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Victor Hugo ( 1802 — 1885) En disant de lui-méme : "Je suis fils de ce sidcle", Victor Hugo ne pouvait mieux se définir. Non seulement il en occupe par sa longévité presque toute I'étendue, mais il en exprime toutes les tendances, contribuant & construire ce siécle par la participation aux grands débats de son temps, par son engagement politique et littéraire + Victor Hugo nait & Besangon. Son pére est lorrain et sa mére bretonne (voir extrait des Feuilles d'automne ci-contre), mais il ne vivra jamais dans la région de ses parents. Son pére Léopold étant officier, Victor suit ses parents en Corse, a Naples, en Espagne. Mais. bient6t (1809) les époux se séparent Victor et ses fréres sinstalleront & Paris avec leur mére dans I'ancien couvent des Feuillantines. Il commencera des études sous la direction dun précepteur puis dans une pension rébarbative, mais il va tres vite choisir la poésie "Etre Chateaubriand ou rien", note-t-il en 1816. Ce sidcle avait deux ans ! Rome remplacait Sparte Déja Napoléon percait sous Bonaparte, Et du premier consul, déja, par maint endroit, Le front de lempereur brisait le masque étroit. Alors dans Besancon, vieille ville espagnole, Jeté comme la graine au gré de lair qui vole, ‘Naguit d’un sang breton et lorrain a la fois Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix; Si débile quit fut, ainsi qu'une chimere, Abandonné de tous, excepté de sa mere, Et que son cou ployé comme un fréle roseau Fit faire en méme temps sa biére et son berceau. Cet enfant que ta vie effagait de son livre, Et qui n'avait pas méme un lendemain a vivre, Crest moi.- OVamour d'une mere ! amour que nul noublie ! Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie ! Table toujours servie au paterel foyer ! Chacun en a sa part et tous ont tout entier ! + A vingt ans, il épouse Ad@le Foucher. I est alors monarchiste, conservateur et catholique. Mais il va évoluer vers le bonapartisme et le libéralisme et devient le chef de groupe de jeunes écrivains, le "Cénacle”. La bataille d’Hernani (1830) marque le triomphe du romantisme. En 1833 commence une liaison avec Juliette Drouet qui durera jusqu’a la mort de celle-ci (1883), cependant que la production littéraire de l'écrivain touche tous les domaines. + En 1843, au retour d'un voyage d'Espagne en compagnie de Juliette, il apprend en lisant un journal la noyade de sa fille Léopoldine (4 septembre). Crest le drame. Pendant prés de dix ans, il ne publiera rien, mais il écrira ses doutes, sa révolte, sa douleur dans des po&mes qui feront partie des Contemplations. Tl met également en chantier un roman qui sintitulera Les Misérables. Son combat politique continue : aprés l'abdication de Louis-Philippe (1848), Victor Hugo simpose & I'Assemblée constituante comme un orateur de "gauche", pronongant des réquisitoires contre la déportation, le travail des enfants. D'abord partisan de Louis- Napoléon Bonaparte, il s'éloigne progressivement de lui. + Le coup d'Etat du 2 décembre 1851 va faire de lui le proscrit le plus célébre de France. Pendant vingt ans, il sera le phare de opposition au Second Empire. Les Chatiments publiés clandestinement en 1853, Les Contemplations (1856), La Légende des siécles et Les Misérables (1862) forment quelques-unes des oeuvres marquantes du poéte. Ce séjour ouvre les yeux du podte A des paysages mystérieux et grandioses. Il siinitie aux secrets des tables tournantes et se livre a des séances de spiritisme au cours desquels parleront Léopoldine, Napoléon Il, Shakespeare, Jésus-Christ.. . + La défaite de 1870 entrainant la chute de I'Empire met fin A son exil. Il est triomphalement accueilli, mais la vie ne I'épargne pas. Il voit mourir ses deux fils, puis Juliette, Sa consolation vient de sa notoriété ; 1a demiére série de La Légende des sidcles est un énorme succés. Le jour de ses quatre-vingts ans, 600.000 Parisiens viennent sous ses fenétres lui souhaiter un bon anniversaire. II mourra le 22 mai 1885. Deux millions de personnes viennent se recueillir devant I'Arc de Triomphe oi le corps a été déposé avant d’étre conduit au Panthéon, uelques euvres sures de Victor Hugo Cromwell (1827) (théatre), surtout célebre pour sa Préface. Les Orientales (1829) Victor Hugo veut prouver que l'artiste est libre, "d'ailleurs, tout est sujet, tout releve de l'art; tout a droit de cité en poésie”. Hernani (1830) (théatre) ou la victoire du romantisme. Notre Dame de Paris (1831), roman historique qui fait revivre au temps de Louis XI le grouillement d'un peuple de parias : truands, pottes, monstres et bohémiens... Les Feuilles d’automne (1831) relatent les souvenirs tendres et nostalgiques de la mére, de Yenfance, de la famille Les Chants du crépuscule (1835),tournant le dos au passé, épousent le rythme intermittent d'un présent amoureux partagé entre Iépouse et l'amante. Les Chatiments (1853) clament la haine du podte contre "Napoléon le Petit’, son mépris d'un régime qui foule aux pieds la liberté, Les Contemplations (1856) La Légende des siécles (1859-1883), collection de petites épopées construites autour de figures mythiques ou historiques : Cain et Booz, Mahomet, Les Misérables (1862), roman qui embrasse toute l'immensité des problémes sociaux. Préface de Cromwell (1827) Texte | Systdme thédtral inédit, le drame romantique est aussi pensé par ses créateurs comme une ‘machine de guerre contre le bastion de la tragédie classique, qui conserve encore d'ardents amateurs. On dénonce volontiers le carcan de la structure, V'absurdité de la régle des trois unités et Virréalisme les intrigues ou des caracteres que montre sur scéne la vieille forme classique. On commence & comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers Eléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui gravent dans esprit du spectateur la fid@le empreinte des faits. LeQigy od telle catastrophe s'est passée en devient enti aeeBae inséparable; et absence de 5 cette sorte ge personnage muet décompléterait dans le drame les plus grandes scénes de Thistoire. [Le podte oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, toute obstruge de haquets et de voitures ? briler Jeanne d’Arc autre part que dans le Vieux- Ridicade Marché ? dépécher le duc de Guise autre part que dans ce chateau de Blois ot son 10 ambition fait fermenter une assemblée populaire ? décapiter Charles Ter et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d'od Yon peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant & leur palais encads Toute 15 action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la méme dose de temps & est aussi ridicule qu’encadrée dans | tous les événements ! appliquer la méme mesure sur tout ![Gn rirait d'un cordonnier qui voudrait mettre le méme soulier & tous les piedS\Croiser Tunité de temps a l'unité de lieu comme les carreaux d'une cage, et y faire pédantesquement entrer, de p: tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule a St grandes 20 — masses dans la réalité ! Disons mieux : tout cela mourra dans l'opération; et c'est ainsi qu: ivent & leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est ‘mort dans la tragédie. Voila pourquoi, jg 25- Il suffirait enfin, pour démontra{qQGOMMRiEEMe 1a régle des feux unités, d'une dernigre raison, prise dans les entrailles dellarty C'est I ne sauratent saisir plu point de vue du drame; or, par cela 30 reste, gardons-nous de confondre I'unité avec la simplicité 3 en aucune fagon les actions secondaires sur lesquelles doit s'appuyc 1 faut seulement que ces parties, 1 tout, gravitent sans cesse vers l'action centrale et 35 aux différents étages ou plutét sur les divers plans du drame ABunit@'ensemble est la loi de perspective du théatre. 1. Petite pitce d'entrée d'un édifice ou dune maison. 2. Aristote avait été le premier & fixer les regles de Ia tragédie antique que le théétre classique avait reprises & son compte. 3. Neexclut pas. Texte 2: En 1827, les 3000 vers d'un drame injouable, Cromwell, et surtout les déclarations vibrantes de sa préface poussent Hugo a la téte des hommes du nouveau thédtre, qui n'a encore rien produit, Comme Uécrivait le critique Albert Thibaudet, ce texte "eut l'importance d'un ‘manifeste tout simplement parce qu'on en attendait un et que Hugo Vattendait de Hugo..." Monumentale, schématique, cette fameuse Préface module en effet les espérances de la génération romantique de 1870 autour des lignes de force d'une idéologie. ‘Apres avoir tiré & boulets rouges sur les conventions de l'ancienne tragédie, 'auteur réclame avec vigueur une scene et un genre élargis, qui rendraient compte a la fois, par le jew combiné de la "couleur locale", de la poésie et de Uhistoire, de la "vérité" une et multiple de Ta nature et de la nature humaine. Par la hauteur de ses ambitions et l'impact de ses formules percutantes, la Préface de Cromwell allait ainsi passer d la postérité pour la profession de foi des romantiques en matiére de thédtre. lans le monde, dans l'histoire, dans mais sous I i s chronique: surtout celle des mecurs et des caractéres, bien moins 5 léguée au doute et a la contradiction que les fait S, Testaure ce que les annalistes ont i io quils ont dépouillé, Saaienss omissions et le leurs lacunes par des imaginations qui aient la couleur du temps, ce quills ont laissé pars, eablit Je jeu des fils de la providence sous les marionnettes humaines, cout d'une forme poétique et naturelle & la fois, et luisdonne cette vie de vérité et 10 de saillie # qui enfante I'llusion, ce prestige de réalité qui passione le spectateur Le théaitre est un point d’ optique. Tout ce q Tart développe puissamment la nature; un drame od I'yétion marche a la conclusion 15 d'une allure ferme et facile, ;-un drame enfin od le poéte remplisse pleinement ‘extérieur, par liscours et leurs action: le méme tableau! 20 On congoit que, pour une ceuvre de ce genre, si le p ir dans Tes choses (et il le doit), ce n'est pas le beau, mais le caractéristiquesNomjgu'l convienne de faire, de la couleur locale, c’est-a-dire d'ajouter se i un ensemble du reste parfaitement faux et naturellement, également, et, pour ainsi parler, les coins du drame, comme la seve qui de Ia racine A la demitre feuille de larbr leurs ur, Pi 1. Tei: relief Synthése : une dramaturgie nouvelle 1. Cercles, clubs et cénacles En dépit du fait qu'il exalte essentiellement les sentiments et les passions du Moi, le romantisme stest d'abord manifesté comme un ensemble d'équipes, de cercles et de clubs lt se rencontraient les figures principales de l'époque. Ces sortes de salons littéraires jouérent un role important surtout jusqu’en 1830. Leur histoire montre comment c'est en fonction de critéres politiques avant tout quills se sont constitués sous la Restauration, regroupant d'un cété les "conservateurs" représentés par Hugo et Vigny, auxquels s‘ajoutent en 1824 Lamartine, Nerval, Musset, Gautier, Balzac, de Vautre les "libéraux" avec Stendhal et Sainte-Beuve. Toutefois, en 1825, le glissement de Chateaubriand et de Hugo vers le libéralisme allait favoriser le rapprochement entre les deux clans de plus en plus mobilisés contre l'ennemi commun ; les "Anciens” de I'Académie et d'ailleurs. La création, en 1827 et sous la direction de Hugo, du fameux Cénacle fut le signe d'un compromis enfin trouvé qui durera jusqu’en 1830. Cest dans le célébre appartement de la rue Notre-Dame-des- Champs que furent discutées les grandes theses du mouvement, que furent relus passionnément Shakespeare, Scott, Byron, Goethe ou Schiller, que s'est défini enfin esprit contestataire et novateur du romantisme. Deux dates marquent ces trois années fiévreuses : 1827 avec la lecture par Hugo de la Préface & son drame Cromwell, et 1830 avec la fameuse bataille d'Hernani. C'est en effet autour de la question théatrale que se sont le plus clairement signifiés les fondements théoriques et idéologiques de la nouvelle littérature. 2. La bataille du drame romantique Le théatre classique, avec ses régles, ses contraintes techniques et ses bienséances morales ou gestuelles, représentait aux yeux des jeunes romantiques un certain visage de I'euvre littéraire quill fallait abattre. Refusant la structure de la tragédie comme forme d'un autre ge, et sinspirant des libertés du théatre shakespearien, ils portérent contre elle de virulentes attaques, dont Ia plus extrémiste fut celle de Stendhal dans son Racine et Shakespeare (1823), allant jusqu'a proner le recours & un thédtre en prose, plus conforme que le thédtre en vers au génie "moderne". Mais la plus célébre reste bien sir celle que contient la volumineuse Préface de Cromwell de Hugo, dont trois concepts essentiels définissent tout le sens de la dramaturgie contestataire : Totalité, Liberté et Transfiguration. - Totalité, Le drame se veut peinture totale de la réalité des choses, des étres et de Thistoire. Puisque la nature nous apparait & la fois bonne et mauvaise, grotesque et sublime, il exprimera synthétiquement cette double postulation. Il sera done en méme temps tragédie et comédie, pas seulement mélodrame de convention mais bien expression poétique maitrisée de 'Universelle Création. Sur le plan héroique, le don César de Ruy Blas, grand d’Espagne mais bouffon encanaillé, ou le Lorenzo de Musset seront le: incarnations les plus réussies de cette volonté de "mélange des tons et des genres". Liberté. Littérature totale, le drame se déclare aussi ceuvre de liberté. Ce qui signifie avant tout un renoncement au systtme classique des unités qui se voulaient fondées sur la "vraisemblance". Au nom de cette méme vraisemblance, Hugo s‘en prit avec force et humour aux contraintes du lieu unique et du temps "réducteur”, comme autant dentraves a la plénitude de 'action dramatique. Ajoutons & cela le retour sur la scéne des dagues et des épées, et nous comprendrons mieux le scandale que put susciter en 1830 une pice aussi « bariolée » qu’Hernani. Hugo pourtant, bien que décidé & traquer la monotonie de I’alexandrin, ne renonga ni I& ni ailleurs & Pusage du vers et de la rime. Si on excepte les fantaisistes productions de Mérimée dans son Thédtre de Clara Gazul (1825), force est de constater que seuls Vigny dans Chatterton et Musset dans Lorenzaccio offrirent les réussites de grands drames en prose « libérée » comme le réclamait Stendhal. Transfiguration. Derniére exigence enfin, le drame doit étre l'épanouissement en une ‘méme création de la Nature et du Moi. Dans et par l'ceuvre du dramaturge doit s‘opérer une véritable transfiguration signifiante des choses. Puisqu'il n'y a plus "ni régles ni modéles", le principe de création sera donc celui "choix" de I'écrivain, qui ira puiser dans l'immensité de la Nature et de !'Histoire les détails et les faits qui, pétris par le style et tous les pouvoirs de la poésie, la "révéleront" le mieux. 10 15 20 25 30 35 40 45 Extrait de la préface de 1832 Qu’avez-vous alléguer pour la peine de mort ? Nous faisons cette question sérieusement : nous la faisons pour qu'on y réponde : nous Ja faisons aux criminalistes, et non aux lettrés bavards. [. Voyons, qu’ils donnent leurs raisons Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D’abord, — parce qu'il importe de retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déja nui et qui pourrait lui nuire encore. - S'il ne s’agissait que de cela, la prison perpétuelle suffirait. A quoi bon la mort ? Vous objectez qu’on peut s’échapper d’une prison ? faites mieux votte ronde. Si vous ne croyez pas a la solidité des barreaux de fer, comment osez-vous avoir des ménageries ? Pas de bourreau oi le gedlier suffit. Mais, reprend-on, ~ il faut que la société se venge, que la société punisse. ~ Ni l'un, ni Trautre. Se venger est de lindividu, punir est de Dieu. La société est entre deux. Le chatiment est au-dessus d’elle, la vengeance au-dessous. Rien de si grand et de si petit ne lui sied. Elle ne doit pas « punir pour se venger » ; elle doit corriger pour améliorer. Transformez de cette fagon la formule des criminalistes, nous la comprenons et nous y adhérons. Reste la troisitme et demniére raison, 1a théorie de I’exemple. — I faut faire des exemples ! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui seraient tentés de les imiter ! Voila bien a peu prés textuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires des cing cents parquets de France ne sont que des variations plus ou moins sonores. Eh bien ! nous nions d’abord qu’il y ait exemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effet qu’on en attend. Loin d’édifier le peuple, il Je démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuves abondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous signalerons pourtant un fait entre mille, parce qu'il est le plus récent. Au moment od nous écrivons, il n’a que dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. A Saint-Pol, immédiatement aprés I’exécution d’un incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de masques est venue danser autour de I"échafaud encore fumant. Faites donc des exemples ! le mardi gras vous rit au nez. Que si, malgré lexpérience, vous tenez & votre théorie routinigre de l"exemple, alors rendez-nous le seizitme sigcle, soyez vraiment formidables, rendez-nous la variété des supplices, rendez-nous Farinacci, rendez-nous les tourmenteurs-jurés, rendez-nous le gibet, Ia roue, le bacher, lestrapade, l’essorillement, I’écartelement, la fosse & enfouir vif, la cuve a bouillir vif ; rendez-nous, dans tous les carrefours de Paris, comme une boutique de plus ouverte parmi les autres, le hideux étal du bourreau, sans cesse garni de chair fraiche. Rendez-nous Montfaucon, ses seize piliers de pierre, ses brutes assises, ses caves 3 ossements, ses poutres, ses crocs, ses chaines, ses brochettes de squelettes, son éminence de platre tachetée de corbeaux, ses potences succursales, et l'odeur du cadavre que par le vent du nord-est il répand a larges bouffées sur tout le faubourg du Temple. Rendez-nous dans sa permanence et dans sa puissance ce gigantesque appentis 50 55 60 65 70 15 80 du bourreau de Paris. A la bonne heure ! Voila de l’exemple en grand. Voila de la peine de mort bien comprise. Voila un systme de supplices qui a quelque proportion. Voila qui est horrible, mais qui est terrible. Ou bien faites comme en Angleterre. En Angleterre, pays de commerce, on prend un contrebandier sur la céte de Douvres, on le pend pour l’exemple, pour l'exemple on le laisse accroché au gibet ; mais, comme les intempéries de I’air pourraient détériorer le cadavre, on ’enveloppe soigneusement dune toile enduite de goudron, afin d’avoir ale renouveler moins souvent. O terre d’économie ! goudronner les pendus ! Cela pourtant a encore quelque logique. C’est la fagon la plus humaine de comprendre Ja théorie de I’exemple. Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous Egorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards extérieurs ? En Gréve, en plein jour, passe encore ; mais a la barrigre Saint-Jacques ! mais 4 huit heures du matin ! Qui est-ce qui passe 1 7 Qui est-ce qui va 1a ? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme li ? Qui est-ce qui se doute que vous faites un exemple 1a? Un exemple pour qui ? Pour les arbres du boulevard, apparemment. Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en tapinois ? Ne voyez- vous done pas que vous vous cachez ? Que vous avez peur et honte de votre ceuvre ? Que vous balbutiez ridiculement votre discite justitiam moniti ? Qu’au fond vous étes ébranlés, interdits, inquiets, peu certains d’avoir raison, gagnés par le doute général, coupant des tétes par routine et sans trop savoir ce que vous faites ? Ne sentez-vous pas. au fond du cceur que vous avez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la mission de sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires, accomplissaient avec une conscience si tranquille ? La nuit, ne retournez-vous pas plus souvent qu’eux la téte sur votre oreiller ? [...] Vous quittez la Gréve pour la barriére Saint-Jacques, la foule pour la solitude, le jour pour le crépuscule, Vous ne faites plus fermement ce que vous faites. Vous vous cachez, vous dis-je ! Toutes les raisons pour la peine de mort, les voila donc démolies. Voila tous les syllogismes de parquets mis a néant. Tous ces copeaux de réquisitoires, les. voila balayés et réduits en cendres. Le moindre attouchement de la logique dissout tous les ‘mauvais raisonnements. Prospero Farinacci (1554 - 1618) est un magistrat italien. Il est notamment connu pour sa sévérité dans l'application des peines. Discite justitiam moniti : apprenez.& connaitre la justice Texte 2: XI 10 15 20 25 30 45 Je suis revenu masseoir précipitamment sur ma paille, Ia tte dans les genoux. Puis mon effroi denfant stest dissipé, et une étrange curiosité mia repris de continuer la lecture de mon mur. ‘A c6té du nom de Papavoine j'ai arraché une énorme toile d'araignée, tout épaissie par Ja poussire et tendue & angie de la muraille. Sous cette toile il y avait quatre ou cing ‘noms parfaitement lisibles, parmi d'autres dont il ne reste rien qu'une tache sur le mur. —DAUTUN, 1815. — POULAIN, 1818. — JEAN MARTIN, 1821. — CASTAING, 1823. J'ai lu ces noms, et de lugubres souvenirs me sont venus: Dautun celui qui a coupé son frére en quartiers, et qui allait la nuit dans Paris jetant la tte dans une fontaine et le tronc dans un égout; Poulain, celui qui a assassiné sa femme; Jean Martin, celui qui a tiré un coup de pistolet & son pére au moment od le vieillard ouvrait une fenétre. Castaing, ce médecin qui a empoisonné son ami, et qui, le soignant dans cette demigre maladie quiil lui avait faite, au lieu de reméde lui redonnait du poison. et auprés de ceux-la, Papavoine, Ihorrible fou qui tuait les enfants & coups de couteau sur la téte ! Voila, me disais-je, et un frisson de fivre me montait dans les reins, voila quels ont 646 avant moi les hotes de cette cellule. Cest ici, sur la méme dalle oi je suis, quils ont pensé leurs dernitres pensées, ces hommes de meurtre et de sang ! c'est autour de ce mur, dans ce carré étroit, que leurs demniers pas ont tourné comme ceux d'une béte fauve. Ils se sont succédés & de courts intervalles; il parait que ce cachot ne désemplit pas. Ils ont laissé la place chaude, et c'est & moi quills Font laissée. J'ai & mon tour les rejoindre au cimetiére de Clamart, od Iherbe pousse si bien ! Je ne suis ni visionnaire, ni superstitieux. II est probable que ces idées me donnaient un acets de fidvre; mais pendant que je révais ainsi, il m'a semblé tout @ coup que ces noms fatals étaient écrits avec du feu sur le mur noir; un tintement de plus en plus précipité a éclaté dans mes oreilles; une Iueur rousse a rempli mes yeux; et puis il m’a aru que le cachot était plein dhommes, d’hommes étranges qui portaient leur téte dans leur main gauche, et la portaient par la bouche, parce qu'il n'y avait pas de chevelure. Tous me montraient le poing, excepté le parricide. Jai fermé les yeux avec horreur, alors j'ai tout vu plus distinctement. Réve, vision ou réalité, je serais devenu fou, si une impression brusque ne meat réveillé & temps. Jétais prés de tomber & la renverse lorsque j'ai senti se trainer sur mon pied nu un ventre froid et des pattes velues; c'était V'araignée que javais dérangée et qui stenfuyait, Cela m'a dépossédé. — O les épouvantables spectres ! — Non, c'était une fumée, une imagination de mon cerveau vide et convulsif. Chim@re & la Macbeth ! Les morts sont mors, ceux-Ia surtout. Ils sont bien cadenassés dans le sépulere. Ce n’est pas 1a une prison dont on s‘évade. Comment se fait-il donc que j'aie eu peur ainsi ? La porte du tombeau ne siouvre pas en dedans, 10 15 20 25 30 35 40 Texte 5: XXVI Mest dix heures. ‘O ma pauvre petite fille ! encore six heures, et je serai mort! je serai quelque chose d'immonde qui trainera sur la table froide des amphithéatres; une tte quion moulera d'un c6té, un tronc qu'on disséquera de l'autre; puis de tout ce qui restera, on en mettra plein une bigre, et le tout ira & Clamart. Voila ce quils vont faire de ton pére, ces hommes dont aucun ne me hait, qui tous me plaignent et tous pourraient me sauver. Ils vont me tuer. Comprends-tu cela, Marie ? me tuer de sang-froid, en cérémonie, Pour le bien de la chose ! Ah ! grand Dieu ! Pauvre petite ! ton pére qui t'aimait tant, ton pre qui baisait ton petit cou blanc et parfumé, qui passait la main sans cesse dans les boucles de tes cheveux comme sur de la soie, qui prenait ton joli visage rond dans sa main, qui te faisait sauter sur ses genoux, et le soir joignait tes deux petites mains our prier Dieu ! Qui est-ce qui te fera tout cela maintenant ? Qui est-ce qui taimera ? Tous les enfants de ton Age auront des péres, excepté toi. Comment te déshabitueras- tu, mon enfant, du jour de I'an, des étrennes, des beaux joujoux, des bonbons et des baisers Comment te déshabitueras-tu, malheureuse orpheline, de boire et de manger ? Oh ! si ces jurés Tavaient vue, au moins, ma jolie petite Marie ! ils auraient compris qu'il ne faut pas tuer le pere d'un enfant de trois ans. Et quand elle sera grande, si elle va jusque-Ia, que deviendra-telle ? Son pére sera un des souvenirs du peuple de Paris. Elle rougira de moi et de mon nom; elle sera méprisée, repoussée, vile & cause de moi, de moi qui I'aime de toutes les tendresses de mon coeur. O ma petite Marie bien-aimée ! Est-il bien vrai que tu auras honte et horreur de moi ? Misérable ! quel crime j'ai commis, et quel crime je fais commettre & la société ! Oh ! estil bien vrai que je vais mourir avant la fin du jour ? Estil bien vrai que cest moi ? Ce bruit sourd de cris que jfentends au dehors, ce flot de peuple joyeux qui déja se hate sur les quais, ces gendarmes qui sapprétent dans leurs casernes, ce prétre en robe noire, cet autre homme aux mains rouges, c'est pour moi ! c'est moi qui vais mourir ! moi, le méme qui est ici, qui vit, qui se meut, qui respire, qui est assis & cette table, laquelle ressemble une autre table, et pourrait aussi bien étre ailleurs; moi, enfin, ce moi que je touche et que je sens, et dont le vétement fait les plis que voila ! Ao. 10 15 20 25 30 Texte 3: XI Tout A coup, & travers la réverie profonde od j'étais tombé, je vis la ronde hurlante s'arréter et se taire. Puis tous les yeux se tournérent vers la fenétre que jfoccupais. —Le condamné ! le condamné ! crirent-ils tous en me montrant du doigt; et les explosions de joie redoublérent. Je restai pétrifié Fignore doit ils me connaissaient et comment ils m'avaient reconnu, —Bonjour ! bonsoir ! me crigrent-ils avec leur ricanement atroce. Un des plus jeunes, condamné aux galéres perpétuelles, face luisante et plombée me regarda d'un air d’envie en disant: — Il est heureux ! il sera rogné! Adieu, camarade ! Je ne puis dire ce qui se passait en moi. J'étais leur camarade en effet. La Greve est sceur de Toulon. J’étais méme placé plus bas qu'eux: ils me faisaient honneur. Je frissonnai Oui, leur camarade I Et quelques jours plus tard, j'aurais pu aussi, moi, @tre un spectacle pour eux. Tétais demeuré a la fenétre, immobile, perclus, paralysé. Mais quand je vis les cing cordons s‘avancer, se ruer vers moi avec des paroles d'une infernale cordialité; quand jentendis le tumultueux fracas de leurs chaines, de leurs clameurs, de leurs pas, au pied du mur, il me sembla que cette nuée de démons escaladait ma misérable cellule; je poussai un eri, je me jetai sur la porte d'une violence a la briser, mais pas moyen de fuir. Les verrous étaient tirés en dehors. Je heurta, j'appelai avec rage. Puis il me sembla entendre de plus prés encore les effrayantes voix des forgats. Je crus voir leurs tétes hideuses paraitre ) Nicaragua (1979) Colombie (1910) Panama Equateur (1906) Paraguay (1992) Honduras (1956) Uruguay (1907) Mexique (2005) Venezuela (1863) Pays abolitionnistes pour les crimes de droit commun Argentine (1984) Chili (2003) (1997) Pérou (1979) Brésil (1979) Salvador (1983) Europe Pays non abolitionniste Biglorussie Pays abolitionnistes Bosnie-Herzégovine (1997/2001) _ Norvage (1905/1979) Croatie (1990) Serbie (2002) Hongrie (1990) Suisse (1942/1992) Islande (1928) Turquie (2002/2004) Liechtenstein (1987) Ukraine (1999) ‘Moldavie (1995) Union européenne (détails page ‘Monténégro (2006) ci-contre) 1L Les dates entre parenthéses indiquent a date de abolition, Dans le cas de deux dates, la premiére est celle de 'abolition pour les crimes de droit commun; la seconde la date d'abolition definitive pour tous les crimes. 2. Le Panama n'a jamais appliqué la peine de mort. 4 execnion Jiavais écrit ce livre, ot se mélent récit d’un drame judiciaire et réflexions sur la justice et le métier d’avo- cat, aprés 'exécution de Claude Buffer et Roger Bontems, en novembre 1972, & Paris, dans la cour de la prison de la Santé. Tous deux avaient été condamnés a mort par la Cour d'assises de Troyes pour avoir pris en orage et égorgé, & la Centrale de Clairvaux, une infir- mitre et un gardien, Leur grace avait été refusée par le Président Pompidou. Depuis lors, la guillotine a été reléguée dans les caves d'un musée, et la peine de mort a disparu de nos lois. Mais elle sévit encore dans d’autres pays, notamment aux Etats-Unis. Et la tentation dy revenir n'a pas disparu de tous les esprits. Certe justice qui tuait, la voici & oeuvre dans ce livre. Il n’est pas inutile que de nouvelles générations, plus heureuses & cet égard que la néwee, la connaissent. RB. “Robert Reashirle B Je m’interroge 4 nouveau — A quoi sert un avocat ? A quoi ai-je servi ? Ce n’est pas seule- ment la fatigue ni ’angoisse, ni méme la mort donnée sous le dais, qui rendent plus lanci- nante cette question. Simplement je ne peux plus lesquiver. Je suis arrivé au terme de la course. Mon maitre avait raison. « Un jour, tu iras jusqu’au bout. Tu ne I'auras pas prévu, tu te seras battu, tu auras perdu. Et quand ce sera fini, alors tu seras devenu un avocat. » J'avais vingt-deux ou vingt-cing ans. J’étais plein d’ar- deur et de raisonnements. Je m’étonnais de le voir céder au mythe de I'initiation par le sang. Tous les avocats ne vont pas jusqu’a la guillo- tine, les condamnations & mort sont rares, les exécutions plus encore. Qu’était ce préjugé sin- gulier qui reconnaissait comme avocats ceux- Ja seuls qui avaient vu tuer leurs clients, au lieu de les voir s'engloutir dans la nuit des prisons. Je dénongais cette conception de la défense od seuls devenaient membres de la confrérie les avocats que leur destin judiciaire avait menés devant la guillotine ou le poteau d’exécution. Je m’emportais jusqu’a dire & mon maitre qu'il y avait 1A chez lui des sentiments fascistes, & Yinstar de ce général franquiste qui criait a Yuniversité de Salamanque : «Viva la Muerte ! » Mon maitre aimait les indignations. Quand javais bien fulminé il me répondait : « Tuas peut-étre raison. Nous sommes tous un peu fascistes, un peu sadiques, ou tout ce que 3B tu voudras. Mais tu verras, tu comprendras. La mort du condamné, c'est I'injustice a l'état brut, la seule, celle qui te a ’avocat sa raison detre, parce quielle est définitive, parce quil ne peut plus rien, parce qu'il ne pourra jamais plus rien pour celui qu'il défendait. C’est le mur, le mur lisse. Une fois que tu auras ren- contré, que tu auras éprouvé que le chemin sarréte 12, alors tu te poseras les vraies ques- tions. Et tu seras devenu un avocat. » Il sou- riait sous ses lourdes paupiéres. « Enfin, peut- étre... » Le Guillotine, eau-forve anonyme, origine anglaise, Bibliotheque nationale, Paris (0,108 x 0,67). Cc «La défense, mon petit, c'est une totalité, je veux dire qu'elle tengage totalement. La défense ga ne s'exerce pas du bout des lévres, comme une bourgeoise parle a un pauvre, en Yappelant “mon ami”, parce que cest le jour de Paques a la porte de la cathédrale et qu'il y a des voisins qui vous regardent. La défense, c'est ne jamais céder un pouce de terrain a l’'ad. versaire, ne jamais rien tenir pour acquis A Yaccusation, c'est refuser méme dadmettre Tévidence. Parce que d’évidence pour un avo- cat, il ne peut y en avoir qu'une. C'est que per- sonne jamais n'est coupable, de rien, méme pas du crime qui vient d’étre commis, avec le cadavre encore chaud, et le revolver dans la main du meurtrier. Méme s'il avoue, ton bon- homme, méme s'il veut qu’on le condamne, Pour toi, avocat, il n'est pas coupable. Cest un homme qui en a tué un autre. Voila tout. Cest un fait acquis. Et puis aprés? Bien des hommes en ont tué d'autres. Et on ne les juge pas coupables. On les appelle des héros, ou des fous, ou on dit quiils sont en état de légi- time défense. Moi, par exemple, j’en ai tué quelques-uns & la guerre. » fr.e7 i Et puis, au milieu d'une anecdote, il revint A son Propos. Et la voix & nouveau s‘assourdit : « Si pour toi, il n'y a pas de coupables, si pour toi ce ne sont que des imbéciles, ou des pauvres types, ou méme des salauds, mais pas des coupables, jamais des coupables, alors tu es un avocat, Ils auront volé peut-étre, ou méme tué, mais pour toi l’es- sentiel n'est pas la. Tu défends un homme qui a tué ou volé parce que c'est un homme dabord, ou encore,~ ~~ ~ ay. D Je ne pouvais plus supporter ce bureau, ces présences. Je regagnai le couloir. L’auménier de la Santé était assis sur une banquette, en complet gris foncé, A col rond. Je pris place ses cétés. Il me demanda : « C’est votre pre- miére exécution ? » J'acquiescai. C’était aussi son cas. Thierry Lévy était debout, non loin. Je le voyais de profil. Il portait son propre masque, tout blanc, Un monsieur couperosé passa, le chapeau sur la téte, suivi du direc- teur. Il avait l’air mécontent. C’était le bour- reau. J'entendis : « Il faut y aller, il est temps. » Javais tres chaud, dans ce corridor. J’enlevai mon pardessus, allai le poser dans le bureau du directeur. Tout le monde en sortait, en désordre. Je me hatai de rejoindre le groupe, qui marchait A pas pressés. Je retrouvai Phi- lippe, me placai prés de lui. Nous franchimes la premiére porte, entrames dans la rotonde. Je cherchai des yeux le surveillant-chef. I n‘était pas la, La marche s’accéléra encore. Les gardiens ouvraient les grilles trés vite, nous avancions a grands pas, nous courions presque dans le couloir. C’était grotesque et sinistre a la fois. Le cortége s'immobilisa. Nous étions LEXECUTION 225 arrivés devant la cellule de Bontems. Un gar- dien faisait jouer le verrou A toute force. La porte s‘ouvrit tout grand, la lumiére jaillit. Bontems sauta du lit, torse nu. Il retenait son calecon d'une main, ses yeux clignotaient. Je Je vis sourire et jfentendis : « Alors c'est oui ou cest non?» Déja le procureur de la Répu- blique était dans la cellule. Il disait la phrase rituelle, du moins je le crois, car dans la confu- sion, il ressortait tandis que nous entrions PI lippe et moi dans la cellule, avec des gardiens. Alors se passa une chose extraordinaire. Phi- lippe prit Bontems par le cou et lui parla. Ce n’était pas un discours, mais une incantation verbale od, sans cesse, revenait le mot courage. « Tu es bien, tu es formidable, tu as du coura- ge. » Je ne sais pas si Bontems comprenait tout ce que Philippe lui disait, A phrases décousues. Mais elles entraient en lui, le protégeaient, écartant la réalité. Seule importait la voix ami- cale, les mots familiers, cette tendresse secréte qui faisait irruption, dans cette cellule, et ber- gait Bontems au moment de mourir. Ce que Philippe accomplit en cet instant dépassa tout ce qu'un avocat peut espérer jamais atteindre au service de la défense. Il interdit 4 l'horreur dentrer, il ferma Bontems a la peur, a I'an- goisse, le protégea contre tant d’ignominie, comme une mére son petit, Et Bontems, magnétisé par cette tendresse, cette force que Philippe déversait en lui, continuait de sourire, vs. EXECUTION I avait mis ses lunettes, il enfilait sa chemise. Il voulait se rouler une cigarette, ne trouvait plus le tabac. Nous nous fouillions. Un gar- dien, vite, lui en tendit une déja allumée. Main- tenant, il était maitre de lui, et, parce qu'il allait mourir, de nous aussi qui 'entourions. II dit : « Bon, eh bien! je vais faire un brin de toilette. » Nous le vimes se passer de Yeau sur le visage, se peigner, pisser. Et, rajustant son pantalon, face a la porte entrouverte, il lanca a la cantonade : « Alors, tu bandes ! » a l'adresse de Tavocat général. Ce fut son seul mot de révolte ou de vengeance. Déja, il s‘inquiétait auprés de Philippe : « Maitre, je n’ai pas écrit de lettre & mes parents. » Il avait donc toujours cru en la grace. Nous l'avions trop bien convaincu. I pourrait écrire a la rotonde. Le gardien-chef, celui qui avait donné la cigarette, nous fit signe. Il était temps de quitter la cel- lule. Avant de sortir, Bontems remit a Philippe ses photos, des papiers, Puis il nous regarda et dit : «Eh bien, allons-y ! » Nous repartimes, & travers les couloirs, les grilles ouvertes. Des gardiens ouvraient la voie, Bontems derrigre eux, Philippe le bras autour de ses épaules, lui parlant toujours & voix basse. A la Rotonde, il y avait déja du papier, un stylo, des enve- loppes, tout préts sur la table. Bontems s'assit. U hésitait, la pointe levée. Le juge d’instruction Pparut 4 ce moment, demanda a Bontems conformément & la loi s'il avait des déclara- EXECUTION tions a faire. Il n’en avait aucune. Le juge s’en fut. Bontems se mit a écrire. Nous étions debout derriére lui, Il écrivait difficilement. Ce fut bref. I devait sentir autour de lui cette hate den finir, ou bien il ne voulait pas laisser la pensée de ses parents monter en lui, A cet ins- tant. Philippe avait toujours sa main sur son épaule. Bontems se leva, lui remit la lettre. Nous reprimes notre marche jusqu’a la pro- chaine station. Dans une sorte de bas-cété, l'aum6nier avait dressé Y'autel. Le Christ tendait ses bras vers les grilles. Deux gardiens s’étaient placés cha- cun d'un cété du bureau recouvert du linge sacré, un peu en retrait, étrange présence en cet instant. L’auménier attendait Bontems. 1 le mena dans le fond, derriére Yautel. Nous nous arrétéames. Bontems était tout proche du prétre. Il se confessait sans doute. A présent le prétre lui parlait. Tout était silencieux. Je me retournai. Il y avait la des gardiens, des poli- ciers, des gendarmes et le bourreau qui avait gardé son chapeau sur la téte. Le conseiller aussi dont les lévres remuaient et qui disait sans doute la priére des agonisants. Et puis d'autres encore. Je les regardai. Tous, et sans doute moi aussi, montraient une sorte de ric- tus. La lumiére électrique durcissait encore leurs traits. Is avaient tous, a cet instant, des gueules d’assassins. Seuls le prétre et Bontems, qui recevait l'absolution, avaient encore des 228 LEXECUTION visages d’hommes. Le crime avait, physique- ment, changé de camp. Bontems revint vers nous. Nous reprimes encore une fois notre marche. Devant la porte vitrée, celle qui ouvrait sur la cour, une chaise était posée. Devant elle, nous nous arrétames. Le gardien-chef, qui avait donné la cigarette, s'approcha, une bouteille a la main. C’était du cognac, Bontems accepta, vida le gobelet d'un seul trait. « Il est bon », remarqua-t-il. Le sur- veillant dit « Oui » en regardant la bouteille. Et puis, a partir de cet instant, tout alla tres vite. Le bourreau s‘approcha. Bontems lui apparte- nait totalement enfin. Les aides, en bleu de chauffe, entourérent Bontems, Il fut assis sur Ja chaise, ligoté, redressé, on tirait sur Jes liens A coups secs. Philippe lui parlait, il hochait la téte. Il fut empoigné. Philippe Yétreignit, je Yembrassai a mon tour. Déja on l'entrainait. Je tendis la main vers lui, vers cette épaule nue, mais il était happé, emporté. La porte s‘ouvrit. Philippe laissa échapper une plainte, la seule. Je me détournai. Nous entendimes le claque- ment sec de la lame sur le butoir. C’était fini, Le cortége de Buffet approchait. Nous nfavions pas de raison de le rejoindre. Nous regagnames l’antichambre du directeur. Phi- lippe appuyait sa téte sur le mur. Toutes ses forces, il les avait données a Bontems. Mainte- nant, il n’en pouvait plus. Il était le coureur éouisé qui s'effondre, aprés l’'arrivée. Je m’assis EXECUTION 229 encore une fois a ses cétés. Il était plus prés de moi qu'il ne avait jamais été. Nous étions deux vaincus sur le méme banc. Mais je savais maintenant, & quoi sert, méme vaincu, un avo- cat. J‘entendis 4 nouveau, une deuxigme fois, le méme claquement sec, dans la cour, Buffet était mort, aprés son camarade. Ses avocats nous rejoignirent. Nous atten- dimes un instant. Rien ne pressait plus. Autour de nous, c’était la débandade. Chacun partait de son.cété, ala hate. J’entendis]e bruit d'un moteur dans la cour, les grandes portes qui tournaient dans leurs gonds. Nous n’avions plus rien a faire 1a, Je traversai la cour. Autour de la guillotine, un aide aspergeait le pavé. Le dais Pesait de tout son. poids noir. Nous sortimes. Aprés la cour étouffée par le dais, la rue me parut grouillante d’agita- tion. Des journalistes, des photographes avaient franchi le barrage de police. Us couraient vers la porte, sur la chaussée, sur le trottoir. La voiture le Philippe était 4 quelques metres. Devant elle, jétreignis Philippe de toutes mes forces. Puis je men allai seul, le long de la rue de la Santé. Un journaliste m’arréta, me demanda comment cela s‘€tait passé. L’absurdité de tout commentaire et Ia lassitude m’envahirent. Je regardai un instant ce jeune homme qui attendait, le carnet ouvert, Yair inquiet. Je hochai négativement la téte et repris ma marche. Je pensai qu'il faisait tres froid. De Yautre cété du boulevard Arago, japercus at. 230 LEXECUTION ma femme qui venait vers moi. Je lui ai sdre- ment souri. Nous avons échangé quelques mots. Nous sommes partis aussitét. Ma femme conduisait doucement. Les rues étaient vides, comme moi. Jessuyai la glace de mon gant. II ry avait plus rien a faire, a dire. Cétait fini, voila tout, fini l’affaire Bontems. «Mes chers fréres en patrie, ill m'est mort tant de patients entre les mains que je puis me vanter d’étre un des hommes les plus experts sur les moyens de partir de ce monde [...] la ravissante machine que vous voyez [...]- Sous l'estrade est un jeu de serinette monté pour des airs fort joyeux, comme celui-ci : Ma commére quand je danse Adieu donc dame francaise ; ou bien celui- Sees classes eae ieee ocantion lacera entre les deux colonnes, on le sur ce stylobate sous le prétexte quill entendra beaucoup mieux les sons ravissants que rendra le jeu de serinett la téte sera si subtilement tranchée qu’elle-méme, encore longtemps aprés avoir été séparée, doutera qu'elle le soit. Il faudra pour I'en convaincre les applaudissements dont retentira nécessaire- ment la place publique. » & inventer, avec mon ~ est censée annuler la xpression de Michel «

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