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Demain, les post-humains ?


Les enjeux éthiques et métaphysiques du transhumanisme.

Il ne s’agira pas pour moi d’énumérer toutes les possibilités techniques et biologiques qui
permettent à l’homme de dépasser sa nature pour devenir un cyborg, ou pour le moins se
transformer en un être augmenté. Elles sont si multiples qu’il est préférable d’engager une
réflexion qui porte sur les enjeux tant éthiques que métaphysiques qu’implique le devenir
posthumain. Cependant, je vais donner un exemple dont je pense qu’il est fort significatif de
ce projet qui vise au dépassement de l’humain. Envisageons la question de l’évolution et le
futur du cerveau. Celui-ci, plus on vieillit, et dès 25 ans, l’homme ne cesse de perdre ses
neurones. Que faire ? Faut-il se résigner et se dire que c’est une réalité inéluctable ? Pour les
posthumanistes, et vous vous en doutez, c’est non. Leur idée consiste à faire en sorte que ces
neurones soient remplacés par des puces électroniques en silicium lesquelles sont connectées
à un ordinateur central afin que « l’esprit » (en tout cas, il ne s’agit nullement de l’âme)
humain puisse rejoindre le monde virtuel des réseaux internet. La finalité ultime de cette
entreprise aspire à ce que notre corps fait de chair et d’os ne soit plus qu’un lointain
souvenir. Mais avant d’y parvenir, il y a plusieurs étapes et différentes expérimentations à
faire. Dans un premier temps, il faut dupliquer à l’identique les éléments qui nous constituent
en développant des artifices qui peuvent se substituer à une réalité biologique que nous
pensions jusqu’alors irremplaçable. C’est ainsi que les japonais savent comment créer du sang
artificiel. On peut aussi produire des exosquelettes et toute sorte d’organes vitaux issus du
clonage et qui donc et par voie de conséquence (puisque ce sont des exogreffes) ne seront pas
rejetés et qui seront contenus et stockés dans des banques spécialement conçus à cet effet.
D’aucuns choisissent d’être mis (je ne peux pas employer le mot enterré) disons qu’ils vont
être mis en hivernation ou en hibernation, quoique les deux soient tout à fait illusoires, dans
des réfrigérateurs en plaçant tous leurs espoirs dans les futures avancées de la science pour
que ceux-ci revivent de nouveau. Cette possibilité existe déjà aux Etats-Unis et il faut bien
dire qu’elle suscite bien des interrogations. Faut-il s’en émouvoir ? Après tout, n’avons-nous
pas grandi dans l’espoir que la science nous émancipe des servitudes attachées à la condition
humaine ? Ne nous a-t-on pas dit et éduqué pour que nous soyons absolument moderne et que
nous ayant la « foi » dans ce que le progrès scientifique peut apporter à l’humanité ?
Aujourd’hui cette foi se lézarde et la confiance laisse place à l’inquiétude pour ne pas dire
plus. La démesure qui s’est emparée de nos sociétés technoscientifiques doit ou devrait nous
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alarmer sur la conception que l’on assigne à l’homme futur, si tant est qu’il en soit encore un !
C’est bien pourquoi j’emploie le terme de « posthumain. » L’homme d’après en sera-t-il
encore un ? Il faut bien admettre que cette question se pose et c’est ce que vais faire en sorte
de démontrer. Nous avons ouvert la boite de Pandore pour nous transformer en magiciens qui,
par toute sorte de moyens techniques où convergent nanotechnologie, bionique et
informatique pour que « l’homme nouveau » émerge et finisse par triompher d’une réalité
humaine par trop limitée. Mon propos me semble fondé si nous prenons conscience des
dangers que comportent les manipulations génétiques et les possibilités qu’ouvre le
séquençage de l’ADN et du génome. Il faut d’ailleurs dire que les comités de bioéthique sont
de plus en plus dépassés par des progrès dont ils mesurent toute la déraison qui, malgré les
interdits que ces comités leur opposent ne sont nullement appliqués.
Les recherches continuent et rien ne doit entraver ce qu’ils sont censés apporter à l’évolution
vers le « meilleur des mondes. » Ce bel avenir, il faut se permettre d’en douter. Ce sera le
sens de mon propos qui va suivre. Posons-nous cette question : l’homme tel que nous
l’entendons est-il en voie de disparition ? « Les hommes contre l’humain » (cf. Gabriel
Marcel) sont-ils notre avenir ? Cette interrogation suppose de douter du bien fondé de l’idée
de progrès en raison des conséquences que font courir les sciences et la technique dans leur
projet d’une amélioration ( ?) pour ne pas dire d’un dépassement de l’humain par
l’hybridation de l’homme avec la machine ou plus fou encore, l’hybridation de l’humain avec
d’autres réalités vivantes comme les pieuvres et même des animaux préhistoriques et que sais-
je encore !. Ce qu’il faut savoir, c’est que les laboratoires qui consacrent leur recherche à ce
sujet sont financés par le complexe militaro-industriel. L’homme-machine, le cyborg, et c’est
intéressant de le savoir constituait le projet que se proposait de réaliser le fascisme italien et
dont il tirait sa source du futurisme de Marinetti au prix d’une remise en cause de la dignité
de l’homme. C’est ainsi que la figure du monstre se profile avec les progrès de la robotique et
de l’intelligence artificielle. Ce qui relevait hier encore de la science-fiction peut devenir
réalité dès lors que la société aura abdiqué toute exigence éthique ayant pour fin de limiter et
d’encadrer un laisser-faire coupable du crime de lèse humanité. Pour rendre plus explicite
mon propos et signifier ce qui nous menace, je vais faire un détour historique pour exposer un
mythe structurant l’imaginaire non seulement issu de la modernité dont la sagesse antique
nous met en garde à travers différents mythes.

Le cas Frankenstein.
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Publié en 1818, Frankenstein ou le Prométhée moderne nous permet de mesurer combien les
pouvoirs de manipulation de la vie par la science hantent des esprits dont le fantasme ultime
consiste de créer un être vivant en laboratoire. Et cette créature échappe à son créateur. Aussi,
peut-on identifier l’imaginaire technicien comme celui qui joue à l’apprenti sorcier. Ce
docteur Frankenstein a conscience qu’il a commis un crime et tente d’arrêter le cours fatal des
événements. Hélas ! Trop tard. En ce qui nous concerne, il faudrait retenir la leçon au nom
d’un humanisme qui fait valoir le principe responsabilité. Il est à craindre que les avancées
scientifiques qui se multiplient à la vitesse grand V n’en fassent qu’à leur guise, et n’ai cure
de penser les conséquences induites par un processus qui nous mène de l’homme vers le
monstre. Quasi sacralisées, les sciences et les techniques ne sont mues que par un désir d’aller
toujours plus en avant dans la direction de l’homme augmenté et immortel. Que nous
naissions non plus de l’union de deux genres distincts mais de la science devrait nous
inquiéter.
En effet, à mesure des progrès scientifiques, il n’est peut-être pas vain de se défier de ce que
ceux-ci peuvent instituer : une sélection . Ces progrès sont d’autant plus tentants qu’ils nous
promettent de réduire à néant nos imperfections et faire de nous des êtres immortels. Quand
nous lisons le roman de Mary Shelley où quand nous le visionnons, nous sommes saisis
d’effroi. Pourtant, la science n’en a cure. Elle occulte l’aspect moral et les comités bioéthiques
sont désemparés pour poursuivre sa course folle. 
« Science sans conscience est ruine de l’âme. » Ce fantasme n’était-il pas le projet incarné
par les 2 totalitarismes du 20ème siècle ou bien encore par l’eugénisme ? L’évolutionnisme
récusé redevient à la mode puisque cette fois, ce sera l’homme qui en sera à l’origine. Les
japonais sont leader dans le domaine de la robotique et de l’IA. Déjà, des robots peuvent créer
d’autres robots et même ressentir des émotions !. A partir du Net, on verra se développer des
logiciels auto-producteurs et le travail des « e-gènes » devrait produire une intelligence
« inhumaine » passant à une forme de vie nouvelle, dépassant l’entropie qui anéantit nos
organes et révolutionnant nos cycles biologiques. Serait-ce la finalité inhérente au Cosmos ?
Bergson ne voyait-il pas dans l’univers une « machine à faire des dieux ? » La finalité ultime
qui est celle des thuriféraires du posthumain réside dans le projet d’une
dématérialisation de la réalité physique et charnelle de l’homme. C’est pourquoi parler
d’une forme nouvelle de « vie » est un terme impropre puisque l’élément carbone n’aura plus
cours. C’est ainsi que les neurones seront à terme remplacés par des puces de silicium. Parler
d’un futur n’est guère plus pertinent puisque (l’in)humain autoprogrammera une intelligence
qui l’adapte à ce que Teilhard de Chardin avait nommé : « noosphère », c'est-à-dire une sorte
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de super conscience (une conscience collective au sens où l’entend Emile Durkheim ?) où ce


que chacun vit est aussi partagé et vécu par autrui. ¨

Cyborg : mythe ou réalité du futurs ?

Roman d’anticipation, Homme-plus narre la première expédition sur Mars. Ce qu’il faut
savoir, c’est que cette fiction est devenue réalité avec le projet Biosphère II. A terme, il
s’agira pour l’homme de coloniser cette planète. Je peux ici renvoyer au livre de Lucien Sfez,
La santé parfaite pour ceux qui veulent en savoir plus sur ce sujet. Mi homme, mi machine,
le cyborg est un mixte mis au service de l’optimisation fonctionnelle d’un système qui ne
comprend et définit comme seule « valeur » que le développement continué d’une
puissance pour la puissance autotélique. Autotélique vient du grec « autos » (soi-même) et
« telos » (but), et se dit d’une chose qui est sa propre raison d’être, son propre but. Quelque
chose, autrement dit, qui ne sert pas à quelque chose d’autre, qui n’est pas l’instrument d’une
autre fin, c’est-à-dire quelque chose qui se suffit à lui-même. En ce qui concerne la bio-
ingénierie et les nanotechnologies, alliées à de nouveaux progrès d’une informatique
miniaturisée, celles-ci permettent de mettre au point des « humains » quasi immortels, doués
d’une mémoire stupéfiante, d’une intelligence ultrarapide et stratégique. Notre civilisation
technologique se dirige dans ce sens, atteinte d’une anomie où sciences et techniques tendent
à défaire un être-là marqué par sa finitude. « Le cyborg nous renseigne plus sur nos
aspirations que sur la forme effective que prendront de nouveaux accroissements des pouvoirs
humains appliquées à l’homme lui-même. »1 De quoi est née l’idée que l’homme doit agir
afin de dépasser l’homme ? Le rêve de l’immortalité l’explique en partie ; mais il y a aussi le
fait que l’homme trouve son être et ses possibilités par trop étriquées ; aussi veut-il les
potentialiser jusqu’à ce que le maximum soit atteint.

Que nous révèle donc le cyborg ?

Il faut penser le cyborg dans la réalité de son temps, celui de la dépression et non plus celui de
la névrose. L’existence humaine relève d’une impuissance à vivre qui exprime un
enfermement dans « la tragédie de l’insuffisance. » Son impuissance à vivre et à cultiver une
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vie intérieure mène l’homme à se tourner vers les promesses de technologies qui sont sensées
suppléer cette « ère du vide » qui s’accroît à mesure que l’homme est affecté par la fatigue
d’être soi. Le complexe technoscientifique a pour incidence de laisser croire aux humains

1
Dominique Janicaud, L’homme va-t-il dépasser l’humain ? Bayard, 2002, page 61.
2
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Odile Jacob, 1998, page 19.
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qu’ils peuvent être semblables à des machines pensantes. Le rêve d’avoir un cerveau
électronique qui soit branché sur internet pour rejoindre un monde virtuel signifie que
l’homme désire s’émanciper de ses émotions et de sentiments qu’il juge néfastes.
Le philosophe Günther Anders (lequel fut premier mari de Hannah Arendt), pour caractériser
cette pathologie recourt au terme de « honte prométhéenne. » Que veut donc dire l’auteur de
L’obsolescence de l’homme ? De quoi celui-ci a-t-il honte ? Et bien de son origine. « Il a
honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. » Ne souhaite-il pas parvenir à ce que sa
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vie s’émancipe du processus non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance ? Ce


dont il s’agit, c’est ni plus ni moins que repousser toujours plus loin les limites innées de la
nature pour tendre vers l’hybride jusqu’à ce que ce processus s’achève dans un monde
artificialisé de bout en bout. Ce qui est nié, c’est la sagesse des Anciens laquelle consiste à
accepter la condition humaine et la finitude qui est son lot au profit d’une science qui cherche
à l’abolir. « Le transhumanisme n’annonce pas autre chose que l’atteinte prochaine d’une
vitesse de libération d’où émergera ce qui ne s’est jamais vu ni conçu » au prix de
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l’abdication de notre liberté. Ce que laisse entrevoir cette entreprise, c’est l’évolution de
l’homme vers l’automate déterminé par une reprogrammation d’un système nerveux
acquis à l’adaptation envers des normes sociales qui cultivent un conformisme
généralisé.
La potentialisation des moyens humains joue en défaveur de l’homme puisque ceux-ci visent
à la généralisation du contrôle de ses fins qui n’ont de légitimité que si elles produisent une
société expurgée de toute Altérité, société que Georges Bataille aurait dénoncé en qualifiant
celle-ci d’advenue d’un monde homogène. Cet être qui se profile, association d’un organisme
biologique et de prothèses électroniques, menace la façon dont nous concevons l’homme
depuis la naissance de l’humanisme classique et nous le sentons confusément. Vous seriez
d’autant plus effrayés si je porte à votre connaissance ce qu’écrit et pense Jean-Michel Truong
et si je vous révèle le projet qui sous-tend son entreprise. Qui est-il ? Théoricien
du transhumanisme et du post-humanisme, il a créé la figure du Successeur, qu’il définit
comme « cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’Homme comme
habitacle de la conscience. » Et celui-ci de rajouter :  « Je parle de choses dont il existe un
commencement d’exécution. » Et cela lui suffit comme justificatif pour aller plus en avant
dans ce projet. Autrement dit, rien ne doit entraver cette évolution au service d’une
humanité où l’augmentation de soi sert une cause « méta-humaniste ». Truong travaille depuis

3
Jean-Michel Besnier, Demain, les posthumains, Hachette, 2009, page 75.
4
Idem, page 77.
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sur la disparition du type humain et ce qui restera de l’Homme après la généralisation


inéluctable de créatures hybrides sous l’effet des technologies du dépassement de l’Homme.
« Pourquoi suis-je aussi désespéré ? » écrivait et se demandait Günther Anders. Il suffit de
savoir ce qu’il en retourne du transhumanisme pour répondre à cette question. Quant aux
posthumanistes, eux aussi, ils désespèrent, mais c’est pour une toute autre raison. Quelle est-
elle ? Pour ceux-ci, l’homme n’est pas à la hauteur de leurs exigences. « Qu’après l’homme
ce soit encore l’homme, voilà en vérité le comble du désespoir. »5 On comprend mieux la
finalité ultime des transhumanistes qu’ils se proposent de réaliser, c’est-à-dire la disparition
de tout attachement biologique de l’homme pour que ce dernier ne soit plus qu’un être
suréquipé d’ordinateurs quasi invisibles qui capteront des signaux venant d’environnements
virtuels.
Le cerveau interprétera ces signaux qui s’intégreront à la mémoire du cyborg liée à des
interconnections qui formeront une conscience collective médiatisée par le Net et que chacun
pourra télécharger à sa guise. C’est alors un nouvel être apparaît : l’ordinateur vivant.
Apparaît l’idée d’un homme qui se substitue au dieu créateur et qui peut prendre toutes les
formes possibles. La réponse que les transhumanistes donnent pour justifier leur entreprise,
c’est que l’homme dans ce monde qui se dégrade de plus en plus jusqu’au jour où il deviendra
invivable doit préparer sa fuite. Et cette fuite consiste d’abord en un premier temps à
techniciser l’homme pour qu’ensuite, celui-ci parvienne à s’installer dans une réalité virtuelle
à l’abri d’un monde qui court à sa perte faute de pouvoir rejoindre Mars. Ce que croient dur
comme fer les tenants du transhumanisme, c’est que l’essence de l’humain n’est pas dans
ses limitations mais dans sa capacité de les dépasser et c’est la raison pour laquelle il n’y a
aucune raison de les célébrer. Cette extraction de notre condition humaine doit faire réfléchir
car au lieu de vivre ce que notre sensibilité nous permet d’exprimer et d’éprouver et dont l’art
a tant besoin, ce processus technoscientifique ne peut que nous rendre indifférent à ce
qu’il y a de plus grand en nous et nous distingue des autres vivants : la capacité de ressentir la
beauté d’un poème, d’une musique, d’un tableau etc. N’être que la moitié d’une machine
douée d’une intelligence qui arraisonne le réel sous le seul mode du produire, c’est annihiler
en nous ce précieux germe de vie qui nous nourrit de sentiments inconnus au cyborg, lesquels
nous font aimer l’art, mais aussi la littérature ou tout autre domaine gustatif accessible à une
intelligence sensible. On peut donc se demander à quoi bon aspirer à devenir un cyborg si
c’est pour n’être qu’un mort-vivant vis-à-vis de tout ce qui fait le sel de l’existence et

5
Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine, Le Seuil, 2001, page 25.
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nous procure une joie sans pareille à laquelle le cyborg est étranger et le demeurera à
jamais ? Ma réticence ne s’arrête pas là car il s’agit ici de se poser cette question :

Qu’en est-il de l’existence de la morale dans un monde technicisé à l’extrême ?

En quoi ce cyborg est-il concerné par la morale ? On peut d’autant plus se poser la question
que cet être, de par sa nature, développe une relation instrumentale avec son double (si nous
faisons l’hypothèse d’un monde constitué uniquement de clones), double auquel manque
toute singularité subjective. Objets animés, avez-vous une âme serions-nous tenter de dire.
Dans un monde qui devient de plus en plus technicisé et obéi par le principe d’optimisation de
l’étant conçu comme un outil, la dimension morale n’a plus cours. Prenons l’exemple du
bon fonctionnaire qu’était Eichmann. Celui-ci est l’illustration que, face à la gestion
technocratique des camps de la mort où l’homme n’était plus qu’un numéro parmi d’autres,
celui-ci n’éprouvait pas le moindre sentiment. Il avait juste un stock à écouler dans un temps
déterminé, surveillant le bon suivi de la réception de ce stock sans rien ressentir du mal qu’il
commettait. Il y a tout lieu de penser que la généralisation de l’univers technicien conduit
au développement d’une neutralisation de tout jugement moral où seule prévaut la pleine
et parfaite réalisation de ce qui doit être effectué. L’exécution n’est rien d’autre que
l’application d’une loi de programmation qui n’a nul besoin de se référer à la sphère morale
pour qu’elle puisse se concrétiser. Nul sentiment n’est nécessaire pour y parvenir. Comment
les tenants du transhumanisme considèrent celui-ci ? Pour ceux-ci, il faut se « débarrasser
des spéculations sur une supposée conscience qui se dissimulerait derrière le
comportement des hommes et lui donnerait une ineffable profondeur. »6 Nier l’existence
de la conscience équivaut donc à évacuer la morale dans ce qui meut l’activité humaine. Aussi
cette élimination est-elle lourde de conséquences puisqu’elle ampute le posthumain d’une
dimension primordiale pour ne pas dire consubstantielle qui, jusque-là était le propre de tout
homme lesquels, par leur respect des normes s’intégraient à une société préservée du risque
anomique et ainsi confortait la morale dans sa fonction régulatrice.

Le devenir posthumain : crime et mise à mort de l’humanisme classique.

Avec l’avènement de l’âge posthumain se dessine les contours d’une humanité amoindrie et
bien peu réjouissante. Si le robot doué d’une intelligence artificielle qu’il faut rendre le plus
conforme autant que possible aux comportements humains, il est à craindre que l’on fasse en

6
Jean-Michel Besnier, opus cit., page 124.
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sorte d’appauvrir tout ce qui constitue les singularités spécifiques aux humains afin de
réaliser le délire qui consiste à établir l’identité quasi parfaite entre l’homme et un robot dont
certains pensent qu’il deviendra un avatar dans le sens qui est le sien dans la langue sanskrite,
à savoir « incarnation divine ». Il s’agira de détruire les humanités, de produire une sous-
culture des plus rudimentaire, de faire en sorte que l’éducation corresponde à la fabrique du
crétin et que les jugements de goût portant tant sur l’art que sur l’amour de la beauté
deviennent une tare et soient malvenues, où l’exercice conjoint de la réflexion et du
raisonnement deviennent un réflexe conditionné qui annihile tout sens critique et toute
intelligence quelque peu subversive. Egalitarisme aidant, cette destruction de la culture
s’amorce à partir d’un consentement de sociétés abêties par l’advenue de la nouvelle figure
anthropologique de notre temps que Philippe Muray désigne sous le nom d’homo festivus
festivus. Ainsi le robot a toutes les chances de devenir quasi conforme au modèle auquel
l’humain se doit d’adhérer sous peine d’une marginalisation sociale dès lors que le grand
individu se refuse à cet anéantissement. Ne devons-nous pas devenir des clones équivalents
les uns aux autres, et par voie de conséquence des êtres interchangeables où toute
différence serait gommée ? Le transhumanisme correspond bien à une volonté de
dépassement de l’homme, mais pas dans le sens que l’on croit. L’augmentation apparente de
nos possibles et de leur rendement maximisé à l’extrême, la potentialisation de nos capacités
tant physiques qu’intellectuelles ne doit pas tromper et nous leurrer sur ce qui se trame, à
savoir qu’il ne s’agit en rien d’une augmentation de soi, mais tout au contraire, d’un
affaiblissement de ce qui constituait l’homme comme étant le « berger de l’Etre. » Aussi
peut-on dire que le transhumanisme est un antihumanisme ; il porte en lui l’élément qui nous
avilit au point d’engendrer la mort de ce qui nous caractérise le plus et nous définit le mieux, à
savoir l’homo sacer auquel l’homme occidental aura tout tenté afin de l’anéantir. Le
transhumanisme y parviendra assurément, faisant du souci spirituel qui habite l’homme de
tout temps et de tout lieu une inactualité définitive.
L’ère du cyborg annonce plusieurs morts : celle de l’humanisme classique qui reposait sur
l’échange épistolaire et la lecture désintéressée des œuvres de l’esprit mais aussi celle de
l’exténuation du temps des poètes, et celle de la langue, à moins de considérer comme
Hölderlin que « là où croît le péril, croît aussi la sauvegarde de l’Etre. » On le sait, c’était le
dernier mot heideggérien, phrase fort surprenante dans la bouche de celui-ci  : « seul un Dieu
peut nous sauver » : il faut entendre ici, à mon sens, seul un dire peut nous sauver. Gary
Kasparov joua contre un robot, Deep Blue. C’est se donner de l’homme une idée bien peu
conforme à ce à quoi il est destiné. Disons qu’il était car il faut bien employer l’imparfait tant
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règne une médiocrité généralisée pour ne pas dire une déchéance programmée pour que l’idée
d’homme promue par les Lumières soit anéantie. Le cyborg ne correspond à rien d’autre qu’à
la promotion du crime envers ce que nous fûmes et que chacun est dans son originalité
constitutive, à savoir un homo loquax. L’assassinat car il y en a bien un déjà, sera demain
celui commis contre la langue. C’est ainsi que le crime envers les subtilités de la pensée
n’aura de cesse de se perpétuer. Si la philosophie offrait la possibilité d’une critique de la
manière humaine de penser, la triomphale victoire de la langue technique mène tout droit à
l’abîme de la non-pensée.
Avons-nous donc oublié que nous sommes ou que nous étions des êtres partageant l’humanité
d’un Baudelaire, d’un Monteverdi, d’un Bach, d’un Titien, d’un Saint Augustin auxquels nous
sommes tentés de prêter davantage qu’un fonctionnement neuronal exceptionnel ? L’intuition,
l’imagination, mais aussi la sensibilité, tout comme l’attrait du mystère, que sais-je encore,
sont autant de qualités étrangères au cyborg. Ce dont celui-ci nous informe, n’est-ce pas ni
plus ni moins le fait que l’homme a oublié ce qu’il était vraiment dans la demeure
langagière ? Avec le transhumanisme si celui-ci triomphe, l’homme deviendra l’employé du
système technicien, un être manipulable à souhait. Refusant sa finitude et ses faiblesses,
l’homme est voué à n’être jamais libre. Visant une perfection via l’artifice technicien, il se
condamne ou bien à l’animalisation ou bien à la mécanisation. Une chose est acquise : le
progrès s’inverse en son contraire et menace la représentation que nous avions jusqu’à
présent de l’homme.
Le cas Dolly ou la question du clonage.

Rappelons d’abord en quoi consiste le clonage : il s’agit de reproduire à l’identique un


organisme par transfert dans un ovocyte préalablement énucléé d’une cellule ordinaire,
prélevée sur un organisme adulte. Ce qui nous heurte, c’est que cette technique de
reproduction efface la singularité individuelle de tout un chacun. D’autre part, peut-on se
représenter un monde qui serait constitué uniquement par une totalité d’êtres parfaitement
identiques en tout point, un monde où il n’y aurait plus que des jumeaux strictement
équivalents où toute différence serait expurgée ? Cette idée, je crois, nous glace le sang. En
effet, envisager un monde où il n’y aurait que des doubles parfaitement identiques à notre
image fait naître en nous un sentiment de désapprobation pour ne pas dire un sentiment de
répugnance. Il y a une autre finalité à laquelle sert le clonage : c’est celle qui est employée à
des fins thérapeutiques. Henri Atlan (connu comme l’auteur du livre L’homme neuronal)
considère que cette finalité est tout à fait légitime. « Les partisans de la culture des cellules
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souches font valoir qu’un champ immense s’ouvre à la recherche dans le domaine de la
régénération thérapeutique et d’une ingénierie biologique infiniment plus efficace que les
prothèses et les greffes pratiquées jusqu’ici. »7 Ces recherches ont cours aux USA ainsi qu’en
Grande Bretagne et il y a tout lieu de penser que ces recherches préparent l’avènement du
clonage reproductif. Ce clonage ser(virai)t à se constituer une banque d’organes vitaux afin de
suppléer à ceux qui seraient atteints d’un cancer. D’aucuns disent que, de toute façon, cette
pratique, il faut l’accepter puisque celle-ci deviendra une réalité effective invalidant toute
réserve éthique. Considérer ceci comme une fatalité revient à dire qu’il y aura toujours des
crimes et qu’il est donc inutile de les condamner. Il faut les accepter. Cette attitude qui relève
du fatalisme, il faut la dénoncer car elle mène à des éventualités qui exposent l’homme à des
risques que les tenants du clonage se refusent à envisager comme celui qui consiste à
s’échapper de l’humaine condition et nous conduire à l’ère du tout programmable. Le
« meilleur des mondes » ne déboucherait, en réalité, que sur son contraire. Le droit serait
ainsi foulé au pied au profit d’expérimentations aveugles aux dangers qu’elles ne manqueront
pas de faire naître. Annulé tout principe de prudence, l’homme se dirigera vers la négation de
sa définition donnée par une tradition humaniste pour prendre le visage repoussant d’une
culture produite au sein du parc humain-inhumain, le mot « culture » devant être pris ici en
son sens biologique.

Du parc humain à l’avènement du titanesque.

Derrière l’apparent progrès que l’on veut attribuer aux différentes techniques visant
l’amélioration de soi, se cache une volonté ayant pour fin de contrôler l’homme par l’homme,
c’est-à-dire faire en sorte d’opérer une sélection des « meilleurs » ce qui nous rappelle de
mauvais souvenirs dont on croyait qu’ils appartenaient au passé et qu’ils étaient révolus. Il
n’en est rien, bien au contraire !. C’est pourquoi la conférence de Peter Sloterdijk, « Règles
pour le parc humain » fit scandale pour cette raison que celui-ci a pensé « l’organisation à
grande échelle d’une biopolitique qui sélectionne un troupeau humain selon les règles d’une
anthropo-technologie qui aboutit à la création d’une sorte de zoo lequel est divisé en deux
populations : les éleveurs (c’est-à-dire les plus aptes) et les élevés »8 (c’est-à-dire leurs
esclaves). Ce qui a provoqué un choc réside dans l’emploi cynique d’une terminologie qui
caractérise ce qui renvoie au dressage et à la sélection d’un cheptel qui rappelle en tout point
que l’homme n’est guère plus qu’un animal où existent des dominants et des dominés. Si
7
Dominique Janicaud, opus cit., page 69.
8
Ibidem, page 77.
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Sloterdijk adopta ce ton, c’est pour mieux nous sensibiliser aux dangers que nous encourons
et ils ne sont pas des moindres. Si rien n’arrête le « progrès » qu’adviendra-t-il ? L’homme,
rappelons-le, manipule déjà les sources de sa vie comme la procréation médicalement assistée
ou de la fécondation in vitro. Demain si ce n’est pas aujourd’hui, l’homme contrôle ou
contrôlera son code génétique et ainsi corriger sa programmation biologique. Aussi, il faut
se saisir de ce texte, car il des plus salutaire, d’autant plus qu’il adviendra de l’imprévisible :
et si les robots doués d’une intelligence artificielle prenait la direction de l’homme ?
Assurément, les comités bioéthiques sont dépassés devant les avancées technoscientifiques
qui ne cessent de nous prendre au dépourvu. Ce qu’il faut retenir d’Ernst Jünger, quand celui
évoque les Titans, divinités antérieures aux dieux de l’Olympe, c’est le caractère
démiurgique de la technique élargie à l’ensemble de la planète, lequel Jünger s’est d’ailleurs
entretenu avec Martin Heidegger sur ce sujet. Ce dernier, quant à lui, évoquait l’avènement du
gigantesque9 pour souligner que nous ne sommes nullement les maîtres d’un processus qui
mène le déploiement de la raison instrumentale vers le dénuement d’un être-jeté-là (le Dasein)
où se fait jour l’angoisse caractéristique d’une époque des conceptions du monde où l’homme
n’est plus que l’instrument de sa propre captivité et de sa servilité vis-à-vis d’outils qui
défigurent l’image de plus en plus lointaine d’un idéal forgé en son temps par une civilisation
où prévalait l’amour d’une culture synonyme d’un goût pour tout ce qui élevait l’homme au-
delà de toutes les vicissitudes qui sont désormais nôtres. « Le monde d’hier » écrit par Stefan
Zweig et qui décrit si bien l’esprit viennois de la fin du 19 ème siècle suscite-t-il encore en nous
l’évocation de quelque nostalgie envers un Zeitgeist porteur d’une délicatesse à nulle autre
pareille ? Non. On ne peut pas faire plus court pour qualifier ce qu’il est advenu et qui relève
d’une annihilation totale de ce qui constitua la grandeur passée d’une Europe berceau d’une
aurore à jamais éteinte.
Si nous devions nous référer à un auteur afin de caractériser le crépuscule de notre temps, il
faudrait se tourner vers Hermann Broch et son livre Logique d'un monde en désintégration
(1931) lequel fut publié en France en 2005 sous le titre de Logique d’un monde en ruine. On
ne peut pas être plus explicite pour dire et exprimer ce que nous constatons, remplis que nous
sommes par l’amertume de la désolation face à ce qui n’a de cesse de s’amplifier à mesure
que s’étend la destruction de la culture engendrée par la défection de la pensée questionnante.
L’oubli de l’oubli de celle-ci nous expose au plus grand hiver de l’esprit critique de sorte que
nous sommes prêts à réitérer notre soutien à des sciences auxquelles nous accordons toute
notre confiance car, après tout, celles-ci ne sont-elles pas là pour améliorer notre sort et que
9
Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, page100.
12

c’est bien leur seule intention ? Aussi peut-être que mon propos ainsi que ma démonstration
des menaces qui s’amoncèlent au-dessus de nos têtes sont-ils tout à fait vains et infondés,
relevant d’une interprétation erronée du projet technicien ?

Le Surhomme rêve-t-il de devenir un Dieu ?

L’homme, à travers ce que peut lui apporter les nano et biotechnologies, la biotique,
l’intervention sur le codage génétique, la maîtrise sur le séquençage du génome, et que sais-je
encore, n’envisage-t-il pas de s’auto-instituer comme son seul maître et créateur du processus
qui fasse l’économie de tout autre dans la donation de la vie ? N’est-ce pas le divin auquel le
posthumain veut se substituer ? Ou bien ne faut-il pas déceler à partir de ce recours
technoscientifique quelque chose qu’il faut ou faudrait interpréter comme l’indice d’une
recherche liée au fait que nous appartenons à la première civilisation athée où le Sacré s’est
retiré d’un monde investi par un matérialisme dominateur ? Il y a là une ambiguïté : notre
monde technicisé ne s’assigne d’autre fin suprême que sa propre efficience. Pourtant, sa
quête d’une absolue maîtrise sur le vivant ne signifie-t-elle pas que l’homme veut
congédier le dieu créateur pour tirer de lui seul les conditions de son émergence ? N’y-à-
t-il pas ici la manifestation d’une Transcendance, résurgence d’un Temps où l’homme
commerçait religieusement avec le Cosmos ? Si, en apparence, nous vivons dans un monde du
retrait divin, les figures mythiques auxquelles nous recourons pour penser ce qu’il advient,
comme celui de Pandore, de Gilgamesh, de Prométhée ou encore des Titans, n’indiquent-ils
pas que, sous une forme cachée, Dieu reste une réalité agissante, certes autoréférentielle, mais
tout autant déterminante ? Cette supposition prend le contre-pied de la thèse défendue par
Dominique Janicaud pour lequel « l’homme moderne a irrémédiablement perdu ses
modèles divins »10 appuyant ses dire sur le : dieu est mort de Nietzsche. Vu sous un autre
angle, l’homme n’est-il pas plutôt coupable d’un orgueil démesuré qui consiste à vouloir se
substituer à Dieu pour devenir Dieu lui-même dès lors qu’il maîtrise totalement le processus
de son autocréation ? Heidegger pensait dans son analyse critique de la technique que celle-ci
n’était pas de nature technique (« l’essence de la technique n’est en rien technique) comme
c’est le cas avec Jacques Ellul, mais qu’elle était un mode de voilement/dévoilement de
l’Aletheia. Nietzsche, écrit Michel Foucault, « a retrouvé le point où l’homme et Dieu
s’appartiennent l’un à l’autre, où la mort du second est synonyme de la disparition du
premier et où la promesse du surhomme signifie d’abord et avant tout l’imminence de la mort

10
Dominique Janicaud, opus cit., page 82.
13

de l’homme. »11 On peut, en effet, concevoir que cela soit fondé ; mais ce qui est juste n’est
pas, cependant, se tenir dans la lumière de la Vérité. Je formulerai mon hypothèse en
considérant que si le Surhomme vise effectivement la mort de « l’humain trop humain », c’est
pour que ce surhomme remplisse l’office qui échoyait à Dieu ou à toute autre forme de
divinités. Si la mort de l’homme est acquise, celle qui, tout du moins caractérisait la façon
dont la philosophie des Lumières concevait l’humanité de l’homme, il ne faut cependant pas
considérer que cette mort est celle de Dieu. Il s’agit d’aller toujours plus loin dans
l’adéquation entre l’artefact humain proposé par le système bio-technoscientifique et la
figure divine. Il faut que l’homme soit dépassé, non seulement amélioré et augmenté ; il doit
être d’une toute autre nature, au-delà de toute incarnation charnelle. Au-delà de
l’interprétation de la perspective nietzschéenne quant à ce que signifie le Surhomme, l’homme
conçu par des sciences et techniques innovantes, veut tirer de lui-même en produisant les
conditions nécessaires et favorables à un fondement auto-institué de son être-pour un devenir
quelque chose qui est plus que son être présent. Or, il faut ici affirmer un nécessaire
avertissement : corruptio optimi pessima : la corruption du meilleur est la pire. Je l’ai dit,
il ne s’agit pas seulement d’augmenter les capacités qui caractérisent l’homme actuel, qu’il
s’agisse de l’intelligence, de la force physique, ou encore de la grande santé. Non, il faut
encore que ce surhumain devienne un être radicalement Autre, étranger à toute éligibilité
dans un monde qui accepte tant bien que vaille la finitude propre à la condition humaine. Face
à cette hybris qui devient monnaie courante et qui régit particulièrement le monde sportif,
obsédé qu’il est par le fait d’établir des records même par l’emploi de moyens illicites,
comme c’est le cas avec le recours au dopage quoiqu’il en coûte sur la santé future du sportif,
il faudrait que résonne une sonnette d’alerte. En pure perte. « L’indulgence qui a régné dans
les années 1960 pour les utopies a été fallacieuse. Il doit être entendu que l’utopie d’un
dépassement de l’humain est lourde d’inhumanité. Le stalinisme en a été une ; le nazisme
aussi. Le technicisme actuel est une autre utopie, apparemment neutre puisque l’on dit que la
technique l’est alors qu’il n’en est rien, mais on peut craindre qu’à l’examen de ce qui
précède, pour peu que l’on veuille s’en saisir et s’en inquiéter, on s’apercevra que l’avenir
nous réserve un bien mauvais tour. Peut-être faudrait-il considérer que le dépassement de
l’homme relève du mythe et d’un délire proprement heideggérien qui relèverait d’une
compréhension infondée quant à l’essence de la technique moderne ? Les avertissements,
lorsqu’ils sont jugés trop sévères, paraissent par trop pessimistes voire cyniques. Pourtant, s’il
y a bien une illusion à dissiper ce, de toute urgence, c’est celle qui consiste à accorder une
11
Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, page 353.
14

confiance aveugle envers une science déifiée par les progrès qui furent les siennes et qui ne
cessent de croître de façon exponentielle .

Conclusion.
Force est d’admettre et d’accepter l’existence du divorce inconciliable et désormais
acquis entre l’éthique et le système technicien. Quelqu’un comme Axel Kahn sait de quoi
il parle, et il est depuis longtemps le médecin généticien qui refusa de cautionner une
« science sans conscience » (qui n’est que ruine de l’âme) et fort heureusement, il n’est plus
un cas isolé comme il put l’être dans son exhortation à bonne raison gardé. Entre
l’enthousiasme et la frayeur, il faut d’abord faire valoir une réflexion qui engage une
responsabilité pour déterminer des limites qui régulent ce que la technoscience et autres
instruments en vue de l’augmentation de l’homme ne peuvent parvenir assurer d’elle-même.
Demain les posthumains ? Il serait sage de faire un moratoire afin de décider ce qui peut être
entrepris et ce qui ne doit surtout pas l’être. Est-ce que cela est envisageable ? Il est à
craindre que non tant que l’estime que l’on porte au progrès ne sera pas soumise à sa
récusation. La formule d’Auguste Comte, Ordre et Progrès, doit être comprise comme une
chimère car le premier, c’est-à-dire le progrès, devient contradictoire avec la
possibilisation du second, à savoir un ordre qui ne cesse de s’effilocher et de s’étioler à
mesure que l’homme fera sa mue pour devenir l’outil sans le moindre privilège de la bio-
technostructure. L’homme s’est cru Prométhée. Il ne sera, en réalité, qu’un simple et
quelconque auxiliaire de l’entretien d’un système lequel pourra en faire l’économie avec le
développement de tout ce que j’ai pu vous exposer. Et encore, la liste est loin et même bien
loin d’être exhaustive. Alors, que faire face à cette débâcle qui entérine le fait que « Dieu est
mort » de Nietzsche ? Rien d’autre que ce que pense Heidegger dans Chemins qui ne mènent
nulle part : faire montre de Sérénité. Qu’est-ce à dire ? Cessons de mesurer la pensée à ses
résultats, par sa rentabilité, en termes de productivité. Une existence pensante est simplement
ce qu’elle est, elle n’entre pas dans la logique marchande de la technique. Elle n’est ni
productive, ni rentable, ni même évaluable. Elle doit commencer par conquérir l’autonomie de
son propre être. Il faut recourir à l’exercice d’une pensée qui pourrait être celle de la poésie, conçue
dans une signification très haute, dans une indépendance absolue, souveraine à l’égard de tout
ce qui nous contraint à n’être que les fossoyeurs de l’idée la plus haute de l’humain.
Faut-il se résigner et considérer que tout ceci est inéluctable ?
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