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Machaerous, par Auguste

Parent

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Parent, Auguste. Auteur du texte. Machaerous, par Auguste
Parent. 1868.

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MAGHyEROUS
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PAU

PARIS
LIBRAIRIE DE A. FRANCK
(i7 n IIE II 1 C II K Ll F. u
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:1 8 (i 8
,
HOMMAGE

MON MAITRE ET AMI

MONSIEUR F. DE SAULCY
MEMBRE DE L INSTITUT, SENATEUR, ETC.

AUG. PARENT.

Paris, Mai 1868.


INTRODUCTION

Le plus grand nombre des voyageurs qui visitent Jéru-


salem vont voir la mer Morte. On a tant parlé, dans ces derniers
temps, du lac Asphaltite; on a fait des descriptions si sombres
de la nature sauvage au milieu de laquelle il semble dormir,
les bords du lac sont d'ailleurs si célèbres dans l'histoire du
peuple de Dieu, que la curiosité du touriste est facilement
surexcitée ; il veut subir ne fût-ce qu'une impression passa-
gère de cette vallée maudite qui a vu détruire Sodome et
Gomorrhe par un des plus effroyables cataclysmes enregis-
trés clans les fastes du monde.
Quelques voyageurs intrépides, poussés par l'aiguillon de
la science, ont fait au sujet de la mer Morte des études
sérieuses, fondées sur des explorations plus ou moins prolon-
gées. Les uns ont suivi courageusement montagnes et vallées,
surmontant un à un tous les obstacles d'un sol bouleversé
et déchiré par des convulsions qui ont remué la terre jusque
dans ses plus secrets replis; ils ont marché malgré mille
fatigues, mille privations, mille dangers, jusqu'à l'heure où
K
2 ' •
INTRODUCTION.
des barrières infranchissables les ont forcés à revenir sur
leurs pas; d'autres ont amené à grands frais des embarca-
tions et ont navigué sur le lac même en côtoyant les rives,
mais sans pouvoir aborder partout cette terre si digne d'être
étudiée sous ses divers aspects.
J'ai voulu faire etj'aifaitle tour complet delà mer Morte
par la voie de terre. Je trace ici, en suivant presque servile-
ment les notes prises chaque soir pendant toute la durée de
mon exploration, l'itinéraire de ce voyage jusqu'à mon arrivée
à M'kaour ou Machaerous, le sujet principal de cette étude.
J'avais pris à Jérusalem toutes les dispositions pour la
réalisation de mon projet ; la petite troupe qui doit me suivre
dans cette excursion a été formée par mon guide, par mon
ami Mohammed-eç-Çâfedy de Nazareth, qui, venu à ma
rencontre jusqu'à Beyrouth, m'accompagna depuis cette
ville. Hommes et mulets semblent animés d'une même
ardeur, la belle et vaillante jument de Mohammed et la
mienne piaffent d'impatience; et le 28 novembre 1864 nous
sortons de Jérusalem par la porte de Settî-Miryam.
A peine sortis de la ville, nous rencontrons les Bédouins
qui doivent nous escorter jusqu'à Jéricho; ils appartiennent
au sheikh Mahmoud, chef de cette contrée, qui a fait une
convention avec le pacha, aux termes de laquelle et moyen-
nant une rétribution convenable, il répond de la sécurité des
voyageurs pendant leur séjour sur son territoire.
Nous descendons dans le lit du Qidrôn ou vallée de
Josaphat, nous suivons le flanc de la montagne des Oliviers,
et, après avoir dépassé le tombeau d'Absalon, nous nous
trouvons au milieu du grand cimetière juif.
Je note à peine les principaux points de cet itinéraire, la
route jusqu'à Jéricho ayant été souvent décrite; il faut in-
INTRODUCTION. 3

sister seulement sur le touchant spectacle que présente, au


moment de notre passage, ce champ de repos où plus de
deux cents femmes se trouvent accroupies sur les tombes
de leurs maris, de leurs proches; elles prient, pleurent, san-
glotent sur ces restes si chers.
Nous suivons tous les zigzags du ouâd en-Nàr, pour
arriver à El-Azariyeh ou Béthanie des chrétiens, lieu qui,'
suivant les Latins, a vu la résurrection de Lazare et l'as-
cension du Christ. Les habitants ont profité des nombreuses
grottes et des pierres des ruines de l'antique cité, pour édifier
leurs demeures. De l'autre côté de la vallée perche, sur le
haut d'une montagne, le village d'Abou-Dis, résidence du
haut et- puissant seigneur Mahmoud, qui nous abrite sous
sa sauvegarde omnipotente, dans un pays où il n'hésiterait
pas à dévaliser lui-même ceux qui tenteraient de se soustraire
à son protectorat.
Un peu plus tard, la route passe à proximité d'un puits
nommé Bir-el-Eîd; on y remarque de nombreuses etincon-
testables traces d'une voie antique qui descend en escalier,
-
à marches très-larges, jusqu'au fond du ouâd ei-Haoud,
près de la source d''Aïn-el-Haoud, où nous déjeunons.
La halte n'a pas été longue; nous continuons notre
route en suivant le lit desséché du torrent; les traces de la
voie antique se montrent toujours nombreuses et se prolonT
gent sur une grande étendue ; guidés par elle, nous gravis-
sons plusieurs plateaux, de l'un desquels on aperçoit pour
la première fois une partie dé la mer Morte.
Pourquoi cacher la forte, la poignante émotion éprouvée
en ce moment? I_,e coup d'oeil est grandiose et singulière-
ment imposant! Voilà donc les deux côtés de cette vallée
profonde convertie en une mer sans issue; voilà les mon-
4 INTRODUCTION.
tagnes et les pics que je vais essayer d'escalader et de par-
courir, et sur lesquels, en grande partie, aucun pied humain
ne s'est posé depuis longtemps.
Seul au milieu de gens pour lesquels je suis un étranger,
que je ne connaissais pas hier et qui ne me connaissaient
pas davantage, je vais me livrer successivement à diverses
tribus nomades qui peuvent m'accueillir avec sympathie,
mais qui peuvent aussi me perdre, moi et mes compagnons.
En réalité je ne compte que sur un seul homme, et il
n'est ni de mon monde, ni de mon pays; il y a trois mois à
peine, il ne savait pas mon existence. Mais cet homm,e est
mon fidèle Mohammed; j'ai pu me convaincre de sa probité,
de son courage, de tout son dévouement; je suis allé fran-
chement à lui, il est venu noblement à moi; nous avons
échangé un regard et une poignée de main; il' m'a dit
simplement un jour, après je ne sais quel serviceque j'avais
été heureux de lui rendre : « Tu es mon frère, tu es mon fils ;
s'il nous arrive malheur, je serai mort le premier. »
Et Mohammed est un Arabe de noble race, d'antique
origine; ses ancêtres ont régné en Galilée, il m'a donné sa
parole et j'ai foi.
En route sans appréhension et sans faiblesse! et puis,
que m'arrivera-t-il sans que Dieu le veuille? Ne suis-je
pas dans un pays où la volonté d'Allah trouve tout le monde
soumis et résigné?
Nous nous remettons en marche ; de nombreuses ruines
se remarquent sur la route ; nous atteignons celles qui sont
connues sous le nom de Khan-el-Hatroun. A la gauche sur
la montagne se dessinent d'autres restes de constructions.
Nous suivons toujours le ouâd en abandonnant de temps en
temps la voie tracée pour éviter les détours du torrent, et
INTRODUCTION. 5

nous arrivons de cette manière aux vestiges d'un magnifique


aqueduc qui coupe la route. A partir de cet endroit, nous
éprouvons une singulière sensation; la marche de nos che-
vaux provoque un bruit étrange ; on dirait que le sol est
miné, creux,'tout à fait vide; chaque coup du fer sur le
roc résonne avec de sourds échos. Cet effet bizarre a été
remarqué par d'autres voyageurs qui n'ont pu s'en rendre
compte; à un brusque détour du chemin, et tandis,que je
cherchais les causes de cette sonorité inexpliquée, j'aperçus
dans le flanc de la montagne, sous les terrains que nous
venions de parcourir, une vaste fissure, l'ouverture sans
doute de quelque grotte immense qui se trouve sous la route.
Mais voilà un grand tumulte parmi les hommes de l'es-
corte : les Bédouins du sheikh Mahmoud jettent un cri
d'alarme et se précipitent au galop, leurs formidables lances
en avant ; ils escaladent les rochers avec une rapidité, et une
hardiesse incroyables; hommes et chevaux gravissent ainsi
des quartiers de roc qu'on dirait inaccessibles. Au bout de
quelques instants ils •ont fait prisonniers et amènent deux
Arabes armés, qui à notre approche s'étaient éloignés avec
une précipitation de mauvais augure. Les routes sont souvent
gardées par des émissaires chargés d'avertir les tribus nomades
du passage des caravanes; l'attaque alors ne se fait pas
attendre et des luttes souvent terribles ensanglantent le pays.
Le cas est moins grave : les deux fuyards nous ont pris
pour des soldats du pacha ; et comme en général bédouins
libres et pachas ne s'aiment guère et que, parfois, il reste à
régler entre eux de vieux comptes, ils ont obéi à leur premier
mouvement en prenant la fuite. Naturellement ils sont im-
médiatement mis en liberté après avoir été reconnus par
l'escorte.
6 INTRODUCTION.
La route devient de plus en plus abrupte : à gauche
s'élève à pic et à une grande hauteur le mont de la Quaran-
taine, où, suivant la tradition, le Christ passa son jeûne de
quarante jours; son flanc est creusé de nombreuses grottes.
A droite, des montagnes de formes variées s'entrecoupent.
les unes les autres, toutes sans trace de végétation et se
dirigeant vers la mer Morte; c'est un désert."En face, les
montagnes de Moab si célèbres dans la Bible, et plus loin
une partie du Ghôr et du lac Asphaltite. Le tableau est vrai-
ment grand, et cette nature sauvage se déroule avec une ma-
jesté calme et imposante, bien faite pour remuer les coeurs.
Nous descendons lentement vers les ruines de Kherbet-
el-Jaber, où sheikh Mahmoud en personne nous attend ; il
nous guide par de nombreux zigzags jusque dans la plaine
vers Jéricho.
Ici une véritable désillusion attend le touriste. Rien dans
ces quelques masures ne rappelle la Jéricho des Ecritures,
cette ville formidable qui résiste à tous les assauts des armées
d'Israël. Quelques cabanes en limon constituent la Jéricho
actuelle, qui, on l'a prouvé, ne peut occuper l'emplacement
de l'ancienne cité.
Nous abandonnons ce lieu pour nous diriger vers 'Aïn-
es-Soultân, où nous campons. Ici les ruines sont nombreuses,
répandues sur une grande étendue ; il reste de magnifiques
traces d'un bel aqueduc, et tout porte à croire que ce sont
bien là des vestiges de l'antique Jéricho. Après le dîner, les
Bédouins de Mahmoud organisent une fête; les danses et
les chants animent ces sites silencieux et se prolongent bien
avant dans la soirée. La joie est générale. Mohammed seul est
soucieux : les Adouân sont en mésintelligence entre eux ;
nous devons pénétrer demain sur leur territoire, et jusqu'à .
INTRODUCTION.

ce moment, malgré plusieurs lettres que leur a envoyées


mon ami, aucun n'est venu pour nous escorter!

Le soleil se lève radieux et la journée commence sous


les plus favorables auspices. Le fils d'Ediab, grand sheikh
des Adouân, et connu lui-même sous le nom de sheikh
'Alî, vient d'arriver avec trente cavaliers armés de lances
et de tromblons; il nous porte des paroles d'amitié et nous
annonce que nous pouvons passer sur son territoire, les
cavaliers venus à sa suite nous serviront d'escorte.
Une négociation s'engage entre sheikh 'Alî et Moham-
med; elle a pour résultat que le jeune chef nous accompa-
gnera en personne à travers la terre des Adouân.
Sheikh 'Alî est un type magnifique. Il est âgé de vingt-
cinq à trente ans, élancé de taille, vigoureux de formes,
gracieux dans ses mouvements ; contrairement à l'habitude
des Arabes avec lesquels j'ai été jusqu'ici en contact, il porte
de longs cheveux d'un noir de jais qui retombent en belles
boucles sur ses épaules ; il n'a point de barbe sur les joues,
mais il a la moustache longue et bien-fournie et une large
barbiche soigneusement entretenue; son oeil brille, clair,
vif, franc; sa physionomie ouverte attire et attache; nous
échangeons une rude et fraternelle étreinte, et je sens qu'au
besoin j'aurais en sheikh 'Alî un valeureux défenseur.
Au moment de nous mettre en route, le petit camp offre
un aspect des plus pittoresques : les moukres terminent, au
milieu du bruit et des débats inséparables de leurs travaux,
le chargement des bagages et des tentes. A gauche se trouve
sheikh Ismaïl avec quarante Taamri à pied et à cheval.
8 INTRODUCTION.
Engagés par Mohammed, ils nous escorteront pendant toute
l'exploration; ce sont des hommes à jarrets d'acier, disposés
à braver tous les dangers, à endurer toutes les fatigues; à
droite, les Adouân avec leurs lances énormes, armes redou-
tables que ces. cavaliers manient avoc une dextérité prodi-
gieuse; devant nous, sheikh Mahmoud avec ses Bédouins
dont la mission est terminée, puisque nous nous engageons
sur un territoire où il n'a plus ni pouvoir ni influence.
Je donne le signal du départ. Nous repassons devant
Er-Rihâ, où Mahmoud et sa troupe nous donnent, en guise
d'adieux, le spectacle d'une fantasia des plus animées et
dans laquelle certains cavaliers font .preuve d'une rare sou-
plesse, et quelques chevaux d'une merveilleuse docilité!
Les fantasias constituent un des exercices les plus virils,
une des distractions les plus aimées des tribus nomades :
ce sont des joutes d'adresse et de force qui forment l'homme
et l'aguerrissent au combat; c'est l'école où l'Arabe apprend
dès son enfance à affronter le péril, à supporter toutes les
fatigues, à franchir les plus longues distances avec une
rapidité dont on n'a point d'idée en Europe.
Toute notre course doit se faire aujourd'hui dans la
plaine ; nous avons à traverser le Ghôr : au début, le
terrain est bien cultivé, entretenu avec soin, et, n'était
l'excessive mobilité du sol en certains endroits, notre
excursion serait une véritable promenade. Mohammed et
sa jument, en effet, s'enfoncent brusquement dans la terre,
et ce n'est qu'au prix des efforts énergiques d'une partie
des hommes de l'escorte qu'on dégage cavalier et monture.
Insensiblement le Ghôr se couvre de nombreux arbres,
parmi lesquels les essences les plus variées et dont la luxu-
riante verdure réjouit la vue. Sheikh 'Alî se montre d'une
INTRODUCTION. 9

prévenance charmante, d'une aimable courtoisie; il m'engage


à partager avec lui le plaisir d'une chasse au faucon.
En se rapprochant du Jourdain, on traverse de grands
monticules de sable, étrangement découpés par les pluies et
se dressant sous des formes diverses dont rien n'égale la
fantastique variété. On passe par vingt défilés entre ces
élévations, on en suit les capricieux contours et l'on entre
bientôt dans un bois bien fourré, d'une fraîcheur incompa-
rable, au milieu duquel passe le grand fleuve.
Le torrent roule avec fracas ses eaux limpides à travers
cette merveilleuse végétation. On ne franchit le Jourdain
qu'avec de grandes difficultés ; une vingtaine de Bédouins
se débarrassent complètement de leurs vêtements, se jettent
à l'eau, cherchent un gué, prennent les brides de nos
chevaux et,_au milieu de mille cris assourdissants et des
chants les plus originaux, nous font passer sur la rive op-
posée. Rien de bizarre comme le passage de la caravane :
les bêtes sont déchargées, les bagages-transportés à dos
d'homme à travers le torrent impétueux; les incidents se
suivent sans interruption ; les mules tiennent à affirmer leur
,
antique renommée d'entêtement; elles se défendent contre
ceux qui veulent les guider, se jettent à -droite, à gauche
du gué, se laissent entraîner par l'eau, et ce n'est qu'à la
suite de vrais prodiges d'adresse et d'efforts presque surhu-
mains qu'on les arrache à une mort certaine.
Pendant la traversée, sheikh Ismaïl se débarrasse de
son mashlah, s'oriente vers la Mecque et fait avec la plus
grande ferveur une longue prière; c'est un souvenir pieux
qu'il donne'à son père, noyé en cet endroit même, il y a
peu de temps, sa jument ayant été emportée par' le courant
malgré les efforts du vigoureux et habile cavalier.
10 INTRODUCTION.
Nous déjeunons sur les bords si frais du Jourdain et
bientôt nous nous remettons en route, ou plutôt en chasse;
nous traversons ainsi le ouâd Kharbet-Hasban, nous fran-
chissons une énorme crevasse du sol qui menaçait de nous
barrer le passage et nous arrivons enfin aux ruines de
Soueïmeh, où se dressent nos tentes et où nous devons
passer la nuit.
Ces ruines sont remarquables : on y voit des tambours
et des bases de colonne à moitié enfouis dans la terre; j'y
trouve une petite pièce de monnaie en cuivre très-fruste, du
temps des Juifs. Un fait me frappe, je ne fais ici que l'an-
noter en passant, c'est que dans ces ruines il existe peu
de pierres dures d'un seul bloc; les colonnes elles-mêmes
sont composées de petites pierres et de sable très-adhérents ;
on dirait un mélange de pierrailles et de ciment naturel
formant corps.
Des ruines de Soueïmeh l'oeil embrasse enfin toute la
mer Morte.
Est-elle bien nommée ainsi de ce nom qui semble exclure
toute idée de grandeur et de beauté? ,
Ses eaux ne sont ni immobiles ni stagnantes; elles
roulent sans interruption des vagues agitées; plus d'une
fois elles s'animent jusqu'à créer des tempêtes; sur les deux
rives le panorama se déploie avec une incomparable majesté :
d'un côté ce sont les montagnes de Moab, avec cette teinte
rougeâtre qui forme un de leurs caractères particuliers et
d'où elles tirent leur nom ; de l'autre côté, les chaînes
rocheuses d'un gris mat avec leurs pics inaccessibles, qui
semblent narguer le touriste; et ce magnifique ensemble,
éclairé avec profusion par uni soleil sans égal, resplendit,
captive, passionne, fascine.
INTRODUCTION. M

La mer Morte! elle pénètre malgré vous, un à un,


tous vos sens. Elle vous étonne et vous enivre, elle vous
émeut et vous charme ; mille voix à son aspect s'élèvent en
vous pour vous redire son histoire terrible dans .le passé,
sa beauté si étrange clans le présent, et qui sait! ses desti-
nées peut-être plus émouvantes encore dans l'avenir.
Là où se font entendre des voix si éloquentes; là où
chaque détail de cette sauvage nature a des harmonies
inconnues qui touchent jusqu'à nos fibres les plus intimes
et excitent nos sensations les plus délicates, toute dénomi-
nation qui rappelle la mort et le néant, la mort et l'éternel
mutisme, n'est-ce pas une regrettable erreur?
Le crépuscule descend avec une promptitude très-grande
dans ces contrées; il y a peu d'intervalle entre la vive
clarté des jours et l'ombre des nuits. Quel étrange spectacle,
au milieu de ce cadre si pittoresque, que le campement'
après le coucher du soleil ! un grand nombre de feux sont
successivement allumés et disséminés autour des tentes; les
Bédouins, tant pour le repas que pour le sommeil, se divi-
sent par tribus d'abord, et ensuite dans chaque tribu par
famille; chaque famille se groupe autour d'un feu, n'ayant
pour lit de repos que la terre, et pour couverture que le
vêtement du jour.

Notre course ne doit être ni longue ni difficile aujour-


d'hui; aussi la caravane se met-elle en marche assez tard
dans la matinée.
Nous arrivons bientôt à r'Aïn-Souéimeh, source magni-
fique, entourée d'une belle végétation et dont le volumç
42 INTRODUCTION.
d'eau est considérable. On y remarque des ruines assez
importantes, mais sans caractère particulier. On rencontre
ensuite, comme de l'autre côté du Jourdain, de grands
monticules de sable blanc, de l'effet le plus bizarre, mais
qu'on traverse plus difficilement que les premiers; sur le
rebord d'une.colline, le sentier est plus étroit que les charges
des mules, et quatre d'entre elles roulent de quelques mètres
de hauteur, le tout sans accident grave et même sans grand
retard dans notre marche.
Après avoir traversé le ouâd Soueïmeh où gisent encore
quelques ruines, nous longeons la côte de la mer Morte,
côte étrange et qui ne ressemble aux bords d'aucune mer
connue : les eaux sont imprégnées de sel à un tel degré
qu'elles déposent sur les rochers qu'elles baignent une
couche d'un blanc de lait, transformée bientôt en couche
jaunâtre sous l'action énergique du soleil. On dirait un
inaltérable émail adhérent à la pierre et faisant corps avec
elle.
La côte autour du lac s'élève par gradins successifs et
réguliers; chaque gradin est visiblement formé de galets
et de gravier apporté par les vagues, et il semble naturel
dès lors de conclure que le niveau de la mer s'est élevé
dans d'autres temps jusqu'aux gradins supérieurs. L'eau se
retirerait-elle insensiblement et d'une manière lente, mais
continue, ou bien, la saison des pluies n'étant pas arrivée,
est-elle simplement plus basse que pendant les quelques
mois de l'année où les nombreux torrents qui affluent vers
le lac y déversent les eaux tombées en si grande abondance
sur les pics voisins?
Les explorateurs précédents ont déjà signalé le bruit consi-
dérable produit par les vagues relativement petites de la mer
INTRODUCTION. 13

Morte, lorsqu'elles battent le rocher de la côte. Lynch, entre


autres, a constaté que le clapotement des eaux contre les plan-
ches extérieures de son embarcation ressemblait, à s'y mé-
prendre, à des coups de marteau ; les flots courroucés de
l'Océan déferlant sur nos falaises, et se brisant contre les
rochers qui les affrontent depuis des siècles, ne.font pas plus
de bruit que les vagues du lac Asphaltite venant s'éteindre
presque sans effort sur la pierre. C'est que l'eau, plus dense,
plus pesante, retombe avec plus de force sur les bords; c'est
presque un corps dur heurtant un autre corps de même na-
ture. Ce phénomène est si remarquable qu'on en est instan-
tanément frappé.
Nous continuons à côtoyer la mer en suivant les capri-
cieux détours de la rive et en contournant un premier cap
qui s'avance dans le lac. Nous traversons ensuite le ouâd el-
Ghoueïr et nous dressons nos tentes près d'un rocher inac-
cessible, coupé à pic et formant ainsi un profond ravin qui
sert de décharge aux eaux de la montagne. Les environs de
notre camp sont couverts d'arbres de toute beauté et de
nombreuses pierres disséminées, ruines d'anciennes et im-
portantes constructions.
Sheikh 'Alî me fait assister au divertissement national
de la danse du sabre :
Trente à quarante Bédouins s'avancent vers notre tente
et se forment en demi-cercle devant notre feu, battant des
mains en cadence et chantant sur un rhythme bref et animé.
Un guerrier chanteur, un vrai barde, la tête couverte
de feuillage, le sabre au poing, vient se placer au milieu de
ce singulier éventail, formé de types si étranges et si sau-
vages.
Tous ces hommes balancent le corps avec grâce et sans
U INTRODUCTION.
pour ainsi dire quitter la terre de leurs pieds, se livrent
aux mouvements les plus divers; tous sont à moitié nus; ils
portent pour unique vêtement une ample et longue chemise
serrée autour des reins par une ceinture de cuir qui main-
tient des pistolets, des poignards et d'autres armes ; l'ombre
de la nuit s'est répandue autour de nous, et ce spectacle
original n'est éclairé que par les reflets plus ou moins in-
tenses de nos feux.
Le barde fait tournoyer, siffler son sabre dans les airs ;
.
il simule un combat, feint une attaque contre tous les Bé-
douins groupés devant lui, et tous, mais sans rompre le
cercle, de se défendre, de se garer, de se dérober à ses coups.
En même temps le chant du barde continue toujours. Chaque
parole anime et excite les guerriers ; chacun d'eux exprime,
par sa contenance, par sa figure, par ses gestes, par ses
mouvements, les sensations que lui cause le poëme impro-
visé.
Rien de comparable à l'imagination de ces bardes ; rien
n'égale les exagérations poétiques auxquelles ils se livrent.
Cette danse se prolonge ainsi souvent pendant des heures
entières, et tous les sheikhs qui y assistent entendent tour à
tour célébrer leurs qualités et leurs mérites, jusqu'à ce
qu'enfin, dans une évolution suprême, le guerrier-poëte s'est
découvert et, ne pouvant plus tenir loin de lui tous ses
ennemis, il a été touché par l'un deux; alors le choeur en-
tonne avec force le cri de triomphe, et la fête est terminée.

Tout le monde est sur pied de grand matin. La journée


est rude et promet d'être intéressante; je désire vérifier si,
INTRODUCTION. 15

en suivant les bords du lac Asphaltite, on, peut atteindre au


ouâd Zerka-Maïn et à l'endroit où le cours d'eau qui tra-
verse ce ouâd se jette dans la mer. A en croire les Bédouins,
c'est là une tentative téméraire, inutile, et l'excursion pro-
jetée est impossible.
Nous n'en ferons pas moins l'essai. Nous laissons les
Taamri avec sheikh Ismaïl à la garde du camp et des ba-
gages, et je tente l'aventure avec quelques Bédouins, sous
la conduite du sheikh 'Alî.
Au moment où nous allons nous mettre en route, voilà
Gablân-en-Nemr (Gablân le Tigre) qui arrive avec quelques
cavaliers. Gablân est redouté dans la contrée ;, il'avait eu
jusqu'ici le monopole de guider les voyageurs dans le pays
des Adouân; mais, à la suite d'un débat d'intérêt survenu
après le récent voyage de M. le duc de Luynes, ce droit
absolu lui a été contesté et en-Nemr, condamné par un ar-
bitrage pacifique du grand sheikh Édiab (arbitrage auquel il
n'a pas voulu se soumettre), a dû se réfugier au haut des
montagnes ; il a reçu avis de notre présence par des mis-
sives de Mohammed, et il veut, acceptant enfin le jugement
arbitral, faire la paix et se réconcilier avec le fils du grand
sheikh. Sheikh 'Alî accueille avec un contentement calme,
mais très-remarquable, le retour du chef dissident ; la joie
est générale, elle est très-expansive chez tous les Bédouins :
c'est qu'une guerre était devenue imminente dans la tribu, à
la suite de ce débat, et cette guerre maintenant ne se fera
pas.
A 7 heures 5 minutes du matin, nous traversons un
premier ouâd sans eau et sans nom ; dix minutes plus
tard, nous atteignons le ouâd Menshallah, qui se trouve
également à sec. Après un nouveau quart d'heure de marche,
46 INTRODUCTION.
nous passons un autre ouâd sans nom, mais où nous ren-
controns pour la première. fois, dans le voisinage du lac
Asphaltite, des palmiers dont quelques-uns sont d'une taille
et d'une beauté remarquables. Nous commençons l'ascension
des montagnes qui s'avancent sensiblement vers la mer. Le
terrain est formé d'énormes pierres roulées ou de rochers
composés de petites pierres et de sable adhérant fortement;
les eaux salines et si denses du lac ont contribué probable-
ment à transformer ce sable en ciment indestructible. Ces
pierres rocheuses ont, du reste, le même caractère que celles
des ruines de Soueïmeh, et tout porte à croire que ces der-
nières ont été tirées de l'endroit que nous parcourons.
Nous montons lentement, mais sans interruption; nous
rencontrons successivement, à 7 heures 38 minutes, un ouâd
qui se bifurque,- en deux branches, dans la direction de la
mer; à 7 heures H minutes, un second ouâd, tous deux
sans nom ; enfin à 7 heures 48 minutes, le grand ouâd connu
des Bédouins sous le nom de Hamara (rouge), et qui se
dirige vers le lac par trois bifurcations distinctes. Nous
sommes arrivés au-dessus de l'eau, sur des rochers d'une
hauteur de 20 mètres environ, qui plongent pour ainsi dire
à pic clans la mer; ces rochers sont d'un rouge très-vif,
signe distinctif des montagnes de Moab. Il existe en cet
endroit de nombreuses traces d'une voie antique, creusée
dans le roc.
Nous poursuivons notre course en nous tenant constam-
ment au-dessus de la mer; nous traversons (8 h. 1 m.)
un petit torrent qui descend en cascade du haut du roc
pour se jeter dans le lac. A l'endroit même où les eaux
de ce ravin vont affluer dans la mer, se trouve un bou-
quet de palmiers, parmi lesquels des arbres d'une grande
INTRODUCTION. 47

•beauté. Cette vigoureuse végétation, à-20 mètres sous nos


pieds, entourée de rochers abrupts, est du plus ravissant
aspect.
Après quelques minutes (8 h. 11 m.), nouveau ouâd
sans nom, dont le lit est profondément creusé, et sur la
pente duquel, pendant toute sa descente vers le lac,, sont
accrochés de magnifiques palmiers. Dix minutes de marche
conduisirent jusqu'au ouâd Harrasah (8 h. 21 m.), sans
eau, mais également entrecoupé,'depuis le haut de la mon-
tagne jusqu'à son embouchure, de nombreux palmiers gar-
nis abondamment de fruits qui sont, dit-on, d'un goût très-
amer. Rien ne ressemble à-1'aspect accidenté de ces planta-
tions gigantesques jetées, comme par hasard, dans le creux
des rocs, sans symétrie, sans ordre, tenant çà et là dans quel-
que fissure, et prenant toutes les formes, tous les contours.
A 8 heures 30 minutes, nous passons un nouveau ouâd
du même caractère, et, suivant toujours les hauteurs au-
dessus de la mer, nous marchons pendant plus d'une demi-
heure en constatant, dans divers endroits, les traces de la
voie antique, jusqu'à ce qu'enfin (9 h. 7 m.) nous sommes
brusquement arrêtés; le chemin est coupé par le roc qui
plonge presque à pic, d'une part, dans un ravin; d'autre part
dans la mer.
L'obstacle est absolument infranchissable pour nos che-
vaux. Tout le monde met donc pied à terre; l'on fait une
halte pour admirer le panorama grandiose que le lac Asphal-
tite présente de ce point de vue.
Je m'assieds sur le rebord du pic; les Bédouins, sheikh
'Alî, Mohammed s'accroupissent autour de moi. Une grande
discussion s'engage entre tout ce monde; l'avis est unanime
qu'il est désormais impossible de faire un pas en avant, et
18 INTRODUCTION.

que force nous sera de rentrer au camp sans avoir atteint


l'embouchure du Zerka-Maïn. Je reste étranger à ce débat,
mais j'étudie le terrain et, des yeux, je mesure la distance
qui me sépare d'un petit tertre que j'aperçois sous mes pieds,
au bord même de la mer; j'interroge rapidement chaque
saillie du roc, chaque anfractuosité et jusqu'à la moindre
fissure; je marque d'avance dans mon esprit chaque aspérité
où pourra s'appuyer mon pied, s'accrocher ma main; puis
tout d'un coup je me laisse glisser, j'avance, je roule, je
m'accroche; je descends encore, tandis qu'une exclamation
de stupeur accompagne ma marche, qui devait bien ressem-
bler un peu à une épouvantable chute. J'arrive enfin, sans
accident, jusqu'au sol et au bord même de la mer.
Quelques Bédouins, et avec eux sheikh 'Alî, ne veulent
pas m'abandonner dans cette course téméraire ; ils se laissent
glisser à leur tour, descendent avec des peines infinies et
me rejoignent au fond du ravin.
Il faut maintenant remonter le roc de l'autre côté ; nous
avançons en groupe, marchant, nous accroupissant, grim-
pant tour à tour; tantôt suspendus à un morceau de roc,
nous entr'aidant les uns les autres, tantôt debout sur une
pierre qui surplombe l'abîme et nous y soutenant mutuelle-
ment : on se pousse, on se hisse, on se traîne ; mais nous
avançons sans cesse. L'effort est terrible ; il exténue les plus
résolus, les plus énergiques ; mais le but est encore une fois
atteint : nous sommes de nouveau sur le pic, au-dessus de
la mer.
La course alors devient réellement effrayante. A chaque
instant nous nous sentons suspendus sur des abîmes, sur
des gouffres; c'est que nous franchissons des quartiers de
roc qui s'avancent en saillie au-dessus de l'eau, et dont
INTRODUCTION. 49
,
le passage est plein de périls : un faux pas, une chute, c'est
la mort. Plus d'une fois le vertige me prend, je me sens attiré
vers le vide; mais mes Bédouins sont là, vrais singes pour
l'agilité, mais hommes tout à fait exceptionnels comme in-
telligence dans ces moments critiques ; ils me guident, me
soutiennent, m'aident de leurs mains, de leurs genoux, de
tout leur corps. Nous marchons ainsi, pendant une heure
et demie, avec des difficultés incroyables ; nous traversons
successivement quatre ouâds sans nom et actuellement sans
eau, mais qui, en temps de pluie, se transforment en cas-
cades infranchissables. Enfin nous foulons, sains et saufs, la
plaine assez étendue au milieu de laquelle coule le Nahr
Zerka-Maïn. Les bords de la rivière sont couverts d'arbres
de toutes les essences, et forment, encadrés d'une façon si
imposante, si sauvage, un Eden gracieux.
Je cours au bord du Nahr pour me rafraîchir; l'eau est
tiède et blanchâtre, mais elle est pure et n'est pas désa-
gréable au goût. Un Bédouin a eu la prévoyance de se mu-
nir d'un morceau de pain, qui est partagé entre tous et expé-
dié avec rapidité; j'ai hâte de traverser la rivière pour visiter
le bord opposé.
La plaine, sur l'autre rive, se prolonge sur une distance
de dix minutes environ; elle est en réalité magnifique et sa
végétation est d'une incomparable richesse; seulement un
rocher qui s'étend jusque dans la mer nous barre, et cette
fois sans ressource, le passage. Je le regrette d'autant plus
vivement que de l'autre côté du roc doit se trouver, au té-
moignage d'un de nos hommes, une plaine plus belle, plus
grande encore, nommée Ghôr-ez-Zâra 1.
-

4. Cette plaine existe réellement; j'ai pu la reconnaître quelques


jours plus tard.
20 INTRODUCTION.
.
Force nous est donc de revenir sur nos pas. J'observe
au retour, mieux que dans ma première course, des traces
de la;voie antique dont j'ai déjà signalé précédemment les
premiers vestiges.
Une préoccupation étrange se manifeste parmi l'escorte;
la douleur semble se peindre sur toutes ces figures d'habi-
tude si calmes, si impénétrables, mais si expressives dans
les grandes circonstances. Point de doute, un événement
extraordinaire se prépare : tous les regards sont attachés sur
un gros nuage noir qui se montre au loin à l'horizon; toutes
les bouches s'ouvrent à la fois et s'exclament avec amertume :
les sauterelles !
Les sauterelles! les Adouân sont au désespoir; c'est vers
leurs terres que se dirigent le fléau et la dévastation; car
rien n'est comparable à la destruction d'un champ où les
affreuses bêtes ont séjourné. Le nuage approche avec une
incroyable rapidité ; la masse des sauterelles est si compacte
qu'elle intercepte la vue du ciel ; on dirait un sombre voile
qui ne nous permet plus de voir le splendide azur de l'Orient
que par les rares interstices du tissu ; le tourbillon se main-
tient dans son vol à une petite distance de terre, s'abat
parfois sur un champ pour s'y reposer, s'y repaître et tout
dévorer. Pendant quelques instants nous sommes complète-
ment enveloppés, dans l'horrible nuage ; c'est un ouragan de
mort qui passe et dont le bruit sinistre fait frémir ; on éprouve
malgré soi au milieu de cette peste une sensation pénible,
une instinctive répulsion. Ces sauterelles, dont je'recueille
quelques sujets, sont d'une taille beaucoup plus grande que
celles qui sont connues en Europe; elles font l'épouvante des
Bédouins.
Pendant notre expédition, il s'en est fallu de peu que le
INTRODUCTION. 21

campement ne devînt le théâtre de quelque drame : les


Taamri, chargés de la garde des bagages, s'étaient emparés de
trois Bédouins dont les allures leur avaient paru suspectes.
Interrogés et serrés de près, ils avaient fini par avouer qu'ils
nous suivaient à distance dans l'espoir de pouvoir commettre
quelque larcin à un moment propice. Les Taamri, dans la
crainte de la justice expéditive des Adouân, sur le territoire
desquels les voleurs avaient été surpris, les ont laissés fuir.
C'est du reste la journée aux accidents et aux péripéties :
après le dîner, nous nous trouvons réunis, sheikh 'Alî, Ga-
blân, Mohammed et moi, consommant force café et faisant
* i
fonctionner vaillamment nos tchiboucks; nous devisons sur

les diverses phases de notre exploration si heureusement


accomplie. Tout à coup un immense tumulte s'élève et des
coups de fusil partent de tous côtés. Je me précipite sur mes
armes ; sheikh 'Alî, sous la sauvegarde plus spéciale duquel
nous sommes placés, est parti comme un éclair; Gablân et
Mohammed, préparés au combat, me retiennent avec eux,
-prêts à nous jeter dans la mêlée au premier appel.. Mais tout
:rentrebientôt dans l'ordre; nous avons été attaqués par une
bande de rôdeurs qui, à la vue de nôtre petite armée, se sont
retirés en toute hâte,, après un échange de quelques coups
de feu. Par mesure de précaution toutefois, les Taamri occu-
pent toutes les hauteurs pendant la nuit, leurs feux s'allu-
ment en divers endroits et forment autant de phares sur ces
pics inhabités.
La nuit a été calme, tranquille, toutes les émotions*

ce matin.
Au point du jour sont arrivés à notre campement les
'
toutes les agitations de la veille sont complètement oubliées

Benî-Hamidi, au territoire desquels nous croyons pouvoir


22 INTRODUCTION.
atteindre avant le coucher du soleil, et qui doivent dès lors
nous escorter en remplacement des Adouân. Nos nouveaux
protecteurs sont de vrais sauvages, ils ont pour tout habille-
ment une longue chemise dégoûtante de malpropreté; leur
taille est entourée d'une ceinture de peau de chameau, à
laquelle est suspendue un véritable arsenal d'armes, les unes
d'ailleurs plus mauvaises que les autres. Tous sont porteurs
d'une lance qui seule est redoutable ; le fer a une longueur
démesurée, et au-dessous du fer flotte une perruque de plumes
d'autruche dont le ballottement donne un caractère fantas-
tique à cette arme que le Bédouin manie avec une vigueur
sans égale. Plusieurs des Benî-Hamidi montent leurs chevaux
à poil, sans selle, sans harnais; une corde est passée tout
simplement dans la bouche de leur monture et contourne les
naseaux; avec cet attirail primitif, ils suivent leurs courses'
dans des conditions de vitesse et d'agilité extraordinaires.
L'aspect d'ensemble de cette troupe est peu fait pour inspirer
confiance, et la pensée que des gens à peu près honnêtes,
sous la conduite de sheikh 'Alî, ce jeune chef si franc, si
loyal et si courtois, vont nous quitter pour nous laisser, sous
la garde d'une semblable escorte, cette pensée n'est guère
rassurante, et il faut faire appel à toute notre résolution et
à toute notre énergie.
Mohammed a commencé avec les nouveaux venus les
négociations d'usage : quelles rétributions payerons-nous
pour le passage sui1 le territoire de ces petits despotes;
quels présents faudra-t-il ajouter au tribut convenu, pour
ces messieurs, pour mesdames leurs épouses, pour leurs
soeurs, etc, etc.
Le traité ne se. fait, pas cette fois avec la rondeur et la
rapidité habituelles; il y a d'interminables préambules, des
INTRODUCTION. 23

discussions, des débats d'une gravité exceptionnelle. Chaque


fois que Mohammed a parlé, ses interlocuteurs se retirent,
se subdivisent en plusieurs groupes ; chaque groupe secon-
certe, confère à part à d'assez grandes distances les uns des
autres; les groupes ensuite se rapprochent, discutent entre
eux; enfin on revient, on a des. objections à faire, de nou-
velles réclamations à pr'oduire. Mohammed les accueille ou
les repousse ; il donne aux chefs des explications plus claires
ou leur fait des propositions supplémentaires, et aussitôt
nouvelles menées, nouveaux débats : c'est le berceau de l'art
diplomatique ; c'est le premier pas des négociations de peuple
à peuple ; c'est le mode le plus primitif de la conclusion des
traités d'amitié et de paix.
La figure calme et ouverte de Mohammed est franche-
ment intéressante dans ces circonstances; sa parole toujours
douce et fleurie — car Mohammed est un lettré — exerce
un irrésistible empire sur les Bédouins; ils se laissent insen-
siblement convaincre ; la patience de mon plénipotentiaire,
sa logique, sa résistance paisible, mais, ferme, aux exigences
outrées finissent par triompher; enfin la convention est
conclue, le marché est fait, nous pouvons continuer notre
route et passer librement sur toutes les subdivisions du
territoire de ces potentats. Ce territoire dans son ensemble
s'étend jusqu'à Kerak.
Nos adieux à sheikh 'Alî ne se font pas sans une certaine
émotion; il y a entre nous bons sentiments réciproques,
véritable sympathie ; lui et ses Adouân forment, avec l'exa-
gération poétique qui est un des caractères dominants des
moeurs de ce peuple, les voeux les plus ardents pour le
succès de nos explorations et notre heureux retour. Gablân
avec une quinzaine de Bédouins nous accompagnera jus-
2i INTRODUCTION.
qu'au Zerka-Maïn, limite extrême du vaste territoire des
Adouân.
La première partie de la journée doit, en effet, nous
conduire de nouveau jusqu'à ce cours d'eau. Seulement, au
lieu de suivre cette fois les bords de la mer, nous allons
gravir la montagne, en nous éloignant de la côte pour
contourner les difficultés insurmontables qui nous ont
empêchés hier de continuer nos investigations; nous allons
retrouver au haut de la montagne tous les ouâds, tous les
torrents que nous avons vus déboucher successivement dans
le lac.
Le terrain que nous traversons est horriblement boule-
versé; à chaque pas on y remarque les traces évidentes de
quelque violente commotion de la nature; au moment d'arri-
ver à un immense plateau, nous traversons le ouâd Mensh-
allah à l'endroit où, de petit ruisseau, il devient une masse
considérable d'eau se précipitant, par une cascade de plus de
50 mètres de hauteur, dans un encaissement profond qui se
continue jusqu'à la mer. Cet endroit est vraiment spiendide :
au fond du gouffre, où se plonge la chute, se déploient avec
une luxuriante verdure de. gigantesques palmiers, et devant
nous se déroule dans ses moindres détails le panorama de la
mer Morte, bornée par les montagnes de Canaan et le Ghôr
coupé lui-même par le Jourdain.
Nous arrivons au ouâd Hamara, où nous déjeunons à
l'abri de quelques arbres; l'eau est très-mauvaise. Le tor-
Tent que nous avons vu hier se jeter dans la mer a ici le
•même aspect, avec les mêmes pierres volcaniques, noires,
brûlées ou rougeâtres.
Nous marchons ensuite au sud-sud-est en traversant un
plateau légèrement mamelonné jusqu'au pied du djebel
INTRODUCTION. 25

Minrejib que nous montons enécharpe, et au sommet duquel


nous apercevons de nouveau le ouâd Zerka-Maïn, profondé-
ment encaissé et fuyant également la montagne pour se
diriger vers la mer. Nous planons ainsi constamment sur
les hauteurs qui nous permettent de suivre, à une distance
plus ou moins grande du lac, la ligne que nous avons par-
courue hier sur ses bords mêmes, et nous trouvons une à
une les traces, les origines des particularités qui nous ont
frappés. Au haut du djebel Minrejib, nous voyons se dres-
sant devant nous à une grande hauteur les montagnes
portant les ruines de M'kaour.
Nous descendons en zigzags nombreux et par des routes
incroyables les contre-forts du Minrejib. D'une des pentes du
djebel on aperçoit les sources d'eaux chaudes appelées
Hammân-Zerka, en face desquelles se trouvaient les bains,
si célèbres autrefois, où Hérode chercha en vain quelque
soulagement à ses maux.
Le Zerka-Maïn, comme tous les ruisseaux du côté orien-
tal de la mer Morte, coule entre deux murs à pic, très-
profonds; nous faisons un grand détour à l'est, c'est-à-dire
vers sa source, pour le traverser et tourner ensuite à l'ouest
afin de regagner nos tentes.
Le lendemain, après avoir reçu les adieux de Gablân,
nous montons, ou plutôt nous escaladons le versant sud
du ouâd Zerka-Maïn; insensiblement la montée devient
moins rude; bientôt nous traversons le ouâd Lebghea, sur
le flanc duquel je remarque de nombreuses grottes; puis
les deux ouâds Zâra-Nord et Zâra-Sud, pour suivre ensuite
une voie antique semblable à celle .dont j'ai constaté l'exis-
tence en bas ; nous traversons ensuite des murs en terrasse
coupant à chaque pas notre route, et nous atteignons enfin
20 INTRODUCTION.
les ruines de M'kaour, l'antique Macheronte, ruines situées
entre le Zâra-Nord et le ouâd Meshnaga, affluent du Zâra-
Sud. C'est là que se trouva jadis l'antique cité mentionnée
dans les Ecritures et où fut décapité Jean-Baptiste, le pré-
curseur du Christ.
De cette ville considérable, qui joua un rôle important
dans l'histoire du peuple de Dieu, il ne reste que des amas
de pierres sans forme, gisant sur le sol sur une très-grande
étendue. La ville se développait sur plusieurs collines. De
sa partie ouest on devait jouir d'une vue admirable sur la
mer Morte, sur le djebel Meshnaga et sur le ouâd du même
nom, qui prend naissance au milieu des mêmes ruines.
C'est sur le djebel Meshnaga, s'élevant presque à pic au
point de jonction des deux vallées et surplombant les ruines,
qu'a dû être construite la fameuse citadelle, bâtie par
Alexandre Jannaeus et complétée par Hérode. Cette forteresse
était donc isolée de la ville même et entourée de toutes parts
de vallées profondes. Les ruines sont dominées à l'est par
le djebel Attarous.
Une pluie torrentielle arrête brusquement toutes mes
tentatives d'exploration. Mes regrets sont d'autant plus vifs
qu'il nous est impossible de camper en cet endroit, l'eau y
faisant complètement défaut.
Après avoir constaté la présence de nombreux blocs de
pierre d'un bel appareil, je me hâte de visiter une des grottes
sépulcrales qui avait attiré mon attention dès mon arrivée :
à gauche se trouvent deux trous creusés dans le roc, pour
recevoir les corps; devant ces ouvertures on avait bâti en.
maçonnerie deux bassins carrés de 1 mètre 80 centimètres.
A droite un autre trou creusé du nord au sud, tandis que
les premiers le sont de l'est à l'ouest; en face, une petite
INTRODUCTION. 27

porte ogivale donnant accès à une seconde grotte, à gauche


de laquelle une troisième ouverture et une troisième grotte,
celle-ci plus spacieuse que les autres. Ces dernières grottes
sont comblées de terres éboulées qui ne permettent aucune
observation.
MAGHiEROUS

Flavius Josèphe, dans son histoùe de la Guerre des Juifs


contre les Romains, s'exprime ainsi, livre VII, chapitre vi :
« La forteresse
de Machaerous, par sa solidité et par
« sa situation, donnait à ceux qui en étaient les maîtres la

« sécurité la plus complète ; tandis que ceux qui voulaient

:« en faire le siège y rencontraient des obstacles inouis, à

« cause de la disposition même de l'endroit où elle se trou-

« vait bâtie. La partie entourée de murailles était élevée sur

« une montagne de roche et à une hauteur si prodigieuse

« qu'elle en était imprenable. La nature l'avait faite com-

« plétement inaccessible ; des ravins l'entouraient de toutes

« parts, lui tenant lieu de fossés dont la profondeur était

« telle, que le regard ne pouvait pénétrer jusqu'à terre ; on

« ne les traversait qu'avec peine, et il était impossible de


« les combler.
30 MACH./EROUS.

«
La vallée de l'ouest rejoint la vallée du lac Asphaltite 1
« après un parcours de 60 stades 2*(de ce côté le sommet
_
« de Machaerous atteint sa plus grande
élévation); celles
« du nord et du midi, tout en étant moins profondes,

« étaient également inabordables. Le versant oriental du

«
pic s'abaissait jusqu'à 100 coudées 3, et Je bas-fond se
« terminait à la naissance de la montagne placée en face
de
«
Machoerous. »
Ce tableau correspond exactement au site dépeint dans
l'introduction de ce livre. Il faut tenir compte toutefois de
l'exagération orientale qui caractérise tous les écrits de
Josèphe. Encore ne s'agit-il que de la forteresse proprement
dite; l'historien juif fera plus tard, lorsqu'il parlera d'Hé-
rode, la distinction entre la citadelle et la ville. Cette der-
nière était dominée par le pic ; elle était bâtie à l'extrémité
de la vallée orientale, à la base de la montagne dont il est

1. Reland, dans son livre III, au paragraphe Machoerous, commet une


double erreur inexplicable; il dit : « Oppidum et arx valida, ad austra-
« lem terminum Peraeae, sexaginta circiter stadiis a Jordane remota... ».
Puis à la fin du même paragraphe : « Libro denique VII de Bello, cap. xxv,
« describit Machserunta uti cingitur ad occasum valle quae per spatium 60
« stadiorum usque adJordanem diffunditur... » Or le texte de Josèphe est
très-explicite et indique la vallée de l'ouest (qui n'est autre que le Zerka-
Maïn) comme rejoignant le lac Asphaltite et non le Jourdain. Reland ne
peut pas avoir puisé dans un manuscrit différent, puisque dans son livre II
(de Intervallis, page 454}, il reproduit le texte qu'il avait sous les yeux,
texte conçu en ces termes : « Quae ab occidente vallis est extenditur stadia
« sexaginta, terminum ejus faciens lacum Asplialtilen. » Cette erreur a eu
pour conséquence la position inexacte de Machoerous dans les cartes de
Reland.
2. Le stade équivaut à 4 85 mètres; il s'agit donc d'un parcours de
41,4 00 mètres.
.3. La coudée égale 0ra,525; la profondeurserait ainsi de 52 mètres en-
viron.
MACHOEROUS. 34

question dans le dernier paragraphe de la description de


Josèphe; elle se trouvait donc entre cette montagne et là
citadelle.
En examinant les ruines de M'kaour et en les comparant
avec ces données sur Machoerous, il ne peut rester aucun
doute sur la parfaite identité des deux localités.
Le rocher, en effet, forme bien un pic complètement
isolé, d'une grande hauteur et entouré, dans chaque direc-
tion, de vallées larges et profondes. Son accès est difficile,
dangereux ; sur le sommet est un plateau assez vaste,
parfaitement propre à contenir une forteresse. C'est une
position stratégique exceptionnelle, attirant forcément l'at-
tention. La nature s'est plu à y accumuler tout ce qui devait
en faire la clef du pays. Machoerous devait être tour à tour
un lieu de défense formidable, un refuge impénétrable en
cas de revers, un pivot d'attaques contre les populations
incommodes du désert.
La grande vallée de 60 stades n'est autre que le Zerka-
Maïn, qui se prolonge jusqu'à la mer Morte.
Les autres vallées, conformément aux indications de
Josèphe, sont moins importantes; celle de l'est (le ouâd
Zâra) prend naissance dans le groupe du djebel Attarous 1.
Les ruines de M'kaour que l'on rencontre actuellement
sont les restes de la ville proprement dite; leur situation le
dénote positivement. Elles se trouvent à la base du versant

4. Cette montagne a été longtemps identifiée avec le montNebô, malgré


le désaccord évident entre cette posilion et l'emplacement assigné par la
Bible au mont Nebô, en face de Jéricho et dominant la vallée du Jourdain
jusqu'à Dàn. Lors de son dernier voyage en Palestine, M. de Saulcy a
constaté la véritable position du mont Nebô, qu'il a retrouvé dans le Djebel
Nebà des Bédouins.
— Seetzen, du reste, n'avait pas voulu accepter celte
identification que lui proposait un prêtre chrétien.
32 MACHOEROUS.

oriental de l'Attarous; le ouâd Zâra-Sud les sépare du pic


au sommet duquel s'élevait la forteresse dominant la ville.
M'kaour et Machoerous forment donc bien une seule et
même localité. Pour mieux s'en pénétrer encore il suffit de
suivre, une à une, sur les lieux, les annotations si précises,
si claires, formant le tableau d'ensemble, tracé par Josèphe,
des phénomènes remarquables que l'on y admirait de son
temps, et qui existent encore de nos jours.
Voici les lignes de Josèphe :
« Dans une des vallées qui entourent la ville au nord,

«
bouillonnent des sources d'eau chaude, différentes les
« unes
des autres; leur saveur est douce ou amère. Un
« peu plus bas sont des sources jaillissantes d'eau froide ;
« mais le prodige le plus remarquable est une caverne
de
« peu de profondeur, dissimulée par une pierre en saillie,

«
d'où sortent comme deux mamelles rapprochées : de l'une
« s'échappe en
abondance une source glacée, de l'autre
« coule de l'eau bouillante; le mélange de ces deux, eaux

«
donne un bain exquis, remède excellent contre les ma-
« ladies, et recommandé surtout pour fortifier les
nerfs.

Cet endroit renferme également des mines de soufre et
« d'alun. »
Or, en descendant le ouâd Zerka-Maïn, dans la direction
de la mer Morte, on rencontre, à peu de distance des
ruines de M'kaour, un large plateau qui coupe la pente pré-
cipitée des montagnes de Moab sur le lac Asphaltite. Le
spectacle est des plus pittoresques, des plus émouvants : de
tous côtés jaillissent, du sol et des rochers, des sources d'eau
minérale; des panaches perpétuels d'une vapeur blanche et
brûlante s'en échappent avec impétuosité; ailleurs, presque
côte à côte, bondissent des jets d'eau glacée. Bientôt des
MACHiGROUS. 33

ruisseaux se forment en serpentant à travers le roc ; ils


descendent, en mille contours, la pente du plateau, et tous
vont réunir, au ouâd Zerka-Maïn, leurs eaux si diverses
dont le mélange forme un bain excellent. Les Bédouins ne
s'en refusent pas le plaisir ; ils en apprécient toutes les qua-
lités hygiéniques et y ont souvent recours. Tantôt ils cher-
chent, à l'abri d'un buisson, le bain tiède naturel, et s'y
complaisent avec délices ; tantôt ils placent, directement au-
dessus de quelque source de vapeur sulfureuse, des branches
munies de toutes leurs feuilles. Ils se font ainsi un lit de
repos, à travers lequel la vapeur s'infiltre lente et tempérée.
Couché sur un de ces bains improvisés, une chaleur moite,
bienfaisante pénètre tous les membres, provoque une transpi-
ration abondante et exerce, sur le système nerveux, une
influence fortifiante des plus salutaires.
Les 17 et 18 janvier 1807, Seetzen put admirer ces
phénomènes remarquables, et ce voyageur illustre, dont les
travaux se recommandent à tant de titres, n'a pas hésité à
reconnaître l'identité la plus parfaite entre les ruines de
M'kaour et le site décrit par Josèphe. Rien de plus intéressant
que la lecture de quelques pages qu'il consacre aux détails
de toute cette partie de son exploration. Sa critique étrange
sur la catastrophe de Sodôme et de Gomorrhe offre un hori-
.zon nouveau aux doutes que l'on peut avoir sur l'âge réel
des divers livres de la Bible. Il faut étudier son idée au point
de vue de la géologie proprement dite, pour accepter ou
combattre son hypothèse de la création de cette terrible
histoire, dans le but de recommander aux Juifs la moralité
et l'hospitalité, en leur faisant entrevoir les châtiments épou-
vantables réservés, par le Dieu vengeur, à ceux qui ne pra-
tiquent pas ces vertus.
3
34 MACHOEROUS.
Seetzen assimile, sans la moindre apparence de doute, le
M'kaour dé nos jours (ou M'tchaor, comme ses Bédouins
l'ont prononcé *) avec l'antique Machoerous. Le Baaras ou
Callirrhoë s'appelle aujourd'hui el-Hammâm.Tout concorde
pour lui comme pour moi, et ces ruines sont bien, sans
contestation possible, les restes de la ville indiquée par
Josèphe.
Le 14 juillet 1812, Burckhardt passa à l'est des ruines
et du djebel Attarous.
En juin 1818, Irby et Mangles, en venant de Kerâk,
suivirent la route romaine de Dibân à Main, puis se diri-
gèrent vers le sud-ouest pour visiter les sources d'eau
chaude. En traversant le ouâd Zerka-Maïn, du côté nord
au bord sud, ils durent passer tout près de M'kaour,.dont
ils ne font aucune mention. S'ils avaient pu visiter ces
ruines, ils n'auraient certes pas commis la faute d'identifier
Machoerous avec eç-Çalt, dont l'emplacement, d'après leurs
propres indications, ne concorde pas avec le récit de
Josèphe. La simple lecture de cet auteur, sur les lieux
mêmes, eût suffi pour écarter de leur esprit une comparai-
son quelconque entre ces deux endroits.
Le capitaine Lynch explora l'embouchure du Zerka-
Maïn (the outlet of the springs of Calirrhoë), dans la jour-
née du k mai 1848. Sans avoir remonté jusqu'aux ruines-
de M'kaour, sans en avoir parcouru les environs, il n'hésite
point à citer le texte de Josèphe concernant Machoerous, à
l'appui de ses observations.
L'identité entre M'kaour et Machoerous peut donc être

4. Beaucoup de Bédouins et même des habitants de Jérusalem pronon-


cent teh le k arabe.
MACHOEROUS. 35

considérée comme établie d'une façon qui n'autorise plus la


moindre contradiction.
Il devenait dès lors intéressant, indispensable de recher-
cher, avec le plus grand soin, tout ce qui se rattache direc-
tement ou indirectement à l'histoire de l'ancienne Machoe-
rous. Josèphe est le seul auteur qui s'en occupe d'une
manière sérieuse, suivie, dont les détails permettent de se
former une opinion réfléchie.
Pline (Flist. nat., V, xvi), après quelques mots sur le lac
Asphaltite, parle de Machoerous comme de la plus forte place
après Jérusalem. Cette mention de Pline démontre toute l'im-
portance delà forteresse. Sans cela, un Romain, qui ne l'avait
point visitée, eût-il connu sa célébrité au point de la citer
dans ses écrits ? Voici, du reste, le texte de l'auteur :
«
Prospicit eum (c'est-à-dire le lac Asphaltite) ab
«
oriente Arabia Nomadum, a meridie Machoerus, secunda
«
quondam arx Judoeoe, ab Hierosolymis. — Eodem latere
« est
calidus fons medicoe salubritatis Callirrhoë, aquarum
« gloriam ipso
nomine proeferens. »
Pline toutefois s'est trompé en plaçant Machoerous au
sud de la mer Morte; a meridie a donné lieu à des discus-
sions longues et passionnées, que Reland a terminées d'une
façon péremptoire.
Strabon parle également de Machoerous; il raconte que
Pompée, après s'être emparé de Jérusalem, détruisit les
repaires des brigands et les lieux où les tyrans cachaient
leurs trésors, tels qu'Alexandrium, Hyrcanium, Machoerous,
Lysias, etc.
Machoerous avait donc une certaine notoriété parmi les
Romains.
On peut évidemment conclure de ce fait que cette ville
36 MACHiEROUS.
devait être parfaitement connue, et que sa situation si forte
devait être appréciée par les nations voisines, presque tou-
jours en lutte avec les Juifs. Les Arabes surtout devaient
envier le pic qui les menaçait sans cesse, et avaient dû
tenter plus d'une fois de s'en emparer.

Flavius Josèphe parle de la fondation de Machoerous


comme n'ayant eu lieu que peu de temps avant l'ère chré-
tienne, c'est-à-dire de 105 à 78. D'après lui, Alexandre
Jannoeus, roi des Juifs, aurait été le premier frappé de la
situation exceptionnelle, de l'isolement formidable, des avan-
tages stratégiques du rocher à pic, et c'est lui qui y aurait
fondé la citadelle décrite par notre historien.
Cette affirmation de Josèphe ne résiste pas à un examen
approfondi des faits de l'histoire.
Il est possible que la forteresse ait été complétée par ses
murailles, ses tours, les moyens de défense usités et perfec-
tionnés à cette époque, tels que les décrit Josèphe, afin d'as-
surer au foi des Juifs un centre d'opérations contre les tribus
arabes, un refuge inattaquable contre ses sujets révoltés à
cause de sa politique intérieure.
Mais l'étude du terrain même, la situation exceptionnelle
du pic, doivent faire rejeter l'idée que, jusqu'à Alexandre
Jannoeus, cette position inexpugnable n'aurait point attiré
l'attention des habitants du pays, et ne leur aurait point
apparu comme un lieu de salut, un asile certain contre les
attaques et les déprédations des peuples voisins et ennemis.
Evidemment, les tribus juives de la haute antiquité, dont
les moeurs étaient à peu près semblables à celles des
Arabes de nos jours, ont eu les tendances qui caractérisaient
toutes les peuplades, de ces temps, aussi bien en Occident
MACHOEROUS. 37

qu'en Orient : elles ont dû choisir les lieux élevés pour se


mettre à l'abri des invasions constantes, brusques, impré-
vues des tribus environnantes.
Depuis les temps les plus reculés, les sommets de cer-
taines montagnes, les pics élevés étaient préférés par les
populations, soit d'abord comme objet du culte ou comme
centre de réunion religieuse, soit comme position stratégique;
c'étaient des sanctuaires du culte où la communauté se
retranchait pour sa défense, où elle se fortifiait pour l'at-
taque. Longtemps avant le roi Jannoeus, il s'était formé des
villes, et des villes ceintes de murailles, là où primitivement
il n'y avait que des tentes.
Et le pic de Machoerous, qui répondait mieux que toute
autre cime de montagne des environs à tous les besoins, à
toutes les exigences d'un campement, d'un établissement
permanent, n'aurait point attiré l'attention des peuplades
sans cesse harcelées, sans cesse tourmentées, dans leurs
personnes et dans leurs biens, par les incursions des tribus
nomades ? On conviendra que ce n'est guère probable.

"Machoerous n'aurait-elle pas eu une certaine importance


comme centre fortifié, même avant l'époque de grande cen-
tralisation et de conquêtes des règnes de David et de Salo-
mon?
La question est grave sans doute, hasardée peut-être ;
mais la solution aurait, au point de vue archéologique, un
immense intérêt, bien digne de fixer l'attention du monde
savant.
Un travail complet, consciencieux sur la délimitation des
tribus de Gâd et de R'oubên peut aider puissamment à la
résoudre. Les recherches commandées par une semblable
38 MACHOEROUS.
étude ont fourni quelques indices, ou, pour mieux dire,
quelques faits qui, par leur ensemble, acquerront peut-
être la valeur d'une preuve incontestable en faveur de l'idée
qui précède.
A mon sens, il y a identité parfaite entre la ville de
Machoerous, mentionnée par Josèphe, et une des antiques
cités dont la Bible parle dans plus d'un endroit, cité dont
le nom ancien doit avoir fait place à la dénomination plus
récente de Machoerous et de M'kaour.
Le tableau ci-contre, dans lequel se trouvent en regard
les traductions chaldéennes de la Bible, comparées avec les
versets du Pentateuque qui concernent la ville de Ia'zêr, ce
tableau donne ample matière à réflexion et à comparaison.
Les Targoums traduisent sans hésitation et sans excep-
tion le mot Ia'zêr par Makbar (Mekbar) ou Makouar, dans
tous les versets qui parlent de cette cité. C'est déjà là une
première preuve dont la portée ne saurait être contestée.
L'identification résultera-t-elle de même de la situation
topographique, et sera-t-il possible, avec les preuves histo-
riques à l'appui, de placer la ville de Ia'zêr sur l'emplace-
ment qu'occupent les ruines de M'kaour?
Nous le répétons, la délimitation des tribus de Gâd et
de R'oubên doit élucider et peut-être même résoudre cette
question.
TEXTE HEBREU TARGOUM dit DE JONATUAN-BEN-OUZIEL TARGOUM dit DE JÉRUSALEM

NOMBRES, chap. xxi, vers. 32.

nDxn nx en"i iTma na^i -nv nx hi-h nt»D n^'i îwaai naDD rr> xbbx1? Dnrs DM aVa ni ncro rmi rp JIÏIBM xi^sa le^aai -IIDD n"1 X^VD*? n»D n^cn
• jom IXTIDX ni ]nwi Nnaisia • pnpn n
IXTIDX
Et Môsheh envoya (des hommes) pour explorer Et Môsheh envoya Kâlêb et Pinehàs pour explorer Et Môsheh envoya pour explorer Makouar; et ils
Ia'zêr; ils prirent les villes qui étaient sous sa dé- Makbar; et ils conquirent ses villes et exterminèrent conquirent ses villes et exterminèrentles Amoréens
pendance ; et il en chassa l'Amoréenqui s'y trouvait. les Amoréens de là. qui s'y trouvaient.

NOMBRES, chaç. xxxn, vers. 1.

nx IXTI -IKD ans a "onVi pitn 'ua'? rpn 3T napoi pom tnrh *ppn 11 ^aVipixi ^a1?pin XMD i-pyai xsnx m -noçn x:nx ni pDrn
napo Dipo mpon nani nyba yx nxi iiy ynx nc?a inx xinx xm ii^a mx m "mapi XJHK n-1 • xin pDain -inx xnnx xm nybn
• Tin nia'1?
Et les enfants de R'oubên et les enfants de Gâd Et les enfants de R'oubên et les enfants de Gâd ! et
;
possédaient une énorme quantité de bétail. Quand possédaientune énorme quantité de bétail ; et quand quand ils virent le pays de Makouar et le pays de
ils virent le pays de Ia'zêr et le pays de Ghil'àd," ils virent le pays de Mekouar et le pays de Ghil'àd, Ghil'àd, ils trouvèrent que c'était un lieu de pâtu-
ils trouvèrent ce lieu propre au bétail. ils trouvèrent le lieu propre pour (y construire) des rage.
étables.

NOMBRES, chap. xxxn, vers. 3.

1331 oa'sn nbi^xi paoem moai iwi pm .ni-itoi> nbvD ija^'in niai nna nm -npp xncmci xn^ao Dam n^i paoern pnea niai -iiapi xnu?3iD xnbVaD
•pai parn nt?Di rvmiap mai p->2? NID
Atârôth, Dîbôn, Ia'zêr, Nimrâh, Heshbôn, El'aleh, Maklêlthâ, Madbêshthâ Mekouar, » Beth-Nimrê, Maklêlthâ, Madbêshthâ, Makouar, Bêth-Nimrîn,
,
Schebàm, Nebô et Be'ôn. Beth-Hôshbanê, Ma'alath, Medâ-Shîran, le Tombeau Heschbôn, Lè'âleh, Schebâm, Nebô et Be'ôn.
de Moïse et Be'ôn.

NOMBRES, chap. xxxn, vers. 3/j, 35.


nnnb n^i xnV?aD n^ xn»3iD ni ia >aa iaai ninb nii xnV?ap nii xnern ns ia saa iaai
mtoy nxi : -uny nxi mtoy nxi pn nx la iaa iaaii nii : »-pi :
xnbbso
nbSao • nnsavnii iiiap nii pian
iw> nxi pi 2;
• nmaii • xnD-ia iiiap n^ xaDic
Et l^-eirfeatS de Gâd fondèrent Dîbôn, Atârôth et Et les enfants de Gâd fondèrent Madbêshthâ, Et les enfants de Gâd fondèrent Debeshthâ, Mak-
'Ar/M;ÀtiÀtâTôSSSchôfân, Ia'zêr lalthâ et Lehayâth; et Maklalthâ-Shôfan, Makouar
et Yagbehâh. Maklalthâ et Lehayâth; et Maklelath - Shôfan et
Mekouar Gherâmâthâ. et. Yagbehâh.

\ 'jpintetcaler en reganfl de la page «8.


II

A première vue la Bible offre des contradictions géogra-


phiques notables.-Il en est résulté des difficultés très-grandes, *

lorsqu'on a voulu se livrer à des études sérieuses de délimi-


tation. Dans un chapitre, telle ville est attribuée à une tribu
et, dans un chapitre suivant, la même localité est citée
comme appartenant à une tribu voisine. De là des doutes,
des incertitudes qui ont découragé plus d'un savant, tandis
que d'autres s'arrêtaient quand même, et au hasard, à une
classification arbitraire, sans justification raisonnée, sans
tenir compte notamment de la forme du pays et des moeurs
des habitants ; et alors se sont produites les erreurs les plus
étranges, jusqu'à la création imaginaire de deux villes du
même nom, par exemple 'Aroêr près l'Arnôn et 'Arôêr dans
le nord des montagnes de Guil'âd, alors que bien certaine-
ment il n'a existé dans ces parages qu'une seule cité de ce
nom.
Ia'zêr a eu un autre sort; ne sachant en quel lieu la
40 MACHOEROUS.

placer avec cette sûreté de preuves qu'exige l'inexorable


science, on lui a fait une situation de fantaisie, en plaçant
cette ville au milieu des montagnes de Guil'âd, dans une
position qui ne répond en rien aux descriptions connues, et
alors que la Bible constitue Ia'zêr parfaitement indépendante
de cette dernière contrée.
Il est un moyen simple et logique de faire cesser ces
hésitations : il faut établir la valeur de chacun des documents
servant de preuves dans un semblable débat, les considérer
dans leur succession chronologique, ne jamais oublier sur-
tout que ces documents doivent être contrôlés par l'histoire
même du peuple d'Israël.
Les Juifs, pas plus qu'aucun autre peuple, n'ont eu le
privilège d'échapper aux lois naturelles qui dominentl'histoire
de toutes les nations. Leurs origines, enveloppées des mêmes
' obscurités et traduites par les mêmes récits légendaires, ont
dû se mouvoir dans les mêmes conditions primitives que
celles de toutes les' branches de la race humaine. Après une
première période de vie nomade et presque sauvage, la con-
stitution patriarcale de la famille fit place à la tribu. Indé-
pendantes les unes des autres, sans autre lien entre elles
que leur descendance commune, les différentes tribus du
rameau hébreu ont erré pendant des siècles dans les plaines
et les déserts delà Syrie, jusqu'à ce qu'enfin, après delentes
et successives migrations, elles se fixèrent dans plusieurs
parties de la Palestine. Là encore leur établissement ne fut
pas'définitif dès le commencement. Des guerres fréquentes
contre les peuplades cananéennes, au milieu desquelles
habitaient les tribus, des rivalités toujours renaissantes en-
tre elles, l'extension des unes aux dépens de la grandeur des
autres, toutes ces causes déplacèrent sans cesse les frontières
MACHOEROUS. 41

très-mobiles de toutes. La prépondérance numérique d'un


groupe ou l'habileté d'un chef fit passer plus d'une fois
l'hégémonie d'une tribu à l'autre.
Ce n'est pas ici, d'ailleurs, le lieu d'entrer dans de longs
développements sur le caractère légendaire du récit biblique
relatif à la conquête et à l'occupation de la Palestine par les
Hébreux. Qu'il nous suffise de dire que, quand même l'in-
vraisemblance matérielle du tableau du Pentateuque et du
livre de Josué ne nous forcerait pas à ne l'admettre que
sous bénéfice d'inventaire, .le véritable état des choses nous
serait révélé par d'autres parties de l'Écriture.
Après une longue période d'indépendance, la nécessité
d'une centralisation s'est fait jour parmi les diverses tribus,
fatiguées de leur isolement qui les affaiblissait. La tribu de
Jucla ayant acquis définitivement la prépondérance sur les
autres par l'établissement d'une royauté forte et nationale,
un sanctuaire central ayant été créé à Jérusalem, les ennemis
extérieurs une fois soumis ou repoussés, les diverses fractions
du peuple juif se groupèrent facilement autour du nouveau
pouvoir. C'est alors seulement que le sentiment de la natio-
nalité juive prit naissance et que la" nation eut conscience
de son homogénéité.
Par cette transformation, et comme une de ses consé-
quences naturelles, s'est révélé chez le peuple juif le phéno-
mène qui, dans les mêmes circonstances, a été remarqué
chez tous les autres peuples, tant en Orient qu'en Occident : le
besoin de mettre en lumière les origines de la nation et de
fixer par des monuments écrits l'histoire de son passé. Ce
n'est qu'à l'époque du réveil national d'Israël, c'est-à-dire
du temps de David et de Salomon. que l'on commença à
réunir en un seul faisceau, en un corps unique, les, traditions
42 MACH/EROUS.
orales, les chants héroïques et populaires qui avaient été
transmis au sein du peuple hébreu, de génération en géné-
ration.
Comme dans d'autres pays, ces chants et ces traditions
avaient pris, avec le temps, cette forme légendaire et fabu-
leuse qui enveloppe comme un voile merveilleux, comme une
auréole poétique, le berceau de tous les peuples.
Le Pentateuque, le livre de Josué, les Juges et les quatre
livres des Rois constituent un ensemble historique qui s'est
formé successivement. Les parties les plus anciennes de ces
annales' remontent au temps de David et de Salomon (xe siè-
cle avant notre ère). Il est encore possible de reconnaître,
dans ses traits principaux, la forme primitive de cette oeuvre
historique, à laquelle la science moderne a donné le nom de
Livre des Origines 1. C'est du temps de Salomon, sans doute,
que, dans un groupe sacerdotal, quelqu'un en jeta les bases,
se proposant de raconter l'origine du peuple hébreu, de
présenter les faits principaux qui avaient inarqué son his-
toire depuis les temps les plus reculés, son développement
successif, ses vicissifudes, la conquête de la Palestine, la
fondation de la théocratie et la distribution de tout le pays
entre les diverses tribus ; venait ensuite comme couronne-
ment de ce travail, lé récit de la formation définitive de
toutes ces tribus en un corps centralisé sous un pouvoir.
unique, c'est-à-dire leur constitution en nation.
Seulement, et on ne peut assez insister sur ce point ca-
pital, l'auteur ou les auteurs du Livre des Origines ne dispo-
saient, pour mener à fin cette oeuvre considérable, que de

4. Voy. Ewald, Geschiehte des Volkes Israël, 1.1, p. 98 et suiv. —


Kuenen, Histoire critique des livres de VAncienTestamenl(trad. franc.),
t. I, p. 112.-
MACHiEROUS. 4a

peu de documents écrits ; ils se fondaient au contraire sur de


nombreuses traditions orales. Il en résulte à l'évidence
ce fait décisif que, dans leur récit épique, ils ne pouvaient
pas toujours tenir compte des distances, surtout en ce qui
concernait les années ; aussi est-il aisé de remarquer dans cet
écrit de singulières anomalies, principalement quant aux
conquêtes ; c'est ainsi que la tradition avait accumulé sur un
seul héros, Josué, et groupé'dans l'espace de quelques années
tous les combats, toutes les victoires, tous les faits enfin qui
s'étaient passés durant plusieurs siècles.
Ce travail historique a été remanié et complété à plu-
sieurs reprises dans le courant de la vie nationale du peuple
juif. Plus d'un siècle après sa composition, le Livre des
Origines, augmenté déjà une première fois par l'insertion de
différents récits, a reçu un accroissementnotable parsa fusion
avec un autre livre contenant, soit des traditions entièrement
différentes de celles du Livre des Origines, soit les mêmes
traditions dans une autre version. Vers le milieu du viesiècle,
le Deutéronome vint s'ajouter à l'oeuvre modifiée. Ce n'est
qu'après la captivité de Babylone qu'eut lieu la rédaction
définitive des annales hébraïques.

Assurément il est fort difficile de distinguer les documents


de différente nature et provenance qui se suivent aujourd'hui
sans interruption dans notre texte, de les attribuer avec cer-
titude soit à l'une, soit à l'autre source, et d'assigner à chacun
d'eux, une date précise. Néanmoins, guidé par des signes in-
trinsèques, des analogies de langage dans les diverses parties,
l'enchaînement du récit, l'unité du plan et du but, l'on parvient
à analyser et à classer les documents bibliques avec une
grande probabilité, quoique bien des détails restent encore à
44 JIACH/EROUS.
éclaircir, des erreurs àcorrigeretdes contradictionsàconcilier.
Conformément à cette méthode, l'histoire du peuple juif
a pu être rectifiée sur plus d'un point, ainsi que la chrono-
logie des faits rapportés clans la Bible. Il est clair que les
recherches sur la géographie ancienne de la Palestine doivent
s'appuyer sur ces données, en tenant compte surtout de la
différence des sources et de la véritable chronologie de l'his-
toire israélite.
Non-seulement la conquête complète du pays, mais aussi
sa distribution entre les diverses tribus, sont attribuées à
Josué. Cependant les énumérations du chapitre xm du livre
qui porte son nom ne représentent pas un état de choses
d'une seule et même époque. Ces listes sont évidemment
composées d'après des documents de divers âges, et ce
qu'elles nous représentent comme étant à un moment donné
n'a existé réellement que successivement. Cela résulte entre
autres de cette circonstance, que plusieurs villes sont attri-
buées en même temps à des tribus diverses. La ville de Hesh-
bôn, par exemple, est donnée tantôt à R'oubên (Nombres,
xxxn, 37 et Jos., xm, 17), tantôt à Gâd (Jos., xxi, 37).
Évidemment l'auteur ou les auteurs du Livre des Origines
qui écrivirent du temps de Salomon, lorsqu'ils établirent la
limite de chaque tribu, tracèrent le tableau du territoire de
chacune d'elles, tel que ce territoire se comportait de leur
temps; ils firent remonter cette description actuelle, au mo-
ment de la rédaction, à l'époque de la conquête de la Pales-
tine rapportée dans leurs écrits, et y déposèrent ainsi un
germe éternel d'interprétations erronées.
Il faut donc faire une distinction essentielle entre les
indications contenues dans la Bible pour l'époque antérieure
à Salomon et la période postérieure à ce roi.
MACHOEROUS. 45

Pourtant, hâtons-nous de. le dire, si d'un côté la géogra-


phie reçoit des lumières précieuses de la critique, si elle ne
peut procéder que sur ce terrain solide, dans des cas assez
nombreux, la géographie, à son tour, vient en aide aux in-
vestigations historiques. On en verra plus loin des exemples.
C'est en tenant compte de cet ordre d'idées, en mettant
en parallèle les versets où il est question des villes et des pays
qui ont appartenu à chaque tribu, c'est surtout en ne per-
dant jamais de vue les intercalations successives qui sont la
cause des difficultés apparentes que présente la Bible au point
de vue géographique, que nous sommes parvenus à établir
la délimitation des deux tribus de R'oubên et de Gâd.
Le territoire des deux tribus réunies s'étendait de la
frontière des Ammonites jusqu'au Jourdain de l'est à l'ouest,
et depuis l'Arnôn jusqu'au Iabboq du nord au sud (Nombres,
xxi, 2/i et suivants; — xxxn, 1 et suivants; — Deutér.,
m, 12, 16 et suivants; —Juges, xi, 21 et suivants).
Elles se partagèrent donc le royaume de Sihôn, roi
d''Amorî, qui comprenait le pays de Ia'zêr et une partie de
— Deutér., n, 36; —
Guil'âd (Nombres, xxi, 24, 32;
Josué, XII, 2;
— Juges, xi, 22).
Comment fut opéré ce partage ?
Les livres des Nombres et de Josué vont nous fournir
les moyens de l'établir aussi clairement que ces textes en
permettent la démonstration.
46 MACH/EROUS.

VILLES DE GAD.

Nombres, xxxn, 34, 35, 36. — Josué, xm, 24, 25, 26, 27.

GAD.

D'APRÈS LES NOMBRES. D'APRÈS JOSUÉ.

Dîbôn.
'Atârôth.
'Aroêr. 'Aroêr.
'Atrôth-Shôphan.
Ia'zêr. Ia'zêr.
Iogbehâh.
Bêth-Nimrâh. Bêth-Nimrâh.
Bèth-Hàrân. Bèth-Hâràn.
Ràmôth-Mitspâh.
Betonîm.
Souccôth.
Tsâphôn.
Blahanaïm.
Debîr.

Le verset 26 de Josué est d'une application douteuse :


« et depuis
Heshbôn jusqu'à Râmôth-Mitspâh et Betonîm, et
«
depuis Mahanaïm jusqu'à la limite de Debîr»; cela veut-il
dire positivement que ces différentes villes font partie de
Gâd? Rien n'autoriserait à le prétendre avec une apparence
réelle de fondement.
MACHJEROUS. 4"

VILLES DE R'OUBÊN.

Nombres, xxxn, 37, 38. — Josué, xm, 46, 17, 48, 49, 20, 24.

R'OUBÊN.

D'APRÈS LES NOMBRES. D'APRÈS JOSUÉ.

Heshbôn. Heshbôn.
El'âlè.
Qiryathaïm. Qiryathaïm.
Bêth Pe'ôr.
, i

j Ashdôth de Pisgâh.
,
Ba'al Meôn. Bêth Ba'al Meôn.
Sibmàh. Sibmâh.
Dîbôn.
Bâmôth Ba'al.
Iahatsah.
Qedêmôth.
Mepha'ath.
Tsereth hash-Shahar.
Bêth Haïeshimôth.

La comparaison des deux textes, en ce qui concerne les


villes attribuées à chacune des deux tribus, donne lieu à
certaines observations qui ne sont pas sans signification.
A l'exception de Dîbôn que les Nombres indiquent comme
étant sur le territoire de Gâd, tandis que, d'après le livre de
Josué, cette ville aurait appartenu à R'oubên, les documents
Û8 MACHiEROUS.
concordent parfaitement quant à la distribution de l'ensemble
du territoire.
La liste des villes dans le livre de Josué est beaucoup
plus étendue que dans les Nombres ; en revanche les versets
y sont moins clairs, moins précis.
Bien évidemment entre les époques où furent écrits,
d'une part le livre de Josué, d'autre part les Nombres, se
sont passés des événements importants et ont eu lieu des
conquêtes nouvelles qui ont permis aux tribus de s'étendre
au delà du territoire primitif qui leur était assigné, ce qui
a modifié leurs limites respectives.
C'est ici que les intercalations sont manifestes; elles
dénotent des altérations profondes apportées successivement
au premier texte écrit des traditions du peuple hébreu.
Il y aura, lieu de revenir avec plus de détails sur ce sujet
intéressant ; mais il importe avant tout de constater les iden-
tifications à peu près certaines qui ont été faites avec les
anciens noms compris dans les deux tableaux ci-dessus
transcrits. En suivant sur la carte placée en regard de ce texte
la position de chacune des localités dont l'indication va suivre,
il sera facile de se rendre un compte exact de la configuration
du pays, de même que de la délimitation des deux tribus.
Nous commençons par la tribu de R'oubên, pour finir
par l'étude de Ia'zêr-M'kaour.

La vallée du Jourdain est dominée par un groupe de


montagnes désigné par le nom de Guil'âd. Ce nom est em-
ployé par les Écritures dans plusieurs acceptions différentes :
dans son sens le plus étendu il signifie toute la contrée des Juifs
DÉLIMITATION DES TRIBUS DE GAD ET DE RE OUBEN.
MACHiEROUS. 49

située au delà du Jourdain; d'autres fois il comprend seule-


ment le pays habité par les deux tribus de Gâd et de R'oubên.
Les montagnes de Guil'âd proprement dites sont situées
entre le ouâd Zerka-Maïn et le Iabboq. Elles sont dominées
par le Belka qui va se joindre au désert. Entre le Zerka-
Maïn et l'Arnôn ou ouâd Modjeb, se trouve, au-dessus des
rochers qui surplombent la mer Morte, un magnifique pla-
teau d'une fertilité exceptionnelle et d'une richesse de pro-
duction vraiment extraordinaire ; c'est un heureux contraste
avec le pays de Guil'âd, son voisin. Ce plateau s'étend vers
l'est et se confond bientôt avec le désert de l'Arabie.
HESHBÔN *. Une des villes les plus importantes des pos-
sessions orientales des Hébreux. Elle est appelée « métropole »
et a plusieurs autres villes sous sa dépendance. Les Moabites
en sont dépossédés par les Amorites. Ceux-ci combattent
les Hébreux à leur entrée dans le pays et sont vaincus.
Moïse, parti des sources de l'Arnôn, s'empare de Heshbôn et
de tout le pays jusqu'au Iabboq ; mais avant d'entamer la
lutte contre 'Og, roi de Bâschân, il assure ses derrières en
occupant le pays de Ia'zêr.
Gâd et R'oubên, sur leur demande, obtiennent en partage
Guil'âd et le pays de Ia'zêr. Heshbôn, la capitale duroiSîhôn,
appartient à R'oubên. Elle est donnée plus tard aux lévites
Merarites. La ville est surtout renommée pour ses citernes.
Elle conserva son importance longtemps après la chute de la
nationalité juive.

4. Nombres, xxi, 2b, 26, 27, 28, 30, 34; jfxxn, 3, 37. — Deut., i, 4;
n, 24; ni, 2; iv, 46; xxix, 7.— Josué, ix, 10; xii, 2, b; xm, 10, 47, 24,
26, 27; xxi, 39.— Juges, xi, 1.9, 26. — I Chron., vi, 81.— Néhémie, u,
22. — Cantique, vu, 4.
— Isaïe, xv, 4; xvi, 8, 9.
—Jérémie, XLVIU, 2,
.
34, 45; XLIX, 3.
— Judith, îv, 5, 43.- I Macch., v, 26, 36.
4
50 MACHOEROUS.

Elle est appelée plus tard Esbous, Esbounta (Eusèbe,


saint Jérôme, Ptolémée), et fixée à 20 milles du Jourdain. —
Pline, Hist. nat.,\, n, parle des Arabes Esbonitarum. Elle
est appelée irfàiç 'EcgwvTwv dans le concile de Chalcédoine
(Reland, p. 720). —Aboulfeda en fait la métropole du
Belka; il l'appelle Housbân. — Seetzen, Burckhardt, Irby
et M angles en ont visité les ruines. —M. de Saulcy [Voyage
en Terre sainte, t. I, p. 281, la place à 26 kilomètres
environ d'Amman et en fait une description des plus
intéressantes. (Voir Josèphe, Ant. Jud., XII, iv, 11; —
XIII, xv, 21; — XV, vin, 5.)
.
\
EL'ALÊ La Bible la mentionne toujours avec Heshbôn,
ce qui dénote un voisinage très-rapproché. Eusèbe la place
à environ 1,000 pas d'Esbous. Seetzen et Burckhardt en ont
exploré les ruines nommées aujourd'hui El-Al, situées sur
une hauteur. M, de Saulcy les reconnaît à environ 2 kilo-
mètres de Heshbôn.
QIRYATHAÏM 2. La plaine de Qiryathaïm, c'est-à-dire la
plaine des deux villes. Habitée par les Emîm avant les
Moabites (Deut., n, 10, 11). Ceux-ci sont chassés par les
Amorites. Moïse s'en empare au détriment de ces derniers
et la donne à la tribu de R'oubên. Vers l'époque assyrienne,
elle se trouve de nouveau dans la possession des Moabites.
Diverses identifications ont été proposées pour cette
ville; aucune ne semble offrir de garantie suffisante. (Voir
Seetzen, Burckhardt, Gesenius, etc.)
Eusèbe place la ville de KapiaOetfA à 10 milles à l'ouest de

4. Nombres, xxxn, 3, 37.— Isaïe, xv, 4; xvi, 9.— Jérémie, XLVIII, 34.
2. Genèse, xiv, 5.— Nombres, xxxn, 37.— Josué, xm, 19.— Jérémie,
XLVIII, 1, 23. — Ézéchiel, xxv, 9.
MACRSEROUS. 51

Mêdebâ et près du Baris, en d'autres termes près de la


vallée de Baaras de Josèphe. Son emplacement serait ainsi
au nord du Zerka-Maïn et presque en face de M'kaour, non
loin de la mer Morte. Cette situation correspondrait aux
indications d'Ézéchiel, qui place Qiryathaïm dans le voisi-
nage de Bêth-Hayeshîmôth et de Ba'al-Me'ôn. Jérémie, à
son tour, la cite entre le Nebô et Bêth-Me'ôn.
NEBÔ 1. Entre le Zerka-Maïn et à l'ouest de Guil'âd,
dominant la vallée du Jourdain, on rencontre un groupe de
montagnes appelé par la Bible les monts 'Abârîm (de
"QJ passer, traverser) ; au milieu se distingue la montagne
de Nebô, dont le sommet le plus élevé porte le nom de
Pisgâh ; Moïse en gravit le sommet pour y admirer tout le
pays destiné à son peuple.
Tout autour de la montagne et sur ses flancs, existaient
des villes dont les Hébreux s'emparèrent, telles que Nebô,
Ashdôth de Pisgâh, Bêth-Pe'ôr.
L'Onomasticon place le Nebô à 6 milles à l'ouest de
Heshbôn et la ville de Nebô à 8 milles au sud de cette
dernière.
On a longtemps assimilé le mont Nebô avec le djebel
Attarous (Seetzen, Burckhardt, Irby et Mangles), comme
aussi avec le djebel Guil'âd (Robinson, Porter). M. de
Saulcy, dans son dernier voyage, a parfaitement identifié
la montagne biblique avec le djebel Nebâ; son étude est
des plus intéressantes. (Voyage en Terre sainte, t. I, p. 289
et suivantes.)

1. Nombres, xxi, 11, 20; xxin, 14; XXVII, 12; xxxn, 3, 38; xxxm,
47, 48. — Deut., ni, 17, 29; iv, 46, 49; xxxn, 49; xxxiv 4,6. — Josué,
xn, 3; xm, 20. — Isaïe, xv, 2. — Jérémie, XLVIII, 4, 22. — Josèphe, —
Eusèbe, Jérôme.

52 MACHOEROUS.
BA'AL-ME'ÔN 1, nommée également Be'ôn, Bêth-Ba'al-
Me'ôn, Bêth-Me'ôn. Du temps d'Eusèbe et de Jérôme elle
s'appelait BseX^aouç, à 9 milles de Heshbôn et près de la val-
lée du Baaras. Cette indication correspond à l'emplacement
des ruines de Main, visitées par Seetzen, Burckhardt, etc.
La source du Zerka-Maïn sort de ces ruines qui, en effet,
ne sont pas éloignées des célèbres sources d'eaux miné-
rales appelées par Josèphe Baaras.
Ba'al-Me'ôn devait donc se trouver près de Qiryathaïm
et au nord-est de M'kaour.'
SIBMAH2, dans le voisinage de Me'ôn et de Qiryathaïm.
Renommée pour ses vignes qui s'étendaient jusqu'à Ia'zêr,
à travers tout le plateau de Mêdebâ. Les textes des deux
prophètes font croire qu'elle n'était pas éloignée de Heshbôn.
Jérôme dit que Sabama était à peine à 500 pas de cette
ville (Comment, ad Is. xvi, 8).
..
D'un autre côté, on lit dans Astori : « A une journée
de Ia'zêr se trouve Sibmah, appelée aujourd'hui Shabbah. »
Or, si Ia'zêr et M'kaour sont identiques, Astori donnerait à
Shabbah la véritable situation de la Sibmah des prophètes
Isaïe et Jérémie, entre Ia'zêr et Heshbôn. Cette ville est
appelée aussi Sebâm.
ÏAHATSAH 3 devait être située entre Heshbôn et les sources
de l'Arnôn, où les Hébreux avaient leur campement. Sîhôn
sortit de Heshbôn à leur rencontre; un combat eut lieu à

4. Nombres, xxxn, 3, 38.— Josué, xm, 47.— I Chron., v, 8.— Jéré-


mie, XLVIII, 23. — Ézéchiel, xxv, 9.
2. Nombres, xxxn, 4, 38. — Josué, 'xm, 49. — Isaïe, xvi, 8, 9. —
Jérémie, XLVIII, 32.
3. Nombres, xxi, 23.— Deut., n, 32.— Juges, xi, 20. — Josué, xm,
18; xxi, 36. —I Chron., vi, 63.—Isaïe, xv, 4. — Jérémie, XLVIII, 21, 34.
MACHOEROUS. 53

Iâhatsâh après lequel les Juifs, vainqueurs, se précipitèrent


immédiatement sur la capitale des Amorites.
Iâhatsâh fut donnée aux lévites Merarites.
Eusèbe (Onom.) dit que -îeroa existait de son temps
entre Mêdebâ et Dîbôn, ce qui correspondrait parfaitement
avec sa situation biblique. Saint Jérôme détermine la situa-
tion de la ville entre Mêdebâ et Deblataï, qui était plus au
nord, non loin de Dîbôn.
QEDÈMÔTH 1, située près du désert et à proximité de
l'Arnôn. Les deux villes de Qedèmôth et Iâhatsâh devaient
être peu éloignées l'une de l'autre. C'est ainsi que Moïse
envoya du désert de Qedèmôth des messagers à Sîhôn pour
lui demander le passage, et que, sur le refus du roi des
Amorites, il lui livra bataille à Iâhatsâh. — Cette ville fut
donnée aux Merarites.
MÊpnA'ATii 2, attribuée à R'oubên, puis aux lévites-
Merarites. Elle est nommée dans la Bible avec Iâhatsâh et
Qedèmôth, et par conséquent devait se trouver dans leur
voisinage et près du désert. — Eusèbe donne raison à cette
hypothèse en la citant comme un des avant-postes militaires
des Romains, pour les garantir des invaisons des Bédouins
du désert.
TSERETH-SHAHAR3, mentionnéeseulement par Josué entre
Sibmah et Bêth-Pe'ôr. Elle est placée sur la « montagne de
la vallée; » mais quelles sont cette montagne et cette vallée?
BÊTH-IESHIMÔTH 4, dernier campement des Israélites

1. Deut., n, 26. Chron., vi, 79.


— Josué, xm, 18; xxi, 37. — I
2. Josué, xm, 18; xxi, 37. — I Chron., v, 26; vi, 79.— Jérémie,
XLVIII,- 21.
3. Josué, xm, 19.
4. -Nombres, xxxni, 49. Josué, xn, 3; xm, 20.— Ézéchiel, xxv, 9.

54 MACHEE NOUS.

avant leur passage du Jourdain. Située dans la plaine du


Jourdain au pied du mont Nebô, dans le voisinage d'Ashdôth
de Pisgâh.
Pendant la captivité elle acquit une grande importance.
Eusèbe prétend qu'elle était située à 10 milles au sud
de Jéricho, près de la mer Morte (Buâaaip.wO) —-Josèphe,
Ant. Jud., IV, vu, 6.— Reland signale son erreur en l'ac-
cusant de confondre Ieshimôn avec Bêth-Ieshimôth.
Seetzen (t. II, p. 321) et de Saulcy (Terre sainte, t. I,
p. 320) l'identifient avec les ruines de Soueïmeh.
BAMÔTH-BÉ'AL 1 OU Bâmôth, nommée avec Dîbôn,
Ba'al-Me'ôn; par conséquent dans leur voisinage. Eusèbe
dit qu'elle est placée èv TÛ "Apvwva.
C'est un lieu élevé où devait se trouver un temple de Baal.
MÊDEBÂ 2. NOUS ajouterons encore cette ville importante

aux possessions de la tribu de R'oubên.


Située sur le haut plateau des montagnes orientales, elle
donnait son nom à tout ce distrjct, et se trouvait peu dis-
tante de Heshbôn (Eusèbe, Ptolémée).
Cette plaine servit de champ de bataille à Joab, envoyé par
David pour châtier les Ammonites, qui appelèrent les Syriens
à leur aide. Les Moabites la reprirent pendant la captivité.
Du temps des Macchabées, elle était occupée paç les
Arabes Iamri, qui furent punis par Judas du meurtre commis
par eux sur son frère. Josèphe en parle souvent (Ant. Jud.,
XIII, I, h). Jean Hyrcan l'occupe (Ant., XIII, ix, 1. —
Bel. Jud., I, n, k; — XIII, xv, k). Il la désigne (Ant.

1. Nombres, xxi, 19, 20. — Josué, xm, 17.


2. Nombres, xxi, 30.—Josué, xm, 9, 16.— I Chron., xix, 7.— II Sa-
muel, x, 8.— Isaïe, xv, 2.— I Macch., ix, 36, 37.
MACHOEROUS. 55
Jud., XIV, i, k) comme une des douze villes promises à
Autas pour soutenir Hyrcan contre Aristobule.
Elle eut une grande importance à l'époque chrétienne
(Patriarcat de Bitira d'Arabie et Actes du concile de Chal-
cédoine, Reland).
Les ruines portent encore le même nom. Seetzen,
Burckhardt, Irby et Mangles les ont visitées et parfaitement
décrites. Dernièrement M. de Saulcy en a fait également
une analyse, en établissant une distinction entre les ruines
de Mêdebâ et celles de Midbâ, au nord de Heshbôn.

VILLES DE GAD.

DÎBÔN i, attribuée à Gâd par les Nombres et à R'oubên par


Josué. Il faut se ranger de l'avis des Nombres, puisqu'une
étude approfondie des situations respectives fait voir que
R'oubên n'avait aucune possession sur le plateau situé entre
l'Arnôn et les sources du Zerka-Maïn. De plus, cette posi-
tion est appelée Dibôn-Gâd, comme étant une des stations
des Hébreux avant leur entrée en Palestine (Nombres, xxxin,
45, 46).
Isaïe la nomme Dîmôn (verset 9) et Dîbôn (verset 2).
Eusèbe et Jérôme la citent comme un village important,
situé près de l'Arnôn.
Seetzen, Burckhardt, Irby et Mangles ont trouvé sur une
route romaine et près du Modjeb les ruines de Dibhân,
qui correspondraient très-bien avec la cité de Dîbôn.

1. Nombres, xxi, 30 ; xxxn, 3, 34; xxxm, 65, 46. — Josué, xm, 9,


12,17. — Isaïe, xv, 2, 9. —Jérémie, XLVIII, 18, 22.
56 MACHJEROCS.
La description de Reland offre un côté réellement curieux
(p. 735) ; il avoue n'avoir pas pu faire la délimitation des
tribus de Gâd et de R'oubên, à cause, principalement, de
Dibôn; il établit à cette occasion la différence des textes des
Nombres et de Josué.
'ATTARÔTH 1. Les Targoums traduisent ce nom parMac-
lalta, qui en chaldéen signifie, comme 'Attarôth en hébreu,
« couronnement, hauteur. »
Sa place est bien marquée près de Dîbôn et de Ia'zêr,
d'une part, et entre Dîbôn et 'Arô'êr, de l'autre. Cette situa-
tion bien définie est parfaitement identique avec les ruines
situées près de M'kaour, au pied du djebel Attarous. J'ai pu
reconnaître ces ruines que Seetzen a également très-bien
identifiées.
Cette reconnaissance incontestable, ajoutée à l'identifica-
tion de Dîbôn et d''Arô'êr, détruit le système de ceux qui
veulent mettre absolument R'oubên au sud et Gâd au nord,
en les séparant par une ligne droite, toute d'imagination,
de l'est à l'ouest.
'ARÔ'ÊR 2. D'après les versets, elle était située dans le
voisinage de Dîbôn et d''Attârôth ; cette ville était placée sur
la frontière méridionale des possessions orientales des Hé-
breux. Elle se trouvait sur le bord du torrent d'Arnôn et
elle est citée conjointement avec cette ville singulière « qui
est dans le torrent. »
Le Deutéronomeet Josué, en établissant clairement sa po-
sition, la distinguent nettement de Guil'âd; il en est de même

1. Nombres, xxxn, 3, 34.


2. Nombres, xxxn, 34.— Deut.,n, 36; m, 12; iv, 48.—Josué,xn, 2;
XIII, 9, 16, 25.— Juges, xi, 26.— II Samuel, xxiv, p.—I Chron., v, 8.—
II Rois, x, 33. — Isaïe, xvu, 2.
— Jérémie, XLVIII, 19.
MACHOEROUS. 57
des Rois, x, 33. Elle se trouve sur. le beau plateau entre le
Zerka-Maïn et l'Arnôn, qui allait se joindre à la plaine de
Mêdebâ.
Le verset 25 du chapitre xm de Josué a donné lieu à
de grandes discussions, au sujet de l'existence possible de
deux villes du même nom, dont l'une serait située près
de l'Arnôn et ferait partie des possessions de R'oubên,
tandis que l'autre se trouverait en face d'Amman, confor-
mément au verset disant: « 'Arô'êr devant Rabbâh; » celle
là aurait appartenu à la tribu de Gâd.
Mais tout d'abord faut-il remarquer qu'on n'a jamais
pu citer un verset de la Bible, quelle que soit l'époque où
vivait son auteur, qui attribue à R'oubên une ville d''Arô'êr.
Le passage du livre de Josué (xm, 16 et suiv.) qui parle
des limites de la tribu de R'oubên n'indique 'Arô'êr que
comme point de départ.
Ensuite le mot Rabbâh implique-t-il nécessairement
l'idée de Rabbath 'Ammôn? Rabbâh signifie « capitale». Or
F'Arô'êr de l'Arnôn se trouve en face de la capitale des
Moabites, appelée encore aujourd'hui Rabbath.
Pourquoi dès lors aller chercher si loin ce qu'on a si
bien sous la main? La cause en est, tout le proclame, dans
cette idée préconçue, fâcheuse à tous égards, de vouloir
tracer une limite arbitraire de l'est à l'ouest entre les deux
tribus de Gâd et de R'oubên. «

Cette délimitation par une ligne droite, ce partage du


pays fait au cordeau, a inspiré tous les savants; et tous
leurs travaux ont eu pour but, r.on plus de rechercher la
vérité, mais de forger un état de choses en harmonie avec
la ligne si arbitrairement tracée au lieu de suivre la voie
;
si naturelle et si bien indiquée
par la Bible, ils ont voulu
58 MACHOEROUS.
adapter leurs découvertes successives à un système arrêté et.
on en est venu ainsi à des erreurs réellement déplorables.
Eusèbe affirme que, de son temps, il existait une ville
d''Aro'êr placée sur le flanc d'une montagne près de l'Arnôn.
Tout ce qui précède est, du reste, parfaitement appli-
cable aux ruines d''Arô'êr explorées, près du Mobjeb, par
Seetzen, Burckhardt, Irby, etc.
'Arô'êr a acquis par la suite, et pendant la période gréco-
romaine, une certaine importance attestée par le style de ses
ruines actuelles et par leur étendue même.
'ATRÔTH-SHÔPHAN i. (Jonathan Ben Ouziel : Maclalat-
Shobna ; Septante : 2ocp«p). Placée entre 'Arô'êr et Ia'zêr.
Le mot Shôphân a été probablement ajouté pour distinguer
cette ville d''Attarôth, et pourrait provenir d'un nom usité
chez les Gadites.
BÊTH-NIMRÂH2, située dans la vallée du Jourdain et dans
le voisinage de Bêth-Hârân.
Eusèbe et Jérôme (Br,6vagpiç) la placent à 5 milles au
nord de Livias et, au mot Br,6vep.pa, ils la désignent dans le
voisinage immédiat de Livias (Bêth-Hârân).
Seetzen et Burckhardt en décrivent les ruines sous le nom
de Nemrîn, près du ouâd Shaïb qui, à son embouchure,
prend le nom de ouâd Nemrîn. Ces ruines coïncident avec
celles que M. de Saulcy nomme En-Nemrieh.
BÊTH-HARAN 3 ou BÊTH-HARAM. Située dans la vallée du
Jourdain, près de Bêth-Nimrâh.
Eusèbe et Jérôme disent que, de leur temps, les Syriens

1. Nombres, xxxn, 35.


' 2. Nombres,
xxxn, 3, 36.— Josué, xmv27. —Jérémie, XLVIII, 34. —
Isaïe, xv, 6.
3. Nombres, xxxn, 36. — Josué, xni, 27.
MACHOEROUS. 59

la nommaient Bethramphta, et en cela ils sont conformes


au Talmud, qui l'indique sous le nom de Beth-Ramtha. Ils
la placent au pied du mont Phogor ou Pe'ôr.
Hérode Antipas agrandit la ville, l'entoura de murailles so-
lides et lui donna le nom de Livias ou Julias, en l'honneur de la
femme ou delà fille de l'empereur (Josèphe, Strabon, Pline).
Plus tard Néron donna la ville à Agrippa II, ainsi que
toute la Pérée (AnL Jud., XX, v et Bell. Jud., V, m).
Placidus, envoyé par Vespasien pour soumettre toute la
Pérée, s'en empara, ainsi que de Bêth-Ieshimôth (Bell.
Jud., IV, vu, 5). Elle conserva une grande importance
ecclésiastique au moyen âge.
Les ruines du Tell-er-Rameh concordent parfaitement
avec les indications qui précèdent ( De Saulcy, Voyage en
Terre sainte, t. I, p. 32ft).
IOGBEHÀH 1, située, d'après les textes, entre Ia'zêr et
Bêth-Nimrâh; c'est-à-dire que l'auteur, après avoir fait
l'énuméralion des villes du haut plateau, rencontre Iogbehàh
sur son chemin, en descendant la plaine du Jourdain.
Gédéon, en poursuivant les Madianites vaincus, passa à
l'est des deux villes de Iogbehàh et de Nobah.
TSAPHÔN -, placée dans la vallée du Jourdain et dans
les environs de Souccôth; or, la nomenclature se faisant du
sud au nord, il faudrait l'indiquer un peu plus haut que
cette dernière ville.
SOUCCÔTH3. Après sa rencontre avec Ésaù, Jacob vint
s'établir non loin des sources du Iabboq; il y construisit des

Nombres, xxxn, 35.


— Juges, vin, 11.
1.
2. Josué, xm, 27.
3. Genèse, xxxm, 17.— Josué, xm, 27.— Jug"S, vm, 5, 6, 8, 14, 15,
16. — I Rois, vm, 48.
— II Chron., iv, 17.— Psaumes, LX, 6; cvm, 7.
60 MACIIiEROUS.
enclos pour ses troupeaux, d'où proviendrait son nom de
Souccôth.
Cette ville était située dans la vallée du Jourdain et sur
la rive gauche du Iabboq.
Gédéon, en poursuivant les Madianites, vint à Souccôth,
puis à Peniêl, située un peu plus haut sur la montagne. Ces
deux villes lui refusèrent tout secours de provisions et en
furent cruellement punies par le chef juif, après sa victoire
complète sur les ennemis.
Salomon établit dans ses environs, à cause de la nature
particulière du terrain, des fonderies destinées à fabriquer
des objets de bronze nécessaires à l'ornementation du
Temple.
Les Psaumes parlent de la vallée de Souccôth ; il est pro-
.
bable qu'il faut entendre par là une partie déterminée et
limitée de la vallée du Jourdain.
Jérôme (Quoest. in Gènes, XXXIII, 16) indique une ville
nommée Sockoth, au'delà du Jourdain, dans le district de
Scythopolis ; ce qui correspondrait à peu près aux ruines de
Souccôth découvertes par Burckhardt, à environ deux heures
de Beïsan, à l'est du Jourdain, un peu au sud du gué qui
lui permit de traverser le fleuve.
BETONÎM i devait être à peu de distance de Râmôth-Mits-
pah, dans les montagnes de Guil'âd.
Les ruines de Batneh, assises sur le premier contre-fort
des montagnes transjordaniques, répondraient assez bien à
la situation de Betonîm.
RAMÔTH-GML'AD 2, probablement la même ville que

1. Josué, xm, 26.


2, Deut., iv, 43. — Josué, xm, 26 ; xx, 8; xxi, 36.— I Chron., vi, 6'5.
MACHvEROUS. 61

Râmôth-Mitspah, qui n'est mentionnée, du reste, qu'une


seule fois (Josué, xm, 26). Désignée comme ville de refuge
et donnée aux lévites Merarites. Une des cités les pl.us
importantes des Israélites dans les montagnes de Guil'âd. Sa
situation stratégique en faisait une place indispensable pour
l'occupation et la conservation de toute cette contrée. Salo-
mon en fit la résidence d'un de ses commissaires.
Les Syriens parvinrent à s'en emparer; les rois de Juda
et d'Israël tentèrent bien des fois de les en chasser en com-
binant leurs efforts. Elle devint le point central de la lutte
acharnée des Juifs contre leurs ennemis de Syrie.
Eusèbe l'indique à 15 milles à l'ouest de Philadelphie,
tandis que Jérôme la met à l'est, ce qui évidemment est une
erreur. Du reste, il dit lui-même, peu après, que Râmôth-
Guil'âd était dans la Pérée, à peu de distance du Iabboq.
On a proposé l'identification de Râmôth avec eç-Çalt
(Gesenius, Van de Velde), ce qui correspondrait à la posi-
tion assignée par Eusèbe. Ewald propose le site du djebel
Guilad de Seetzen comme étant plus favorable; ce qui la
placerait plus au nord.
Quant aux villes de Mahanaïm et de Debîr, les versets
qui en font mention sont trop obscurs pour que l'on puisse
en déduire avec certitude qu'elles appartenaient bien réelle-
ment à la tribu de Gâd. Une étude approfondie de la posi-
tion exacte de ces deux -localités serait indispensable .pour
trancher la question avec quelque autorité.
Mahanaïm, ayant été donnée aux Merarites, comme fai-
sant partie des possessions de Gâd, pourrait bien faire

— I Rois, iv, 13; xxn, 3, 4, 6,12, 15,20,29.-11 Rois, vm, 28, 29; ix,
1, 4,14.-11 Chron., xvm, 2, 3, 5, 11, 14, 49, 20; xxn, 5, 6.
62 MACHOEROUS.
partie de cette tribu ; il faudrait donc trouver un endroit
susceptible d'être identifié, sur la rive sud et tout près du
Iabboq, qui formait la limite entre Gâd et la demi-tribu de
Manassé.
IA'ZÊR *. Les Nombres et Josué sont tous deux d'accord
pour attribuer cette ville à la tribu de Gâd. Elle a donné
son nom à un district très-important que Moïse, après la
conquête du royaume de Sîhôn, se hâta de subjuguer
avant d'aller à la rencontre d'Og, roi de Bâschân.
Il est indispensable d'établir une distinction nettement
définie, radicale, entre les montagnes de Guil'âd et le pays
de Ia'zêr ; les versets de la Bible sont à ce sujet très-clairs,
très-précis : « Les enfants de R'oubên et les enfants de
Gâd ayant vu le pays de Ia'zêr et de Guil'âd... »
Le seul verset 31 du chapitre xxvi des Chroniques dit :
«
Ia'zêr en Guil'âd; » mais une lecture attentive de tout le
chapitre fait bien vite reconnaître que l'auteur s'est servi de
cette expression dans le sens le plus étendu, c'est-à-dire
qu'il a compris par le terme « en Guil'âd » toute la partie
transjordanique des. possessions israélites.
Il faut ne point perdre de vue, en outre, que dans les
récits bibliques Ia'zêr est toujours nommée dans le voisinage
de Dîbôn, 'Arô'êr, 'Attarôth, quand la nomenclature se fait
du sud au nord, tandis qu'elle est citée après Heshbôn
quand la mention a lieu du nord au sud.
Or, dans les détails fournis plus haut en ce qui concerne
les villes d''Arô'êr, Attarôth, Dîbôn, il a été suffisamment
prouvé qu'elles formaient une sorte de groupe sur le haut

1. Nombres, xxi, 32; xxxn, 1, 3, 35. —Josué, xm, 25; xxi, 37. —
I Chron., v, 26; vi, 81 ; xxvi, 31. — II Samuel, xxiv, 5. — Isaïe, xvi, 8,
9. — Jérémie, XLVIII, 32. — I Macch., v, 8.
MACHiEROUS. 63

plateau, entre le "Zerka-Maïn et l'Arnôn, bien en dehors


des montagnes de Guil'âd. Ia'zêr doit donc forcément se
trouver dans une situation identique et dans le voisinage
de' ces villes.
Les explorateurs des contrées bibliques, en vue d'une
identification géographique complète, et poursuivant leur
idée fixe de placer arbitrairement Gâd au nord et R'oubên
au sud jusqu'à l'Arnôn, ont cherché à assimiler Ia'zêr avec
les ruines de Szir ou bien encore avec T'Aïn-Hazir, qui ne
peuvent, ni l'un ni l'autre, offrir l'idée d'un pays spécial.
Ils ont oublié en agissant ainsi que, contrairement à sa
situation nettement définie dans la Bible, Ia'zêr ne pouvait
pas se trouver en plein Guil'âd.
L'aspect seul du pays prouve surabondamment qu'il
fallait chercher en dehors de ce groupe de montagnes la
position du district important dont Moïse voulut se rendre
maître avant de continuer sa .marche victorieuse. Eh bien,
si Ia'zêr s'est trouvée à Szir ou à 'Aïn-Hazir, placées toutes
deux près de Heshbôn, le chef des Hébreux n'aurait pas
eu besoin d'envoyer des gens pour reconnaître ce district, il
n'aurait pas dû en faire spécialement la conquête, puisque
déjà il possédait Heshbôn et tout le pays d'Arnôn (Nom-
bres, xxi, 31, 32).
Il est, au contraire, très-facile de se rendre compte des
opérations de Moïse lorsqu'on place Ia'zêr entre le Zerka-
Maïn et l'Arnôn. En effet, les Hébreux ont tenu à assurer
leurs derrières avant d'en venir aux mains avec Og, établi
au delà du Iabboq.
Le chapitre xxiv du livre II de Samuel est des plus
concluants et ne peut laisser aucun doute sur la question :
« k. La parole du roi demeura ferme à l'égard de Joab et
64 MACHiEROCS.

«
des chefs de l'armée; Jbab sortit, ainsi que les chefs de l'ar-
ec
mée, de devant le roi, pour dénombrer le peuple d'Israël.
« 5. Ils passèrent le Jourdain et campèrent à
'Arô'êr,
« à la droite de la ville qui est au milieu de la vallée
de
« Gâd et près de Ia'zêr.

« 6. Ils vinrent à Guil'âd et dans le pays de Tahtîm-


«
Hodshî et ils vinrent à Dân-Iaan et aux environs de Sidon.
« 7. Ils vinrent à la forteresse de Tyr et dans toutes

«
les villes des Hiviens et des Cananéens et sortirent vers
« le midi de Iehouda, à Beêr-Schebâ'.

« 8. Us parcoururent tout le pays et revinrent à Jéru-

« salem au bout de neuf mois et vingt jours. »


Cet itinéraire est des plus simples, des plus naturels.. En
le suivant pas à pas sur une carte, on remarquera que
Joab, pour ne pas avoir à revenir sur ses pas, commence
le dénombrement par les populations les plus méridionales
transjordaniques, c'est-à-dire celles qui sont établies près
de l'Arnôn. Il campe sur le plateau si fertile entre le Zerka-
Maïn et le Modjeb; dès que son travail concernant ce dis-
trict est terminé, il passe en Guil'âd, d'après le verset 6, en
remontant au nord. De Dân, il se dirige vers l'ouest à
Sidon, Tyr, etc., et revient enfin à Jérusalem par le sud.
Peut-on trouver quelque chose de plus clair, de plus
net, de plus décisif?
De plus, la distinction entre le district méridional (que
bien certainement les Nombres appellent-«-le pays de Ia'¬
zêr » ) et le pays de Guil'âd proprement dit paraît aussi
positive que possible.
En analysant le verset 5, on voit que Joab établit son
camp près, d''Arô'êr, à la droite de la ville qui est au milieu-
de la vallée de Gâd et près de Ia'zêr.
MACH.EROUS. 65
.
Ia'zêr et 'Arô'êr doivent par conséquent se trouver
dans le voisinage immédiat l'une de l'autre, et dans la
même plaine, puisque le camp de Joab est entre les deux
villes.
Toute cette extrémité méridionale appartenait évidem-
ment à la tribu de Gâd, puisque l'Arnôn, au bord duquel
se trouvait fcArô'êr, est appelé par ce verset 5 la vallée de
Gâd, et il est de toute évidence qu'il est question ici de
l'Arnôn; car, comme on l'a vu, Joab commence le dénom-
brement par l'extrémité sud, c'est-à-dire par le fleuve limi-
trophe des Israélites et des Moabites; en d'autres termes,
par l'Arnôn.
Une remarque fort importante trouve ici sa place : c'est
un des arguments péremptoires en faveur de là solution
dont nous poursuivons la démonstration.
Le verset 5 dit que Joab vint camper à 'Arô'êr, « à la

«
droite de la ville qui est au milieu de la vallée de Gâd. »
Comparons ce verset avec les passages suivants :
Deut., ii, 36 : « 'Arô'êr, qui est sur le bord du torrent
«
d'Arnôn et la ville qui est dans le torrent. »
Josué, XII, 2 : « 'Arô'êr qui est sur le bord du fleuve
«
Arnôn et le milieu du fleuve...»
Josué, xm, 9,16 : « 'Arô'êr, au bord du fleuve Arnôn,
« et la ville qui est au milieu de la vallée... » 1.
Le doute n'est vraiment pas possible en présence de
telles preuves. La vallée de Gâd est donc bien celle qui est
formée par le fleuve Arnôn, et si ce torrent a porté le nom
de Gâd, c'est que cette tribu occupait toute la contrée,

1. On ne sait encore rien sur cette ville mystérieuse; elle était proba-
blement située dans un coude de l'Arnôn, ou bien à lajonction même d'un
affluent.
S
66 MACHOEROUS.

dont les villes importantes se nommaient Dîbôn, Attarôth,


'Arô'êr, Ia'zêr.
Déjà l'emplacement des trois premières villes est connu,
et il résulte de tout ce qui précède que la dernière ne pouvait
pas être éloignée de ce groupe.
D'autre part, le tableau comparatif qui termine le cha-
pitre premier de cette étude indique clairement que les
Targoums ont traduit sans exception Ia'zêr par Makouar,
Mekouar ou Mekbar, dans tous les passages de la Bible où
ils ont rencontré ce mot.
Évidemment c'était là le nom que portait l'antique cité
à l'époque des traducteurs.
Ia'zêr est un nom hébraïque; l'origine de la ville est
donc juive; elle a suivi toutes les fortunes du peuple d'Is-
raël ; elle a probablement été détruite ; elle aura perdu in-
sensiblement son importance. A la suite des guerres des
Israélites contre leurs dangereux voisins, arrive un contact
inévitable, naturel des Grecs et des Hébreux, et ce contact
amène une fusion dans les moeurs, dans les usages et même,
jusqu'à un certain point, dans les langues.
Les Syriens, vainqueurs, oppriment le pays conquis, et
reconstruisent certaines villes déchues en leur donnant de
nouveaux noms, plus appropriés à leur langue.
C'est ainsi que Ia'zêr serait devenue Machaerous (glaive)
sous l'influence grecque; Machserus avec les Romains;
plus tard Makouar, comme nous le voyons par les Targoums
de Jonathan et de Jérusalem; enfin nous retrouvons près du
Zerka-Maïn, et dans la meilleure situation désirable pour
l'identification, le nom arabe de M'kaour.
Peut-être pourrait-on formuler, mais sous toutes ré-
serves, une autre proposition.
MACHJEROUS. 67

Dans l'antiquité, lés noms propres ont une signification.


Or, le nom de Ia'zêr (de la racine "1127) comme désignation
d'une ville s'explique difficilement. Ce nom ne serait-il pas
une corruption de celui de Guezer? Dans ce cas, Machaerous
serait la traduction exacte en grec du mot hébreu ; tous les
deux signifient glaive. De Machoerous, la dérivation jusqu'à
M'kaour n'a pas besoin de démonstration.
L'aspect du pays, la fertilité de ce beau plateau, son
exposition favorable pour tous les genres de culture, princi-
palement du raisin, font comprendre aisément les paroles
d'Isaïe et de Jérémie se lamentant sur la destruction des
célèbres vignes de Ia'zêr qui s'étendent jusqu'à Sibmah.

La délimitation des deux tribus de Gâd et de R'oubên


peut se faire facilement et clairement au moyen des indica-
tions et des identifications qui précèdent.
R'oubên était groupé, concentré dans une contrée où la
tribu de Gâd l'entourait de trois côtés, tandis que sa fron-
tière orientale était le désert.
Cette tribu, considérée comme étant la plus puissante de
toutes, sert d'avant-garde, de bouclier contre les envahisse-
ments des ennemis les plus acharnés du peuple entier. Mais
cette situation n'était pas sans offrir des inconvénients.
Ainsi, à l'époque de. Jéroboam H, la tribu de R'oubên avait
presque totalement disparu, soit qu'elle se fût fondue dans
la population du désert, soit que, suivant ses instincts no-
mades, elle s.e fût retirée loin des villes avec ses troupeaux.
L'auteur de la bénédiction de Moïse (Deut., xxxm, 6), qui
vivait du temps de Jéroboam II, mentionne cette tribu en
68 MACHOEROUS.
exprimant le voeu qu'elle ne disparaisse pas complètement.
La tribu de Gâd, par contre, possédait la plaine située
entre le Zerka-Maïn et l'Arnôn ; sa ligne de frontière des-
cendait le Zerka-Maïn jusqu'à la mer Morte et suivait la
base des montagnes qui dominent la vallée du Jourdain.
Cette vallée si belle lui appartenait, ainsi qu'une partie
des montagnes de Guil'âd, comprise entre le ouâd el-Bahat
et le Iabboq.

Le fameux pic de Machoerous nous semble donc parfai-


tement identifié. Son importance ne date pas du temps,
relativement moderne, indiqué par Josèphe. Ce point si for-
midable avait sa mission dès les temps les plus reculés, et il
ne pouvait en être autrement, lorsqu'on considère la situa-
tion stratégique, la valeur militaire du sommet de cette
montagne. La nature l'avait prédestiné comme un lieu de
refuge et de sauvegarde, comme un abri sûr contre les
ravages des peuplades nomades. Les Hébreux, plus que
toute autre nation, avaient un besoin permanent de sem-
blables forteresses. Il eût été étrange, il eût été inexpli-
cable qu'ils n'eussent point tiré du pic de Machoerous tous
les avantages qu'il offrait et ne s'en fussent point fait une de
leurs citadelles les plus solides et les plus redoutées.
III

Le texte biblique' le plus récent qui mentionne la ville


de Ia'zêr est le livre des Macchabées. Entre l'époque de la
composition de ce livre et la reconstruction de la forteresse
de Machoerous par Alexandre Jannoeus (premier siècle avant
notre ère ), il s'est donc écoulé un certain nombre d'an-
nées, pendant lesquelles une ignorance à peu près complète
nous dérobe le cours des événements qui ont pu s'accomplir
au sein de cette cité.
Pendant tout ce temps qui laisse le champ ouvert aux
conjectures des historiens et des archéologues, quelles furent
les vicissitudes, les agitations qui se produisirent à Machoe-
rous, nécessairement entraînée dans les chances des guerres
tantôt heureuses, plus souvent malheureuses de la nation
juive ?
Ce peuple, en effet, était exposé aux continuelles attaques
de puissants voisins, cherchant, les uns à l'entraîner dans
des alliances dangereuses, les autres à le dépouiller, à le
70 MACHOEROUS.

soumettre, à l'arracher à cette terre promise qui lui avait


été assignée comme son héritage, son patrimoine, sa récom-
pense.
Admirablement organisés pour une lutte patriotique,
pour une guerre de résistance et d'indépendance sur leur
propre territoire, les Hébreux n'avaient pas été façonnés
pour des excursions au dehors, pour des entreprises de con-
quêtes. Là se trouvait le secret de leur faiblesse relative vis-
à-vis des Babyloniens, des Mèdes, des Perses, des Egyp-
tiens, des Syriens, des Grecs et de ces légions romaines qui
devaient disperser dans le monde entier les descendants des
douze tribus d'Israël ; mais là aussi était le plus beau titre
de gloire de cette nationalité consacrée par l'héroïsme élevé
jusqu'au martyre.
L'oeuvre de reconstitution des Juifs proclamée par un
édit de Cyrus, la protection des rois de la Perse, mêlée de
bons et de mauvais jours, la rapide conquête d'Alexandre
de Macédoine, enfin les cruelles conséquences de l'ambition
avide et des hostilités constantes des Séleucides de Syrie, des
Ptolémées Lagides d'Egypte, la perspective menaçante des
Gaulois en Asie, puis celle de Rome préparant sa domina-
tion universelle, toutes ces phases des annales hébraïques se
compliquaient, pour Machoerous, de la topographie même de
cette ville, placée près du désert et non loin de l'embou-
chure du Jourdain, comme une proie exposée aux premiers
chocs des agressions étrangères.
Elle devait donc être broyée, pour ainsi dire, par le pas-
sage et la rencontre de ces armées d'invasion, contre lesquelles
luttait le patriotisme des Juifs avec l'énergie du désespoir;
et les désastres de ces implacables hostilités étaient d'autant
plus grands qu'il s'agit d'une époque ne connaissant aucune
MACHOEROUS. 71

garantie du droit des gens, aucun principe d'humanité, et


toujours prête à réaliser le cri de malheur aux vaincus !
De là une série constante de malheurs : sac, pillage,
incendie, destruction, abandon ; toutes choses qu'entraî-
naient tour à tour le triomphe de l'étranger et les efforts
de la résistance nationale.
Dans son Histoire de la Domination romaine en Judée,
M. Salvador a fait (chap. n) une étude fort intéressante
delà situation géographique de la Syrie et de la Palestine;
il a parfaitement analysé l'influence exercée par cette situa-
tion même sur les destinées politiques et sociales de la nation
juive.
«
La terre de Syrie, dit M. Salvador, y compris la
«
Palestine, forme le point éternel d'union de l'Asie, de
«
l'Afrique, de l'Europe. L'honneur lui appartient d'avoir
«. été le
berceau le plus fécond des entreprises et de la navi-
« gation commerciales.

«
Personne n'a oublié que les villes phénico-syriennes
«
de Sidon et de Tyr, d'où sont sorties les colonies fonda-
«
trices de la célèbre Carthage, brillèrent pendant des siècles
« comme maîtresses de la mer.

«
Mais pour les lieux, comme pour les personnes, les
«
privilèges de nature et de position entraînent toujours des
«
inconvénients. Si l'étendue des côtes syriennes et palesti-
«
niennes de la Méditerranée a réservé à ces régions d'être
« un
des pivots nécessaires des grandes affaires du monde,
« ces mêmes avantages en ont fait un objet de
convoitise,
« un théâtre perpétuel d'invasion, de dévastation.
Toutes
«
les puissances conquérantes les plus célèbres et les plus
« redoutables des temps anciens et des temps modernes s'y

« sont
donné des rendez-vous de batailles. »
72 MACHOEROUS.

La Palestine, plus encore que la Syrie, se trouvait, par sa


position géographique et la conformation de son territoire,
en butte à ce cruel inconvénient. Sans doute les tribus
avaient montré une merveilleuse sagacité par le choix de la
contrée où elles s'étaient établies à leur sortie de la captivité
d'Egypte: Seulement la marche guerrière des Hébreux à tra-
vers un pays dont ils exterminaient ou subjuguaient les popu-
lations sans les bannir, malgré la recommandation de leur
législateur, tout en affermissant leur isolement, semait pour
l'avenir des germes de haine, de réaction, de vengeance.
Le règne de David marque le point culminant de la
gloire militaire des Juifs, qui parvinrent au plus remar-
quable degré de prospérité agricole et commerciale sous le
gouvernement pacifique de Salomon. Ce fut l'âge d'or, l'é-
poque radieuse de leurs annales; la Judée, ses villes, ses
bourgs, ses villages, ses campagnes, offrirent un spectacle
aussi rassurant que gracieux: situation heureuse qui fit pa-
raître d'autant plus pénibles les troubles et les épreuves qui
signalèrent l'administration des successeurs de Salomon.
Schismes religieux, luttes impies entre les Juifs, dynas-
ties rivales qui se dévorent, partout du sang, partout des
ruines que viennent encore aggraver des interventions étran-
gères ou des combinaisons d'alliance aussi funestes que la
guerre, tout concourt aux calamités résultant d'une situation
géographique dont l'union intime et fraternelle des habitants
eût pu seule prévenir les périls.
Bornée d'un côté parle désert, de l'autre parla mer, la
Palestine se relie au nord à la Syrie, au sud à l'Egypte. Elle
offre ainsi l'aspect d'une sorte de défilé, passage forcé entre
l'Asie, l'Europe et l'Afrique. C'est un trait d'union, un lien
entre les trois parties du vieux monde. Caravanes, pèleri-
MACHiEROUS. " 73

nages, navigation, tous les grands mouvements de l'activité


humaine ont abouti nécessairement à cette espècede carrefour.
Mais la même route s'indiquait aux hordes guerrières du
désert et aux armées des conquérants, comme aux escadres
et aux flottes poursuivant leur oeuvre de violence sur les
flots de la mer et venant stationner à l'embouchure des
fleuves ou désoler l'entrée des rades et des ports.
Aussi, dans le long antagonisme, dans le duel sans
pitié de l'Orient et de l'Occident, la Palestine a été, pendant
des milliers d'années, le point de mire de toutes les ambi-
tions, l'itinéraire des armées, le théâtre constant de la
guerre.
Et, comme pour ajouter à cette prédestination géogra-
phique, ce champ clos de l'ancien monde se trouvait occupé
par une nation que ses instincts de race, son monothéisme,
ses rites, ses institutions, ses moeurs, même ses préjugés,
isolaient dans une fierté exclusive, invincible, la plaçant à
part, comme le peuple élu de Dieu, comme l'unique objet
d'une alliance privilégiée avec l'Éternel.
Les vastes monarchies de Ninive et de Babylone, des
Mèdes et des Perses, s'emparant tour à tour de l'Asie,
l'Egypte avec ses pharaons devenus conquérants, les Grecs
d'Alexandre divisés par les rivalités de ses lieutenants,
quelle intarissable source de désastres pour la Judée, enva-
hie, pillée, ravagée, conquise, ressemblant à une embarca-
tion que la violence des vents et la fureur des flots lancent
d'écueil en écueil. de récif en récif, pour en disperser les
débris sur vingt plages différentes ! Quel naufrage, en effet,
que celui d'un peuple qui survit à dix-huit siècles d'exil !
A ces jours de deuil, dont les lamentations des anciens
prophètes ont conservé le douloureux tableau, succédèrent
74 MACHOEROUS.

les épouvantables désastres causés aux Juifs et à l'infortunée


Palestine par la cruauté des Séleucides, par le patronage
menteur des Ptolémées.
C'est à la suite de ces terribles péripéties que ' Rome
apparaît avec son ambition dévorante, avec son système
d'absorption, se chargeant d'un dénoûment qu'elle déguise
sous des apparences de protection accordée aux Juifs contre
les Syriens et les Égyptiens.
Mais, sous le poids de tant de calamités, la Palestine
brille tout à coup d'une splendeur éblouissante, les prédic-
tions des prophètes s'accomplissent : le Messie, le Sauveur,
le Christ y remplit sa grande, sa belle mission, et son der-
nier soupir inaugure une religion nouvelle, l'ère d'une
civilisation qui n'a rien d'exclusif; au contraire, dans ses
aspirations immenses comme l'infini, elle embrasse en frères
tous les membres de la grande famille humaine, tous les
peuples de l'univers.
Rome elle-même, qui a détruit Jérusalem et le temple
de l'ancienne loi ; Rome qui, par le glaive de Titus, a jeté
sur tous les chemins de l'exil les descendants des tribus
d'Israël, abaissera bientôt l'orgueil du Capitole et la pourpre
de ses empereurs devant l'humble et pacifique étendard de
la croix. L'instrument de supplice du Christ va décorer les
monuments de la superbe ville des Césars, et lui préparer,
pour le jour où se terminera le prestige des victoires, une
autorité morale, un pouvoir tout à fait en rapport avec les
voeux, les espérances, les ressources de la nouvelle loi dont
l'Evangile est le symbole.
Quelques siècles- plus tard, au sein de l'Arabie, dans ces
régions où vivent toujours les tradilions de, l'existence pa-
triarcale, surgit un nouveau prophète, qui fonde une reli-
MACHvEROUS: 75

gion nouvelle : l'islam, mieux approprié aux besoins de sa


race, s'inspire, pour le Koran, du double reflet de la Bible
et des Évangiles, y mêle l'esprit même des traditions orien-
tales, et, rassemblant autour de lui les forces éparses de sa
patrie et de son peuple, leur donne un lien, un symbole, un
but, en marquant à ses disciples la conquête de la Palestine
comme une des premières étapes de leur marche triomphale
à travers l'Asie, l'Afrique et une partie de l'Europe.
Et lorsque le torrent débordé de l'islamisme aura couvert
la moitié du monde en menaçant l'Occident, alors se pro-
duira cette réaction européenne qui, par les expéditions des
croisades, précipitera sur l'Asie des milliers de pèlerins
armés se dirigeant vers la Judée et aux bords du Jourdain,
comme vers le centre mystérieux et le but suprême des
destinées de l'humanité.
Jérusalem! Jérusalem! deviendra pendant deux siècles
le cri de guerre, le mot de ralliement des générations occi-
dentales ; papes, empereurs, rois, princes, prélats, prêtres et
moines, membres de l'aristocratie, bourgeois des villes, habi-
tants des campagnes, serfs de la glèbe, hommes, femmes,
enfants, vieillards, tous aspireront à visiter l'Orient.

Machoerous-Ia'zêr-M'kaour, en raison même d'une situa-


.
tion impliquant une grande importance stratégique, a dû
forcément remplir, clans ces luttes terribles, un rôle en rap-
port avec ce que la nature et les travaux de l'homme
avaient fait pour cette forteresse. Les invasions de multi-
tudes armées que les despotes asiatiques dirigeaient contre
la Judée s'abattirent d'abord sur les tribus transjordaniques,
qui, les premières, furent réduites à subir la captivité de
Babylone. Quant aux hordes nomades du désert, quel que
76 MACHOEROUS.
soit leur nom, à toutes les époques leurs rapides incursions
n'ont cessé de désoler cette malheureuse contrée.
Mais ce deuil, pour ainsi dire héréditaire, fut surtout
intolérable durant la tyrannie des Séleucides, ces successeurs
dégénérés d'un illustre lieutenant d'Alexandre; une basse
et servile adulation a épuisé le vocabulaire des épithètes
fastueuses pour caractériser des souverains presque tous
livrés à un mélange d'ambition impuissante, d'avarice insa-
tiable, de fanatisme impitoyable qui a fait inventer pour un
d'eux le mot d'Épimane 2 (insensé).
La plupart des efforts des Séleucides se concentrèrent
en première ligne sur cette région, qui devint plus d'une
fois le champ de bataille et de vengeance, où le patriotisme
des Hébreux s'insurgea contre ses oppresseurs.
Quant à la domination romaine, elle ne s'imposa que
plus tard au beau plateau de Ia'zêr, après avoir annexé le
reste de la Palestine.
Mais le souvenir de Machoerous s'est maintenu surtout
parmi les chrétiens, qui ne pouvaient oublier que cette ville
fut le théâtre, presque le sanctuaire du début sanglant de ce
martyrologe où figure le premier, par ordre de date, saint
Jean-Baptiste. C'est effectivement à Machoerous que, sous
le règne et par les ordres d'Hérode-Antipas, le tétrarque,
eut lieu le supplice pour lequel l'Église a adopté les termes
.de décollation de saint Jean-Baptiste, et dont la peinture et
la poésie ont reproduit tant de fois l'horreur avec une éner-
gie inspirée.
Dès que les musulmans, sous le calife Omar, se furent

1. Antiochus IV, d'abord surnommé Épiphane (illustre), puis juste-


ment flétri par l'épilhète d'Épimane, à cause de l'excès de ses cruautés et
de ses débauches, allant jusqu'à la démence la plus extravagante.
MACHyEROUS. 77-

emparés de Jérusalem et de la Palestine, leurs instincls


guerriers comprirent les avantages d'une position comman-
dant l'embouchure du Jourdain, avantages également très-
bien appréciés des croisés occidentaux lors de la création
de ce royaume éphémère paré du grand nom de France
d'Orient, et dans lequel les institutions féodales, les ordres
de chevalerie, tels que les Hospitaliers de Saint-Jean et les
Templiers, venaient en aide au courage d'un Godefroy de
Bouillon, d'un Tancrède de Hauteville, d'un Bohémond,
afin de maintenir des conquêtes attaquées par toutes les
forces de l'islamisme. Machoerous eut alors quelques belles
pages.militaires ravivant, au nom de l'Europe, les antiques
traditions de ce boulevard de la Judée.
Toutefois c'est dans les annales d'Israël, c'est dans les
longues et douloureuses épreuves imposées au peuple de
Dieu que cette forteresse eut la plus haute importance. En
cas de guerre civile ou d'invasion étrangère, elle reste tou-
jours un lieu d'asile, un refuge suprême, où devait se con-
centrer le dernier effort de la résistance se confondant avec
le dernier soupir d'une nationalité qui n'a pu, depuis lors,
se reconstituer.
Les destinées de Machoerous sont par conséquent insé-
parables de l'histoire du peuple juif.

Un peu avant l'époque où Josèphe retrace les différents


sièges que cette cité eut à subir, la malheureuse Judée était
comme tiraillée entre les rivalités d'ambition des Séleucides
et des Ptolémées. N'échappant à la tyrannie dés premiers
que pour tomber sous le joug des seconds, victime aujour-
78 MACH/EROUS.
d'hui d'Antioche, demain d'Alexandrie, elle gémissait acca-
blée, torturée. L'or péniblement amassé par de rudes tra-
vaux, le sang des habitants, l'honneur même du pays, tout
était sacrifié, tout devenait la proie de ces voisins redoutables.
Parmi les Séleucides, Antiochus IV, le dernier des sou-
verains de cette dynastie qui ait régné sur la Judée, mani-
festa une haine implacable, atroce, contre les infortunés
Israélites. On eût dit qu'il se proposait de rayer du livre de
la vie le peuple tout entier. Dévastation des villes et des cam-
pagnes, sac de Jérusalem, suppression du culte, de ses céré-
monies et de ses rites, vente en masse, comme esclaves, de
milliers de familles où le père, la mère, les enfants étaient
traités comme un vil bétail, tout ce raffinement d'horreurs,
tout ce luxe de cruautés, n'étaient rien auprès des tortures et
des supplices infligés, sans distinction de sexe, d'âge, de
rang, à chaque Israélite resté fidèle à la loi de Moïse, à la révé-
lation du mont Sinaï. Jamais l'histoire n'a tracé un tableau
aussi déchirant; jamais une nation n'a été spoliée, persécu-
tée, brisée sous un joug aussi despotique, aussi sanguinaire.
Le délire de la folie poussé à son dernier paroxysme de
fureur peut seul expliquer des attentats qui n'appartiennent
plus à l'humanité.
Mais l'excès même delà terreur qu'un monstre couronné
faisait peser sur le pays et sur les populations devait pro-
duire une énergique et salutaire réaction. Bientôt une révo-
lution sourde, encore concentrée, mais n'aspirant qu'à faire
explosion, s'empara des plus hardis, gagna de proche en
proche et éveilla chez tous un ardent désir de vengeance.
Seulement l'unité, la direction suprême manquaient. Pour
que la révolte prît un corps et devint une révolution armée,
il lui fallait un chef, une tête.
MACH/EROUS. 79

Ce chef se révéla tout à coup. Il se leva menaçant, pé-


nétré de la pensée qui remplissait toutes les âmes; à son
appel se réunirent, en groupe redoutable et vengeur, tous,
les éléments jusque-là divisés, et dont l'énergique concentra-
tion allait enfin demander compte au despote et à ses bour-
reaux de tout le sang innocent versé à flots.
Cet homme qui s'interposait en libérateur était un
membre de la noble famille des sacrificateurs de Joarib; il
se nommait Mathathias et avait Asamonée pour père. Sa
piété et son patriotisme n'avaient pu supporter le spectacle
douloureux des tortures infligées par les Syriens aux Israé-
lites fidèles au culte de leurs ancêtres. En même temps, il
souffrait et rougissait des nombreuses apostasies qui se pro-
duisaient jusque dans la ville de Jérusalem.
Pour échapper à ce double deuil et pour préparer le
réveil du peuple, il s'était retiré dans le village cle Modin, et
lorsqu'un lieutenant d'Antiochus y arriva pour faire exécuter
.
les ordres de son maître, Mathathias et ses cinq fils, qu'ani-
mait le courage paternel, refusèrent d'une voix unanime de
sacrifier aux idoles. Mais ce n'est plus une victime résignée
qui accepte la palme du martyre, c'est le sacrificateur qui
défend le culte cle son Dieu. Mathathias frappe le lieutenant
d'Antiochus, il extermine ou disperse ses soldats, et se voit
soutenu dans cette oeuvre par la population de Modin.
Bientôt Mathathias et ses fils se retirent au désert; puis
ils parcourent les montagnes et rassemblent une petite armée
qui se recrute surtout parmi les plus rigides observateurs cle
la loi; au nom de la religion et cle la patrie, ils engagent la
plus juste des guerres contre l'oppresseur étranger. Et, grâce
aux instances pressantes du chef de l'insurrection, le collège
des prêtres adopte la résolution de combattre même le jour
80 MACH.EROUS.
du sabbat, malgré la prescription formelle de la loi. De
cette manière, les champions de la Judée pourront déjouer
les calculs de leurs adversaires, qui profitaient du repos
forcé pendant la journée consacrée au Seigneur, pour atta-
quer ou plutôt pour égorger des victimes impassibles, sans
défense, ne cherchant pas même à se soustraire par la fuite
à une mort certaine.
Pendant une année entière, Mathathias tient haut et
ferme le drapeau de l'indépendance nationale, qu'il a si
glorieusement déployé. Au moment de mourir, il ordonne à
ses fils et à ses compagnons d'armes de maintenir dans leurs
rangs l'obéissance et la concorde, de continuer l'oeuvre si
bien commencée; il leur fait promettre de ne jamais pactiser
avec la tyrannie et les idoles de l'étranger.
Le troisième fils de Mathathias, un héros devant Dieu et
devant les hommes, Judas, surnommé Macchabée, prend
le commandement de l'armée sur laquelle planent les voeux
et les dernières instructions du chef défunt. Chaque jour voit
grossir les rangs des patriotes décidés à briser le joug
odieux des étrangers. La guerre prend désormais des pro-
portions en harmonie avec l'importance du but à atteindre.
Il ne s'agit plus d'embuscades ni d'escarmouches, c'est une
armée entière qui s'organise pour des combats et des ba-
tailles, armée où l'héroïsme supplée au nombre et accomplit
des prodiges de vaillance.
Général et administrateur, Judas Macchabée révèle dans
tous ses actes la supériorité du génie qui devine les secrets
de l'art de la guerre, improvise des1 moyens d'attaque et de
défense, discipline les recrues cle la veille qui triomphent de
la tactique grecque; il pourvoit à toutes les exigences d'une
lutte à mort avec le plus puissant souverain de l'Asie.
MACH/EROUS. 81

Il parcourt la Judée entière en ranimant l'enthousiasme


national ; il répare les fortifications des villes, en élève de
nouvelles et remporte une série de brillants avantages sur
deux lieutenants d'Antiochus, dont ii disperse les troupes.
Mais Apollonius et Séron, tous deux vaincus, sont remplacés
par deux autres généraux, Nicanor et Gorgias, qui condui-
sent contre les Juifs des forces plus considérables : la victoire
couronne de nouveau les habiles dispositions de Macchabée
et l'ardeur de ses frères d'armes.
C'est une renaissance de la nationalitéjuive, que la folie
d'Antiochus s'obstine à méconnaître ; il se flatte de l'espoir
de soumettre ceux qu'il appelle des révoltés, et une grande
armée sous lés ordres de Timothée et de Bacchide envahit
la Palestine. Dans une seule bataille, les Syriens perdent
vingt mille hommes.
Antiochus, dont les trésors sont épuisés, se dirigé vers
la Perse pour y exercer des actes de rapine et de spoliation ;
durant son absence il laisse le gouvernement aux soins de
l'un de ses favoris, Lysias, auquel il ordonne d'exterminer les
Juifs. Fidèle aux recommandations du tyran, Lysias choisit
les meilleurs généraux, assemble des troupes nombreuses,
multiplie tous les éléments de succès, tandis que Judas
Macchabée affermit son autorité dans presque toute la Judée
et réagit cruellement contre les Israélites qui, par crainte
ou par cupidité, avaient sacrifié aux idoles, en renonçant au
culte de leurs pères.
Après sa grande victoire sur Gorgias et Nicanor, rem-*
portée à Emmaûs, mais surtout après avoir repoussé Lysias
lui-même, réduit à rentrer honteusement dans la ville d'An-
tioche, le chef des Israélites décida ses compagnons d'armes
a retourner à Jérusalem pour y faire le siège de la citadelle.
82 MACHyEROUS.
En même temps il s'occupa de la reconstruction du temple,
il le purifia des souillures de l'idolâtrie, il redressa l'autel et'
le tabernacle. Acte de sage et haute politique, autant que de
piété profonde; car le temple représentait la base même cle
la religion, le centre de la nationalité des Juifs et le sanc-
tuaire obligé de leurs réunions solennelles aux grandes fêtes
d'institution divine.
Froissés et jaloux de cette glorieuse résurrection des
descendants d'Israël, les peuples voisins se préparèrent de
tous côtés à s'y opposer par les armes; mais Judas, secondé
par ses frères, fit face à tous les ennemis, tandis que Simon
dispersait les troupes aprties de Ptolémaïs, de Sidon et de
Tyr, qu'il poursuivait jusque sous les murs de ces différentes
cités, où elles abritèrent leur défaite.
Bientôt Judas franchit le Jourdain, combat avec succès
les Galadites, brûle et pille leur pays, et ramène en Judée
ses guerriers chargés d'un immense butin ; infatigable, au
lieu de prendre quelque repos, il se précipite sur les Idu-
méens, s'empare de Hébron qu'il rase jusqu'aux fondations,
et s'attire les témoignages de la plus vive admiration par des
mesures remplies de sagesse, d'habileté, qui couronnent en
quelque sorte l'enchaînement de ses victoires. Le peuple
qu'il avait régénéré se groupe autour du héros libérateur
pour constituer ce noyau de nationalité brisé depuis tant
d'années.
Cependant le roi Antiochus avait terminé misérablement
à* Taboe, sur les frontières de la Perse et de la Babylonie,

ce règne qui n'avait été qu'un long tissu de crimes et d'actes


de folie. Lysias, comme régent, s'empressa de faire procla-
mer, en qualité de souverain, un enfant de neuf ans, le
second fils d'Antiochus IV, dont le fils aîné était gardé à
MACHyEROUS. 83

Rome, à titre d'otage, par les.précautions ombrageuses du


sénat.
Sous le règne d'Antiochus V, qualifié d'Eupator avec ce
luxe d'épithètes propre à la vanité grecque, c'était Lysias
qui exerçait en réalité le pouvoir suprême. On le vit bien
par la haine avec laquelle la guerre fut continuée contre les
Juifs. Le sort des armes favorisa d'abord les Syriens : Judas
dut se retirer devant le flot de l'invasion qui s'avança jus-
qu'à Jérusalem, dont le temple fut assiégé. Mais un compé-
titeur, un adversaire de Lysias qui se nommait Philippe et
avait figuré parmi les favoris du dernier roi, éleva des pré-
tentions et suscita des intrigues et une guerre civile qui nui-
sirent aux opérations militaires des Syriens.
Pour Lysias et Antiochus V il en résulta un changement
de direction politique entièrement favorable aux Israélites,
avec lesquels la paix fut conclue sous la condition expresse
de la liberté absolue de leur religion, dégagée enfin de toute
ingérence sacrilège des cultes étrangers. Antiochus Eupa-
tor, ou plutôt Lysias, put, grâce à la conclusion de la paix
avec les Juifs, punir la trahison de Philippe. Mais ce succès
éphémère allait aboutir au double meurtre d'Antiochus et
de Lysias, victimes de l'ambition de Démétrius Ier qui, à
peine monté sur le trône par des degrés ensanglantés, cher-
cha à s'y affermir en faisant la guerre aux Israélites.
Mais Judas Macchabée détruisit l'armée syrienne, dont
le chef, Nicanor, périt sur le champ de bataille. Malgré
l'importance de cette victoire, le libérateur des Juifs ne
s'abusait point sur les conséquences de la lutte dispropor-
tionnée à soutenir contre le puissant royaume de Syrie. Il
chercha alors à opposer une barrière à l'ambition des Séleu-
cides ; ses regards se tournèrent vers Rome qui devenait de
84 MACHyEROUS.

plus en plus l'arbitre des destinées des rois et des peuples.


Fidèle à la politique d'immixtion et de patronage qu'il fai-
sait rayonner sur le monde entier, et qui lui donnait des
clients réservés plus tard au rôle effacé de tributaires, de
sujets, presque d'esclaves, le sénat romain déclara qu'il
traiterait comme autant d'ennemis les adversaires des Juifs.
Il plaça la Palestine sous la sauvegarde de l'aigle romaine
et la protection du Capitule.
Sans s'arrêter à cette intervention diplomatique, rassuré
d'un côté par la distance de Rome, excité de l'autre par l'ar-
deur de sa haine, Démétrius, furieux de la défaite de Nica-
nor, envahit lui-même la Judée, à la tête de forces considé-
rables. Plein de confiance dans la justice, la sainteté de sa
cause, Judas Macchabée s'élança à la rencontre des enne-
mis, sans calculer le petit nombre des soldats qui l'entou-
raient; intrépide, il se précipita dans les rangs des Syriens,
et ne put y trouver, au lieu de la victoire, que la mort du
héros, fidèle jusqu'à son dernier soupir à son Dieu et à sa
patrie.
La guerre continue : Bacchide a reçu du roi de Syrie la
mission de soumettre les Juifs, contre lesquels il emploie
l'intrigue, la trahison, la cruauté, tout ce qui peut briser ou
entraver les efforts de la résistance, dont Jonathan, un frère
de Judas Macchabée, a pris la direction et assumé la respon-
sabilité.
Mais la fortune ne répond pas aux espérances de Jona-
than, réduit à se retirer au delà du Jourdain, pendant que
les Syriens s'emparent de la plus grande partie de la Judée
et se fortifient dans toutes les villes importantes.
Survient alors l'usurpation d'Alexandre Bala, jeune
Rhodien qui se fait passer pour un fils d'Antiochus Épi-
MACHyEROUS. 85
phane, et dont le sénat romain soutient les prétentions; cette
usurpation permet à Jonathan et. aux Juifs de respirer au
milieu de leurs désastres. Les deux rivaux qui se disputent
le trône des Séleucides comprennent tous les avantages que
peut leur offrir une alliance avec un adversaire qu'ils cher-
chent l'un et l'autre à gagner à leur cause. Démétrius et
Alexandre Bala adressent à Jonathan les lettres les plus flat-
teuses, les offres les plus brillantes : pour lui, leurs royales
faveurs; pour son peuple, toutes les garanties désirables,
avec suppression des impôts si' longtemps et si lourdement
exigés au nom des Séleucides.
Jonathan se prononce pour Alexandre Bala qui, à son
tour, reconnaît comme grand sacrificateur le généralissime
des Israélites, rentré à Jérusalem.
La guerre civile acquiert de grandes proportions en
Syrie. Jonathan profite des rivalités et des luttes des deux
compétiteurs pour assiéger la citadelle de Jérusalem, où se
trouve encore une garnison grecque. Il renouvelle l'alliance
de la Judée avec Rome et Lacédémone. Bientôt, malgré l'ap-
pui de l'Egypte, Alexandre Bala est réduit à se réfugier chez
les Arabes, où l'attend la jusie punition de ses impostures.
Un autre compétiteur au trône de Syrie, Antiochus VI, se
présente en opposition à Démétrius IL Jonathan prend part
à la guerre syrienne et soutient la cause du jeune Antiochus.
Mais la trahison de Tryphon, régent de Syrie pendant la
minorité d'Antiochus, attire dans la ville de Ptolémaïs le
trop confiant Jonathan accompagné de mille guerriers Israé-
lites : piège infâme où l'hospitalité et Ja foi des traités ne
servent qu'à déguiser une scène de meurtre et de carnage.
A la suite de cet attentat, Tryphon envahit la Judée qu'il se
flatte de soumettre sans résistance.
86 MACHyEROUS.
Alors se lève un frère de Jonathan, un digne rejeton de
cette héroïque race des Macchabées, type du dévouement le
plus pur, du patriotisme le plus ardent; c'est Simon, que le
peuple reconnaît et salue comme son chef et son prince. Le
courage ranime tous les coeurs. Partout la victoire répond
aux dispositions du nouveau généralissime qui, dès le com-
mencement de son pouvoir, affranchit ses concitoyens du
tribut étranger et des entraves apportées au libre exercice de
leur religion.
Dans l'élan de leur reconnaissance, les Israélites placent
cette formule en tête des actes publics et des conventions
privées :
« Dans la première année de Simon, bienfaiteur des Juifs
« et
ethnarque. » .
Le repos tant désiré, la prospérité si longtemps inter-
rompue, un bonheur dont l'espoir avait semblé à jamais
perdu, succèdent enfin à de longues agitations, à de dou-
loureuses épreuves. Cette époque meilleure reçoit comme une
sorte de consécration d'un grand succès militaire, la con-
quête de la citadelle de Jérusalem, que Simon s'empresse de
détruire. La montagne, sur laquelle s'élevait cette forteresse
si longtemps menaçante et hostile, fut rasée. Seul, le temple
du Dieu vivant dominera les divers édifices de la ville sainte
en les couvrant de sa protection.
Le port et la ville de Joppé agrandis et fortifiés; d'ami-
cales relations entretenues avec la république romaine; le
roi de Syrie, Antiochus Siclétès, recherchant l'alliance cle
Simon; les archives du temple recevant le dépôt du décret
solennel qui consacre comme héréditaire clans la famille de
Simon la double autorité qu'il exerce si glorieusement : tout
s'unit et présage la délivrance de la Judée.
MACHyEROUS. 87

Malheureusement, le gouverneur cle Jéricho, Ptolémée,


devenu le gendre de Simon, conspire contre son beau-père;
celui-ci est égorgé avec deux de ses fils, Mathathias et Judas,
dans un banquet dont la pompe se pare de tous les dehors de
l'affection et du respect. L'or d'Antioche et les coupables in-
trigues des Syriens avaient préparé cette épouvantable trame,
dont le but se révèle par une nouvelle invasion de la Judée.
Toutefois un autre fils de Simon, guerrier intrépide,
qui avait échappé aux projets meurtriers de Ptolémée, est
proclamé par le peuple, qui se range avec enthousiasme
autour de Jean Hyrcan.
La bonne cause triomphe; les Syriens sont réduits à
conclure la paix, ce qui permet aux Israélites de soumettre
les Samaritains et les Iduméens, pendant que l'Egypte et la
Syrie s'épuisent dans des guerres acharnées. Hyrcan Ier
profite avec une habile énergie des circonstances extérieures
pour s'emparer de toutes les places fortes cle la Palestine et
proclamer l'indépendance absolue de la nation juive, dont il
accroît chaque jour la prospérité.
Mais les plus sages et les plus habiles ne peuvent pas
toujours se mettre en garde contre l'excès d'un pouvoir man-
quant de frein et de contrôle. Grand sacrificateur, prince et
généralissime, c'est-à-dire réunissant la triple autorité reli-
gieuse, politique, militaire, Hyrcan allait commettre une
faute dont les conséquences pesèrent bien lourdement sur la
fin de son règne et principalement sur celui de ses enfants.
11 s'était formé en Judée plusieurs sectes religieuses,

entre autres celles des pharisiens et des saducéens. Aux


principes, renfermés d'abord clans le cercle exclusif des
dogmes et des rites, se mêlèrent peu à peu des tendances et
des intérêts politiques.
88 MACHyEROUS.
Du côté des saducéens se rangeaient les familles puis-
santes par le rang et l'opulence; au contraire, les pharisiens
s'appuyaient sur le peuple dont ils soutenaient les droits. La
lutte, au commencement sourde et mystérieuse, allait écla-
ter au grand jour et se manifester avec violence en provo-
quant les plus fatales divisions.
Hyrcan eut l'imprudence de s'aliéner les pharisiens et
de sortir d'une neutralité supérieure, pour protéger ouverte-
ment le parti des saducéens. Aux yeux de la multitude ce
fut plus qu'un tort, et la puissance d'Hyrcan, bien que
généralement acceptée par toutes les classes de la société,
n'avait pas encore jeté dans le sol, dans les esprits, dans
les institutions, des racines assez profondes pour lui per-
mettre une partialité qui eût été dangereuse, même pour
une vieille dynastie. Le mouvement populaire ou démocra-
tique, pour employer l'expression hellénique, n'avait rien de
nouveau chez les Juifs, et, dans la position exceptionnelle
faite aux Macchabées, cette tendance exigeait de grands
ménagements de la part du chef de la religion, de l'État
et de l'armée.
A l'époque de sa mort, l'an 107 avant l'ère chrétienne,
malgré le calme apparent qui l'entourait, et quoique son au-
torité et sa dynastie parussent affermies par un règne long et
prospère, Hyrcan, tout en laissant le sacerdoce suprême et
le pouvoir souverain à son fils aîné Aristobule, ne pouvait
se dissimuler l'imprudence commise par lui en s'aliénant le
parti des pharisiens. En réalité, pour un peuple dont la
religion formait en quelque sorte l'essence, toute rivalité
de sectaires risquait d'amener les plus funestes déchire-
ments.
Aristobule crut pourtant le moment favorable pour
MACHyEROUS. 89

prendre ouvertement le titre de roi 1, qu'il joignit à celui


de grand sacrificateur. Son règne d'un an fut marqué par
d'odieuses persécutions contre sa propre mère et trois de
ses frères; enfin, sous l'influence de la reine Salomé, il fit
périr son quatrième frère, Antigone, qu'il aimait, avec
equel il avai t partagé le pouvoir et dont la mort violente lui
causa de tels regrets qu'il ne put lui survivre.
Un autre frère d'Aristobule,lui succéda, il se nommait
Alexandre Jannoeus; l'éducation qu'il avait reçue ne le
préparait point aux devoirs du sacerdoce et de la royauté.
Il était né en Galilée, où son père Hyrcan l'avait pour ainsi
dire relégué à la suite d'un rêve dans lequel il avait eu une
vision de l'avenir d'Alexandre, destiné à monter sur le
trône au détriment de ses frères. Informé de ce présage,
Aristobule avait continué lès précautions paternelles contre
un frère qu'il considérait comme un compétiteur au trône,
et l'avait fait jeter au fond d'une prison.
Il y avait là de tristes antécédents, et Alexandre Jannoeus
ne recula point à son tour devant un fratricide. Mais du
moins il déploya quelque énergie en poursuivant l'oeuvre de
ses prédécesseurs, en dirigeant ses efforts contre plusieurs
villes du littoral qu'occupaient encore des troupes étrangères.
Sa première expédition eut pour but la conquête de
Ptolémaïs, dont les habitants avaient secoué le joug des

1. C'est ainsi que le raconte Josèphe (une des sources les plus auto-
risées à consulter sur les annales des Juifs), mais Strabon n'attribue ce
changement qu'à l'initiative d'Alexandre Jannoeus, son frère et son succes-
seur. Jusque-là les chefs du peuple, quoique rois de fait, avaient préféré
le titre de grand sacrificateur, avec le preslige de la suprématie religieuse
qu'il conférait.
Le livre des Macchabées arabe, ainsi qu'un fragment du Talmud (Kid-
douschîn 66, as), considèrent tous deux Hvrean comme roi.
90 MAC1LEROUS.
Syriens. Ils appelèrent à leur aide Ptolémée Lathyros, qui,
après avoir partagé le trône d'Egypte avec sa mère Cléo-
pâtre, avait dû se réfugier dans l'île de Chypre où il régnait
seul. Ce prince s'empressa de répondre à l'appel des habi-
tants de Ptolémaïs. Alexandre Jannoeus eut alors recours à
la ruse, en traitant ouvertement avec Ptolémée et secrète-
ment avec Cléopâtre qui commençait à s'alarmer des progrès
de son fils en Syrie.
Mais ces mystérieuses intrigues furent connues du roi
cle Chypre qui, brisant toute relation avec Alexandre, se
précipita sur la Judée, en brigand pour qui rien n'est sacré.
Une bataille sanglante s'engagea près du Jourdain, à Aso-
phon; d'après le récit de Josèphe, 30,000 Juifs perdirent la
vie et les troupes de Ptolémée firent de nombreux captifs.
La Judée se trouvait exposée presque sans défense aux
flots de l'invasion; mais Cléopâtre, inquiète des succès de
son fils, s'empressa d'envoyer une armée et une flotte au
secours du roi des Juifs. Cette intervention active décida la
conquête de Ptolémaïs, puis la retraite en Cilicie du roi de
Chypre, frappé d'impuissance. Alexandre Jannoeus ayant
repris l'offensive, s'empara de Gadara, d'Amathonte près du
Jourdain, de Raphia, d'Anthédon, et de Gaza près de la
mer; il détruisit même cette dernière ville pour la punir de
sa longue résistance et cle son ardeur à soutenir les efforts
de Ptolémée.
Cependant le royaume de Syrie était cle plus en plus bou-
leversé par la guerre civile que suscitaient des princes ressem-
blant à autant cle fléaux, secondés par des ministres pervers.
Cette désorganisation politique favorisait très-bien les projets
d'Alexandre,rassuré d'ailleurs par son alliance avec l'Egypte.
La paix et le repos semblaient devoir rendre aux Israé-
MACHyEROUS. .94
lites une prospérité dont ils étaient privés depuis plusieurs
années. Malheureusement, Alexandre ne sut pas donner à
son peuple la légitime réparation de tant de désastres, de
tant de calamités. Il tomba dans les fautes qu'avait commises
Hyrcan. Comme son père, il acheva d'exalter les ressenti-
ments des pharisiens, auxquels il imputait à titre de crime
leur indifférence pour ses victoires.
Les pharisiens, comme on l'a vu plus haut, représen-
taient le parti du peuple, avec lequel il fallait s'entendre et
qu'il importait de rattacher à une dynastie nouvelle, tout en
le réconciliant avec l'aristocratie, dont les saducéens étaient
les champions. Un souverain au niveau de sa niissio'h doit
chercher un double point d'appui dans ces deux éléments
rivaux, qui se parent tantôt du masque de la religion, tantôt
du prétexte de la politique, mais qui, au fond, n'ont qu'un
but, celui de poursuivre l'un contre l'autre une lutte aussi
ancienne que l'origine des inégalités sociales. Adoucir ces
inégalités, contenir l'aristocratie en la rendant utile au pays,
protéger la démocratie en augmentant de plus en plus son
bien-être, en lui donnant des droits en échange des devoirs
qui lui sont imposés, voilà le mandat d'une royauté sortie
du sein même de la nation, comme celle des Macchabées.
C'est ce que ne surent pas comprendre ni pratiquer Hyrcan
et Alexandre Jannoeus.
A cette époque, la lutte entre les deux sectes rivales, ou
plutôt entre les deux partis, était parvenue à son apogée.
Les saducéens, forts de l'appui aveugle du roi et cédant à
la pente fatale qui entraîne et perd ordinairement l'aristo-
cratie, finirent par faire croire à Alexandre que les phari-
siens s'appuyaient sur le peuple dans le but de renverser le
trône et de s'emparer du pouvoir.
92 MACHyEROUS.
Une fois le soupçon entré dans l'âme du monarque, il
ne devait plus s'arrêter sur la voie des excès, des cruautés
qui se rencontrent si souvent parmi les dynasties orientales
et qui ont écrit en lettres de sang presque toutes les
pages de la Bible. Le peuple se contint pourtant, tout en
faisant comprendre par son attitude sombre, menaçante, les
haines et les ressentiments que la conduite du roi amassait
dans tous les coeurs. C'était l'incendie couvant sous la cendre.
Furieux de rencontrer cette résistance encore muette,
Jannoeus redoubla de mesures de rigueur, et sa rage ne
connut plus de bornes contre ceux qu'il appelait les courti-
sans du peuple.
A son tour la multitude entra en scène et choisit, pour
faire éclater son mécontentement, le retour d'une grande
solennité religieuse. Ce fut à l'occasion des fêtes dites des
Tabernacles, qui ont une durée cle neuf jours. Dans la pre-
mière journée, selon l'antique usage, chaque Israélite récite
des prières en tenant d'une main un. rameau de palmier
(loulab), garni de feuilles de myrthe et de saule, et de
l'autre un citron (ethrog). Au moment où le roi s'approcha
de l'autel pour y accomplir les sacrifices, la multitude lança
contre lui une grêle de citrons, en s'écriant qu'il était indigne
du rang de pontife puisqu'il était le fils d'une esclave.
A cet outrage, Alexandre répondit par le massacre de
six mille Israélites *. -

4. Le Talmud donne une autre explication plus plausible de ce fait.


Groetz (Histoire des Juifs, tome III, p. 473) le commente justement dans
une note dont voici la substance :
« La relation de Josèphe concernant la rupture d'Alexandre avec
les

« pharisiens ne devient claire que par une relation du Talmud, qui men-
« tionne le même événement, mais sans indiquer le nom du roi.
Une

« comparaison attentive des deux relations ne permet pas de douter qu'il


MACHyEROUS. 93

La guerre éclata ; guerre à la fois religieuse et sociale,


implacable par conséquent, et d'autant plus funeste qu'une
nation peu nombreuse, à peine échappée au joug de l'étran-
ger, entourée d'ailleurs de puissants voisins, ses ennemis, se
déchirait elle-même de ses propres mains, au moment où
elle aurait dû concentrer toutes ses forces, toutes ses res-
sources.
N'osant plus se fier aux Juifs ni leur donner des armes
dangereuses pour sa sûreté personnelle, Alexandre augmenta
le nombre des troupes mercenaires ; il prit à sa solde des
Pisidiens et des Ciliciens, dont le concours et la fidélité lui
servirent à réprimer pendant quelque temps les efforts de la
sédition.
Mais la frontière orientale est envahie par les Moabites

« s'agit bien d'un seul et même fait. Josèphe raconte : Un jour qu'à la fête
« des
Tabernacles il se tint à l'autel, le peuple jeta sur lui les cédrats con-
« sacrés par le culte. La source talmudique porte : Un
saducéen, à la fête
« des Tabernacles, au lieu de verser l'eau de la libation sur l'autel, rayant
« répandue à ses pieds, tout le peuple présent lui lança les
fruits de fête.
« Dans la Boraïta (Tosefta), il est remarqué que ce même jour un coin

« de l'autel fut si. fortement détérioré, que le vide dut être rempli par un

« bloc de sel.
« Il serait singulier que le même fait se fût passé deux fois de la môme
« manière. Il est à remarquer encore que la relation de Josèphe reste non

« motivée, si on n'y ajoute pas le motif indiqué dans le Talmud. Le

« peuple n'a lancé ses cédrats que lorsque Jannoeus se trouvait sur l'autel :

« si Alexandre s'était ouvertement déclaré auparavant déjà pour les sadu-

« céens, pourquoi le peuple l'aurait-il laissé pénétrer à l'autel? Pourquoi son

« opposition ne se tourna-t-elle pas contre lui dès son entrée dans le

« temple? Il a dû, se tenant à l'autel, avoir commis un acte contraire aux

« usages des pharisiens, pour exciter tout d'un coup le mécontentement

« populaire. Ici la version du Talmud s'applique parfaitement bien.

« Alexandre, en répandant la libation,s'était prononcé pour les saducéens;


« de là l'exaspération contre lui. Si Josèphe n'indique pas assez claire-
94 MACHyEROUS.

et les Arabes, qui profitent de ces désordres intérieurs pour


pénétrer dans le pays. Alexandre se lance à la rencontrées
ennemis, sur lesquels il remporte cle brillants succès et qu'il
rend tributaires; il s'empare de plus de la ville d'Amathonte,
qu'il détruit complètement.
A la suite de ses victoires au delà du Jourdain, ayant à
la fois à lutter contre ses sujets et à repousser les invasions
étrangères, Alexandre eut l'idée de se fortifier dans cette
contrée même, où les ressources de l'art viendraient si bien
s'ajouter aux difficultés de la nature. Il ne s'agissait que de
bien tirer parti des accidents de terrain.
Le pic de Machoerous fixa surtout l'attention du souve-
rain, dont les actes peuvent être condamnés, mais dont
l'intelligence militaire éclate dans ce choix. Impossible, en

« ment le motif, de son côté le Talmud ne dit pas le nom du saducéen.


« On pourrait conclure qu'Alexandre, aussi longtemps qu'il eut à sou-
« tenir une lutte malheureuse contre Lathyros, se montra ouvertement
« attaché aux pharisiens, mais que plus tard, dans la pleine conscience
« de son pouvoir, il crut pouvoir rompre avec ce parti puissant, et
« risquer une éclatante démonstration contre les pharisiens, en .répan-
« dant l'eau sacrée. Il aurait dans ce but fait venir d'avance ses mer-
« cenaires à Jérusalem, pour les avoir sous la main prêts à dompter
« l'opposition probable des pharisiens. Comme Josèphe l'indique, ces
« troupes se précipitèrent sur les assistants et en tuèrent six mille. Une
« autre preuve qu'Alexandre, extérieurement du moins, a vécu un certain
« temps en conformité avec les pharisiens, est la circonstance, que c'est
« seulement à la suite de la cruauté d'Alexandre que les pharisiens émi-
« grèrent en masse et restèrent en exil jusqu'à sa mort. Parmi ces réfu-
« giésétait aussi JudaB. Tabbaï, qui pendant ce temps vécut à Alexandrie :
« ainsi les plus considérés des pharisiens sont restés dans le pays pen-
« dant la première moitié du règne d'Alexandre, ce qui probablement
« n'eût pas été le cas si Alexandre, dès son avènement au pouvoir, avait
« été un partisan des saducéens, et si, dès lors il avait donné libre
;< essor à' sa cruauté. »
MACHyEROUS. 95

effet, de trouver une position plus inaccessible, à cette époque


reculée où la guerre obsidionale ne disposait que de moyens
d'attaque presque impuissants contre l'imposante forteresse
qui s'éleva bientôt à la voix d'Alexandre. Placée auprès de
la frontière et du désert, dominant tout le pays de Moab,
c'était une double et infranchissable barrière contre les inva-
sions des Arabes et les hostilités des Moabites.
En même temps, la citadelle devenait au besoin un
refuge assuré, la meilleure place de retraite en cas de revers
en face de ces nombreux ennemis, ou bien encore à la suite
des révoltes intestines réduisant le monarque à chercher un
refuge à l'est du Jourdain. Là, tranquille, sans inquiétude,
il pouvait réparer toutes ses pertes, attendre des renforts,
réunir ses ressources, et tout à coup entreprendre une agres-
sion victorieuse en écrasant ses adversaires.
Mais la guerre des Arabes, en se prolongeant, eut une
issue favorable à leur roi Obédas, qui attira Alexandre Jan-
noeus dans une embuscade habilement préparée. Renfermée
dans un défilé étroit, dominée par des hauteurs qui se cou-
vrirent d'ennemis, l'armée juive fut écrasée sans presque
pouvoir se défendre. Le roi parvint cependant à se sauver;
il se réfugia à Jérusalem, où l'attendaient le mépris et les
murmures du peuple, venant encore envenimer le deuil du
récent désastre.
Loin de diminuer, l'insurrection prenait un nouvel essor;
elle gagnait sans cesse des adhérents. Alexandre, il est vrai,
à l'aide de la supériorité de discipline et de tactique de ses
•soldats mercenaires, avait presque toujours l'avantage sur
une multitude qui ne savait que mourir. Dans cette guerre
atroce qui se prolongea durant six années consécutives,
plus de cinquante mille Israélites succombèrent, sans que la
96 MACHyEROUS.
résolution du peuple fléchît un seul moment. Au contraire,
elle s'exaltait en présence de tant de victimes. Tristes vic-
toires pour un Macchabée! Elles épuisaient la nation et la
patrie, elles faisaient couler un sang généreux, tandis que,
pour empêcher les Arabes de faire eause commune avec
son peuple, Alexandre Jannoeus dut leur abandonner ses
conquêtes de Guil'âd.
Enfin, lassé de cette épouvantable lutte, alarmé des
.
conséquences qu'elle pouvait entraîner pour l'indépendance
nationale, se souvenant des devoirs que lui imposait le grand
nom des Macchabées, Alexandre prononça des paroles de
rapprochement, de réconciliation.
C'était entrer, quoique bien tard, dans le sentier de la
justice; mais le mépris des Juifs, s'accrut d'une tentative
qu'ils attribuèrent à la versatilité de caractère de celui qu'ils
regardaient comme leur tyran.
Afin de mieux résister, le peuple, entraîné par l'excès
de sa haine, implora l'appui du roi de Syrie, Démétrius III
Eucérus. Selon ses traditions, la cour d'Antioche accueillit
avec empressement un appel qui répondait à l'incessante
ambition des Séleucides, mais cette nouvelle ingérence de
l'étranger allait provoquer des résultats qui méritent d'être
signalés.
Avant de combattre, Démétrius essaya d'acheter les
soldats mercenaires qui constituaient tous les moyens de
défense d'Alexandre. De son côté, celui-ci s'efforça de ratta-
cher à sa cause les Israélites rangés sous les drapeaux syriens.
Ces tentatives furent stériles, et la bataille s'engagea avec
acharnement. Démétrius triompha.
Sans armée, car ses auxiliaires de Pisidie et de Cilicie
avaient presque tous succombé avec gloire, réduit aux plus
MACHyEROUS. 97

cruelles extrémités, Alexandre se réfugia dans les monta-


gnes. Alors s'opéra au coeur des Juifs une réaction inatten-
due, soudaine, mais aussi légitime que patriotique. Les
meilleurs citoyens se rappelèrent que l'intervention de
l'étranger est toujours funeste; ils se dirent qu'Alexandre
Jannoeus était leur souverain, qu'il appartenait à cette
illustre race des Macchabées, les chefs, les auteurs de l'in-
dépendance du pays; que jadis ils l'avaient honoré et
respecté comme le représentant de leur nationalité. Sans
doute il avait commis de grandes fautes; il s'était montré
cruel, implacable envers son peuple; mais au milieu même
de l'ardeur de la lutte, il avait déploré ses violences, en
essayant de les réparer par des 'mesures de réconciliation.
De quelle manière avait-on accueilli ces ouvertures? La
haine aveugle s'était emportée jusqu'à ouvrir l'accès de la
patrie à l'invasion des Syriens, à ces étrangers, objets d'exé-
cration pour tous les vrais Israélites, pour tous les défenseurs
de la religion et de l'indépendance. Ces Syriens détestés
étaient les maîtres, ils s'enrichissaient des dépouilles de
leurs victimes.
98 MACHyEROUS.
Toutefois ceux des Juifs qui n'avaient pas voulu se rallier
à la cause de leur roi continuèrent les hostilités, mais sans
succès ; et Alexandre, que de semblables leçons auraient dû
ramener à de meilleurs sentiments, ne sut que commettre de
nouveaux actes cle tyrannie.
Où étaient les prophètes qui se levaient jadis et sortaient
des rangs du peuple de Dieu pour venir, au nom de
Jehovah, reprocher à un roi coupable ses fautes et ses
crimes, et lui demander compte du sang innocent versé
par ses ordres?
Aucune voix inspirée ne se fit entendre dans ce jour de
deuil et d'épouvante où Alexandre Jannoeus célébrait un
banquet somptueux au milieu de ses courtisans de la secte
des saducéens et de Grecques impudiques, d'hétaires de
Ptolémaïs, tandis que huit cents pharisiens étaient crucifiés
et qu'à leurs pieds on massacrait les femmes, les filles, les
enfants de ces infortunés.
Frappés de terreur, la plupart des Israélites se soumirent,
à l'exception de huit mille hommes énergiques; qui se con-
damnèrent eux-mêmes à l'exil, plutôt que de se résigner à un
joug abhorré. Ils erraient sur la terre étrangère en attendant
que la mort d'Alexandre leur permît de revoir leur patrie,
où ils ne voulaient rentrer qu'avec la liberté.
Sans se préoccuper de cette réprobation populaire,
Alexandre redoubla d'efforts dans sa lutte contre les Arabes
et les Syriens. Au bout de trois années de succès, il avait
non-seulement délivré la Judée, mais il s'étaitrendu maître de
différentes villes situées au delà du Jourdain, et jusqu'au coeur
du royaume de Syrie. Cet enchaînement de victoires, en le
faisant redouter au dehors, consolida son pouvoir à l'inté-
rieur; et le peuple, fasciné par le prestige des succès mili-
MACHyEROUS. 99

taires de son roi, oublia presque ses actes tyranniques pour


l'accueillir en triomphateur à son retour à Jérusalem.
Mais la conscience de Jannoeus ne pouvait se taire. Au
fond de l'âme il éprouvait l'atteinte du remords ; ses méde-
cins attribuèrent son état à l'influence des fièvres perni-
cieuses, dont les- accès persistèrent pendant trois ans, en mi-
nant ses forces et lui révélant l'approche de l'heure suprême.
Néanmoins il poursuivit le siège de Ragaba, au delà du
Jourdain, malgré ses souffrances physiques auxquelles il
opposait l'énergie de sa volonté. Avant de mourir, cet
homme inflexible eut l'intuition de la ligne de conduite à
suivre pour sauver l'indépendance de la Judée et l'avenir de
sa dynastie. En léguant le pouvoir à sa femme, la reine
Salomé-Alexandra, il lui donna les plus sages conseils pour
elle et pour leurs fils Hyrcan et Aristobule. Avec cette auto-
rité des dernières paroles d'un mourant, il recommanda à la
régente de s'appuyer sur les pharisiens, de plus en plus
influents et maîtres de l'esprit du peuple, de leur abandonner
en partie la direction du gouvernement et de renier ainsi les
actes et les faits de son propre règne.
Alexandra suivit avec empressement cette importante
recommandation ; elle continua le siège de Ragaba, dont elle
s'empara, et revint alors à Jérusalem inaugurer le nouveau
système politique qui allait trancher avec le passé de la plu-
part des princes asmonéens.
Les résultats ne se firent point attendre; mais, comme
toujours dans les mêmes circonstances, ils furent troublés
par des actes de vengeance, par des représailles, consé-
quences presque inévitables du triomphe d'un parti long-
temps comprimé et n'arrivant au pouvoir que pour en user
jusqu'à l'excès.
100 MACHyEROUS.
Cependant les pharisiens soutinrent avec énergie et
succès la cause de la régente, qui leur dut l'affection et le
dévouement de la masse du peuple, dont ils disposaient à
leur gré. Bientôt tous les ressorts de l'autorité se trouvèrent
concentrés aux mains de cette secte rigide, orgueilleuse,
envahissante, qui finit par ne laisser à la veuve d'Alexandre,
à la mère d'Hyrcan et d'Aristobule, que l'ombre de la
royauté. Maîtres du pays, imposant des ordres, les faisant
exécuter sans contrôle et sans retard, ils se portèrent aux
plus terribles excès contre leurs adversaires politiques et
religieux, jadis leurs persécuteurs, devenus leurs victimes.
On a vu que le roi Alexandre avait laissé deux fils,
dont l'âge exigeait l'intervention d'une régence ; l'aîné des
princes, Hyrcan, manquait d'intelligence, d'initiative, d'am-
bition, Recherchant avant tout le repos, élevé à l'ombre du
Temple par dés lévites, il avait, sous la direction sacerdo-
tale, achevé de perdre tout ressort, toute volonté; ce n'était
qu'un instrument docile à chaque impulsion venant soit de
sa mère, soit des prêtres qui' l'avaient formé. Quoique son
droit d'aînesse appelât Hyrcan au trône, la reine régente ne
lui conféra que le pontificat suprême, la dignité de grand
sacrificateur, arme bien puissante chez les Israélites et dont
la reine Alexandra connaissait tout le parti qu'en tirerait
sa propre influence.
Aristobule, au contraire, le frère cadet d'Hyrcan, réu-
nissait tous les dons, toutes les qualités qui avaient fait la
gloire de ses ancêtres. Fier, actif, entreprenant, ambitieux, il*
ne supportait qu'avec peine l'application du système adopté
par sa mère; il souffrait des continuels empiétements, des
usurpations des pharisiens," dans lesquels il voyait les adver-
saires, les ennemis des princes de sa race.
MACHyEROUS. 101

Se présentant comme, le véritable type des Asmonéens,


comme l'héritier de leurs idées autant que de leur sang et
de leur mérite, il recueillit bientôt de nombreuses, d'ardentes
adhésions dans le sacerdoce, dans la noblesse et dans les
rangs de l'armée. Autour de lui se groupa un faisceau de
dévouements prêts à opposer une barrière aux ambitions
des pharisiens. Au moment où les chefs de cette secte im-
prudente abusaient d'une autorité usurpée et compromettaient
le salut même du pays, Aristobule, environné de ses parti-
sans, se présenta devant la régente pour lui exposer les
dangers d'un système démentant le règne d'Alexandre et
persécutant les vrais soutiens de l'honneur national. Il
annonça qu'il était bien résolu à abandonner la Judée, à
s'exiler avec tous ses amis, si ses légitimes observations
n'étaient pas accueillies et accompagnées de garanties don-
nées à lui-même, à ses partisans, à la dynastie asmonéenne,
menacés dans leur sécurité. *

La réussite de sa démarche fut complète i la régente


livra à Aristobule toutes les places fortes du royaume, à
l'exception seulement d'Hyrcanium, Alexandrium et Ma-
choerous, dans lesquelles se trouvaient déposés ses trésors.
Peu de temps après, une grave maladie mit en danger
les jours d'Alexandra.
L'occasion se présentait favorable aux projets du jeune
prince, qui en profita pour dévoiler son but. La faiblesse
incurable de son frère Hyrcan, la prépondérance des pha-
risiens, dans laquelle Aristobule voyait une cause de ruine
pour sa patrie et pour sa dynastie, la confiance que lui inspi-
rait l'appui de ses partisans, la possession des places fortes
qu'il occupait, son audace personnelle; tout ce concours de
circonstances le décida à se prononcer ouvertement contre
102 MACH/EROUS.

ceux qu'il appelait ses adversaires. A ses nombreux amis


il ajouta des troupes mercenaires recrutées en pays étranger.
La guerre civile était sur le point de renaître dans ce pays,
qu'elle avait déjà si cruellement éprouvé.
La reine régente, étendue sur son lit d'agonie, environ-
née, à cette heure suprême, de ces pharisiens auxquels elle
avait abandonné tout son pouvoir, et qui avaient tant abusé
de l'autorité devenue dans leurs mains une arme de réaction,
se trouvait réduite à l'impuissance absolue. Elle expira avec
l'amer regret de ne point léguer le trône à l'aîné de ses fils,
à Hyrcan, qui aurait suivi sa ligne politique, recommandée
par les derniers conseils d'Alexandre Jannoeus.
Le dernier soupir de la régente fut suivi d'un véritable
déchaînement de calamités et de désastres, trop faciles à
prévoir et qu'eût évités une union sincère, fraternelle, accom-
plie sous les auspices de la royauté et du patriotisme fidèles
à leurs devoirs.
La guerre civile éclata terrible, implacable, avec d'au-
tant plus de fureur que les deux partis se personnifiaient
dans des chefs de la dynastie des Asmonéens, ayant chacun
des titres, des droits, les invoquant l'un contre l'autre, et
animant leurs champions de cette haine de frères ennemis
dont la Judée n'avait déjà que trop souffert.
Adoré de l'armée à laquelle l'identifiait son courage,
maître de la plupart des villes et des provinces, exalté par
l'enthousiasme de ses partisans, qui reconnaissaient en lui
l'héroisme de sa race, Aristobule marcha dans la direction
de Jérusalem.
Les pharisiens, qui comptaient sur le droit d'aînesse
d'Hyrcan et sur la dignité de grand sacrificateur dont il était
investi, se flattaient de l'espérance de disperser les rebelles;
MACHyEROUS. 403

ils n'hésitèrent point à se porter au-devant d'Aristobule.


La rencontre eut lieu près de Jéricho, mais la plupart des
soldats d'Hyrcan l'abandonnèrent pour se joindre aux
troupes du jeune prince. Quant aux pharisiens, ils démen-
tirent par une prompte fuite la fierté de leur langage, et
Hyrcan lui-même se réfugia à Jérusalem, où il s'enferma
dans le Hiéron. Toute résistance devenait impossible. Une
transaction amena alors un traité de paix entre les deux frères.
Hyrcan conserva la dignité de Cohên suprême, qui con-
venait du reste à ses goûts, à. ses habitudes, à son caractère.
Aristobule prit le titre de roi, dont' il se sentait capable
d'exercer le pouvoir. Le traité fut conclu dans l'enceinte du
Temple, en présence du peuple assemblé et sous la foi de
serments, solennels. Ce partage de l'autorité religieuse et
politique entre les deux frères équivaut à l'idée essentielle-
ment moderne, consacrée pour ainsi dire de nos jours sous
le titre de séparation de VEglise et de l'État.
Cette division, avait existé, dans le principe, chez les
Israélites ; le grand sacrificateur avait une position spéciale,
indépendante, en dehors et souvent au-dessus de l'action de
la royauté; cette position, devenue peu à peu prépondérante,
avait fini par dominer le trône.
Mais les Asmonéens avaient concentré dans les mêmes
mains ces deux pouvoirs en lutte ; la tiare du pontife et le
diadème du roi semblaient se fortifier et grandir par leur
.
réunion, sur une seule tête.
La nationalité juive avait pu ainsi triompher des difficultés
intérieures et des attaques incessantes de l'étranger. La
transaction conclue entre Hyrcan et Aristobule rétablissait
donc l'ancien ordre de choses : la séparation des deux pou-
voirs, en attendant une nouvelle base à la fois théocratique,
104 MACHyEROUS.
oligarchique et aristocratique, sous la surveillance d'un pré-
teur romain, ce qui eut lieu plus tard par l'autorité de
Gabinius (57 à 47). La séparation de la religion et cle l'État
se manifesta de nouveau par une influence plus grande
assurée au grand sacrificateur.
Dans les circonstances où s'accomplit la transaction qui
mit un terme aux divisions d'Hyrcan et d'Aristobule, un
important résultat paraissait obtenu par le rapprochement
des partis. Le calme et le repos, on l'espérait du moins,
allaient faire oublier les longues et sanglantes agitations
d'un peuple si cruellement ébranlé jusque-là dans les bases
de son organisation publique et de sa prospérité privée. On
respirait enfin.
Brillante illusion, trop tôt dissipée, pour faire place à
d'irréparables calamités.

Hyrcan avait pour ami, pour conseiller, pour guide, un


homme d'une grande énergie, d'une haute capacité, d'une
activité extraordinaire, dont les facultés vraiment supérieures
et l'audace sn^eorenante se trouvaient encore secondées par
une fortune immense, qu'il savait employer, prodiguer au
besoin pour parvenir à son but. Cet homme, Antipater ou
Antipas, surnommé l'Iduméen, était le fils d'un homme
influent et important de l'Idumée, auquel Alexandre Jan-
noeus avait donné le gouvernement de cette province. Une
affection réelle le rapprochait d'Hyrcan, sans doute par le
contraste même de deux caractères si bien tranchés.
Au premier abord, il semble que ces deux natures, tout
à fait différentes, manquaient absolument de ce lien sympa-
thique, source de l'amitié. Hyrcan n'aspirait qu'au repos;
pour lui l'existence n'était qu'une longue somnolence entre-
MACH/EROUS. 105

coupée de fêtes, de chants religieux, des vapeurs embaumées


de l'encens, de toutes les pompes du culte de Moïse, dans
lequel commençaient à s'infiltrer les raffinements des super-
stitions orientales et les séductions du génie hellénique. Et
pourtant ce même Hyrcan donna toute son affection à l'éner-
gique Antipater. Sa mollesse aimait-elle à s'appuyer sur la
virilité de ce conseiller, qui se chargeait de penser et d'agir
en lieu et place de ce descendant dégénéré des Asmonéens ?
En raison même de cette faiblesse devenant expansive et
confiante pour lui, Antipater ne sentait-il pas redoubler un
dévouement qui le portait à heurter de front le fier et impé-
tueux Aristobule, le frère ennemi du doux et pacifique
Hyrcan ? Au fond de tout cela les pressentiments de l'ambi-
tion se faisaient-ils leur part en entrevoyant, dans un avenir
rapproché, la race d'Antipater fondant une dynastie sur la
ruine des princes asmonéens?
Quoi qu'il en soit, l'affection mutuelle d'Hyrcan et d'An-
tipater s'accroissait de tous les motifs de ressentiment et de
haine qui existaient, par la force même des choses, entre le
roi Aristobule et l'Iduméen, conseiller du grand sacrifi-
cateur.
En se tournant du côté des saducéens, Aristobule incli-
nait de plus en plus vers l'aristocratie; il en adoptait les
idées, il en subissait l'influence absorbante.
Au contraire, Antipater cherchait son point d'appui dans.
la démocratie, dont Hyrcan devenait le drapeau presque à
son insu, grâce aux largesses que son guide répandait à
pleines mains parmi cette multitude, envers laquelle sa
fortune lui permettait d'être généreux.
Le père d'Antipater avait été, on l'a dit plus haut, gou-
verneur de Tldumée sous le règne d'Alexandre Jannoeus; les
106 MAGH/EROUS.
fonctions qu'il avait exercées dans cette province le mirent
en relation avec les principaux chefs des tribus arabes du
voisinage. Naturellement le fils, avec les richesses dont il
disposait, l'énergie de son caractère et l'ambition qui l'ani-
mait-, ne pouvait négliger de semblables rapports, dont il
devait, à l'occasion, retirer de grands avantages. C'est ainsi
que depuis le-moment où il fut devenu l'ami intime d'Hyr-
can, et même avant cette époque, l'habile Antipater avait
étendu son influence à Petra, capitale d'un prince arabe
nommé Aretas ; en même temps il s'était assuré du bien-
veillant concours des habitants de Gaza et d'Ascalon. Il mul-
tiplia ainsi ses moyens d'action à l'étranger, sans oublier de
grossir, à l'intérieur le nombre de ses créatures et de ses
partisans.
Armé de ces diverses ressources et certain de, pouvoir
exécuter tous ses projets, Antipater fit comprendre à Hyrcan
que son frère Aristobule ne compterait jamais sur là paisible
possession du trône tant que le fils aîné d'Alexandre, l'hé-
ritier légitime de l'autorité royale, aurait entre ses mains la
dignité de grand pontife. Le chef de l'État supporterait diffi-
cilement la présence d'un frère aîné, ainsi dépouillé de ses
droits, qui lui imposaient un devoir impérieux, celui d'ar-
racher la nation juive à l'autorité d'un usurpateur.
De pareilles insinuations impliquaient un danger perma-
nent pour l'héritier légitime du trône, qu'un crime myslé-
.rieux pouvait frapper, crime devant lequel ne reculerait pas
l'ambitieux Aristobule.
Dans un esprit comme celui d'Hyrcan, le soupçon une
fois introduit devait germer et se traduire en sombres inquié-
tudes, en appréhensions profondes. Pour y mettre un terme,
pour rassurer l'ami qu'il venait d'alarmer, Antipater pro-
MACHyEROUS. 107

nonça le nom d'Aretas, du roi des Arabes qui résidait à


Petra, et avec lequel il entretenait les meilleures relations.
Antipater se rendit effectivement à Petra, obtint d'Aretas
toutes les promesses, toutes les garanties désirables.
Hyrcan, après bien des hésitations, prit son parti et
s'enfuit nuitamment de Jérusalem. Secondé par Antipater,
il parvint auprès du roi des Arabes sans que son évasion
eût été prévue ni empêchée par Aristobule.
Les événements suivirent leur cours; encore une fois
l'intervention étrangère devait accabler de maux la malheu-
reuse Judée, et cela par la division même de ses princes, de
ceux qui avaient mission de la défendre.
En vertu d'une convention conclue entre Aretas et
Hyrcan, le roi arabe devait réunir une armée d'invasion de
cinquante mille hommes, combattre Aristobule et placer son
allié sur le trône de Judée. Hyrcan, de son côté, devait lui
céder toutes les villes, toute la contrée que son père
Alexandre Jannoeus avait conquises si glorieusement au delà
du Jourdain.
Aretas envahit la Judée et attaqua Aristobule, qui fut
vaincu. Cette victoire permit aux Arabes de marcher immé-
diatement sur Jérusalem. A mesure qu'ils approchaient de
la capitale, beaucoup de Juifs se rangèrent sous les drapeaux
d'Hyrcan, tandis que, presque entièrement abandonné, mais
conservant toute son énergie, Aristobule se fortifiait dans le
Temple pour y résister et combattre jusqu'à la dernière
extrémité.
Avec l'aide d'une partie du peuple qui avait, ouvert les
portes de la ville, Aretas et ses Arabes, qu'animait l'ardeur
d'Antipater, poussaient activement les travaux du siège du
Hiéron,
108 MACHyEROUS.
C'est au milieu de ces luttes fratricides et impies que les
Romains apparaissent. A partir de leur intervention, il ne
s'agit plus d'une invasion plus ou moins rapide, d'une con-
quête passagère : c'est la liberté, l'indépendance, la natio-
nalité même des descendants d'Israël qui vont courber la
tête sous le joug du Capitule, s'imposant à la Judée comme
au reste du monde, incapable de résister à la discipline des
légions organisées pour la victoire.
IV

Pompée avait terminé la terrible guerre soutenue par


Mithridate contre la puissance romaine. Rêvant le triomphe,
il résolut de poursuivre en Orient le cours de ses conquêtes.
Pour atteindre ce but, tandis qu'il réglait lui-même le sort
de différents États dé l'Asie Mineure, il confia un corps
d'armée à un de ses lieutenants, Marcus yEmilius Scaurus,
désigné comme consul pour l'année suivante-, avec ordre de
pénétrer dans la Syrie et d'appliquer, dans ce pays et dans
les contrées voisines, le système d'intervention qui répondait
si bien aux calculs de l'ambition romaine.
En apparence, Rome se chargeait du soin de rétablir
l'ordre plus ou moins troublé par des guerres civiles ou
étrangères; elle se prononçait alors en faveur d'un peuple
ou d'un parti, et imposait des conditions de tribut et d'assu-
jettissement. Son influence ainsi établie, elle profitait du
moindre soulèvement populaire, qu'au besoin elle savait
provoquer, pour faire un nouveau pas vers la domination;
110 MACHyEROUS.

cette fois sa protection, de plus en plus onéreuse, se chan-


geait habituellement en autorité suprême. Si elle n'absorbait
pas définitivement le peuple et le pays, elle y installait provi-
soirement un souverain entièrement dévoué à la république
et par conséquent odieux à des populations qui ne voyaient
en lui que l'instrument du joug de l'étranger. Bientôt le
mécontentement se traduisait en agitations sourdes, ensuite
en révoltes ouvertes, qui ne tardaient point à être compri-
mées par la force des légions. La victoire avait dès lors
pour résultat certain la réduction du pays en province
romaine.
Scaurus entra à Damas, ville qu'avaient déjà occupée
Metellus et Lollius. L'état déplorable où se trouvait la Judée
par suite de ses discordes intérieures offrait une trop belle
occasion au lieutenant de Pompée pour qu'il négligeât d'in-
tervenir, conformément aux traditions du sénat. Les Juifs
n'étaient-ils pas les alliés 1 de Rome depuis que Judas Mac-
chabée avait envoyé comme ambassadeursEupolemus, fils de
Jean, et Joseph, fils d'Éléazar?
Du reste, l'imprudence d'Aristobule et d'Hyrcan, qui se
disputaient le-trône de la Judée^ alla au-devant des projets
de Scaurus. Les deux frères, sans réfléchir au sort qu'ils
préparaient à leur patrie, vinrent chercher un appui à leurs

1. A l'époque où le bruit des victoires de Rome remplissait pour ainsi


dire l'Orient; après les défaites de trois grands souverains : Persée, Phi-
lippe, Antiochus, les Juifs avaient sollicité et obtenu le titre d'alliés du
peuple romain (voy. Ier livre des Macchabées et Josèphe ). Un décret du
sénat, inscrit sur les tables d'airain placées au Capitale, ordonnait aux
nations soumises à la république de respecter à l'avenir les nouveaux
alliés de Rome. Si la Judée était envahie parles rois d'Egypte ou.de
Syrie, les légions protégeraient Israël, ses villes, ses campagnes; et, de
son côtéi Israël devait marcher comme auxiliaire parmi les cohortes alliées.
MACHyEROUS. P111

prétentions respectives auprès du représentant de Pompée.


Pour se rendre le médiateur favorable, il fallait charger les
députés de riches présents, consistant surtout en numéraire :
plus la somme était considérable, plus on exerçait d'in-
fluence sur l'avarice romaine, s'enrichissant aux dépens
des peuples vaincus, des tributaires et des alliés de la répu-
blique, pour venir se ruiner aux bords du Tibre, dans des
fêtes splendides offertes gratuitement, pendant plusieurs
jours, à l'oisiveté du peuple-roi. Ainsi se dévorait à Rome
la substance de l'univers entier ; elle servait à alimenter les
.
brigues des ambitieux se disputant les grandes charges de
l'État, les hautes fonctions politiques. Scaurus, l'un d'eux, en
butte aux accusations de péculat et de déprédation, après avoir
été d'abord défendu par l'éloquence de Cicéron, devait être
plus tard condamné à l'exil, juste punition de ses rapines 1.
Tel était l'homme appelé à se prononcer entre les deux
compétiteurs au trône de Judée. Aristobule, qui, d'après
Josèphe, donna à Scaurus la valeur de 400 talents, l'em-
porta dans cette enchère au plus offrant. Le roi Aretas et
les Arabes, qui assiégeaient le temple de Jérusalem, reçurent
l'ordre de se retirer immédiatement, sous peine de se voir
déclarer ennemis du peuple romain. Devant cette menace, le
siège fut levé et les assaillants reprirent le chemin de leurs
foyers ; mais Aristobule se mit à leur poursuite, les atteignit
près de Papyros et les dispersa.

1. Marcus yEmilius Scaurus, dont il est ici question, à son retour à


Rome, employa l'or de la Syrie, de la Judée et de l'Arabie Pétrée à faire con-
struire un théâtre qui contenait quatre-vingt mille spectateurs; on y donna
des jeux scéniques; puis parurent dans le cirque cent cinquante panthères,
cinq crocodiles et un hippopotame. Entre les deux mille colonnes du
théâtre s'élevaient plusieurs centaines de statues de marbre et de bronze.
112 ~ MACHyEROUS.
Peu de temps après, Pompée arriva à Damas. De toutes
les contrées voisines accoururent des ambassadeurs venant
lui offrir des présents accompagnés d'hommages serviles.
Hyrcan s'empressa de saisir cette nouvelle occasion pour
revendiquer son droit d'aînesse et le faire prévaloir ; Aristo-
bule, de son côté, dut se soumettre à de nouvelles démarches
pour obtenir la ratification de la sentence de Scaurus, sur
l'appui duquel il comptait. Antipater représentait Hyrcan,
dont il défendait toujours la cause avec la même ardeur.
Nicodémus était l'envoyé d'Aristobule. Tous les deux appor-
taient des sommes considérables pour conquérir la faveur
du général. Mais Pompée, tout en acceptant cette double
offrande, exigea que les princes juifs vinssent se présenter
en personne devant son tribunal pour y exposer eux-mêmes
leurs prétentions rivales. II se réservait de statuer au nom
de la majesté de Rome.
Or, comme le printemps approchait, les légions durent
quitter leurs quartiers d'hiver; Pompée profita de ce mou-
vement pour parcourir la Célésyrie. Il se rendit maître de
Livias, que le juif Silas occupait arbitrairement, et revint
ensuite de Pella à Damas 1.
Ce délai fut habilement employé par Antipater, dont le
rôle politique allait se dessiner dans toute sa portée. Doué
d'une intelligence supérieure, d'une finesse extraordinaire, le
conseiller d'Hyrcan se plia à toutes les exigences de la situa-
tion; il sut circonvenir Pompée et tout son entourage. Fai-
sant tourner au profit de la cause qu'il soutenait toutes les
fautes d'Aristobule, il les groupa en faisceau et les grossit
au point de leur prêter une importance qui paraissait dan-

1. Ant. Jud., XIV, m, 2.


MACHyEROUS. 113

gereuse pour la politique romaine. Avant même que le juge-


ment ne fût prononcé, Antipater s'était assuré du succès.
Les deux frères parurent enfin devant Pompée ; ils expo-
sèrent eux-mêmes leurs arguments. Hyrcan invoqua son'
droit d'aînesse, l'autorité de la loi consacrant le privilège
exclusif de l'aîné au gouvernement d'Israël et à la direction
des sacrifices.
Aristobule répondit par d'ardentes récriminations contre
la faiblesse de son frère, jouet de toutes les velléités d'Anti-
pater, qu'il représenta comme la cause directe de la guerre
civile.
Quant aux juifs, ils accusèrent les deux princes d'abuser
du pouvoir en foulant aux pieds les droits et les libertés de
la nation, dont la forme de gouvernement primitive se rap-
prochait de celle de Rome.
Pompée ne voulut pas immédiatement.faire connaître
une décision déjà arrêtée dans son esprit. Il méditait une
expédition contre les Nabathéens, et il lui importait de mé-
nager, pour le moment, Aristobule, qui aurait pu lui barrer
le passage des montagnes. L'arrêt définitif fut donc ajourné
jusqu'après l'expédition contre les Arabes.
Mais Aristobule, dans la prévision d'un échec, que lui
faisait redouter l'attitude devenue hostile de Scaurus et de
Gabinius, devinant d'ailleurs le but des lenteurs calculées de
Pompée, retourna promptement en Judée, rassembla ses
forces, et, décidé à la résistance, s'enferma dans la citadelle
d'Alexandrium.
Une retraite aussi précipitée fournit de nouvelles armes
à Antipater et à Hyrcan ; ils éveillèrent les soupçons de
Pompée, en lui faisant entrevoir les graves difficultés, les
obstacles que le prince juif allait opposer à ses projets.
114 MACHJEROUS.

Le général romain réunit aussitôt ses légions, entra en


Judée et marcha dans la direction d'Alexandrium, après
avoir sommé Aristobule de venir le trouver sans délai.
Après de longues hésitations, le roi obéit, mais il se retira
de nouveau.
11 était en proie à une véritable lutte intérieure. Fier,

ombrageux, violent, il ne pouvait admettre que la majesté


royale s'abaissât devant un étranger qu'il considérait comme
un inférieur. Le sang des Macchabées fermentait dans ses
veines et bouillonnait à la seule idée de soumission ; il s'alar-
mait aussi de l'intervention des Romains dans les destinées
de sa patrie ; il prévoyait pour elle des malheurs futurs que
seul il pouvait conjurer, comme fidèle représentant des tra-
ditions asmonéennes, sauvegardes de la liberté et de l'indé-
pendance de la Judée. Puis, d'un autre côté, frappé des
objections de ses amis, qui lui démontraient l'impossibilité
d'une résistance victorieuse, Aristobule redoutait de la part
de Pompée une décision en faveur d'Hyrcan. Il faisait taire
ses scrupules devant l'espoir du succès; mais bientôt le
doute, l'inquiétude, l'orgueil l'agitaient de nouveau et le
jetaient dans une incertitude bien nuisible à sa cause.
Pompée, toujours tenu en éveil par les insinuations
d'Ahtipater, finit par exiger d'Aristobule des garanties ma-
térielles de soumission et le força d'écrire à tous les gouver-
neurs des forteresses en Judée d'obéir aux ordres de
Pompée et de lui livrer, sans résistance, les places qu'ils
occupaient.
Cet acte, arraché par la violence, blessa au vif l'orgueil
du descendant des Asmonéens. Dans l'excès de son indigna-
tion, Aristobule ne ménagea plus rien et se retira à Jérusa-
lem, pour y préparer une guerre à outrance.
MACHiEROUS. 115

Pompée se dirigea sans retard vers la capitale de la


Judée; parti de Koreas, il établit son premier campement à
Jéricho, a au milieu des bois odorants, des belles forêts
«
renommées pour le baume et l'encens qu'elles distillent. »
(Florus, III, vi.)
Il s'empara de toutes les forteresses importantes qui
auraient pu le troubler dans les opérations du siège qu'il
allait entreprendre. Ces précautions prises, Pompée hâta sa
marche, lorsque Aristobule, assailli de nouvelles inquié-
tudes, convaincu de l'inutilité de la résistance, vint de nou-
veau dans le camp romain pour exprimer ses regrets et
offrir une somme considérable à titre d'indemnité, ainsi que
l'entrée de la capitale.
Gabinius reçut l'ordre de prendre l'argent et d'occuper
Jérusalem avec un corps d'armée ; mais les partisans d'Aris-
tobule, exaspérés de la violence exercée sur leur prince,
refusèrent d'accepter le traité. Ils fermèrent les portes de la
ville et se disposèrent à combattre. Pompée retint Aristobule
comme prisonnier et s'avança en toute hâte pour briser les
derniers efforts de la résistance.
Deux partis étaient en présence à Jérusalem. Les amis
d'Hyrcan, représentant le peuple, voulaient ouvrir aux
Romains les portes de la capitale. Au contraire, les soutiens
d'Aristobule, quoique désespérant du succès, résolurent de
lutter. Ils abandonnèrent la ville pour se retrancher dans le
Temple, bien décidés à vaincre ou à mourir, et coupèrent le
pont qui reliait l'édifice sacré à la ville proprement dite.
Cette attitude énergique ramena à la cause d'Aristobule un
grand nombre de ses adversaires, indignés d'ailleurs de la
domination d'Antipater et de l'intervenlion successive de
deux armées étrangères envahissant la patrie pour en ruiner
116 MACILEROUS.
la liberté, pour en détruire l'indépendance. Aristobule fut
de plus en plus considéré comme le vrai représentant de la
nationalité juive, qu'il fallait défendre à tout prix contre
les protégés de la puissance romaine s'appelant ïlyrcan,
Antipater, Hérode.
Le siège du Temple se prolongea pendant trois mois.
L'héroïque résistance du patriotisme isràélîte tenait en échec
tous les efforts dés assaillants. Pourtant Pompée avait réuni
de nombreuses machines de guerre; avec le concours
d'Hyrcan et des partisans de ce prince, il recevait abon-
damment des vivres, des munitions et tous les matériaux
dont, son armée avait besoin. Les aggeres s'élevaient et les
tentatives d'assaut se renouvelaient surtout du côté nord,
en regard de la ville. Sur ce point, le Temple avait été
moins fortifié, à cause des vallées profondes qu'il dominait.
Malgré la gravité du péril, les Hébreux observaient fidè-
lement les prescriptions relatives au repos du jour cfonsacré
au Seigneur, conduite bien étonnante de la part des Juifs,
oubliant les recommandations de Mathathias, le père des
Macchabées, qui avait si fortement engagé ses frères d'armes
à combattre même le jour du sabbat lorsque la patrie était
en danger. Cette faute immense détermina le dénoûment
trop facile à prévoir, la prise d'assaut du Temple un jour de
jeûne et de fête (l'an 63 avant notre ère).
Tous les documents historiques s'accordent sur le mas-
sacre général qui suivit, *et auquel les assiégés n'opposèrent
pour ainsi dire aucune résistance. Ceux que les Romains
avaient épargnés par lassitude plutôt que par pitié se don-
nèrent volontairement la mort. Les sacrificateurs, surpris au
milieu des cérémonies religieuses, renouvelèrent l'héroïque
exemple des sénateurs romains frappés sur leurs chaises
MACH^EROUS. 117

curules par le glaive des Gaulois. Tous furent massacrés sans


qu'ils interrompissent un instant les prières et les rites con-
sacrés ; victimes indifférentes, on eût dit leurs âmes et leurs
intelligences étrangères à cette scène de meurtre et de
deuil.
Cependant Pompée, curieux de connaître les mystères
de la religion juive et de savoir jusqu'où étaient fondées les
rumeurs étranges qui circulaient au dehors, pénétra dans
le Temple, jusque dans l'enceinte sacrée où le grand sacrifi-
cateur lui-même ne pouvait, lui seul, entrer qu'une fois
chaque année. « Alors on apprit que l'image d aucune'divi-
«
nité religieuse ne remplissait le vide de cette enceinte
«
mystérieuse, qui ne cachait rien. .» (Tacite, Histoires,
livre Y, § ix.)
Ce fait précis n'a point empêché Florus de calomnier le
culte des Hébreux, en disant que Pompée avait « vu à
«
découvert l'objet secret que cette nation impie cache sous
« un ciel d'or. »
Le lendemain, le général romain ordonna de purifier le
Temple et de continuer les sacrifices selon les rites établis. Il
fit ensuite décapiter les principaux partisans d'Aristobule,
imposa un tribut à Jérusalem, enleva aux Juifs les villes
qu'ils avaient récemment conquises dans la basse Syrie, et
réduisit leur pays aux plus étroites limites.
En retour des services signalés qu'il avait rendus pen-
dant le siège, Hyrcan fut confirmé dans la dignité de Kohên
suprême. Dion Cassius dit qu'il fut investi du pouvoir
suprême, c'est-à-dire de la dignité de grand prêtre du Dieu
des Juifs (xxxvn). C'était le retour aux antiques institutions.
Naturellement Antipater reçut sa récompense. Il fut
chargé de représenter directement l'autorité de Rome, posi-
118 MACHiEROUS.
tion qui lui assurait un ascendant immense, et lui permit de
devenir le véritable chef de la Judée. Tel fut le premier degré
de l'échelle qui devait faire monter son fils au trône des
Asmonéens.
Aristobule et ses enfants furent conduits à Rome comme
captifs. Ce prince infortuné figura dans le triomphe de
Pompée comme roi des Juifs (Appien, Plutarque, Dion
Cassius, Florus); acte, du reste, plus flétrissant qu'hono-
rable pour le vainqueur de tant de peuples.
En effet, le roi des Juifs n'avait pas été attaqué et pris
dans une bataille rangée, les armes à la main ; venu en toute
confiance dans le camp des Romains pour y négocier, il
avait été saisi par quelques licteurs qui l'avaient chargé de
chaînes et traité en prisonnier de guerre, au mépris du droit
des gens. D'ailleurs, Pompée n'était-il pas entré comme
arbitre de paix dans cette Judée, l'alliée de Rome, d'où il
sortait en conquérant? Ce mélange de ruse et de violence,
ce rôle pacifique aboutissant a d'implacables hostilités, cette
duplicité enfin, tout cela convenait-il à la puissance de la
république, à son patronage envers les Juifs et au général
que l'on appelait le grand Pompée?
Dès que le chef des Romains eut terminé, l'organisation
intérieure du pays, il s'occupa du soin de réduire quelques
places fortes qui n'étaient pas encore en son pouvoir. Dans
le nombre -Strabon cite Machaarous.
Il reconstruisit plusieurs villes ruinées par suite des dé-
sastres de la guerre et en rendit d'autres à la liberté, en
les affranchissant du joug des tyrans qui les opprimaient.
(Josèphe, Ant. Jud., XIV. Plutarque, Vie de Pompée.)

L'historien juif poursuit son récit en disant que Pompée,
à son départ pour Rome, laissa à Scaurus le gouvernement
MACHJEROUS. 119

de la Syrie, prise dans son acception la plus étendue, c'est-


à-dire depuis l'Euphrate jusqu'à l'Egypte, avec la mission
de soumettre les Nabathéens.
L'armée romaine s'engagea dans des chemins imprati-
cables. Les soldats accablés de fatigue, presque entièrement
dénués de vivres, malgré les constants efforts d'Antipater et
d'Hyrcan ; les obstacles opposés par la distance et le climat,
tout semblait se réunir pour faire échouer cette expédition.
Scaurus, dans cette position difficile, mit à profit les excel-
lentes relations d'Antipater et d'Aretas.
L'habile conseiller d'Hyrcan déploya encore une fois
toutes ses ressources diplomatiques; il parvint à décider le
roi des Arabes à terminer une guerre qui, disait-il, pouvait
avoir des conséquences fatales pour son trône et son peuple,
et finit par obtenir de lui une somme de trois cents talents.
Cette solution représentait un véritable échec pour les aigles
romaines.
Excepté Plutarque, les autres historiens, notamment
Dion Cassius et Appien, placent l'expédition contre les
Arabes avant la prise de Jérusalem.
Plutarque dit même que Pompée conduisit en personne
les légions contre Petra, mais qu'à la nouvelle de la mort
de Mithridate, il avait changé de direction pour venir à
Amasia. Josèphe prétend que cette nouvelle fut connue des
Romains à Jéricho, avant le siège de la capitale juive.
N'y aurait-il pas dans cette version un prétexte pour dissi-
muler une retraite forcée?
Du reste, on pourrait également expliquer cette contra-
diction entre les documents historiques en admettant deux
campagnes dirigées contre les Nabathéens : la première, sous
les ordres de Pompée, qui soumit une partie des populations
120 MACHJÎROUS.
nomades établies au nord-est du Jourdain, aurait eu lieu
avant l'arrivée au camp romain d'Hyrcan et d'Aristobule, à
l'entrée du printemps (Josèphe, Ant. Jud., XIV, m, 2). Ce
fait expliquerait comment le nom d'Aretas, roi des Naba-
théens, figurait dans le tableau triomphal des princes et des
peuples vaincus par Pompée.
Quant à la seconde expédition, conduite par Scaurus,
elle aurait été déterminée par de nouvelles attaques d'Aretas,
ou du moins par quelques infractions aux traités.'D'ailleurs
les monnaies consulaires des familles JEmilia et Plautia
donnent la certitude complète d'une expédition contre les
Nabathéens dirigée par Marcus-iEmilius Scaurus.
Aretas est figuré à genoux, présentant un rameau d'oli-
vier et tenant un chameau par la bride. La légende est
claire : M. SCAVR. ^ED. CVR., et à l'exergue: KEX APETAS;
dans le champ: EX. S. C.; c'est-à-dire que Marcus-iEmilius
Scaurus, édile curule, obtint un séna tus-consul te l'autorisant
à frapper un type en souvenir de la soumission d'Aretas.
Quelque temps après, Gabinius succéda à Scaurus dans
le gouvernement de la Syrie (l'an 62 avant notre ère).
La supériorité militaire et les talents politiques de Gabi-
nius le désignaient pour ce poste vraiment important, où il
s'agissait de repousser les redoutables agressions des Parthes
et de défendre les provinces nouvellement annexées à la ré-
publique par les victoires de Pompée.
V

La situation politique faite à la Judée par l'intervention


de Pompée devint la cause directe d'une transformation
radicale dans lé caractère des luttes intérieures qui agi-
taient le pays ; c'était inévitable.
Jusque-là les Juifs, indépendants et libres sous les
Macchabées, avaient circonscrit leurs querelles dans une
:

divergence d'opinions sur la forme du gouvernement, d'in-


terprétations quant au texte de la loi. A ces luttes souvent
sanglantes, mais intimes et particulières à la nation, vint
s'ajouter, après la prise de Jérusalem, un élément nouveau
qui les compliqua."
Les anciens partis, pharisiens et saducéens, représen-
tants de la démocratie et de l'aristocratie, sans modifier
leurs principes respectifs, disparurent pour ainsi dire, du
champ de bataille où allait se vider une question bien plus
haute, celle de l'indépendance et de la nationalité même des
Juifs. Les haines de parti s'effacèrent momentanément de-
122 MACII/EROUS.

vant la haine du joug étranger ; dans tous les coeurs brûla


intense le feu de l'amour de la patrie.
Aristobule II et ses fils, Alexandre et Antigone, étaient
les derniers rejetons de cette noble race des Macchabées, si
prodigue de son sang toutes les fois qu'il avait fallu conso-
lider la liberté aujourd'hui perdue. Eux, les héroïques
champions, les intrépides défenseurs de l'indépendance na-
tionale, ils avaient été enchaînés au char de triomphe d'un
Romain, vainqueur par la trahison et la ruse plutôt que par
la force et le glaive.
L'infortune de ces princes, leur exil impitoyable, leur
captivité, augmentaient encore le nombre et le zèle de leurs
partisans, l'ardeur des répulsions et des ressentiments pa-
triotiques contre ces redoutables légions, qui faisaient peser
sur la Judée la mort et la servitude. Riches et pauvres,
pharisiens et saducéens, tous les hommes de coeur et
d'énergie étaient déterminés à une résistance opiniâtre,
acharnée, contre l'envahissement des' idées nouvelles d'une
faction vendue à l'étranger, contre les tendances et les
projets hautement avoués d'adversaires qui désertaient la
cause de Jehovah, de la religion et de la patrie.
Cette faction avait pour chef Antipater, se cachant à
demi derrière les droits d'Hyrcan, droits énergiquement flé-
tris -et repoussés à jamais par le grand parti national. La fai-
blesse, l'indolence de ce prince le rendaient un objet de dé-
rision; sa condescendance aux volontés de son conseiller, de
son ministre, devenu le maître de par l'autorité des Romains;
la guerre qu'il avait suscitée à deux reprises différentes, en
appelant sur le sol de la Judée des armées étrangères : toutes
ces causes réunies avaient attiré, concentré sur Hyrcan le
profond mépris de la masse du peuple.
MACHJEROUS.''. 123

L'élément sur lequel il s'était d'abord appuyé lui man-


quait tout à coup. D'un autre côté, l'influence croissante
d'Antipater, son ambition, qui grandissait avec les cir-
constances et les événements, ambition réelle, mais dissi-
mulée sous le masque de l'amitié; ces indices, auxquels
le patriotisme ne pouvait se méprendre, faisaient pres-
sentir un but arrêté, un projet mystérieux de domina-
tion, poursuivi sur la ruine des droits sacrés de l'an-
cienne dynastie. Antipater était l'homme de l'avenir, il se
substituait déjà aux Asrnonéens, il se préparait à l'usur-
pation.
Naturellement il s'appuyait sur ses protecteurs, en
d'autres termes sur la force brutale. Il déclarait hautement,
comme principe politique de sa conduite, qu'il y aurait folie,
impossibilité à vouloir résister au courant de l'autorité ro-
maine, entraînant tous les peuples et tous les rois; qu'il
valait mieux adopter franchement les idées nouvelles,
dans l'intérêt du bonheur et de la prospérité de la nation,
au lieu de continuer à vivre dans l'isolement, source de
toutes les infortunes des Israélites. Il disait enfin qu'il était
temps d'accomplir à l'intérieur de notables modifications
pour amener un rapprochement avec les autres peuples, en
marchant de concert au même but.
Ces raisonnements plus spécieux que fondés, cette ligne
de conduite, étaient parvenus à convaincre beaucoup de
Juifs, qui avaient peu à peu formé un noyau considérable
et influent. Mais les esprits vraiment clairvoyants se mé-
fiaient de l'homme qui professait celte doctrine; ils compre-
naient le but caché, mais transparent, d'un pareil langage.
Aussi chaque pas d'Antipater le rapprochant du but si
ardemment désiré diminuait-il le nombre de ses adhérents,
124 .MACtLEROUS.
qui commencèrent à s'alarmer du résultat poursuivi, et se
rattachèrent au parti national.
Ces divers motifs secondèrent puissamment la cause
d'Aristobule et permirent à ses défenseurs- de soutenir une
lutte vigoureuse et prolongée contre la puissance romaine et,
surtout, contre les projets d'élévation progressive d'une nou-
velle dynastie. Ils font comprendre aussi les apparentes in-
certitudes de ce parti, dévoué à Rome tant que les légions
occupaient ou menaçaient la Judée, mais disposé à se rallier
à Aristobule et à ses fils, dès que leurs efforts ont quelque
chance de succès.
Telle était la disposition des esprits lorsque la nouvelle
de l'évasion d'Alexandre, le fils aîné d'Aristobule II, se
répandit avec la rapidité de l'éclair. Le groupe compacte et
dévoué qui soutenait les droits des Asmonéens se resserra
nombreux et déterminé.
Alexandre, en effet, avait pu se soustraire à la surveil-
lance romaine ; il accourut en Judée, et une véritable armée
se rangea autour de lui .sous le drapeau de l'indépendance
nationale. Au lieu de combattre en rase campagne contre les
soldats d'Hyrcan et d'Antipater, il fit la guerre des mon-
tagnes, comme les premiers Macchabées, conduite habile
et sage qui lui laissa le temps d'attendre tous les Juifs
qui venaient successivement grossir le nombre de ses
soldats.
Aussitôt que ses forces lui fournirent les moyens d'agir
avec plus d'efficacité, il abandonna les montagnes et se fit
ouvrir les portes des principales forteresses, dans lesquelles
il établit solidement son pouvoir. Il apporta tous ses soins à
rendre imprenables les citadelles d'Alexandrium et de Ma-
chaerous, d'où, comme l'aigle s'élançant du haut de son
MACHiEROUS. 125
aire, il se jetait sur la Judée, en pillant, ravageant le pays;
malgré tous les efforts d'Antipater.
De nombreux succès, ainsi que le sympathique concours
des populations, le rendirent bientôt maître de toutes les
provinces, et il put songer à marcher sur Jérusalem, pour
expulser Hyrcan de son dernier refuge. L'entreprise était
d'autant plus facile que les remparts de la capitale, renversés
par Pompée, n'avaient pas été reconstruits à cause de l'op-
position des gouverneurs de Syrie.
Antipater adressa aux Romains un appel presque déses-
péré. Gabinius y répondit immédiatement, et, comme avant-
garde, il envoya une partie des légions sous les ordres de
Marc-Antoine, auquel Antipater se joignit avec un contin-
gent de troupes particulières. Malichus et Pitholaùs ne tar-
dèrent point à le suivre à la tête de tous les Juifs fidèles à la
cause d'Hyrcan.
Dès que Gabinius eut amené le gros de l'armée et rallié
l'avant-garde, qui jusque-là avait pu tenir le pays en respect,
il marcha rapidement contre Alexandre. Ce prince, ne pou-
vant se flatter de résister à des forces aussi considérables,
résolut d'opérer sa retraite et de se retrancher derrière les
solides remparts qu'il avait fait construire. Une manoeuvre
habile de Gabinius le contraignit à s'arrêter dans sa marche;
il fut forcé d'accepter une bataille qui s'engagea près de
Jérusalem. Elle fut sanglante; les Juifs combattirent avec le
courage du désespoir ; trois mille d'entre eux succombèrent,
les Romains firent un pareil nombre de prisonniers 1.
Alexandre vaincu, mais non découragé, alla s'enfermer

1. Ces chiffres sont reproduits d'après Josèphe, qui est toujours era-
.
jneinl, à cet égard, d'une grande exagération.
126 MACHJEROUS.
dans les murs d'Alexandrium avec le reste de son armée,
bien décidée, ainsi que le prince, à opposer la plus éner-
gique résistance.
Gabinius l'avait poursuivi sans lui laisser le temps de
respirer. Un corps de Juifs avait établi un camp retranché
au-devant de la citadelle. Le général romain fit des propo-
sitions d'arrangement qui furent rejetées. Irrité de ce refus,
il fit immédiatement attaquer cet avant-poste; malgré leur
courage, les Juifs furent vaincus après des pertes considé-
rables; les survivants se réfugièrent dans la citadelle. La
lutte avait été très-ardente, car Josèphe signale la valeur
extraordinaire que dut déployer dans cette circonstance
Marc-Antoine, le commandant de la cavalerie romaine.
L'investissement d'Alexandrium eut lieu, et, pendant
qu'une partie de son armée continuait le siège, Gabinius,
avec des forces imposantes, parcourut la Judée, dispersa les
partisans d'Aristobule et remédia aux ravages de la guerre
en faisant reconstruire les villes qui avaient été saccagées et
en y rappelant leurs habitants. Après avoir pris ces mesures,
dans le but de calmer l'irritation publique, il vint en per-
sonne activer le siège poursuivi par les légions.
Alexandre, environné d'ennemis, pressé avec vigueur
dans sa dernière place de refuge, réduit aux plus dures
extrémités, envoya sa mère auprès du général romain. Cette
princesse entama des négociations qui fléchirent enfin le
vainqueur. Les principales conditions de la capitulation
consistèrent dans l'abandon des places fortes d'Alexandrium,
d'Hyrcanium et de Machaerous, qui tenaient encore pour
le parti national.
Ces forteresses furent démantelées aussitôt, d'après le
voeu de la mère d'Alexandre; elle craignait que ces postes
MACHiEROUS. 127

importants ne devinssent le centre de nouveaux troubles,


de guerres continuées en faveur de son mari ou de ses
enfants. Sous ce rapport; pour les dangers que pouvaient
courir les objets de son affection, la princesse était peut-
être bien inspirée ; mais, au point de vue du parti national
et des conséquences qui devaient en résulter pour l'indépen-
dance du pays, c'était se désarmer d'avance.
Voilà donc la guerre civile terminée par la présence de
l'étranger; le parti national gémit sous le joug du vainqueur,
la liberté et l'indépendance ont succombé à la fois; mais
qu'importe à Antipater et à ses amis? Pour lui, il ne voit
dans son triomphe qu'un pas de plus vers le but auquel il
aspire; les cris et les larmes d'un peuple resté fidèle à sa
religion, à sa loi, à ses institutions, à ses devoirs, ne par-
viennent pas jusqu'à ses oreilles volontairement fermées.
Antipater n'a-t-il pas obtenu ce qu'il voulait? Ne voit-il
pas chaque jour grandir son autorité sur les ruines du pou-
voir des Asmonéens? Il entassera, s'il le faut, cadavres sur
cadavres, pour en faire autant de degrés au trône où il lui
tarde de monter. Deux fois les aigles romaines ont paru
en Judée pour soutenir ses projets. La première inter-
vention a eu pour conséquence l'abolition de la royauté
proprement dite et la soumission du pays; mais Hyrcan
avait conservé un certain prestige monarchique, diminué, il
est vrai, par le pouvoir de son ministre; mais les Juifs
existaient encore comme corps de nation, et leur système
d'administration intérieure paraissait respecté.
Gabinius, aussitôt la guerre terminée, voulut laisser une
nouvelle trace du passage victorieux des légions. Tenant à
préparer de plus en plus l'annexion à la république, il éta-
blit Hyrcan dans la dignité de grand sacrificateur, en ne lui
128 MACH^EROUS.
laissant que l'autorité sacerdotale. Puis il divisa le pays en
cinq juridictions relevant de Jérusalem, Gadara, Amathus,
Jéricho et Sephoris. C'était la ruine du système monarchique,
remplacé par une oligarchie aristocratique 1.
Cette organisation, empreinte d'un habile calcul poli-
tique, devait éteindre et détruire l'importance d'Aristobule.
Le peuple juif n'avait effectivement accepté qu'à regret le
pouvoir royal usurpé par les derniers Macchabées, et con-
traire à toutes les institutions nationales. Beaucoup d'adhé-
sions allaient donc se rallier à la nouvelle forme de gouver-
' nement. Les haines de parti pourraient s'étouffer faute
d'aliments ; enfin pour la Judée s'ouvrirait une ère de calme,
de prospérité, et les populations retrouveraient au sein de
l'ordre et de la paix, les germes bienfaisants d'une force
nouvelle.
Malheureusement, ces modifications émanaient d'un Ro-
main; ce changement s'opérait à l'avantage d'Antipater.
D'ailleurs, Aristobule et ses enfants maintenaient leurs pré-
tentions et leurs droits. Ils comptaient de nombreux amis
n'attendant qu'un signal pour recommencer des tentatives
jusque-là si désastreuses.
Le feu couvait sous1 la cendre. Pour déterminer l'explo-
sion de l'incendie, il ne fallait qu'une étincelle. Cette étin-
celle jaillit. Aristobule parvint à s'échapper de Rome avec
son second fils, Antigone. A peine arrivé en Judée, il se vit
entouré d'une foule de mécontents, et sa cause fit de rapides
progrès. Le gouverneur de Jérusalem, Pitholaùs, qui avait
marché dans les rangs des Romains contre Alexandre, s'em-

1. Cette oligarchie se maintint pendant un laps de temps de dix an-


nées, de l'an 57 à 47 avant l'ère chrétienne. Elle fut renversée par César
en 47.
MACHAEROUS. 129

pressa de soutenir l'ancien roi, le proscrit, auquel il fournit


mille guerriers d'élite.
Afin de se créer un centre d'opérations, Aristobule or-
donna de relever sans retard les murs d'Alexandrium, mais
on ne lui laissa pas le temps d'accomplir ce travail. Gabi-
nius envoya en toute hâte contre lui des troupes comman-
dées par Antonius, Sisenna et Servilius.
Surpris par la rapidité de cette manoeuvre, Aristobule,
ne pouvant résister à force ouverte, passa une revue de ses
partisans et renvoya ceux qui étaient mal armés, mal équi-
pés, et qui auraient pu l'embarrasser dans ses mouvements.
Il ne garda sous ses ordres que huit mille hommes de choix,
avec lesquels il se dirigea vers Machaerous, dans l'espoir
d'arrêter les Romains à l'entrée des défilés des montagnes
et de laisser ainsi à l'insurrection les moyens et le temps de
s'accroître.
Mais il n'avait pas compté sur la tactique et la discipline
des Romains, dont les chefs devinèrent son plan et le dé-
jouèrent par une marche rapide, comme celle qui avait été
si fatale à Alexandre. Forcé de combattre, Aristobule déploya
un courage héroïque, imité par tous ses frères d'armes.
L'ennemi l'emporta, cinq mille Juifs périrent, d'autres
purent fuir. A la tête d'un millier d'hommes attachés à sa
fortune, Aristobule, se frayant un chemin sanglant à travers
les légionnaires, parvint à atteindre Machaerous.
Mais cette place avait été démantelée par ordre de Ga-
binius, à la prière expresse de la femme d'Aristobule. Le
prince ne trouvait donc que des ruines, des décombres, sans
provisions, sans ressources pour soutenir un siège. Loin de
se décourager toutefois, il fit établir des retranchements au
moyen des débris des anciennes fortifications.
130 MACHJEROUS.
L'armée romaine cependant suivait la trace des Juifs,
espérant les forcer à se rendre faute de moyens suffisants
de résistance ; mais les légions vinrent se heurter contre
un camp retranché dont la position presque inaccessible
suppléait aux travaux d'art. Il fallut entreprendre le siège
en règle de ce pic formidable, défendu par Aristobule et
ses partisans avec une opiniâtreté dont les Juifs avaient déjà
donné tant d'exemples.
La lutte se prolongea deux jours entiers; le manque de
vivres, la mort de ses plus braves soldats, de nombreuses
blessures réduisirent Aristobule à se rendre aux Romains.
Le malheureux prince fut reconduit à Rome ; mais, sur
la prière de Gabinius, ie sénat consentit à laisser libres les
deux fils d'Aristobule.
Peu après, le gouverneur de Syrie, qui s'était mis en
mesure de marcher contre les Parthes, abandonna momen-
tanément ce projet et lança ses forces sur l'Egypte, pour
rétablir sur le trône Ptolémée Aulétès. Les magnifiques
offres de ce souverain avaient déterminé Gabinius et Antoine
à poursuivre cette restauration.
Antipater et son parti s'empressèrent de seconder
l'expédition d'Egypte. Les Israélites établis à Péluse firent
aux légions l'accueil le plus hospitalier, tandis que des con-
vois de vivres, d'argent et de matériel de guerre étaient
expédiés de la Judée pour subvenir aux besoins de l'armée
romaine.
Alexandre saisit cette occasion et profita de l'absence de
Gabinius pour hasarder une troisième tentative d'affran-
chissement. Tout le parti national, dans un effort suprême,
se rangea sous l'étendard du jeune prince asmonéen, dont
le courage et les talents militaires autorisaient ' les espé-
MACHAEROUS. 131

rances publiques. Secondé par la masse des habitants,


Alexandre parcourut toute la Judée, attaquant les garnisons
romaines, surprenant les détachements isolés. Il les força
ainsi à opérer leur concentration et à se retirer vers le mont
Garizim, où il les entoura, en coupant à l'ennemi tout moyen
de communication, tout espoir de retraite.
Malheureusement pour l'insurrection juive, Gabinius
termina la guerre d'Egypte beaucoup plus vite qu'on ne
s'y attendait; il revint aussitôt comprimer à leur début les
efforts du parti national. Antipater, secondé par le prestige
des nouveaux succès du général romain, profita de ce
brusque retour pour détacher un grand nombre de cham-
pions de la cause du jeune prince. Mais, quoique aban-
donné par les traîtres ou les lâches, le fils d'AristobuIe avait
encore sous ses ordres trente mille hommes dévoués et cou-
rageux. Fier de ses premiers avantages, enhardi par la
fidélité de ses frères d'armes, rempli de confiance dans
l'avenir, il eut l'imprudence de se présenter devant les
légions pour les combattre en rase campagne. Que pou-
vaient des bandes indisciplinées et mal armées contre des
adversaires aussi bien exercés que bien commandés? Dix
mille Juifs succombèrent sur le champ de bataille, voisin
du mont Thabor.
Cette grande défaite termina la troisième guerre civile.
Les affaires furent réglées en Judée d'après les conseils
d'Antipater, par les soins de Gabinius, qui marcha ensuite
contre les Nabathéens. Ces derniers furent également vain-
cus par l'heureux général.
Les conséquences de cette troisième tentative furent les
mêmes pour la Judée que celles des deux premières. Affai-
bli, manquant de liens et de ressort, le parti national ne
132 MACHAEROUS.

put présenter qu'une faible résistance. Entièrement maîtres


du pays, les Romains mirent partout des garnisons, et
mêlant les précautions armées aux mesures administratives,
ils établirent solidement leur pouvoir en Judée, de manière
à y trouver une forte base d'opérations contre les contrées
orientales.
D'un autre côté Antipater fut comblé d'honneurs et de
dignités, son pouvoir grandissait en raison des nombreuses
preuves de dévouement qui le rendaient un précieux auxi-
liaire pour les Romains. Ses relations d'alliance avec les
princes voisins contribuaient à lui donner une influence très-
grande et dont il savait profiter. Le roi des Arabes surtout
était son ami intime, c'est à lui qu'il avait confié la garde de
ses enfants lors des dernières guerres contre les Macchabées.
Crassus remplaça Gabinius en Syrie. D'un caractère
odieux et cupide, ce général, dès son arrivée à Jérusalem,
dépouilla le Temple de ses trésors, au mépris des droits les
plus sacrés, sans égard pour les traités d'alliance et de
paix.
Appien et Plutarque nous ont transmis un triste tableau
de l'immoralité de ce personnage, dont l'avidité insatiable
n'était pas même relevée par des talents administratifs ou
militaires. Tous les moyens lui semblaient bons pour accroître
son immense fortune : les rapines, l'usure, les spéculations
les plus honteuses.
Après une première expédition contre les Parthes, expé-
dition dans laquelle il échoua, il fut forcé de rentrer dans
la Syrie, dont il eut beaucoup de peine à défendre les fron-
tières. Les Parthes, qui avaient hérité de la puissance des
Perses, faisaient des excursions continuelles et devenaient
de jour en jour plus dangereux pour les Romains.
MACHAEROUS. 133
Antipater avait gagné ou plutôt acheté la bienveillance
de Crassus, auquel il suggéra l'idée d'assiéger Tarichée,
auprès du lac de Genesareth; là se maintenait la dernière
résistance du parti national, sous le commandement de Pitho-
laiis. La ville fut occupée de force par les Romains, qui y
firent trente mille captifs, parmi lesquels Pitholaùs. Ce der-
nier fut indignement immolé par l'ordre de Crassus, à la
demande d'xAntipater, qui se débarrassait de tous les hommes
de coeur pouvant lui faire obstacle.
Cependant Crassus, de plus en plus harcelé par les
Parthes, franchit l'Euphrate. Il trouva la mort, avec son
armée presque tout entière, dans cette expédition devenue
un des souvenirs néfastes de l'orgueil de Rome (l'an 53
avant notre ère).
Cassius fut chargé de poursuivre cette guerre de repré-
sailles, de vengeance, qui intéressait la république comme
un point d'honneur, et comme un moyen de conserver ses
conquêtes en Orient. Après des chances diverses de fortune,
Cassiu» parvint à refouler les Parthes' au delà de l'Euphrate
(51 avant notre ère). Rome respira; mais ce n'était là
qu'un entr'acte, à peine une trêve.
Toute cette série d'événements s'efface en quelque sorte
devant la lutte gigantesque qui de Rome agite le monde
entier. Jules César et Cnéius Pompée en viennent aux prises.
C'est le choc du passé qui chancelle et s'écroule sous les
coups de l'avenir, représenté par César, continuant contre
l'aristocratie l'oeuvre de Marius.
Pompée se laisse expulser de Rome et de l'Italie par
l'infatigable activité de son rival; il se réfugie sur le sol de
la Grèce et appelle à son secours tout l'Orient, où avaient
eu lieu ses principales conquêtes et où il conservait un près-
134 MACHJIROUS.

tige immense, tandis que César s'était révélé dans dix


années de guerre contre les Gaulois, les Germains, les
Bretons.
Parmi les chefs orientaux empressés de venir en aide
à Pompée, Antipater fut l'un des premiers ; Appien, en fai-
sant l'énumération des troupes rangées sous les drapeaux
du rival de César, cite, après les Syriens, les Hébreux et
leurs voisins les Arabes (Appien, Guerres civiles, II, 71).
Antipater avait envoyé en effet ses meilleurs soldats au
camp de Pompée.
Dès qu'il eut franchi le Rubicon et occupé Rome en
dominateur, César avait essayé d'opérer en Judée une
diversion favorable à sa cause. A cet effet, il avait délivré
Aristobule et l'avait fait passer en Syrie avec deux légions.
Au moment où ce roi, si longtemps malheureux, allait
prendre une sérieuse revanche de tant de désastres et rele-
ver sa fortune, il fut empoisonné par les partisans de Pom-
pée. Certainement ce crime fut instigué par la haine im-
placable d'Antipater.' La tragédie n'était pas terminée :
Alexandre, le fils aîné d'Aristobule, se préparait à rejoindre
son père avec un corps de troupes ; mais il fut pris, conduit
à Antioche, et là, sur l'ordre spécial de Pompée, sa tête
tomba sous la hache du licteur.
Les événements semblaient se précipiter avec une force
et une rapidité irrésistibles en faveur des projets d'Antipater :
un seul obstacle s'élevait encore sur sa route, le dernier fils
d'Aristobule, le jeune Antigone ; et précisément tout parais-
sait annoncer le triomphe de Pompée. Mais le génie de
César enchaîna la fortune, qui allait décider du sort du
monde dans les plaines de Pharsale.
César triompha. Réduit à fuir, Pompée se dirigea vers
MACHAEROUS. 135
l'Egypte dans l'espoir de trouver un asile assuré à la cour
du fils de ce Ptolémée Aulétès, qui lui avait dû la couronne.
Mais la trahison la plus infâme attendait l'hôte illustre qui
se présentait en suppliant et qui avait foi dans la reconnais-
sance de la race dégénérée des Lagides. Un eunuque, un
rhéteur et un misérable décoré du nom de général ont tenu
conseil avec le roi d'Egypte, la mort de l'ancien protecteur
de Ptolémée Aulétès est arrêtée dans cette délibération, et en
face de la plage de Péluse trois assassins frappent le grand
homme. Ils lui coupent ensuite la tête pour la présenter à
Jules César, qui se détourne, en pleurant, de ce hideux
hommage. La punition du crime ne devait pas se faire
attendre.
Alliés de Pompée, les Juifs se trouvaient dans une situa-
tion difficile à l'égard du vainqueur de Pharsale. Mais la
flexibilité d'Antipater les sauva en se pliant aux circon-
stances nouvelles et en trouvant auprès de César les moyens
de justifier sa conduite antérieure. Plus il avait à craindre
le ressentiment du rival de Pompée, plus il se montra docile,
dévoué, obséquieux. A la tête de trois mille Juifs, Antipater
marcha dans les rangs des troupes qui accompagnaient César
en Egypte; en même temps ses relations avec les Arabes
lui permirent de les donner comme auxiliaires à la cause
qu'il embrassait si chaudement; enfin sa prévoyance fournit
abondamment les Romains de vivres et de munitions de
guerre. Cet homme ne négligeait rien dans son infatigable
activité, surexcitée par l'ambition. De nombreux colons
juifs résidaient en Egypte ; il se servit habilement de l'auto-
rité sacerdotale d'Hyrcan, pour les attirer à lui et assurer
leur concours à Jules César.
Ce n'est pas tout; son courage s'éleva au niveau de son
136 MACHAEROUS.

intelligence : il s'élançait le premier aux combats et aux


assauts; dans une circonstance décisive il sauva l'armée
romaine sur le point de subir un échec. D'honorables et
nombreuses blessures mirent en relief son intrépide dévoue-
ment. Aussi se vit-il entouré de la confiance des généraux,
des sympathies de l'armée; il gagna l'estime et l'amitié de
César.
Le voilà parvenu au but qu'il poursuivit, avec tant de
persévérance. Lorsque César visita la Judée, Hyrcan fut
confirmé dans la dignité de grand sacrificateur, et Antipater,
comblé d'honneurs, reçut le titre de citoyen romain avec
tous les privilèges qui s'y trouvaient attachés.
Antigone, il est vrai, se présenta devant César, auquel
il exposa ses droits, en rappelant le dévouement de son père
Aristobule, mort pour la cause du dictateur. Il évoqua aussi
le souvenir de son frère Alexandre, victime des pompéiens.
Mais de quel poids était ce passé avec ses tragiques détails,
en face des récents, des immenses services que venait de
rendre, que continuait à rendre l'habile Antipater ? Qu'avait
fait Antigone? En quoi son père et son frère avaient-ils
secondé César, dont la reconnaissance nomma Antipater
intendant de la Judée, en le laissant maître de diriger le
pays à son gré et en lui permettant de reconstruire les rem-
parts de Jérusalem renversés par Pompée ?
Le gouvernement aristocratique, institué par Gabinius,
fut supprimé et remplacé, d'un côté, par les pouvoirs d'Hyr-
can rétabli dans tous les privilèges politiques et religieux de
la dignité de grand sacrificateur; de l'autre côté, par l'au-
torité d'Antipater touchant de bien près au comble de ses
voeux, au but de tous ses efforts. Sa puissance repose, en
effet, sur l'amitié de César qui l'a choisi pour représenter la
MACHAEROUS. 137
domination romaine, tandis que sa volonté domine le faible
Hyrcan..
Il commande et tout lui obéit. Qui oserait résister? Ne
dispose-t-il pas de la force des légions ? Après avoir relevé
les murs de la capitale, il parcourut les différentes provinces
de la Judée, en répétant partout le même langage : Vivez
en paix; je suis votre ami, votre défenseur, votre protec-
teur. Mais si vous étiez assez imprudents pour susciter de
nouveaux troubles, vous trouveriez en moi un juge sévère,
un maître inflexible. En un mot, restez mes auxiliaires
fidèles, dévoués; n'opposez aucun obstacle à mes désirs, qui
sont dans vos intérêts; à mes vues, qui tendent à votre bon-
heur. Ne me réduisez point à appesantir sur vos têtes une
main de fer.
Ces menaces ne pouvaient manquer de produire leur
effet. La présence des légions, prêtes à obéir au premier
ordre d'Antipater, commentait d'ailleurs ses paroles- et réta-
blissait un calme momentané parmi les populations.
Le nouvel intendant s'occupa ensuite de réformes inté-
rieures; il associa à son pouvoir deux de ses fils 1. Phasaël,
l'aîné, eut l'administration de la province de Jérusalem, tan-
dis qu'Hérode dirigea la Galilée (kl avant notre ère).
Tel est le début d'Hérode dans la carrière politique; dès
ses premiers actes, il manifeste l'énergie de son caractère,
l'ardeur de son ambition; on devine immédiatement l'im-'
portance du rôle auquel il aspire et qu'il remplira. Jamais
fils n'a mieux continué les plans de son père et ne lui a
plus ressemblé par sa conduite. Seulement, ce qu'Antipater

1. La famille d'Antipater se composait d'une fille, la fameuse Salomé,


et de quatre fils : Phasaël, Hérode, Joseph et Pheroras.
138 MACHAEROUS.

n'a point osé faire par suite de diverses considérations per-


sonnelles, Hérode l'accomplira sans scrupule, sans hésita-
tion.
Libre de tout lien de reconnaissance, de tout engagement
avec le passé, mais toujours prêt à se servir de l'immense
ascendant acquis par son père, il foulera aux pieds les
dernières incertitudes d'Antipater, il se séparera hautement
du parti national pour .embrasser de nouvelles idées et se
dévouer sans réserve à la politique romaine. Il n'hésitera
point à déclarer une guerre à mort aux partisans des Mac-
chabées, et il se dressera menaçant, impitoyable contre les
Asmonéens, en entraînant avec lui tous ceux que les intri-
gues d'Antipater avaient déjà séparés des vrais champions
de l'indépendance de la Judée.
En arrivant en Galilée, dans le gouvernement qui lui
était confié, Hérode eut à combattre Ezéchias, que Josèphe
qualifie de voleur et de brigand, mais qui en réalité, comme
nous le verrons plus loin, était sur ce point du pays le chef
du parti national.
C'est ici qu'il importe de relever les contradictions, les
exagérations de l'historien Josèphe. Jusque-là, ses récits
respirent à un haut degré l'amour des lois et des institutions
juives. Son livre a été conçu et écrit dans le but de réfuter
les calomnies inventées par des auteurs et des peuples étran-
gers contre sa religion et contre ses concitoyens. Il ne
cache point son admiration et son profond respect pour tous
les Asmonéens. Il prend parti en faveur des derniers des-
cendants de cette race illustre, et se prononce énergique-
ment contre l'ambition d'Hérode et d'Antipater.
Mais voici la palinodie avec l'entrée en scène des
Romains ; aussitôt qu'ils interviennent en maîtres dans les
MACHAEROUS. 139

affaires de la Judée, Josèphe n'a plus que des reproches,


des invectives même, pour les adversaires de Rome. Si par-
fois il attaque encore certains actes d'Antipater et d'Hérode,
il semble vouloir atténuer ce blâme par les éloges exagérés
qu'il prodigue à leurs qualités^ à leurs vertus, aux services
qu'ils ont rendus à la patrie.
Aussi, pour Josèphe, le modèle des gouverneurs se per-
sonnifie dans Hérode et l'infortuné Ezéchias devient le chef
d'une bande de brigands.
Le fils d'Antipater s'empressa de poursuivre avec vigueur
et à l'aide de toutes les ressources dont il disposait l'adver-
saire de la domination romaine, le défenseur de l'indépen-
dance nationale. Comme les premiers Macchabées, Ezéchias
occupait avec sa petite troupe les sommets de montagnes
inaccessibles. De là, il descendait dans la plaine et dans les
vallées pour harceler sans trêve, sans relâche, les ennemis
de la Judée.
Il pillait et ravageait la contrée, conséquence ordinaire
d'une guerre de partisans. Hérode parvint à le surprendre
et, de son autorité personnelle, le fit tuer avec tous ses
compagnons d'armes. Cet acte de .violence lui valut l'affec-
tion de Sextus César, gouverneur de Syrie; mais à Jéru-
salem l'opinion publique manifesta sa répulsion et son indi-
gnation.
Déjà un complot s'ourdissait en secret autour d'Hyrcan
pour ébranler et détruire l'influence d'Antipater. On cher-
chait à éclairer ce prince faible, à le prémunir contre des
projets funestes à sa dynastie; on voulait l'alarmer sur la
conduite du puissant Iduméen qui, de concert avec ses deux
fils, absorbait toute l'autorité.
Le meurtre d'Ézéchias, frappé sans jugement, sans con-
140 MACHAEROUS.

damnation légale, sur un ordre d'Hérode non sanctionné


par le grand sacrificateur, n'était-ce pas une usurpation
manifeste de la souveraineté suprême, un acte odieux com-
mis au mépris de toutes les lois?
D'ailleurs, les familles des infortunés compagnons d'Ezé-
chias massacrés avec leur chef étaient venues en masse à
Jérusalem pour supplier Hyrcan et le peuple d'avoir pitié
de leur deuil et pour réclamer justice et protection contre
la tyrannie d'Hérode. Cédant aux voeux de la popula-
tion de la capitale, Hyrcan somma le jeune gouverneur de
venir à Jérusalem se justifier de l'accusation dont il était
l'objet.
Antipater transmit à son fils le conseil de se faire bien
accompagner, en cas de danger pour sa liberté ou sa vie ;
Hérode se présenta devant ses juges dans une attitude fière,
hautaine, et avec une escorte nombreuse. 11 était en même
temps muni d'une lettre de Sextus César, remplie de me-
naces dans le cas où l'ami du gouverneur romain de Syrie
serait condamné.
Un seul juge, Saméas, osa prendre la parole pour retra-
cer et flétrir les actes du fils d'Antipater, mais Hyrcan fit
remettre au lendemain le prononcé de là sentence. Dans la
nuit, Hérode se réfugia à Damas sous la protection de Sex-
tus César et informa Hyrcan de sa résolution de ne plus
comparaître devant aucun tribunal, pour quelque motif
qu'il fut mandé.
Telle était son irritation, qu'ayant obtenu des secours
militaires du gouverneur de Syrie, il marcha sur Jérusalem
avec l'intention de s'en emparer et de venger l'outrage dont
il se prétendait victime. Seules les observations et les prières
d'Antipater et de Phasaël purent l'arrêter dans son auda-
MACHAEROUS. 141

cieuse entreprise. La paix un instant compromise se rétablit


en Judée, mais à quel prix pour Hyrcan !
Terrible était le coup porté par Hérode, qui venait de
produire à découvert ses projets, ainsi que sa ferme' résolu-
tion de briser au premier jour les liens qui retenaient encore
son père. Il avait fait trembler le chef religieux et politique
du pays, il s'était révolté contre les lois et les institutions
nationales. Fort de l'appui de l'étranger, à la condamnation
suspendue sur sa tête, il avait répondu par des démonstra-
tions à main armée. Un ambitieux de cette trempe ne pou-
vait, ne devait pas s'arrêter au milieu du chemin qui le me-
nait à son but. Il ne tarda point à le prouver par ses actes.
Le meurtre de Jules César, assassiné aux ides de mars,
l'an l\Ii avant notre ère, provoqua de profondes agitations,
de violentes secousses dans le monde entier. Partout écla-
tèrent des crises, des convulsions s'étendant à toutes les
possessions directes ou indirectes de Rome.
Un des meurtriers de César, Cassius, arriva en Syrie et
rattacha à sa cause les légions qui s'y trouvaient, en les
flattant de l'espoir d'une renaissance de la république, rêve
impossible malgré la mort du dictateur.
Antipater et ses fils ne manquèrent point de se pronon-
cer pour le parti qui semblait le plus fort, qui dominait
autour d'eux ; ils cherchèrent à gagner la protection de Cas-
sius en lui fournissant des troupes, des armes et des munitions.
A la demande d'un tribut de 700 talents, demande for-
mulée par Cassius, Antipater chargea ses fils et quelques
personnages influents, entre autres Màlichus, de recueillir
cette somme. Mais cette mesure allait rencontrer un obstacle
imprévu, dont les calculs de l'habile Iduméen n'avaient
soupçonné ni l'importance ni les suites.
142 MACHAEROUS.

On n'a point oublié que, durant la lutte de Gabinius


contre Alexandre, fils d'Aristobule, deux chefs juifs, Pitho-
laùs et Malichus avaient rejoint les légions avec des troupes,
se présentant comme auxiliaires. Le premier, Pitholaûs, jeta
bientôt le masque d'une feinte alliance et entama une lutte
opiniâtre, où il trouva la mort en voulant repousser l'inva-
sion romaine. Malichus, plus circonspect, nourrissait les
mêmes idées et n'attendait qu'une occasion pour se déclarer.
En fait, l'un et l'autre n'avaient cédé qu'en apparence à la
force des choses, en embrassant la cause d'Antipater contre
leurs convictions personnelles, qui les rattachaient au parti
national et aux droits des Asmonéens;
Hérode déploya une activité extraordinaire et remit bien-
tôt une partie du tribut demandé; mais Malichus et d'autres
agents, chargés de cette opération fiscale, usèrent de ména-
gements et de lenteurs, afin de s'attirer les sympathies des
populations. Cassius, irrité d'une conduite qui indiquait un
mauvais vouloir évident, se disposa à entrer en Judée. Anti-
pater ne put l'apaiser qu'en lui envoyant une somme con-
sidérable prélevée sur sa propre fortune.et sur le trésor
d'Hyrcan.
Seulement Malichus s'était trop .avancé pour démentir
les espérances qu'il avait données à ses amis. Il conspira
contre Antipater dans le but de soustraire Hyrcan à la domi-
nation d'un favori devenu presque un usurpateur. Mais
l'Iduméen déjoua tous les projets de Malichus, qui fut réduit
à nier publiquement toute participation à la révolte préparée
contre les Romains. Il fit plus, il lui sauva la vie : car le
gouverneur de Syrie ne voyait en Malichus qu'un ennemi de
la république, un adversaire dont il fallait se débarrasser.
Dans la grande lutte qui allait s'engager contre le trium-
MACHAEROUS. 143

virât de Marc-Antoine, du jeune Octave et de Lépide, unis


sous le prétexte de venger César, un commandement impor-
tant fut donné par Cassius à Hérode, dont il appréciait les
capacités militaires. Afin de se l'attacher par des liens plus
forts, il lui promit le trône de Judée pour l'époque de la
fin de la guerre (l'an 42 avant notre ère).
Quels progrès accomplis par Antipater et ses fils depuis
la première invasion romaine sous les ordres de Pompée!
Maintenant le doute n'est plus permis. La promesse de Cas-
sius ouvre les yeux qui se fermaient à l'évidence. Hérode a
cessé d'être confondu parmi les sujets, c'est un prétendant
armé qui aspire au trône de l'antique et glorieuse race des
Macchabées. La royauté, abolie par les Romains au détriment
de la dynastie asmonéenne, sera rétablie par eux au profit
des enfants de leur ami dévoué, d'un traître envers la patrie
et la cause nationale, mais qui est fidèle aux idées et à la
politique de Rome.
On devine la colère, les ressentiments que de semblables
prétentions provoquèrent parmi les Juifs animés d'un sin-
cère patriotisme. Hérode se trouvait à l'abri de leurs
atteintes; mais ses ennemis résolurent de s'en prendre à
Antipater : les plus audacieux le firent empoisonner dans le
palais, où il mourut sous les yeux d'Hyrcan.
Malichus fut soupçonné d'avoir inspiré ce crime; cepen-
dant Phasaël et Hérode, trouvant le moment inopportun
pour la vengeance, se réconcilièrent en apparence avec le
chef juif, dont ils acceptèrent les dénégations publiques con-
cernant la mort de leur père.
Cependant Malichus et ses amis circonvinrent Hyrcan ;
ils héritèrent de l'influence d'Antipater sur l'esprit du prince
faible et docile. Mais Cassius, dès qu'il fut informé du crime
144 MACHAEROUS.
commis 1, ordonna à Hérode de punir le coupable; il plaça
sous ses ordres les garnisons romaines de la Judée, en assu-
mant personnellement la responsabilité de tout ce qui pour-
rait arriver.
Cassius étant allé à Tyr, après avoir pris Laodicée, les
chefs de la Judée s'y rendirent pour lui présenter des cou-
ronnes et lui remettre leurs tributs. Hyrcan et Malichus
durent suivre ce mouvement; mais pour ce dernier, un piège
tendu par Hérode l'attendait : à l'entrée de la ville, le chef
juif rencontra sur le rivage quelques soldats romains qui le
massacrèrent.
Saisi d'épouvante., le malheureux Hyrcan sentit redou-
bler son anxiété en voyant que Cassius était le principal
fauteur de ce meurtre. Afin de détourner de lui le même
-
sort, il se hâta de remercier le gouverneur qui l'avait déli-
vré, disait-il, d'un conspirateur, d'un traître. La crainte
seule, comme on le verra plus loin, lui avait dicté ce
langage : depuis la mort d'Antipater il se méfiait de plus en
plus d'Hérode, dont il redoutait par-dessus tout l'insatiable
ambition.
La Judée, ainsi que" le reste du monde, se ressentait de
la guerre civile qui, de Rome, s'étendait à tous les pays et à
tous les peuples, entraînés de gré ou de force dans les san-
glants débats dont le meurtre de César était le prétexte, et
le pouvoir à prendre, la véritable cause. Les partis se for-
maient et s'agitaient, les haines se réveillaient implacables,
une immense confusion pesait sur l'univers menacé de
retomber dans la barbarie ; c'est la tour de Babel de la poli-
tique.

1. Antipater était citoyen romain.


MACHAEROUS. * 145

Tandis que Cassius marche contre Octave et Antoine


pour aller succomber à Philippes, un frère de Malichus,
Félix, qui commandait la garnison de Jérusalem, veut pro-
fiter du désordre général pour venger sur Phasaël le meurtre
commis à Tyr. Hyrcan l'appuie dans ses projets, qui réus-
sirent d'abord par l'occupation de plusieurs places fortes; mais
Phasaël résiste avec avantage, et Hérode, par sa présence
et son concours, complète les premiers succès de son frère.
Au milieu de tant de germes de fermentations et de
crises, reparaît tout à coup Antigone, le second fils d'Aris-
tobule II ; il s'était tenu à l'écart à la suite de la sentence
défavorable pour lui qu'avait prononcée César. Il revint avec
l'espérance de reconquérir le rang de ses ancêtres. Mais
Hérode ne lui laisse pas le temps de rassembler les forces du
parti des Asmonéens : il s'élance à sa rencontre, lui ferme
l'accès de la Judée et remporte sur ce compétiteur une écla-
tante victoire. Il rentre en triomphe à Jérusalem, en impo-
sant au peuple le respect et la terreur.
Hyrcan lui-même, ébloui par le prestige de la fortune,
fait d'Hérode le fiancé de la princesse Mariamne, sa petite-
fille, née du mariage qui avait été célébré dans le temple
lors de la réconciliation des deux frères, en présence du
peuple. Alexandra, fille d'Hyrcan, avait, à cette époque,
épousé Alexandre, fils d'Aristobule. Le fruit de cette union,
la princesse Mariamne, qui représentait les droits paternels
depuis la mort d'Alexandre, et aussi.ceux de son aïeul Hyr-
can du chef de sa mère, rattachait Hérode à la dynastie des
Asmonéens. Ce mariage avait donc pour lui la plus haute
importance ; il devenait, par les enfants qui devaient en pro-
venir, un trait d'hérédité entre la dynastie asmonéenne et la
royauté nouvelle inaugurée par Hérode.
10
146 • MACHAEROUS.

Bientôt la bataille de Philippes, avec la défaite et la mort


de Cassius, de Brutus et des autres chefs du parti républi-
cain, mit un terme à la guerre civile. Octave, le neveu de
César, retourna à Rome pendant que le gouvernement des
provinces de l'Asie et de l'Egypte devenait le partage d'An-
toine.
Dès son arrivée en Orient, celui-ci fut appelé à se pro-
noncer comme arbitre entre les Juifs et les fils d'Antipater.
Les premiers se levèrent avec l'espérance d'accabler Hérode et
Phasaël ; ils croyaient toucher à la délivrance, à la fin d'une
tyrannie usurpée au mépris des lois et des institutions natio-
nales. Précisément les Juifs avaient pour armes les relations
intimes d'Hérode avec Cassius, un des meurtriers de Jules
César et un des principaux adversaires des vengeurs de ce
grand homme.
Mais Hérode était trop habile pour se laisser surprendre
et devancer auprès d'Antoine, dont il acheta la protection
par l'hommage d'une somme considérable, et en lui rappe-
lant les bons rapports qu'il avait entretenus avec Antipater,
alors qu'il était général de la cavalerie romaine, dans la lutte
de Gabinius contre Aristobule et ses fils.
La sentence d'Antoine ne pouvait être douteuse ; il fit
mettre à mort la plupart des députés des Juifs et condamna
définitivement leurs prétentions, en consacrant le pouvoir
des fils d'Antipater, auxquels il décerna le titre de Téirarques
des Israélites. Cette dignité leur conférait le gouvernement
de la Judée entière.
A peine Antoine fut-il éloigné de la Syrie, que de nou-
veaux troubles éclatèrent sous l'influence d'une action aussi
vive qu'irrésistible. Un moment apaisée par les triomphes
des Romains, la lutte de l'Orient et de l'Occident allait se
MACHAEROUS. 147
réveiller plus terrible. C'est le dernier duel de la race des
Macchabées contre les fils d'Antipater, des Asmonéens contre
les Iduméens, qui détermine ce grand conflit, ayant pour
berceau cet étroit défilé, cette imperceptible Judée, d'où par-
tira l'étincelle qui embrasera le monde entier. Effectivement
Antigone, éclairé par l'issue fatale de sa dernière tentative,
chercha à se relever en suivant l'exemple d'Antipater et des
fils de l'Iduméen.
Ils n'ont combattu, ils n'ont triomphé qu'à l'aide des
armées étrangères, qu'avec le secours des Romains. Eh
bien, lui aussi trouvera des auxiliaires au fond de l'Asie,
chez les plus redoutables ennemis de Rome, chez les Parthes,
héritiers de l'ancien empire des Perses. Déjà tout-puissants
sur les bords de l'Euphrate-et du Tigre, menaçant à la fois
le Jourdain et FOronte, ils n'hésiteront point à combattre
ces légions qu'ils ont déjà vaincues auparavant.
Antigone inspira facilement la pensée d'une invasion qui
répondait à l'ambition des chefs et à l'instinct belliqueux
d'un peuple se regardant déjà comme maître de l'Asie.
La Syrie ayant été occupée par les troupes de Pacorus
et de Barzapharnès, il fut aisé d'entrer en Judée, où tous les
partisans du rejeton des Asmonéens se joignirent immédia-
tement à eux. Ils s'emparèrent bientôt de Jérusalem et assié-
gèrent Hérode et Phasaël dans le palais transformé en cita-
delle et qui fut défendu avec courage.
La trahison seule assura le succès à Antigone qui, sous
prétexte de négociations et d'arrangements, attira dans le
camp des Parthes Hyrcan et Phasaël. Ils y furent retenus
captifs, ce que leur avait inutilement annoncé la méfiance
d'Hérode, dont, ils négligèrent de suivre les conseils.
Ne comptant plus, pour le moment, sur le secours des
148 MACHAEROUS.

Romains, Hérode se décida à chercher un asile plus sûr ; il


emmena sa famille et à l'aide de ses meilleurs soldats, repous-
sant les Parthes et les Juifs qui le harcelaient dans sa marche,
il parvint à atteindre la célèbre forteresse de Masada. Là il
laissa le commandement de la place à son frère Joseph, et
partit pour Petra dans l'espérance d'obtenir des secours du
roi des Arabes ; mais, cédant à la crainte que lui inspiraient
les Parthes, ou peut-être à d'autres motifs de ressentiments
particuliers, Malchus fit ordonner au suppliant de sortir de
ses États.
Loin de se décourager, Hérode traversa le désert, puis,',
passant en Egypte, il se rendit à Rome pour y implorer se-
cours et protection.
Pendant ce temps, Antigone et ses alliés s'établissaient
en maîtres dans toute la Judée. Le prince asmonéen prit le
titre de roi et fit couper les oreilles à son oncle Hyrcan,
devenu par cette mutilation incapable d'occuper la dignité
de grand prêtre. Quanta Phasaël, il se tua dans sa prison
pour échapper au sort qui lui était réservé.
A Rome, la première visite d'Hérode fut pour Antoine,
qu'il acheva de gagner à sa cause, à laquelle Octave se mon-
tra également favorable.
Le sénat fut convoqué, il entendit un exposé habile, élo-
quent, des plaintes, des prières, des voeux d'Hérode. Les
souvenirs d'Antipater, ses services, ceux de ses fils, leur long
dévouement aux intérêts de Rome, furent opposés aux actes
de révolte des Macchabées, à leurs efforts d'indépendance,
à leur constante lutte pour les institutions nationales des
Juifs. La conduite récente d'Antigone mettait en quelque
sorte le comble à tant de griefs : ne venait-il pas d'ouvrir
l'accès de la Judée aux Parthes, ces dangereux et impla-
MACHAEJROUS. 149

cables ennemis de la puissance romaine? Hérode alla même


jusqu'à offrir d'opposer comme adversaire à Antigone son
beau-frère Aristobule, le petit-fils du prince du même nom
tué par les pompéiens.
Mais la décision dû sénat intervint définitive, absolue,
en faveur d'Hérode, qui fut proclamé roi des Juifs.
Antoine et Octave, après cette séance décisive, placèrent
le nouveau souverain entre eux, et ils montèrent ensemble
au Capitole où, après des sacrifices aux dieux, .ils déposè-
rent l'arrêt du sénat (40 avant l'ère vulgaire).
Ainsi s'accomplit la ruine de la dynastie des Asmonéens.
Les rivalités ardentes d'Hyrcan et d'Aristobule déterminèrent
l'intervention des Romains ; la faiblesse d'Hyrcan permit à
un étranger, un Iduméen, d'acquérir à ses dépens une auto-
rité immense, le rendant le véritable chef des Juifs. Encore
retenu par un reste de reconnaissance et d'égards, Antipater
partagea le pouvoir entre ses deux fils, en respectant la di-
gnité sacerdotale de son bienfaiteur ; mais Hérode, foulant
aux pieds tous les liens et tous les droits, monta sur le trône
en faisant disparaître les anciens protecteurs de sa famille.
La dynastie glorieuse des Macchabées s'éteint, elle a des
successeurs, non des remplaçantsdans la dynastie iduméenne
ou hérodéenne. C'en est fait du parti national, qui perd ses
chefs les plus actifs, les plus illustres, pour tomber à la
merci d'un souverain imposé par l'ordre de Rome.
VI

Situation étrange, unique dans les récits de l'histoire !


Voilà Hérode proclamé roi de Judée, et cela dans une capi-
tale étrangère, loin du pays que lui donne le sénat romain,
au nom d'une république qui n'existe plus et qui ne tient
aucun compte des tendances, des aspirations, des voeux et
des droits des populations ainsi placées sous le joug d'un
maître.
Quel contraste! Au moment où Rome fait d'Hérode le
roi des Juifs, ceux-ci protestent par leurs actes, les armes
à la main, contre ce fait arbitraire, et tandis qu'un décret
livre le pouvoir suprême au fidèle allié, au serviteur dévoué
des Romains, le peuple du sort duquel on dispose aux bords
du Tibre redouble d'ardeur pour briser des liens odieux. Il
concentre son énergie et verse son sang le plus pur, en
opposant le courage du désespoir à ce despotisme impi-
toyable. Le drapeau sacré de l'indépendance nationale réu-
nit tous les patriotes dans une résistance commune.
MACHAEROUS. 151

Ainsi, à Rome, des fêtes splendides, des jeux, des ban-


quets organisés par les triumvirs, inaugurent la royauté
d'Hérode; un peuple entier applaudit à la décision du
sénat, immolant et sacrifiant la nation juive, qui, elle, mul-
tiplie ses efforts pour maintenir l'autorité du dernier des-
cendant des Macchabées et repousser au loin la puissance
étrangère. Celle-ci était représentée en ce moment par le
frère d'Hérode, qui, avec ses partisans, occupait la forteresse
de Masada.
A cette lutte des dynasties asmonéenne et hérodéenne
il faut attacher son véritable sens, sa vraie portée, sens et
portée immenses pour Rome elle-même. Au fond, il ne
s'agit pas uniquement pour le sénat de récompenser les
services rendus à la république par Hérode et par son père,
dont il a continué les traditions de servilisme. La politique
romaine est trop absorbante clans sa marche savamment
calculée, pour que l'on admette comme seul motif de ses
actes le simple désir d'arracher le sceptre à Antigone et
l'intention de le remplacer par Hérode.
La situation est en réalité bien plus grave; elle dépasse
le cadre de deux hommes et de deux dynasties. C'est l'an-
tique lutte de l'Orient et de l'Occident qui éclate et se renou-
velle avec ardeur.
Le dernier des Asmonéens ne se présente-t-il pas
comme l'allié, le protégé de ces Parthes odieux qui ont
ressuscité, en les concentrant dans leurs mains, les vieilles
prétentions des plus formidables puissances de l'Asie, de ces
monarchies des Babyloniens, des Mèdes, des Perses, des
Syriens, qui, durant tant de siècles, se sont disputé l'empire
des contrées et des populations orientales?
Depuis leurs premières luttes avec Rome, la cité reine
152 MACHAEROUS.

de l'Occident qui aspire à dominer en Asie, comme jadis


Alexandre et ses lieutenants, les Parthes ont porté de rudes
coups aux légions dont ils ont affaibli le prestige. Ces esca-
drons, irrésistibles dans le succès, insaisissables dans leurs
revers, et qui, même en fuyant, décochent des traits mor-
tels, ces escadrons, secondés par le climat et la distance, au
besoin par le désert, ont déjoué plus d'une fois les plans et
l'orgueil de Rome, qui doit les écraser sous peine de leur
abandonner ses conquêtes asiatiques.
Rome avait donc juré de poursuivre une guerre à mort
contre le roi des Juifs tenant sa couronne des Parthes, qu'il
avait appelés à son, aide, introduits en Palestine ; il y avait
urgence à lui opposer un rival comme Hérode, sur lequel
on pouvait compter, puisqu'il devait tout au Capitole et ne
pouvait rien sans l'appui de la république.
Par conséquent la Judée devenait le théâtre, le champ
clos de cette prééminence toujours disputée entre l'Europe
et l'Asie, entre l'Orient et l'Occident. L'issue de ce long
duel sera glorieuse pour le vainqueur, mais en attendant
elle sera une source de ruines, de malheurs, de désastres
pour le pays et le peuple juifs.
On le voit, c'est une lutte gigantesque malgré le cadre
étroit où elle s'agite, où s'accomplissent ses péripéties, autre-
ment importantes que la rivalité personnelle d'Antigone et
d'Hérode; lutte perpétuelle, car une victoire et même une
série de triomphes n'amèneront point la solution définitive ;
l'antagonisme reste, subsiste entre deux génies irréconci-
liables, l'Orient et l'Occident. Aujourd'hui même, la force et
la civilisation ne sont pas encore parvenues à les rappro-
cher, à les fusionner, à les faire vivre d'une fraternelle exis-
tence.
MACHAEROUS. 153

Cependant l'éloignement d'Hérode et son séjour à Rome


avaient été utilisés par l'activité d'Antigone. Dès son entrée
à Jérusalem il avait pris le titre de roi, et, fortement secondé
par les Parthes, il tenait la Judée presque entière en son
pouvoir. Ses plus grands efforts, se tournèrent du côté de
l'imposante forteresse de Masada, ce dernier boulevard du
parti opposé, ce refuge suprême de la famille d'Hérode. Là
se trouvaient des membres de la dynastie asmonéenne, la
princesse Mariamne, fiancée à Hérode, et Aristobule, frère
de Mariamne, ayant au trône des droits qui primaient ceux
d'Antigone.
On n'a point oublié que le souverain de la race des
Macchabées, qui avait régné sous le nom d'Aristobule II,
avait deux fils dont l'aîné, Alexandre, épousa une fille d'Hyr-
can; de ce mariage était né le jeune Aristobule, frère de
Mariamne, lequel réunissait les titres d'Hyrcan et de son
père Alexandre.
La prise de Masada présentait donc une haute impor-
tance pour Antigone, qui, d'un côté, pouvait y frapper ses
adversaires, et, de l'autre, s'emparer des débris de la dynas-
tie asmonéenne. Sa cruauté envers son oncle Hyrcan, indi-
gnement mutilé, faisait assez prévoir comment il traiterait
ses parents s'ils tombaient entre ses mains.
Mais la résistance des assiégés répondit à l'importance
du problème agité autour des remparts de la forteresse. On
a vu plus haut que Marc-Antoine avait envoyé Ventidius
en Syrie pour en expulser les Parthes ; les opérations du
général romain se tournèrent aussi contre les Juifs. En effet,
après avoir forcé les Parthes à franchir l'Euphrate, Venti-
dius entra eu Judée, occupa la plus grande partie du pays
et s'avança jusqu'à Jérusalem dans le but de secourir le frère
154 MACHAEROUS.
d'Hérode. Mais le don de sommes considérables et. une
Jourde contribution de guerre suffirent à Antigone pour
éloigner les Romains. Ventidius laissa toutefois un corps de
troupes sous les ordres de Silo, dont l'inaction s'explique
par les séductions à prix d'or qu'accomplit Antigone.
Alors Hérode partit de Rome et vint bientôt débarquer à
Ptolémaïs. Il était accompagné de Dellius, chargé par
Antoine d'ordonner instamment à Ventidius de soutenir la
cause du nouveau souverain. Hérode réunit d'ailleurs ses
partisans, fit lever le siège de Masada et prit ses disposi-
tions pour une lutte à outrance.
Cette lutte se prolongea trois années entières. Hérode,
proclamé roi, l'an kO, à Rome, ne parvint réellement à
la possession du pouvoir qu'après le siège de Jérusa-
lem (37 avant notre ère). Voilà donc pour la malheu-
reuse Judée toute une période de guerres, de désastres, de
pillage, de ruines dont le poids retombait lourdement sur
le peuple.
Les chefs romains envoyés tour à tour pour consolider
l'autorité de l'élu du sénat tiraient d'énormes profits de la
situation en se vendant, successivement ou à la fois, aux
deux rivaux. Tantôt ils restaient inactifs ; tantôt, sous le pré-
texte le plus frivole, ils affectaient une ardeur exagérée;
mais toujours, en toutes circonstances, ils pillaient et rava-
geaient, confondant amis et ennemis. Hérode lui-même
redoutait et maudissait un.concours qui lui était indispen-
sable, mais qui aussi lui suscitait des haines et lui enlevait
de nombreux partisans.
Peu à peu découragé par la lenteur et la cupidité des
chefs des légions, Hérode voulut en finir ; il se rendit auprès
d'Antoine, auquel il exposa l'état de ses affaires. Durant ce
MACHAEROUS. 155

voyage, Antigone remporta plusieurs avantages, et Joseph,


le frère d'Hérode, périt dans un combat.
De retour en Judée, Hérode fit valoir les injonctions
sévères faites par Antoine. Sosius dut mettre un terme à
ses longues tergiversations en attaquant franchement les
défenseurs d'Antigone. Cette guerre désastreuse allait avoir
pour issue le siège de Jérusalem, qui succomba après cinq
mois de.résistance.
L'assaut suprême terminant ce second siège fut donné
par les légions le même jour de sabbat, comme vingt-sept
ans auparavant Pompée en avait donné l'exemple. Ce fut
encore un jour de sang, de meurtre, de désolation. Le temple
était presque entièrement détruit, partout des ruines ; la sol-
datesque effrénée s'apprêtait au pillage, lorsque l'interven-
tion suppliante d'Hérode arrêta ces scènes de deuil ; il con-
jura ses alliés de ne pas lui rendre une capitale en cendres
et veuve de ses habitants. Mais des prières ne suffisaient
point à la rapacité des tribuns militaires et des légions ; il
fallait des compensations, et, moyennant des sommes consi-
dérables distribuées aux chefs et aux soldats, le pillage ne
s'accomplit pas. Pourtant les Talmudistes racontent, en par-
lant de ce jour néfaste, qu'il y eut plus de sang répandu et
plus de ruines amoncelées sous l'Iduméen couronné que
lors du grand désastre de Jérusalem sous Salmanazar.
Sosius, après avoir déposé une couronne d'or dans le
Temple, fit charger de chaînes le malheureux Antigone,
qu'il emmena auprès d'Antoine. Sur les pressantes instances
d'Hérode, une mort violente attendait le roi captif dans les
murs d'Antioche. Les historiens parlent de décapitation.
Josèphe n'a écrit que quelques lignes bien sèches sur cette
mort. Dans son récit de la guerre des Romains il s'oublie
156 MACH/EROUS.
même jusqu'à insulter à la mémoire de ce prince, qui pour-
tant s'est dévoué au maintien de ses droits et de la nationa-
lité de ses compatriotes en luttant contre l'usurpation du
trône si glorieusement occupé par ses ancêtres, et contre
l'invasion étrangère.
Cette hostilité posthume, de parti pris, est d'autant plus
étrange que Josèphe se glorifiait de descendre de la famille
des Macchabées, de la dynastie asmonéenne.
Voici en quels termes Dion Cassius raconte cette cam-
pagne et ses résultats 1 :
« Sosius vainquit dans une bataille Antigone,
qui avait
« fait massacrer les
garnisons romaines placées dans ses
« Etats, il
prit d'assaut Jérusalem, où ce prince avait cherché
't un refuge. Les Juifs, nation cruelle quand elle est
irritée,
«
firent beaucoup de mal aux Romains ; mais ils en souffrirent
« eux-mêmes
beaucoup plus. Les premiers pris furent ceux
« qui défendaient le temple de leur dieu ; les autres le furent
«
plus tard, le jour appelé alors le Jour de Saturne. La fer-
« veur
religieuse était poussée à un tel point, que les pre-
« miers,
c'est-à-dire ceux dont Sosius s'était emparé dans le
«
Temple, lui demandèrent en grâce, au retour du jour de
«
Saturne, de rentrer dans le Temple pour y accomplir, avec
« le reste de leurs concitoyens, toutes les prescriptions
de la
«
loi. Antoine confia le gouvernement de ce pays à un cer-
« tain Hérode. Quant à Antigone, il le fit battre de verges,

«
après avoir ordonné de l'attacher à un poteau, traitement
«
qui n'avait jamais été infligé à aucun roi par les Romains.
«
Puis il le fit mettre à mort. Ces choses se passèrent de la
« sorte sous le consulat de Claudius et de Norbanus. »

1. Histoire romaine. Édit. Firmin Didol. Traduct. Gros.


MACHAEROUS. 157

Josèphe nous a conservé sur le même sujet un jugement


de Strabon :
«
Antoine, y est-il dit, fit décapiter Antigone le Juif à
«
Antioche. Ce fut le premier Romain qui frappa un roi de '
« la
hache ; il était persuadé qu'il n'y avait pas d'autre moyen
«
de forcer les Juifs à reconnaître Hérode à la place d'Anti-
« gone.
Les tortures, en effet, ne pouvaient les contraindre à
«
donner à Hérode le titre de roi, tant était grande leur
«
estime pour son prédécesseur. Mais Antoine crufque le
«
souvenir d'Antigone serait diminué par l'ignominie du sup-
«
plice et que leur haine pour Hérode en serait affaiblie.. »
Strabon-et Dion Cassius diminuent beaucoup l'impor-
tance d'Hérode et relèvent'vivement l'acte de violence com-
mis par Antoine ou d'après l'arbitrage d'Antoine.
Appien (liv. V, 75) désigne comme roi tributaire
Hérode, auquel il donne le titre de roi des Iduméens et des
Samaritains. C'est un contraste assez curieux avec le texte
de l'historien juif.
Josèphe place la date de la prise de Jérusalem sous le
consulat de M. Agrippa et de Caninius. Gallus (l'an 37 avant
notre ère). Dion Cassius remonte à l'année précédente,
38, sous le consulat de Claudius et de Norbanus. Il est pro-
bable que Dion désigne le commencement du siège, et
Josèphe, la fin. Ce dernier historien compte vingt-sept
années d'intervalle entre les deux sièges. Or celui- qui eut
lieu sous le commandement de Pompée s'accomplit l'an 63
avant notre ère, ce qui ne ferait que vingt-six ans.
Quoi qu'il en soit, un résultat immense se trouve acquis
à la cause d'Hérode; il ne se pare plus d'un titre stérile, le
voilà bien roi et maître de la Judée. Son redoutable adver-
saire est mort. Aucune crainte de rivalité ne trouble désor-
158 MACHAEROUS.
mais son ambition satisfaite; Hyrcan est dégradé par la
mutilation qu'il a subie, et le dernier des Macchabées est
devenu le beau-frère de l'Iduméen, car, pendant le siège de
Jérusalem, Hérode a eu soin de célébrer son mariage avec
la belle Mariamne.
Au milieu de tant de succès, dans tout l'éclat de son
triomphe, les pensées d'Hérode ont dû se tourner vers le
souvenir de son père, de l'habile Antipater, qui du fond de
son tombeau a tressailli de bonheur au spectacle de la
royale fortune du fils qui a si bien suivi ses traces.

Deux actes formant un contraste frappant inaugurent


le règne d'Hérode et marquent ses premières préoccupa-
tions : il pratique en grand des mesures de rigueur et de
proscription; en même temps il travaille sans relâche à
l'organisation intérieure de la Judée.
Un massacre général enveloppa les partisans les plus
actifs, les plus redoutables de la dynastie asmonéenne;
leurs biens furent confisqués au profit de la couronne, tan-
dis que les plus larges récompenses étaient distribuées aux
amis, aux serviteurs d'Hérode, élevés aux plus hautes digni-
tés et enrichis des dépouilles des proscrits. ,
Hyrcan, si cruellement éprouvé par le sort, vieux et
mutilé, obtint des Parthes, au pouvoir desquels il se trou-
vait, une liberté dont il profita pour accourir auprès d'Hé-
rode, le fils de son ancien ami Antipater et l'implacable
ennemi de sa dynastie. Jugeant les autres d'après lui-même,
MACHAEROUS. 159
le vieillard voulait terminer les derniers jours d'une exis-
tence flétrie, empoisonnée, dans les bras du fils de l'Idu-
méen qu'il avait tant aimé et dont son aveugle faiblesse
avait secondé l'ambition en lui laissant préparer l'usurpa-
tion du trône des Macchabées. Cet espoir ne fut pas déçu.
Hérode, qui avait réclamé la présence d'Hyrcan, le traita
comme un père, avec les égards du respect le plus tendre,
lui donnant partout la première place, de manière à faire
presque oubliep, à force de déférence, que lui seul régnait
et gouvernait.
Le nouveau souverain, auquel sa naissance interdisait
le cohénat suprême, avait, en montant sur le trône, brisé
de nouveau l'union du sacerdoce et de la royauté, de la
tiare et du diadème, union établie et maintenue, durant plus
d'un siècle, par les Asmonéens, malgré les, principes de la
religion hébraïque. C'était étouffer à leur source des germes
de discordes, dont était née plus d'une fois la guerre
civile.
En fait, la séparation du culte et de la politique, de la
religion et de l'Etat, selon le langage moderne, ce grand
résultat permit à Hérode de restreindre dans d'étroites
limites l'action du souverain pontificat et de se créer une
position plus libre, plus indépendante, mieux dégagée des

cercles de fer des institutions de Moïse. Il devint vraiment


roi au point de vue militaire, politique, administratif. Ce
fut là sa force, doublée du reste par une volonté, une éner-
gie inflexibles, jointes à une incomparable habileté, faisant
tourner au profit de son pouvoir ce que les Macchabées
auraient considéré comme un affaiblissement de leur auto-
rité, comme une demi-déchéance.
Dans ce but, il choisit pour grand prêtre un homme
160 MACHAEROUS.
obscur, un inconnu, Hananel, qu'il fit venir de la Babylo-
nie. Mais sur les observations et à la suite des intrigues de
sa belle-mère Alexandra, il enleva cette dignité à son pro-
tégé pour en revêtir son beau-frère Aristobule, qui repré-
sentait avec Hyrcan les derniers rejetons mâles de la dynas-
tie asmonéenne.
Dès son entrée victorieuse dans la capitale, Hérode
était parvenu à réunir des richesses considérables par ses
mesures de confiscation et de spoliation exercées contre les
partisans d'Antigone. Mais ces ressources, quoique énormes,
furent vite épuisées par les exigences insatiables d'Antoine
et des généraux de Rome, exigences que subissait Hérode,
sous peine de voir s'écrouler en un instant tout l'échafau-
dage de sa fortune. Il recourut alors à d'autres moyens
pour se créer des revenus indispensables à sa position et à
ses goûts personnels de luxe et de" dépense. Il écrasa ses
sujets sous le-poids d'impôts exorbitants, qui lui permirent
d'accomplir des actes extraordinaires en frappant d'admi-
ration les peuples étrangers, dont les suffrages unanimes lui
décernaient les titres de grand, de magnifique; mais, en
échange, il augmentait les ressentiments et la haine de la
nation juive, réduite à la misère par des prodigalités sans
bornes, sans frein.
Déjà bien difficile au début de son règne, cette situation
se compliqua à la suite de tragiques événements de famille
qui, sous plus d'un rapport, donnèrent les apparences d'une
bête féroce à cet homme si intelligent au point de vue poli-
tique, si remarquable sur le champ de bataille comme guer-
rier, et dont les instincts bien dirigés, sagement contenus,
auraient pu faire un souverain modèle, se vouant avec suc-
cès au bonheur de son peuple.
MACHAEROUS. 161

La pente fatale sur laquelle il s'était engagé dès le prin-


cipe, et qui l'entraînait irrésistiblement vers un gouffre sans
fond, le conduisit de degré en degré, d'étape en étape, sur
cette route sanglante du crime, où il finit par se plonger
tout entier, comme dans son élément naturel.
Jaloux à l'excès de son autorité, ne supportant à côté
de lui rien de ce qui pouvait porter ombrage à sa gloire ou
à sa puissance absolue, il se retranchait dans son orgueil
avec d'autant plus de soin, qu'il se souvenait toujours des
causes de la décadence des Macchabées, de l'essor ascen-
dant de sa propre fortune; il avait trop profité des fautes de
ses victimes pour ne point s'en préserver lui-même et ne
voulait pas tomber à son tour dans les pièges qu'il leur avait
si habilement tendus.
De là ce luxe de cruautés, d'assassinats, de rigueurs
impitoyables. Pour s'élever peu à peu au pouvoir, il avait
employé ou affecté parfois la bonté, l'indulgence, la dou-
ceur; maintenant la dureté sans trêve, la tyrannie sans
voiles : telles sont ses armes.
Ses premiers soupçons se portèrent sur Aristobule, son
beau-frère. La beauté du souverain pontife, les souvenirs
attachés au sang des Macchabées qui coulait dans ses veines,
tout se réunissait pour exciter les sympathies, l'affection, le
respect.
L'admiration du peuple se manifesta imprudemment
dans un jour de fête solennelle, au moment où le jeune
prince apparut dans tout le rayonnement de sa beauté,
encore rehaussée par l'éclat des ornements pontificaux et les
splendeurs de la cérémonie, dont il concentrait en quelque
sorte sur sa personne les magiques reflets.
Par un mouvement spontané qui n'appartient qu'aux
11
162 MACHAEROUS.
imaginations orientales, la multitude émue, exagérant peut-
être l'explosion de ses sentiments par une allusion indirecte
à l'égard d'Hérode, poussa de bruyantes acclamations qui
retentissaient pénibles pour le roi, relégué au second plan,
effacé par ce triomphe populaire du descendant des Maccha-
bées, voué dès ce moment à une mort précoce.
Aristobule, se dressant ainsi sur la route du souverain de
nomination romaine, devait. expier l'outrage involontaire
que l'enthousiasme du peuple avait fait subir au soupçon-
neux et inflexible Hérode.
Quelques jours après cette solennité religieuse, le roi
.
donnait une fête dans la vallée du Jourdain, aux environs de
Jéricho; l'intensité de la chaleur détermina la plupart des
:* convives d'Hérode à se rafraîchir en se baignant. L'approche

de la nuit qui tombe rapide, presque sans crépuscule, dans


ces contrées, favorisait les projets du tyran; Aristobule, en
effet, environné de jeunes gens qui se disaient ses amis, fut
entraîné par eux en se jouant, maintenu sous l'eau et noyé
comme par accident.
Personne ne fut dupe de cette comédie, et de toutes parts
retentit le nom de fratricide jeté à la face d'Hérode. Mais
que faire contre la force s'enveloppant d'hypocrisie? De
splendides funérailles furent célébrées en l'honneur de la vic-
time; mais au milieu d'un deuil publiquement étalé, tout en
ayant l'air de verser des larmes, le roi avait pris ses pré-
cautions contre un soulèvement populaire.
Le drame s'accomplit donc sans bruit, sans réaction,
sans châtiment pour le coupable, affermi dans la route où il
était entré.
Hérode, surnommé le Grand par la complaisance de ses
contemporains, a régné trente-six ans, de l'an kO à l'an 4
MACHAEROUS. 163
avant notre ère. Dès ses premiers actes clans la vie, il mani-
festa cette énergie et ce mépris de tout contrôle qui le
portèrent constamment à s'insurger contre son maître, même
contre son père. Il conserva longtemps la fougue de la jeu-
nesse.
Quant à son courage, il en a donné, sur de nombreux
champs de bataille, trop de preuves, pour qu'il soit néces-
saire d'en parler de nouveau. En politique aussi on ne sau-
rait nier son habileté supérieure ; la manifestation palpable
de cette habileté résulte de l'élévation d'un sujet devenu
souverain, maître absolu d'un peuple et d'un pays, dont
l'ancien monarque était réduit au rôle de protégé, presque
de courtisan. Le cours des événements nous montrera tout
le parti qu'il sut tirer de ses talents politiques.
Malheureusement les faiblesses et les passions, les vices
et les crimes de l'homme ternissent toutes les qualités du
roi des Juifs. D'ailleurs, chez ce peuple qui n'oublie pas, on
se souvint toujours delà mort violente d'Aristobule ; c'était
une cause constante de ressentiments contre Hérode, qui,
de son côté, se trouvait fatalement entraîné à poursuivre ses
actes de violence. '
La punition du ,crime se produisit à son jour, à son
heure.' Roi, il semblait placé trop haut pour subir le châti-
ment réservé aux coupables; mais la Providence l'atteignit
par 'des souffrances morales, des tortures intimes, contre
lesquelles est impuissant tout l'appareil de l'autorité su-
prême.
Ainsi les derniers Macchabées avaient comblé de bien-
faits Hérode et sa famille, il leur témoignait sa reconnais-
sance en les spoliant, en les vouant à la mort.
Son ambition lui inspira l'idée de devenir le trait d'union
164 MACHAEROUS.

entre l'ancien parti national qui, représentait le passé, et le


nouveau parti des Romains, dans lequel il voyait la force
du présent, la sécurité de l'avenir. Pour cela il s'allia aux
Macchabées, en épousant la princesse Mariamne. Cette union
semblait devoir éteindre toutes les haines, tous les ressenti-
ments : ne joignait-elle pas les titres des Asmonéens aux
droits qu'Hérode tenait de la nomination du sénat ro-
main?
Vaine illusion ! ce mariage devint la cause directe du sup-
plice moral du tyran, que la justice éternelle châtiait par
son amour, par son coeur, par ses plus ardentes affections ;
et cela quand rien ne semble plus l'inquiéter, quand il touche
au comble du bonheur. Alors éclate, se développe ce drame
intime qui, au milieu du luxe, des splendeurs de son palais,
va le rendre le bourreau de sa propre famille. C'est dans
son intérieur, dans le cercle même de ses plus chères jouis-
sances, qu'Hérode va se frapper en frappant l'antique dynas-
tie nationale. Le sang des Asmonéens, qu'il a répandu par
ambition, provoque de nouveaux flots de sang, celui de la
reine Mariamne, des princes nés de son mariage avec elle,
ses fils à lui... Drame d'expiation qui nous épouvante encore
à dix-neuf siècles de distance !
Mariamne lui a donné deux enfants : après Aristobule II
et Alexandre, après Antigone et le jeune et beau pontife qui
portait aussi le nom fatal d'Aristobule, Hérode doit, par la
force des choses, faire mourir ses deux fils. Dans leurs veines
circule le sang asmonéen que leur a transmis leur mère. Le
fils d'Antipater ne s'est-il allié aux Asmonéens que pour
tueries derniers descendants des Macchabées, irréconcilia-
bles avec la race de l'Iduméen, l'usurpateur de leur cou-
ronne?
MACHAEROUS. 165
Sans cesse en lutte avec lui-même, passant de la colère
à la pitié, du crime au remords ; immolant aujourd'hui ses
victimes pour les pleurer le lendemain; sacrifiant tour à
tour alliés, amis, parents, frères,'fils, épouse; aveuglé par
le sang qu'il verse à torrents, dont la vapeur l'enivre, puis
le désole, le brise, l'étouffé ; à peine s'est-il abandonné à
l'excès de ses fureurs que le châtiment commence, grandit,
et que le bourreau devient victime à son tour.
Alors il pleure, il se lamente, il déplore trop tard ses
cruautés, sa fureur ; il expie tant de forfaits. Seule la mort
pourra mettre un terme à son intolérable supplice. Elle sera
terrible ! Dégoûté de lui-même", à ses tortures morales s'ajou-
teront des souffrances physiques qui le broieront, sans que
son ancienne énergie se réveille. Autour de lui, au-dessus
de lui, pas même un rayon d'espoir, aucune consolation,
nulle perspective rassurante, et ses derniers actes surpasse-
ront 8n quelque sorte l'horreur d'une carrière souillée de
tant de crimes.

Quinze ans s'étaient écoulés depuis les rivalités et les


luttes de Jules César et de Pompée, se disputant l'empire du
monde. Ces luttes allaient se reproduire, dans le même but,
entre des adversaires moins grands, mais pour des résultats
encore plus décisifs, entre Octave et Antoine. Ce dernier,
clans le partage qui avait décidé des destinées de l'univers
romain, avait obtenu le gouvernement de l'Orient; et, comme
à l'époque où Pompée exerçait la même autorité, les peuples
asiatiques et africains s'étaient rangés sous les drapeaux du
166 MACH/EROUS.
chef qui représentait pour eux l'autorité de Rome. Hérode,
indépendamment d'autres considérations personnelles, avait
là de sérieux motifs pour adopter la cause d'Antoine.
D'abord, celui-ci commandait les légions et la flotte en
contact direct avec la Judée; la moindre tentative de révolte,
une simple attitude expectante entraînaient pour Hérode une
déchéance immédiate. Ne devait-il pas sa fortune, son élé-
vation à ce même Antoine, son constant protecteur, son
appui le plus dévoué? Et si le voisinage et la reconnais-
sance ne suffisaient pas à déterminer le roi des Juifs, lui
qui avait apprécié sur le champ de bataille la supériorité
militaire d'Antoine, son brillant courage, pouvait-il douter
de l'issue d'une guerre où Octave n'apportait qu'une incapa-
cité reconnue, une prudence qualifiée de pusillanimité? Il y
avait là de quoi décider Hérode à se mettre entièrement à la
disposition du chef qu'il saluait d'avance du titre de vain-
queur. *
Antoine refusa le concours actif du roi des Juifs, en lui
ordonnant de poursuivre la guerre contre les Arabes. Ce fait
étonnerait de la part d'un général qui professait une haute
estime pour la valeur et les talents militaires d'Hérode, si
Josèphe ne nous avait pas donné la clef de l'énigme.
La reine d'Egypte, la fameuse Cléopâtre, usant de son
empire fatal sur l'esprit et le coeur d'xAntoine, avait exigé
cette décision qui mettait aux prises les deux ennemis de sa
puissance, les Juifs et les Arabes. Quelle que fût l'issue de
la lutte, le bénéfice restait toujours à l'autorité de Cléopâtre
voyant affaiblir ses adversaires.
Hérode obéit aux ordres qu'il avait reçus ; il remporta
même une première victoire; mais, secrètement excités par
la reine d'Egypte, les /Arabes reprirent courage et livrèrent
MACHAEROUS. 167

un nouveau combat où ils triomphèrent des Juifs, dont l'atti-


tude découragée releva l'ardeur de l'ennemi.
Hérode usa alors de patience pour retremper le moral
de son armée ; il multiplia les escarmouches, harcela les
Arabes sur divers points, les surprenant à l'improviste quand
l'occasion s'en présentait; et, sans avantages décisifs, il finit
par ranimer l'ardeur de ses soldats qui lui demandaient une
action générale pour terminer la guerre par une grandevic-
toire.
Mais un épouvantable fléau, un violent tremblement de
terre qui frappa presque toute la Judée, en détruisant les
maisons, les récoltes, les troupeaux, et en causant la mort
de dix mille personnes, vint répandre le désespoir, la con-
sternation parmi les Hébreux. La nation et l'armée, virent
dans ce désastre un effet du courroux de Jéhovah. De leur
côté, les Arabes profitèrent du deuil de leurs adversaires
pour envahir le pays et joindre le pillage, les désolations de
la guerre aux convulsions de la nature.
Des ambassadeurs envoyés auprès des Arabes pour im-
plorer la conclusion de la paix furent impitoyablement mas-
sacrés au mépris du droit des gens ; et les hordes du désert,
altérées de sang, avides de rapines, se ruèrent sur la mal-
heureuse Judée.
Hérode, dans ces graves circonstances, retrouva tout
l'élan de sa jeunesse, tout le ressort d'un courage tant de fois
admiré. Par des prodiges d'activité, il domina la situation,
en secourant les familles éprouvées par le tremblement de
terre, en réparant autant que possible les désastres, et en
relevant le moral des siens. Josèphe place dans sa bouche
des paroles admirables qui doivent réellement lui appartenir,
au moins en substance, et qui correspondent à sa supériorité
168 MACHAEROUS.

politique et militaire. Rien de plus vraisemblable que son


langage, dans une occasion aussi critique, aussi douloureuse.
C'était le moment de déployer toutes les facultés du général,
du souverain, de l'orateur.
Les soldats électrisés passèrent le Jourdain pour se pré-
cipiter sur l'ennemi, qu'ils rencontrèrent à Philadelphie,
l'antique Rabbath-'Ammôn. Les Arabes ne purent résister à
l'impétuosité d'une attaque qui leur fit perdre cinq mille de
leurs plus braves guerriers. Les autres s'enfuirent en désordre
vers leur camp retranché ; mais Hérode, malgré la fatigue de
ses troupes, voulut compléter le succès de la journée. Re-
poussant les propositions d'armistice, il assiégea le camp et
réduisit les Arabes à se rendre à discrétion. Les plus coura-
geux cherchèrent à se frayer un passage les armes à la main ;
mais cette tentative désespérée leur coûta une nouvelle perte
de sept mille combattants, et assura la victoire la plus déci-
sive à Hérode, qui rendit tributaire la nation nabathéenne
et lui imposa sa protection.
Il semblait qu'un résultat aussi important allait mettre
fin à ses embarras, en affermissant la couronne sur la tête
de l'Icluméen et en lui permettant de rétablir l'ordre à l'aide
d'une paix durable.
Tout à coup le dénoûment de la bataille navale d'Ac-
tium, en ruinant la fortune d'Antoine pour donner à l'heu-
reux Octave l'empire du monde, vint jeter Hérode dans des
perplexités qui paraissaient inextricables.
Le vainqueur pardonnera-t-il à l'intime ami, au servi-
teur dévoué de son adversaire? Ce doute ébranle sur son
trône le roi des Juifs, qui se trouve en face des plus graves
périls. Ce n'est plus seulement sa couronne, sa fortune, sa
puissance qui sont menacées, c'est sa propre existence.
MACHAEROUS. 169

L'ancien triumvir Octave ne fait nullement pressentir le clé-


ment Auguste:
D'ailleurs, dans sa position et avec l'imagination d'Hé-
rode, tout prenait un caractère dangereux et des proportions
redoutables. Aristobule et sa mort tragique dans le Jourdain,
le meurtre de Joseph son beau-frère, mari de sa soeur Sa-
lomé, massacré sur un simple soupçon d'adultère avec la
reine Mariamne; toutes ces atrocités n'étaient point faites
pour inspirer grande confiance autour du roi; quelles autres
cruautés croirait-il indispensables pour parer aux dangers
de sa situation nouvelle? quel sacrifice sanglant accompli-
rait-il pour consolider son trône menacé? Dans le choc
tumultueux de ses pensées, de ses craintes toujours plus
vives, Hérode eut recours en effet à un nouveau crime :
Auguste, pour le punir de ses relations avec Antoine, peut le
détrôner en rendant l'autorité royale à Hyrcan, au descen-
dant des Macchabées, à l'infortuné vieillard si cruellement
mutilé. Hyrcan est sacrifié sans pitié par le fils d'Antipater,
qui foule ainsi aux pieds et les devoirs de la reconnaissance
et les droits de l'hospitalité.
A demi rassuré par cet épouvantable forfait, ne redou-
tant plus ce dernier prétendant au trône, pourtant si étran-
ger à toute idée ambitieuse, si peu digne de la grande race
asmonéenne, le fils d'Antipater se prépare à partir pour l'île
de Rhodes, où il va implorer le pardon d'Octave.
Josèphe a tracé un remarquable récit de cet épisode et
de l'entrevue d'Hérode avec le neveu de César. L'attitude
et le langage du roi des Juifs attestent autant d'habileté que
de grandeur. Jusque-là il a suivi les traditions paternelles,
en affectant la soumission, le dévouement, l'abnégation
envers chaque vainqueur. Maintenant il y va de sa couronne
170 MACHAEROUS.

et de son existence ; il se redresse ; au lieu de chercher à se


disculper d'un fait notoire, palpable, il avoue hautement son
amitié, son affection pour Antoine, pour l'ennemi personnel,
le rival du triomphateur d'Actium. Le neveu de César, en
usant de clémence, de magnanimité, peut donc se faire
d'Hérode le serviteur le plus fidèle, le plus dévoué; celui
qui n'a pas trahi Antoine ne manquera jamais de fidélité
envers son nouveau maître, son sauveur.
Il y avait là de quoi étonner et frapper en même temps
l'homme qui méditait déjà son rôle de chef et de fondateur
d'empire sous le nom d'Auguste, en fermant l'abîme des
guerres civiles et en remplaçant les proscriptions par une
clémence calculée. Hérode avait deviné, il obtint la protec-
tion, l'amitié du rival d'Antoine et revint à Jérusalem plus
puissant que jamais. Son retour ressembla à un triomphe;
le territoire de son royaume fut agrandi par la restitution
des provinces qui en avaient été détachées par Antoine en
faveur de Cléopâtre.

Encore une fois la fortune comblait Hérode des plus


hautes faveurs ; tout lui sourit, et l'orage s'est dissipé en fai-
sant de l'ancien ami d'Antoine le protégé d'Auguste, du
maître du monde.
Espoir mensonger ! sa puissance a beau être affermie et
agrandie, ses tortures morales et physiques subsistent, s'ac-
croissent; chaque jour renouvelle, en les compliquant, les
péripéties du drame qu'il a ourdi lui-même pour son propre
malheur.
MACHAEROUS. 171

Plus son règne semble glorieux en apparence, plus paraît


splendide son existence de roi ; plus devient en réalité mi-
sérable, douloureuse, sa vie intime. Ses relations de famille
ne sont qu'un tourment, un supplice perpétuel.
Il avait arrangé et calculé son mariage avec Mariamne
comme un moyen d'ascendant sur les Juifs, en se rattachant
ainsi à l'ancienne dynastie ; eh'bien, ce calcul si profond
n'aboutit qu'au malheur et à de nouveaux crimes.
Dans l'excès de ses précautions barbares, il s'est débar-
rassé d'un vieillard, de l'infortuné Hyrcan. si peu fait pour
lui inspirer de l'ombrage ; il n'y a plus de rejetons mâles
des Macchabées, la tombe garde leurs royales dépouilles ;
mais dans l'intérieur même de son palais se réveille terrible,
une lutte qu'il croyait à jamais terminée.
11 ne s'agit pas d'une lutte ouverte, d'une guerre loyale

soutenue au grand jour, les armes à la main ; tout se passe


en intrigues mystérieuses, c'est la trahison qui s'agite en
secret. L'habile, le profond politique se trouve enlacé dans
un réseau inextricable, presque invisible, dont les liens se
resserrent et, à chaque acte, à chaque crime qu'il commet
pour briser ces liens, les larmes, les regrets, les remords
aggravent son supplice. C'est une énigme qu'il ne peut devi-
ner ; le jour où il osera en sonder la profondeur, il recu-
lera, lui Hérode, frappé d'épouvante.
Deux femmes soutiennent cette lutte; elles y apportent
l'éclat du rang suprême, la finesse et les séductions de leur
sexe, la profondeur de haines héréditaires, haines qu'elles
dissimulent, qu'elles cachent et qui sont plus ardentes, plus
implacables sous le masque de l'affection, dont se parent
ces deux femmes altérées d'ambition et de vengeance.
Le sang des Macchabées se retrouve chez Alexandra, la
172 MACHAEROUS.

fille d'Hyrcan, la belle-fille du roi Aristobule II, la mère du


jeune pontife noyé près de Jéricho.
Certes les motifs de haine contre Hérode ne manquaient
point à la princesse Alexandra, si cruellement frappée parla
même main dans toutes ses affections ; à l'ardeur de ressen-
timents si légitimes, si fondés, s'ajoutait encore une grande
ambition. Cette femme voulait régner, elle avait soif du
pouvoir. Reconquérir l'autorité due aux Macchabées, remon-
ter sur le trône, joindre le diadème des rois à la- tiare des
pontifes : telle avait été la pensée de ses jours, le rêve de
ses nuits.
Au milieu de ses espérances, ou plutôt de ses aspira-
tions, la'mort violente de son fils Aristobule l'avait brisée,
presque anéantie; l'avenir lui échappait. Mais alors elle se
tourna du côté de sa fille," la reine Mariamne, qu'elle s'ef-
força de circonvenir, de dominer, comme l'instrument,
l'arme de la vengeance, qui devait lui servir à torturer le
coeur du bourreau des Asmonéens.
La seconde femme, déchaînée comme une furie, dans ce
duel sans pitié, était Salomé, la soeur d'Hérode, l'âme en
quelque sorte du parti iduméen.
Les mépris, les dédains d'Alexandra, même de Mariamne,
à l'égard de la fille d'Antipater, vis-à-vis de laquelle s'éta-
lait la fierté de leur origine royale, ces mépris et ces dédains
achevaient d'irriter Salomé, déjà blessée de l'amour profond
d'Hérode pour sa femme.
Reléguée au second plan, presque entièrement effacée
dans ce palais où régnait son frère, Salomé souffrait dou-
blement; aussi mit-elle tout en oeuvre pour perdre ses
altières ennemies. Mais elle usait d'astuce et de dissimula-
tion pour faire remonter jusqu'à l'esprit soupçonneux d'Hé-
MACHAEROUS. 173

rode le poison de la calomnie qu'elle distillait habilement


dans les rangs du peuple, sans jamais se compromettre elle-
même, sans découvrir la main qui avait semé ces bruits,
d'où partaient ces coups. Cette tactique infernale réussissait
d'autant mieux, que, marchant le front haut, Alexandra et
Mariamne auraient rougi d'employer les mêmes armes. Im-
prudentes par fierté et par dignité, elles ne cachaient ni leurs
aversions ni leurs desseins, et choisissaient leurs confidents
même parmi les créatures des Hérodéens.
Dans de semblables conditions la lutte ne pouvait être
égale; sourde d'abord, elle ne tarda pas à éclater avec
fureur, pour aboutir à des scènes de meurtre. Hérode, sans
avoir la conviction raisonnée de ce qui se passait autour de
lui, devint le jouet de ces haines qui se croisaient sans
relâche, et fut conduit ainsi au rôle atroce de bourreau de
sa femme, de sa belle-mère, de ses enfants, de ses amis les
plus intimes, les plus dévoués.
Cet homme, qui ne faisait rien à demi, éprouvait une
passion ardente, immense pour Mariamne, la plus belle per-
sonne de son siècle selon le témoignage de Josèphe. Mais
pour ce caractère exceptionnel, offrant tous les contrastes,
l'amour se mêlait à la cruauté. Deux fois, pendant qu'il
s'était éloigné de ses États, il avait donné l'ordre d'immoler
la reine, s'il ne revenait pas sain et sauf dans la capitale.
Les deux agents chargés de commettre cet attentat confièrent
à Mariamne le danger qui la menaçait, et le premier soin
d'Hérode fut de les faire égorger, sous le prétexte de rela-
tions adultères qu'ils auraient eues avec la reine, pour trahir
ainsi leur mission éventuelle.
La chaste, la vertueuse Mariamne, outragée par d'in-
dignes soupçons, effrayée d'un amour qui la condamnait
174 MACHAEROUS.
d'avance à une mort violente, la belle Mariamne, excitée con-
stamment par sa mère, ne pouvait pas maîtriser longtemps
son indignation. Précisément Alexandra lui rappelait sans
cesse sa royale origine, la naissance, les torts et les crimes
de l'Iduméen, du meurtrier des Macchabées, dont il fal-
lait venger le sang précieux. Dieu lui-même destinait la
descendante des Asmonéens à ce grand acte de justice.
Plus le roi témoignait l'ardeur de sa passion, plus
Mariamne opposait de la répulsion, du mépris; elle signalait
au fils d'Antipater son ingratitude envers les Asmonéens,
imprudents auteurs de sa fortune; elle repoussait ses
caresses en lui rappelant les ordres de meurtre qu'il avait
donnés contre la femme qu'il prétendait aimer; elle déchi-
rait et torturait un coeur déjà en proie aux tourments de la
jalousie.
Hérode passa presque sans transition de l'amour à la
haine. Le voyant en proie à cet intolérable supplice, Salomé
redoubla d'efforts pour exalter jusqu'au délire cette nature
ardente, passionnée, et pour multiplier contre la reine les
accusations les plus perfides.
La rage du roi est au comble; au milieu des intrigues
qui l'enveloppent, dans l'excès de sa jalousie, il se décide à
faire mourir Mariamne ; mais il veut encore conserver une
apparence de formes juridiques, sinon légales; il redoute le
blâme du peuple. Il réunit des juges devant lesquels compa-
raît la reine, sous l'accusation d'avoir voulu empoisonner
Hérode. Dociles à la pensée du tyran, les magistrats se
rendent les complices de sa fureur, les instruments de ' la
haine de Salomé; ils prononcent la sentence inique et fatale.
Le supplice de cette reine infortunée s'aggrave par
l'ignoble lâcheté de sa mère, Alexandra, cause directe
MACHAEROUS. 175
du triste sort de sa fille. Cette mère dénaturée présente le
spectacle d'une bassesse sans exemple dans l'histoire.
Alexandra accuse et maudit sa fille innocente, au moment
où celle-ci est conduite au supplice.
Le châtiment d'Hérode suivit bientôt le meurtre de sa
victime. L'amertume de son deuil, la violence de ses
remords, le sentiment sans cesse renaissant d'un amour
qu'il ne pouvait arracher de son coeur, tout se réunit pour
déterminer une maladie et d'intolérables contractions du
cerveau. Il chercha un remède ou plutôt une diversion à ses
souffrances en parcourant les provinces, en cherchant à s'oc-
cuper de détails d'administration intérieure. Mais il empor-
tait avec lui le souvenir de Mariamne. Bientôt à Jérusalem
coururent les bruits les plus sinistres sur la santé du roi, que
l'on représentait comme étant à la dernière extrémité.
Alexandra crut l'occasion favorable à ses projets ambi-
tieux. Elle chercha à gagner le concours des chefs de l'armée
qui commandaient la garnison et les tours de la capitale.
Mais elle s'adressait à des serviteurs dévoués du roi, qui
s'empressèrent de révéler à Hérode la tentative de sa belle-
.
mère. Son heure était venue; toute justification devenait
impossible; elle fut condamnée à mort' et alla grossir la
liste des Asmonéens sacrifiés dans cette lutte sans pitié.
Cependant l'affection au cerveau dont Hérode avait été
atteint, tout en diminuant d'intensité, de manière à faire
croire à une guérison physique, laissait des traces ineffa-
çables dans son esprit ; le moral était irrévocablement frappé.
Sa haute intelligence subit une espèce d'éclipsé ; son carac-
tère devint chaque jour plus farouche, son humeur plus
sombre; sa cruauté, froidement calculée, enveloppa dans des
explosions chaque jour plus fréquentes ses amis les plus
176 MACHAEROUS.
dévoués : ainsi tombent Costobare, Lysimachus, Gadias,
Dosithée, etc., sacrifiés par une haine sauvage qui l'anime
contre son peuple, contre ses serviteurs les plus fidèles,
contre sa famille, et le fait comparer à un tigre altéré de
sang.
Mais à son tour l'opinion publique s'émeut; des com-
plots s'organisent; on cherche à frapper le tyran. Ces pro-
jets échouent, et les imprudents qui avaient voulu s'affran-
chir d'un joug odieux expirent dans les supplices.
Pour la Judée en proie à la terreur, à l'épouvante, le
roi a cessé d'être le représentant de la justice, le soutien de
l'honneur national, le chef de l'armée ; c'est un monstre qui
n'a plus rien d'humain.
Aux malheurs déjà intolérables des Israélites opprimés
vient encore- s'ajouter un double fléau : la famine, puis la
peste. Partout le deuil, la mort, la désolation. Alors, par un
revirement étrange, inexplicable, le tigre se transforme,
s'adoucit à l'aspect de tant de misères, de souffrances,
venant éveiller au fond de son coeur des sentiments de pitié
active, de sympathie généreuse, qui y semblaient éteints sans
retour.
On retrouve Hérode le Grand, le Magnifique : il déploie
les ressources de son intelligence, il prodigue ses trésors, il
soulage non-seulement les Juifs ses sujets, mais encore il
vient en aide aux peuples voisins, les Syriens. Sans comp-
ter, sans calculer, il épuise ses richesses,. il multiplie les
sacrifices pour lutter contre les fléaux de la nature. Partout
de l'argent est distribué; des convois de blé arrivent d'Egypte
et sont répartis entre les populations, tandis que des vête-
ments sont donnés à des milliers de familles secourues à
propos contre les rigueurs de l'hiver.
MACH/EROUS. 177
Grâce à ces mesures largement accomplies, les Juifs
purent atteindre l'année suivante, où l'abondance des
récoltes leur permit enfin de renaître à l'espérance. Biais
la mort avait fait de nombreuses victimes, qu'il avait été
impossible de lui arracher. Au deuil national et profond
qu'éprouva la masse des survivants se mêla alors un senti-
ment d'ardente reconnaissance pour la conduite d'Hérode
dans ces jours désastreux. Son éloge retentissait sur son pas-
sage; il fut salué de bénédictions unanimes; on oubliait le
passé, on abjurait les haines, les ressentiments, pour ne
songer qu'aux bienfaits qu'il avait répandus en roi et en
père.
Quelle fut l'attitude d'Hérode en face de cette réaction
si flatteuse pour lui, devant l'amour sincère manifesté par
un peuple entier avec un irrésistible élan, l'élan du coeur?
Il est impossible de ne pas le croire atteint d'une véri-
table démence, d'une maladie mentale, altérant ses facul-
tés, quand on le voit rester indifférent, morne, glacé, comme
s'il n'avait plus conscience de cet enthousiasme populaire,
par lui jadis aussi recherché que' désiré.
Au fond il a fait le bien comme il accomplissait le mal.
Rien n'est changé dans son système politique; il exerce le
même despotisme avec la même impassibilité; il semble
presque désirer la haine et provoquer la révolte afin de pou-
voir réprimer et punir.
Pourquoi donc avoir agi aussi noblement? a-t-il voulu
lutter contre les fléaux de la nature et montrer sa force à
lui en triomphant de la famine, de la peste, d'un hiver
désastreux ? Roi de la terre, a-t-il rêvé une victoire à rem-
porter sur le roi du ciel ?
Ses actes allaient trop tôt dissiper les sentiments favo-
12
178 MACHAEROUS.

rables qu'il venait d'inspirer à ses sujets. Dans son empres-


sement à combler le vide fait à ses trésors, il multiplia les
impôts, dont les premières rentrées servirent à rendre des
honneurs divins à l'empereur Auguste, placé de son vivant
parmi les puissances célestes; on n'avait pas attendu sa
mort pour faire son apothéose. C'était blesser au vif les
croyances les plus sacrées des Juifs; c'était offenser leurs
traditions les plus respectées, que d'élever de tous côtés des
villes et des temples décorés de statues et d'inscriptions
votives réprouvées par le culte national.
Le, sentiment religieux du peuple, profondément froissé,
eût provoqué des explosions et des révoltes, sans le réseau
d'espionnage et la sévérité des précautions pesant sur la
Judée entière pour y comprimer tous les esprits par la ter-
reur.
Poursuivant son but d'opérer un rapprochement poli-
tique et social entre les Juifs et l'empire, Hérode envoya
à Rome ses deux fils Alexandre et Aristobule, nés de son
mariage avec Mariamne; il voulait leur faire donner une
éducation et une instruction en rapport avec ses projets et
ses plans d'avenir. On devine les déceptions et la colère du
peuple à la suite d'un acte qui blessait toutes les croyances,
toutes les susceptibilités nationales. Ces deux princes des-
cendaient par leur mère de la dynastie asmonéenne, et l'on
oubliait presque leur titre de fils d'Hérode pour ne voir en
eux que les représentants des Macchabées, les enfants orphe-
lins de l'infortunée reine Mariamne.
Cette affection passionnée du peuple avait décidé Hérode
à les reconnaître comme héritiers de la couronné, au détri-
ment des droits de son fils aîné, Antipater, qu'il avait eu de
sa première femme, Doris. Mais par cela même il voulait
MACHAEROUS. 179

que les jeunes princes fussent élevés dans les principes qui
dirigeaient sa conduite politique.
Tant de dévouement et de déférence ne pouvait manquer
d'appeler sur le roi des Juifs les plus hautes faveurs du chef
de l'empire. Auguste tint à récompenser Hérode en ajoutant
aux provinces de la Judée la Trachonite, la Batanée,. et
l'Auranite. Il profita même de son voyage en Syrie pour
ordonner aux différents chefs romains de ne rien entre-
prendre sans consulter le souverain des Juifs et de lui obéir.
Jamais, depuis le règne de Salomon, pareille puissance
n'avait été exercée par les rois d'Israël.
Indépendamment des forces militaires de ses États,
Hérode pouvait disposer du concours de plusieurs légions,
entraînant en sa faveur le prestige et même l'appui direct de
l'empire. Mais les Juifs, loin d'être éblouis par tout cet
éclat, ne dissimulaient pas leur mécontentement; ils voyaient
avec peine les honneurs rendus par leur roi à des maîtres
étrangers; ils souffraient surtout d'actes sacrilèges, impies,
commis contre leurs croyances antiques et sacrées, contre
leurs institutions les plus respectables et si profondément
gravées dans leurs moeurs.
Inquiet des conséquences redoutables que pouvait entraî-
ner l'indignation générale, Hérode chercha à désarmer les
ressentiments par la remise du tiers des impôts; mais cette
mesure de soulagement fiscal fut accompagnée d'un surcroît
d'espionnage et d'ordres despotiques punissant de mort qui-
conque s'occupait d'affaires publiques. Toute manifestation
était interdite en fait d'opinion et la moindre réunion
défendue. La tyrannie s'étalait sans voile en Judée, bri-
sant toutes les volontés, courbant tous les fronts, comme
si le pasteur du peuple n'était plus qu'un boucher, tgujours
180 MACHAEROUS.
prêt à frapper, au lieu de diriger dans la route du bonheur
et du bien-être des hommes intelligents.
A cette recrudescence de patriotisme, Hérode voulut
aussi opposer, comme palliatif, comme remède, la vibration
même de l'esprit judaïque. Le Temple de Jérusalem était le
centre religieux, le sanctuaire unique de tous les Juifs, sans
exception de résidence. Depuis des siècles on y célébrait, au
retour des grandes époques de l'année, les fêtes solennelles,
instituées par l'ordre de Dieu. De père en fils, de généra-
tion en génération, chaque Israélite accourait alors dans
l'édifice consacré à Jéhovah. Par ces pèlerinages se retrem-
paient la ferveur des croyants, l'espoir dans l'avenir; la
piété y consolait des épreuves du présent par lesquelles Dieu
châtiait son peuple.
Avant Hérode, le Temple avait donc été le foyer religieux
et national auquel aboutissaient et d'où partaient tous les
sentiments, toutes les résolutions, toutes les résistances
contre le joug de l'étranger. Là se trouvaient surtout le
point d'appui et le levier contre l'idolâtrie, le paganisme, en
un mot contre toutes les erreurs condamnées par la Loi. En
affaiblissant, en cherchant même à détruire cette forte base
de concentration, Hérode avait fourni auxjuifs un grief bien
grave contre ses tendances essentiellement romaines; il
imagina de tourner la difficulté et de résoudre le pro-
blème en annonçant au peuple le projet qu'il avait conçu
de reconstruire dans toute sa splendeur l'ancien temple de
Salomon.
A cette communication répondit un étonnement mêlé de
stupeur; puis se manifesta une défiance générale. Si les
Juifs laissaient démolir le sanctuaire actuel, le roi rempli-
rait-il sa promesse ? chacun en doutait ; cependant il parvint
MACHAEROUS. 181
.

à convaincre le peuple de la sincérité de ses projets. Aussi-


tôt on se mit à l'oeuvre.
Le Temple fut en effet construit sur un plan grandiose,
et sa splendeur éclipsa les monuments les plus magnifiques
des villes et des pays renommés sous le rapport de leur
architecture.
Mais ces condescendances calculées, ces rapprochements
passagers, ces concessions plus ou moins habiles ne par-
venaient point à réconcilier le peuple avec son roi; rien
ne pouvait combler la profondeur de l'abîme qui les sé-
parait.
Du reste, l'espèce de repos relatif goûté par Hérode
depuis le meurtre de Mariamne allait se dissiper sous l'at-
teinte d'inquiétudes et de remords, s'éveillant plus cruels
après un calme momentané et trompeur.
Le retour des deux jeunes princes Alexandre et Aristo-
bule, loin de faire le bonheur de leur père, provoqua de
nouvelles intrigues, et raviva les haines, ainsi que la lutte
héréditaire entre les dynasties asmonéenne et iduméenne.
La soeur et le frère du roi, Salomé et Pheroras, ainsi
que les principaux instigateurs du supplice, de Mariamne,
concentrèrent leurs efforts, leurs ressentiments sur les deux
princes, uniquement coupables de descendre de l'illustre
race des Macchabées, dont le sang devait être versé jusqu'à
la dernière goutte. Les meurtriers frémissaient à la seule
idée de voir monter sur le trône les fils de leur victime. Il
fallait donc les frapper avant que, maîtres du pouvoir, ils ne
vengeassent le meurtre de leur mère.
Les complots, les machinations perfides s'agitaient dans
le palais et dans la capitale; la calomnie répandait son poi-
son subtil de manière à égarer l'esprit, soupçonneux du roi.
182 MACHAEROUS.
Tandis qu'il resserrait ses liens d'amitié avec Agrippa, tan-
dis que sa faveur et sa puissance grandissaient à la cour
impériale, en rejaillissant sur les Juifs qui se trouvaient hors
de la Judée et dont le nom d'Hérode faisait la sécurité, une
trame infernale l'enveloppait et le poussait au plus horrible
des attentats d'une carrière déjà souillée de tant de forfaits :
il allait devenir le bourreau de ses fils !
Du reste l'attitude des jeunes princes n'était pas de
nature à rassurer leur père sur les bruits sinistres qui cir-
culaient à Jérusalem. Avec l'imprudence de leur âge, ils ne
cachaient pas leur haine pour les meurtriers de la reine,
dont ils se proclamaient les futurs vengeurs.
Ils attendaient, à cette fin, la mort de leur père; mais
ne pouvaient-ils pas en précipiter la date? Voilà ce qu'insi-
nuaient d'implacables ennemis, épouvantés d'ailleurs de la
perspective d'un avènement qui eût amené l'expiation de
leur crime contre la reine.
Ces manoeuvres ne réussirent que trop. Hérode, jouet de
toutes les intrigues nouées autour de lui, rappela son fils
aîné, Antipater, auquel il rendit son droit de primogéni-
ture, en le comblant des plus grands honneurs, et en faisant
descendre au second rang les princes qu'il avait lui-même
désignés comme les héritiers du trône. Par cet acte, il venait
de placer à ses côtés son plus redoutable ennemi. Antipater
avait en effet un caractère atroce; rongé d'ambition, le
coeur gonflé d'envie, il s'empressa de prendre pour auxi-
liaires Salomé et Pheroras, bien dignes de devenir ses com-
plices.
Chaque jour resserra le réseau qui enlaçait Hérode, tout
concourait au tragique dénoûment, à la perte des fils de'
Mariamne. Incapable de résister plus longtemps aux passions
MACHAEROUS. 183

haineuses, si subtilement fomentées, excitées dans son sein,


Hérode accusa Alexandre et Aristobule de conspirer contre
son pouvoir, contre sa vie; il les traîna devant le tribunal
d'Auguste.
La pénétration de l'empereur démêla immédiatement la
vérité et lui fit apprécier l'innocence des jeunes princes, que
sa haute intervention réconcilia avec leur père.
Ce rapprochement inattendu exalta les passions mau-
vaises d'Antipater et la rage de ses complices ; ils durent
cependant se soumettre, mais ils redoublèrent de perfidie et
d'astuce, afin de perdre définitivement les deux victimes de
cet odieux complot.
Espions et délateurs réunirent avec une habileté infer-
nale les moindres plaintes, chaque propos souvent provoqué
par les dehors de l'amitié, du dévouement; des paroles on
passa aux actes les moins significatifs; mais d'avance tout
était empoisonné par la calomnie qui veillait sans relâche.
Ouvert à tous les soupçons, l'esprit ombrageux d'Hé-
rode ne pouvait se défendre contre un venin distillé goutte
à goutte; l'Iduméen se laissa encore entraîner, égarer par
ce délire de meurtre qui l'animait contre tout ce qui des-
cendait des Macchabées; il affecta, il éprouva peut-être un
sentiment d'horreur pour ses deux fils, que la plus infâme
condamnation, dictée par leur père, envoya au supplice.
Nicolas de Damas, l'historiographe d'Hérode, raconte
qu'il essaya de protéger Alexandre et Aristobule 1 et de les

1. Alexandre avait épousé Glaphyra, fille du roi de Cappadoce; il en


eut deux fils : Tigrane et Alexandre.
Aristobule fut marié à la fille de Salomé qui lui donna deux filles :
Hérodiade et Mariamne, et trois fils :'Hérode, Agrippa, Aristobule.
On voit que la race des Macchabées continuait par la ligne féminine.
184 MACH/EROUS.

sauver du courroux paternel, mais que son intervention


échoua à cause de la terreur que le langage perfide d'Anti-
pater entretenait chez le roi, en lui montrant les deux
princes maîtres de l'armée et sur le point d'attenter à ses
jours.
Épouvantable tableau! honteuses et odieuses défaillances !
crimes atroces que rien n'excuse chez un homme de la trempe
d'Hérode, ayant donné tant de preuves d'énergie et de
courage ! Comment la soif du pouvoir l'abusait-elle au point
d'étouffer dans son coeur tous les sentiments de la nature !
L'habileté d'Antipater sut profiter du double *supplice
dont il était le principal instigateur et dont il lui tardait de
recueillir les fruits. Affectant et exagérant le zèle, il obtint
l'entière confiance de son père, qui l'admit à participer à la
direction des affaires d'État, en lui laissant une grande auto-
rité : fait bien extraordinaire pour un caractère aussi ombra-
geux que celui d'Hérode, aussi jaloux de l'exercice de l'au-
torité suprême.
Hérode envoya Antipater à Rome dans le but d'obtenir
la sanction impériale du testament par lequel le roi des
Juifs désignait son fils aîné comme héritier du trône.
L'absence d'Antipater ne pouvait manquer d'être exploi-
tée par ses nombreux ennemis. L'indignation générale sou-
levée par son double fratricide seconda les recherches, et
suscita la découverte de preuves irrécusables accumulées
contre lui. Alors ses adversaires, ceux qui redoutaient son
orgueil et sa méchanceté, ses complices eux-mêmes, Salomé
et Pheroras, s'unirent à la masse du peuple qui demandait
justice.
Tous ces rapports, tout cet enchaînement d'accusations
frappèrent Hérode. Quelques complices d'Antipater, arrêtés
!MACHAER0US. 185

et mis à la torture, firent des révélations accablantes contre


le fratricide, que l'on représenta comme impatient de régner,
même en devenant le meurtrier de son père.
Le crime conduisait donc au crime ; le sang versé appe-
lait du sang. Hérode regrettant, mais trop tard, le supplice
de ses fils Alexandre et Aristobule sacrifiés malgré leur
innocence, devint sans pitié,pour Antipater.
Nicolas de Damas, dont le récit sur ce point est d'ac-
cord avec le texte de Josèphe, fut chargé de soutenir l'accu-
sation. Comme témoin oculaire, comme partie active dans
' cette nouvelle tragédie, il importe de reproduire sa narra-
tion :
« Antipater, après avoir fait tuer ses frères, fut violem-

« ment détesté non-seulement par les habitants'du royaume,


.

« mais aussi par ceux de la Syrie et de pays plus éloignés.

« Le bruit de ce crime vint même jusqu'à Rome et il n'y eut

« personne, parmi les grands et les petits, qui n'exécrât cet

« homme parce
qu'il avait tué ses frères qui valaient beau-
ce coup mieux que lui, et aussi parce qu'il avait amené son
«
père à commettre une telle abomination et à souiller sa
« bonté antérieure.
Mais, continuant comme il avait com-
« mencé,
Antipater s'attaqua aussi à son père pour recueillir
« plus
vite sa succession. Il se procura du poison venu
d'Egypte. Mais un des conjurés fit des révélations. On ap-
«

«
pliqua la question à ses serviteurs ; ceux-ci révélèrent tout,
«
firent connaître qu'il voulait faire disparaître sa tante, ses
«
frères encore en vie, et les enfants des frères tués. Il avait
« tramé
aussi quelque crime contre la maison de César, crime
« plus grave encore que ceux
accomplis dans sa famille.
«
Varus, gouverneur de la Syrie, arriva avec les autres pro-
« curateurs;
Hérode convoqua un tribunal. Au milieu on
186 MACHAEROUS.

«
plaça le poison, les dépositions des esclaves, et les lettres
«
écrites de Rome (par Antipater). Le roi confia l'accusation
« à
Nicolas. Celui-ci attaqua, Antipater se défendit. Varus
«
était juge avec ses amis. Antipater fut condamné et con-
« duit au
supplice. Nicolas conseilla encore au roi d'envoyer
« son
fils à César, puisqu'il s'était aussi rendu coupable
« envers ce
dernier; et de faire ce qu'il déciderait. Mais il
«
arriva une lettre de César qui donna à Hérode la faculté
«
de punir son fils. Il fut en effet exécuté. César exigea
«
aussi la mort de l'affranchie qui avait été la complice
«
d'Antipater. Il n'y avait personne qui ne louât Nicolas de
«
la remarquable accusation qu'il avait prononcée contre le
«
parricide et le fratricide. »
A la suite de ce coup foudroyant, reparut plus intense,
aggravée par l'âge, soixante-dix ans, l'ancienne maladie
dont" Hérode avait tant souffert. Le mal fit de rapides pro-
grès, conséquence forcée des tortures morales venant s'ajou-
ter à tant, de désordres physiques. Épouvantable fut son
agonie.
On eût dit que le feu lui rongeait les entrailles ; ses
membres se crispaient tordus par la douleur; son corps
couvert d'ulcères se décomposait, une putréfaction antici-
pée en détachait des lambeaux, tandis que de ses plaies
effrayantes surgissaient des larves dévorant cette espèce de
cadavre vivant, qui dégageait une infection pestilentielle,
insupportable à soutenir pour les tempéraments même les
plus robustes et les dévouements les plus exaltés.
Les soins des meilleurs médecins et le climat si salubre
de Jéricho n'apportèrent aucun soulagement à ce supplice.
La science dans son impuissance eut recours à la nature;
on tenta une dernière épreuve. Dans le voisinage"de Machae-
MACHAEROUS. 187

rous, où Hérode avait fait bâtir un palais magnifique, se


trouvaient des sources d'eaux minérales justement renom-
mées, séjour bienfaisant connu sous le nom de Galirrhoé
(belle fontaine).
Mais tous les efforts ne pouvaient rien contre un arrêt
de mort irrévocable ; Hérode dut le reconnaître, l'existence
lui échappait. Il ordonna de le ramener à Jéricho, au centre
de son autorité, afin de faire exécuter jusqu'à la fin sa
volonté inflexible. Là, sur son lit d'agonie, il conçut le pro-
jet le plus atroce peut-être qui ait jamais souillé imagina-
tion humaine. Ce projet couronnait ce long tissu d'horreurs,
dont la pensée se détourne avec épouvante et 'que la plume
de l'historien ose à peine retracer, de peur de remuer une
mare de fange sanglante.
Les principaux chefs, les personnages les plus éminents
de la Judée furent mandés à Jéricho. Au fur et à mesure
de leur arrivée, on les enfermait à l'hippodrome. Quand le
nombre des captifs, l'élite de la nation, se trouva complet,
le mourant confia son projet à sa soeur Salomé et au mari
de cette princesse, Alexas, tous les deux dignes d'une sem-
blable confidence.
Je veux, à ma mort, dit-il, un deuil réel, des larmes
sincères, pour que mes obsèques, vraiment royales, répon-
dent à l'éclat de ma vie, à la puissance d'un souverain tel
que moi ; ni le passé n'a offert, ni l'avenir ne présentera des
funérailles aussi tragiques. Il faut que toutes les grandes
familles de la Judée versent, à ma mort, des larmes qui
n'aient rien de mensonger, de fictif. Le peuple entier me
déteste, je le sais. Dès que j'aurai rendu le dernier soupir,
avant que le bruit de mon décès se répande, je vous ordonne
de faire envahir l'hippodrome par une troupe de soldats
188 MACHAEROUS.
armés qui massacreront tous les grands, tous les chefs de
cette nation que je ne puis envelopper dans une mesure
générale d'extermination.
Cet ordre accompagné de larmes, de prières, de menaces,
frappa de terreur Salomé et Alexas, quoique familiarisés
avec tous les crimes. Mais intimidés, ils jurèrent d'obéir, tout
en combinant intérieurement les moyens de se soustraire,
dans leur intérêt personnel, à cette implacable prescription.
Si, en faveur des actes remarquables du règne d'Hé-
rode, et en considérant la cruauté inhérente aux lois et aux
moeurs de son époque, de son peuple, de son pays, mais
surtout en pensant aux adulations funestes qui l'entouraient
et à l'espèce de fatalité dont il fut plus d'une fois victime,
si on se sent ému d'horreur, mais aussi de pitié, ce dernier,
ce suprême projet le fait condamner d'une manière irrémis-
sible. Quoi! à l'approche de la mort, à cette heure solen-
nelle, où une âme même coupable s'ouvre au repentir, à la
clémence, au pardon, voilà un souverain qui exige que l'on
décapite en quelque sorte la nation sur laquelle il a régné;
il ordonne de comprendre dans un grand massacre les plus
braves, les plus nobles, les plus illustres, toutes les som-
mités de la Judée !
En revenant un peu en arrière, il convient de dire ici
que, sur le bruit de la mort du roi, bruit faussement ré-
pandu, Antipater, qui attendait dans sa prison l'heure de son
expiation, essaya de séduire ses geôliers et de s'évader;
mais cette tentative ne fit que hâter son supplice. Cinq jours
après, Hérode expirait à son tour.
Cette mort, digne de sa vie, devint le signal de réac-
tions sanglantes, et amena de grands changements dans les
-destinées du peuple juif.
MACHAEROUS. 189

Archélaùs, fils d'Hérode, désigné par lui pour lui suc-


céder, se rendit à Rome pour demander la sanction du tes-
tament paternel ; mais ses deux frères, Antipas et Philippe,
se présentèrent aussi devant l'empereur comme candidats
au trône.

Dans la vie et le règne d'Hérode, il y a une étude


curieuse à évoquer, c'est l'emploi qu'il fit des sommes
énormes dont il sut constamment remplir son trésor. Il s'en
servit pour acheter de puissants auxiliaires, de hautes pro-
tections, en justifiant le langage de Jugurtha sur la vénalité
des Romains, n'attendant qu'un acheteur. A ce prix il en
fut aimé, même admiré.
Quant au reproche d'être un usurpateur, un souverain
antinational, reproche si souvent répété par les Juifs, il
n'est que trop fondé, par la faveur qu'il accorda sans cesse
aux étrangers, à leurs institutions même les plus hostiles
aux traditions, aux lois, aux moeurs des tribus d'Israël.
Ce peuple infortuné était accablé d'exactions et d'im-
pôts; il se trouvait réduit à la misère, tandis que ses dé-
pouilles alimentaient le luxe effréné d'un tyran, s'épuisant
en prodigalités fastueuses pour lès Romains et les Grecs,
multipliant les fêtes, les spectacles, les pompes, et élevant
des monuments marqués du sceau de l'idolâtrie et de ces
recherches des arts païens, défendus par la Loi.
Toutefois les dépenses que faisait Hérode reçurent dans
plusieurs circonstances une direction utile; par exemple,
quand il construisait des villes, des forteresses, des édifices,
des palais dignes d'admiration, en s'inspirant du génie de la
190 MACHAEROUS.
Grèce et de Rome, sans répudier le cachet de l'architec-
ture orientale. C'était un moyen d'ouvrir à l'étranger l'ac-
cès de la Judée, si longtemps isolée et presque fermée aux
relations du dehors. Ainsi il orna son royaume de deux
nouvelles cités, Sébastieh et Césarée-Maritime. Cette double
construction terminée d'une manière somptueuse, il s'em-
pressa de dédier à Auguste ces deux villes, et y attira, au
moyen de grands privilèges, des habitants de race hel-
lénique.
Naturellement les Juifs s'indignaient à l'aspect de cette
invasion de l'étranger qui méprisait la religion, les lois, le
langage, les moeurs des anciennes tribus d'Israël, sans par-
ler des garanties qu'Hérode assurait à cette population para-
site. Le commerce passait aux mains des nouveaux habitants,
qui achevaient de ruiner les familles indigènes, tout en les
éclipsant et en finissant par les opprimer. Hérode en agis-
sant ainsi, soit qu'il fût guidé par une sorte de pressentiment
des grands événements qui allaient suivre, soit que tout
simplement il poursuivît l'annihilation du peuple juif sans
entrevoir que le réformateur pacifique profiterait bientôt de
son oeuvre de destruction, Hérode préparait la Judée elle-
même à f expansion du christianisme. Il poursuivit par des
moyens moins humains, il est vrai, l'oeuvre d'Alexandre le
Grand et de la conquête romaine. Il battait en brèche l'an-
tique autorité de la Bible, qu'allait peu à peu remplacer l'as-
cendant universel des évangiles.
Les événements de la plus grande importance se sont
succédé sans interruption pendant les trente-six années du
règne d'Hérode. Toutes les figures de cette époque frappent
et étonnent, ainsi que les faits qui se déroulent, en chan-
geant les destinées de l'humanité entière. Le neveu de Jules
MACHAEROUS. 191

César, Octave, qui prend et justifie le nom d'Auguste, Marc-


Antoine, Mécène, Agrippa, Terentius Varron, Horace, Vir-
gile, Hérode lui-même : combien d'études à approfondir et
de portraits à peindre!
Mais les hommes et les événements, quoique plus ou
moins extraordinaires les uns que les autres, s'effacent à
demi devant la révolution prodigieuse qui se prépare et va
s'accomplir dans le domaine des doctrines religieuses et
morales, dans l'ordre des idées. L'éclosion et l'essor du
christianisme marquent en effet une ère nouvelle pour la
civilisation comme pour le genre humain.
Hérode, on peut le dire, n'a pas été étranger à cette
immense rénovation sociale qui se rattache d'un côté à la
révélation mosaïque, à l'idée pure, supérieure du Dieu
unique, l'immortel créateur du monde, et, de l'autre côté,
aux cultes panthéistes, idolâtriques, matériels des divers
peuples étrangers aux doctrines des Hébreux. S'il ne sert
pas précisément de trait d'union entre les deux doctrines,
au moins a-t-il facilité l'introduction de la morale du Christ,
par suite des mesures sans nombre au moyen desquelles il
avait atteint et constamment battu en brèche l'unité juive,
l'isolement d'Israël.
Comme conséquence de son iùauguration romaine, et
quoique sa politique le forçât à bien des ménagements, il ne
montra jamais beaucoup de prédilection pour, l'antique reli-
gion des Juifs; au contraire, il manifestait sans cesse des
tendances marquées pour le polythéisme grec et romain. Par
des dons plus que royaux, d'une magnificence inouïe, qu'il
multiplia pour divers sanctuaires célèbres "du paganisme, il
fit germer des idées nouvelles parmi les populations, et les
entoura de séductions qui portèrent au milieu d'elles bien
192 MACHAEROUS,
des hésitations, bien des divisions ; le peuple juif, dans son
ensemble, n'éprouvait plus dès.lors, sans exception, cette
répulsion invincible, systématique, qui excluait la moindre
idée de tolérance envers les cultes et les rites étrangers. Le
faisceau se trouvait brisé. Sans le savoir, Hérode devenait
initiateur, presque éclectique; il ouvrait, pour ainsi dire, la
Judée à l'expansion universelle du christianisme.
Plus on étudie les crimes monstrueux d'Hérode, plus on
examine avec attention cette longue série d'attentats, de for-
faits, par lesquels un prince d'ailleurs remarquable se place
en dehors de l'humanité et de la civilisation, mieux on est
pénétré de la nécessité indispensable d'une transformation,
d'une rénovation de principes opposant à toutes les horreurs
d'un règne de sang les doctrines d'amour, de justice, de
mansuétude qui forment la base, l'essence même du chris-
tianisme, établissant une différence entre la Bible et l'Évan-
gile, entre l'ancienne et la nouvelle Loi, enfin préparant le
salut de Rome et du monde dans cet ordre moral, qui
triomphe toujours de la force brutale.
Ici commence à poindre la mission du précurseur, de
Jean-Baptiste, dont les prédications seront bientôt si large-
ment développées et épurées par Jésus.

Par la-reconstruction du Temple de Jérusalem, Hérode


poursuivit un grand but de nationalité. Sans doute, il vou-
lait se rattacher les sympathies des partisans toujours nom-
breux des antiques croyances d'Israël, et puis il accomplis-
sait une oeuvre devant laquelle avaient reculé la puissance
MACHAEROUS. 193

et la gloire des Asmonéens. Il comptait ainsi racheter ses


fautes et se faire pardonner ses tendances favorables aux
étrangers. Il devenait vraiment un souverain de race hé-
braïque.
La magnificence qu'il déploya dans l'architecture et la
décoration de cet édifice somptueux, digne de la grandeur de
l'idée de Jehovah, les soins infatigables qu'il prit personnel-
lement, son ardeur dans l'exécution, frappèrent les Juifs et
surtout ceux qui résidaient en pays étrangers. Hérode tenait
à égaler l'oeuvre de Salomon, en effaçant les douloureuses
pages de la captivité de Babylone et de la domination des
Perses et des Macédoniens. A la grandeur de l'idée répondit
le mérite de l'exécution.
Josèphe nous a transmis de précieux documents sur l'en-
semble et les détails même minutieux de cette merveille
architecturale; cet ensemble et ces détails ont été discutés
et analysés avec soin par les savants modernes, étudiant les
restes splendides de ce monument.
A la lecture seule de l'historienjuif, en se rendant compte
des dimensions extraordinaires de l'édifice, des matériaux
rassemblés, de l'art déployé, de l'inspiration religieuse qui a
tout coordonné, de la force, de la solidité des murailles fai-
sant d'un sanctuaire une citadelle formidable, un refuge
assuré contre l'oppression étrangère, on se sent transporté
d'admiration et on rêve malgré soi à l'époque héroïque et
fortunée des premiers rois d'Israël. »
Mais cette condescendance aux aspirations et aux voeux
du peuple juif n'était de la part d'Hérode qu'un moyen poli-
tique, une arme dont il avait besoin. Il sut encore flatter le
patriotisme national en fortifiant un grand nombre de villes
et de citadelles. Seulement il travailla pour lui plutôt que
13
194 MACHAEROU|S.

pour ses sujets, car il ne pouvait pas oublier les complots


formés contre son autorité, contre sa vie, les séditions nom-
breuses qu'il eut à réprimer et les intrigues de ses enfants
toujours prêts à conspirer.
Au fond il devait chercher un abri contre les haines et
les vengeances auxquelles il était en butte ; il avait à se créer
un asile inviolable, en état de devenir au besoin un centre
d'opérations agressives, après avoir servi de base de résistance.
Sous l'empire de semblables préoccupations, il éleva de
toutes parts des forteresses redoutables ; chaque ville impor-
tante fut défendue par de hautes et larges murailles, tandis
que les positions d'un difficile accès, grâce à la nature et
aux accidents du terrain, empruntèrent aux ressources de
l'art et de la science des garanties nouvelles. Toutes ces
places furent approvisionnées de vivres, de munitions,
d'armes, accumulés par la prévoyance militaire d'un roi
expérimenté dans la guerre.
Telle fut une des constantes pensées d'Hérode.
Par la description du site de M'kaour, on a vu plus haut
l'importance que pouvait acquérir une place forte érigée sur
ce pic escarpé, servant de barrière, de boulevard contre les
attaques des Arabes.
En réalité, durant les dernières années du règne d'Hé-
rode, les relations des Juifs et des Arabes étaient loin d'être
amicales ; d'épisodiques d'abord, les luttes devinrent fré-
quentes, puis ^permanentes. Grâce à l'habileté d'Hérode,
l'empereur Auguste, se posant en arbitre, se prononça tou-
jours contre les Nabathéens; mais ces derniers ne se rési-
gnaient qu'en apparence. S'ils renonçaient à la force, ils
usaient de ruses et de stratagèmes. Aussi le roi des Juifs
comprit que des remparts formidables et de puissantes con-
MACHAEROUS. 195
structions étaient indispensables pour s'opposer aux incur-
sions de ses remuants voisins.
Machaerous répondait merveilleusement à cette pensée.
Sa situation sur la frontière des deux peuples, et les res-
sources de la nature, combinées avec des travaux d'art bien
exécutés, présentaient le double avantage de dominer une
vaste étendue des plaines arabes et de former un poste
avancé, servant à la fois à observer et à arrêter la marche
des envahisseurs.
La citadelle construite dans le temps par Alexandre Jan-
naeas avait été démantelée sur l'ordre de Gabinius, durant
les guerres d'Alexandre et d'Aristobule contre Hyrcan ; mais
Hérode ne rendit pas seulement à Machaerous sa première
importance, il voulut en faire une forteresse inexpugnable.
Le sommet du roc fut entouré de hautes murailles flanquées
de nombreuses tours de 100 coudées (plus de 30 mètres
d'élévation). Au milieu de cette puissante enceinte de forti-
fications se déployait un palais splendide dans lequel Hérode
réunit toutes les recherches du luxe. Chaque salle reçut les
ornements les plus riches ; en un mot, rien ne fut négligé
pour en faire une résidence enchantée et vraiment royale.
D'ailleurs, le voisinage des eaux thermales de Callirhoé
mêlait à cet appareil guerrier un attrait pacifique et salu-
taire, qui contrastait d'une manière poétique avec la desti-
nation de la forteresse. L'influence des eaux de Callirhoé y
attirait de riches et nombreux visiteurs, y menant à peu
près l'existence de luxe et de plaisirs que, sous prétexte de
chercher un remède à la souffrance physique, on goûte de
nos jours dans les villes de bains.
Hérode y revint en dernier lieu faire une tentative sté-
rile pour le rétablissement de sa santé perdue. Un de ses fils
196 MACH.EROUS.
devait également choisir Machaerous pour une de ses rési-
dences de prédilection.
La position élevée du pic sur lequel la forteresse était
assise n'avait pas permis d'avoir des sources et des fon-
taines dans l'enceinte des murailles; afin d'obvier à cet
inconvénient, Hérode fit creuser dans le roc de nombreuses
citernes destinées à recevoir l'eau du ciel en assez grande
abondance pour suffire aux besoins de la garnison et des
populations voisines. Celles-ci en effet se trouvaient assez
.
souvent privées d'eau à cause de la conformation du sol et
de la température brûlante de la contrée durant une partie
de l'année.
Au pied de ce roc inaccessible par le double concours de
la nature et de l'art, de l'autre côté de la vallée, Hérode
choisit un vaste emplacement qu'il fit entourer d'une cein-
ture de murailles flanquées de tours. Au. centre de cette
enceinte on construisit une ville entière qui fut reliée à la
forteresse et au palais par un chemin en zigzag, le long du-
quel on gravissait péniblement les rampes escarpées de la
montagne. On pouvait le comparer au sentier dit de la Cou-
leuvre, qui monte en serpentant à la citadelle de Masada.
Des approvisionnements considérables furent entassés
dans la forteresse; munitions de tout genre, armes offensives,
machines défensives, rien ne fut négligé pour accomplir le
voeu d'Hérode : faire de Machaerous un vaste entrepôt mili-
taire, une place de sûreté. Toutes les précautions se trou-
vèrent combinées pour que la garnison et les habitants
pussent soutenir un long siège sans aucune appréhension,
sans la moindre inquiétude. Il en résultait d'avance une
sécurité profonde, une confiance inaltérable chez les assié-
gés, entièrement rassurés contre d'impuissantes attaques,
MACHiEROUS. 197

réduites d'ailleurs aux moyens bornés dont disposaient alors


les assaillants.
En élevant ces formidables constructions, Hérode, selon
l'opinion de l'historien Josèphe, semblait vouloir rivaliser de
force avec la nature, qui déjà avait rendu cette place inexpu-
gnable.
Vil

Hérode avait fait plusieurs testaments tour à tour modi-


fiés, selon les circonstances, à la suite de la mort de ses trois
fils aînés et de la découverte des complots auxquels ses
femmes étaient mêlées. Voici, en résumé, les dispositions de
son dernier testament : >
1° Hérode-Archélaus succédait à son père et montait sur
le trône comme roi des Juifs ;
2° Hérode-Antipasavait en partage la Galilée et la Pérée,
avec le titre de tétrarque ;
3° Hérode-Philippe devait régner également comme
tétrarque sur les provinces récemment données par Auguste,
c'est-à-dire la Trachonite, l'Auranite et la Batanée.
D'autres legs assuraient l'indépendance de la terrible
Salomé. L'empereur lui-même héritait de sommes considé-
rables et d'objets d'art d'un grand prix. Mais ces dernières
volontés étaient subordonnées à la sanction d'Auguste, au-
quel Hérode laissait la faculté de modifier à son gré les dis-
positions du souverain des Juifs.
MACHAEROUS. 199
Du reste, cet acte n'est que la consécration suprême de la
pensée politique qui avait animé le fils d'Antipater dans tout
le cours de sa carrière. Cette pensée fixe et dominante de
son règne devait se retrouver plus énergique, mieux accen-
tuée dans son testament. En effet, Hérode n'avait cherché
constamment qu'à briser le cadre inflexible de la religion et
des institutions hébraïques; il s'était efforcé de couper le
noeud gordien si solidement établi par la loi juive, en y sub-
stituant des coutumes nouvelles, en introduisant parmi les
masses un ordre d'idées opposées aux anciennes lois, en pla-
çant à côté du culte antique d'Israël le paganisme romain.
Ce but, il l'atteignit, puisqu'il s'est formé après lui une secte
nouvelle adoptant ses principes et désignée par les évangé-
listes sous le nom d'Hérodiens.
Son testament est donc le dernier coup porté par lui à
ce formidable faisceau jusque-là indissoluble. Précisément la
destruction de l'unité nationale se complique du démembre-
ment du territoire, la division du royaume en trois parties.
N'est-ce pas la ruine complète, radicale des plus énergiques
efforts du peuple d'Israël depuis sa conquête delà Palestine?
N'est-ce pas le démenti solennel des récentes victoires de la
race asmonéenne?
On peut dire d'Hérode qu'il était plus romain que les
Romains eux-mêmes ; rien ne leur était plus favorable pour
parvenir plus vite et mieux au but de leur marche poli-
tique.
Mais si les dominateurs du monde se félicitaient du con-
cours d'un pareil auxiliaire, tous les vrais patriotes de la
Judée s'indignaient de ce que la sanction impériale eût été
réclamée par Hérode pour ses dernières volontés. En fait, il
refusait aux Juifs le droit de se choisir un souverain même
200 MACHAEROUS.

dans sa propre famille. Désormais le caprice de l'empereur


leur donnerait tel ou tel roi pour les gouverner. Dès ce mo-
ment, on le devine, la scission et la défiance devinrent plus
profondes que jamais entre le monarque et le peuple'. Aussi
le temps écoulé entre la mort d'Hérode et la réduction de
la Judée en province romaine allait être rempli de soulève-
ments, de révoltes et de massacres ; c'est une nouvelle période
de troubles, c'est de nouveau le règne de la plus déplorable
anarchie.
Cependant Hérode-Archélaùs, après avoir fait célébrer
de splendides funérailles pour son père, se disposait à aller
% Rome afin d'obtenir de l'empereur la confirmation de ses
droits à la couronne ; mais il dut préalablement comprimer
l'explosion d'une révolte populaire; ce qu'il fit d'une ma-
nière impitoyable, par la mort violente de trois mille de ses
futurs sujets. Quel triste présage pour l'avenir! Aussi ses
deux frères Antipas et Philippe le devancèrent en se rendant
auprès d'Auguste, dans le but de profiter de cet horrible
massacre et de supplanter Archélaûs.
Tandis que l'empereur hésitait à se prononcer et à fixer
son choix entre les trois compétiteurs, un soulèvement géné-
ral éclata en Judée. Les légions stationnées en Syrie inter-
vinrent et les chefs saisirent cette occasion pour occuper le
pays d'une manière solide et durable, tout en suivant leurs
vieilles habitudes de rapine, en s'enrichissant aux dépens du
trésor royal, de celui du Temple, et au moyen de contribu-
tions militaires levées sur le peuple, toujours de plus en plus
à plaindre.
.
Pourtant l'intervention romaine n'amena point de résul-
tat pacifique immédiat, tant l'insurrection avait pris d'essor :
elle s'étendait à la nation entière ; de toutes parts surgis-
MACHAEROUS. 201

saientdes partisans delà cause de l'indépendance; ils se grou-


paient autour du premier chef venu ; les traditions de Matha-
thias, le père des Macchabées, revivaient dans tous les coeurs;
c'est vers le passé glorieux de ces champions de l'indépendance
nationale que se reportaient tous les souvenirs ; c'est de leurs
actes mémorables qu'on s'inspirait durant cette nouvelle et
terrible crise. Le plus petit chef de bande se présentait comme
le défenseur énergique de la liberté de la patrie, comme l'in-
flexible adversaire du joug de l'étranger, romain ou héro-
déen.
Chaque jour voyait accroître le nombre de ces chefs,
mais quelle différenceentre eux et le grand Asmonéen! quelle
différence aussi entre la situation du pays avant Mathathias
et après Hérode !
D'abord les Juifs avaient à combattre des Romains
aguerris, presque invincibles, grâce à l'auréole de leurs
anciens triomphes ; il ne s'agissait plus de Syriens énervés,
que de longues guerres malheureuses avaient placés sur la
pente d'une décadence inévitable. Ensuite Mathathias s'était
inspiré du dévouement le plus pur, le plus héroïque pour
la religion, la patrie et les lois, tandis que les avides et'
nombreux chefs du parti dit national ne songeaient qu'à
leur ambition personnelle, en se parant des titres préten-
tieux de princes, de rois, en aspirant ouvertement au trône
d'Hérode.
Sans aucune espèce d'unité de vues, sans la moindre
entente entre eux, même au début de la lutte, ils agissaient
séparément pour leur propre compte. Dans de pareilles con-
ditions le succès des Romains devenait inévitable ; car là où
tout le peuple uni aurait eu déjà beaucoup de peine à
triompher, la discorde ruinait forcément tous les efforts.
202 MACHAEROUS.
Toutefois, parmi ces nombreux chefs de bande en lutte
avec les légions, il y en eut deux qui se distinguèrent spé-
cialement par leur intelligence et leur audace. Un ancien ami
d'Hérode, nommé Simon, avait embrassé avec ardeur la
cause opposée aux fils de ce roi. Le rôle important qu'il
avait joué, ses talents militaires, sa valeur, lui acquirent de
nombreux partisans, une partie du peuple le salua du titre
de souverain. Grâce à cet appui, il put se maintenir pendant
quelque temps avec succès. Sa renommée pénétra même
jusque dans l'enceinte de Rome, et Tacite (liv. V, § 9 des
Histoires) s'exprime ainsi :
« Après la mort d'Hérode et sans attendre les ordres de
«
César, un certain Simon avait usurpé le titre de roi. Il fut
«
puni par Q. Varus, gouverneur de Syrie,' et sa nation
»
réduite au devoir fut partagée entre les trois fils d'Hérode. »
Un berger, nommé Athrongaeos, devait être encore plus
heureux : aidé de ses quatre frères et de nombreux adhé-
rents, il put non-seulement tenir tête pendant longtemps
aux Romains, mais il continua plus tard et souvent avec suc-
cès la guerre contre Archélaùs lui-même.
Les Juifs finirent par comprendre l'inutilité de leurs
efforts : ils envoyèrent des ambassadeurs à Auguste pour
le supplier de les laisser vivre d'après leurs coutumes sacrées,
d'après leurs antiques lois.
« Ne nous donnez plus de roi,
disaient-ils par l'intermé-
«
diaire de leurs représentants, délivrez-nous surtout de la
«
tyranniqne oppression des fils d'Hérode, trop dignes suc-
ce cesseurs
de leur père. Réunissez la Judée à la Syrie et sou-
« mettez-nous
à l'autorité directe de vos gouverneurs. »
Auguste se prononça enfin : sans satisfaire aux voeux de
la nation juive, il confirma en partie le testament d'Hérode.
MACHAEROUS. 203
Philippe et Antipas, eurent la tétrarchie dans les limites
fixées par les dernières volontés de leur père.
Quant à Archélaùs, il obtint l'Idumée, la Judée propre-
ment dite et la Samarie avec le titre d'ethnarque; mais
l'empereur lui refusa la royauté, se réservant, selon la con-
duite qu'il tiendrait, de la lui accorder plus tard.

Philippe régna jusqu'à l'année 36 de notre ère; Hérode-


Antipas le Tétrarque, jusqu'à l'an ÛO, époque où il fut
exilé.
Quant à Hérode-Archélaùs, son autorité ne dura pas
longtemps. Il était déjà odieux au peuple à cause du sou-
venir des trois mille Juifs massacrés dans le Temple avant
même son avènement; il en résulta, comme on l'a vu plus
haut, de nombreuses insurrections sur tous les points du
pays. D'ailleurs, Archélaùs acheva d'exciter la réprobation
nationale, autant par ses actes politiques que par sa conduite
personnelle dans sa vie intime. Il violait les lois les plus
saintes, foulait aux pieds tous les droits et déployait un des-
potisme inflexible, au mépris des pressantes et bienveillantes
recommandations de l'empereur. Tant de cruautés décidèrent
les Juifs à soumettre leurs plaintes à la justice d'Auguste.
Celui-ci, fatigué de ces récriminations, de ces doléances
fondées, manda Archélaùs à Rome, où sa condamnation fut
bientôt prononcée.
Frappé d'une sentence d'exil perpétuel, avec la ville de
Vienne dans les Gaules pour résidence, il perdit tous ses
biens confisqués au profit de l'empereur ; et son ethnarchie
204 MACHAEROUS.

(l'Idumée, la Judée et la Samarie) fut réunie à la Syrie et


gouvernée par des procurateurs romains.
Quatorze de ces dignitaires se succédèrent pendant une
période de soixante ans (de 6 à 66), cette série n'est inter-
rompue que par le règne d'Agrippa (41 à 14). Le carac-
tère particulier et saillant de cette époque consiste dans les
dissentiments religieux qui divisent les Juifs, sous l'action
de sectes nouvelles surgissant de toutes parts : cette agita-
tion travaille tellement les esprits, qu'elle fait presque oublier
la présence des mortels ennemis de la nationalité hébraïque.
Mais les procurateurs pèsent sur le peuple, qu'ils acca-
blent d'exactions, de spoliations, de mépris pour tout ce
qui n'est pas romain ; ils finissent par réveiller le sentiment
patriotique un instant assoupi devant l'explosion des dis-
cordes de sectes. La haine de l'étranger renaît ardente et
plus vivace au coeur de tous les Juifs poussés au désespoir
par les rapines, l'orgueil, le despotisme des Romains; ils se
concentrent enfin dans une pensée commune de vengeance
qui éclate et aboutit à l'immense explosion de l'an 66.
Aussitôt après la condamnation d'Archélaùs, Auguste
ordonna à Quirius, gouverneur de Syrie, de procéder au
dénombrement des habitants de la Judée. Cette mesure s'ac-
complit sous l'autorité du premier procurateur Coponius, de
l'an 6 à 10. C'est ce recensement qui est devenu célèbre par
l'anachronisme auquel il a donné lieu dans l'évangile de
saint Luc. Cet acte, contraire en principe à la loi judaïque,
inspira une terreur profonde au peuple, qui y voyait l'inten-
tion et le but de le réduire à l'état d'esclavage. Les infor-
tunés Israélites oubliaient que ce qu'ils redoutaient pour
l'avenir était déjà un fait accompli ; la servitude n'était-elle
donc pas déjà une réalité ?
MACHAEROUS. 205
Dans cette circonstance éclata un nouveau soulèvement
qui prit un caractère religieux amené par la force même des
choses, et développant le grand travail de diffusion, d'ex-
pansion qu'avait poursuivi la politique du premier Hérode.
Judas et Saddoc commencèrent par susciter une divi-
sion en fondant une nouvelle secte, qui ne différait de celle
des pharisiens que parce qu'elle reconnaissait Jéhov.ah
comme seul maître et souverain du peuple.
Philippe et Antipas, ce dernier plus connu sous le nom
et le titre d'Hérode le Tétrarque, s'empressèrent de profiter
de la leçon infligée, comme condamnation, à leur frère
Archélaùs. Leur gouvernement prit une apparence de dou-
ceur et de ménagement. Dévoués tous deux à la suprématie
de Rome, ils s'effacèrent au point de vue politique. Ils s'ef-
forcèrent l'un et l'autre d'améliorer la situation intérieure
de leur tétrarchie respective, en protégeant l'agriculture, en
agrandissant quelques villes et en en construisant de nouvelles
qui atteignirent une certaine importance.
Antipas augmenta Séphoris, qu'il entoura de fortes mu-
railles; il étendit aussi Betharamphta, l'ancien Beth Haran,
dont il est fait mention dans la Bible, et lui donna le nom
de Julias en l'honneur de la fille d'Auguste.
Philippe de son côté embellit Paneas, à la source du
Jourdain, et l'appela Césarée; il opéra le changement com-
plet du bourg de Beth Saïda, qu'il transforma en une ville
également sous le nom de Julias.
A l'époque où Marcus Ambivius exerçait les fonctions de
procurateur (l'an 10 à 13), mourut Salomé, la soeur du
premier Hérode ; elle légua ses biens et ses richesses à l'im-
pératrice Julie. Après avoir fait tant de bruit, commis tant
de crimes, Salomé s'éteignit dans une espèce d'obscurité.
206 MACHAEROUS.
De l'an 13 à H, le gouvernement d'Annius Rufus,
comme procurateur, ne fut signalé que par la mort d'Au-
guste, expirant à l'âge de soixante-seize années, après un
règne de quarante-quatre ans, à partir de la bataille d'Actium.
Un des premiers actes de Tibère, à son avènement à
l'Empire, fut d'envoyer en Judée un nouveau procurateur,
Valerius Gratus, qui s'y maintint de l'an 15 à 26. Sous son
autorité Hérode-Antipas conçut et réalisa le projet de con-
struire une ville en l'honneur du nouvel empereur. Tiberias
s'éleva dans une situation admirablement choisie, au bord
du lac de Génésareth; elle fut bientôt la résidence d'une
population nombreuse et devint célèbre par la suite, soit
dans les récits des évangélistes, soit à cause de sa partici-
pation importante dans la révolte de Bar Kaukab. Dans
cette ville se concentra le travail talmudique. Les médailles
frappées pour inaugurer l'ère de Tiberias remontent à
l'an 17, époque de la fondation de la ville, mais sa consécra-
tion n'eut lieu que dix ans plus tard, en 27.
Tibère imposait à tous les gouverneurs des provinces
beaucoup de modération. Aussi, malgré le poids onéreux des
ùnpôts et l'ensemble des charges politiques, Valerius Gratus,
pour se conformer aux ordres du successeur d'Auguste,
ménageait-il les Juifs en calmant un peu leurs inquiétudes
et en leur donnant une tranquillité relative.
Pontius Pilatus (l'an 26 à 36). Cette période adminis-
trative, qui avait permis aux populations de respirer, allait
cesser pour faire place à dix années de gouvernement d'un
procurateur, sous lequel s'accomplirent les événements les
plus extraordinaires, les plus importants dont l'histoire du
monde entier ait enregistré le souvenir.
L'empereur Auguste, en réunissant la Judée à la Syrie,
MACHAEROUS. 207
avait expressément permis aux Juifs de vivre dans la pra-
tique de leurs anciennes institutions, que les procurateurs
ne pouvaient ni ne devaient violer.
Mais Pontius Pila tus, d'ans le but évident de s'enrichir
aux dépens du peuple qu'il opprimait, eut recours aux
moyens les plus coupables pour susciter des séditions; il
outrageait les lois et les usages nationaux ; il menaçait les
insurgés qu'il avait poussés au désespoir et leur faisait ache-
ter une paix trompeuse, dérisoire. Ces honteuses spécula-
tions, ces calculs odieux lui attirèrent à la fin un châtiment
mérité. Les Samaritains, dans leur juste indignation, se plai-
gnirent à Vitellius, gouverneur de Syrie, qui envoya Pon-
tius Pilatus à Rome, où il fut jugé et condamné à l'exil ;
Vienne, des Gaules, lui fut assignée comme résidence ; c'est
dans cette ville qu'il devait mourir. Marcellus dirigea l'ad-
ministration de la Judée jusqu'à la nomination définitive
d'un nouveau procurateur.
Nous parlions tantôt des événements extraordinaires qui
signalèrent le gouvernement de Pontius Pilatus ; ils passè-
rent presque inaperçus à cette époque; mais en inaugurant
dans le monde une immense révolution religieuse et sociale,
ils attachèrent une ineffaçable célébrité au nom du procura-
teur romain de la Judée, ainsi qu'au souvenir d'Hérode le
Tétrarque.
Du reste, ce prince devait laisser une certaine renommée
de paix, de justice, de prospérité, pour le calme dont joui-
rent les Juifs. Il s'occupa beaucoup d'améliorations inté-
rieures et conclut des alliances avec ses voisins. Il épousa une
fille du roi A\retas, mariage qui mit fin aux vieilles haines
des Arabes contre la dynastie d'Hérode.
Après avoir ainsi réglé l'administration de ses États, le
208 MACHAEROUS.

tétrarque s'était rendu à Rome auprès du nouvel empereur.


Dans ce voyage, il vit son frère Hérode, qui avait pour mère
Mariamme, fille du grand sacrificateur Boetus. Hérode Ier
avait déshérité ce prince en apprenant que sa mère avait
conspiré contre lui et s'était jointe à ses ennemis. Ii lui
avait toutefois légué une somme d'argent qui, avec les bien-
faits d'Auguste, permit au prince déchu de vivre à Rome
dans une condition modeste mais tranquille.
Une autre parente d'Hérode habitait également la capi-
tale du monde; c'était Bérénice, veuve d'Aristobule et fille
de Salomé. Auprès d'elle se trouvaient ses enfants. Elle sut
acquérir une certaine influence dont put se servir son fils
Agrippa. Elle maria sa fille Hérodiade avec Hérode, qui
épousait ainsi sa nièce. Hérodiade tenait de son aïeule Sa-
lomé ! Son ambition sans frein se résignait mal à la modeste
position de son mari, qu'elle engageait vainement à faire
des démarches auprès de l'empereur pour en obtenir une
dignité égale à celle de ses frères Philippe et Antipas.
Le gouvernement de Judée étant vacant depuis l'exil
d'Archélaùs, les vues d'Hérodiade se portaient naturellement
sur cette contrée. Mais Hérode se refusait à courir les ha-
sards, à braver les périls de l'existence politique; il redou-
tait le pouvoir, et ses goûts modestes le portaient au calme,
au repos.
Antipas le Tétrarque, frappé de la beauté de la femme
de son frère, éprouva pour elle une passion violente, qu'il
lui avoua en faisant un appel à l'ambition d'Hérodiade ; il
la décida, au mépris de la religion et des lois hébraïques, à
l'accompagner dans sa tétrarchie; là ils devaient divorcer,
chacun de son côté, puis contracter un mariage impie et
sacrilège.
MACHAEROUS. 209
Informée de ce projet, la fille d'Aretas résolut de s'en-
fuir, afin d'échapper au scandale d'un divorce. Sans laisser
paraître son indignation, elle demanda au tétrarque l'auto-
risation de se rendre à Machaerous.
En raison même du voisinage des eaux thermales dont
la célébrité et la vogue se confirmèrent de plus en plus,
cette excursion de la princesse n'inspira aucun soupçon à
son mari; seulement, à cette époque, les Arabes, par des
circonstances que l'histoire n'explique pas, se trouvaient, pa-
raît-il, en possession de Machaerous (Ant. Jiéd.,XVIII, vu).
Cette assertion de Josèphe semble d'autant plus étonnante
que, peu de temps après les faits ici racontés, la fameuse
forteresse dépendait positivement d'Antipas.
Le gouverneur de Machaerous avait été prévenu; il se
rendit avec une escorte respectable au-devant de la fille de
son souverain ; celle-ci employa son séjour dans la citadelle
à informer son mari de la résolution qu'elle avait prise par
suite de la connaissance de ses projets d'union avec Héro-
diade. Puis elle se réfugia à Pétra, où elle mit son père au
courant des motifs qui la réduisaient à abandonner son mari
pour se soustraire à la honte d'un divorce immérité.
Cependant Hérodiade avait rejoint Antipas; elle était
accompagnée de sa fille Salomé, née de son premier mariage
et bien connue sous le surnom de la danseuse, à cause de
son talent chorégraphique dont il est question dans les évan-
giles.
Si la situation politique, administrative, sociale des Juifs
subissait à cette époque une crise dangereuse et définitive,
leur religion, sapée depuis longtemps par les attaques d'Hé-
rode Ier et par les innovations de différentes sectes, se trou-
vait aux prises avec un adversaire plus redoutable encore.
14
210 MACHAEROUS.
Les Romains en détruisant l'autonomie de la Judée, devenue
une de leurs provinces qu'ils gouvernaient à leur gré, où
leur niveau de fer brisait tous les obstacles, les Romains
achevaient d'y comprimer tout esprit d'indépendance, toute
idée de liberté.
A cette heure suprême commence la mission de Jésus,
fils de Marie, qui poussa encore plus loin que Rome l'oeuvre
de destruction et de rénovation, car il attaqua le sanctuaire
vénéré des Hébreux, le dernier refuge de leur nationalité,
que les Romains respectaient au point de ne pas oser le me-
nacer ouvertement. Une nouvelle religion va surgir, en
partie opposée aux antiques principes du mosaïsme; elle pro-
cède par l'expansion universelle, elle appelle dans son sein
les juifs, les gentils, les idolâtres, qu'elle veut régénérer, en
attendant qu'elle se propage dans le monde entier, en domi-
nant le peuple le plus puissant de la terre.
Les Juifs cernés de toutes parts, vaincus matériellement
par la force des armes et la discipline des légions, concen-
trent leurs efforts de résistance dans l'ordre moral et redou-
blent de fanatisme pour arrêter les progrès des nouvelles
doctrines. Blessés au coeur dans leurs institutions mêmes,
ils oublient leur haine de l'étranger pour s'allier à lui, et
en exiger le châtiment des novateups qui ébranlent et ren-
versent le sanctuaire. Le supplice de Jésus eut lieu près
de Jérusalem, l'an 33 de l'ère nouvelle ouverte pour l'hu-
manité.
Jésus avait eu pour maître Jean, surnommé le Baptiste,
qui était l'objet d'une vénération profonde à cause de ses
actes, ses vertus, ses austérités. Il ne sortait de sa retraite
au désert que pour exhorter les Juifs à la crainte de Dieu,
à la pratique de la justice, de la charité; il baptisait ses
MACHAEROUS. 211

adeptes avec l'eau du Jourdain, en disant que la pureté du


corps préparait la pureté de l'âme et du coeur.
Il résidait d'habitude aux bords du Jourdain, sur le ter-
ritoire de la tétrarchie d'Hérode-Antipas. Une foule immense
s'attachait à ses pas, l'environnait, le suivait, avide de ses
prédications qui recommandaienttoujoursl'observation sévère
des commandements de Dieu. Rien ne pouvait arrêter le
cours de sa parole ; car son courage inébranlable flagellait
sans pitié les vices, les turpitudes, les crimes d'une époque
de corruption, aboutissant à la décadence des anciens prin-
cipes d'Israël et à la ruine fatale du peuple que l'Éternel
s'était choisi.
Antipas ne tarda point à se préoccuper de ces rassem-
blements et à s'alarmer de la popularité croissante de Jean.
Les évangélistes expliquent le motif de son arrestation par ses
nombreuses et publiques attaques contre l'illégalité impie du
mariage du Tétrarque avec Hérodiade. Au contraire, Josèphe
prétend qu'il s'agissait uniquement d'une mesure d'ordre
politique. Antipas redoutait les conséquences de rassem-
blements populaires dangereux pour l'occupation romaine ;
il voulait prévenir une révolte que pouvait provoquer d'un
instant à l'autre la parole ardente de Jean. Quoi qu'il en soit,
cet homme vertueux, objet de la vénération publique, fut
arrêté et retenu prisonnier dans la forteresse de Machaerous
(l'an 30); il devait être décapité l'année suivante (31).
Machaerous devint ainsi la première station de ce chemin de
persécution religieuse, aboutissant au drame de Jérusalem
et du Calvaire (33).
Il y a ici une coïncidence curieuse à relever : pendant
que les Juifs persécutaient les chrétiens en Judée, à Rome
les Juifs étaient persécutés par le gouvernement impérial.
212 MACHAEROUS.
Tibère les expulsait de sa capitale, en incorporait un grand
nombre dans la milice, et en exilait beaucoup d'autres (Jos.
Ant. Jud., XVIII, — Tacite, Annales, II,.85).
Philippe le Tétrarque mourut .l'an 35, et ses États
furent réunis, par ordre de Tibère, à la province de Syrie.
Marcellus, procurateur intérimaire, 36 à 37. A la fin du
mois de mars de l'an 37, Tibère mourut; Caïus Caligulalui
succéda comme empereur.
Cet avènement favorisa beaucoup Aretas, roi des Arabes.
En effet, Hérode le Tétrarque, à la suite de son divorce, avait
eu une rude guerre à soutenir contre le souverain qui ré-
gnait à Pétra. Les hostilités avaient éclaté sous des prétextes
assez futiles, mais elles s'étaient trouvées au fond détermi-
nées par le désir d'Aretas de venger l'outrage fait à sa fille.
Pour expliquer l'occupation de Machaerous par Antipas, il
faut admettre le succès de ses armes; mais la guerre se
poursuivant avec acharnement, les Juifs, à la suite de divers
désastres, durent recouru1 à l'appui de Rome ; Tibère, irrité
de l'agression des Arabes contre un peuple qui dépendait de
l'empire, ordonna à Vitellius, gouverneur de Syrie, d'inter-
venir avec toutes les forces dont il disposait. Ce dernier
s'empressa d'obéir, mais à la nouvelle de l'avènement de
Caligula, il suspendit la marche de ses troupes et revint à
Antioche.
Marcellus, procurateur de 37 à 41. Le fils d'Aristobule,
Agrippa, vit tout à coup grandir son influence. Sous Tibère
on s'était déjà occupé de ce jeune prince, qui fut même
jeté dans une prison, par les soupçons ombrageux de l'em-
pereur qui le punissaient de paroles imprudentes pronon-
cées en faveur de Caligula, avec lequel il était très-lié. Le
nouveau règne servit donc la fortune d'Agrippa, qui, en
MACHAEROUS. 213
reconnaissance des services rendus et de la persécution
éprouvée, obtint la tétrarchie de son oncle Philippe avec
celle de Lisinias, et fut couronné du titre de roi.
Hérodiade ne pouvait voir qu'avec une peine profonde
fa grandeur saudaine de son frère; aussi s'efforça-t-elle
d'exciter chez Antipas une ambition égale à la sienne. Mais
celui-ci redoutait les intrigues qui s'agitaient à Rome; il
résistait autant que possible à toutes les suggestions, à toutes
les prières dont il était assiégé. A la fin, vaincu par tant
d'obsessions, il sortit de son apathie et se décida à partir
pour Rome avec Hérodiade.
Mais Agrippa, informé de ce voyage, circonvint telle-
ment l'esprit de l'empereur, que celui-ci, loin d'obtempérer
aux voeux d'Antipas, lé frappa de déchéance et d'exil, en
lui assignant pour résidence la ville de Lugdunum (Lyon).
Hérodiade montra, dans le malheur qu'elle avait déter-
miné, une fermeté en harmonie avec l'étendue de son ambi-
tion; elle accompagna dans son exil le prince qu'elle avait
poussé vers la ruine de sa fortune.
Agrippa avait habilement exploité de grands préparatifs
faits par Antipas en vue d'une nouvelle guerre avec les
Arabes ; préparatifs qu'on fit passer aux yeux de l'empereur
comme destinés à une ligue avec les Parthes contre les Ro-
mains.
On devine que l'heureux Agrippa devint l'héritier de la
tétrarchie du parent dont la chute fut son ouvrage; il n'était
pourtant pas arrivé au faîte du pouvoir lorsque Caligula fut
assassiné.
On connaît les circonstances dans lesquelles Claude par-
vint à l'empire. Agrippa se trouvait alors à Rome et il sut
se faire remarquer en se rendant agréable et utile au nou-
214 -' MACHAEROUS.

veau souverain du monde, dont il devint l'ami et qui le


confirma dans sa royauté en ajoutant à ses États la Judée et
la Samarie (41).
Agrippa, roi, 41 à 44- Ici se trouve interrompue la série
des procurateurs, la monarchie juive est .reconstituée en
entier, comme sous le règne d'Hérode Ier. File reparaît dans
l'histoire avec toute sa puissance, toute son étendue.
Du reste, si Agrippa n'occupa le trône que trois années,
ce laps de temps fut calme, même prospère pour lui comme
pour son peuple. Il s'occupa surtout du soin de construire
de nombreux édifices, dont la magnificence flattait l'orgueil
national. Il se fit même admirer par sa générosité et bénir
en raison de la modération de son caractère. Il mourut l'an
44, laissant un fils en bas âge et trois filles. Il était impos-
sible de placer un enfant sur le trône; aussi la monarchie
éphémère, relevée par Agrippa, finit avec ce prince, et la
Judée retomba sous le joug romain, représenté par l'avidité
et les exactions des procurateurs.
De /|4 à 66, on peut dire que le peuple juif subit une
longue, une douloureuse agonie, à laquelle il essaya de se
soustraire par la grande et célèbre révolte dont Vespasien et
Titus ne purent triompher qu'après de longs, d'énergiques
efforts.
Le tableau des souffrances que les Israélites endurèrent
pendant cette déplorable période de leur histoire est de na-
ture à exciter la pitié. Droits sacrés foulés aux pieds, aspira-
tions aussi justes que fondées entièrement méconnues, foi
religieuse outragée d'une manière barbare, sanctuaire du
culte de Jéhovah en butte à d'odieuses profanations, toutes
les lois divines et humaines violées par les Romains ; mais
en opposition le patriotisme d'une nation entière s'élevant à
MACHAEROUS. 215
l'héroïsme le plus pur, à la résignation du martyre : voilà
les principaux traits de ce drame aux émouvantes péripé-
ties.
Pendant cette douloureuse période, le fils d'Agrippa
parvint à se concilier la faveur impériale. D'abord roi de
Chalcis, il obtint en échange la Trachonite, la Balanie et
Abila, c'est-à-dire l'ancienne tétrarchie de Philippe; il eut
en outre une certaine autorité religieuse sur Jérusalem, sa
résidence de prédilection.
Cuspius Fadus, procurateur, 44 à 46. Dans son admi-
nistration, ce représentant de l'empire s'occupa principale-
ment du soin d'éteindre les révoltes partielles qui éclataient
dans le pays ; il punit aussi avec sévérité divers rassemble-
ments formés dans la vallée du Jourdain, sous le prétexte
de sectes nouvelles, mais en réalité pour organiser des élé-
ments de résistance nationale. Cet état de troubles et d'agi-
tations devint, du reste, permanent à partir de cette époque.
Tiberius Alexander, 46 à 48, et Ventidius Cumanus, 48
à 52. Ce fut du temps de l'administration de Cumanus que
commença cette série de griefs dont l'accumulation intolé-
rable détermina les Juifs à préférer une mort prompte à une
existence remplie de persécutions, d'impiétés et de tour-
ments.
Le geste ignoble d'un soldat romain à l'entrée du Temple,
pendant la solennité des fêtes de Pâques, provoqua une
révolte dans laquelle périrent plus de vingt mille Juifs exal-
tés par une indignation indicible.
Quelque temps après éclata une querelle entre les Juifs
et les Samaritains, ceux-ci achetèrent à prix d'or la faveur
du procurateur; de nombreux Israélites ayant couru aux
armes furent enveloppés dans un grand massacre.
216 MACHAEROUS.
Le gouverneur de Syrie, Quadratus, se préoccupa de ce
triste événement, il s'en fit rendre compte et envoya Cuma-
nus à Rome pour y être jugé. Ce dernier fut en effet con-
damné à l'exil et remplacé par Claudius Félix.
Claudius Félix, 52 à 60. Durant ses fonctions, Claude
mourut à Rome, l'an 54. Ce fut Néron qui,* à l'âge de dix
ans, lui succéda, grâce aux intrigues de sa mère Agrippine.
La Judée présentait alors le spectacle d'un véritable
chaos, de la plus étrange confusion religieuse, politique,
sociale. Félix condamnait en masse, presque sans examen,
coupables ou non, tous ceux qu'il soupçonnait de susciter
des troubles. Josèphe assure que les exécutions se succé-
daient jour par jour sans se ralentir.
Malgré les persécutions et les tortures, on voyait gran-
dir sans cesse le prodigieux essor du christianisme, tandis
que surgissaient de tous côtés de nouvelles tentatives de
sectes et de prédications religieuses. On cherchait partout à
imiter la mission du Christ, mais la grande oeuvre réalisée
ne provoqua que d'impuissantes parodies.
Félix poursuivait avec acharnement ces prétendus pro-
phètes; et l'intervention de la force armée dissipait bien vite
des rassemblements dangereux pour la politique et l'autorité
romaines; mais il ne put comprimer l'élan national; beau-
coup de Juifs se retirèrent sur les montagnes les plus escar-
pées, en déjouant tous les efforts de leurs adversaires.
D'un autre côté, à Samarie, à Césarée et dans toutes les
villes de construction hérodienne, où les Israélites avaient
vécu jusque-là en paix avec les étrangers, on voyait souvent
éclater des querelles, des rixes ; le sang coulait à flots et il
était presque impossible de rétablir l'ordre et le calme.
Mais l'intérieur du Temple présentait surtout le spectacle
MACHAEROUS. 217

le plus désolant; les sacrificateurs divisés entre eux en vin-


rent à des voies de fait, à des luttes acharnées. Les plus
riches prenaient à leur solde des bandes armées qui les
accompagnaient, de sorte' que le sanctuaire de Jéhovah,
l'asile de la paix, devint le théâtre des haines sanglantes des
lévites eux-mêmes, des prêtres de l'Éternel.
Porcius Festus, 60 à 61. Le nouveau procurateur essaya
vainement de soumettre les champions de l'indépendance
nationale, retranchés sur les sommets qui leur servaient de
forteresses. Il mourut sans parvenir à son but et fut rem-
placé par Albinus, 61 à 64.
Mais avant l'arrivée d'Albinus venant prendre possession
de son gouvernement, le grand prêtre Ananus profita de
l'absence de ce représentant de l'empereur pour persécuter
les chrétiens ; il en fit périr un grand nombre, entre autres
Jacobus, le frère de Jésus, appelé le Christ (Josèphe, Ant.
Jud., XX, ix).
Le premier soin d'Albinus, dès son entrée en fonctions,
fut de punir cet acte de violence arbitraire, en forçant le
tétrarque Agrippa de remplacer le pontife dont les mains
étaient souillées de sang.
Mais le parti national augmentait chaque jour ses forces,
il organisa même une association secrète, avec un but ter-
rible manifesté par des actions. Josèphe en flétrit lés mem-
bres en les appelant des sicaires qui frappaient impunément
leurs antagonistes, tantôt dans l'ombre, tantôt au milieu de
la foule.
Gessius Florus, de 64 jusqu'à l'époque de la grande
révolte de 66. La conduite d'Agrippa excitait de plus en plus
les discordes et les haines entre les sacrificateurs. Les céré-
monies religieuses ne s'accomplissaientqu'à la suite de rixes,
218 MACHAEROUS.

de combats et d'effusion de sang sacerdotal. Les lévites pau-


vres étaient dépouillés, opprimés : dans le temple même se
poursuivait la lutte de l'aristocratie et de la démocratie,
représentées par les sacrificateurs d'un haut rang et ceux
d'un ordre inférieur.
Comme pour ajouter à tant de germes de troubles, FIo-
rus devint le fléau de la nation juive. Comparé à lui, son
prédécesseur passait presque pour un modèle de bonté.
Josèphe le représente comme un monstre souillé de vices et
de crimes, ne reculant ni devant le vol, ni devant le meurtre.
Ses incessantes cruautés ressemblèrent à la goutte d'eau qui
fait déborder le vase trop rempli. Lassées de leur longue
résignation, les victimes se levèrent menaçantes pour, enga-
ger une lutte suprême avec leurs bourreaux.
La révolte éclata simultanément sur tous les points du
pays, en réveillant l'antique haine des Juifs contre l'étranger.
Dans toutes les villes où les représentants d'autres natio-
nalités, les Grecs par exemple, avaient la supériorité du
nombre, les Israélites furent massacrés sans pitié. C'est ce
qui eut lieu à Damas, Alexandrie, Scythopolis, Césarée,
Ascalon, Ptolémaïs, Gadara, Antioche, Sidon, etc. Partout
se produisaient des tueries humaines. Ce fut la Saint-Bar-
thélemy des Juifs, impitoyable, atroce, comme ce massacre
en bloc des protestants français au xvic siècle.
De leur côté, les Juifs organisèrent leurs moyens de
défense et de vengeance, ils choisirent des chefs et se ren-
dirent maîtres des positions les plus importantes, entre autres
de Masada. Ils s'emparèrent aussi de la citadelle de Cypros,
près de Jéricho, qu'ils détruisirent après en avoir égorgé la
garnison. L'étendard de l'indépendance nationale fut égale-
ment arboré à Machaerous. Dans l'exaltation que leur inspi-
MACHAEROUS. 219
rait la perspective de leur prochaine liberté, les habitants de
la ville se levèrent en masse, les armes à la main, pour atta-
quer les Romains qui défendaient la forteresse. En face de
cette foule déterminée, le nombre des légionnaires se trou-
vant insuffisant, leur chef, au courant du soulèvement entier
de la nation, ouvrit des négociations et demanda à se reti-
rer en toute sécurité avec ses soldats, en livrant un poste
qu'il ne pouvait pas défendre contre des forces supérieures.
La garnison put en effet s'éloigner et les habitants formèrent
une milice d'élite à laquelle fut confiée la garde de la citadelle.
Les préparatifs de guerre furent poussés des deux côtés
avec une rapidité étonnante. Pour les Juifs, mieux valait la
mort que la servitude ; quant aux Romains, ils brûlaient du
désir de venger les défaites infligées à leurs aigles ; ils de-
vaient être impitoyables.
Les détails de cette lutte sanglante ont été retracés de
main de maître par M. de Saulcy dans son livre intitulé :
Les derniers jours de Jérusalem.
Certainement la durée de cette guerre d'extermination
dépassa de beaucoup les prévisions de la politique impériale.
Les forces n'étaient pas égales, mais l'ardeur, le courage, le
mépris de la mort, qui animaient la masse de la nation, la
rendaient formidable à la vaillance, à la tactique, à la disci-
pline des légions.
Malheureusement pour les Juifs, des défections et des
trahisons, ainsi que des rivalités entre les différents partis,
et la jalousie qui se manifestait entre les chefs, nuisaient à
cette unité d'action^ premier élément du succès pour des
peuples qui veulent recouvrer leur indépendance. Plus d'une
fois même, au lieu de s'entendre pour l'oeuvre à poursuivre
en commun, ils tournèrent leurs armes les uns contre les
220 MACHAEROUS.

autres. Quoi qu'il en soit, sans pouvoir s'abuser sur l'issue


fatale de la lutte, ils s'y préparèrent avec une sombre et
ferme résolution.
Les Romains durent acheter bien cher leurs victoires et
furent forcés d'admirer eux-mêmes l'énergie de leurs intré-
pides adversaires. Le siège de Jérusalem explique la cause
réelle de la chute de la nationalité juive. Ces malheureux
qui, du haut de leurs remparts, résistaient à toutes les atta-
ques des légions, se livraient entre eux, dans la ville même
qu'ils défendaient, à des actes de violence et de meurtre.
Quel spectacle désolant, dont l'imagination peut à peine se
peindre l'horreur multiple, en y ajoutant les tortures de la
famine, l'invasion des épidémies et des contagions, enfin
l'infection répandue par les cadavres entassés et abandonnés
dans les rues !
Néron opposa aux Juifs son meilleur général, Vespasien,
qui conçut un remarquable plan de campagne et l'exécuta
avec talent. Pour se faire une idée exacte de la marche de
l'armée romaine, de ses mouvements en détail et de l'en-
semble de ses opérations, il faut avoir sous les yeux la
carte géographique du pays.
Jérusalem formait le centre du mouvement devenu une
véritable révolution. La vieille cité avait repris toute son
importance. Depuis des siècles, dans son enceinte, s'élevait
ce temple vers lequel se tournaient tous les Israélites, des
divers points du globe où ils résidaient. Indépendammentde
sa sainteté religieuse, la ville de David représentait mainte-
nant le théâtre principal, le foyer des efforts politiques et
militaires, poursuivis par la révolution pour briser un joug
abhorré et rendre au peuple son antique éclat, sa liberté.
C'était une double raison pour que Vespasien en fit le
MACHAEROUS. 221

point de mire de ses attaques, le point central et culminant


de son plan de campagne. Il résolut de s'emparer, ville par
ville, de tout le territoire, sans laisser en arrière, ni autour
de Jérusalem, un seul élément de résistance. Il ne voulait
assiéger la capitale que lorsqu'un cordon victorieux l'envi-
ronnant de toutes parts, il n'aurait qu'à frapper un dernier
coup en resserrant toutes les mailles du réseau dans lequel
il renfermait les Juifs.
Ce système avait un double avantage : il permettait d'in-
vestir Jérusalem sans redouter aucune attaque venant de
l'intérieur du pays, et faisant diversion aux opérations de
l'armée romaine. De plus, au fur et à mesure que s'exécu-
tait le plan de Vespasien, les vaincus étaient refoulés vers la
capitale, et les habitants des campagnes, en se retirant devant
le cercle de l'invasion, n'avaient pour refuge que la ville
sainte, où s'entassaient des vieillards, des femmes, des en-
fants venant paralyser les efforts des défenseurs, absorbant
des masses de provisions et augmentant ainsi le fléau de la
disette, changée par degrés en une cruelle famine.
Le général romain comptait aussi sur les divisions, les
querelles et les luttes acharnées des sectes rivales et des
partis hostiles. En effet, la multitude hétérogène accourue
de tous les points de la Judée se séparait en fractions, en
groupes animés des passions les plus divergentes. De là,
absence complète d'unité d'action, entraves constantes ap-
portées à l'exécution des ordres des chefs, et dissensions,
d'abord sourdes, puis ouvertes, aboutissant à des massacres,
à une vraie boucherie.
Enfin les Romains avaient dans le pays même plusieurs
points d'appui, par exemple, les États d'Agrippa, les villes
du littoral, la Samarie et Séphoris.
222 MACHAEROUS.
L'entrée en campagne eut lieu par la Galilée. Parti de
Ptolémaïs, Vespasien s'empara de Jotapata et de Gabara,
en faisant de Césarée le centre de ses opérations et en occu-
pant successivement Jaffa, Jamma, Azoth," tandis que Tibe-
rias, Tarichée, Gamala, Giscala se rendirent soit devant
l'emploi de la force, soit au moyen de négociations.
Après l'occupation de la Galilée, Placidus fut envoyé
dans la Pérée. Il s'empara de la Décapote, refoula l'ennemi
au delà du Jourdain, et, déployant une rapidité extraordi-
naire, il conquit toutes les villes, excepté Machaerous, qui
exigea un siège en règle.
Jérusalem était déjà cernée : plus de communications
avec le nord, l'est, l'ouest; il ne restait que le midi, c'est-
à-dire l'Idumée, se reliant encore à la capitale.
Céréalis fut envoyé de ce côté; il poursuivit sa marche
victorieuse jusqu'à Hébron, au coeur même du pays. Ce fut le
complément d'un succès auquel manquait seulement la prise
des trois forteresses de Hérodium, Masada et Machaerous.
A peu près maîtres de toute la contrée, les Romains res-
serraient le blocus de Jérusalem, où se pressait une popu-
lation immense.
Cependant les événements qui venaient de se passer à
Rome empêchèrent Vespasien de poursuivre immédiatement
le siège de la ville de David; il retourna à Césarée où il
attendit les ordres du nouveau chef de l'empire. Bientôt après,
il fut'lui-même élevé au pouvoir suprême et le changement
de sa fortune retarda en Judée les opérations militaires.
A son départ pour Rome, Vespasien confia à son fils
Titus le soin de sr'emparer de Jérusalem et de mettre un
terme à la révolte des Juifs. C'est par le désert que Titus
rentra dans le pays dont l'indépendanee allait succomber.
MACHAEROUS. 223

Les Romains, d'abord concentrés à Césarée, suivirent l'an-


cien plan de campagne de Vespasien et se réunirent bientôt
sous les murs de Jérusalem.
Le siège fut aussi long que terrible. Aux attaques impé-
tueuses et savantes des légions répondirent les efforts déses-
pérés de la plus énergique résistance. Les adversaires se
montrèrent dignes les uns des autres, comme autant d'athlètes
déployant une vigueur surhumaine.
La gloire que Titus en retira se trouva en rapport avec
l'importance des difficultés surmontées, du résultat obtenu.
En même temps, la conquête de Jérusalem entraîna pour
toujours la ruine de la nationalité juive. Le dernier vestige
de l'autonomie s'effaça et la Palestine fut réduite en pro-
vince romaine.
Après un certain séjour dans la contrée, Titus partit
pour Rome où l'attendaient les honneurs du triomphe.
Lucilius Bassus fut alors chargé du commandement des
troupes, avec lesquelles il devait soumettre les trois forte-
resses qui résistaient encore. Il se dirigea d'abord sur Héro-
dium qui se rendit. De là, il tourna ses efforts contre Ma-
chaerous où s'étaient sauvés de nombreux fugitifs, comme
dans un asile inexpugnable. Telle était la confiance inspirée
par la position seule de cette place, que les Juifs espéraient
en faire un nouveau foyer de guerre nationale. Si on les
attaquait, ils comptaient sur l'inutilité d'un siège pendant
lequel ils retiendraient l'ennemi avec une perte énorme de
temps et d'hommes.
Bassus à son tour réunit toutes les forces dont il dispo-
sait, et les jugeant insuffisantes, il demanda des secours en
Syrie; Céréalis lui envoya la dixième légion. Moyennant
ce renfort, après avoir accumulé des munitions et des pro-
224 MACHAEROUS.
visions de tout genre, le général s'approcha de Machaerous.
Un examen attentif des abords et des fortifications de la
place le frappa d'étonnement et il reconnut tous les obsta-
cles, toutes les difficultés presque insurmontables créés par
la nature et par l'art. Mais, loin de se décourager, il traça
immédiatement son plan d'attaque; il chercha d'abord à
combler la vallée orientale au moyen d'amas de terre, de
pierres, de débris élevés jusqu'au niveau- de la montagne. Il
fit dresser aussi des aggeres pour pouvoir battre les mu-
railles en brèche et lancer les légionnaires à l'assaut.
Dès la première nouvelle de l'approche de l'armée, les
défenseurs de Machaerous s'étaient organisés pour la résis-
tance la plus opiniâtre; ils renvoyèrent immédiatement les
étrangers et toutes les personnes suspectes ou inutiles, puis
ils forcèrent la plèbe à quitter la citadelle pour descendre
dans la ville.
Retranchés dans cette espèce de nid d'aigle, derrière les
larges et solides remparts qui leur servaient d'abri, rien ne
semblait à craindre pour les assiégés. D'après l'opinion ex-
primée par Josèphe, ils espéraient enfin obtenir les meil-
leures conditions, s'ils étaient réduits à capituler. Mais cette
extrémité les occupait à peine; car ils comptaient bien for-
cer les Romains à se retirer.
De chaque côté on déployait une ardeur infatigable. Les
assaillants poursuivaient sans relâche leurs travaux d'ap-
proche, auxquels les Juifs opposaient de fréquentes sorties,
en essayant d'interrompre ou de détruire les ouvrages avan-
cés de l'ennemi. Ils n'y parvenaient que dans des combats
corps à corps, avec de grandes pertes, mais en tuant et en
blessant beaucoup de Romains. Aucune occasion n'était
négligée pour ces attaques imprévues et sans cesse renais-
MACHAEROUS. 225
santés, qui harcelaient et fatiguaient les légionnaires en ra-
lentissant leurs travaux.
Mais le siège se termina par une circonstance fortuite qui
seconda puissamment les Romains, au moment où la résis-
tance des Juifs semblait l'emporter. Ceux-ci se trouvèrent
dans la nécessité cruelle de livrer leur dernier refuge sans
de nouveaux combats.
Il y avait parmi les assiégés un jeune homme nommé
Éléazar, d'une audace étonnante, d'un courage extraordi-
naire, toujours le premier à entraîner, à exciter ses frères
d'armes, avec lesquels il exécutait de fréquentes sorties. Il
semblait se multiplier pour attaquer les Romains et détruire
leurs aggeres commencés. Constamment prêt à agir, il se
jetait intrépide au milieu des rangs ennemis qu'il disper-
sait, et, son but atteint, il couvrait la retraite, en rentrant le
dernier dans la citadelle. Sa force physique égalait la trempe
morale de son caractère ; il passait pour invincible.
Un jour, à la suite d'un combat acharné, les Juifs opé-
raient leur retraite; Éléazar, exalté par l'ivresse du triomphe,
ne se contenta pas de rester le dernier pour repousser l'en-
nemi, il crut pouvoir le mépriser; et, dans sa superbe con-
fiance, iL resta dehors et s'entretint avec ses amis qui se
trouvaient sur les remparts, sans s'occuper de ce qui se pas-
sait autour de lui.
Tout à coup un simple soldat, Rufus, Égyptien de nais-
précipita à l'improviste sur Éléazar ; doué d'une
sance, se
force herculéenne, il le saisitjlans ses bras, l'enleva avec
ses armes et d'un élan rapide emporta sa proie dans le camp
romain. Bassus fit aussitôt dépouiller le Juif de ses vête-
ments et, à la vue des défenseurs de la citadelle, le malheu-
reux Éléazar fut frappé jusqu'au sang avec des courroies;
15
226 MACHAEROUS.

c'était dire à ses compatriotes : Voilà le sort qui vous est


réservé.
A ce spectacle déchirant éclatèrent des cris, des san-
glots ; le supplice d'Éléazar était intolérable pour ses frères
d'armes.
Bassus fut d'abord étonné de cette profonde sympathie;
puis il voulut s'en servir pour atteindre son but et obtenir la
reddition de la citadelle comme rançon de l'existence de son
prisonnier. Une croix fut plantée à l'entrée du camp et tous
les préparatifs furent, faits pour y attacher le jeune captif. A
cet aspect l'émotion des Juifs est au comble; les larmes et
les cris redoublent, et les assiégés pressés sur les remparts
se désolent à l'idée de la mort réservée à leur compatriote.
Quant à celui-ci, il suppliait ses amis, ses frères, de ne
pas le laisser subir cet atroce supplice; il les engageait à
songer à leur sûreté en le sauvant, il les conjurait de céder
à la puissance, à la fortune évidente des Romains, déjà
maîtres de la Judée.
La famille d'Éléazar était nombreuse et puissante; tous
les parents du prisonnier se réunirent et rappelèrent aux
défenseurs de la forteresse les grandes qualités de ce jeune
homme si digne d'intérêt, ainsi que les services signalés
qu'il avait rendus pendant le siège.
Profondément émus, les assiégés ne purent résister à
tant de prières, et des négociations furent ouvertes avec le
général romain. On fit donc annoncer à Bassus qu'on livre-
rait la forteresse si Éléazar était rendu sain et sauf, et si les
Juifs pouvaient eux aussi se retirer. Ces propositions furent
acceptées.
Dès que les habitants, renfermés dans la ville, connu-
rent le traité conclu sans leur participation, et sans qu'il
MACHAEROUS. 227
.

eût été question de les comprendre dans la même capitula-


tion, ils résolurent de fuir pendant la nuit, afin d'échapper
au sort dont ils étaient menacés.
Mais au moment où les portes allaient s'ouvrir pour
cette évasion nocturne, les défenseurs de la forteresse en
informèrent Bassus. Sans doute, ils s'abaissèrent à cette tra-
hison infâme, dans la crainte de la responsabilité que ferait
peser sur eux le ressentiment du général romain.
Cependant les plus hardis parmi la multitude s'élancè-
rent en avant, s'ouvrirent un chemin à travers les rangs
ennemis et parvinrent à se sauver. Moins heureux, les
autres, au nombre de mille sept cents, furent impitoyable-
ment massacrés par les Romains, et leurs femmes ainsi
que leurs enfants furent réduits en esclavage.
Bassus tint l'engagement qu'il avait pris ; il rendit Éléa-
zar à la liberté, et les portes de la citadelle furent ouvertes
aux Romains.

PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLAYE, 7, RUE SAINT-BENOIT. [1737]

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