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DÉODAT ROCHÉ

ETUDES MANICHEENNES
ET CATHARES
DU MEME AUTEUR :

Le Catharisme. Edition de l'Institut d'Etudes Occitanes. Toulouse 1947.


(épuisé).
Contes et légendes du catharisme. Edition des « Cahiers d'Etudes
Cathares» Arques (Aude). 1951.

EN PREPARATION :

L'Eglise romaine et les cathares albigeois (dialogues philosophiques).


Etudes manichéennes et cathares (2e série)
« Le Catharisme » ( 3 édition).
DÉODAT ROCHÉ

ETUDES MANICHEENNES
ET CATHARES

INITIATION SPIRITUELLE DES CHRETIENS CATHARES. —


DOCUMENTS ET ORIGINE MANICHEENNE DU CATHARISME. —
ST AUGUSTIN ET LES MANICHEENS DE SON TEMPS. — LA
PISTIS-SOPHIA. — LES CATHARES ET L'AMOUR SPIRITUEL. —
LE PROBLEME DU MAL ET DE LA REDEMPTION. — LE GRAAL
PYRENEEN. — CATHARES ET PLATONICIENS CATHOLIQUES.

EDITIONS DES
CAHIERS D'ETUDES CATHARES
ARQUES (Aude)

Dépôt général :
A PARIS A TOULOUSE
LIBRAIRIE VÊGA INSTITUT D'ETUDES OCCITANES
17 6. Bd St-Germain - PARIS VI 1. rue Lajaille - TOULOUSE
Tous droits de reproduction, de traduction
ou d'adaptation réservés p o u r tous pays.
Copyright b y Déodat Roché 1952
PRÉFACE

Nous avons porté notre attention depuis plus d'un demi-siècle sur
les gnoses, les anciennes sciences spirituelles anciennes, et particu-
lièrement sur celles du manichéisme et du catharisme. Nous avons
dirigé nos investigations vers tous les documents qu'ont pu nous
offrir l'histoire des religions et celle des philosophies. Nous avons
aussi recherché dans les principales sociétés occultes de notre temps
les vestiges de traditions depuis longtemps oubliées.
Il a fallu pour que nous puissions rétablir les doctrines qui nous
intéressaient avoir en mains des documents manichéens et cathares
et les étudier avec les méthodes précises, objectives, de l'érudition
moderne, mais ceci fait nous avons considéré que tout n'est pas dit
quand on a classé des livres dans une bibliothèque comme des objets
sans vie, comme des cadavres dans un cimetière. Il fallait éclairer le
sens de ces doctrines par une intuition philosophique qui réponde à
leur esprit de synthèse, et les pénétrer, alors qu'elles sont fondées sur
la connaissance directe du monde spirituel, par des comparaisons avec
les données analogues d'une science spirituelle moderne et vivante.
Aussi avons-nous tout d'abord publié dans la revue « La Science
Spirituelle », 90, rue d'Assas à Paris, Les premières études qu'on trou-
vera dans ce volume, mises au point des découvertes les plus récentes.
Ce sont l'Introduction de 1925 sur « L'initiation spirituelle des chré-
tiens albigeois» et l'étude de 1931-1932 sur « L a doctrine des cathares
sur le problème du mal et sur la rédemption».
La publication que nous fîmes ensuite de notre communication du
7 mai 1937 au Congrès des Sciences Historiques, tenu à la Faculté des
Lettres de Montpellier, sur le catharisme, son développement dans le
Midi de la France et les croisades contre les albigeois, nous a montré
combien ce problème intéresse nos contemporains, et plus encore nous
l'a démontré le succès de la réédition que nous en fîmes en 1947, avec
des compléments, à l'Institut d'Etudes Occitanes de Toulouse.
Nous avons commencé depuis lors à écrire dans le « Génie d'Oc »,
des « Cahiers du Sud », et dans les « Cahiers d'Etudes Cathares », que
nous éditons, des études dont on trouvera la première série dans ce
volume. Nous y avons répondu à des doutes, à des incompréhensions
que nous espérons dissiper chez les lecteurs de bonne foi et sans pré-
jugés, tant en ce qui concerne la genèse chrétienne-manichéenne du
catharisme, que sur le moyen de restituer l'essentiel des doctrines par
des ouvrages qui étaient aux mains des cathares ou par la tradition
orale qu'ils en ont eue.
Ainsi que nous l'avons dit le 23 mai 1946 en conférence, au « Centre
international de Synthèse » de Paris, depuis que les cathares ont été
persécutés par les croisades et les inquisitions, on n'a guère recueilli
que des débris de leurs doctrines, comme on aurait pu le faire des cen-
dres et des ossements de leurs bûchers. On les a rassemblés souvent
avec une érudition aussi grande qu'impressionnante, mais sans cette
critique constante des témoignages qui doit être à la base des jugements
de l'histoire. Nous pourrions donner maints exemples de la manière dont
ies inquisiteurs, et quelques historiens, ont recueilli les opinions chao-
tiques qu'ils ont attribuées aux cathares. Il en est un de remarquable
dans la « profession de foi de cathares florentins » donnée en latin
par J. Guiraud dans son « Histoire de l'Inquisition au Moyen-Age »
(Tome II, pp. 456-457). On en lira l'analyse dans l'étude sur les docu-
ments cathares. On ne sait rien des deux témoins qui ont signé cette
déclaration, écrite et rédigée par l'inquisiteur, sinon que l'un d'eux
n'y comprenait rien. On y trouve certes des indications intéressantes,
que nous reprendrons, mais il n'est pas sûr que toutes soient confor-
mes aux doctrines cathares. On ne reconstitue pas des doctrines par
des témoignages d'auditeurs, plus ou moins instruits, car on ne recueil-
le guère ainsi que des membres épars, dont M. Pierre Breillat n'a pas
vu la synthèse dans la « Revue du Languedoc » du 15 Juin 1943 (p. 130),
on ne recueille que des membres épars, des « dijecta membra, dont la
réunion pêle-mêle ne peut faire qu'un monstre sans existence réelle ».
Nous estimons donc toujours qu'il faut procéder comme nous l'avons
proposé en 1937 : Remonter le plus vite possible, en partant des indi-
cations des inquisiteurs et des polémistes, aux documents qui étaient
aux mains des cathares et aux doctrines qui leur avaient été transmi-
ses, les pénétrer par une connaissance de la philosophie et aussi de la
théosophie occidentale qui manquait trop à des historiens très érudits.
mais surtout théologiens, r é u n i r ces éléments dans un esprit de syn-
thèse qui nous permette de ressaisir ce qu'il y avait de vivant et d'ef-
ficace en eux. Selon le conseil que donnait Maurice Croisset, pour
l'étude de la Grèce antique, le jour de l'inauguration du Centre Inter-
national de Synthèse, nous écartons l'histoire conventionnelle, nous
allons tout droit aux œuvres des gnostiques. des manichéens et des
cathares; enfin pour nous « transporter en esprit dans leur temps et
nous refaire une âme semblable à la leur », nous avons souvent
médité sur les collines saintes de Montségur et de Montréalp-de-Sos en
Ariège, ainsi que dans les grottes d'Ussat.
Mais pour être des historiens de la vie et non des fossoyeurs, il faut
nous débarrasser des fables convenues et des préjugés théologiques.
Il faut considérer au moins pendant quelques instants avec une ima-
gination sympathique, une religion philosophique qui se rattache aux
plus grandes religions et aux plus grandes philosophies de l'antiquité.
Nous avons donné dans les « Documents et commentaires » du
« Catharisme » (deuxième édition) une exégèse des miracles de Saint
Dominique avec de curieux exemples de ces fables convenues que des
historiens réputés, comme Luchaire dans son ouvrage sur Innocent III
et la croisade des albigeois, racontent comme des faits historiques, en
suivant l'écrit plein de parti pris et de faux miracles du moine Pierre
des Vaux de Cernay. Ce sont les prétendus miracles du livre et des
épis ensanglantées attribués à Saint Dominique ainsi que celui de
l'épreuve du feu dont les seuls « orthodoxes » seraient sortis indem-
nes.
Quant aux préjugés théologiques ils accordent peu de valeur à des
doctrines dont l'inspiration était assez différente de celle du judéo-
christianisme et qui s'exprimaient surtout par des mythes à la manière
de Platon. Pourtant elles étaient profondément chrétiennes, ainsi que
le P. Lebreton le reconnaît du manichéisme dans « l'Histoire de
l'Eglise» Editée par Bloud et Gay (Tome II, chap. XI), et comme on
pourra bien le voir en lisant notre étude sur la genèse de la religion
cathare. Nous demandons tout simplement aux chrétiens de toutes
confessions d'ouvrir leur esprit et leur cœur plus que ne le faisaient
ceux du temps de Clément d'Alexandrie, ceux à qui ce Père illustre de
l'Eglise reprochait dans ses « Stromates » (Livre 6, Chap. 11, paragr.
89.1) de fermer leurs oreilles, comme les compagnons d'Ulysse, de
crainte d'être séduits par les sirènes et de passer ainsi dans l'ignorance
des leçons des grecs, à côté du rythme et de la mélodie.

Déodat ROCHÉ.
I

INTRODUCTION

L'INITIATION SPIRITUELLE

DES CHRÉTIENS CATHARES

Le courant spirituel venu de l'Orient, qui a gagné la France au


XI siècle, et même dès la fin du Xe siècle, s'est répandu surtout dans le
Midi au X I I et au XIII siècles, sous le nom de catharisme; il a laissé
des traces pronfondes dans nos souvenirs. Il est vrai cependant, comme
le dit S. Reinach, q u ' « on cherche encore à Béziers et à Carcassonne
des monuments expiatoires à la mémoire des martyrs albigeois» (1)
et que la violence des croisés et des inquisiteurs a trouvé même de
nos jours des apologistes. Le meilleur moyen de rendre hommage aux
cathares est certainement de rétablir leur figure déformée par le
fanatisme ou par l'ignorance de leurs adversaires.
Les apologistes de l'Inquisition sont incapables de comprendre un
tel courant spirituel. Ils croient l'avoir suffisamment disqualifié quand
ils ont mis tout leur savoir à le rattacher à la gnose ou au manichéis-
me, c'est-à-dire à un ensemble de doctrines généralement incomprises,
déformées et méprisées. Pour pénétrer le sens des doctrines cathares.
il est nécessaire de les éclairer par les expériences spirituelles même
qui leur donnèrent naissance. Pour retrouver leurs origines, il faut
connaître l'évolution spirituelle et le courant auquel elles se ratta-
chent.
La Science Spirituelle moderne est qualifiée par ses méthodes pour
eclairer ce sujet, et le sens profond de l'évolution spirituelle qu'éveille
l'enseignement de Rudolf Steiner, peut nous permettre de situer le
mouvement cathare à sa vraie place dans l'histoire.

Les historiens ont trop souvent cherché à opposer les unes aux
autres des expressions diverses des mêmes vérités, ou à déterminer

(1) Orpheus. Picard, Paris, 5 édition, p. 431.


si ces expressions étaient hérétiques ou orthodoxes en face des dogmes
théologiques. Ils ont ainsi continué (même quand ils ne l'ont pas
voulu) l'œuvre superficielle et vraiment matérialiste des inquisiteurs;
ils n'ont pas fait une œuvre historique profonde, car ils ont mécon-
nu la plus ferme intention de nos ancêtres; les cathares n'avaient pas,
en effet, de conciles dogmatiques qui s'attachâssent à fixer des for-
mules et encore moins à établir leur concordance avec les dogmes des
conciles catholiques, de sorte que c'est véritablement s'interdire de
les pénétrer et de les comprendre que de les aborder avec des p r é j u -
gés dogmatiques.
Si nous voulons saisir l'attitude des cathares à l'égard du christia-
nisme, nous devons remarquer qu'ils avaient un très grand respect
pour les Evangiles et particulièrement pour celui de St Jean. Il est
acquis qu'ils portaient toujours sur eux un exemplaire du Nouveau
Testament, au cours de leurs fréquentes visites aux croyants. Il serait
vraiment singulier de prétendre, comme le fait l'historien Schmidt,
que c'était pour parer leurs doctrines « hérétiques » d'apparences
chrétiennes, car Schmidt lui-même a fort bien reconnu leur sincérité
quand il a écrit, ces lignes (2) :
« Des hommes qui, le plus souvent traqués, fugitifs, entourés de
mille dangers, conservent néanmoins leur foi; des hommes qui se
jettent avec joie dans les flammes des bûchers, peuvent être des
enthousiastes, mais jamais des imposteurs ou des hypocrites ».
M. Guiraud veut bien admettre aussi de son côté (3) que de bonne
foi sans doute, les « parfaits » se croyaient chrétiens et successeurs
des apôtres.
Le Nouveau Testament dont ils citaient si souvent des passages,
était de toute évidence pour eux le livre de méditation préféré, et ceci
nous permet de caractériser leur attitude essentielle; ils avaient la
profonde intention d'être de vrais chrétiens et ce qu'ils recherchaient
par leurs méditations, c'était l'initiation réelle qui résulte des expé-
riences spirituelles. Nous devons donc montrer, pour les faire connaî-
tre sous leur vrai jour, comment ils se préparaient à cette initiation
et en quoi elle consistait.

Les cathares étaient dégagés de ce dogmatisme qui impose une


croyance aveugle à la foule et qui est le plus grand obstacle à une
initiation personnelle, mais ils ne suivaient pas cependant la voie
sentimentale et mystique des saints catholiques pour qui le salut était
dans l'imitation des souffrances de Jésus-Christ. L'enseignement des

(2) Schmidt. Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois. Cherbuliez,


Paris, 1849.
(3) J. Guiraud. Cartulaire de Notre-Dame de Prouille, précédé d'une étude sur
l'albigéisme languedocien aux X I I et X I I I siècles. Picard, Paris 1907.
doctrines était pour eux le moyen de préparer les croyants à la
pratique des vertus morales et à la purification qui permet seule de
comprendre et de recevoir l'initiation spirituelle.
Nous ne donnerons de ces doctrines que les traits indispensables à
l'intelligence de la question qui nous occupe. Pour en parler davan-
tage il faudra d'abord les restituer dans leur esprit véritable, qui
n'était point abstrait, car les cathares décrivaient en mythes imagés
l'action concrète des entités spirituelles qui ont contribué à la forma-
tion de l'homme (on peut en juger ainsi par un traité annexé aux
archives de l'Inquisition de Carcassonne : « Les demandes de St Jean
et les réponses du Christ»; ou la «Cène Secrète»); il faudra aussi
les éclairer par l'enseignement des philosophes platoniciens du Moyen-
Age, puisqu'il est acquis que les ministres cathares étaient souvent
choisis parmi les jeunes gens qui avaient fait des études littéraires
et philosophiques complètes et qu'ils « étaient (si nous en croyons sur
ce point l'érudit historien de St Dominique) une élite admirablement
formée pour la prédication et le ministère des âmes» (4).
L'homme était essentiellement constitué selon les cathares, d'un
corps, d'une âme et d'un esprit. Ils citaient à l'appui de leur doctrine
des passages des Evangiles et cette parole de St Paul dans sa première
Epître aux Thessaloniciens « que tout ce qui est en vous, l'esprit, l'âme
et le corps se conservent sans tache... »
Il s'agissait là, cependant, de la constitution de l'homme primitif,
qui vivait à l'époque céleste en un corps spirituel; mais l'homme n'est
pas resté dans son unité originelle, il s'est morcelé en âmes indivi-
duelles qui sont descendues dans des corps terrestres, dans des corps
de boue (corporea lutea). Ces âmes se sont laissées aller à l'attraction
des sens, à la concupiscence, aux désirs charnels, et dès lors, elles sont
tombées dans un long sommeil, elles ont perdu conscience de leur
union avec l'esprit et avec le corps spirituel, elles ont oublié leur
céleste origine. Les hommes aux prises avec la chair ont dû subir des
maladies, passer par la mort et renaître en de nouveaux corps pour
se purifier à travers des vies successives, pour se libérer de la matière,
mais leurs âmes doivent finalement renouer leur union avec l'esprit
qui les attend, comme enchaîné par elles en des prisons de chair.
L'action morale que les ministres cathares exerçaient avait bien
pour but cette purification qui prépare le retour de la conscience
spirituelle, et nous en lisons la preuve dans ces quelques lignes choi-
sies dans le texte de l'examen de conscience des croyants : « Tandis
que... nos frères spirituels nous annoncent que nous rejetions tout
désir de la chair et toute souillure, et fassions la volonté de Dieu, en
accomplissant le bien parfait... nous accomplissons le plus souvent les
désirs de la chair et les soucis du monde, si bien que nous nuisons à
nos esprits... » « 0 Seigneur, juge et condamne les vices de la chair,

(4) J. Guiraud, op. cit. T. I. p. CCLXX.


n'aie pas pitié de la chair, née de corruption, mais aie pitié de l'esprit
qui est emprisonné» (Aias merce del esperit pausat en carcer) (5).
Les croyants qui voulaient vraiment se préparer à la vie spirituelle
recevaient d'ailleurs des conseils personnels des chrétiens cathares;
une réforme radicale des mœurs était nécessaire pour arriver à la
reconstitution de l'unité humaine. Il fallait se purifier des désirs et
des passions, apprendre à résister aux tentations de la chair, aux
séductions sexuelles, cause de la déchéance des âmes. Le croyant devait
passer ainsi dans la méditation un temps d'épreuve ou d'abstinence
(astenencia) qui durait au moins un an et souvent davantage, et pour
hâter sa purification, il apprenait à s'abstenir aussi des aliments d'ori-
gine animale qui renforcent les tendances passionnelles de l'âme.
Quand il était suffisamment préparé, il était reçu parmi les chrétiens,
non certes pour vivre dans une contemplation passive, mais pour par-
ticiper à une activité inlassable dans des centres d'instruction et des
hospices, dans des écoles pour jeunes gens, dans la prédication et les
secours spirituels autant que charitables donnés aux croyants.
Si nous voulons préciser en quoi consistait cette purification qui
menait à une vie nouvelle, nous pouvons dire que ce qui s'opérait au
cours de la période d'épreuve n'était évidemment pas autre chose
qu'une catharsis, ou purification de l'âme si profonde qu'elle permet-
tait au croyant de recevoir l'initiation spirituelle, c'est-à-dire d'ac-
cueillir en pleine conscience dans son âme régénérée l'Esprit conso-
lateur.
Le terme grec de catharsis explique qu'on ait pu donner aux initiés
le nom de cathares ou purs, mais celui de parfaits a exagéré et
déformé leur pensée. L'inquisiteur Raynier Sacconi dans sa « Summa
de catharis » use du nom de cathares. Les inquisiteurs du Midi, rédac-
teurs des dépositions qu'ils recevaient, écrivaient « hérétiques » ou
« hérétiques vêtus»; mais ils laissaient passer parfois le nom de
« bons hommes »; cependant le texte du rituel occitan ne donne aux
cathares initiés que ceux de chrétiens et de bons hommes, et le peu-
ple ne les désignait pas autrement.

L'entrée de l'initié dans une vie nouvelle était marquée par un rite
solennel, mais resté simple et qui n'était d'ailleurs pas secret, puisque
les croyants pouvaient y assister. C'était le rite de la consolation ou
Consolament. L'historien Schmidt en décrit ainsi l'ordonnance :
« Quand le récipiendaire s'était préparé par l'épreuve préliminaire,
on l'introduisait en silence dans le lieu où l'initiation devait être célé-
brée; de nombreux flambeaux allumés étaient disposés le long des

(5) Le Nouveau Testament, traduit au X I I I siècle en langue provençale, suivi


d'un rituel cathare, publié par L. Clédat. Paris, E. Leroux, éditeur 1887, pp. 10 à
murs, pour symboliser sans doute qu'on allait donner à un frère le
baptême du feu; au milieu se trouvait une table couverte d'un drap
blanc, sur lequel était posé le volume du Nouveau Testament. Avant
de commencer la cérémonie, les ministres, de même que tous les
assistants, se lavaient les mains, pour qu'aucune souillure ne troublât
la pureté du lieu. L'assemblée se rangeait ensuite en cercle, suivant
le rang que chacun occupait dans la secte, et en gardant le silence le
plus respectueux; le récipiendaire se plaçait au milieu, à quelque dis-
tance de la table servant d'autel ».
Nous trouvons dans le « rituel cathare », qui fait suite au Nouveau
Testament, publié par L. Clédat, de précieux détails sur la cérémonie.
(Nous devons faire remarquer ici que ce rituel dont la traduction
française est donnée en tête de la reproduction photolithographique
au Nouveau Testament, ne devrait pas être désigné du nom de proven-
çal, mais de languedocien, puisqu'il est écrit en langue d'oc et proba-
blement en dialecte de l'Aude et du Tarn. Il est probable aussi que les
cathares ont pris le nom d'albigeois de la ville d'Albi).
Quand les chrétiens sont d'accord pour recevoir un croyant qui est
en abstinence, on lui livre d'abord l'oraison, c'est-à-dire le Pater, qui
est toujours dit en latin, et précédé d'une allocution qui s'appuie sur
des citations du Nouveau Testament. Ainsi, le croyant est admonesté
et prêché avec témoignages convenables (6).
Cette allocution, ou discours préliminaire, indique le sens de l'orai-
son du « Pater » par des textes choisis, suivis de quelques éclaircis-
sements
« L'Eglise signifie réunion, et là où sont les vrais chrétiens, là est
le Père, le Fils et le Saint-Esprit, comme les divines Ecritures le
démontrent ».
Les textes précis qui sont ensuite cités portent successivement sur
le Père, le Fils et le Saint-Esprit et leur manifestation dans l'homme,
ainsi qu'il apparaît par cette citation de St Paul ( 1 Epître aux
Corinthiens, III. 16-17): « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple
du Dieu vivant et que l'Esprit de Dieu est en vous ? » Les paroles de
l'oraison dominicale étaient déjà connues des croyants, puisque le
manuel de confession placé en tête du rituel occitan (page X) indique
qu'ils avaient l'habitude de la dire. Il est donc évident que l'ancien
expliquait, au croyant qu'il initiait, le sens spirituel de cette oraison.
Et en effet le fragment du rituel latin de Florence (7) insère ici un
commentaire développé de ce sens de l'oraison qui « est certes brève,
mais qui contient beaucoup de choses ». (Oratio quidem brevis est,
sed magna continet). L'ancien ajoutait d'ailleurs que pour la recevoir

(6) L. Clédat. Le Nouveau Testament. O. c. p. XI. Le rituel cathare occitan


paraît être l'abrégé du rituel cathare latin dont un fragment a été retrouvé et
édité par M. Antoine Dondaine à la suite du «Liber de duobus principiis».
Istituto Storico domenicano S. Sabina. Roma 1939.
(7) Liber... o. c. pp. 151 et suiv.
avee fruit le croyant devait se repentir de ses fautes et pardonner à
tous les hommes, sur quoi il la garderait tout le temps de sa vie.
L'allocution indique que le Père Saint veut recevoir son peuple que
de malins esprits ont séparé de Lui et qu'il veut le recevoir « p a r
l' avènement de son Fils Jésus-Christ.
M. J. Guiraud admet sur un prétendu témoignage de l'inquisiteur
Raynier Sacconi (8) qu'un reniement du baptême d'eau et de l'Eglise
romaine était demandé aux croyants, après la communication de
l'oraison et avant l'acte d'initiation. Cette affirmation est invraisem-
blable et nous ne la trouvons d'ailleurs pas dans le passage cité du
texte de la Summa de catharis, passage ajouté, et qui n'est même pas
authentique (9); il n'est pas reproduit dans l'édition de M. Dondai-
ne (10). Nous remarquons cependant que dans un autre ouvrage M. J.
Guiraud (11) cite Pierre des Vaux de Cernay (12) qui décrit en effet
cette prétendue renonciation, mais on sait que les renseignements
donnés par cet auteur de parti pris ne sont pas tous des plus sûrs.
Le nombre des prêtres et des moines catholiques gagnés par le
catharisme paraît avoir été important, et ce prétendu reniement les
eût obligés à quitter l'Eglise romaine; ce qu'ils ne faisaient pas. Il
nous suffira d'ailleurs de citer ce que M. J. Guiraud écrit lui-même
au sujet de quelques chapelains « hérétiques » et particulièrement de
celui d'Amaury de Montfort. En 1220 Gaubert, chapelain du comte de
Montfort, allait entendre, en compagnie d'un convers de Prouille,
Pierre Roger, le cathare Raymond Mercier et son compagnon à F a n -
jeaux; et ils les vénéraient en fléchissant les genoux... « A quel point
l'hérésie devait-elle pénétrer le clergé, si elle était capable d'arriver
jusqu'à Prouille, du vivant même de St Dominique, et dans l'entourage
le plus intime d'Amaury de Montfort, le chef de la croisade ? » (13)
L'affirmation de Pierre des Vaux de Cernay est, d'ailleurs, démentie
par notre texte. Après la communication de l'oraison qui exigeait le
pardon des offenses, il n'y avait point de place pour une polémique,
tt nous ne lisons, en effet, qu'une magnifique préparation au baptême
de l'Esprit. Le fragment du rituel latin de Florence est d'ailleurs très
précis à ce sujet (14). « Qu'on n'imagine pas qu'en recevant ce baptê-
me (de l'Esprit), vous deviez mépriser l'autre baptême, ni ce que vous
avez fait ou dit jusqu'ici de chrétien et de bien, mais vous devez
comprendre qu'il importe que vous receviez cette sainte ordination du
Christ comme le supplément de ce qui n'a pas suffit à votre salut ».
Ici, encore, comme pour la première allocution, nous ne trouvons

(8) O. c. p. CLXIX.
(9) Raynier Sacconi. Summa de catharis... dans Martène et Durand. Thesaurus
novus anecdotorum. V. 1776.
(10) A. Dondaine. Liber... 0. c. in fine.
(11) J. Guiraud. Histoire de l'Inquisition au Moyen-Age, p. 121.
(12) Pierre des Vaux de Cernay, Historia Albigensis, Tome I. p. 19. Edition de
12. Société de l'Histoire de France.
(13) J. Guiraud. Cartulaire, o.c. p. CCXC.
(14) Liber... o.c. pp. 163-164.
qu'un choix de textes brefs, mais nous pouvons cependant y démêler
an certain ordre. La supériorité du baptême de l'Esprit y est indiquée
sans commentaires, par les paroles de Jean-Baptiste (Ev. de St Jean I,
26-27) et de Jésus-Christ (Actes des Apôtres, I, 5) qu'on peut résumer
ainsi : Jean-Baptiste a baptisé d'eau, mais Jésus-Christ est plus puis-
sant que lui, il baptisera du Saint-Esprit. « Ce saint baptême, par
lequel le Saint-Esprit est donné, l'Eglise de Dieu l'a gardé depuis les
apôtres jusqu'à maintenant, et il est venu de « bons hommes » en
« bons hommes » jusqu'ici, et elle le fera jusqu'à la fin du monde ».
L'allocution indique ensuite par des citations précises, les pouvoirs
spirituels qui résultent de ce baptême, et insiste sur les conditions
dans lesquelles on les acquiert.
« Et, si vous voulez recevoir ce pouvoir et cette puissance, il vous
faut tenir tous les commandements du Christ et du Nouveau Testa-
ment selon votre pouvoir... il faut également que vous haïssiez ce
monde et ses œuvres, et les choses qui sont en lui ».
Le croyant faisait, alors l'amende honorable de ses fautes et l'assem-
blée des chrétiens les lui pardonnait : puis la Consolation lui était
donnée. L'ancien prenait le livre et le lui mettait sur la tête, tandis
que les autres « bons hommes » lui imposaient chacun la main droite.
Tous, ensemble, prononçaient ces paroles : « Pater sancte, suscipe ser-
vum tuum in tua justitia, et mitte gratiam tuam et spiritum sanctum
tuum super eum ». « Père Saint, reçois ton serviteur dans ta justice et
mets ta grâce et ton Saint-Esprit sur lui ». Si c'était une femme :
« Pater sancte, suscipe ancillam tuam... super eam », « Père Saint
reçois ta servante, etc... ». Ils priaient Dieu avec l'oraison et l'ancien
lisait un passage de l'Evangile, d'ordinaire les 17 premiers versets de
l'Evangile de St Jean.
La cérémonie se terminait, comme celle des premiers chrétiens, par
!e baiser de paix, mais avec une précaution touchante et pure à la
fois, car, seule, l'imposition du Nouveau Testament sur l'épaule trans-
mettait l'accolade fraternelle d'un sexe à l'autre. « Ils font la paix
entre eux et avec le livre ».
Un croyant qui n'était pas en état de recevoir le « Consolament » au
cours de sa vie terrestre, demandait d'ordinaire à le recevoir avant
sa mort. La consolation lui était donnée dans ce cas, d'une manière
analogue, mais simplifiée, quand il était gravement malade et en im-
minent danger de mort.

Il nous sera utile de relever d'abord les appréciations de M. J. Gui-


raud (15) au sujet des allocutions qui précèdent le «Consolament»
pour voir à quel point ses tendances dogmatiques sont heurtées par

(15) J. Guiraud. Cartulaire... o. c. pp. CLXVIII, CLXXIII, CLXXXVI.


la vérité profonde qu'il reconnaît dans ces textes. Il se plaît à consi-
dérer comme un fait « vraiment étrange »... le langage volontairement
« orthodoxe » de la première allocution dite devant des amis, alors qu'il
ne s'agissait pas de dépister des adversaires, et il écrit de la seconde
(qui était dite dans les mêmes circonstances) : « Elle procède d'une
inspiration si nettement chrétienne qu'elle aurait pu être prononcée
par un inquisiteur aussi bien que par un hérétique». Il conclut d'ail-
leurs ainsi son érudite comparaison du « Consolament » avec le culte
catholique : « Les rites cathares du XIII siècle nous rappellent. ceux
de la primitive Eglise avec une vérité et une précision d'autant plus
grandes que l'on se rapproche davantage de l'âge apostolique ». Il
allait plus loin encore dans un ouvrage antérieur (16), où les cérémo-
nies cathares lui apparaissaient comme « des vestiges archéologi-
ques de la liturgie chrétienne primitive... dernier témoignage d'un
état de choses que le développement régulier du culte catholique avait
amplifié et modifié ». Cet intéressant aveu confirme la déclaration de
notre texte sur l'origine purement chrétienne du rite cathare, et nous
espérons maintenant faire saisir par nos commentaires pourquoi les
« bonshommes » ont eu raison de dire que ce rite serait gardé jusqu'à
la fin des temps.
Ce rite, ainsi que nous l'avons fait remarquer, était public, mais il
répondait à des réalités spirituelles que seuls les initiés étaient en
mesure de connaître. L'initié, dont l'âme a atteint un degré suffisant
Je pureté, est reçu dans un milieu où brillent de nombreux flambeaux
qui représentent des étoiles; il se trouve donc dans le monde astral.
Le cercle des initiés est l'enveloppe protectrice qui, par sa forme
circulaire, représente la vie pure et parfaite, dans laquelle il s'engage.
L'esprit va s'y manifester et le Verbe pur, représenté p a r le Nouveau
Testament, y exercera son action.
Tandis que les « bonshommes » imposent leurs mains au nouveau
chrétien et prononcent leur invocation, le Paraclet, l'Esprit consola-
teur, lui apparaît sous la forme d'une entité astrale. Et quand l'ancien
met le livre au-dessus de sa tête, l'initié, éclairé par la lumière de
l'Esprit, veut lire l'écriture occulte qui manifeste, à ses yeux clair-
voyants, sous une forme imaginative, la parole de l'Evangile, l'action
du Verbe qui pourra désormais se faire sentir de plus en plus nette-
ment dans son corps astral purifié.
Ainsi l'âme a retrouvé l'esprit dont elle s'était séparée (nous dirions:
dont elle avait perdu conscience), et elle reçoit désormais de lui des

fait donner à cette réunion le nom même de « Consolament ».


clartés particulières, des secours précis et des consolations qui ont

(16) J. Guiraud. Questions d'histoire et d'archéologie chrétienne. Paris, Lecoffre


éditeur, 1906, p. 147.
Quelle importance les cathares ont-ils attaché à la célébration exté-
rieure de leur culte? Nous l'apprenons par les réponses qu'ils faisaient à
ceux qui ne comprenaient pas qu'ils aient pu considérer un acte matériel
et extérieur comme l'intermédiaire indispensable du Saint-Esprit (17).
Les uns répondaient « que selon St Paul ( 2 Epître aux Corinthiens.
IV, 16), il y a un corps extérieur et u n corps intérieur, et que dans le
consolament, ce n'est pas la main visible qui agit, mais la main inté-
rieure et invisible », et d'autres « ne considéraient l'imposition des
mains que comme un acte symbolique et accessoire; l'essentiel c'était
la prière; c'est elle qui, selon eux, faisait tout; ils ne conservaient
l'imposition des mains, que parce qu'elle était un usage apostolique ».
Ces deux explications en vérité n'en font qu'une, quand on saisit le
lien qui les unit. La méditation ou la prière appelle l'action de la main
intérieure des Maîtres spirituels sur le corps intérieur ou corps astral
du disciple, de sorte que, s'il est vrai de dire que l'imposition des
mains pratiquée extérieurement n'était qu'un acte symbolique, elle
correspondait néanmoins à une réalité spirituelle, à l'imposition des
mains donnée intérieurement par un maître spirituel.
Pour la compréhension et l'approfondissement du p u r spiritualisme
des cathares qui dépassait les rites mêmes qu'ils pratiquaient comme
des symboles, nous avons aujourd'hui l'aide de la science spirituelle,
enseignée par Rudolf Steiner, qui ne s'arrête pas aux symboles et aux
rites extérieurs et qui ne les considère pas comme indispensables à
une véritable initiation chrétienne spirituelle. Nous pouvons en effet
appliquer ici cet aphorisme énoncé par R. Steiner (18) au sujet du
disciple de la Sagesse qui est engagé sur le sentier de la connaissance :
« Moins l'on ramène une initiation de ce genre à un ensemble de consi-
dérations extérieures auxquelles l'être humain serait soumis, plus on
s'en fera une idée exacte ». Et voilà pourquoi les inquisiteurs n'ont
pas pu empêcher qu'une pareille initiation soit donnée à travers les
temps (in secula), « p a r les hautes puissances spirituelles qui dirigent
l'espèce humaine », car le domaine de l'âme et de l'esprit est à l'abri
des persécutions terrestres.
Nous devons expliquer de la même manière le « Consolament » donné
aux mourants. Les chrétiens veillaient strictement à ne le donner qu'à
la dernière extrémité, car il était alors le signe de la réalité spirituelle
que le croyant allait éprouver; il devait correspondre à la rencontre
que l'âme allait faire de l'Esprit quand elle aurait quitté le corps
physique.
Si nous cherchons un épisode de l'Evangile de St Jean qui corres-
ponde à cette union de l'âme et de l'Esprit que les anciens gnostiques
célébraient comme des noces spirituelles et qui est représenté par le
rite cathare du Consolament, nous le retrouverons dans la résurrection

(17) Schmidt. op. cit. T. II, p. 122.


(18) Rudolf Steiner. Théosophie. Etude sur la connaissance supra-sensible.
Traduction Prozor. Presses Universitaires de France. Paris 1923. p. 208.
ou l'initiation de Lazare. En lisant « Le Mystère chrétien et les Mys-
tères antiques » de R. Steiner (19) nous pourrons voir pourquoi ce
mystère caché dans le secret des temples antiques a été produit aux
yeux de tous les hommes; nous saisirons aussi combien les cathares
étaient dans la tradition chrétienne, puisqu'ils donnaient le symbole
de ce mystère devant les croyants et qu'ils l'offraient ainsi à tous les
hommes non initiés.

Après la Consolation qui se donnait à l'âme purifiée, l'initié devait


réaliser d'une manière pratique la pureté de l'âme dans sa vie de tous
les jours. Dans ce but, il se soumettait à une période de jeûne, pour
dompter la chair, soumettre l'organisme et tenir ses promesses du
jour de l'initiation.
Il faudrait faire une étude spéciale de la morale des cathares, pour
dissiper les incompréhensions et réfuter les sophismes accumulés à
ce sujet. Les restrictions alimentaires qui étaient prescrites, visaient
les aliments d'origine animale, qui proviennent de la génération et
qui ont par suite une influence sexuelle. Nous ne voulons pas dire que
tel ou tel détail de ces prescriptions serait applicable à notre époque,
mais nous pensons que le but de ce régime complété par des périodes
de jeûne, était de faciliter la chasteté absolue des chrétiens, sans
diminuer leurs forces actives. Le but essentiel des initiés était certai-
nement d'opérer une réforme radicale de leur tempérament, et de
maîtriser surtout la sexualité pour échapper à l'emprise des entités
adverses.
Pour aider à cette transformation, les chrétiens cathares faisaient
l'aveu des fautes commises et recevaient des conseils pratiques de
leurs ministres au cours d'une réunion mensuelle qu'on désignait du
nom d'« Appareilhament » (ou de mise au point). Nous retrouvons ici
probablement la confession publique des premiers chrétiens. L' « Ap-
pareilhament » était en effet, pour les cathares, un service qui devait
s'offrir à tous les hommes, car les croyants y participaint par la lectu-
re de la formule de confession publique et d'examen de conscience dont
nous avons déjà fait mention, et ils recevaient eux aussi l'indication
des « pénitences », jeûnes, oraisons, assitance aux prédications qui
leur étaient utiles.
Le rite de la bénédiction et de la fraction du pain s'accomplissait
au début des repas, et la distribution de pain était faite à tous sans
distinction avec la même simplicité. « Aux temps apostoliques, dit
M. Guiraud (20), la Cène n'était pas autrement célébrée».
Ainsi, après la purification qui avait permis la réunion de l'âme

(19) Chap. VIII. Le miracle de Lazare. Traduction E. Schuré. Perrin et Cie,


Editeurs. Paris 1913.
(20) J. Guiraud. Cartulaire... o. c. p. CLXXXVIII.
avec son Esprit, il s'agissait pour l'initié de « s'appareiller », c'est-à-
dire de purifier son tempérament et ses habitudes; c'est alors que
chaque jour il pouvait véritablement se mettre davantage en rapport
avec les forces vivantes de la terre, animées par le Christ, s'en nourrir
réellement et communier avec elles.
Si nous ouvrons l'Evangile de St Jean, nous y trouverons que Jésus,
avant la Cène, a lavé les pieds de ses disciples, pour qu'ils puissent
participer à son royaume. Il leur a donné l'instruction de se rendre
ce service les uns aux autres pour purifier la partie de l'homme qui
touche la terre et qu'il faut sans cesse purifier pour que tout l'être
humain conserve sa pureté.

Nous pouvons induire de ceci que l'enseignement doctrinal était pour


les cathares la préparation d'une connaissance directe dont ils se
rendaient dignes par leur purification morale et leurs méditations
spirituelles. Nous avons vu que leurs rites portaient la marque indu-
bitable d'une origine chrétienne et qu'en les produisant en public, ils
leur donnaient ce caractère essentiel qui distinguait l'initiation chré-
tienne des mystères secrets de l'antiquité.
Nous allons par l'étude des documents dont nous disposons essayer
de reconstituer ces doctrines en nous tournant tout d'abord vers le
passé et en les comparant à celles des gnostiques et des manichéens.
Nous les éclairerons ensuite par les enseignements de la science spiri-
tuelle moderne dont les méthodes répondent exactement aux besoins
de notre époque.
C'est vers le milieu du XIII siècle (vers 1250) que le mouvement
cathare du Midi de la France a été vaincu par la croisade et par l'In-
quisition, après un demi-siècle de lutte ardente au cours de laquelle
les cathares furent décimés par le fer et par le feu. Le principal
refuge des « bonshommes » fut le château de Montségur, situé dans
l'Ariège, sur l'un des sommets des Pyrénées. Il dut se rendre aux croi-
sés au mois de mars 1244 et sur le bûcher dressé au pied de la monta-
gne, deux cent cinq chrétiens furent brûlés vifs.
Une tradition transmise avec ferveur par nos poètes veut que le
Midi se réveille après un sommeil de sept siècles. Ce réveil d'un peuple
qui s'est sacrifié à l'Esprit, doit être essentiellement une renaissance
spirituelle.
II

Les D o c u m e n t s C a t h a r e s
L'Origine M a n i c h é e n n e
et l e s d e u x p r i n c i p a l e s E c o l e s d u C a t h a r i s m e

LES DOCUMENTS CATHARES.

M. Antoine Dondaine O.P. a publié dans la « Revue des sciences


philosophiques et théologiques ». N° 3 et 4 de juillet-octobre 1939 (21)
une étude sur de « Nouvelles sources de l'histoire doctrinale du néo-
manichéisme au moyen-âge ». Il y examine tout d'abord la communi-
cation que nous avons faite au sujet du catharisme au Congrès des
sciences historiques tenu à la Faculté des Lettres de Montpellier
le 27 mai 1937 et il dit : « La confrontation des textes catholiques
avec les écrits d'origine indépendante serait assurément la meilleure
méthode pour atteindre la vérité, mais la difficulté est de trouver des
textes indépendants... Une solution qui pourrait être heureuse a été
proposée : il faudrait faire état des pièces littéraires qui ont influé
sur la formation du corps des doctrines néo-manichéennes... Les vues
nouvelles ne manquent pas d'intérêt, mais... un problème historique
devrait d'abord être résolu. Dans quelle mesure les cathares ont-ils
connu ces ouvrages, soit par contact direct et utilisation immédiate,
soit par tradition orale ? S'il n'est pas résolu, on risque de se faire
une représentation du catharisme tel qu'il aurait pu être, mais pas
nécessairement tel qu'il a été ! »
Il admet certes que ces « documents dont on ne peut nier les r a p -
ports avec le système doctrinal cathare... doivent être mis à contri-
bution dans une étude loyale du corps des doctrines de l'hérésie »,
mais après l'heureuse découverte qu'il a faite à Florence d'un ouvrage
cathare sur les deux principes (le Liber de duobus principiis), il
écrit finalement : « Il ne semble pas que les conclusions déjà acquises
à partir des polémistes catholiques en doivent être sérieusement mo-
difiées ».
Nous n'avons pu donner, dans une communication dont le temps
était limité, qu'un bref aperçu des documents qui sont à la disposi-

(21) Librairie philosophique J. Vrin. Paris.


tion des historiens et des philosophes. — Nous allons préciser Il
est vraisemblable que l'Eglise romaine a fait brûler les livres catha-
res, parce que les développements qu'ils contenaient étaient gênants
pour elle, non par ce qui différait de ses dogmes, car les polémistes
l'ont souligné, mais par ce qui leur ressemblait et pouvait séduire
ses fidèles. En effet, ainsi que l'a dit A. Dondaine, des polémistes
catholiques, « tous insistent davantage sur les doctrines et les prati-
ques opposées à leur croyance que sur les valeurs positives du systè-
me ». Cela suffit pour que nous ne concédions pas que ces polémistes,
quand ils indiquent et résument certains ouvrages cathares, « ont pu
aussi bien que nous connaître les valeurs profondes de l'esprit catha-
re ». S'ils les ont connues ils les ont cachées ou déformées, ainsi d'ail-
leurs que le reconnaît A. Dondaine : « La position qu'ils avaient prise
pour juger et réfuter les erreurs adverses ne va jamais sans déformer
de quelque manière l'ensemble du corps des doctrines ». Il ne suit pas
de là que nous rejetions tout des renseignements qu'ils donnent. Nous
avons pris pour base des premières études que nous avons publiées,
les documents indiqués par notre communication, mais nous avons
aussi utilisé les données des polémistes et les témoignages recueillis
p a r les inquisiteurs en les acceptant, les modifiant ou les rejetant après
un examen critique. (22)
Quelle doit être la base de cet examen ? La connaissance des prin-
cipes généraux des doctrines cathares. D'où la tirer cette connaissan-
ce ? Nous estimons que ce n'est pas d'ouvrages de polémistes suspects
de partialité, mais bien des textes cathares qui nous sont restés, et
en ce sens la découverte du manuscrit de Florence par A. Dondaine
est u n heureux événement. Nous prendrons par conséquent les textes
dont les cathares se servaient et ceux qui sont de nature à en éclairer
le sens pour contrôler ensuite les opinions des polémistes et les témoi-
gnages d'anciens cathares, plus ou moins bien informés des doctrines.
Que diraient en effet les évêques si on prétendait retrouver les dog-
mes catholiques par les dépositions de leurs paroissiens ? — Qu'ils ne
sont pas tous théologiens. Mais il en était de même des cathares ; ils
n'étaient pas tous philosophes, surtout quand ils n'étaient que croy-
ants. On peut lire par exemple, à la fin d'une « profession de foi de
deux cathares florentins », que nous ne connaissons pas autrement,
ces lignes significatives : « Le dit Pierre a cependant déclaré qu'il n'a
rien compris de rien (nihil ab aliquo intellexit) des nombreux articles
portés sur cette feuille, mais André a affirmé que c'était tout à fait
la règle vie (les principes) des patarins... » (23) (On désignait ainsi les
cathares en Italie).
Quels étaient donc et quels sont les principaux textes de base ?

(22) Voir la bibliographie du « Catharisme ». Editions de l'Institut d'Etudes


Occitanes. Toulouse.
(23) J. Guiraud, Histoire de l'Inquisition au Moyen-Age. T . I I , p. 456-457. A.
Picard. Editeur. Paris. 1938,
Nous allons indiquer ceux qui étaient aux mains des cathares et ceux
dont la doctrine leur a été transmise par tradition. Nous recherche-
rons ensuite leur origine pour préciser celle du catharisme. Les catha-
res occitans avaient un rituel et un Nouveau Testament dont le manus-
crit se trouve à la Bibliothèque du Palais des Arts à Lyon (24). On
n'hésite plus à attribuer le rituel aux cathares, car il répond aux
indications données par l'inquisiteur Raynier Sacconi dans sa « Sum-
ma »... D'ailleurs le « Consolament » qui en est l'objet principal est
essentiellement cathare et il est acquis maintenant que les vaudois
issus du catholicisme et s'éloignant graduellement de ses dogmes et
de ses rites, ont emprunté le « Consolament » aux cathares, comme
diverses doctrines (25).
Ce rituel occitan est d'ailleurs la traduction abrégée du rituel latin
découvert par A. Dondaine à Florence. L'un et l'autre de ces docu-
ments sont spécifiquement chrétiens par la désignation des initiés
comme « chrétiens » et « bons hommes » ainsi que par les rites qui
rappellent ceux des premiers chrétiens. L'imposition des mains était
déjà donnée par les apôtres, d'où la déclaration du rituel occitan...
« Ce saint baptême par lequel le Saint Esprit est donné, l'Eglise de
Dieu l'a gardé depuis les apôtres jusqu'à maintenant, et il est venu
de « bons hommes en « bons hommes » jusqu'ici, et elle le fera jus-
qu'à la fin du monde ».
L'origine orientale est marquée par la formule finale du Pater :
Quoniam tuum est regnum et virtus et gloria in secula seculorum
(car à toi appartiennent le règne, la puissance et la gloire dans les
siècles des siècles), formule qui se trouve dans le texte grec de l'Evan-
gile selon Mathieu (6.9 à 14), si elle n'est pas marquée par les termes
de « Pain super-substantiel » qui sont dans l'Evangile de Matthieu
selon quelques manuscrits latins de la Vulgate. (26)
A ces documents qui ne sont pas discutés s'ajoute le « Liber de
duobus principiis » (le Livre des deux principes) et les traités con-
nexes (27). Un simple examen montre la concordance exacte des doctri-
nes qui y sont exposées avec celles du manichéisme. Dans les Chapi-
tres, « Képhalaïa », qui sont d'un disciple de Manès, sinon du Maître
lui-même, nous trouvons cette affirmation « Qu'un Dieu unique est
au dessus de l'Univers » (chapitre 1 et celle des deux principes qui
dès l'origine des choses, au commencement du monde, sont à la source

(24) Publié par L. Clédat, Paris. Leroux Editeur 1887.


(25) Voir Antoine Dondaine : Aux origines du Valdéisme. Une profession de
foi de Valdès, dans « l'Archivum Fratum Prædicatorum » (XVI, 1946, pp. 191-
235).
(26) Oh. Sehmidt : Histoire des cathares ou Albigeois. T. I. ; p. 117 et p. 274.
Cherbuliez, éditeur, Paris 1849 et Nouveau Testament, traduction d'après le
texte grec L. Segond.
A. Dondaine, Introduction au Liber. p. 47-48.
(27) Publié par A. Dondaine. o.c. Istituto Storico Domenicano. S. Sabina.
Rome 1939.
Kephalaïa. Manichaische Handschrift. Verlag. W. Kohlhammer Stuttgart. 1985.
du bien et du mal. De même « le livre des deux principes », écrit par
Jean de Lugio, ou par un de ses disciples, est écrit en « l'honneur du
Père très Saint ». L'ouvrage manichéen illustre sa thèse des deux
principes, comme cause du bien et du mal, par l'image des deux
arbres tirés des Evangiles : « Le bon arbre porte de bons fruits, le
mauvais arbre porte de mauvais fruits » et c'est précisément cette
image que reprend le « Liber », dès le début, en citant le texte de
Saint Matthieu.
La génèse du monde issu de la lutte des deux principes est analo-
gue dans les deux ouvrages. Ils ne partent pas de la création ex
nihilo, mais de la dualité de l'Esprit divin et d'une matière préexis-
tante qui apparaît dès l'origine. Les trois créations successives que les
érudits découvrent dans le manichéisme et qui sont en réalité trois
phases de l'évolution cosmique, ont leur écho dans les trois créations
du traité « De Creatione » joint au « Liber ». Nous y reviendrons à
propos de la cosmologie. D'ailleurs les premières créations divines
dont parlent les Ecritures chrétiennes étaient célestes, selon Jean de
Lugio, c'est-à-dire spirituelles ; c'est le Prince de ce monde, le Dra-
gon, qui a créé l'empire de la mort. On voit des exemples précis de
la concordance du catharisme et du manichéisme dans leur explica-
tion de la génération des géants et des corps physiques, et dans celle
de la passion du Christ en « un monde supérieur », c'est-à-dire dans
une période de l'évolution antérieure à celle de la Terre actuelle,
enseignement que Ch. Schmitd a déclaré ne comprendre guère. (28)
Nous avons donc là déjà de sérieuses présomptions de tradition
orale des doctrines manichéennes, sinon des livres, tradition à laquelle
peut faire allusion cettre rubrique du « Liber » tirée du « Digeste 1.3.
De legibus : 20-21 » « Non omnium que a maioribus constituta sunt
racio reddi potest, alioquin multa ex his que dicta sunt subverten-
tur » — « on ne peut pas rendre raison de tout ce qui a été établi par
les anciens, d'autant plus que beaucoup de choses qu'ils ont dites ont
été détruites (29) — Ces documents anciens qui expliquaient les doc-
trines ont été détruits et il en a été ainsi particulièrement des ouvra-
ges manichéens.
Les cathares avaient aussi le texte latin de la Cène secrète qui a été
annexé aux registres de l'Inquisition de Carcassonne. Ce document
paraît avoir été un fragment de « La mémoire des apôtres », qui était
aux mains des premiers manichéens, et sa cosmogonie procède des
livres d'Hénoch manichéens (30). On en trouve une copie au Fond Doat

(28) S c h m i d t o.c. T. T; p. 37 e t 38. T. I I ; p. 55. R. Sacconi S u m m a de catharis,


colonne 1772. E d i t i o n M a r t è n e e t D u r a n d , p. 75. E d i t i o n A. Dondaine en tête
du « L i b e r de du obus principiis ».
(29) D o n d a i n e , o.c. p. 13 e t 143.
(30) D. Roché. L a d o c t r i n e des Albigeois s u r le p r o b l è m e du mal e t sur la
r é d e m p t i o n . R e v u e la Science Spirituelle. P a r i s 1931-1932. p. 52. E t u d e rééditée dans
le p r é s e n t volume. V o i r aussi le c h a p i t r e : L e s c a t h a r e s et l ' a m o u r spirituel avec
les e x t r a i t s de la Cène secrète. P. Alfaric. Les écritures manichéennes. Tome I I ,
pp. 40, 153-154, 173-177. N o u r r y , Editeur., P a r i s 1918.
de la Bibliothèque Nationale (Tome XXXVI). Elle porte à la fin cette
mention en latin : « Ceci est un secret des hérétiques de Concorezio,
apporté de Bulgarie par leur évêque Nazarius ». On sait qu'il s'agit de
l'Ecole de Bulgarie dont ce document atteste le monisme et dont il
marque en même temps qu'il n'était confié que secrètement, c'est-à-
dire qu'il contenait un enseignement ésotérique.
Pour écarter ce document ou en diminuer l'importance ainsi que
celles des autres apocryphes, M. A. Dondaine, dans un article de la
« Revue des sciences philosophiques et théologiques » ainsi que dans
l'introduction au «Liber », nous dit qu'il n'en est pas question dans ce
« Liber de duobus principiis ». Mais il suffit de lire cet ouvrage et de
retenir le but déclaré par son auteur qui est de prouver sa doctrine par
des citations des Ecritures, pour voir qu'il n'avait pas à se référer à
d'autres documents. Cependant il résume la doctrine des monistes
(Garatenses) d'une manière dialectique qui donne exactement le thème
développé dans la « Cène secrète » d'une manière mythique; il écrit en
effet (p. 132): «bien qu'ils croient comme les autres qu'il n'y a qu'un
seul créateur très pieux, cependant ils ont l'habitude de précher sou-
vent qu'il y a un autre seigneur mauvais, prince de ce monde, qui fut
la créature du seigneur très bon, qui corrompit, ainsi qu'ils le disent,
les quatre éléments du seigneur vrai Dieu, et qui lui-même, seigneur
mauvais, forma dès le commencement un mâle et une femelle et fit
même tous les autres corps visibles de ce monde »... etc.
Les données de la Cène secrète reparaissent d'ailleurs plus ou moins
déformées en Languedoc, aussi bien que dans d'autres pays, dans les
résumés de la doctrine de Concorrezo ou de Bulgarie (31). Elle était
aussi connue des cathares de Lombardie. Ch. Schmidt et Doellinger
l'ont utilisée en théologiens de parti pris dans leurs ouvrages, mais
sans en dégager suffisamment la portée philosophique (32).
L'Ascension ou la Vision d'Isaïe dont la traduction latine est à la
Bibliothèque St-Marc a Venise et que Dillman a éditée avec le texte
copte, était aussi traduite en grec (33). Elle était aux mains des Ar-
chontiques et des premiers manichéens. Elle était, aussi, bien connue
des cathares, car le thème en était développé dans les sermons de leurs
ministres du Midi de la France notamment dans la région d'Ax-les-
Thermes (Ariège). Le Codex de la Bibliothèque de la ville de Césène
relate d'ailleurs que les cathares avaient ce livre apocryphe d'Isaïe (34).

(31) Doellinger Beitrage zur Sektengeschichte des Mittelalter. Munich. Tome II.
Page 60.
(32) Ch. Schmidt, o .c. Tome II passim et Doellinger. o.c. Tome I, p. 157 et
suivantes, et texte Tome II. p. 85 et suiv,
(33) Ascensio Isaiae. A. Dillman. Leipzig. Brockhaus 1877. Traduction E. Tisse-
rant, Paris. Letouzey. 1909.
(34) Doellinger. o.c. Tome II, p. 160-161, 166-167, 208-209 et 276 « Habent enim
quemdam libellum Isaiae, in quo continetur, quod spiritus Isaiae a corpore raptus
usque ad septem cœlos deductus est, ibique vidit et audivit arcana verba, etc.
P. Alfaric o.c. Tome I. p. 9 et tome I I pp. 158-159.
Il retrace l'ascension du « bon homme » Isaïe conduit par un ange
successivement dans les 7 cieux qu'il décrit, et la descente du Christ
sur terre d'Éons en Éons pour le salut de l'humanité.
Les Ecrits et les légendes bogomiles, recueillis par le professeur
J. Ivanov de Sofia (Bulgarie), comprennent la « Cène secrète » et la
« Vision d'Isaïe », ainsi que de nombreux documents du plus grand
intérêt (35). On sait par l'étude de Léger sur les bogomiles de Bosnie
et de Bulgarie que les bogomiles étaient les cathares de Bulgarie. Nous
avons pu retrouver en plus des textes latins de la « Cène secrète » et de
la « Vision d'Isaïe » quelques uns de leurs textes dans la littérature
du Midi de la France. Il en est ainsi de la légende du bois de la croix,
qui est en tête de la compilation publiée par Chabaneau sous le titre
de « Roman d'Arles » (36). Disons-le tout d'abord cette légende d'origi-
ne bogomile est rappelée par une glose de la « Cène secrète » (37).
Il est donc surprenant que J. Ivanov ne l'ait pas comprise dans son
recueil. De plus son contenu s'écarte du récit de la Génèse et aussi
d'un texte latin qui pour Chabaneau paraît être (à tort selon nous)
sa source principale. Le contenu en est nettement cathare : ces trois
arbres du paradis qui poussent dans la bouche d'Adam après sa mort,
ces arbres de la connaissance qui seront les arbres de la croix sont
changés par le Christ en arbres de vie et de salut.
Le Sort des apôtres (38) découvert dans une muraille de Cordes et
étudié par Chabaneau a ces mêmes caractéristiques qui le distinguent
des textes catholiques analogues et qui en font un texte qui pouvait
être entre les mains de croyants cathares, mais sans qu'il ait une
valeur doctrinale particulière.
La seconde pièce classée par Chabaneau sous le nom de « Roman
d'Arles », parle du « bon homme St Trophème » dont M. Gazay a
montré dans ses études sur « les légendes de sainte Marie-Madeleine
et de Joseph d'Arimathie » (39) qu'il est Joseph d'Arimathie. Elle nous
amène à cet « Evangile de Nicodème » (ou descente du Christ aux
enfers) qui était aux mains des manichéens occidentaux (40) et dont
les traductions latines ou romanes ne pouvaient convenir réellement
qu'à des cathares, car il s'y trouve cette distinction capitale entre
Lucifer et Satan qu'ils faisaient bien, alors que les catholiques l'igno-
rent encore complètement (41). Il est probable que les cathares usaient
de cet ancien texte manichéen, et qu'ils ont été les premiers à le

(35) I m p r i m e r i e de la C o u r 1925.
(36) J . M a i s o n n e u v e P a r i s 1889.
(37) Doellinger o.c. T o m e I I , p. 88.
(38) P u b l i é p a r C h a b a n e a u , M a i s o n n e u v e , P a r i s , 1881.
(39) A n n a l e s d u Midi, juillet-octobre 1939. P r i v a t . Toulouse.
(40) P . Alfaric. o.c. T o m e I I , p. 181.
(41) Doellinger. T o m e I I . D o c u m e n t s , pp. 184-185, 189, 612. D. Roché, L a doctrine
des c a t h a r e s . . chap. V I ci-après.
traduire en occitan, comme les manichéens qui traduisaient leurs
documents en toutes les langues. On pourra en voir l'indication dans
les romans de la coupe du graal qui procèdent de l'Evangile de Nico-
dème et de la légende de Joseph d'Arimathie et particulièrement dans
« Le Grand St Graal » attribué à Gauthier Map.
C'est ainsi que l'un des premiers monuments de la littérature occi-
tane le poème sur Boèce (42) est cathare non seulement par son thème
fondamental, la consolation que « l'Esprit qui descend sur les bon-
hommes » donne au philosophe enchaîné, mais aussi par la mise en
scène des « bons hommes » et l'indication de sept degrés d'initiation.
Les inversions, comme celle d'hommes bons en bons hommes, prises
du latin « boni homines » étaient dans les habitudes linguistiques
générales du Moyen-Age. Mais l'expression de « bons hommes » ne
paraît pas avoir été courante. On la trouve dans le rituel occitan des
cathares, et les vaudois l'ont prise d'eux. On la retrouve dans les
romans du graal où elle paraît comme un souvenir cathare et où elle
est remplacée le plus souvent par celle de prud-hommes.
Nous avons indiqué dans notre étude sur les cathares et l'amour
spirituel (43) les sept degrés d'initiation des manichéens. Les quatre
sceaux (signacula) marquent les quatre degrés des auditeurs m a n i -
chéens auxquels correspondent les phases de préparation des croyants
cathares; les trois sceaux, de la bouche, des mains et du ventre, m a r -
quent les trois degrés des élus manichéens auxquels correspondent des
degrés nettement suivis spirituellement par les chrétiens cathares.
Ces degrés sont rappelés par l'échelle mystique que met Boèce sur la
robe de la Sagesse entre les lettres π et θ (pî et thêta), au début du
« De consolatione ». Entre les lettres « on r e m a r q u a i t différents degrés
en forme d'échelle par lesquels on montait de la plus basse à la plus
élevée (44). M. René Lavaud qui a traduit et publié le texte d u «Poème
sur Boèce » aux Editions de l'Institut d'Etudes Occitanes, interprète
les lettres par « Praktikôs » (sous entendu Bios) vie pratique, active,
terrestre et « Théorètikόs », (vie contemplative) (45). L'une signifie en
effet « La vie qui est sur terre » et l'autre « de ciel la droite (vraie)
foi ». D'où le sens dérivé que nous avons donné, celui de foi (Pistis)
qui est aux croyants engagés dans la vie terrestre, celui de connais-
sance de Dieu (Theόs) qui est l'apanage des initiés. Ce sens est indiqué
par les vers qui suivent, celui de foi par la vertu capitale des croyants,
et celui de véracité par la première vertu des initiés.
Les degrés sont au nombre de sept, car il y a sept lettres dans
d'alphabet grec entre le thêta et le pî. Le vers 217 du « Poème sur
Boèce » est supplétif, les mots : almosna, fe, caritad, (aumône, foi,

(42) Provenzalische C h r e s t o m a t h i e p a r C. Appel. p. 147 e t suiv. Leipzig 1895.


(43) Cahiers du Sud. N u m é r o spécial 1942. pp. 1281-133. E t u d e r é é d i t é e dans le
présent volume.
(44) T r a d u c t i o n L. Colesse. p. 6. E d i t i o n « A l ' E n s e i g n e du P o t Cassé ». P a r i s .
(45) Boécis. p. 29 e t p. 65, n o t e 205-207.
charité), sont repris, en termes inverses et correspondants, dans les
trois premiers vers des sept qui énumèrent les vertus. Les quatre
premiers degrés sont : bonté, bonne foi, générosité, sérénité ; sans
qu'ils soient expressément représentés par des rites, ils paraissent
répondre implicitement aux phases de préparation des croyants catha-
res à qui étaient rappelés (selon les rituels) les devoirs de pardon et
de bonté (au cours de l'enseignement de la doctrine), et qui devaient
faire preuve de loyauté et de bonne foi (en entrant dans l'Eglise
cathare), d'une particulière générosité par des aumônes (au sein de
la communauté) et enfin de sereine confiance (par la vénération des
purs). Les trois autres : véracité, chasteté, humilité, sont particuliers
aux chrétiens initiés, au bonshommes. Il ne s'agit pas ici des trois
vœux monastiques de pauvreté, de continence et d'obéissance, mais
d'un ensemble de vertus plus larges et plus hautes qui libèrent du
mensonge de ce monde, de la luxure sexuelle et de l'orgueil sacerdo-
tal. Ce sont elles qui permettent précisément d'accéder par la véracité
à la conscience de l'Esprit de vérité, par la chasteté à la communion
du Christ d'amour et par l'humilité à la manifestation de la sagesse
du Père. Ce sont celles des trois plus hauts degrés signifiés par les
rites cathares de l'imposition des mains, de la Cène et de la consé-
cration des ministres que nous avons expliqués dans notre étude sur
les cathares et l'amour spirituel.
Une étude comparée de tous les documents recueillis par le profes-
seur Ivanov avec les écrits et les légendes du Midi de la France pour-
rait nous faire découvrir d'autres textes cathares. Nous avons déjà
montré le catharisme de certains contes populaires de la Gascogne
recueillis p a r J. Bladé (46).
Quant au roman spirituel de « Barlaam et Josaphat » (47) il est un
exemple frappant de la manière audacieuse dont les critiques ortho-
doxes et catholiques ont pillé ce qu'ils pouvaient absorber de la litté-
rature manichéenne. La confiance aveugle des fidèles a favorisé leur
entreprise. Bien que T. de Wyzewa s'en étonne, avec quelque ingé-
nuité, dans sa traduction de la « Légende Dorée » (48) de Voragine, il
est incontestable que Josaphat, comme Joasaph en grec et Yoûasaf en
arabe veut dire Bodhisattva. Il est aussi certain que cet ouvrage a été
composé par des manichéens, car des fragments de deux manuscrits
différents datant du V I siècle après J.-C. en ont été découverts à
Tourfan, dans le Turkestan oriental, par von Lecoq (49). Le Bodhisat-
tva (Josaphat) converti au christianisme par « le bonhomme Barlaam »,

(46) D. Roché. L'ésotérisme des contes populaires de la Gascogne. Revue la


Science Spirituelle. Janvier 1934, p. 95 et « Contes et légendes du catharisme ».
2 édition aux Cahiers d'études cathares.
(47) Edition Heukenkampf. Halle 1912.
(48) pp. 676 du 30 mille. Librairie Perrin. Paris.
(49) Die Buddhistische spatantike Mittelasiens, II. Die manichaischen minia-
turen. p. II. Reiner Berlin 1923.
Alfaric o.c. Tome II, p. 312 et suivantes, et la Vie chrétienne du Bouddha.
Journal asiatique. 1917. pp. 269 à 288.
c'est exactement la doctrine manichéenne de la conversion p a r Manès
du Bodhisattva qui a succédé au Bouddha et les légendes comme celle
du « Roi de l'année », par exemple, sont commentées d'une manière
manichéenne et cathare.
L'ouvrage a été attribué à tort à Jean Damascène. Les érudits
modernes remontaient déjà à un texte écrit en pehlvi (qui devait
être manichéen à notre avis), traduit ensuite en syrien par un écrivain
judéo-chrétien, et en grec au milieu du V I I siècle par un auteur inconnu
qui vivait dans le cloître de St-Sabbas près de Jérusalem (50). Dans
cette adaptation judéo-chrétienne il y a des passages sur Moïse et des
développements théologiques. Et M. Cosquin a rappelé dans une étude
sur « la légende des saints Barlaam et Josaphat et son origine » les
doutes d'écrivains catholiques « très sérieux » et montré avec Labou-
laye et Max Müller que cette légende comprend « la Légende du
Bouddha contenue dans le livre indien du Lalitavistâra »... « Rédigé
dès avant l'an 76 de notre ère » (51). Elle rappelle les trois fameuses
rencontres du Bodhisattva, celle d'un malade, d'un vieillard et d'un
mort. Plusieurs des paraboles sont d'origines bouddhistes, mais le
recueil a été fait par les premiers manichéens, car il répond à la
synthèse de Manès, ce que Cosquin ne pouvait pas savoir en 1880, ni
Heukenkamp en 1912. De plus, nous avons montré dans notre étude
sur « Un plat cathare de Raguse » (52) venu du Midi de la France, que
le conte de « l'homme et de la licorne » inséré dans cet ouvrage était
connu des cathares et était figuré sur ce plat.
Le caractère cathare de la traduction en occitan de la région d'Albi
est aussi évident. En effet l'éditeur Heukenkamp prouve (53) qu'elle
ne vient pas de la traduction grecque, mais qu'elle est issue d'une
traduction « provençale antérieure » qui viendrait elle-même d'une
traduction latine dont notre texte porte encore quelques traces en
latin même. Elle ne diffère pas seulement du texte grec par l'absence
de théories théologiques et de développements judéo-chrétiens sur
Moïse, mais aussi par des développements positifs et nettement catha-
res en plus des expressions « bonhomme Barlaam » et « bonhomme
Noé ». Quant à la création directe par Dieu de toutes choses visibles
et invisibles — selon la Bible — elle était prise dans le sens spiri-
tuel, d'avant la période terrestre, ainsi que le démontrait J. de Lugio.
Si l'on voit bien que le catharisme est un christianisme néo-mani-
chéen, on retrouve dans cet ouvrage les mœurs des premiers ascètes
chrétiens, le renoncement des ermites, leurs rudes vêtements, leur

alimentation végétarienne et leurs jeûnes (p. 25-27) et on y retrouve

(50) B a r l a a m e t J o s a p h a t o.c. p. X L I X .
(51) E t u d e s folkloriques p. 27 e t suiv., p. 43 e t suiv. C h a m p i o n P a r i s 1922. Contes
populaires de l a L o r r a i n e . A p p e n d i c e A.P. X X X X V I I . Vieweg. P a r i s 1886.
(52) « L e C a t h a r i s m e » pp. 122 e t suiv.
(53) O.c. p. L V e t suiv. L e t e r m e de provençal a le sens d ' o c c i t a n .

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