Corinne Rossari
Université de Genève
0. Introduction
A la première lecture de l'incipit de L'hypothèse, l'hypothétique destinataire
de Mort in se trouve confronté à un paradoxe : malgré la surabondance
d'informations données dans les vingt premières lignes de la réplique et la
multiplicité des marques de structuration du texte, il se voit dans l'impossi-
bilité de répondre à la seule question posée dans l'extrait, à savoir "Où se
trouve le manuscrit ?" et, surtout, dans l'impossibilité d'affirmer son igno-
rance à ce sujet. En effet, s'il est envisageable de ne pas être en mesure de
répondre à la question dès le début de l'oeuvre, il reste problématique de se
retrouver dans l'impasse de celui qui ne peut ni y répondre, ni ne pas y
répondre. Question donc paradoxale, puisque quelle qu'en soit la réponse,
la violation de la maxime de qualité est inévitable.
1
C'est moi qui souligne.
216 Cahiers de Linguistique Française 13
1
Je tiens à remercier l'étudiante Sibylle Hausser pour la très bonne analyse qu'elle a
faite de ce même extrait dans le cadre du cours de linguistique française IL
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3. Analyse modulaire
3.1. Les modules hiérarchique et relationnel
Comme les relations de surface du texte sont déterminées par les
connecteurs, les structures relationnelle et hiérarchique seront traitées
simultanément.
218 Cahiers de Linguistique Française 13
1
Je ne considère pas l'adverbe alors (13) comme un connecteur argumentant, mais
comme un opérateur.
2
Cette unité discursive minimale, qui peut consister mais qui ne consiste pas forcément
en un acte illocutoire. est définie dans Roulet (1991b), qui se base sur les notions de
semi-acte et de clause décrites respectivement dans Rubattcl (1987) et Bcrrendonncr
( 1990), pour en caractériser les propriétés formelles et discursives.
3
Pour la notion de marqueur d'intégration linéaire (MIL), je renvoie à l'article de
Turco &. Coltier (1988) où il est proposé une analyse de locutions telles que d'une part,
d'autre part, premièrement... dont la fonction est de servir de balise pour l'organisation
du texte.
C. Rossari 219
[ ip
r Ap
mais I
As3
» h puisque
As4
L iP
_ Ap5
donc
Llp _ A6
mais D'une pan
L b As7
/en effet/
_ I
d'autre pan
Ap9
r-I»_ ApS
r'[
, _ l s | _ A 11
As 10
et /par conséquent/
A 12
L Ip •— et
donc
r - AP»3
Llp
l_ /mais/ As 14
•— puisque
LAplS
mais
C. Rossari 221
Ces indices sont assez significatifs pour que l'on puisse admettre :
222 Cahiers de Linguistique Française 13
1
11 est J noter que cette dernière conséquence reste vraie, même si l'on postule que la
portée du dernier acte est locale, en ne concernant que l'intervention formée des actes
Apl3 et Asl4. puisque cette intervention amène le rejet des deux hypothèses initiales,
rejet lui-même réfuté par l'introduction du dernier contre-argument
C. Rossari 223
' Comme il s'agit d'un texte figurant une conférence, il y a mise enreprésentationd'une
pluralité d'êtres de discours dont le locuteur, qui serait le producteur de la "conférence".
224 Cahiers de Linguistique Française 13
1
Le terme de modalisateur est à prendre au sens large de toute marque permettant de
nuancer l'état de chose exprimé dans l'énoncé. De ce fait, il me semble que l'on peut
attribuer à la locution dans un sens une valeur modale, dans la mesure où elle permet au
locuteur de se distancer de l'état de chose dénoté, à l'instar de locubons telles que d'une
certaine manière, d'un certain point de vue.
C. Rossari 225
1
La notion de mémoire discursive est empruntée à Berrcndonner (1990) qui utilise ce
concept pour rendre compte de l'incrémentation continuelle des savoirs partagés des
interlocuteurs par l'activité d'interaction.
- Pour la notion de mouvement discursif, je renvoie à Roulet ( 1987) qui entend définir
par ce concept la complétudc d'un constituant discursif pouvant être formé d'un ou de
plusieurs actes discursifs à un moment donné de l'interaction. Cette complétudc se
caractérise à l'oral par des critères intonatifs et i l'écrit par un signe de ponctuation fort.
C. Rossari 227
1
IJ est clair que le sous-marquage dû i l'absence de signes de ponctuation faibles est
motivé par le débit du locuteur-acteur, qui, comme le spécifie l'auteur dans sa première
didascalie. doit être celui de la mémorisation "c'est-à-dire ne tenant pas compte des
inflexions, pauses et accentuations voulues par la logique de la phrase." (11 )
228 Cahiers de Linguistique Française 13
assonance, de son côté, a pour effet, de mettre l'emphase, si besoin est, sur
le mot manuscrit, déjà utilisé à cinq reprises, qui, sous la pression de la
réflexivité. peut alors, en restant dans les limites licites de l'interprétation,
être assimilé au corps même du texte. Par ailleurs, la fusion entre l'objet
manuscrit et le texte se légitime aussi si l'on se réfère à la suite de l'oeuvre,
puisque, à plusieurs reprises, dans les didascalies, le texte que Mortin est
censé lire et qui n'est autre que la pièce de théâtre, est appelé manuscrit :
"(Se réfère au texte. D'un geste colérique barre de plusieurs coups de
crayon quelque chose sur le manuscrit. Relit à voix basse. Un temps)" (26-
27). "(Mortin saisit son manuscrit, se lève précipitamment...)" (43).
1
Pingct souligne lui-même que cette fusion est source de la dimension poétique d'un
tente: "La question de la coexistence ou de la connaissance de la forme et du contenu a
fait récemment l'objet d'études très intéressantes. Mais elle ne m'est d'aucun secours
dans mon travail, étant une vue théorique. Elle ne peut que me prouver, une fois mon
livre terminé, que cette coexistence est ta seule réalité poétique." (c'est moi qui
souligne), (Knapp 1968. 551-2) . tl est à spécifier que dans le cas présent, forme et
contenu ne font pas que coexister, mais se fondent l'un dans l'autre.
C. Rossari 229
5. Conclusion
Voilà pourquoi le texte se fait mimésis de la signification même du titre, en
dérobant au lecteur tout accès à la réalité, si infime qu'il soit. Voilà
pourquoi il plonge le lecteur dans l'abîme d'un processus infini de relecture.
Et je terminerai par ces mots de Pinget : "Tout ce qu'on peut dire ou
signifier ne m'intéresse pas, mais la façon de dire. Et cette façon une fois
choisie - c'est là une grande et pénible partie du travail, donc préalable -
elle m'imposera et la composition et la matière du discours. Cette matière
encore une fois me laisse indifférent Tout le travail consiste à la mettre
dans un certain moule et l'expérience m'a prouvé que c'est le moule qui à
chaque ligne fait le gâteau." (Knapp 1968, 551)
Références bibliographiques
1
Pour la retranscription de l'extrait, j'ai maintenu le découpage en lignes de l'édition de
Minuit.
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