- culture générale risque ainsi d’être un fac- rêt pour la culture générale a quelque
ver ! » Les citoyens cultivés sont souvent teur de compétition et d’inégalité sociale chose de touchant : parce qu’elle est à
perçus comme mieux capables de s’oppo- supplémentaire, sauf si l’école en fait une contre-courant de notre époque qui valo-
ser aux idées simplificatrices des régimes de ses priorités. rise à l’excès l’immédiateté et l’obtention
autoritaires. Hélas, cela ne fonctionne pas Ce qui serait légitime, car elle est un de résultats rapides ; et parce qu’elle est
toujours : le fait d’être des sociétés très ensemble de connaissances acquises qui caractéristique de l’espèce humaine (ce
cultivées n’a empêché ni l’Allemagne ni le permettent de développer sens critique, que l’on appelle culture chez les animaux
Japon de commettre les pires atrocités lors goût et jugement. Et sans doute aussi, correspond plutôt à une transmission de
de la Seconde Guerre mondiale. intelligence. Si les psychologues ne sont savoirs). De nombreux récits émanant des
guère d’accord sur ce qu’est l’intelligence, camps de concentration nazis, lieux où la
L’ÉCOLE DEVRAIT L’ENSEIGNER ils le sont davantage sur son rôle : nous tentative de déshumanisation des prison-
On a aussi parfois critiqué la notion de aider à affronter les situations que ni l’ins- niers était à son comble, racontent ainsi
culture générale en tant qu’outil de domi- tinct ni l’expérience personnelle ne nous comment les déportés s’efforçaient de se
nation sociale : les travaux de sociologues permettent de comprendre ou de surmon- remémorer entre eux poèmes, pièces de
comme Pierre Bourdieu rappellent qu’elle ter. Et qu’est-ce que la culture sinon l’habi- théâtre ou œuvres littéraires, pour ne pas
peut être, comme l’accent, l’habillement, tude de fréquenter des situations vécues et être dégradés par leurs bourreaux. La
le lieu de résidence, un facteur de différen- des difficultés résolues par d’autres ? culture générale, ce qui nous différencie
ciation entre classes sociales. Que l’école Autrement dit, une possibilité d’accroître des animaux et des robots ? £

N° 76 - Avril 2016
66 ÉCLAIRAGES U
 n psy au cinéma

SERGE TISSERON
Psychiatre, docteur en psychologie hdr,
psychanalyste, université Paris-Diderot. Membre
de l’Académie des technologies.

Star wars
www.sergetisseron.com

L’adolescent nihiliste
Révolte contre les parents, apologie de la puissance,
désir de domination et de destruction : le Ben Solo
de ce dernier opus a tout d’un adolescent aux

U
prises avec la cruauté et la pulsion de mort.

n petit rappel tout d’abord EN BREF lui. L’élève brillant a un jour saccagé l’école des
pour ceux qui ne sont pas familiers de la célébris- Jedi. Était-ce le jour où il a appris le divorce de ses
££Ben Solo, fils de Han
sime saga. À la fin du sixième épisode – en réa- Solo et de la princesse parents ? Si rien ne le dit, ce ne serait guère éton-
lité le troisième réalisé par Lucas avant qu’il ne Léia, en veut au monde nant. Il n’est pas rare qu’un adolescent vive la
mette en scène leur préhistoire dans trois nou- entier et à ses parents. séparation de ses parents comme un traumatisme
veaux films –, la princesse Léia (Carrie Fisher) et insurmontable et tourne contre des objets (y com-
££Cette figure
Han Solo (Harrison Ford) se sont mariés. Nous adolescente arbore pris ceux de sa propre chambre auxquels il peut
apprenons dans ce nouvel opus qu’ils ont eu un plusieurs signes être attaché) la rage qu’il ressent à vivre une telle
fils, puis se sont séparés. Ben Solo, c’est son nom, de nihilisme : émotions fracture. D’un côté, l’adulte en lui peut le com-
a très vite révélé des dons particuliers, ce qui n’est refoulées, dissimulation prendre, mais d’un autre, l’enfant qu’il est encore
guère étonnant puisqu’il est le petit-fils par sa et envies de destruction. ne le supporte pas. Il manifeste alors avec toute la
mère du plus puissant des Jedi, Anakin Skywalker, ££Le film fait écho aux violence dont son corps adulte est capable, une
qui a basculé du côté obscur de la force sous le engagements radicaux brisure qu’il ressent avec son cœur d’enfant.
nom de Dark Vador. Ces pouvoirs lui ont valu des adolescents qui ont Mais il est possible aussi que cette crise ait cor-
d’être pris en charge par son oncle maternel Luke jalonné l’histoire, depuis respondu avec l’un des nombreux départs de Han
les jeunesses hitlériennes
Skywalker, bien décidé à faire de lui, et de jusqu’à l’extrême gauche Solo du domicile familial. Car on ne peut guère
quelques autres enfants particulièrement doués de des années 1960 et au imaginer que cet aventurier permanent ait pu un
sa génération, les tenants d’un nouvel ordre de djihadisme d’aujourd’hui. jour renoncer à ses expéditions au bout du monde
Jedi dévoués au service du bien, le précédent en compagnie de son ami Chewbacca. Han Solo
ayant été anéanti par Dark Vador. n’est pas seulement un père absent constamment
Hélas, comme il arrive parfois, l’adolescent n’a en voyage à l’autre bout de la galaxie, c’est aussi
pas répondu aux attentes qui étaient placées en un aventurier criblé de dettes, vivotant de

N° 76 - Avril 2016
67
STAR WARS :
LE RÉVEIL
DE LA FORCE
J. J. Abrams, 2015

Là où Ben Solo passe,


l’herbe ne repousse pas.
C’est dans une ville en
ruines qu’il pénètre pour
retrouver son père,
animé d’un sentiment
de vengeance.
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N° 76 - Avril 2016
68 ÉCLAIRAGES u
 n psy au cinéma
Star wars L’ADOLESCENT NIHILISTE

mensonges et de contrats non remplis, comme il L’adolescent s’y engage, quittant le territoire familier
est clairement montré dans le film de J. J. Abrams. et protecteur de l’enfance, où sa chambre et ses
Or un garçon a besoin de s’identifier à une figure parents le protégeaient de tous les dangers, à la ren-
paternelle forte. Est-ce donc si étonnant que Ben contre de cet autre territoire qu’est l’âge adulte, où
Solo, à l’adolescence, ait décidé de se choisir un il peut espérer trouver d’autres formes de sécurité,
mentor à la hauteur de la figure grandiose de son un espace totalement à lui, un travail, un soutien
grand-père Dark Vador, en la personne du dernier affectif choisi selon ses goûts. Sur cette passerelle,
Sick, le plus puissant de tous ? Ajoutez à cela que, tout est imprévisible. Et Han Solo, qui s’y engage à
comme beaucoup d’adolescents, il hait ceux qui
l’ont élevé pour tout ce qu’ils ne lui ont pas donné,
et plus encore pour ce qu’ils lui ont donné et dont L’adolescent a toujours
il se sent à jamais redevable d’une façon qu’il
estime handicapante pour son indispensable
été tenté par les extrêmes [...]
émancipation. Et vous commencerez à com-
prendre son parcours de radicalisation…
Il ne craint pas la mort,
car il n’a ni passé, ni avenir.
ENGAGEMENTS RADICAUX
L’adolescent a toujours été tenté par les
extrêmes. Rappelons-nous les mouvements d’ex- sa suite pour tenter de le ramener à la raison, et à la
trême gauche dans les années 1960 – on y appre- maison, en fera la tragique expérience. Quant au
nait à fabriquer des cocktails Molotov et des spectateur, qui avait cru à la rédemption possible de
bombes artisanales – et les innombrables dérives la brebis égarée, il découvrira toute la cruauté dont
sectaires qui étaient la bête noire des parents dans l’adolescent révolté est capable…
les années 1980. Bien sûr, tous les adolescents ne
basculent pas dans la violence, mais certains sont LES ADOLESCENTS CAMÉLÉONS
tentés de le faire. Les mouvements extrémistes des Dans le film de J. J. Abrams, Ben Solo a le visage
années 1970, en Allemagne, en Italie et dans une caché sous un casque noir. Le métal imite un front
moindre mesure en France – notamment avec ridé comme sous l’effet de pensées terrifiantes, en
l’assassinat de Georges Besse –, en ont donné une QUE CACHE contraste avec le heaume lisse et blanc des soldats
tragique illustration. Le cinéma l’avait anticipé. LE MASQUE ? qui l’accompagnent. Mais lorsque Ben Solo enlève
En 1966, La Guerre est finie, d’Alain Resnais, met ce casque, le spectateur découvre étonné un visage
en scène des adolescents français de bonne famille Le masque est un poupin d’adolescent tout juste sorti de l’enfance !
qui rêvent de devenir poseurs de bombes dans ingrédient essentiel de la Bien sûr, cet objet lui permet d’affirmer une forme
l’Espagne de Franco. Et deux ans plus tard, dans psychologie adolescente. de filiation avec son grand-père Dark Vador. Il
If, Lindsay Anderson en montre d’autres troquer Il permet au jeune de conserve d’ailleurs le casque endommagé de celui-ci
leurs sacs d’écoliers contre des fusils d’assaut pour cacher le fait qu’il n’est comme une précieuse relique, une sorte d’objet
mettre à feu et à sang leur collège. La mort n’in- pas encore l’homme qu’il fétiche auquel il tenterait de s’identifier pour com-
quiète ni les uns ni les autres. L’adolescent ne aimerait être, mais aussi bler l’absence de son géniteur qui vit en marge de
craint pas la mort car il n’a ni passé ni avenir. Il n’a de dissimuler des l’ordre social. Mais ce masque métallique intégral a
pas de passé puisqu’il cherche à oublier son émotions dont il craint d’autres avantages. D’abord, il est une métaphore
enfance pour s’engager sans regret dans l’âge qu’elles soient prises pour de la façon dont l’adolescent avance souvent mas-
adulte, et il n’a pas vraiment non plus d’avenir un signe de faiblesse. qué. Il a si peur qu’on découvre qu’il n’est pas un
puisqu’il ne sait ni le métier qu’il exercera, ni le homme ! Sur Internet, il se cache derrière un avatar © Copyright 2 015 Lucasfilm Ltd. & TM. All Rights Reserved.
lieu où il exercera, ni le partenaire affectif auprès ou un pseudo, et dans la vie, c’est souvent derrière
duquel il pourra chercher un réconfort. C’est pour- une apparence excessivement conforme ou au
quoi, pour lui, la mort est si facile à envisager, ou contraire faussement dramatisée. Certains
ses équivalents suicidaires, comme l’ingestion de s’étonnent aujourd’hui du pouvoir de dissimulation
substances toxiques, les sports extrêmes ou encore de certains jeunes djihadistes qui ont réussi à cacher
les paris stupides à haut risque. à leurs familles et à leurs proches leur radicalisation
Ce n’est pas un hasard si Ben Solo évoque le jusqu’à leur départ en Syrie ou leur passage à l’acte.
douloureux partage qui le traverse (« je me sens Mais cette attitude a toujours été celle de l’ado-
coupé en deux ») au milieu d’une étroite passerelle lescent. À cheval entre enfance et âge adulte, ne
surplombant un gouffre vertigineux. La meilleure sachant pas qui il est ni qui il sera, il est doué de
image qu’on puisse donner de l’adolescence est en pouvoirs de caméléon exceptionnels qu’Internet,
effet un pont étroit et branlant tendu entre deux aujourd’hui, exalte et amplifie. Le triomphe des you-
territoires stables, et surplombant un abîme. tubeurs et des youtubeuses témoigne de cette culture

N° 76 - Avril 2016
69

théâtrale généralisée, tout comme l’immense succès


de l’application Dubsmash, qui permet à chacun de
se mettre en scène sur des chansons, des cris d’ani-
maux ou des répliques célèbres du cinéma.
Mais le casque que porte Ben Solo revêt encore
une autre signification. Il lui permet probablement
de s’identifier à une sorte de robot – une partie du
corps de son grand-père avait d’ailleurs été rem-
placé par diverses prothèses. Contrairement à
Anakin Skywalker alias Dark Vador, qui s’est
endurci à travers les épreuves, dont la plus déter-
minante a été la mort de sa mère, Ben Solo a décidé
de traverser des épreuves pour s’endurcir. Grâce à
ce casque, il cache aux autres, et à lui-même, une
sensibilité qu’il vit comme une tragique infirmité.
« Humaine, trop humaine », aurait dit Nietzsche.

LA TENTATION DE LA CRUAUTÉ
Le visage ainsi rendu invisible, il peut ordonner
à l’officier, qui lui demande quel sort réserver aux
civils, de les « tuer tous », et en être peut-être ému
sans que personne ne le voie. Alors qu’Anakin
Skywalker était plutôt mélancolique, Ben Solo
serait plutôt nihiliste. Son attitude est en cela à
l’image de celle des adolescents convaincus de ne d’adolescent présente dans le film est d’ailleurs une
pouvoir sortir de l’enfance qu’à condition d’accom- Les jeunes partant faire jeune pilleuse d’épaves, une sorte de marginale
plir sans broncher des actes condamnés par l’ordre le djihad accomplissent vivant de larcins en marge du monde civilisé, qui
des actes inhumains
social, sans aucune autre raison que de les accom- en refoulant les s’avérera finalement posséder elle aussi des pou-
plir. D’ailleurs, dans le film de J. J. Abrams, un sys- émotions que de tels voirs exceptionnels. L’adolescent bien né et comblé
tème solaire entier est anéanti avec toutes ses cités actes pourraient par son riche milieu (Ben Solo est le fils de la prin-
susciter. Certains
dont les habitants voient la mort traverser le ciel à adolescents éprouvent cesse Léia, ne l’oublions pas) décide de se construire
leur rencontre, uniquement pour faire étalage de pareillement ce besoin un destin personnel en basculant du côté obscur
d’endurcissement
la puissance de l’arme dont dispose le côté obscur extrême qu’ils croient de la force. Tandis que Rey, l’adolescente promise
de la force. L’identification à un robot intervient nécessaire pour sortir à une vie marginale et précaire, décide de se
probablement chez Ben Solo comme une défense de l’enfance. construire un destin personnel lumineux en pla-
dirigée contre une sensibilité excessive héritée çant ses pas dans ceux de Han Solo, puis de Luke
d’une enfance dont il veut absolument s’affranchir. Skywalker lui-même. Autrement dit, l’un comme
Ben Solo souffre d’un sentiment tragique et pro- l’autre s’engagent dans une rupture par laquelle ils
fond de ne pas parvenir à imposer l’image de caïd tentent de s’imposer comme l’auteur de leur propre
tout puissant qu’il prétend être, ce qui le met en histoire. L’un s’affranchit du monde du bien auquel
permanence sous la menace d’une dépression nar- il semblait promis en décidant d’incarner une
cissique. Et d’ailleurs, Rey, sa prisonnière pour cruauté inhumaine que rien n’arrête, tandis que
quelques heures, le lui fera bien comprendre… l’autre décide de rompre avec le monde de petites
Parce qu’il veut imposer au monde une image rapines misérables qui étaient les siennes pour se
grandiose et toute puissante de lui-même, Ben solo mettre au service du bien.
a donc décidé de s’engager du côté obscur de la À cet âge, l’entrée dans le bien comme dans le
force. Était-ce sa seule solution dans une société, mal est une rupture et dépend souvent de peu de
© Abed Rahim Khatib/Demotix/Corbis

celle de l’alliance, dans laquelle toute conflictualité chose – un secret de famille, une rencontre, la tra-
et tout débat semblent impossibles ? Les discus- hison d’un ami – que le basculement se fasse d’un
sions stratégiques des coalisés pour attaquer et côté ou de l’autre. L’important est toujours de s’im-
détruire la nouvelle étoile de la mort ne laissent en poser à ses propres yeux comme le créateur de son
tout cas aucune place au débat. Chaque interve- propre destin. Un changement de nom symbolise
nant renchérit par rapport au précédent. La société ce qui prétend être un nouveau départ. Ben Solo, le
du bien a accouché d’une machine consensuelle fils de Solo, est devenu Kylo Ren. Rey, elle, n’a pas
dont on comprend qu’elle suscite rapidement l’hor- encore changé de nom, mais je ne serais pas étonné
reur chez les adolescents. La seule autre figure qu’elle le fasse dans le prochain épisode… £

N° 76 - Avril 2016
70 ÉCLAIRAGES P
 sychologie sociale

L’effet
Mandela 
Comment les minorités
changent le monde
© Patrick Durand/Sygma/Corbis

Nelson Mandela a mis


plus de quarante ans
pour mettre à bas
l’apartheid, dont
vingt-sept passés en
prison. Il fête ici sa
libération devant près de
cent mille personnes.

N° 76 - Avril 2016
71

Défendre une idée, seul contre tous, persévérer


en gagnant peu à peu des adhérents, avant
de s’imposer : nous pouvons tous être des
Nelson Mandela à notre échelle, à condition
de comprendre les règles de la psychologie sociale
qui gouvernent les rapports entre les groupes.

Par Francisco Comiran et Laurent Bègue.

C omment un homme, seul


face à un pouvoir établi, peut-il imposer un idéal
politique qui changera la donne dans son pays ?
Cette question est celle de toutes les minorités qui
cherchent à faire évoluer la société dans une
direction différente. Un phénomène en plein
essor, si l’on en juge par certains changements
EN BREF majeurs de l’histoire qui ont été lancés par des
££Les opinions groupes ou des personnes se trouvant initiale-
minoritaires ont ment en situation d’infériorité.
un pouvoir sur notre Ainsi ont progressé les droits des femmes en
cerveau : elles suscitent France au milieu du xx e siècle, portés par un
son intérêt de façon mouvement minoritaire, sinon en nombre, du
latente et retardée,
tout en stimulant son moins en représentation politique. Ou encore le
raisonnement. mouvement pour les droits civiques aux États-
Unis porté par Martin Luther King. Dans un cas
££Une fois gagnés à une comme dans l’autre, un groupe en situation de
cause minoritaire, nous
y restons davantage minorité parvient, à force d’opiniâtreté, à renver-
Legende photo xxxxx
xxx xxxxx xxx xx xxx attachés qu’à un discours ser la balance. Comment y sont-ils arrivés ? Pour
xxxxx xxx xxxxxxx xxx dominant. C’est pourquoi le comprendre, plusieurs outils de psychologie
xxxxx xxx xxx xx xxx le temps joue en faveur sociale sont à notre disposition.
xxxxx xxxxxx xxx xxxxx des minorités professant
xxx xx xxxx xxxxx xxx un discours constant.
xxxxx xxx xxxx xxx xxx PREMIÈRE RÈGLE : CROIRE EN SES IDÉES
xx xxx xxxxx xxx xxx xx ££Insister sur Les minorités ont un gros désavantage. Elles
xxx xxxxx xxx
l’appartenance à un se heurtent à une inclination humaine largement
même groupe – la nation répandue : penser dans le sens du courant domi-
sud-africaine dans le
cas de Mandela – est nant. Placés face à une majorité de personnes
essentiel pour vaincre exprimant le même point de vue, nous succom-
les résistances. bons volontiers au raccourci mental : « Si la

N° 76 - Avril 2016
72 ÉCLAIRAGES Psychologie sociale
L’EFFET MANDELA : Comment les minorités changent le monde

POURQUOI LES OPINIONS MINORITAIRES


S’ANCRENT PROFONDÉMENT DANS NOTRE ESPRIT

L e carré sur l’écran est-il bleu ou vert ? Ne répondez pas trop vite.
Des expériences menées par le psychologue Serge Moscovici dès
les années 1970 montrent que vous pourriez effectivement le trouver
Autre façon de mesurer le changement de perception des
participants : mesurer leur rémanence optique. Ce phénomène
se produit quand on fixe une couleur pendant plusieurs dizaines
vert, selon le contexte social où vous serez plongé. de secondes et qu’elle est ensuite remplacée par un fond blanc :
Dans une de ces expériences, six personnes voient apparaître sur un on perçoit sa couleur complémentaire. Moscovici demande donc aux
écran des diapositives bleues de luminosité variable. Au sein de participants de fixer une diapositive bleue puis de juger de la couleur
ce groupe, deux complices des expérimentateurs clament haut et qui persiste sur l’écran. Les participants ayant été influencés par
fort que le carré est vert ! Surprise : certains membres du groupe se les complices disent voir du rouge (complémentaire du vert), et non
laissent influencer par ces dissidents. Surprise plus grande encore, de l’orange (complémentaire du bleu). Leur cerveau a donc
ils croient réellement voir du vert. réellement vu du vert lors de la première projection…
Cet effet étonnant est mesuré de deux façons. D’abord, On voit à quel point l’opinion minoritaire peut influencer
en leur présentant des disques de couleur mixte, un individu. Quand les complices du psychologue sont
bleu-vert. Il s’avère alors qu’ils les jugent plus verts que majoritaires, ils emportent une plus grande adhésion
bleus, par rapport à des personnes n’ayant pas participé publique lors de la première projection de diapositives,
à la première phase de l’expérience. Leur seuil de mais les deux expériences suivantes ne révèlent aucune
perception de la couleur verte a donc évolué. modification de la perception du bleu chez les cobayes.

plupart des gens le pensent, ce doit être vrai. » S’il Hambourg, a demandé aux participants d’éva-
nous arrive de penser différemment, nous évitons luer le risque pris par une personne dont la
soigneusement de le dire. Nous préférons souvent position était soit conforme, soit opposée à
minimiser les divergences par désir d’appartenir l’opinion majoritaire (par exemple lors d’un
au groupe ou par crainte d’être ridiculisé, voire vote sur la construction d’un tunnel). Il a bien
exclu. Dans les années 1950, le psychologue évidemment constaté que le risque était jugé
Solomon Asch a baptisé cette tendance « biais de supérieur dans le second cas.
conformité ». Dans ses expériences, un partici- Les tenants d’opinions minoritaires sont donc
pant était placé face à un écran où apparaissaient crédités d’une certaine originalité et d’un certain
des barres verticales de différentes longueurs. À courage. Ce qui nous incite à nous intéresser à leurs
lui de juger si chacune des barres présentées était arguments. Après tout, s’ils osent s’opposer à la
plus ou moins longue qu’une barre de référence. majorité, c’est qu’ils doivent en avoir de solides…
Ce qu’il ne savait pas, c’est que les autres partici-
pants assis autour de lui, et qui devaient aussi se DEUXIÈME RÈGLE : ŒUVRER
prononcer sur ces mêmes questions, étaient des SUR LE LONG TERME
complices de l’expérimentateur. Or, ces faux par- C’est pourquoi l’influence des opinions mino-
ticipants exprimaient dans certains cas des juge- ritaires est dite latente. Elles suscitent l’intérêt,
ments en flagrante contradiction avec l’évidence et l’on se penche sur leurs arguments en privé, de
visuelle. Placé en situation de conflit avec l’avis manière progressive, en les intégrant lentement
Biographie
majoritaire, l’infortuné jugea alors systématique- à notre réflexion. Parfois jusqu’à changer d’avis.
ment qu’il valait mieux dire la même chose que Le changement d’attitude ou d’opinion est alors
Francisco Comiran
le groupe, même si ses yeux lui disaient claire- inconscient, différé et exprimé en privé.
ment le contraire… Les psychologues distinguent ce type d’in-
Doctorant à l’université
Moralité : la force du groupe est immense. fluence latente de l’influence manifeste, où le
de Grenoble-Alpes.
Comment les opinions minoritaires peuvent- changement est conscient, immédiat et public.
elles tirer leur épingle du jeu ? Grâce à un pou- Lorsqu’une personne traverse sur un passage pié- Laurent Bègue
voir remarquable : elles attirent notre atten- ton après avoir aperçu un policier, elle obéit à une
tion, car nous savons que ceux qui les défendent influence manifeste. La contrainte disparue, l’an- Professeur de psychologie
se mettent en danger lorsqu’ils s’opposent à la cienne attitude réapparaît, car aucune réflexion sociale à l’université
majorité. Ainsi, dans une étude publiée n’a été élaborée autour du problème. L’influence de Grenoble-Alpes.
en  2015, Hans-Peter Erb, de l’université de exercée par une majorité est souvent de ce type.

N° 76 - Avril 2016
73

L’influence latente est plus profonde, plus En 1996, Juan Falomir, de l’université de Genève,
durable et plus généralisable. Notre marcheur et ses collaborateurs ont ainsi montré qu’un mes-
pourrait ainsi traverser sur le passage piéton sage antitabac rédigé par des professeurs influen-
non pas par peur du policier, mais parce qu’il a çait davantage des étudiants fumeurs lorsqu’ils
pris conscience du risque, grâce aux politiques pouvaient s’adonner à leur péché mignon pen-
de prévention. dant la session expérimentale. Quand ils se
La profondeur de l’influence latente a été étudiée voyaient interdire la cigarette, ils avaient davan-
et démontrée par le psychologue Serge Moscovici tage tendance à réagir par un réflexe du type :
dans les années 1970. Dans ces expériences, il a réuni « Je veux être libre d’appartenir au groupe des
des participants par groupes de six, en leur deman- fumeurs » plutôt que par une réflexion sur le

3
dant de juger de la couleur de diapositives bleues de contenu du message.
luminosité variable. Dans chaque groupe, deux per-
sonnes – complices du chercheur – affirmaient inlas- LA CLÉ : FAIRE SENTIR QUE MAJORITÉ
sablement que les diapositives étaient vertes. Un cer- ET MINORITÉ ONT UNE IDENTITÉ COMMUNE
tain nombre de participants se sont alors ralliés à Il est intéressant de voir comment des per-
l’opinion des complices. sonnages comme Nelson Mandela ont géré ces
C’était en soi intéressant, mais le plus impor- différents aspects. Mandela était sans doute
tant était ailleurs : l’influence de la minorité était conscient du risque de crispation identitaire, car
allée jusqu’à modifier leur perception (voir l’enca- tout au long de son combat, il a cherché à éviter
dré à gauche) ; en d’autres termes, ils voyaient que la population blanche au pouvoir ne se
vraiment du vert à la place du bleu ! Cela signifie sente menacée par ses revendications. Pour ce
que lorsque nous nous laissons convaincre par faire, il a invité les Sud-Africains à s’unir sous
une opinion minoritaire, nous n’en démordons le même drapeau, associant ainsi son groupe
plus. Nous ne faisons pas semblant. Nous faisons LEVIERS social à celui qu’il souhaitait influencer. De cette
semblant quand nous nous fondons dans la DE façon il a placé le critère de catégorisation au
masse. Dans ce cas – et c’est ce qu’a constaté PERSUASION niveau de la nation plutôt que de l’origine eth-
Moscovici en augmentant le nombre de complices nique, ce qui a atténué les différences entre les
jusqu’à les rendre majoritaires – les participants noirs et les blancs. De même, Martin Luther
finissent par déclarer le carré vert, mais ne le Confiance King se référa à plusieurs reprises à la nation
croient pas vraiment. Une minorité confiante dans son célèbre discours « I Have a Dream »,
Ici réside la grande force des idées minori- dans ses idées exerce liant ainsi le destin des Noirs à celui des Blancs
taires : les gens n’y adhèrent que par conviction. une influence supérieure. d’Amérique. Par ce biais, les deux hommes don-
Elles nécessitent un traitement des arguments en Persévérance nèrent une identité commune aux différents
profondeur, tandis que les majorités peuvent La minorité doit défendre groupes sociaux de leur pays.
convaincre sans que leurs raisonnements ne sa position dans la durée, Les scientifiques observent comment le point
soient disséqués. car la majorité a besoin de vue minoritaire devient plus audible lorsque
de temps pour l’appartenance à un même groupe social est ren-
TROISIÈME RÈGLE : RASSURER ET FÉDÉRER changer d’avis. forcée. En 1997, Eusebio Alvaro et William Crano,
Pour le courant minoritaire, conserver des Unité de l’université de Claremont, en Californie, ont
adhérents n’est donc pas un problème. La tâche Les divergences au sein présenté à des étudiants un message protestant
délicate est plutôt d’en gagner. Pour cela, une d’une minorité rendent contre la présence d’homosexuels dans l’armée.
clé : éviter que le destinataire du message ne se ses arguments Il s’agissait donc d’une opinion a priori minori-
sente menacé. Pour Juan Pérez, de l’université inaudibles, d’où la taire (indépendamment de sa valeur éthique)
de Valence, en Espagne, et Gabriel Mugny, de nécessité de présenter dans un contexte ou la défense des droits des
l’université de Genève, les opinions contraires un front commun. homosexuels commençait à être la norme domi-
seraient parfois ressenties comme une menace nante. Les chercheurs précisaient en outre que ce
pour l’identité sociale, c’est-à-dire la façon que message avait été rédigé par d’autres étudiants,
nous avons de nous définir en tant qu’apparte- soit de leur université, soit d’une autre. Ils ont
nant à tel ou tel groupe : je suis citadin, je suis observé que les participants n’étaient sensibles
noir, je suis français… qu’au message émis par des étudiants de leur uni-
Il est alors capital de laisser une certaine versité : ils s’insurgeaient alors davantage contre
liberté à celui qu’on essaie de convaincre, sans la présence d’homosexuels dans l’armée après
quoi il peut se désinvestir cognitivement : l’indi- l’avoir lu. En revanche, leur opinion sur le sujet
vidu subit au mieux une influence manifeste, n’évoluait pas quand le message émanait d’étu-
mais risque de se crisper sur un réflexe identi- diants d’une autre université. Notons au passage
taire, sans se remettre en question en profondeur. qu’il n’est pas toujours souhaitable que le point

N° 76 - Avril 2016
74 ÉCLAIRAGES Psychologie sociale
L’EFFET MANDELA : Comment les minorités changent le monde

de vue minoritaire s’impose, puisqu’il était ici Si leur message varie ou fluctue, l’effet de durée
clairement homophobe. s’effondre. C’est encore Moscovici qui en donne la
Quoi qu’il en soit, pour une minorité, la straté- meilleure illustration expérimentale : lorsque ses
gie consistant à se rallier au groupe qu’elle veut complices qui visionnaient les diapositives bleues
influencer semble payante. L’étude a par ailleurs prétendaient voir tantôt du bleu et tantôt du vert,
révélé que les participants manifestaient plus de et non plus toujours du vert, ils perdaient leur
bienveillance envers la minorité (le groupe protes- influence. De ce point de vue, Mandela est un
tant contre la présence d’homosexuels dans l’ar- modèle : en 1985, alors qu’il est emprisonné depuis
mée) quand elle appartenait au même groupe vingt-deux ans et condamné à perpétuité, il reçoit
social qu’eux, c’est-à-dire à leur université. Pour une offre de libération en échange d’un renonce-
William Crano, les majorités évitent souvent de ment à la lutte armée. Il refuse au motif que « seul
un homme libre peut négocier ». En réaffirmant sa
position et en répétant ses arguments, la minorité
montre non seulement sa fiabilité, mais aussi sa
confiance en ses idées.

LES GRANDS ENNEMIS DES MINORITÉS :


DOGMATISME ET DIVISION
La grande force des courants Attention toutefois à ne pas confondre persé-
vérance et obstination. Si la minorité défend son
minoritaires est que les gens point de vue sans tenir compte des arguments

y adhèrent par conviction. extérieurs et de la réalité changeante, elle risque


d’être perçue comme rigide, dogmatique, voire
Une fois convaincus, menaçante. Les dirigeants que nous observons
autour de nous en ont conscience. Ainsi, c’est pro-
ils n’en démordent plus. bablement pour l’éviter que Marine Le Pen a
exclu les membres les plus radicaux de son parti,
dévaluer ou d’ostraciser les minorités de leur pour lesquels l’immigration est la source unique
groupe, car ce dernier s’affaiblirait s’il excluait des de tous les maux du pays. Le Front national
membres. D’où une volonté de préserver l’union, cherche ainsi à diffuser une image adoucie pour
qui permet aux dissidents de s’exprimer librement, attirer les citoyens plus modérés quant aux thé-
sans censure. La contrepartie est que les minorités matiques xénophobes. Évidemment, à l’intérieur
ne doivent pas revendiquer trop fort un change- du groupe, la souplesse risque d’être mal perçue
ment d’attitude manifeste, immédiat et public de et considérée comme une trahison des fondamen-
la part de la majorité – changement qu’on observe taux. D’où la mise en place d’un double discours,
en effet très rarement. William Crano suppose Bibliographie afin de garder la base historique tout en mas-
l’existence d’un contrat d’indulgence implicite : en quant les divisions internes.
échange de la liberté de s’exprimer et de défendre W. D. Crano et Une dernière condition est en effet nécessaire
ses opinions, la minorité doit prêter allégeance à V. Seyranian, au pouvoir des minorités : l’unité. La division est
la communauté et accepter le statu quo. The minority decision un luxe que seules les majorités peuvent se per-
Dans ces conditions, le changement pourrait — A risky choice, mettre. Et elles ne s’en privent pas ! Nombre de
Journal of Experimental
paraître impossible. Mais en laissant s’exprimer partis politiques se déchirent sitôt arrivés aux
Social Psychology,
des idées divergentes, la majorité s’expose à une vol. 57, pp. 43-50, 2015. commandes, comme l’illustre depuis plusieurs
influence insidieuse. Une alternative au statu années le groupe socialiste à l’Assemblée natio-
quo est discutée, les arguments sont écoutés. Et W. D. Crano, nale. La situation de pouvoir des majorités rend
The Rules of Influence :
même quand l’opinion dissidente est finalement moins cruciale l’unité à tout prix. Les minorités,
Winning When You’re in
révoquée, elle existe et continue son chemin the Minority, en revanche, doivent absolument se montrer cohé-
dans les esprits. St. Martin’s Press, 2012. rentes et avoir des positions convergentes en leur
sein si elles veulent être entendues.
W. D. Crano et
VEILLER À LA CONSTANCE DU MESSAGE À ce prix, elles sont capables de transformer
V. Seyranian,
A priori, lorsqu’un point de vue minoritaire Majority and minority nos opinions, et la société en général – pour le
s’appuie sur des arguments solides et légitimes, il influence, Social and meilleur ou pour le pire. Dans le cas de Mandela,
pourra compter sur l’effet du temps pour faire Personality Psychology le débat a pris des dizaines d’années et mobilisé
triompher ses propositions. Du même coup, ceux Compass, vol. 1, des millions de personnes à travers le monde.
qui choisissent cette voie doivent absolument gar- pp. 572-589, 2007. Un point de vue faible et minoritaire est devenu
der présent à l’esprit un impératif : la constance. un symbole de rayonnement universel. £

N° 76 - Avril 2016
en co-production avec : avec la collaboration de : avec le soutien de : en partenariat avec :
76 VIE QUOTIDIENNE
p. 76 Contes de fées p. 82 Serious games : apprendre en jouant ? Ça marche ! p. 88 Comment les chansons nous manipulent

Contes
de fées
L’école de la raison
Par Deena Weisberg, membre de la faculté de psychologie et de l’Institut
de recherche en sciences cognitives de l’université de Pennsylvanie.

D
Après avoir entendu des contes fantastiques,
les enfants savent mieux résoudre différents
problèmes dans le monde réel.

ans la pièce de théâtre EN BREF développée une autre vision de ces questions.
qui a inspiré le film Peter Pan, les enfants Dar- Loin d’être dépourvus d’utilité, le jeu et l’imagi-
ling s’embarquent dans une aventure en compa- ££Les contes fantastiques naire seraient de la plus haute importance pour
livrent des situations
gnie de Peter, jeune garçon malicieux qui refuse impossibles qui suscitent le développement de l’enfant. Grâce à eux, les
de grandir. Au pays des rêves, ils rencontrent fées, l’étonnement des enfants. petits se représenteraient différemment certains
pirates et créatures mystérieuses. Ce conte, qui a événements qui les auraient effrayés ou troublés,
influencé des générations d’enfants, laisse penser ££Non seulement leur afin de leur donner un sens. Mieux : les scénarios
attention est éveillée,
qu’il serait possible de rester éternellement jeune mais ils se posent découverts au fil des histoires ou mis en scène
par le pouvoir de l’imagination. des questions dans les jeux leur permettraient d’apprendre sur
Tous les enfants ou presque adorent se perdre sur le fonctionnement monde qui les entoure et sur les différentes
dans des mondes fantastiques. Mais pourquoi du monde réel. manières d’y trouver leur place. Aujourd’hui, les
font-ils un usage si systématique et si puissant de défenseurs du « jeu libre » se disent persuadés que
££Les faits anormaux
leur imaginaire ? Cette question a fasciné les augmentent leur capacité le temps libre et non structuré dédié aux activités
scientifiques durant des décennies. de mémorisation et leur imaginatives aide les bambins à être plus heu-
Au début du xx e siècle, les psychologues désir d’apprendre reux, créatifs et sociables.
considéraient la rêverie comme futile, activité des choses nouvelles. Le plus étonnant est qu’un imaginaire totale-
certes agréable mais sans réelle utilité. Pour accé- ment débridé semble avantager les enfants pour
der à une forme de pensée mature, on pensait affronter des situations très concrètes. À pre-
qu’un enfant devait se défaire peu à peu de telles mière vue, cela va à l’encontre de ce qu’on savait
divagations. Mais ces dernières années s’est depuis une vingtaine d’années : dans le domaine

N° 76 - Avril 2016
77

Un crapaud qui parle ?


C’est impossible !
Mais pourquoi ? Ce type
d’interrogation ouvre
© G. Baden/Corbis

la porte à de nouvelles
connaissances.
Elle suscite la curiosité,
attise l’attention et affûte
l’esprit critique.

N° 76 - Avril 2016
78 VIE QUOTIDIENNE Développement
CONTES DE FÉES, L'ÉCOLE DE LA RAISON

de l’éducation, les recherches ont longtemps sug- mots différents, et que les termes employés dans
géré que le contexte d’un apprentissage devait le conte fantastique étaient plus intéressants à
être aussi proche que possible de la situation où leurs yeux. Mais une étude réalisée en 2013 par
il devra être appliqué. Dans cette perspective, le une autre équipe de recherche a révélé que cela
« faire semblant » avait un intérêt lorsqu’il est va plus loin. Les psychologues Emily Hopkins et
aussi fidèle à la réalité que possible. Par exemple, Angeline Lillard, de l’université de Virginie, ont
dans une recherche menée en 1989 auprès d’en- lu différents types d’histoires à 100 enfants pris
fants hospitalisés dans une clinique du Texas, les un par un. Dans chaque histoire, le protagoniste
enfants qui jouaient au malade et au docteur était confronté à un problème. Par exemple un
avaient moins peur de l’hôpital que ceux prati- personnage féminin devait placer de la nourri-
quant d’autres jeux. ture dans l’écuelle d’un chien placée de l’autre
On conçoit aisément ce que peut avoir d’utile POURQUOI côté d’une barrière aux barreaux trop étroits pour
le fait de jouer au docteur pour apprendre le fonc- LE CERVEAU qu’elle puisse y passer la main. Elle résolvait le
tionnement du corps ou les règles de santé. Il est APPREND MIEUX problème en roulant un journal pour en faire un
moins évident de deviner ce que peut retirer un tube qu’elle glissait ensuite entre les barreaux et
enfant du fait de jouer à la sirène ou au super­ Les histoires fantastiques dans lequel elle laissait rouler les croquettes du
héros. Et pourtant, de nouvelles séries de placent l’enfant face à des chien.
recherches laissent penser que ces moments situations paradoxales ou Comme dans l’étude que j’ai réalisée, un pre-
d’évasion fantaisiste pourraient eux aussi avoir énigmatiques. Ces mier groupe d’enfants entendait une version réa-
une valeur éducative et pragmatique. Les psycho- questionnements sont un liste de cette histoire. Mais un second entendait
logues s’aperçoivent que les situations irréalistes stimulant puissant pour le une version fantastique : la situation était globa-
ont un pouvoir étonnant lorsqu’il s’agit d’aider les cerveau. En 2014, des lement la même mais certaines lois du monde
enfants à apprendre. Les preuves s’accumulant, chercheurs californiens ont réel ne s’appliquaient plus. Des personnages
il pourrait en ressortir de nouvelles approches découvert qu’ils activent à volaient, ou traversaient les murs…
éducationnelles intégrant de tels éléments de la fois les zones de la Après leur avoir raconté les histoires, les expé-
rêve – peut-être même une nouvelle vision des mémoire, comme rimentateurs ont placé les enfants devant une
bienfaits, pour les adultes, de l’immersion dans l'hippocampe, et celles du représentation analogue du scénario, dans le
des mondes fictifs. plaisir, leur permettant de monde réel. Ils devaient déplacer des billes dans
dialoguer. Une fois la un bol posé à l’intérieur d’une cage aux barreaux
DRAGONS CONTRE CANARDS curiosité éveillée par un étroits… On leur donnait pour cela une variété
En 2015, mes collègues et moi-même avons contexte énigmatique, les d’objets, certains inutiles, d’autres pouvant être
publié une étude où 154 enfants issus de familles participants retiennent transformés de manière à recréer les conditions
à faible revenu ont été intégrés dans un pro- mieux les informations, du problème résolu dans l’histoire. Par exemple,
gramme éducatif de deux semaines. À la moitié même relatives à un de ces objets était un magazine qu’ils pouvaient
d’entre eux, nous avons lu des livres « réalistes » d’autres sujets. rouler pour en faire un tube, tout comme l’avait
sur la cuisine ou la vie de la ferme ; aux autres, fait le personnage fictif de l’histoire avec le jour-
des contes fantastiques peuplés de dragons ou de nal. Les enfants ayant entendu le conte fantastique
princesses. Au cours de la lecture, nous avons se montrèrent davantage capables de transférer
aussi appris aux enfants de nouveaux éléments cette solution de l’histoire vers la réalité, que ceux
de vocabulaire. ayant entendu la version réaliste…
Après chaque séance, nous les laissions s’amu-
ser avec des objets représentant des objets ou per- EXPLIQUER L’IMPOSSIBLE
sonnages rencontrés dans le livre. Dans un cas, il De telles études montrent que l’imaginaire
s’agissait de pelles et de canards, dans l’autre, aide les enfants à apprendre, mais elles n’ex-
d’épées et de dragons. Nous avons testé leur L’hippocampe est pliquent pas pourquoi un contexte irréel ou sur-
une zone de la mémoire
connaissance des nouveaux mots appris au cours activée par les énigmes. naturel est meilleur qu’une situation réaliste pour
de la lecture, avant le début et à l’issue du pro- Ses neurones les aider à acquérir des connaissances sur le
gramme, pour mesurer ce qu’ils en avaient retiré. apparaissent ici sous monde réel. L’explication apparaît grâce aux
la forme de petits
Dans l’ensemble, le programme a été un suc- points blancs. recherches menées sur des bébés.
© Pan Xunbin/shutterstock.com

cès. Les enfants des deux groupes ont appris les C’est Aimee Stahl et Lisa Feigenson, toutes deux
nouveaux mots proposés. Mais les enfants ayant psychologues à l’université Johns Hopkins, qui ont
écouté les contes fantastiques ont mieux su expli- découvert que l’avantage de l’imaginaire plonge
quer le sens de ces mots que ceux ayant entendu probablement ses racines dans les premières années
les histoires réalistes. du développement de l’enfant. En 2015, elles ont
On peut naturellement objecter que les testé la capacité de 110  petits de 11  mois d’ap-
enfants des deux groupes ont été exposés à des prendre des faits nouveaux à partir d’une scène

N° 76 - Avril 2016
79

visuelle simple : devant eux, une balle descendait le attentifs à la balle couineuse, ce qui laisse penser
long d’un toboggan. Dans une première version de qu’ils avaient mieux retenu la démonstration de
ce scénario, la balle roulait normalement vers le bas cette propriété donnée peu auparavant. Tout
et s’arrêtait devant un mur. Dans une seconde ver- comme les enfants semblaient apprendre plus d’un
sion, la balle semblait traverser un premier mur conte fantastique que d’une histoire réaliste.
comme par miracle avant d’être arrêté par le second Dans cette même étude, Stahl et Feigenson
tout en bas (des effets spéciaux de ce genre ont été ont en outre découvert que les enfants avaient
utilisés à foison dans des études de psychologie tendance à mener des investigations sur l’aspect
développementale et même de très jeunes bébés des objets qui avaient déjoué leurs attentes. Par
savent que le premier type d’événement est habituel exemple, s’ils jouaient avec une petite voiture
alors que le second est étonnant). qu’ils venaient de voir flotter dans les airs, ils
avaient tendance à la jeter en l’air comme pour
SURPRENDRE POUR APPRENDRE tester son comportement vis-à-vis de la gravité.
Ensuite, les enfants observaient une démons- Toutes ces situations amènent à penser que ces
tration faite par un membre de l’équipe, qui révé- enfants ont été spécialement attentifs à ce qui
lait une propriété cachée de la balle : elle couinait avait causé la violation des lois du monde réel, et
quand on l’écrasait. Les chercheurs testèrent n’en étaient que plus ouverts à tout ce qui pouvait
enfin la mémoire que l’enfant avait de cette pro- leur apporter de nouvelles informations à ce sujet.
priété en leur déplaçant devant eux la balle ainsi Si tel est le cas, l’imaginaire et le fantastique aide-
qu’un nouvel objet, tout en leur faisant entendre raient les enfants à apprendre parce qu’ils sus- Les situations qui
le son du couinement. La balle et l’autre objet citent leur pleine concentration et attention d’une enfreignent les lois
bougeant simultanément et conjointement, il façon que la réalité ne parvient pas à atteindre. du monde réel amènent
automatiquement
était impossible de deviner lequel des deux pro- Cette interprétation repose sur la théorie que mes les enfants à
duisait le son. collègues et moi avons baptisée « de la mise en comprendre pourquoi
c’est impossible,
Les bébés qui avaient vu la balle traverser le condition », en 2 014. Elle décrit la façon dont cer- et à chercher toutes
mur du toboggan comme par magie dirigeaient tains aspects de notre environnement créent les les informations
plus leur attention vers elle dans ce test que ceux conditions pour que se développent certaines pen- possibles pour mieux
définir la limite entre
ayant vu le jouet dévaler la pente naturellement. sées et comportements bien particuliers. Dans un ce qu’ils connaissent
En d’autres termes, les enfants qui venaient d’as- environnement réaliste, les enfants savent qu’ils et ce qu’ils ignorent.
sister à un événement impossible étaient plus ne doivent rien attendre qui sorte du cadre
© Jamesteohart/shutterstock.com

N° 76 - Avril 2016
80 VIE QUOTIDIENNE Développement
CONTES DE FÉES, L'ÉCOLE DE LA RAISON

ordinaire de leur existence, et qu’ils peuvent se l’apprentissage de la même façon que le langage
comporter comme de coutume. Mais les scénarios « bébé » (cette façon délibérément simplifiée qu’ont
fantastiques leur signalent qu’ils doivent faire les parents de parler à leurs rejetons) stimule le lan-
attention parce que les événements auxquels ils gage des tout petits. Les parents ne parlent pas aux
vont assister ne suivent pas forcément un cours bébés avec une voix aiguë et caricaturale parce
normal. Logiquement, les enfants sont pris du qu’ils veulent que ceux-ci fassent la même chose. Le
besoin de se plonger plus profondément dans la langage bébé a plutôt pour effet de souligner cer-
situation évoquée, ce qui les prépare mentalement tains aspects importants de la langue, comme les
à apprendre de manière plus focalisée. limites des mots, et aide les enfants à prêter atten-
tion à ces éléments essentiels. Il est alors possible
que les enfants recherchent les événements impos-
sibles, non parce qu’ils s’en serviraient comme d’un
guide pour aborder la réalité (ce que fait le jeu du
docteur) mais parce que le fait de réfléchir à des
éventualités étranges leur permet de percevoir de
façon plus fine la façon dont le monde fonctionne
Une situation atypique suscite ou non, mettant progressivement en lumière sa
structure véritable.
chez l’enfant un besoin
de comprendre ce qui s’est LIBÉREZ LE POUVOIR DE VOTRE IMAGINAIRE !
Les résultats de ces quelques études n’inva-
passé et de rechercher lident pourtant pas les travaux antérieurs, qui
soulignaient l’importance de la similarité pour
davantage d’informations. apprendre et transférer l’information d’une situa-
tion de jeu vers une situation réelle. Les ressem-
L’attention que les enfants ont accordée à la blances entre le contexte d’un apprentissage et le
balle nous indique une seconde raison pour monde réel renforcent vraiment l’apprentissage.
laquelle l’imaginaire a un tel impact sur nos capa- Dans certains cas, l’imaginaire peut même
cités d’apprentissage. Les scénarios surprenants avoir des effets indésirables et envoyer un mes-
et irréalistes nous pousseraient à vouloir donner sage ambigu à l’enfant. Une étude menée en 2014
un sens à ce qui vient de se passer sous nos yeux. à l’université de Toronto par la psychologue
C’est ce que suggère une étude de Cristine Legare Patricia Ganea a établi que les enfants de 2  à
de l’université du Texas à Austin, en 2010. Avec Bibliographie 5 ans qui entendent des contes mettant en scène
ses collègues, elle a fait participer 80 élèves de des animaux anthropomorphes en retirent une
maternelle à des séances où leur était expliqué le D. S. Weisberg et al., conception moins réaliste des états mentaux des
fonctionnement de machines et objets spéciaux, Shovels and swords, vrais animaux que des enfants ayant écouté des
chacun ayant une fonction et une utilité précises. how realistic and histoires plus réalistes. Certes, ils semblent com-
Ensuite, au cours d’un test, un de ces objets fonc- fantastical themes prendre que les oiseaux et les rongeurs ne
tionnait de la manière attendue (par exemple un affect children’s word peuvent pas parler, mais ils se montrent aussi
démarreur entraînait l’allumage des phares d’une learning, Cognitive plus enclins à étendre certaines caractéristiques
Development, vol. 35,
machine, comme sa fonction le prévoit), alors humaines à la façon dont ces animaux peuvent
pp. 1-14, 2015.
qu’un autre de ces objets ne le faisait pas (un percevoir ou concevoir leur environnement.
objet « à ne rien faire », supposé n’avoir aucun J. D. Woolley Nonobstant, les récentes découvertes sont le
effet, allumait aussi les phares !). et M. E. Ghossainy, signe que nous avons sous-estimé le pouvoir des
Revisiting the
Interrogés sur ce qui s’était passé, les enfants rêveries enfantines. Et certains contextes édu-
fantasy-reality distinc-
ont tous décidé d’expliquer en premier le résultat tion: Children as naïve catifs seraient particulièrement adaptés à ce
imprévu. La situation atypique semblait susciter skeptics, Child mode de raisonnement. Une bonne partie de la
en eux un besoin de comprendre ce qui s’était Development, vol. 84, physique, par exemple, consiste à tester les
passé et de rechercher davantage d’informations. pp. 1496-1510, 2013. limites du monde naturel. Les enfants et les
En d’autres termes, le scénario imprévu était par- L. Zunshine, Strange nourrissons sont invariablement captivés par un
ticulièrement propice à l’apprentissage. Concepts and the Stories objet semblant défier la gravité. Et la capacité
Cette étude suggère que les scénarios irréalistes They Make Possible, d’imagination est déterminante pour les étu-
aident les enfants à entrevoir les possibilités cachées Cognition, Culture, Nar- diants plus âgés désirant s’attaquer à des scéna-
du monde réel. Comme l’a proposé en 2013 la psy- rative, Johns Hopkins rios plus complexes mettant en jeu des parti-
chologue Alison Gopnik de l’université de Californie University Press, 2008. cules invisibles à l’œil nu, capables de voyager à
à Berkeley, l’imagination pourrait faciliter une vitesse proche de celle de la lumière…

N° 76 - Avril 2016
81

La réalité est souvent contre-intuitive, elle bien s’exercer. Les aventures qui ont pour théâtre

200
force les scientifiques à se frotter à des possibilités des paysages d’un autre monde nous amènent à
inhabituelles concernant le fonctionnement du réfléchir en profondeur à ce qui fait la particularité
monde. En ce sens, les mondes fictionnels si peu du nôtre. Il suffit de penser à un livre comme
semblables à celui que nous côtoyons ont l’avan- L’aveuglement, de l’écrivain portugais José
tage de faire ressortir avec davantage de netteté Saramago, prix Nobel en 1998, qui imagine une
les caractéristiques de la réalité, la rendant plus POUR CENT épidémie de cécité frappant en quelques semaines
intelligible aux enfants et plus facile à assimiler. D’AUGMENTATION toute l’humanité. Ce récit implacable et cauche-
S’il s’avère – comme nos recherches l’indiquent DU SCORE mardesque nous fait comprendre immédiatement
– que les éléments fantastiques sont particulière- D’APPRENTISSAGE à quel point la vue est le premier sens de l’être
ment utiles à l’apprentissage, les parents et ensei- humain et dans quelle mesure tout notre fonction-
gnants auraient intérêt à pousser les enfants à se nement social en découle. Une telle conscience ne
livrer à des jeux mobilisant l’imagination, et à leur chez des enfants peut émerger que de situations impossibles où
proposer des histoires qui enfreignent délibéré- placés face à l’objet de la réflexion est hypothétiquement retiré
ment les lois du monde réel. Il serait tout aussi des situations de nos représentations.
judicieux d’attirer leur attention sur ce que ces nouvelles qu’ils Songeons aussi aux uchronies, récits histo-
scénarios ont d’impossible ; en leur faisant toucher n’arrivent pas riques imaginant une autre issue à certains faits
du doigt ce qui peut arriver ou non dans la réalité, à expliquer. marquants du passé : « Que se serait-il passé si
ils prépareront leurs apprentissages futurs. Source : Science, vol. 348,
pp. 91-94, 2 015 Hitler avait gagné la guerre ? » Notre attention est
L’attirance des enfants pour les superhéros, les alors à ce point captivée qu’elle s’approprie chaque
dragons et les fées offre l’occasion de leur deman- élément de l’histoire et cherche à faire la part de
der : « Les dragons peuvent-ils exister ? » ou « Que ce qui est plausible et de ce qui est fantaisiste.
se passerait-il si tu pouvais devenir invisible ? » L’imaginaire est une forme particulière d’intelli-
Il est peut-être encore trop tôt pour savoir pré- gence qui allie le raisonnement avec un état d’at-
cisément ce que l’imaginaire peut apporter aux tention aiguisé. Il n’y a plus de raison d’y voir une
adultes. Mais des effets du même ordre pourraient forme de pensée futile, encore moins inutile. £

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N° 76 - Avril 2016
82

VIE QUOTIDIENNE É
 ducation

Serious
games Apprendre en jouant ?
Ça marche !
Par Marie-Pierre Fourquet-Courbet et Didier Courbet.

Ces jeux représentent une forme d’enseignement


ludique à prendre au sérieux ! En nous amusant,
nous apprenons des comportements utiles,

T
que nous appliquons à notre vie quotidienne.

apez serious games dans EN BREF virtuels des « problèmes ludiques » spé-
votre moteur de recherche internet et cialement conçus pour changer nos pen-
vous obtiendrez plusieurs dizaines de ££Avoir appris quelque sées, voire nos comportements. De nom-
chose à la fin d’un jeu
millions de références : Nuage, le jeu vidéo : c’est l’objectif breux domaines sont concernés : la santé
sur le changement climatique ; Curapy. des « jeux sérieux ». (apprendre à manger plus équilibré) ;
com, une plateforme de jeux vidéo thé- Histoire, santé, l’environnement (savoir trier les déchets
rapeutiques ; Zombie Division, une acti- environnement, et économiser l’énergie) ; l’enseignement
vité conçue pour les enfants qui y font la palette est large… (maîtriser la conjugaison ou les calculs) ;
des divisions en détruisant des zombies ; ££Ces jeux mobilisent la formation professionnelle (acquérir
Driving, le jeu de sensibilisation à la plusieurs processus des savoir-faire) ; ou encore la culture.
conduite automobile ; Foodzy, le jeu qui psychologiques : Ainsi, nous avons l’impression de
© Ubisoft/Assassin’s Creed Unity

surveille votre alimentation… apprentissage par nous amuser avec des avatars dans des
essais-erreurs, imitation
Les serious games sont des jeux vidéo d’un modèle, émotions mondes virtuels et environnements
ayant des objectifs « sérieux », notam- positives et engagement. immersifs, mais nous apprenons en fait
ment d’éducation, d’apprentissage et de à bien conduire, à économiser l’eau ou à
communication persuasive. Souvent des- ££Des études ont montré manger sainement… Le but étant de
que nous reproduisons
tinés à un large public, ils nous incitent dans la vie réelle ce reproduire ces actes dans la vie « réelle ».
à résoudre dans des environnements que nous y avons appris. Mais est-ce que cela marche ?

N° 76 - Avril 2016
83

Pourquoi ne pas
détourner Assassin’s
creed pour apprendre
l’histoire de la
Révolution française ?
Avec le serious
gaming, des jeux
conçus pour divertir
pourraient avoir des
objectifs sérieux.

N° 76 - Avril 2016
84 VIE QUOTIDIENNE Éducation
Serious GAMES - APPRENDRE EN JOUANT ? ÇA MARCHE !

Dès que ces jeux numériques sont joueur simule des tâches dans un envi- les effets de ses actes et peut les modifier
apparus il y a une quinzaine d’années, ronnement virtuel, par exemple conduire ou les répéter lors de la partie suivante.
les chercheurs ont essayé de déterminer de Lille à Marseille en toute sécurité, ou Par exemple, s’il s’est fait arrêter par la
s’ils étaient véritablement efficaces. On ne pas dépasser le nombre de calories police pour un excès de vitesse, il perdra
dispose aujourd’hui de modèles assez dont il a besoin en préparant lui-même la partie et sera plus prudent à la pro-
complets sur la façon dont ils fonc- ses repas. Pour gagner, il doit utiliser à chaine tentative.
tionnent « psychologiquement » (trois peu près les mêmes savoirs et compé- Grâce à cette forme d’apprentissage
processus interviennent) et des travaux tences cognitives que ceux attendus pour par essais-erreurs, le sujet ne doute plus
très récents ont montré qu’ils modifient réaliser la tâche dans la vie réelle – dans de ses compétences et croit en ses capaci-
bien nos comportements quotidiens. ces cas, préparer son trajet, connaître et tés à mobiliser les ressources nécessaires
Voyons donc comment ils changent respecter le code de la route, faire atten- pour réaliser de « bonnes » actions
notre façon d’agir. tion aux chauffeurs imprudents, ou bien (comme arrêter de grignoter entre les
Le premier processus psychologique faire ses courses et cuisiner des repas repas) : son autoefficacité augmente, car
favorisé par un serious game est l’appren- équilibrés… il a pris confiance en lui. Par ailleurs, le
tissage par essais-erreurs, un des méca- Toutefois, devant l’écran, les erreurs joueur apprend à analyser les situations
nismes fondamentaux de l’apprentissage ont des conséquences beaucoup moins problématiques et à mieux y réagir : ses
opérant mis en évidence par le psycho- importantes que dans la réalité : le parti- compétences d’autogestion s’améliorent.
logue Edward Thorndike en  1931. Le cipant voit facilement et immédiatement Pour ce faire, il est cependant nécessaire

POURQUOI LES JEUNES PRÉFÈRENT LES JEUX VIDÉO


L es jeux vidéo, première industrie culturelle au monde soutenue
par des stratégies marketing coûteuses et des campagnes
de communication d’envergure, sont conçus pour le divertissement.
commercial). Mais peut-on joindre l’utile à l’agréable et dépasser
le paradoxe « jeu – sérieux » ? Un premier pas est fait avec le serious
gaming qui consiste, a posteriori, à détourner les jeux vidéo
Ils créent une expérience ludique en permettant au joueur du commerce de leur objectif premier de divertissement pour
de satisfaire différents désirs : transgresser les règles (détruire, les utiliser à des fins sérieuses : Final Fantasy x devient un moyen
tuer…), devenir quelqu’un d’autre, établir ou battre des records (pour d’enseigner les mathématiques ; avec Tetris, des malades focalisent
les jeux de plateforme) ; construire, développer, créer (dans les jeux moins leur attention sur les inconforts liés aux traitements médicaux
de stratégies) ; communiquer, partager (certains jeux de rôle en ligne (comme la douleur, l’angoisse, les nausées) ; grâce à la wii sport,
massivement multijoueurs permettraient la construction d’identités une console de jeux, les personnes âgées amélioreraient leurs
collectives et de la sociabilité en ligne)… Les gamers ont alors une réflexes, leurs capacités cognitives et vieilliraient mieux ; la série
motivation intrinsèque : ils jouent librement et volontairement, des Assassin’s creed, avec par exemple une scène de la Révolution
pour ces plaisirs que leur apporte l’activité en elle-même (on dit qu’ils française (ci-dessous), pourrait donner quelques leçons d’histoire…
atteignent le flow, sentiment d’immersion complète dans une activité). à condition de corriger les erreurs et anachronismes, et de jouer
Si on retrouve parfois ces plaisirs dans les serious games, le simple avec modération.
divertissement n’est toutefois pas leur finalité première. Dès leur
conception, l’apprentissage des savoirs et savoir-faire et les objectifs
sérieux sont une composante souvent plus importante que
l’amusement. La motivation est donc davantage de nature
extrinsèque, avec une contrainte externe liée au but sérieux : on joue
à la demande des parents, de l’enseignant, du formateur, du médecin,
du médiateur de musée… Et cette absence d’autonomie dans le choix
de jouer diminuerait le plaisir. Qui est d’autant plus réduit que les
investissements dans la conception (design, expérience vidéoludique,
© Ubisoft/Assassin’s Creed Unity

graphisme, narration…) et la publicité des serious games sont loin


d’atteindre ceux des jeux vidéo divertissants. Il n’est donc pas
étonnant que les jeux de divertissement attirent plus que les serious
games… Cependant, il est difficile de comparer ces deux types
d’activité qui ont des objectifs, des cibles, des univers et des budgets
distincts (par exemple, le budget de développement moyen d’un
serious game s’établit en dizaines de milliers d’euros quand il peut
atteindre plusieurs dizaines de millions de dollars pour un jeu vidéo

N° 76 - Avril 2016
85

que le serious game s’adapte continuelle- Troisième processus : les serious


ment au niveau et à la progression de games provoquent l’immersion et la
chaque participant, afin que ce dernier « transportabilité » du joueur qui, dans
reste motivé au fil des parties. Mais ce les deux cas, est comme « absorbé » par
n’est pas toujours le cas… l’environnement virtuel. Immergé,
Deuxième facteur intervenant dans « enveloppé » par la technologie, le pra-
un serious game : le modelage. Tout au tiquant joue pour le plaisir et la satisfac-
long de notre vie, nous apprenons les tion que cela lui procure. Et « trans-
bons et les mauvais comportements en porté » psychologiquement par les récits
observant des « modèles » issus de notre
environnement ou en nous y identifiant :
des parents pour leurs enfants, des amis
Le serious game nous permet
pour un adolescent ou encore des collè-
gues pour un salarié. C’est le psychologue
d’apprendre certains gestes
Albert Bandura qui a mis en évidence ce utiles et change notre façon
principe fondamental de l’apprentissage
social. Le modelage existe sous deux d’agir dans la vie réelle.
formes distinctes dans les serious games.
et les situations du monde virtuel, il se
APPRENDRE GRÂCE À UN MODÈLE fait encore plus plaisir.
Plusieurs études ont montré que, En vivant ces deux expériences émo-
dans certains jeux, le gamer apprend de tionnelles, le sujet peut ainsi accéder au
« bons » comportements en observant les flow, ou « expérience optimale », défini par
différents protagonistes du jeu, ainsi le psychologue Mihály Csíkszentmihályi
qu’en les regardant évoluer et être comme l’état dans lequel nous nous trou-
récompensés quand ils agissent correc- vons quand nous sommes fortement enga-
tement. Et c’est d’autant plus efficace que gés dans une activité uniquement pour ce
le joueur considère les personnages qu’elle représente. Ce que nous éprouvons
comme attrayants, sympathiques et sem- Biographie alors est si agréable et si intense que nous
blables à lui. Dans une activité de sécu- souhaitons le revivre, pour le simple plai-
rité domestique, par exemple, destinée Marie-Pierre sir que produit l’activité. Le flow s’accom-
aux enfants, on choisirait un héros Fourquet-Courbet pagne d’une concentration et d’une atten-
apprécié des jeunes, tel que Superman, et Didier Courbet tion si importantes que le joueur augmente
pour leur apprendre qu’il ne faut pas les ressources cognitives qu’il alloue au
jouer avec les produits ménagers. Professeurs en sciences jeu et devient de plus en plus motivé à
Dans d’autres serious games, c’est en de l’information résoudre les difficultés.
endossant l’habit d’un avatar que le et de la communication
à l’université d’Aix-
joueur apprend par modelage. Il obtient TOTALEMENT ABSORBÉ
Marseille, et chercheurs
ainsi une identité virtuelle, ce qui favo- à l’Institut de recherche DANS LE « FLOW » ?
rise son sentiment de présence dans le en sciences de Dès lors, en état de flow, le participant
monde du jeu. Dès lors, le gamer imagine l’information et de la atteindrait plus facilement les objectifs du
temporairement être un personnage de communication (Irsic), jeu, comme l’acquisition de nouvelles
l’activité dont il est capable de « com- dont Didier Courbet connaissances ou l’intention de bien se
prendre » les pensées, les intentions et est directeur adjoint. comporter. Toutefois, à l’inverse des jeux
les comportements dans une situation vidéo uniquement dédiés au divertisse-
donnée. Cette identification à l’avatar ment, les serious games sont souvent plus
faciliterait l’apprentissage comporte- centrés sur l’apprentissage que sur l’amu-
mental : sans forcément en avoir sement. Ainsi, avec ces jeux sérieux, le
conscience, le sujet imiterait l’avatar et sujet peut être dans un état proche du
reproduirait dans la réalité ce qu’on lui flow, mais il est rare qu’il y accède com-
a fait exécuter dans le monde virtuel. plètement… Ce qui représente l’une des
Par exemple, si à plusieurs reprises, en difficultés de ces activités : elles n’attirent
tant qu’avatar, vous composez des repas pas autant les joueurs que les jeux vidéo
équilibrés, vous aurez davantage ten- classiques !
dance à avoir envie de manger saine- Plusieurs recherches ont donc montré
ment dans la vie réelle. que les serious games changent souvent

N° 76 - Avril 2016
86 VIE QUOTIDIENNE Éducation
Serious GAMES - APPRENDRE EN JOUANT ? ÇA MARCHE !

© Cap Sciences
certains de nos jugements et de nos inten- jugements et avis des joueurs sur les
tions à adopter de bons comportements Ce jeu sensibilise ampoules à économie d’énergie étaient
pour améliorer notre santé ou pour pro- les jeunes à « la richesse bien meilleurs que ceux des personnes
téger l’environnement. Mais peu de tra- du vivant en Aquitaine ayant seulement observé le jeu.
et à la nécessité de
vaux se sont intéressés à leur efficacité se développer dans le Toutefois, toutes les versions du jeu
réelle : « Joint-on le geste à la parole ? » respect de nos milieux ». n’ont pas eu les mêmes conséquences :
Voilà une question pourtant cruciale ! Une façon ludique nous avons obtenu de meilleurs résultats
de leur apprendre
l’environnement ... quand nous demandions au joueur, au
CHANGER DE VIE cours de la partie, de s’engager à installer
Pour y répondre, nous avons soumis au moins une ampoule à économie
388 personnes à des versions légèrement Bibliographie d’énergie à son domicile. Signer un enga-
différentes d’un même serious game. Le gement à réaliser un acte donné est une
jeu consistait à trouver, dans un appar- D. Courbet et al., technique de persuasion dont l’efficacité
tement virtuel, quelles lampes il fallait Small clicks, great a déjà été démontrée par le psychologue
effects : the immediate
équiper d’ampoules à économie d’éner- Robert-Vincent Joule de l’université
and delayed influence
gie pour réaliser les meilleures écono- of websites containing d’Aix-Marseille. Cette méthode fonc-
mies. Soit les participants jouaient à serious games tionne donc aussi dans un serious game.
l’une de ces quatre versions, soit ils on behavior and Avec les jeux sérieux, on n’oblige pas
regardaient le jeu se dérouler sans inter- attitude, International qui l’on veut à faire tout ce que l’on veut.
venir, soit encore ils ne faisaient rien de Journal of Advertising, Quoique… En changeant nos comporte-
particulier (condition contrôle). Puis en ligne le 5 octobre ments dans la vie réelle ou en nous per-
nous avons évalué si les joueurs allaient 2015. mettant d’apprendre certains gestes
vraiment acheter des ampoules à écono- M.-P. Fourquet- utiles pour la santé, l’environnement, la
mie d’énergie, s’ils les installaient bien Courbet et D. Courbet, sécurité, ils représentent un moyen rela-
chez eux, en déterminant quelle version Les serious games, dispo- tivement ludique de transmettre de
du jeu obtenait les meilleurs résultats. sitifs decommunication bonnes attitudes et d’améliorer notre vie
Les joueurs ayant interagi avec une persuasive : quels (et l’avenir de la planète). Reste à les
des versions du serious game ont acheté processus socio-cogni- rendre aussi attrayants que le fameux
tifs et socio-affectifs
et changé dix fois plus d’ampoules que League of Legend qui compte des dizaines
dans les usages ? Quels
les sujets n’ayant pas connu le jeu, et effets sur les joueurs ? de millions d’adeptes chaque mois, mais
deux fois plus que ceux ayant simple- État des recherches et qui consiste malheureusement… à tuer
ment regardé. C’est donc bien le fait de nouvelles perspectives, son prochain. Une piste prometteuse :
s’immerger dans le monde virtuel et Réseaux, vol. 194, détourner ces jeux très bien faits de leur
d’interagir par des gestes qui influence pp. 199-228, 2015. objectif de destruction vers un idéal posi-
le plus les participants. En outre, les tif (voir l’encadré page 84). £

N° 76 - Avril 2016
Dans l’

vidard
mathieu
êt de

14:05 - 15:00
la tête au carré
la science

RCS Radio France : 326-094-471 00017 - Crédit photo : Christophe Abramowitz / RF


88

VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement

NICOLAS GUÉGUEN
Directeur du Laboratoire d’ergonomie
des systèmes, traitement de l’information
et comportement (lestic) à Vannes.

Comment les
chansons
nous manipulent
Que vous écoutiez du rap agressif, de la variété
romantique ou de la folk pacifiste, les conséquences
ne seront pas les mêmes sur votre comportement.
Même dans une salle d’attente de dentiste.

N° 76 - Avril 2016
89

R enseigne-toi sur les pansements


et les poussettes, j’peux t’faire un enfant et t’cas-
ser le nez sur un coup de tête. » Ces paroles – et
d’autres – ont valu, en 2013, au rappeur français
EN BREF
££Il n’y a pas que le style
ou la mélodie d’une
musique qui modifient
savoir si, comme l’avait évoqué le Ministre de
l’Intérieur au Sénat en février 2013, de telles inci-
tations sont de nature à favoriser les passages à
l’acte violent.
Orelsan une condamnation à 1 000 euros d’amende nos comportements ; En fait, les expériences de psychologie ont
pour injure et provocation à la violence envers les le texte intervient aussi. posé depuis longtemps cette question de l’in-
femmes. Deux ans et demi plus tard, il est relaxé. fluence de la musique sur les comportements.
Mais la polémique subsiste : ces textes rendent-ils ££Les textes à caractère Initialement, elles se focalisaient sur les mélo-
misogyne ou insultant
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

certains hommes violents et misogynes  ? se répercutent bel et bien dies. Mais peu à peu les paroles sont devenues un
L’affaire n’est pas isolée : on se souvient qu’il dans des comportements objet d’attention pour les scientifiques. Le champ
fut vivement reproché au rappeur Nekfeu, après méprisants ou agressifs est vaste, car dans une chanson, n’importe quel
les attentats de Charlie Hebdo, les paroles d’une à l’égard des femmes. thème peut être abordé : le bonheur, la solitude,
de ses chansons où il réclamait « un autodafé la guerre, le racisme, l’économie, le travail, l’ami-
pour ces chiens de Charlie Hebdo ». Une semaine ££Heureusement, tié… D’ailleurs, la recherche a confirmé que les
la musique adoucit les
avant les attentats, un autre rappeur, Médine, mœurs quand ses textes textes chantés reflètent souvent les préoccupa-
mettait en ligne un clip musical où il appelait à se réfèrent à la paix, tions des sociétés, politiques et individus, d’une
« crucifier les laïcards ». La question est alors de l’entraide et l’amour. culture donnée à un moment précis.

UNE INFLUENCE INCONSCIENTE


La question des musiques qui incitent à la vio-
lence a été posée par deux psychologues, John
Mast et Franck McAndrew, du Knox College dans
l’Illinois, qui ont monté en 2011 une expérience
aussi simple qu’astucieuse. Des étudiants, répar-
tis en deux groupes, écoutaient des chansons de
heavy metal. Ceux du premier groupe écoutaient
une chanson prônant la violence, l’autre non (un
troisième groupe témoin restait quant à lui assis
tranquillement sans écouter de musique). Pour
un même style musical, l’effet sélectif des paroles
était donc mesuré. Et ce, à travers un test clas-
sique de mesure de l’agressivité en psychologie
expérimentale : les participants se voyaient
remettre un flacon de sauce pimentée dont ils
pouvaient verser la quantité qu’ils souhaitaient
dans un verre d’eau que d’autres participants
devraient obligatoirement boire, le volume de
piment versé dans l’eau servant de mesure à

N° 76 - Avril 2016
90 VIE QUOTIDIENNE
Comment les CHANSONS NOUS MANIPULENT

l’agressivité des étudiants… Et il s’est vite avéré d’observation, les chercheurs ont vu décoller le
que les jeunes ayant écouté de la musique aux chiffre d’affaires de ces établissements.
paroles violentes ont eu la main bien plus lourde Un effet double : d’une part le client aurait
que ceux ayant entendu du heavy metal sans plus envie de boire, mais il passerait également
paroles violentes ou ceux restés dans le silence. plus de temps au bar, ce qui favorise la consom-
Fait notable, il n’y avait pas de différence entre mation. C’est à Céline Jacob, de l’université de
ces deux derniers groupes, ce qui met la musique Bretagne-Sud, que l’on doit d’intéressantes obser-
elle-même hors de cause et incrimine les paroles. vations dans des cafés : ayant choisi d’observer
des établissements où les clients ont coutume de
ALCOOL, SEXE ET VIOLENCE peu s’attarder (15 à 20 minutes), elle observe que
Ce n’est pas la seule étude du genre à avoir la diffusion de chansons « à boire » les retient
mis en évidence de tels effets. L’équipe de Christy
Barongan et Gordon Nagayama Hall, de l’univer-
sité d’État de Kent, dans l’Ohio, a observé des
effets particulièrement inquiétants sur la vio-
lence à l’égard des femmes. Dans leurs expé-
riences, ces psychologues ont exposé de jeunes
hommes à du rap avec ou sans expressions insul-
tantes à l’égard des femmes, traitées comme des
objets sexuels. Les participants devaient ensuite
visionner trois films de deux minutes où, respec-
tivement, une femme discutait avec un homme,
une femme était violée par un groupe d’hommes
ou une femme à moitié nue était agressée et
Si tu veux contrôler
insultée par un homme sous le regard d’autres.
Lorsqu’il leur était ensuite demandé quel film ils
le peuple, commence
envisageaient de faire voir à une jeune femme par contrôler sa musique.
pour en discuter avec elle, 30 % des sujets ayant
écouté du rap misogyne choisissaient la vidéo
Platon
représentant l’agression et l’humiliation publique davantage. Ce n’est pas le simple effet de la
de la femme à moitié nue, contre 7 % des jeunes musique (l’astuce ne fonctionne pas avec des
hommes ayant écouté du rap sans paroles agres- musiques pop sans référence à l’alcool, ni avec
sives. Personne ne choisissait la vidéo du viol. des mélodies utilisées à titre de contrôle, comme
D’autres chercheurs, tels Denise Herd de des musiques de dessins animés), mais bel et bien
l’université de Berkeley en Californie, se sont le registre verbal utilisé.
MUSIQUE ET
intéressés aux chansons qui poussent à la VIOLENCE ENVERS
consommation d’alcool. Là encore, le rap est un MAIS AUSSI… DE L’AMOUR EN TUBE LES FEMMES
genre de prédilection puisque, depuis les Le problème des chansons qui passent en
années 2010, 38 % des chansons urbaines (rap et boucle dans nos iPods, smartphones ou postes de Peter Fischer de
hip-hop) évoquent l’alcool, contre 7 % des titres radio, vient du fait que nous sommes plongés l’université de Munich,
rock et de 1 % des musiques pop, fait recensé par dans l’univers très émotionnel et plaisant de la en Allemagne, a exposé
les travaux de Michael Siegel de l’École de santé musique, si bien que les paroles nous semblent des hommes et des
publique de l’université de Boston. Lorsque Herd parfois reléguées au second plan. Nous les rece- femmes à de la musique
a mesuré l’évolution de cette thématique sur une vons avec décontraction, sans prendre garde à aux textes misogynes,
période de trente ans dans le rap, il est arrivé à leurs effets inconscients. puis leur a demandé
la conclusion que la proportion de chansons par- Un réflexe salutaire : prêter explicitement de faire goûter une sauce
lant d’alcool n’a cessé d’augmenter de façon attention aux paroles et bien repérer leur valence plus ou moins épicée
linéaire entre 1979 et 2009, passant de 12 % à émotionnelle. Car si les termes liés à l’agressivité à une autre personne.
63  %. L’abondance des termes qui s’y réfèrent ou à l’alcool ont des effets négatifs, ceux évoquant Résultat : seuls les
progressant de la même façon. l’amour ou la convivialité œuvrent bien dans le hommes exposés
Quels en sont les effets sur notre consomma- sens opposé. L’exemple le plus emblématique est le aux textes empreints
tion d’alcool ? Un autre psychologue, Rutger Engels légendaire Je l’aime à mourir de Francis Cabrel, qui de misogynie ont mitonné
de l’université Radboud, aux Pays-Bas, a demandé va toujours droit au cœur des femmes. Comment une sauce bien plus hot
à des responsables de bars de diffuser, deux se comporter avec violence après l’avoir entendu ? quand celle-ci était
heures par jour, des chansons modernes parlant De fait, cela devient très difficile. Dans une dégustée par des femmes
explicitement d’alcool. Après plusieurs semaines de nos expériences au lestic de Vannes, nous plutôt que par des hommes.

N° 76 - Avril 2016
91

avons fait écouter Je l’aime à mourir à des femmes soutien social, du réconfort envers autrui, comme

53 %
avant une phase de test où elles étaient supposées le titre Help, des Beatles. Il leur a ensuite demandé
goûter des cookies et juger de leur qualité en pré- de compléter des mots représentés par leur pre-
sence d’un jeune homme. Ce jeune homme avait mière syllabe : par exemple « bag- » qui peut don-
reçu des instructions : après la phase de dégusta- DES ner « bag-age » ou « bag-arre », selon que l’on se
tion, il devait demander à sa partenaire son AUDITEURS trouve dans des dispositions d’esprit agressives
numéro de téléphone personnel dans l’hypothèse ou pacifiques. Le nombre de mots complétés dans
d’un contact futur. une version « agressive » a fortement chuté après
Nous voulions savoir si la chanson Je l’aime à du titre Help des Beatles l’écoute de Help, en comparaison d’une autre
mourir, comparée à une autre sans lien explicite donnent de l’argent à une chanson des Beatles au contenu sémantique
avec l’amour (L’Heure du thé, de Vincent Delerm) association caritative, neutre, comme Octopus’s garden.
pouvait augmenter la probabilité que les femmes lors d’une expérience
donnent leur numéro au jeune homme. de psychologie. CHANSONS POUR LA PAIX
T. Greitemeyer, Journal of
Nous avons donc compté le nombre de Experimental Social Psychology, 2009 Sans changer de méthode, Greitemeyer a
femmes qui acceptaient de donner leur numéro, obtenu des résultats similaires avec des mots liés
dans l’un et l’autre cas. Une différence très nette à l’altruisme. Ainsi, la syllabe « par- » était plus
est apparue : elles étaient bien plus nombreuses souvent complétée sous la forme de « par-tager »
à accepter après avoir été exposées à Je l’aime à que sous la forme « par-venir », après que les
mourir, discrètement diffusé en musique de fond sujets avaient entendu des musiques prosociales.
dans la salle d’attente. Par ailleurs, les étudiants étaient plus empa-
Même effet chez les hommes : dans une autre thiques et manifestaient plus de compassion à
expérience, nous avons diffusé chez un fleuriste l’égard des protagonistes malheureux d’histoires
des chansons d’amour et avons constaté que les qui leur étaient contées. Greitemeyer est allé
messieurs faisaient de plus grosses dépenses encore plus loin en montrant que ses étudiants
qu’en présence d’une musique pop n’exprimant joignaient le geste à la parole (ou à la pensée).
pas l’amour, oui qu’en l’absence de musique. Soit Pour cela, il leur remettait deux euros pour
ils achetaient des bouquets plus gros, soit ils choi- répondre à une enquête sur la musique, un
sissaient des fleurs plus chères, dépensant davan- simple prétexte pour les exposer à des chansons
tage pour exprimer un amour plus « grand ». neutres ou prosociales. Au moment de leur don-
Notre enquête a révélé qu’ils achetaient des fleurs ner l’argent, il les informait qu’une collecte de
Bibliographie
pour les offrir à une femme qui comptait pour fonds avait lieu au profit d’une organisation cari-
eux, alors que les femmes choisissaient un bou- tative. Après avoir entendu les musiques pro­
R. Engels et al., Effect
quet pour une amie ou un membre de leur of alcohol references sociales, 53  % des étudiants ont reversé leur
famille, à l’occasion d’un dîner par exemple. in music on alcohol argent, contre 31 % des jeunes ayant écouté les
De façon générale, l’amour fait vendre – des consumption in public chansons neutres.
fleurs, mais aussi des disques ! À l’université drinking places, The On se souvient d’Imagine, plaidoyer pour un
d’État de New York à Albany, Dawn Hobbs et American Journal of monde sans pays, frontières ni religions. De tels
Gordon Gallup ont comparé la présence de Addictions, vol. 20, textes ont une influence profonde sur nos émo-
paroles liées aux stratégies de reproduction pp. 530-534, 2011. tions collectives. À l’époque où ce titre fut com-
(amour, séduction, sexualité, fidélité…) dans des T. Greitemeyer, Effects posé, son auteur John Lennon était ouverte-
chansons de style rythm & blues, country et pop of songs with prosocial ment engagé contre la guerre du Vietnam, et fut
avec leur classement au Top 10 des meilleures lyrics on prosocial mis sur écoute par la cia . Ses chansons pou-
œuvres musicales en 2009 ; ils ont découvert que thoughts, affect, and vaient-elles insuffler à l’opinion un pacifisme de
plus le texte parlait d’amour, plus son succès com- behavior, Journal of mauvais aloi dans un contexte d’effort de
mercial était grand. Experimental Social guerre ? Revenons à Greitemeyer et Anne
Psychology, vol. 45,
Schwab, de l’université d’Innsbruck : ils ont
pp. 186-190, 2009.
LA MUSIQUE ADOUCIT LES MŒURS montré que l’écoute de chansons vantant l’esprit
Enfin, les chansons à textes pacifiques, huma- C. Jacob et al., « Love is d’accueil d’un pays (en l’occurrence, l’Alle-
nistes ou tolérants ont un effet profond sur nos in the air » : Congruency magne) rendait les autochtones plus bienveil-
between background
comportements. Tobias Greitemeyer de l’univer- lants à l’égard d’une population immigrée
music and goods in a
sité d’Innsbruck, en Autriche, a développé un flower shop, International turque. Dans un jeu vidéo où ils devaient
protocole original pour montrer comment cer- Review of Retail, affronter un immigré, ils se montraient moins
taines chansons développent compassion et géné- Distribution and agressifs. La chanson Ebony and Ivory de Paul
rosité. Il a d’abord exposé des étudiants à des Consumer Research, McCartney augmenterait quant à elle les com-
musiques dites prosociales, c’est-à-dire dont les vol. 19, pp. 75-79, 2009. portements d’aide envers des personnes d’ori-
paroles abordaient les thèmes de l’entraide, du gines ethniques différentes… £

N° 76 - Avril 2016
92 LIVRES
p. 92 Sélection d’ouvrages p. 94 La Cloche de verre : une romancière raconte les électrochocs

A N A LY S E SÉLECTION
Par Gérard Lopez

APPRENTISSAGE
SOCIOLOGIE P  iégée dans son couple  Imiter pour grandir
de J ean-Claude Kaufmann L es liens qui libèrent de J acqueline Nadel
Dunod

S C
ur son blog (www.jckaufmann.fr), le sociologue Jean-Claude ’est une injustice
Kaufmann recueille des « cris de femmes » qui décrivent vieille de plus
le « piège conjugal », c’est-à-dire l’enfermement dans une vie de 2000 ans que répare
à deux où plus rien ne fonctionne. Témoignages poignants PSYCHOLOGIE ici Jacqueline Nadel :
qui montrent comment les rêves se heurtent à la réalité quotidienne. Game of thrones, le mépris de l’imitation,
Ces récits, Jean-Claude Kaufmann les présente dans ce livre, une métaphysique déjà considérée comme
des meurtres
où il apporte son éclairage de sociologue sur les origines de M arianne Chaillan un frein à la créativité
du « piège ». Pour lui, le couple est devenu un refuge dans notre Le Passeur par le philosophe Platon.
monde impitoyable, où la compétition et l’évaluation sont la règle. Comme nous le raconte
D’où cet « immense besoin de reconnaissance », que l’on va l’auteure, cette capacité
demander au conjoint de satisfaire. Dès lors, une « règle d’or »
s’inscrit dans le contrat de couple : « À tout jamais pour le meilleur
et pour le pire. » Et comme les femmes ont historiquement
B ien qu’essentielles,
les questions de
morale, de métaphysique
est essentielle
au développement
de l’enfant, qui la met
davantage cultivé l’idéal d’amour et endossé le plus ou de philosophie en œuvre dès le plus
de responsabilités dans la sphère domestique, elles se laissent politique peuvent paraître jeune âge : « Le nouveau-
plus souvent piéger dans un couple qui ne leur apporte aucun un brin austères. Marianne né a vingt minutes de vie.
bonheur, s’obstinant à tenter de le sauver. Même s’il ne s’agit bien Chaillan a l’art de nous Vingt minutes seulement,
sûr là que d’une tendance générale – le témoignage symétrique les rendre attrayantes, et il me tire la langue si
d’un homme piégé clôture d’ailleurs l’ouvrage. en les abordant par je la lui tire. »
Sur cette tendance se greffent de multiples facteurs qui retardent le truchement de la série Après avoir expliqué le
ou empêchent la rupture : les enfants, les apparences, la pression à succès Game of fonctionnement de cette
sociale et familiale, les difficultés matérielles, la perte d’estime Thrones. Elle décrypte faculté, Jacqueline Nadel
de soi, le chantage affectif. Progressivement, le couple ne se les comportements des présente les recherches
comprend plus, avec de possibles explosions de violences, protagonistes à la lueur visant à l’utiliser pour aider
la dépression, ou même le suicide comme seule solution. des grandes théories les enfants autistes. Selon
La souffrance est encore aggravée par le fait que ce piège conjugal philosophiques et des elle, « il faut voir l’imitation
est un peu à contre-courant de l’époque, ce qui alimente une expériences de pensée comme un voyage
certaine incompréhension de l’entourage : depuis les années 1960, récentes en psychologie. développemental ».
nous ne nous résignons plus à ce que la vie à deux soit une loterie Ce faisant, elle éclaire
où l’on gagne rarement et nous revendiquons la liberté de choisir – des débats souvent très
y compris de partir. Cet ouvrage permet au lecteur de réfléchir au actuels, par exemple sur
fonctionnement de son propre couple. Pour, si besoin, l’améliorer, mais le mariage pour tous ou
parfois aussi pour s’engager sur le difficile chemin du renoncement. Car, l’euthanasie. Attention si
nous dit l’auteur, « Quand tout amour est mort, il faut savoir se quitter »… vous comptez voir la série,
Gérard Lopez est psychiatre et fondateur car l’ouvrage en divulgue
de l’Institut de victimologie de Paris. tous les rebondissements.

N° 76 - Avril 2016
93

COUP DE CŒUR
Par Francesca Sargolini

PSYCHOLOGIE
Histoire de la NEUROSCIENCES V  ous êtes ici 
psychologie de C
 olin Ellard Seuil
d’Olivier Houdé
puf

P
ourquoi les hommes sont-ils capables d’aller sur la Lune

COGNITION
Système 1 – Système 2 :
S i la psychologie
scientifique ne voit
le jour qu’à la fin du
et se perdent-il dans un parc ? C’est la question posée par
Colin Ellard dans ce bel ouvrage. Dans une première partie,
il décrit d’une façon claire et exhaustive la multitude
les deux vitesses de la xixe siècle, avec la de stratégies employées par les animaux pour s’orienter dans
pensée
de D aniel Kahneman création du premier l’espace. Ainsi, les tortues se repèrent grâce au champ magnétique
Flammarion laboratoire en terrestre et les rats dressent des cartes mentales de leur
Allemagne en 1875, environnement, grâce auxquelles ils sont capables de trouver des
ses racines sont bien raccourcis et des détours – par exemple pour éviter un prédateur.

C ette réédition de
l’ouvrage de Daniel
Kahneman mérite d’être
plus anciennes. Son
objet d’étude – l’esprit
humain, excusez du
L’homme aussi est capable de dresser des cartes mentales, quoique
bien moins précises que celles de nombreux autres animaux.
Les dimensions et les distances y sont fortement distordues.
signalée, tant le peu – suscite la curiosité En revanche, les relations topologiques, c’est-à-dire la façon dont
psychologue a contribué depuis l’Antiquité, quand les différentes parties de l’espace sont connectées, sont bien
à réintroduire l’humain les philosophes grecs conservées. Au bout du compte, nos cartes représentent
« réel », parfois irrationnel débattaient déjà une version simplifiée du monde.
et changeant, dans de sujets comme Cela explique à la fois que nous nous orientions difficilement dans
les théories économiques l’importance de l’inné un environnement naturel ou semi-naturel comme un parc,
– au point qu’il a reçu et de l’acquis. Olivier et que nous soyons capables de concevoir des nouveaux espaces
le prix Nobel d’économie Houdé raconte ici d’une manière très créative. Qu’il s’agisse de modéliser par
en 2002. Au fil de ces comment ces débats ont la pensée le chemin qui mène à la Lune, de dessiner des bâtiments
650 pages, l’auteur traversé les époques variés pour se loger, ou d’imaginer des environnements virtuels
nous invite à prendre pour se prolonger où des avatars vivent des aventures incroyables…
du recul sur nos pensées jusqu’à aujourd’hui, avec Avec un revers de médaille : nous nous sommes de plus en plus
et nos intuitions, qu’il l’apport des méthodes isolés de la nature, que nous polluons et dégradons. Comment
décrit de façon imagée et des instruments y remédier ? Colin Ellard ne plaide en aucun cas pour un retour
comme produites par modernes. Un éclairage au stade primitif. Au contraire, à nous d’utiliser ces mêmes
un système cérébral historique précieux. technologies pour devenir plus conscients et de ce fait plus
automatique et rapide, respectueux du monde qui nous entoure. Par exemple, en retissant
mais prompt à l’erreur, un lien avec la nature grâce à des casques de réalité virtuelle qui
qu’il baptise « Système 1 ». immergeraient dans une forêt profonde, loin des environnements
D’où la nécessité urbanisés. Mieux comprendre comment nous percevons l’espace
de faire intervenir nous permettra-t-il d’y retrouver notre place ?
le « Système 2 », plus Francesca Sargolini est maître de conférence et chercheuse
lent, mais plus logique dans l’équipe « Bases neurales de la cognition spatiale »,
et moins faillible. à l’université d’Aix-Marseille.

N° 76 - Avril 2016
94

© Jensin Eckwall

N° 76 - Avril 2016
LIVRES
LIVRES
 eurosciences
N  xxxxxxxxxxxxx
X et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

La cloche de verre
Une romancière raconte
les électrochocs
Dans son roman autobiographique
La Cloche de verre, Sylvia Plath
décrit de façon glaçante
le traitement de la dépression

À
par électrochocs. Puis montre
son évolution vers des
méthodes plus humaines…

peine un enfermait les femmes dans un rôle


mois après la sortie de La Cloche de domestique et subalterne, et l’expé-
verre, son auteure Sylvia Plath se rience subjective de la dépression
suicide. Dans ce roman, publié en d’une poétesse hypersensible.
Angleterre sous le pseudonyme de Sylvia Plath s’inscrit dans les pas
Victoria Lucas en  1963, cette écri- de la romancière américaine Mary
vaine prometteuse de 30 ans raconte Jane Ward, qui publia La Fosse aux
sous une forme à peine déguisée serpents en 1946. Cet ouvrage, qui
l’épisode dépressif sévère qu’elle a raconte le traitement psychiatrique
vécu dix ans auparavant. Elle devien- de son auteur, a grandement contri-
dra par la suite une icône féministe, bué à attirer l’attention du grand
La première séance
d’électrochocs subie grâce à sa description poignante des public sur une thérapie qui n’aura de
par Esther, alias difficultés et dilemmes vécus par cesse, depuis, de soulever la contro-
l’auteure Sylvia Plath,
est traumatisante. une jeune femme brillante, en quête verse : l’électroconvulsivothérapie,
La jeune femme ressent d’indépendance dans l’univers mieux connue sous le nom d’« élec-
une douleur intense machiste des années 1950. L’image trochocs ». Ayant elle aussi subi ce
dans tout le corps
et repart avec l’envie de la cloche de verre évoque à la fois traitement, Sylvia Plath s’engage
d’en finir. la société étouffante et sclérosée qui dans ce qu’elle voit très lucidement

N° 76 - Avril 2016
96 LIVRES N
 eurosciences et littérature


C’est ce qui la conduira à faire une


tentative de suicide en avalant des
DANS L’ENFER DES barbituriques – funeste prémonition
PREMIERS ÉLECTROCHOCS du destin de Sylvia Plath.
Pourquoi diable infliger une tor-
ture pareille à des malades qui
« Je me suis étendue sur le lit. […] demandent simplement de l’aide ? De
Le docteur Gordon, lui, déverrouillait le placard. Il en a sorti une table à roulettes fait, dès ses débuts, l’histoire du trai-
chargée d’un appareil, qu’il a poussée derrière la tête du lit. L’infirmière tement par électrochocs surprend par
a commencé à me frotter les tempes avec une graisse à l’odeur insistante […]. son caractère brutal et peu scienti-
- T’inquiète pas, me disait-elle en souriant, la première fois tout le monde crève fique. Dans les années 1930, le méde-
de frousse ! cin hongrois Ladislas von Meduna
J’ai essayé de sourire, mais ma peau était devenue sèche comme du parchemin. postule un « antagonisme » entre épi-
Le docteur Gordon fixait deux plaques de métal de chaque côté de ma tête. Il les lepsie et schizophrénie, c’est-à-dire
a maintenues en place avec des attaches qui me sciaient le front, puis il m’a l’idée – fausse – que ces maladies
donné un fil métallique à mordre. s’excluent mutuellement. Dès lors, il
J’ai fermé les yeux. tente de déclencher des crises d’épi-
Il s’est produit un bref silence, comme un souffle d’aspiration. lepsie chez ses patients schizophrènes
Puis quelque chose s’est abaissé pour m’emporter et m’a secouée comme en leur injectant une substance déri-
si c’était la fin du monde. Whiii-ii-ii-ii-ii, cela me vrillait à l’intérieur comme dans vée du camphre, dans l’espoir de
un espace parcouru d’éclairs bleus, et à chaque éclair de grandes secousses « chasser » leur pathologie.
me rossaient jusqu’à ce que je sente mes os se briser et la sève me fuir comme Cette méthode ayant de nom-
celle d’une plante sectionnée. breux effets indésirables, les cher-
Je me suis demandé quelle chose horrible j’avais bien pu commettre. » cheurs italiens Ugo Cerletti et Lucio
Sylvia Plath, Œuvres, coll. « Quarto », Gallimard, p. 481 Bini proposent en  1938 de provo-
quer des crises d’épilepsie plus
courtes et sélectives par l’application
comme un bon « marché » littéraire. calamiteux qu’elle est conduite chez d’un courant électrique sur la sur-
Son témoignage, contemporain du le docteur Gordon, un psychiatre face du crâne. Ce courant entraîne
livre de Ken Kesey Vol au-dessus qui lui prescrit sans le moindre en effet une activation excessive et
d’un nid de coucou (1962), marque ménagement « un traitement de synchronisée de vastes assemblées
durablement les esprits sur cette choc dans son hôpital de Walton ». de neurones – une crise d’épilep-
thérapie spectaculaire, mais en Ce traitement de choc, c’est bien sie –, ainsi que des convulsions.
fournit aussi une image beaucoup sûr l’électroconvulsivothérapie (en Préalablement testée sur des chiens,
plus nuancée que ce qui en est anglais, electroconvulsive therapy, la technique est très vite considérée
généralement retenu. ou ECT), à l’époque une option ter- comme efficace. Des patients schizo-
La Cloche de verre (dont le titre rifiante pour les patients. La séance phrènes, on passe alors aux dépres-
des premières éditions françaises sera traumatisante pour Esther, qui sifs et aux maniaques, et la cure
était La Cloche de détresse) évoque aura davantage l’impression d’être miracle se répand dans toute l’Eu-
une période difficile dans la vie punie pour son comportement exu- rope et aux États-Unis…
d’Esther Greenwood, alter ego de bérant que soignée pour sa souf-
l’auteur. Nous sommes en  1953. france psychique (voir l’extrait ci- UNE THÉRAPIE TERRIFIANTE
Malgré des études brillantes, l’ob- dessus). La rudesse de la procédure, ET PEU SCIENTIFIQUE
tention d’une bourse très sélective le manque de préparation et d’ac- Cependant, malgré l’enthou-
et la publication de quelques textes compagnement du patient, la dou- siasme du monde médical pour cette
dans des magazines, l’héroïne perd leur physique soudaine et intense procédure révolutionnaire, les cri-
progressivement pied. L’incohérence déclenchée par l’électricité et les tiques ne tardent pas à apparaître.
entre son désir de réussir dans un s e c o u s s e s mu s c u l a i r e s , t o u t Tout d’abord, le choc électrique est
univers glamour qui lui ouvre grand concourt à rendre cette séance aussi très douloureux et les secousses mus-
ses portes et l’impossibilité de s’y éprouvante que scandaleuse. culaires entraînent souvent des bles-
sentir réellement à l’aise, ainsi que Pire encore, le traitement n’aura sures, notamment des fractures de la
divers échecs et mésaventures dou- aucune efficacité et dégoûtera cage thoracique. On rapporte que le
loureuses, vont la rendre apathique, Esther de la médecine, aggravant premier patient de Cerletti et Bini
insomniaque, anorexique, incapable probablement son état mental chan- s’est écrié « Attention ! Une autre
d’écrire et finalement, « détachée celant. Après l’avoir subi, elle n’aura [secousse] et je suis mort ! » Ensuite,
[d’elle]-même ». C’est dans cet état plus qu’une idée en tête : en finir. les séquelles cognitives sont loin

N° 76 - Avril 2016
97

d’être négligeables : le traitement musculaires et une anesthésie géné-


provoque parfois des troubles sévères rale, ce qui élimine les spectacu-
de la mémoire et des états de confu- laires et dangereuses secousses,
sion, qui durent de quelques minutes ainsi que la douleur et la terreur
à quelques heures. De plus, les élec- déclenchées par la procédure. De
trochocs sont utilisés de façon abu- plus, le nombre de séances et l’inten-
sive. On les prescrit ainsi dans toutes sité du courant électrique sont mieux
sortes de cas, incluant l’anxiété pas- dosés, les effets sur le patient mieux
sagère ou même des attitudes sim- mesurés et l’accompagnement psy-
plement jugées non conformes. chologique plus soigné.
Enfin, personne n’a la moindre idée Aujourd’hui, la pratique des élec-
des mécanismes neurobiologiques trochocs se poursuit, à moindre
exacts expliquant leur efficacité échelle, sous des formes toujours
contre certaines pathologies. plus sûres. Ils sont surtout utilisés
dans les cas très graves de dépres-
UNE MUE BÉNÉFIQUE
Et pourtant, La Cloche de verre
décrit une autre séance d’électro-
chocs qui ne ressemble en rien à Les électrochocs sont
l’enfer de la première. Après sa ten-
tative de suicide, Esther se voit pres-
aujourd’hui utilisés sous des
crire à nouveau cette thérapie, mais
cette fois sous l’égide du docteur
formes plus sûres. Ils sont
Nolan, une femme psychiatre bien efficaces dans près de 90 %
plus empathique que le docteur
Gordon : « Quand c’est bien fait, c’est des cas de dépression grave.
comme si on s’endormait », assure-t-
elle, avant d’ajouter qu’il y a « même sion, notamment lorsque le risque de
des malades qui aiment ça ». suicide est élevé et que les antidé-
Anesthésiée avant l’application des presseurs sont inefficaces. Dans près
électrochocs, Esther apprécie le de neuf cas sur dix, les symptômes
résultat à son réveil : « J’émergeais s’améliorent assez vite, de façon plus
baignée de sueur d’un profond som- ou moins durable.
meil […]. J’étais vidée de toute cha- Pour autant, les effets secon-
leur et de toute peur. Je me sentais daires n’ont pas totalement disparu
étrangement en paix. » Après cinq et nous n’en savons pas beaucoup
séances, elle a l’impression d’être plus sur les mécanismes sous-
guérie et ne rapporte aucun trouble jacents. Les électrochocs rendent-ils
de la mémoire. Bibliographie temporairement le cerveau plus
Pourquoi une telle différence plastique ? Déclenchent-ils la libéra-
entre les séances subies par la jeune B. Granger, tion d’endorphines, des composés
L’électrochoc, une
femme ? C’est que le roman se qui procurent une sensation de
méthode barbare ?, Cer-
déroule à une époque charnière veau & Psycho, N° 60, bien-être ? Apaisent-ils en recrutant
pour les électrochocs. En réponse pp. 92-93, 2013. le neurotransmetteur gaba , qui
aux critiques, la technique connaît inhibe les neurones ? Autant d’hypo-
B. Moraski, The missing
en effet des changements majeurs au thèses sur la table.
sequel : Sylvia Plath
début des années 1950, période où and psychiatry, Plath Quel que soit son mode d’action,
les formes « archaïques » cohabitent Profiles, vol. 2, pp. 78- la thérapie reste utile à certains
avec les nouvelles pratiques. 102, 2009. patients. Mais une rechute est tou-
Certains hôpitaux imposent ainsi jours à craindre, comme le raconte
E. Shorter et D. Healy,
des contrôles plus stricts et des Shock therapy : a his- Sylvia Plath : « Comment savoir si,
méthodes plus humaines. L’électro­ tory of electroconvulsive un jour ou l’autre – à l’université, en
convulsivothérapie dite « modifiée », treatment in mental France, quelque part, n’importe où –
par rapport à sa version « non modi- illness, Rutgers Univer- la cloche de verre, avec ses redou-
fiée » antérieure, inclut désormais sity Press, 2007. tables déformations, ne descendrait
l’administration de relaxants pas de nouveau sur moi ? » £

N° 76 - Avril 2016
98
LE MOIS PROCHAIN
POUR LA SCIENCE
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Cerveau & Psycho
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le 13 avril 2016
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Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal avril 2016 – N° d’édition M0760076-01 – Commission paritaire : 0718 K 83412
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N° 76 - Avril 2016
LA RÉFÉRENCE EN
NEUROSCIENCES

D. Purves, G. J. Augustine, D. Fitzpatrick,


W. Hall, A.-S. Lamantia, J. O. McNamara
et L. White
Préfaces : Marc Jeannerod
et Andrea Volterra
Traduction : J.-M. Coquery, Ph. Gailly
et N. Tajeddine

5e édition 2015 • 864 pages •


9782807300026 • 75 €

• Toutes les notions de base et l’ensemble des + Atlas interactif de neuroanatomie humaine puissant
nouvelles avancées, en particulier dans le do- et fonctionnel, véritable outil d’exploration et d’étude
maine du développement du système nerveux du système nerveux humain
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d’analyse : moléculaire, cellulaire, physiologique, compa-
rée, humaine, clinique, cognitive et comportementale
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