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Merlio Gilbert. Le pessimisme culturel entre la France et l'Allemagne. In: Mil neuf cent, n°14, 1996. Progrès et décadence. pp.
41-67;
doi : https://doi.org/10.3406/mcm.1996.1150
https://www.persee.fr/doc/mcm_1146-1225_1996_num_14_1_1150
GILBERT MERLIO
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dénoncés aux formes et luttes sociales provisoires accompagnant
le processus de modernisation 1.
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histoire individuelle qui suit une évolution organique. Herder
passe pour le père de l'historisme, non seulement à cause de
sa volonté d'expliquer tous les phénomènes par leur situation
historique, mais aussi à cause du relativisme des valeurs qui
s'ensuit. Il met en cause le rationalisme unidimensionnel proposé
par les tenants rigoureux des Lumières. Mieux, il en pointe
l'origine et le site : la France. Herder écrit sous l'influence de
Hamann ; en tant que représentant du Sturm und Drang, il
combat l'imitation des Français au nom de l'originalité propre
à chaque écrivain et à chaque peuple. Et il souligne les vertus
des peuples nordiques. Cela dit, Herder est le contraire d'un
nationaliste : les voix particulières des peuples, qui s'expriment
dans les anthologies de chants populaires qu'il édite, s'unissent
à ses yeux dans la symphonie d'une humanité une.
Avec Herder se dessine néanmoins l'un des traits
caractéristiques de « l'idéologie allemande » . L'histoire allemande, prétend
Cari Schmitt, a été tout au long marquée par un « affect
antiromain». La crainte de l'aliénation dans les mécanismes de la
rationalisation moderne s'y conjugue avec la crainte de
l'aliénation par l'étranger « welsche » et son hégémonisme politique
et culturel. La Terreur et les guerres révolutionnaires et
napoléoniennes attiseront ces craintes et cette revendication
identitaire. Les intellectuels allemands, d'abord séduits par la
Révolution française, ne renoncent pas à leurs idéaux humanistes.
Mais ils proposent d'autres voies pour leur réalisation. Schiller,
fait citoyen d'honneur par la Convention, s'étonne dans ses
Lettres sur l'éducation esthétique (1793-1795) qu'un siècle aussi
« éclairé » puisse sombrer dans de si cruelles oppressions et de
si meurtriers conflits. Lui aussi met en parallèle cette « barbarie
civilisée» et la «sauvagerie naturelle». Les excès de
l'entendement expliquent à ses yeux les maux modernes. Comme son
maître Kant, Schiller pense que les hommes doivent être «
moralises ». Mais seule l'éducation esthétique réconcilie la nature
raisonnable et la nature sensible de l'homme et peut le rendre
apte à établir cet « Etat de la Raison » qui reste l'idéal à
atteindre. Chez cet esprit cosmopolite peu partisan d'un Etat-
nation allemand, nulle hostilité à l'égard de la France. Il n'en
est pas de même chez Fichte, autre déçu de la Révolution
française. Cet ancien Jacobin ne jette pas ses convictions aux orties.
Mais la France ayant failli, c'est à l'Allemagne qu'il appartient
selon lui de poursuivre l'œuvre révolutionnaire. Elle le peut et
elle le doit car elle possède les qualités intrinsèques nécessaires
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à cette tâche. L'originalité de la langue allemande par rapport
aux langues romanes dérivées est le signe de cette élection. Le but
de Fichte reste universaliste et humaniste. Mais on trouve chez
lui cet ethnocentrisme à vocation universelle qui est pour Louis
Dumont2 l'une des caractéristiques de l'idéologie allemande :
l'idée que l'Allemagne peut prétendre à la souveraineté
universelle à cause de son être même qu'elle doit étendre aux
limites du monde. Ce messianisme ethno-culturel fera de Fichte
l'une des grandes références du pangermanisme aux siècles
suivants.
Herder, Schiller et Fichte conduisent au Romantisme. Comme
Schiller, les premiers Romantiques, ceux d'Iéna, ont, au tournant
du siècle, cessé de croire à une solution politique. L'Etat
poétique de Novalis fait suite à l'Etat esthétique de Schiller. Les
Romantiques accentuent le changement de paradigme initié par
Herder. Autant que l'Antiquité, référence des Classiques, c'est le
Moyen Age qui doit servir de modèle. Dans L'Europe ou la
Chrétienté (1799), Novalis propose le retour à un Reich médiéval
fortement idéalisé. Et il fustige à son tour le rationalisme
français. C'est surtout la seconde génération romantique, celle de
Heidelberg, qui donne naissance au « Romantisme politique ».
Comme Fichte dans ses Discours à la nation allemande (1805-
1807), ses représentants réagissent à l'invasion napoléonienne
et s'interrogent sur la forme politique de l'Allemagne future.
Leurs maîtres à penser sont l'Anglais Burke et les Français
de Maistre et de Bonald. Ils rejettent avant tout le constitutiona-
lisme abstrait et universaliste de la Révolution française. Selon
eux, l'Etat ne peut résulter de l'addition de volontés individuelles
et égales : il est un makroanthropos préexistant aux individus
et informant leur volonté ; il ne peut être qu'une communauté
hiérarchisée soudée par une histoire commune. Ils espèrent
notamment faire revivre, en les adaptant, les structures de l'Etat
corporatif. Ces doctrines témoignent d'un premier effort de
modernisation du conservatisme allemand. Mais en dehors de
ces vues politiques, le Romantisme politique procède à une
critique de la civilisation moderne qui préfigure en bien des
points celle qui sera formulée un siècle plus tard. Les
Romantiques ont déjà été sensibles au coût social et humain de la
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modernisation : ils notent les dérives démagogiques et
oligarchiques de la démocratie représentative, la destruction des
solidarités traditionnelles, la bureaucratisation de l'Etat, l'emprise
croissante de l'argent et la prééminence des intérêts matériels
dans le monde moderne. Tout « romantique » c'est-à-dire affectif
et peu « scientifique » qu'il ait été, leur anticapitalisme n'a pas
manqué d'influencer Marx. Les sociologues de la fin du siècle,
Tônnies ou Max Weber conceptualiseront des antithèses dont
l'origine se trouve chez eux.
Il est courant d'opposer le concept « romantique », c'est-à-dire
ethno-culturel, de nation, qui se serait imposé en Allemagne
et aurait conduit aux perversions vôlkisch puis racistes, au
concept juridique (résumé de façon trop rapide par le « plébiscite
quotidien » de Renan) qui serait davantage réservé aux pays
occidentaux et particulièrement à la France. Il est vrai que les
Romantiques ne pouvaient opposer à la Grande Nation, dont
l'impérialisme se cachait sous les mots d'ordre universalistes de
la Révolution, que cette conception culturelle et historique de la
nation. Mais seul l'alliage de cette conception avec l'idée d'unité
étatique propre à la bourgeoisie libérale engendrera à la fin
du siècle le nationalisme, puis le pangermanisme3.
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pas explicitement ses idéaux. Mais la tradition cosmopolite,
libérale, progressiste et démocratique est infléchie dans un sens
national, sinon nationaliste. Ne parlons pas encore ici de
« chemin particulier » de l'Allemagne, même si l'étape de la
parlementarisation du régime a été escamotée (elle
n'interviendra qu'en octobre 1918 !) : cette façon de raisonner en
termes de génies nationaux est à l'époque loin d'être l'apanage
des intellectuels allemands et partout la nation cesse peu à peu
d'être l'instrument de l'émancipation individuelle et collective
pour devenir celui de l'impérialisme. Il faut d'ailleurs noter que
la redécouverte du passé germanique ou aryen par
l'historiographie romantique n'est pas l'œuvre des seuls Allemands. En
France aussi, l'essor des sciences historiques contribue à remettre
en valeur la société féodale et les vertus régénératrices des
invasions injustement appelées barbares. C'est d'ailleurs dans
ce contexte que Gobineau trouvera bientôt son inspiration5.
Un des prophètes de l'aryanisme n'est autre qu'Ernest Renan
qui, le 26 juin 1856, écrit une lettre enthousiaste à l'auteur de
V Essai sur l'inégalité des races humaines6. Même si elle reste
écartée du pouvoir politique, la bourgeoisie allemande, comme
toutes les bourgeoisies européennes, est en plein essor et l'his-
torisme de l'Ecole prussienne lui apporte la promesse d'un avenir
de règne, de puissance et de gloire. Le « chemin particulier »
de l'Allemagne (der deutsche Sondenveg), c'est-à-dire le fait
que l'Allemagne, contrairement à ses voisines occidentales, la
France et l'Angleterre, se modernisera sans vraiment se
démocratiser (il faut affirmer cela avec prudence, car les avancées
démocratiques n'y manquent pas), a son origine dans un autre
phénomène certes repérable ailleurs (il suffit de lire les ouvrages
de Zeev Sternhell sur l'origine française du fascisme), mais qui
atteint dans l'Allemagne du tournant du siècle un degré eminent :
le mélange de pessimisme culturel et de nationalisme
messianique et agressif qui marque la culture politique du wilhelminisme.
La critique de la civilisation moderne n'a pas cessé après
les Romantiques : critique du capitalisme et de l'oppression
politique des élites en place, nobiliaires ou bourgeoises, chez
les néo-hégéliens et les marxistes, critique de la massification,
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du matérialisme et du « spécialisme », de l'oubli des valeurs
spirituelles et morales, de l'emprise croissante de l'Etat moderne
chez les « aristocrates de l'esprit » tels que Burckhardt. Nietzsche,
collègue et d'une certaine façon émule de Burckhardt, doit être
lui aussi rangé dans cette dernière catégorie. Mais il est aussi
le disciple de Schopenhauer et de Wagner. Dans le sillage du
premier, il accomplit ce que l'on a pu appeler le « tournant
vitaliste » de la pensée allemande. Alors que Burckhardt restait
fidèle à l'idéal classique d'humanité et continuait donc à croire,
malgré tous les démentis que lui infligeait l'évolution moderne,
à la perfectibilité de l'homme, la Vie devient chez Nietzsche le
critère suprême. C'est en son nom qu'est donc condamné le socra-
tisme dans la Naissance de la tragédie (1872), puis l'optimisme
rationaliste du « philistin de la culture » {Bildungsphilistef) dans
les Intempestives. Chez Nietzsche prend donc forme une
antithèse qui relève certes d'une méfiance depuis longtemps latente
chez les Allemands à l'égard de la Raison mais qui prend une
tournure radicale et connaîtra bientôt une grande fortune en
terres allemandes : l'Esprit tue la Vie 7. Nietzsche craint que
la standardisation et l'enlisement matérialiste engendrés par la
civilisation moderne n'entraînent une sorte de sclérose entro-
pique des possibilités créatrices de l'homme. Sa réponse reste
esthétique : la seule mission de la culture, la seule finalité de
l'histoire est la production de génies, de personnalités d'exception,
de Surhommes. La Vie et la Volonté de puissance qui l'anime,
Nietzsche les conçoit fondamentalement sur un mode artistique,
comme poiesis ; il combat toutes « les forces réactives » (et
notamment la morale chrétienne du ressentiment) qui à ses yeux
risquent d'en diminuer le potentiel créateur. Malheureusement
il a recours pour exprimer cette vision esthétique et
aristocratique à des métaphores biologiques qui étaient dans l'air du
temps et ouvrent la porte aux pires ambiguïtés et aux pires
déformations. La philosophie de la vie imprègne le climat
philosophique, littéraire et artistique du tournant du siècle 8.
Décrétant que la substance même du monde est faite de forces vitales
irrationnelles, elle n'opposera aucune résistance à la montée des
idéologies vôlkisch ou racistes. Dans cette affaire d'ailleurs, la
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responsabilité de Nietzsche ne peut être totalement exemptée.
Ses propos sur la «bête blonde», sur l'opposition entre «race
des seigneurs» et «race des esclaves», sur la promotion des
forts et la nécessaire élimination des faibles apportaient de l'eau
au moulin des racistes.
Nietzsche a épousé un temps la cause de Wagner. Il a cru
à une solution collective. Wagner pouvait être le « Contre-
Alexandre » faisant repartir le balancier de l'histoire dans l'autre
sens et rendant caduque la décadence « socratique » dont notre
culture « alexandrine » porte les stigmates. Son drame musical
avait pour vocation de recréer Yanalogon de la tragédie antique,
une œuvre d'art totale dont les vertus n'étaient pas
qu'esthétiques. Comme la tragédie pour le peuple grec, l'opéra wagnérien
donnerait au peuple allemand l'occasion de faire revivre ses
mythes fondateurs et de retrouver son identité et sa créativité
alors même que la fondation du Reich pouvait au contraire
signifier « l'extirpation de l'esprit allemand » en l'entraînant
sur les voies vulgaires de la puissance étatique et du progrès
matériel. Dans sa première œuvre publiée, Nietzsche ne déroge
pas à une certaine tradition ou n'échappe pas à l'ambiance de
son temps 9 : le peuple allemand ne redeviendra lui-même,
c'est-à-dire dionysiaque et artiste, qu'en se délivrant de l'influence
délétère des peuples « romans » où triomphe le rationalisme
«socratique». Quelques années plus tard, la « teutomanie »
de Wagner sera pourtant, avec son christianisme, l'un des motifs
importants de la rupture entre les deux hommes.
Il faut que nous nous arrêtions un peu à Wagner, génial
musicien, auteur de livrets dont les mises en scène successives ont
illustré la richesse symbolique, penseur confus et peu original
mais grand médiateur 10. Wagner et ses disciples assurent la
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jonction entre le Romantisme et la Kultur kritik conservatrice,
voire raciste de la fin du siècle. Connaissant, au moins par
l'intermédiaire de son ami August Rôckel, les écrits de Proudhon,
Feuerbach, Weitling, Stirner, peut-être même de Marx, Wagner
a pris part à Dresde, aux côtés de Bakounine, à la révolution
vite défaite du printemps 1849. Au cours de son exil à Zurich,
il expose dans plusieurs écrits, dont L'art et la Révolution (1849)
et L'œuvre d'art de l'avenir (1850), des vues empreintes de néo-
hégélianisme mais où, comme chez Schiller ou chez les premiers
Romantiques, la révolution esthétique est la condition d'une
grande « Révolution de l'humanité » réalisant la « rédemption
de l'homme utilitaire » et créant des hommes « esthétiques »,
« forts, beaux » et « libres » . La reconstitution de « l'œuvre
d'art totale » sur le modèle de la tragédie antique sauvera non
seulement l'art, mais aussi la société, de la décadence. Wagner
reprend les grands thèmes de la critique anticapitaliste du
Romantisme, vitupère « l'industrie » moderne, la commercialisation de
l'art et le règne de l'argent et des intérêts particuliers qui
caractérisent la société bourgeoise. Redevenant manifestation
collective, l'art peut et doit « dissoudre ces égoïsmes dans le
communisme», recréer une communauté unie et fraternelle.
L'antisémitisme dont Wagner fait preuve dans son écrit de 1850 sur
Le judaïsme en musique n'est pas si différent de celui exprimé
par Marx sept ans auparavant dans A propos de la question
juive (1843). Loin de tout racisme biologique, le Juif assimilé
y apparaît comme le parangon de l'esprit moderne. Cet
antisémitisme a d'ailleurs des sources plus françaises qu'allemandes.
Alors que les grands auteurs allemands en sont jusque-là exempts,
on relève des manifestations plus ou moins virulentes
d'antisémitisme chez beaucoup d'écrivains français (Hugo, Vigny,
Chateaubriand) et chez certains représentants du socialisme
utopique (Fourier, Proudhon). Lorsque Wagner fera quelques
années avant sa mort en 1883 la connaissance de Gobineau,
il se dira certes impressionné par l'Essai sur l'inégalité des
races humaines (1853-1855), mais exprimera des réserves à
l'égard d'une historiographie faisant des races les données de
base de l'histoire humaine. C'est qu'il demeure chrétien et croit
à la grâce divine pour tous. Il ne partage pas l'aristocratisme
de Gobineau et gardera jusqu'au bout une fibre «
démocratique » ou populiste. Il n'en partage pas non plus le pessimisme
foncier. Il croit à la possible régénération de l'homme,
notamment par la pratique du végétarisme que lui enseigne le Français
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Antoine Gleizès dont le livre Thalysia ou le salut de l'humanité
a été traduit en allemand en 1873. La lecture de Gobineau n'en
a pas moins renforcé les options antisémites et pangermanistes
de la fin de sa vie. Dès l'écrit de 1850, il avait eu tendance à
rejeter les explications historiques et socio-politiques et à
raisonner à partir d'une idiosyncrasie juive. A partir de 1864 et
de sa rencontre avec Louis II de Bavière, les écrits du séjour
munichois, du second exil à Tribschen et de la période de
Bayreuth ne renient pas les espérances « révolutionnaires » des
premiers essais, mais il s'y mêle beaucoup de pessimisme scho-
penhauérien et surtout un antisémitisme et un nationalisme de
plus en plus prononcés. Malgré la réticence que Wagner continue
de nourrir à l'égard de la Prusse et de Bismarck, la guerre de
1870 ne fera que les aviver. Wagner postule une différence
essentielle entre l'Allemagne et l'Occident (et évidemment la
supériorité de la première). A la fin des années soixante-dix,
son nationalisme perd définitivement tout aspect libéral et
progressiste et se transforme en un chauvinisme vôlkisch et pan-
germaniste. Bayreuth devient un symbole national, le signe du
triomphe de l'esprit allemand sur l'esprit « welsch » et sur
l'esprit « juif ». Autour du « Saint Graal » de Bayreuth se
constituent la « loge de l'avenir », « le berceau de l'Eglise idéale
de l'avenir». Le Cercle de Bayreuth, groupé autour de la
personnalité charismatique du « maître », se charge de diffuser
cette idéologie où le mythe national est conforté par une confuse
mystique chrétienne centrée sur la notion de sang rédempteur.
L'organe du Cercle, les Bayreuther Blatter, qui prétendent
dans leur sous-titre apporter leur contribution au renouveau
de la culture allemande, livrera bientôt au public un ramassis
des pires idées antisémites et racistes.
L'évolution qui mène Wagner d'une utopie esthétique
postromantique au nationalisme vôlkisch et antisémite illustre celle
de l'idéologie allemande tout entière. Pourtant il demeurera
jusqu'après le tournant du siècle des « aristocrates de l'esprit »
qui proposeront, pour faire pièce à la rationalisation et à la
« mécanisation du monde », la création d'un « empire de l'âme »
(les deux expressions sont de Rathenau), une rechristianisation
(Hofmannsthal), un retour esthétique aux mythes (le Cercle de
George). En ce temps-là s'écrivent de nombreux romans, des
drames, des poésies où apparaissent des figures en quête d'une
foi (Suchernatureri). S'ajoutant au « désenchantement du
monde », ce que Max Weber appelle le « polythéisme des
50
valeurs », c'est-à-dire la dissociation ou la dissémination du
monde modeme, engendre le besoin de doctrines holistes
permettant de s'orienter dans un monde qui a perdu ses repères.
Cela explique entre autres le succès du monisme d'Ernst Haeckel
ou de l'anthroposophie de Rudolf Steiner. Parallèlement l'époque,
que l'on peut qualifier de «néo-romantique», est marquée par
l'émergence des premiers mouvements écologiques ou alternatifs,
notamment le mouvement de protection de la nature, le
mouvement hygiéniste de la « réforme de vie » et, last but not least,
le mouvement de jeunesse qui prend en Allemagne une extension
inconnue ailleurs. Signe d'une adaptation difficile à une société
industrielle et urbaine dont le développement a été ici sans
doute plus brutal qu'ailleurs. Ce pessimisme culturel, qui reste
minoritaire, contraste certes avec l'optimisme officiel d'une
Allemagne qui, en quelques décennies, s'est fait sa place au
soleil et rêve bientôt d'évincer l'Angleterre comme première
puissance mondiale. Mais il ne peut être abstrait du climat
idéologique et politique du IIe Reich qui voit s'instaurer les
premiers débats sur l'utilité et les inconvénients de la technique u.
51
d'un Etat organique et aristocratique sur le modèle de la société
d'ordres du Moyen Age et défend des positions « grandes-
allemandes». Non seulement le Reich n'est pas «saturé»
comme le prétend Bismarck, mais il a vocation à étendre son
protectorat sur l'Europe centrale et à installer des colonies
allemandes à l'est. Ces idées préfigurent certains objectifs du
national-socialisme et la filiation s'impose d'autant plus que
Lagarde est un antisémite forcené n'hésitant pas à écrire :
52
imprégnée de social-darwinisme, ces nationalistes conservateurs
fournissaient au Reich allemand qu'en principe ils critiquaient,
mais dont ils ne remettaient en cause ni l'existence ni la
puissance, une idéologie messianique justifiant son impérialisme.
C'est ainsi que l'Empereur Guillaume II n'hésita pas à reprendre
dans l'un de ses discours un vers du poète Emmanuel Geibel :
« Am deutschen Wesen soil die Welt genesen » : « C'est l'être
allemand qui est appelé à guérir le monde».
Fritz Stern s'est penché avec beaucoup de pertinence sur ce
pessimisme culturel qui représente à la fin du siècle dernier
un véritable danger politique 14. L'origine sociologique de ces
penseurs ne lui a pas échappé. Ils sont issus de ce qu'il est
convenu d'appeler la « bourgeoisie cultivée » (Bildungsbiirger-
tum) ou, pour être plus précis, de la moyenne bourgeoisie
cultivée. Beaucoup sont autodidactes et font partie d'un «
prolétariat universitaire » 15, accédant à la culture (Bildung) à une
époque où les valeurs humanistes et idéalistes perdent leur
fonction normative au profit des impératifs de la technique et
de l'industrie. Nietzsche critiquait l'optimisme rationaliste du
« philistin de la culture » dont la figure emblématique était à ses
yeux le philosophe David Friedrich Strauss. C'est selon lui ce
même positivisme qui les portait à saluer la fondation du Reich
et sa culture officielle matérialiste et utilitaire. Maintenant, les
Bildungsphilister se trouvent d'accord avec Nietzsche pour
dénoncer la civilisation libérale, technique et urbaine. Tard
venus à la Bildung, ils sont particulièrement sensibles à sa
dépréciation et craignent d'être marginalisés par les deux forces
montantes qui s'affrontent : la classe ouvrière d'une part, le
grand capitalisme international d'autre part. Il faut se garder
de toute simplification. Même si en Allemagne, comme on le
répète à l'envi, les élites nobiliaires ont tenu les rênes du pouvoir
plus longtemps qu'ailleurs, même si, de ce fait, la bourgeoisie
y était moins assurée de son identité et de ses positions, la
bourgeoisie allemande dans son ensemble a connu pendant le
Reich une montée en puissance indéniable. Le statut social et
économique des « mandarins » allemands était incomparable.
D'autre part la prolétarisation des classes moyennes prédite par
53
Marx ne s'est pas produite. Aucun élément matériel, tangible
ne peut donc expliquer cette culture du ressentiment qui se
répand alors dans la moyenne bourgeoisie intellectuelle. Certes
on trouve ailleurs le mariage de l'affect antibourgeois et
antimoderne et du nationalisme extrême comme solution au malaise
dans la civilisation, chez les Français Barrés et Maurras, chez
les Italiens D'Annunzio et Enrico Corradini. Mais nulle part
ces idées n'ont eu une audience aussi massive. Les Ecrits
allemands de Lagarde et le Rembrandt comme éducateur, ces
« rhapsodies de l'irrationalité » (expression que Fritz Stem
applique au livre de Langbehn), ont été imprimés à des centaines
de milliers d'exemplaires et lus avidement par des millions
d'Allemands qui y ont trouvé leurs «éducateurs». Leurs idées
ont été diffusées par une quantité incroyable de revues et de
ligues, à commencer par la Ligue pangermaniste créée en 1890.
Nulle part plus qu'en Allemagne le pessimisme culturel ne s'est
accompagné d'une telle idéalisation et d'une telle glorification
de la puissance, y compris par ceux qui disent en craindre et
en mépriser l'instrument, la rationalisation scientifique et
technique. Le but de Lagarde et de Langbehn et autres partisans
d'un retour à la terre et aux racines populaires n'était pas
d'amoindrir la puissance prusso-allemande malgré leur critique
de l'inculture prussienne. Il était de marier Potsdam et Weimar,
la Puissance et l'Esprit. A telle enseigne que leurs protestations,
les nostalgies agraires ou corporatives, les utopies régressives,
l'idéologie du sang et du sol qu'ils cultivent semblent au bout
du compte purement rhétoriques et captieuses. Le pouvoir y
puise les arguments antidémocratiques et antisocialistes lui
permettant de vouer aux gémonies les « individus sans patrie »
que sont les sociaux-démocrates, d'intégrer les classes moyennes
et, plus généralement, de « nationaliser les masses » (Mosse)
en leur désignant l'ennemi : le capitalisme financier international
incarné par le Juif. Le pangermanisme se nourrit du mythe de
l'élection et de la mission allemandes.
Autre élément captieux dans leurs écrits : le mélange de la
terminologie idéaliste — individualité, intériorité, moralité,
noblesse, sentiment, intuition, etc. — et de termes d'origine
biologique : race, sang, sol, mélange que l'on retrouvera bientôt
dans le « langage de l'inhumain » (Dolf Sternberger) du national-
socialisme. La grande tradition cosmopolite de l'idéalisme
allemand est ainsi subrepticement dévoyée par une pensée ethno-
centrique et social-darwiniste. En principe la pensée vôlkisch
54
ne fait pas appel aux critères biologiques et anatomiques du
racisme proprement dit. Elle est plus raciale ou ethnique que
raciste. Le peuple est pour elle une entité historico-vitale,
organique, voire mystique (un destin, une idée qui nous porte).
Peuple ou nation (les deux mots s'équivalent) jouent ici le rôle
d'une religion de substitution et il n'est pas étonnant de constater
dans ce contexte du tournant du siècle l'émergence d'un
néopaganisme qui fait aussi partie des racines idéologiques du
national-socialisme. Cela dit, les frontières sont fluctuantes.
Lagarde écrivait encore : « La germanité n'est pas dans le sang
mais dans le cœur » 16. Mais la contamination par le racisme
biologique est précoce et déjà prégnante par exemple chez
Langbehn. C'est que le racisme prétend fournir un fondement
« scientifique » au postulat de la particularité et de l'élection
allemandes tout en livrant la clef de la décadence moderne :
le métissage.
La biologisation de la « Kulturkritik »
(ou : Le racisme entre la France et l'Allemagne)
55
société de masse. A certains égards l'inégalité des races qui fait
l'objet de son Essai de 1853-1855 recouvre l'inégalité des
classes ". La race « ariane » blanche incarne les vertus de la
noblesse : l'amour de la liberté, de l'honneur, la prédilection
pour les choses de l'esprit et la spiritualité, l'énergie créatrice.
La race jaune, avec son « goût perpétuel mais tranquille pour
les jouissances matérielles » présente les caractéristiques de la
bourgeoisie. Quant à la race noire, on peut la rapprocher des
masses révolutionnaires braillardes et débraillées qui ont inspiré
tant d'effroi à Gobineau en 1848 (mais il est vrai qu'elle est
aussi pour lui le ferment dont ont jailli les arts !). Gobineau
est néanmoins le premier à écrire une histoire de l'humanité
d'un point de vue raciste. Les idéologues vôlkisch pouvaient
y trouver la confirmation d'idées essentielles à leurs yeux : la
race est le moteur de l'histoire, toute culture ou toute civilisation
est due à l'activité créatrice et fécondante d'une seule race, ou
d'un seul sang ; cette créativité s'amenuise par métissages
successifs avec les races inférieures, jaune ou noire. Cela explique
la décadence moderne due essentiellement au « chaos ethnique »
ou à la « bouillie raciale ». Gobineau n'aperçoit aucun véritable
remède. Sa métaphysique pessimiste de l'histoire est
diamétralement opposée à l'optimisme du darwinisme. Tout au plus
peut-on tenter de préserver du métissage ce qui reste de sang
« arian » en Europe, moins en Allemagne, tout aussi décadente
à ses yeux que les autres pays, que dans l'Europe du nord-ouest,
l'Angleterre, les pays nordiques, la Hollande, le nord-ouest de
l'Allemagne. Mais d'un autre côté, seul le mélange du sang
« arian » avec celui d'autres races a été selon lui facteur de
civilisation.
On sait que l'audience de Gobineau a été beaucoup plus
importante en Allemagne qu'en France 18. L'Allemagne a en
fait confisqué à son profit exclusif un mythe aryen dans lequel
l'homme européen puisait le sentiment de sa supériorité sur
les autres races, les Français n'étant pas les derniers dans cette
auto-promotion. La médiation s'est opérée grâce au Cercle de
56
Bayreuth 19 et plus précisément grâce à Ludwig Schemann
(1852-1938), auteur de la première traduction de Y Essai sur
l'inégalité des races humaines en 1897-1898 et fondateur en
1893 de l'Association Gobineau (Gobineau-Vereinigung). Scho-
penhauérien, wagnérien, lagardien (il a écrit une biographie sur
l'auteur des Ecrits allemands), antisémite, Schemann, après des
études auprès du grand Mommsen, devient bibliothécaire, puis
cesse toute activité professionnelle pour se consacrer à la
publication et à la diffusion de l'œuvre de son idole. La « réception »
de Gobineau en Allemagne ne laisse pas d'être complexe. Ce
que l'on retient, c'est parfois moins son explication de la
décadence que son aristocratisme. Fritz Lienhard écrira par exemple :
57
mythologie prend un caractère sectateur et mêle germanisme et
christianisme, le premier étant déclaré comme précédant et
englobant le second. Un des prophètes post-gobiniens de la
supériorité raciale de l'ario-germain héroïque est Jôrg Lanz von
Liebenfels (alias Adolf Lanz, mais il fallait bien anoblir ce
patronyme !), l'un des premiers utilisateurs de la croix gammée,
auteur en 1904 d'une Theozoologie22, éditeur à partir de 1905
de la revue ésotérique Ostara dont les élucubrations mystico-
racistes semblent avoir influencé le jeune Adolf Hitler23. Lanz,
lui aussi Autrichien et dont un autre lecteur enthousiaste est
Lord Kitchener, l'un des grands colonisateurs anglais, soumet
le schéma historique de la Bible à une lecture raciste. La chute
est intervenue par le mélange du sang blanc-blond de la race
ario-héroïque supérieure avec le sang impur et démoniaque de
races simiesques. Tel a été le péché d'Eve, la véritable sodomie.
Mais le Christ a annoncé et entamé le retour vers le règne de
la race pure ario-héroïque après le temps décadent du métissage.
Croire en la race ou croire en Dieu est la même chose pour
Lanz : « La Race est Dieu, Dieu est la Race purifiée » 24.
Cet espoir de parousie raciste est évidemment contraire à
l'esprit de Gobineau. Celui-ci ne croit aucune régénération
possible : le métissage conduit à une entropie irréversible de la
civilisation humaine. A la fin de l'histoire :
58
est incompatible avec les attentes messianiques et les visées
politiques des racistes, qu'ils soient mystiques ou
pseudo-scientifiques. En outre, Gobineau n'est pas antisémite, quoi qu'en aient
dit les wagnériens antisémites comme Ernst von Wolzogen qui
tentent de l'enrôler sous leur bannière. Il a décrit les Juifs
« comme un peuple libre, un peuple fort, un peuple intelligent »
qui avait fourni au monde « presqu'autant de docteurs que de
marchands ». C'est pourquoi la réception de ses thèses est
souvent tout ensemble enthousiaste et critique. Houston Stewart
Chamberlain se considère à la fois comme le disciple et le grand
rival de Gobineau. Gendre posthume de Wagner dont il a épousé
la dernière fille, membre du Cercle de Bayreuth, cet Anglais
devenu plus allemand que les Allemands est l'auteur d'un de
ces best-sellers pseudo-philosophiques affectionnés en ce temps-là
par le public allemand : La genèse du XIXe siècle (1899). Il y
range « l'ouvrage génial » de Gobineau parmi les «
fantasmagories scientifiques » et commente :
59
moins par des critères biologiques que par un sentiment
existentiel d'appartenance. Comme Lagarde et les racistes mystiques,
il cherche à marier germanisme et christianisme en prétendant
que Jésus était un Aryen ! La victoire du Germain sera aussi
le triomphe de son charisme religieux.
Comme l'idéologie vôlkisch dans son ensemble, la somme de
Chamberlain se nourrit à deux courants qui connaissent un
grand développement à la fin du siècle dernier, où la biologie
devient la reine des sciences : le social-darwinisme et
l'antisémitisme. Le social-darwinisme fournissait à toutes les nations
occidentales une idéologie justifiant leur impérialisme 26. Il
interprétait l'histoire comme une lutte des peuples et des races. Le
racisme y trouvait la confirmation de la supériorité de certaines
races non seulement particulièrement aptes à survivre dans la
lutte pour la vie, mais appelées également à dominer les races
inférieures. L'hygiénisme et l'eugénisme lui apportaient d'autre
part l'idée qu'il était possible de sélectionner et d'améliorer ces
races et, à l'intérieur des peuples et des nations, les individus
ayant vocation à les diriger. Ici encore la dimension franco-
allemande est présente. Comme celui de Gobineau, les livres
de Georges Vacher de Lapouge Les sélections sociales (1896),
L'aryen, son rôle social (1899) et Race et milieu social (1909)
ont reçu en Allemagne un accueil qu'ils n'ont pas connu en
France. Rien d'étonnant : pour celui qui est avec l'Allemand
Otto Ammon l'un des pères de l'anthroposociologie et l'un des
premiers laudateurs du grand dolichocéphale blond, l'Aryen
« prédomine dans les arts, l'industrie, le commerce, les sciences
et les lettres ; il est le grand promoteur du progrès ». Cela dit,
comme Gobineau, Lapouge ne croit pas que l'Aryen soit
particulièrement représenté en Allemagne où les brachycéphales ne
cessent de se multiplier. Cela n'empêchera pas les pangerma-
nistes de se réclamer de ses théories car, par rapport à Gobineau,
il a, à leurs yeux, contribué à fonder scientifiquement, biologi-
quement, la doctrine raciste de la supériorité de l'Aryen.
Lapouge, qui tient Chamberlain pour un « caricaturiste de
l'anthroposociologie », sera néanmoins à partir de 1902 un
collaborateur permanent de la Revue anthropologique et
politique de Ludwig Woltmann, le représentant majeur du social-
60
darwinisme en Allemagne. Celui-ci vient du marxisme. Les
accents antibourgeois et « prolétariens » de ses écrits ont assuré
leur succès. Le propos de Woltmann est de substituer la lutte
des races à la lutte des classes. Selon ses critères « scientifiques » ,
la race germanique possède des caractéristiques physiques et
morales qui en font le sommet de l'espèce homo sapiens. Sa
vocation à dominer le monde est ainsi amplement justifiée. La
même dimension populiste se retrouve chez Eugen Duhring
qui, lui, a été proche de la social-démocratie. Dans son livre
La question juive (1880), ce professeur de l'université de Berlin
est le premier en Allemagne à aborder ce sujet d'un point de
vue raciste et à attribuer à la race juive la responsabilité de la
décadence moderne. Seul un retour aux dieux nordiques et à la
race germanique peut selon lui arrêter la subversion juive.
L'antisémitisme constitue le vecteur « démocratique » ou
démagogique du mouvement vôlkisch. Il attire tout
naturellement des classes moyennes ou inférieures fragilisées par la
modernisation à qui il désigne un bouc émissaire, tout en leur
conférant le sentiment de leur propre supériorité. Certes, il n'est
pas réservé à l'Allemagne et dans ce domaine aussi des transferts,
des emprunts se constatent. Le livre d'Auguste Rohling Le Juif
du Talmud (1871), où l'auteur explique que l'essence même du
judaïsme est l'obligation de commettre des crimes rituels (ce
qui va dans le même sens que ce que disent les fameux
Protocoles des Sages de Sion), a été traduit en français par Edouard
Drumont, et curieusement ce texte français fut alors retraduit
en allemand avec la préface de Drumont27. Mais peut-être
nulle part ailleurs, l'idéologie vôlkisch en général et
l'antisémitisme en particulier n'ont disposé d'autant de canaux de diffusion.
Une multitude de revues et de brochures, la plupart du temps
écrites par un professeur d'université ou de lycée, un journaliste
provincial, un « érudit » autodidacte, le « gourou » d'une secte
nationaliste, inondent les foyers allemands et y trouvent des
millions de lecteurs. Le Catéchisme antisémite de Theodor
Fritsch, rebaptisé Manuel de la question juive, paru pour la
première fois en 1887, a connu quarante éditions jusqu'en 1936
(il est vrai que La France juive de Drumont fut aussi un best-
seller). Mort en 1933, Fritsch a été célébré par les nazis comme
le «Vieux Maître». En 1879, le journaliste Wilheim Marr
61
— qui invente par là même le mot — crée la Ligue antisémite,
la plus importante des organisations de ce genre qui fleurissent
au tournant du siècle. Ce que dans un livre récent et controversé
l'historien américain Daniel Goldhagen appelle « l'antisémitisme
éliminatoire » s'élabore dès ce moment-là. Dans un ouvrage
publié en 1890, Le combat désespéré des peuples aryens contre
le judaisme, Hermann Ahlwardt, instituteur de son état, explique
que les nations qui réussiront à se débarrasser des Juifs auront
les meilleures chances d'accéder à la puissance et à l'hégémonie
mondiales. Le manichéisme raciste conduit à la satanisation ou
à la déshumanisation du Juif. Le stéréotype qu'imposent les
écrivains antisémites est celui d'un gros banquier concupiscent,
avide des richesses et des femmes allemandes. Leur phobie des
mariages mixtes corrupteurs de la race annoncent les lois de
Nuremberg. Mais il y a pire que toutes ces élucubrations de
pseudo-savants, si diffusées soient-elles. Il y a le fait qu'elles
pénètrent les milieux officiels. Le pasteur antisémite Adolf
Stocker, fondateur du parti chrétien-social, est proche de la cour
et de Guillaume II dont les discours sont émaillés de saillies
xénophobes. Dans son « Discours contre les Huns », au moment
de la guerre russo- japonaise (1904), le Kaiser met en garde
contre le péril jaune. Il considère Lapouge comme « le plus
grand homme français » et approuve les positions de
Chamberlain qu'il qualifie de « compagnon de lutte et d'allié dans
le combat pour la Germanie, contre Rome et Jérusalem».
Plus grave encore : l'imprégnation pernicieuse par les idées
vôlkisch et antisémites d'esprits éminents, parfois juifs eux-
mêmes et atteints de ce que Theodor Lessing a appelé la « haine
de soi ». Les premiers écrits de Rathenau 28 dénoncent la «
mécanisation du monde » qu'entraîne la prédominance « d'hommes
utilitaires », qui correspondent tout à fait au stéréotype du Juif
(malingres, peureux et bruns), sur les grands blonds aux yeux
bleus créateurs de culture. Dans cette manichéenne « théorie
des deux couches » (Zweischichtentheorie) se mêlent les vues
de Gobineau, de Nietzsche et celles de Wagner sur l'industrie.
La critique de la civilisation s'est donc non seulement politisée,
elle s'est aussi biologisée. A la même époque, des historiens
sérieux comme Otto Seeck — qui aura une certaine influence
sur Spengler — expliquent par le mélange des races le déclin
de Rome (Histoire du déclin du monde antique, 1910).
62
Le chemin singulier de l'Allemagne
29. Sur les idées de 1914 voir en français les articles d'Eberhard
Demm, « Les idées de 1789 et les idées de 1914. La Révolution
française dans la propagande de guerre allemande », in La
réception de la Révolution française dans les pays de langue allemande,
Annales littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles Lettres,
Paris, 1987, p. 152-165 ; « Les thèmes de la propagande allemande
en 1914 », Guerres mondiales, 150, 1988, p. 4-16 ; « Les intellectuels
allemands et la guerre », in Jean- Jacques Becker et Stéphane
Audoin-Rouzeau (dir.), Les sociétés européennes et la Guerre de
1914-1918, Nanterre, Centre d'histoire de la France
contemporaine, 1990.
30. Cf. Michael Jeismann, Das Vaterland der Feinde. Studien
zum nationalen Feindbegriff und Selbstverstdndnis in Deutschland
und Frankreich 1792-1918, Stuttgart, Klett-Cotta, 1992.
31. Cité par Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les
intellectuels en France. De l'affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Colin,
1992, p. 65.
63
acharné à sa perte. Ils reprennent le combat de Fichte avec, en
gros, le même argumentaire. Ils opposent la vraie Kultur
allemande à une civilisation occidentale essentiellement rationaliste
et matérialiste, dépourvue de « profondeur », d'originalité, de
créativité. Les «idées de 1914» représentent un sommet de
l'exaltation littéraire et philosophique de la particularité
allemande. Dans un registre et à un niveau intellectuel qui laissent
loin sous elles les divagations racistes et antisémites, elles
représentent aussi le sommet de l'instrumentalisation politique des
catégories et des dichotomies de la Kulturkritik conservatrice.
Le « pays protestataire » qu'est l'Allemagne selon Thomas Mann
(qui emprunte l'idée à Dostoïevski et aux Slavophiles) y combat
une idéologie occidentale issue des Lumières et censée conduire
à la décadence. Les « idées le 1914 » sont décrites comme
l'alternative à celles de 1789. Dans les antithèses qui rappellent celles
de Wagner, l'éthique du héros germanique est opposée à l'éthique
marchande du « boutiquier » anglo-saxon (Werner Sombart),
la « liberté allemande » qui est engagement volontaire au service
de la communauté, à la liberté occidentale individualiste et éga-
litariste (Troeltsch), la culture allemande, apolitique,
conservatrice et monarchique, à la culture démocratique « politisée et
littéraire » (Thomas Mann), la solidarité disciplinaire du «
socialisme allemand » à la « fraternité » purement formelle des pays
bourgeois et capitalistes. Qu'il s'agisse d'une France que l'on
dépeint plutôt comme la patrie du rationalisme desséchant et
des perversions démocratiques — jacobinisme, oligarchie
partisane, anarchie, immoralisme — ou d'une Angleterre incarnant
avant tout le capitalisme et ses égoïsmes matérialistes, c'est
toujours l'idéologie libérale des pays occidentaux qui sert de
repoussoir à l'affirmation de la particularité et de la santé morale
de l'Allemagne.
Il y a une continuité indubitable entre les « idées de 1914 »
et les idées de la « Révolution conservatrice ». Que les
intellectuels représentant cette dernière aient contribué à la « mise
en acceptabilité » idéologique du nazisme (J.-P. Faye) paraît
aussi difficilement niable.
Il est temps de conclure. Le pessimisme culturel traduit non
seulement la souffrance provoquée par les remises en cause et les
redistributions engendrées par la modernisation, mais aussi cette
haine de soi qui est selon François Furet constitutive de la
culture bourgeoise. Le Juif, accusé de tous les maux modernes,
n'est que le « bourgeois ramené à son essence, qui est la soif
64
d'être riche » 32. La dénonciation du matérialisme bourgeois,
des valeurs marchandes, du capitalisme vient moins de la
constatation de l'écart entre l'idéal et la réalité que des frustrations et
des ressentiments des laissés-pour-compte ou de ceux qui
s'estiment tels.
On attribue généralement la virulence et la diffusion du
pessimisme culturel en Allemagne au fait que l'industrialisation
y a été tardive et rapide et l'acculturation à la modernité de
ce fait particulièrement douloureuse 33. Devant les déracinements
provoqués par la modernisation, la bourgeoisie a tout
naturellement cultivé, d'abord de façon rhétorique, les mythes de
l'enracinement dans le sol et le sang. On peut s'aider des catégories
de Louis Dumont. S'il est vrai que ce qui caractérise l'idéologie
allemande en tant qu'idéal-type anthropologique, c'est la
conjonction du holisme de la communauté et de l'individualisme du
développement de soi 34, il est compréhensible que les Allemands
aient plus que d'autres souffert d'une modernisation détruisant
les communautés traditionnelles en mettant en péril l'idéal
personnaliste de la Bildung par la spécialisation et la fonctionna-
lisation croissantes qu'elle exige des individus. Le charisme de
la nation fournit une religion politique, c'est-à-dire recrée le
lien défait par le désenchantement et l'atomisation du monde,
tout en redonnant à l'individu, au niveau collectif, un statut qu'il
a perdu au plan personnel.
65
Ce qui est frappant, c'est l'instrumentalisation politique du
pessimisme culturel. Aucun de ses représentants étudiés dans
ces pages n'est véritablement pessimiste, et surtout pas parmi
les idéologues vôlkisch ou racistes. Il y a toujours chez eux
cette oscillation que l'on retrouvera au cœur de la philosophie
de l'histoire de Spengler. Le déclin de l'Occident est la condition
de l'ascension impériale de l'Allemagne. Le pessimisme culturel
sert de faire-valoir à l'optimisme nationaliste ou raciste. Il permet
de rejeter la décadence à l'ouest et d'évoquer l'avenir de
puissance et de gloire qui attend une Allemagne régénérée, épurée
des éléments étrangers, culturels ou raciaux, devenue enfin ce
qu'elle est et faisant valoir son « droit de peuple jeune » 35.
La véritable Kultur allemande sans cesse invoquée n'est qu'une
façade destinée à attribuer les maux de la civilisation moderne
à l'étranger (dont la figure emblématique est le Juif), tout en
promouvant une modernisation antidémocratique de l'Allemagne.
Car il s'agit bien de contrer le « projet moderne » des Lumières
et ses valeurs émancipatrices déclarées mortifères. L'approbation
de la modernité technique et industrielle ne sera guère explicite
que dans la « Révolution conservatrice » weimarienne. Mais
aucun Kulturpessimist du tournant du siècle ne remet en question
la montée en puissance de l'Allemagne grâce à cette rationalité
technique dénoncée pourtant comme la source de tous les
malheurs et de toutes les aliénations. (Imaginons en revanche ce
que Nietzsche aurait dit par exemple de la Flottenpolitik !)
Il faut toujours se méfier de la tendance à systématiser après
coup et à établir par là même une filiation voire un déterminisme
historique artificiel. Il n'était pas question dans un cadre aussi
étroit de faire une étude exhaustive des transferts franco-
allemands. Il faudrait de longues études statistiques pour pouvoir
comparer l'implantation des idées raciales et antisémites en
Allemagne et en France. Malgré leur caractère souvent contesté,
les études de Zeev Sternhell montrent qu'en deçà du Rhin le
pessimisme culturel a également conduit au nationalisme extrême
et à l'antisémitisme. Ici aussi les élites n'ont pas été épargnées
par certaines contaminations36. Il n'y a de voie singulière alle-
35. Arthur Moeller van den Bruck, Das Recht der jungen
Vôlker, 1919.
36. Pierre-André Taguieff cite l'eugéniste français Charles
Richet, prix Nobel de médecine en 1913, qui dans son ouvrage
La sélection humaine (1919) « expose avec fermeté les principes
d'une mixophobie " scientifique " n'ayant rien à envier aux plus
radicaux des doctrinaires germaniques de l'époque » : « La vicia-
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mande que dans la mesure où les Allemands eux-mêmes l'ont
revendiquée. Nulle autre que cette « nation attardée » longtemps
divisée, aux frontières imprécises, ouverte aux invasions et aux
influences mais prompte également à se répandre, notamment
dans les marches orientales, n'a ressenti à ce point le besoin
d'affirmer son identité et sa particularité. Mais l'Allemagne est
restée jusqu'au début des années trente dans le concert des
nations européennes où, malgré les craintes et les haines attisées
par sa puissance, elle ne passait pas pour monstrueuse. La « voie
singulière » de l'Allemagne n'a commencé en réalité que le
30 janvier 1933 où elle s'est donnée pour maître un certain
Adolf Hitler, petit-bourgeois déclassé, Autrichien, c'est-à-dire
issu de l'une de ces marches des pays allemands où le
nationalisme raciste et antisémite a poussé dans un terrain
particulièrement fertile. Les idées racistes et antisémites avaient trouvé
un exécuteur. Trois ans auparavant, le nazisme et son
programme étaient encore considérés par une grande majorité
d'Allemands comme des phénomènes marginaux et farfelus.
Des circonstances historiques, économiques et politiques, dont
Hitler a su habilement tirer parti, ont fait que l'Allemagne s'est
rendue à lui. Sans doute y avait-il dans sa culture politique des
éléments qui expliquent qu'elle ait si docilement suivi « le
preneur de rats ». Il n'y a pas de déterminisme ante rem. Mais
que l'on puisse post rem constater des continuités et des
pesanteurs fatales est également indiscutable.
tion des races supérieures par l'union avec les races inférieures
est un fait aussi évident que les faits les plus évidents de la
biologie. Les métis, les mulâtres constituent une population des
plus médiocres. Sauf de très honorables exceptions, ils sont
vicieux, paresseux, imbéciles » (P.-A. Taguieff, Les fins de l'anti-
racisme, Paris, Michalon, 1995, p. 63) . Dans son Histoire de
l'antisémitisme (Paris, PUF, p. 84), François de Fontette cite quant
à lui Jean Giraudoux qui, commissaire à la propagande du
gouvernement Daladier, écrit : « Le pays ne sera sauvé que
provisoirement par les seules frontières armées ; il ne peut l'être
définitivement que par la race française, et nous sommes pleinement
d'accord avec Hitler pour proclamer qu'une politique n'atteint sa
forme supérieure que si elle est raciale, car c'était aussi la pensée
de Colbert ou de Richelieu. »
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