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L’ennui - La vie antérieure d’ennui d’après les tragédies de Racine et les... https://books-openedition-org.gorgone.univ-toulouse.

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L’ennui | Gérard Peylet

La vie antérieure
d’ennui d’après les
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tragédies de (mise à jour le 25 juin 2018).


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Racine et les
Pensées de Pascal
Robert Garrette
p. 31-37

Texte intégral
1 Des mots comme ennui, mélancolie sont concernés par un
phénomène très général : ils sont sujets à évoluer, non par la
forme, mais par le sens. Il y a une explication à cela : ces
mots relèvent de la catégorie des noms dits « abstraits »,
c’est-à-dire : ceux « qui dénotent des entités appartenant au
monde idéologique »1, et qui, de ce fait, ont une aire de
référence plus difficile à cerner, une (ou des) définition(s)
plus difficiles à établir que celles des noms dits « concrets ».
De tels mots hérités d’un passé lointain sont restés
extérieurement les mêmes ; mais ils nous tendent un piège,
car, sans que nous y prenions garde, leur sens a évolué : ils
ne veulent plus tout à fait dire aujourd’hui ce qu’ils disaient
autrefois. L’environnement culturel étant lui-même évolutif,
nous avons tendance à leur appliquer une grille
interprétative qui est la nôtre, mais qui ne leur convient pas.
Ce sont de « faux amis ». Pour ennui, on peut aller jusqu’à
parler de rupture dans le cheminement du sens qui l’a
amené jusqu’à nous. Entre lui et nous, entre la période
classique et la nôtre, est intervenu un grand bouleversement,
une révolution – je veux parler de la révolution romantique.
Celle-ci submerge
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vocabulaire recyclé. C’est Victor Hugo qui l’affirme :
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Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus deFermer
mot roturier !

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2 On ne peut pas s’y tromper : l’adversaire auquel s’attaque


Victor Hugo, c’est la tragédie classique. La démocratisation
du mot n’est, chez lui, qu’une façon de désacraliser la
tragédie et, à travers elle, l’écriture tragique, qui consiste à
n’employer que des mots de style « noble », « élevé », on dit
encore : « sublime ». Le mot ennui dans ses emplois
raciniens s’inscrit dans cette ligne du respect de la tradition,
marquée par le style « noble ». Mais la charge de Victor
Hugo contre la tragédie va sceller le destin d’ennui.
Désormais, ce mot ne sera plus employé ou perçu comme
avant. Il rentre dans le rang, il perd son aura tragique et ne
garde que ses emplois du langage courant.
3 Il m’appartient donc d’examiner ce qu’a été la première vie
du mot ennui. En outre, pour compléter une information qui
aurait pu paraître trop restrictive et trop univoque, j’ai fait
porter mon enquête sur deux discours, celui de caractère
plutôt psychologisant de Racine dans ses tragédies, et celui
d’ordre plus communément philosophique de Pascal dans
ses Pensées.
4 D’abord, interrogeons-nous sur l’emploi d’ennui chez Racine
et faisons un test. Tout le monde connaît ce vers de Bérénice
prononcé par Antiochus (v. 234) :
Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

5 Il se trouve dans le long lamento qu’Antiochus adresse à


Bérénice pour lui retracer son existence après qu’elle fut
partie pour Rome à la suite de Titus. Dans ce contexte, il est
tentant pour un esprit non prévenu de donner à ennui à peu
près le sens qu’il aurait à l’époque moderne : « mélancolie
vague », « lassitude morale » ; ou mieux : « impression de
vide absolu,
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duquel joue Racine : on (mise passeà jour
d’unle sens
25 juin 2018).
physique et objectif
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concernant l’Orient en général à une connotation
personnelle suggérant de façon impressive le sentiment
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d’abandon qu’éprouve Antiochus. D’où le rapprochement

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qu’on ne peut pas manquer de faire avec le vers de Lamartine


dans L’Isolement (v. 28) :
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.

6 Si nous n’y prenons garde, nous ne sommes pas loin de faire


d’Antiochus un romantique avant la lettre, rêveur comme
Lamartine et ressassant comme lui le souvenir d’un amour
perdu ou disparu. On pourrait même être conforté dans cette
idée en découvrant justement un peu plus loin dans le
discours le mot mélancolie qu’Antiochus s’applique à lui-
même (v. 237-240) :
Mais enfin succombant à ma mélancolie,
Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.

7 On serait alors tenté de voir les choses d’une façon simpliste


en court-circuitant le rapport entre ces deux mots sous la
forme d’une équivalence : ennui = mélancolie. Ce serait
trahir le sens, et de l’un, et de l’autre.
8 Il faut d’abord savoir qu’au XVIIe siècle, ennui a, de façon
générale, un sens plus fort qu’aujourd’hui. Le Grand
Dictionnaire Larousse de la langue française, citant ce même
vers de Bérénice, qualifie de « classique et littéraire » un tel
emploi du mot, traduisant celui-ci par « violent désespoir »,
« grand tourment moral ». Gaston Cayrou, dans un ouvrage
un peu ancien2, mais toujours aussi précieux, le paraphrase
par « douleur odieuse », « tourment insupportable »,
« violent désespoir » ; et il précise :
Il tient ce sens très fort du bas-lat. inodium (forme
hypothétique), ce qui veut dire : « chose en butte à la haine,
objet de haine », « chose odieuse, insupportable ».

9 IlCe
est cependant plus exact de faire d’ennui un déverbal issu
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d’ennuyer,
Pour lui-même
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inodiare, verbe formé à(mise partir delela25locution
à jour juin 2018).in odio esse.
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C’est bien donc, au votre
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s’agit : l’ennui
est une douleur « odieuse », parce que trop lourde, trop
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pénible à supporter. La force du mot vient donc de son sens

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étymologique, encore prégnant, semble-t-il, dans l’esprit des


gens du XVIIe siècle.
10 On peut apporter quelque réserve à cette explication. Il faut
observer qu’au XVIIe siècle, on ne connaissait pas
l’étymologie exacte d’ennui. Furetière, dans son Dictionnaire
de 1690, à la suite de Ménage, qui passait pour le plus grand
savant étymologiste de son temps, fait venir ennui de noxia,
qui veut dire en latin « tort », « préjudice », « dommage ».
On serait, alors, amené à rapprocher ennui de nocere, qui a
donné nuire en français : hypothèse totalement infondée !
Toutefois, ce rapprochement faussement étymologique entre
ennui et nuire (supposés avoir une base commune) a pu
jouer en faveur d’un affaiblissement du sens, qui commence
déjà à se faire sentir à l’époque classique. Par exemple, dans
cette confidence de Pyrrhus à Phœnix à propos d’Hermione
(v. 253-256) :
Ah ! Qu’ils s’aiment, Phœnix, j’y consens. Qu’elle parte ! [...]
Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui !

11 On hésite à donner un sens très fort au mot ennui. La


présence d’Hermione affecte Pyrrhus comme une
« contrariété » plutôt que comme un « tourment » ou une
« douleur insupportable ». On se rapproche du sens
moderne, celui notamment que prend ennui lorsqu’il est mis
au pluriel, comme, par exemple, dans l’expression avoir des
ennuis, qu’on peut traduire par « éprouver des contrariétés,
être dans une situation difficile ». Pour autant, il ne faudrait
pas affadir le propos de Pyrrhus. Ennui n’a jamais été un
euphémisme qui correspondrait à « désagrément mineur »
ou « inconvénient ». L’équivalent est plutôt « grave
contrariété
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Pour ». Reste nous
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« souffrance psychique »(mise qui, àquoique
jour le 25édulcorée,
juin 2018). n’en est pas
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réelle.
12 Sans s’attarder sur ce problème d’affaiblissement du sens, il
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vaut mieux prendre en considération le cas de polysémie que

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présente ce mot. Plus exactement, son sens comporte une


ambivalence qui apparaît très tôt dans la langue et est
attestée par les dictionnaires du XVIIe siècle. Ainsi, Furetière
(1690) propose comme définition : « Chagrin, fâcherie que
donne quelque discours ou quelque accident déplaisant ou
trop long3 ». La double orientation du sens est bien marquée
par les deux adjectifs ; le premier mettant l’accent sur la
force de l’affect, le second sur sa durée jugée excessive. Le
Dictionnaire de l’Académie (1694) est encore plus net dans
sa définition : « Lassitude de l’esprit, causée par une chose
qui déplaît par elle-même ou par sa durée ». Par le biais de
ce rapport à la durée, nous nous rapprochons de son sens
moderne. Toutefois, dans la langue classique, ce second volet
du sens d’ennui me semble devoir être recherché plutôt du
côté du verbe ennuyer ou encore de l’adjectif ennuyeux. Sans
aller chercher bien loin, on peut citer, par exemple, le début
des Deux Pigeons de La Fontaine :
Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux s’ennuyant au logis, etc.

13 Ce n’est pas un hasard si sur l’ensemble du corpus des


tragédies, le verbe ennuyer et l’adjectif ennuyeux n’ont
chacun qu’une occurrence, alors que le substantif ennui en
compte 42. Je déduis de cette quasi exclusivité qu’ennui est
un mot caractéristique de l’écriture tragique ; ce n’est pas le
cas d’ennuyer et d’ennuyeux, qui sont employés de façon
marginale, le premier dans le prologue d’Esther, type de
poème qui relève d’un autre style que celui de la tragédie ; le
second, dans une réplique d’Alexandre, pièce où Racine n’a
pas encore trouvé sa véritable voie dans l’écriture tragique.
14 EnCe résumé,
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relation avec la mélancolie rêveuse chère aux Romantiques.

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15 Quand Antiochus se sert du mot ennui pour exprimer le


résultat du choc que lui a causé le départ de Bérénice, il ne
s’agit donc pas exactement de « l’ennui » tel que nous
l’entendons. Il faut redonner à ce mot son sens fort, son sens
premier. C’est G. Forestier qui nous y invite dans une note de
son édition de « La Pléiade », où, dit-il, le vers d’Antiochus
signifie : « Dans l’Orient abandonné par vous, quelle devint
ma souffrance ! » Souffrance d’ordre amoureux, qui traduit
un total désarroi, lequel va déboucher un peu plus loin sur
un autre élément important du discours d’Antiochus : la
mélancolie. Souffrance plutôt que douleur. La douleur, en
effet, est de l’ordre du choc, du traumatisme, de l’effet brutal,
perçu dans sa globalité, elle relève de l’aspect perfectif. La
souffrance, elle, s’installe dans la durée ; elle relève de
l’aspect imperfectif. On est souffrant quand la douleur se
prolonge, quand la maladie ne nous quitte pas. Ainsi en est-il
de la maladie d’amour chez Antiochus. Ennui, au sens de
« traumatisme moral » n’est pas conditionné proprement
par l’idée de durée, mais son effet peut se poursuivre et se
développer dans la durée, devenant « souffrance ». Celle-ci,
de plus, est de type endogène : elle est un travail de soi sur
soi, alors que l’ennui moderne est de nature exogène : il
procède du monde extérieur, dont l’uniformité et le peu
d’intérêt qu’il présente finissent par envahir l’être tout entier.
Pour Antiochus, plus particulièrement, cette souffrance de
l’amour désespéré est lié à un trouble obsessionnel qu’il
appelle mélancolie, état dépressif, d’autant plus lancinant
qu’il reste sans prise sur la réalité présente et qu’il repose
entièrement sur un souvenir infiniment ressassé. La
mélancolie traduit cet état obsessionnel d’une passion à
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laquelle il doit imposer le silence. Il a essayé de lutter, mais il
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ne maîtrise plus rien, l’obsession est la plus forte. Il a un mot
(mise à jour le 25 juin 2018).
révélateur : il a votre
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navigation, finalement, dit-il, àdes sa
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mélancolie... : exactement comme on succombe à une
addiction. Sa tentation est grande d’aller jusqu’au bout de
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son malheur. Il finit alors par faire ce qu’il ne devrait pas


faire : revoir Bérénice. Et maintenant, il parle, il passe aux
aveux. Qu’attend-il de cette confession ? Une thérapie ? Une
nouvelle chance ? Un peu de compassion ? Mais, en pleine
fête du cœur, Bérénice peut-elle vraiment l’entendre ?
16 Parmi les caractères un peu particuliers de cette tragédie,
j’en relève un, qui est frappant. Le mot ennui n’y a que deux
occurrences. L’une, on l’a vu, dans le discours d’Antiochus,
l’autre chez Bérénice :
Rien ne peut-il changer l’ennui qui vous dévore ?

demande-t-elle à Titus. Mais cet ennui n’est pas celui du


tourment amoureux, il n’est que le résultat de l’amour filial,
Titus pleurant la mort de son père. En fait, en dehors
d’Antiochus, le tourment amoureux dans Bérénice n’est pas
dû aux mêmes causes que dans les autres tragédies.
Antiochus n’a jamais été le rival de Titus dans le cœur de
Bérénice et Bérénice n’a pas de rivale dans le cœur de Titus,
sauf Rome, comme elle l’apprendra à ses dépens. Il n’y a
donc pas de jalousie dans Bérénice. Pas de haine entre
rivales ou rivaux en amour. Personne ne brille de haine à
cause d’une passion exacerbée et contrariée. Quant à la
passion insatisfaite d’Antiochus, elle ne conduit pas à la
jalousie, mais à la mélancolie. Autre particularité de cette
tragédie par rapport à l’ensemble du corpus tragique. Celui-
ci présente de nombreuses occurrences de termes comme
ennui, chagrin, souci, désespoir et quelques autres vocables
qui constituent l’expression du dysphorique ; en revanche, le
mot mélancolie y est peu employé : il ne comporte que deux
occurrences, dont celle de Bérénice. Je ne crois pas que ce
soit parce
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technique,
Pour comme
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médecine. En réalité, il (mise a unà double
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: il n’appartient
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pas seulement au langage scientifique, il est bien implanté
aussi dans la langue courante, où il a acquis une double
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valeur, l’une de type dysphorique, en signifiant : « humeur

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noire », « tristesse », « chagrin », quelle qu’en soit la cause ;


l’autre, curieusement, de caractère euphorique pour signifier,
dit Furetière, « une rêverie agréable, un plaisir qu’on trouve
dans la solitude pour méditer ». S’il n’y a que deux
occurrences de ce terme chez Racine, c’est qu’il le réserve
pour l’appliquer aux deux seuls personnages dont la
mélancolie est justement le trait spécifique : non seulement
Antiochus, comme on vient de le voir, mais aussi Oreste. En
ce qui concerne ce dernier, cela ne constitue pas une
surprise : depuis l’Antiquité, il passe pour l’archétype parfait
du héros mélancolique. Cette spécificité du personnage
apparaît dès les premiers vers d’ Andromaque, où, dès leurs
retrouvailles, Pylade lui dit (v. 17-18) :
Je redoutais surtout cette mélancolie
Où je vis si longtemps votre âme ensevelie.

17 Comme pour Antiochus, cette mélancolie prend sa source


dans l’ennui (ou les ennuis), vocable qui est toujours investi
de la mission de désigner la détresse amoureuse. Il apparaît
lui-même, prononcé un peu plus loin par Oreste expliquant à
Pylade (v. 41-44) :
Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille
En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille ;
Tu vis mon désespoir, et tu m’as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.

18 Ainsi, les deux phénomènes, amour malheureux et ennui qui


en découle, sont réunis par le procédé de l’hendiadyn : l’un
ne va pas sans l’autre. D’où la loi qu’on peut établir : celle
d’une corrélation entre désespoir amoureux et état de
mélancolie, du moins en ce qui concerne ce type de
personnages ; pour
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Pour plus de précisions,
Phèdre, nous vousamoureuse
la frustration invitons à consulter notre politique
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processus de la jalousie,(mise qui, àelle,
jour le 25 juin 2018).
incite à la violence, le plus
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souvent meurtrière.
19 Toutefois, entre ces deux Fermer mélancoliques, Oreste et
Antiochus, il y a une différence notable. L’un, Oreste, hérité,

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non de l’histoire, mais de la mythologie, est, en quelque


sorte, une figure imposée. Dès le départ, la mélancolie est
conçue comme inhérente à son caractère. Même si Racine a
gommé tout ce qui touche à la première partie du mythe
d’Oreste et qu’il fasse commencer son aventure au moment
où il doit renoncer à Hermione, ce héros apparaît comme
prédestiné à la mélancolie et les coups qui s’abattent sur lui
ne font que lui confirmer qu’il ne saurait échapper à son
destin. On en arrive à un degré extrême de la psychose où,
selon la définition de Furetière, « la mélancolie cause la
tristesse, le chagrin4, quelquefois la folie ». Pour Antiochus la
mélancolie n’est pas obligatoirement caractérielle : tout
aurait pu se passer autrement. Il a été victime du sort : un
amour interdit, une passion sans issue. À partir de cette
expérience malheureuse, l’ennui qu’il a souffert a fait
totalement virer son caractère, l’a porté vers la mélancolie, à
savoir la dépression, un délire obsessionnel dont il ne peut
s’échapper. Il est tout à fait significatif qu’alors que tout est
dit, que tout est accompli, que l’action de la pièce va se
sceller par le silence, lui ajoute un dernier mot, et ce mot est :
hélas !
20 Pour ce qui concerne l’ennui chez Pascal, je me limiterai à
opposer son discours à celui de Racine. Chez ce dernier, j’ai
examiné les rapports entre passion, ennui et mélancolie (ou
son alternative : jalousie). Dans l’analyse pascalienne, ce
troisième terme du processus n’existe pas : il appartient
spécifiquement au monde de la tragédie. En fait, un autre
prend sa place : c’est celui de repos. Il intervient non pas
comme une conséquence d’ennui, mais comme une
alternative à ennui. Ennui ou repos, tel est le dilemme qui est
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proposé à l’homme, ces deux termes constituant une sorte de
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« Janus bifrons », une entité à double face, comme l’avers et
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le revers d’une piècevotre
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soit l’autre, un pôle de l’activité humaine. La face sombre que
l’on découvre au bout de cette activité, Fermer c’est l’ennui ; la face

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lumineuse, c’est le repos. Celui-ci correspond au côté


« ange » de l’homme, l’ennui à son côté « bête ». La nature
humaine est ainsi faite que, cherchant le repos, c’est-à-dire
une sorte de sérénité, un apaisement propitiatoire au salut,
au bonheur céleste, l’homme ne trouve que l’ennui. Le terme
n’est pas employé, évidemment, avec le sens qu’il a dans le
discours racinien, où, comme on l’a vu, il signifiait
« souffrance intolérable » due à la brûlure de la
passion. Chez Pascal, l’ennui n’en est pas moins toujours une
souffrance, toujours intolérable, le mot conservant la force
de son sens premier. Mais la ressemblance ne va pas plus
loin, l’implication n’est pas la même. Cet ennui, qui est
souffrance, ne provient pas d’un trop plein, celui de la
passion ; il provient d’un vide, d’un néant, ou plutôt d’une
prise de conscience de ce néant, celui qui caractérise la
condition humaine « faible et mortelle ». Cette perspective
provoque l’obscurcissement de l’âme, son marasme, que
Pascal appelle ennui. De ce fait, la passion n’est pas subie
comme chez Racine. Au contraire, elle est recherchée,
désirée comme un secours ou un recours nécessaires,
prenant toutes sortes de formes : fréquentation des femmes,
chasse, jeu, exercice du pouvoir... Activités artificielles, voire
superficielles, mais dans lesquelles l’homme s’engage tout
entier : il est interdit de s’ennuyer ! Pour combattre l’ennui,
l’homme se livre au « divertissement », c’est-à-dire à toutes
sortes d’addictions. C’est encore vrai à notre époque. Je me
permettrai de citer un chanteur actuel, Thomas Dutronc, qui,
faisant écho à Pascal, proclame : « On ne sait plus
s’ennuyer ». Actuellement, la passion qui nous domine, celle
par laquelle nous sommes totalement submergés (je veux
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parler surtout de la génération de mes petits-enfants), notre
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addiction majeure, c’est(mise l’ordinateur. Telle est la passion,
à jour le 25 juin 2018).
toute En forme de passion
poursuivant : elle empêche
votre navigation, vous acceptezl’ennui, le repos
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restant hors d’atteinte, sauf pour des caractères d’un
volontarisme exceptionnel. Je pense Fermer à la Princesse de Clèves

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optant pour la solution du repos plutôt que celle de la


souffrance que suscitent inévitablement les aléas et les
tourments de la passion.
21 Au final, ce que nous expose l’analyse pascalienne est une
sorte de cercle vicieux. L’homme rêve naturellement de
repos ; celui-ci est retirement en soi, éloignement du monde,
pour se projeter vers un ailleurs. Mais, recherchant le repos,
il ne trouve que l’ennui, qu’il n’a d’autre ressource que de
combattre par le recours à la passion, aux passions quelles
qu’elles soient, lesquelles l’empêchent d’atteindre le repos.
De Racine à Pascal, le cheminement psychique s’est inversé :
chez le premier, on part de la passion pour aboutir à l’ennui,
traumatisme dû à la frustration amoureuse et pouvant
prendre une forme obsessionnelle ; chez le second, on part
de l’ennui, marasme moral provoqué par le sentiment de
l’incomplétude humaine, pour aller vers la passion qui se
décline en toutes sortes d’addictions.

Notes
1. Dictionnaire de Linguistique, s. v. concret, Larousse, 1973.
2. Le Français Classique, Didier, 6e édition, 1948.
3. Je souligne intentionnellement cette double caractérisation.
4. Comprenons bien que, dans la langue du XVIIe siècle, et notamment
dans l’écriture tragique, ces deux termes tristesse, chagrin, s’inscrivent
dans la même lignée qu’ennui et prennent un sens beaucoup plus fort
que dans la langue actuelle.

Auteur

Robert Garrette
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L’ennui - La vie antérieure d’ennui d’après les tragédies de Racine et les... https://books-openedition-org.gorgone.univ-toulouse.fr/pub/22473

Du même auteur

Esther et Athalie, sommets de


l’orthodoxie classique dans la
tragédie ou points
d’affleurement des valeurs
modernistes ? in L’Apogée,
Presses Universitaires de
Bordeaux, 2005
© Presses Universitaires de Bordeaux, 2013

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Référence électronique du chapitre


GARRETTE, Robert. La vie antérieure d’ennui d’après les tragédies de
Racine et les Pensées de Pascal In : L’ennui [en ligne]. Pessac : Presses
Universitaires de Bordeaux, 2013 (généré le 14 septembre 2021).
Disponible sur Internet : <http://books-openedition.org.gorgone.univ-
toulouse.fr/pub/22473>. ISBN : 9791030005165. DOI : https://doi-
org.gorgone.univ-toulouse.fr/10.4000/books.pub.22473.

Référence électronique du livre


PEYLET, Gérard (dir.). L’ennui. Nouvelle édition [en ligne]. Pessac :
Presses Universitaires de Bordeaux, 2013 (généré le 14 septembre 2021).
Disponible sur des
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(mise à jour le 25 juin 2018).
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