Victor Hugo ( 1802 — 1885)
En disant de lui-méme : "Je suis fils de ce sidcle", Victor Hugo ne pouvait mieux se définir.
Non seulement il en occupe par sa longévité presque toute I'étendue, mais il en exprime toutes
les tendances, contribuant & construire ce siécle par la participation aux grands débats de son
temps, par son engagement politique et littéraire
+ Victor Hugo nait & Besangon. Son
pére est lorrain et sa mére bretonne (voir
extrait des Feuilles d'automne ci-contre),
mais il ne vivra jamais dans la région de
ses parents. Son pére Léopold étant
officier, Victor suit ses parents en Corse,
a Naples, en Espagne. Mais. bient6t
(1809) les époux se séparent Victor et ses
fréres sinstalleront & Paris avec leur mére
dans I'ancien couvent des Feuillantines. Il
commencera des études sous la direction
dun précepteur puis dans une pension
rébarbative, mais il va tres vite choisir la
poésie "Etre Chateaubriand ou rien",
note-t-il en 1816.
Ce sidcle avait deux ans ! Rome remplacait Sparte
Déja Napoléon percait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déja, par maint endroit,
Le front de lempereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besancon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de lair qui vole,
‘Naguit d’un sang breton et lorrain a la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix;
Si débile quit fut, ainsi qu'une chimere,
Abandonné de tous, excepté de sa mere,
Et que son cou ployé comme un fréle roseau
Fit faire en méme temps sa biére et son berceau.
Cet enfant que ta vie effagait de son livre,
Et qui n'avait pas méme un lendemain a vivre,
Crest moi.-
OVamour d'une mere ! amour que nul noublie !
Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie !
Table toujours servie au paterel foyer !
Chacun en a sa part et tous ont tout entier !
+ A vingt ans, il épouse Ad@le Foucher. I est alors monarchiste, conservateur et
catholique. Mais il va évoluer vers le bonapartisme et le libéralisme et devient le chef de
groupe de jeunes écrivains, le "Cénacle”. La bataille d’Hernani (1830) marque le triomphe du
romantisme. En 1833 commence une liaison avec Juliette Drouet qui durera jusqu’a la mort de
celle-ci (1883), cependant que la production littéraire de l'écrivain touche tous les domaines.
+ En 1843, au retour d'un voyage d'Espagne en compagnie de Juliette, il apprend en
lisant un journal la noyade de sa fille Léopoldine (4 septembre). Crest le drame. Pendant prés
de dix ans, il ne publiera rien, mais il écrira ses doutes, sa révolte, sa douleur dans des po&mes
qui feront partie des Contemplations. Tl met également en chantier un roman qui sintitulera
Les Misérables. Son combat politique continue : aprés l'abdication de Louis-Philippe (1848),
Victor Hugo simpose & I'Assemblée constituante comme un orateur de "gauche", pronongant
des réquisitoires contre la déportation, le travail des enfants. D'abord partisan de Louis-
Napoléon Bonaparte, il s'éloigne progressivement de lui.
+ Le coup d'Etat du 2 décembre 1851 va faire de lui le proscrit le plus célébre de France.
Pendant vingt ans, il sera le phare de opposition au Second Empire. Les Chatiments publiésclandestinement en 1853, Les Contemplations (1856), La Légende des siécles et Les
Misérables (1862) forment quelques-unes des oeuvres marquantes du poéte. Ce séjour ouvre
les yeux du podte A des paysages mystérieux et grandioses. Il siinitie aux secrets des tables
tournantes et se livre a des séances de spiritisme au cours desquels parleront Léopoldine,
Napoléon Il, Shakespeare, Jésus-Christ.. .
+ La défaite de 1870 entrainant la chute de I'Empire met fin A son exil. Il est
triomphalement accueilli, mais la vie ne I'épargne pas. Il voit mourir ses deux fils, puis
Juliette, Sa consolation vient de sa notoriété ; 1a demiére série de La Légende des sidcles est
un énorme succés. Le jour de ses quatre-vingts ans, 600.000 Parisiens viennent sous ses
fenétres lui souhaiter un bon anniversaire. II mourra le 22 mai 1885. Deux millions de
personnes viennent se recueillir devant I'Arc de Triomphe oi le corps a été déposé avant d’étre
conduit au Panthéon,
uelques euvres sures de Victor Hugo
Cromwell (1827) (théatre), surtout célebre pour sa Préface.
Les Orientales (1829) Victor Hugo veut prouver que l'artiste est libre, "d'ailleurs, tout est
sujet, tout releve de l'art; tout a droit de cité en poésie”.
Hernani (1830) (théatre) ou la victoire du romantisme.
Notre Dame de Paris (1831), roman historique qui fait revivre au temps de Louis XI le
grouillement d'un peuple de parias : truands, pottes, monstres et bohémiens...
Les Feuilles d’automne (1831) relatent les souvenirs tendres et nostalgiques de la mére, de
Yenfance, de la famille
Les Chants du crépuscule (1835),tournant le dos au passé, épousent le rythme intermittent
d'un présent amoureux partagé entre Iépouse et l'amante.
Les Chatiments (1853) clament la haine du podte contre "Napoléon le Petit’, son mépris d'un
régime qui foule aux pieds la liberté,
Les Contemplations (1856)
La Légende des siécles (1859-1883), collection de petites épopées construites autour de
figures mythiques ou historiques : Cain et Booz, Mahomet,
Les Misérables (1862), roman qui embrasse toute l'immensité des problémes sociaux.Préface de Cromwell (1827)
Texte |
Systdme thédtral inédit, le drame romantique est aussi pensé par ses créateurs comme une
‘machine de guerre contre le bastion de la tragédie classique, qui conserve encore d'ardents
amateurs. On dénonce volontiers le carcan de la structure, V'absurdité de la régle des trois
unités et Virréalisme les intrigues ou des caracteres que montre sur scéne la vieille forme
classique.
On commence & comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers
Eléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui
gravent dans esprit du spectateur la fid@le empreinte des faits. LeQigy od telle
catastrophe s'est passée en devient enti aeeBae inséparable; et absence de
5 cette sorte ge personnage muet décompléterait dans le drame les plus grandes scénes de
Thistoire. [Le podte oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie
Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, toute
obstruge de haquets et de voitures ? briler Jeanne d’Arc autre part que dans le Vieux- Ridicade
Marché ? dépécher le duc de Guise autre part que dans ce chateau de Blois ot son
10 ambition fait fermenter une assemblée populaire ? décapiter Charles Ter et Louis XVI
ailleurs que dans ces places sinistres d'od Yon peut voir White-Hall et les Tuileries,
comme si leur échafaud servait de pendant & leur palais
encads
Toute
15 action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la méme dose de temps &
est aussi ridicule qu’encadrée dans |
tous les événements ! appliquer la méme mesure sur tout ![Gn rirait d'un cordonnier qui
voudrait mettre le méme soulier & tous les piedS\Croiser Tunité de temps a l'unité de
lieu comme les carreaux d'une cage, et y faire pédantesquement entrer, de p:
tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule a St grandes
20 — masses dans la réalité !
Disons mieux : tout cela mourra dans l'opération; et c'est ainsi qu:
ivent & leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est
‘mort dans la tragédie. Voila pourquoi, jg
25- Il suffirait enfin, pour démontra{qQGOMMRiEEMe 1a régle des feux unités, d'une dernigre
raison, prise dans les entrailles dellarty C'est I
ne sauratent saisir plu
point de vue du drame; or, par cela
30
reste, gardons-nous de confondre I'unité avec la
simplicité 3 en aucune fagon les actions
secondaires sur lesquelles doit s'appuyc 1 faut seulement que ces
parties, 1 tout, gravitent sans cesse vers l'action centrale et
35 aux différents étages ou plutét sur les divers plans du
drame ABunit@'ensemble est la loi de perspective du théatre.
1. Petite pitce d'entrée d'un édifice ou dune maison.
2. Aristote avait été le premier & fixer les regles de Ia tragédie antique que le théétre classique avait reprises & son
compte.
3. Neexclut pas.Texte 2:
En 1827, les 3000 vers d'un drame injouable, Cromwell, et surtout les déclarations vibrantes
de sa préface poussent Hugo a la téte des hommes du nouveau thédtre, qui n'a encore rien
produit, Comme Uécrivait le critique Albert Thibaudet, ce texte "eut l'importance d'un
‘manifeste tout simplement parce qu'on en attendait un et que Hugo Vattendait de Hugo..."
Monumentale, schématique, cette fameuse Préface module en effet les espérances de la
génération romantique de 1870 autour des lignes de force d'une idéologie.
‘Apres avoir tiré & boulets rouges sur les conventions de l'ancienne tragédie, 'auteur réclame
avec vigueur une scene et un genre élargis, qui rendraient compte a la fois, par le jew
combiné de la "couleur locale", de la poésie et de Uhistoire, de la "vérité" une et multiple de
Ta nature et de la nature humaine. Par la hauteur de ses ambitions et l'impact de ses formules
percutantes, la Préface de Cromwell allait ainsi passer d la postérité pour la profession de foi
des romantiques en matiére de thédtre.
lans le monde, dans l'histoire, dans
mais sous I
i s chronique:
surtout celle des mecurs et des caractéres, bien moins
5 léguée au doute et a la contradiction que les fait S, Testaure ce que les annalistes ont
i io quils ont dépouillé, Saaienss omissions et le
leurs lacunes par des imaginations qui aient la couleur du temps, ce quills ont
laissé pars, eablit Je jeu des fils de la providence sous les marionnettes humaines,
cout d'une forme poétique et naturelle & la fois, et luisdonne cette vie de vérité et
10 de saillie # qui enfante I'llusion, ce prestige de réalité qui passione le spectateur
Le théaitre est un point d’ optique. Tout ce q
Tart développe puissamment la nature; un drame od I'yétion marche a la conclusion
15 d'une allure ferme et facile, ;-un drame enfin od le
poéte remplisse pleinement
‘extérieur, par
liscours et leurs action:
le méme tableau!
20 On congoit que, pour une ceuvre de ce genre, si le p ir dans Tes choses (et
il le doit), ce n'est pas le beau, mais le caractéristiquesNomjgu'l convienne de faire,
de la couleur locale, c’est-a-dire d'ajouter se
i un ensemble du reste parfaitement faux et
naturellement, également, et, pour ainsi parler, les coins du drame, comme la
seve qui de Ia racine A la demitre feuille de larbr
leurs ur, Pi
1. Tei: reliefSynthése : une dramaturgie nouvelle
1. Cercles, clubs et cénacles
En dépit du fait qu'il exalte essentiellement les sentiments et les passions du Moi, le
romantisme stest d'abord manifesté comme un ensemble d'équipes, de cercles et de clubs
lt se rencontraient les figures principales de l'époque.
Ces sortes de salons littéraires jouérent un role important surtout jusqu’en 1830. Leur
histoire montre comment c'est en fonction de critéres politiques avant tout quills se sont
constitués sous la Restauration, regroupant d'un cété les "conservateurs" représentés par
Hugo et Vigny, auxquels s‘ajoutent en 1824 Lamartine, Nerval, Musset, Gautier, Balzac,
de Vautre les "libéraux" avec Stendhal et Sainte-Beuve.
Toutefois, en 1825, le glissement de Chateaubriand et de Hugo vers le libéralisme allait
favoriser le rapprochement entre les deux clans de plus en plus mobilisés contre l'ennemi
commun ; les "Anciens” de I'Académie et d'ailleurs. La création, en 1827 et sous la
direction de Hugo, du fameux Cénacle fut le signe d'un compromis enfin trouvé qui
durera jusqu’en 1830. Cest dans le célébre appartement de la rue Notre-Dame-des-
Champs que furent discutées les grandes theses du mouvement, que furent relus
passionnément Shakespeare, Scott, Byron, Goethe ou Schiller, que s'est défini enfin
esprit contestataire et novateur du romantisme.
Deux dates marquent ces trois années fiévreuses : 1827 avec la lecture par Hugo de la
Préface & son drame Cromwell, et 1830 avec la fameuse bataille d'Hernani. C'est en effet
autour de la question théatrale que se sont le plus clairement signifiés les fondements
théoriques et idéologiques de la nouvelle littérature.
2. La bataille du drame romantique
Le théatre classique, avec ses régles, ses contraintes techniques et ses bienséances morales
ou gestuelles, représentait aux yeux des jeunes romantiques un certain visage de I'euvre
littéraire quill fallait abattre. Refusant la structure de la tragédie comme forme d'un autre
ge, et sinspirant des libertés du théatre shakespearien, ils portérent contre elle de
virulentes attaques, dont Ia plus extrémiste fut celle de Stendhal dans son Racine et
Shakespeare (1823), allant jusqu'a proner le recours & un thédtre en prose, plus conforme
que le thédtre en vers au génie "moderne". Mais la plus célébre reste bien sir celle que
contient la volumineuse Préface de Cromwell de Hugo, dont trois concepts essentiels
définissent tout le sens de la dramaturgie contestataire : Totalité, Liberté et
Transfiguration.
- Totalité, Le drame se veut peinture totale de la réalité des choses, des étres et de
Thistoire. Puisque la nature nous apparait & la fois bonne et mauvaise, grotesque et
sublime, il exprimera synthétiquement cette double postulation. Il sera done en méme
temps tragédie et comédie, pas seulement mélodrame de convention mais bien
expression poétique maitrisée de 'Universelle Création. Sur le plan héroique, le don
César de Ruy Blas, grand d’Espagne mais bouffon encanaillé, ou le Lorenzo de Musset
seront le: incarnations les plus réussies de cette volonté de "mélange des tons et des
genres".Liberté. Littérature totale, le drame se déclare aussi ceuvre de liberté. Ce qui signifie
avant tout un renoncement au systtme classique des unités qui se voulaient fondées
sur la "vraisemblance". Au nom de cette méme vraisemblance, Hugo s‘en prit avec
force et humour aux contraintes du lieu unique et du temps "réducteur”, comme autant
dentraves a la plénitude de 'action dramatique. Ajoutons & cela le retour sur la scéne
des dagues et des épées, et nous comprendrons mieux le scandale que put susciter en
1830 une pice aussi « bariolée » qu’Hernani. Hugo pourtant, bien que décidé &
traquer la monotonie de I’alexandrin, ne renonga ni I& ni ailleurs & Pusage du vers et
de la rime. Si on excepte les fantaisistes productions de Mérimée dans son Thédtre
de Clara Gazul (1825), force est de constater que seuls Vigny dans Chatterton et
Musset dans Lorenzaccio offrirent les réussites de grands drames en prose « libérée »
comme le réclamait Stendhal.
Transfiguration. Derniére exigence enfin, le drame doit étre l'épanouissement en une
‘méme création de la Nature et du Moi. Dans et par l'ceuvre du dramaturge doit s‘opérer
une véritable transfiguration signifiante des choses. Puisqu'il n'y a plus "ni régles ni
modéles", le principe de création sera donc celui "choix" de I'écrivain, qui ira puiser
dans l'immensité de la Nature et de !'Histoire les détails et les faits qui, pétris par le
style et tous les pouvoirs de la poésie, la "révéleront" le mieux.10
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Extrait de la préface de 1832
Qu’avez-vous alléguer pour la peine de mort ?
Nous faisons cette question sérieusement : nous la faisons pour qu'on y réponde : nous
Ja faisons aux criminalistes, et non aux lettrés bavards. [.
Voyons, qu’ils donnent leurs raisons
Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D’abord, — parce
qu'il importe de retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déja nui et
qui pourrait lui nuire encore. - S'il ne s’agissait que de cela, la prison perpétuelle
suffirait. A quoi bon la mort ? Vous objectez qu’on peut s’échapper d’une prison ?
faites mieux votte ronde. Si vous ne croyez pas a la solidité des barreaux de fer,
comment osez-vous avoir des ménageries ?
Pas de bourreau oi le gedlier suffit.
Mais, reprend-on, ~ il faut que la société se venge, que la société punisse. ~ Ni l'un, ni
Trautre. Se venger est de lindividu, punir est de Dieu.
La société est entre deux. Le chatiment est au-dessus d’elle, la vengeance au-dessous.
Rien de si grand et de si petit ne lui sied. Elle ne doit pas « punir pour se venger » ; elle
doit corriger pour améliorer. Transformez de cette fagon la formule des criminalistes,
nous la comprenons et nous y adhérons.
Reste la troisitme et demniére raison, 1a théorie de I’exemple. — I faut faire des
exemples ! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui
seraient tentés de les imiter ! Voila bien a peu prés textuellement la phrase éternelle
dont tous les réquisitoires des cing cents parquets de France ne sont que des variations
plus ou moins sonores. Eh bien ! nous nions d’abord qu’il y ait exemple. Nous nions
que le spectacle des supplices produise l’effet qu’on en attend. Loin d’édifier le peuple,
il Je démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuves
abondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous
signalerons pourtant un fait entre mille, parce qu'il est le plus récent. Au moment od
nous écrivons, il n’a que dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. A
Saint-Pol, immédiatement aprés I’exécution d’un incendiaire nommé Louis Camus, une
troupe de masques est venue danser autour de I"échafaud encore fumant. Faites donc
des exemples ! le mardi gras vous rit au nez.
Que si, malgré lexpérience, vous tenez & votre théorie routinigre de l"exemple, alors
rendez-nous le seizitme sigcle, soyez vraiment formidables, rendez-nous la variété des
supplices, rendez-nous Farinacci, rendez-nous les tourmenteurs-jurés, rendez-nous le
gibet, Ia roue, le bacher, lestrapade, l’essorillement, I’écartelement, la fosse & enfouir
vif, la cuve a bouillir vif ; rendez-nous, dans tous les carrefours de Paris, comme une
boutique de plus ouverte parmi les autres, le hideux étal du bourreau, sans cesse garni
de chair fraiche. Rendez-nous Montfaucon, ses seize piliers de pierre, ses brutes assises,
ses caves 3 ossements, ses poutres, ses crocs, ses chaines, ses brochettes de squelettes,
son éminence de platre tachetée de corbeaux, ses potences succursales, et l'odeur du
cadavre que par le vent du nord-est il répand a larges bouffées sur tout le faubourg du
Temple. Rendez-nous dans sa permanence et dans sa puissance ce gigantesque appentis50
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du bourreau de Paris. A la bonne heure ! Voila de l’exemple en grand. Voila de la peine
de mort bien comprise. Voila un systme de supplices qui a quelque proportion. Voila
qui est horrible, mais qui est terrible.
Ou bien faites comme en Angleterre. En Angleterre, pays de commerce, on prend un
contrebandier sur la céte de Douvres, on le pend pour l’exemple, pour l'exemple on le
laisse accroché au gibet ; mais, comme les intempéries de I’air pourraient détériorer le
cadavre, on ’enveloppe soigneusement dune toile enduite de goudron, afin d’avoir ale
renouveler moins souvent. O terre d’économie ! goudronner les pendus !
Cela pourtant a encore quelque logique. C’est la fagon la plus humaine de comprendre
Ja théorie de I’exemple.
Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous
Egorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards
extérieurs ? En Gréve, en plein jour, passe encore ; mais a la barrigre Saint-Jacques !
mais 4 huit heures du matin ! Qui est-ce qui passe 1 7 Qui est-ce qui va 1a ? Qui est-ce
qui sait que vous tuez un homme li ? Qui est-ce qui se doute que vous faites un
exemple 1a? Un exemple pour qui ? Pour les arbres du boulevard, apparemment.
Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en tapinois ? Ne voyez-
vous done pas que vous vous cachez ? Que vous avez peur et honte de votre ceuvre ?
Que vous balbutiez ridiculement votre discite justitiam moniti ? Qu’au fond vous étes
ébranlés, interdits, inquiets, peu certains d’avoir raison, gagnés par le doute général,
coupant des tétes par routine et sans trop savoir ce que vous faites ? Ne sentez-vous pas.
au fond du cceur que vous avez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la
mission de sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires, accomplissaient avec
une conscience si tranquille ? La nuit, ne retournez-vous pas plus souvent qu’eux la téte
sur votre oreiller ? [...]
Vous quittez la Gréve pour la barriére Saint-Jacques, la foule pour la solitude, le jour
pour le crépuscule, Vous ne faites plus fermement ce que vous faites. Vous vous
cachez, vous dis-je !
Toutes les raisons pour la peine de mort, les voila donc démolies. Voila tous les
syllogismes de parquets mis a néant. Tous ces copeaux de réquisitoires, les. voila
balayés et réduits en cendres. Le moindre attouchement de la logique dissout tous les
‘mauvais raisonnements.
Prospero Farinacci (1554 - 1618) est un magistrat italien. Il est notamment connu pour
sa sévérité dans l'application des peines.
Discite justitiam moniti : apprenez.& connaitre la justiceTexte 2: XI
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Je suis revenu masseoir précipitamment sur ma paille, Ia tte dans les genoux. Puis
mon effroi denfant stest dissipé, et une étrange curiosité mia repris de continuer la
lecture de mon mur.
‘A c6té du nom de Papavoine j'ai arraché une énorme toile d'araignée, tout épaissie par
Ja poussire et tendue & angie de la muraille. Sous cette toile il y avait quatre ou cing
‘noms parfaitement lisibles, parmi d'autres dont il ne reste rien qu'une tache sur le mur.
—DAUTUN, 1815. — POULAIN, 1818. — JEAN MARTIN, 1821. — CASTAING,
1823. J'ai lu ces noms, et de lugubres souvenirs me sont venus: Dautun celui qui a
coupé son frére en quartiers, et qui allait la nuit dans Paris jetant la tte dans une
fontaine et le tronc dans un égout; Poulain, celui qui a assassiné sa femme; Jean
Martin, celui qui a tiré un coup de pistolet & son pére au moment od le vieillard
ouvrait une fenétre. Castaing, ce médecin qui a empoisonné son ami, et qui, le
soignant dans cette demigre maladie quiil lui avait faite, au lieu de reméde lui
redonnait du poison. et auprés de ceux-la, Papavoine, Ihorrible fou qui tuait les
enfants & coups de couteau sur la téte !
Voila, me disais-je, et un frisson de fivre me montait dans les reins, voila quels ont
646 avant moi les hotes de cette cellule. Cest ici, sur la méme dalle oi je suis, quils
ont pensé leurs dernitres pensées, ces hommes de meurtre et de sang ! c'est autour de
ce mur, dans ce carré étroit, que leurs demniers pas ont tourné comme ceux d'une béte
fauve. Ils se sont succédés & de courts intervalles; il parait que ce cachot ne désemplit
pas. Ils ont laissé la place chaude, et c'est & moi quills Font laissée. J'ai & mon tour les
rejoindre au cimetiére de Clamart, od Iherbe pousse si bien !
Je ne suis ni visionnaire, ni superstitieux. II est probable que ces idées me donnaient
un acets de fidvre; mais pendant que je révais ainsi, il m'a semblé tout @ coup que ces
noms fatals étaient écrits avec du feu sur le mur noir; un tintement de plus en plus
précipité a éclaté dans mes oreilles; une Iueur rousse a rempli mes yeux; et puis il m’a
aru que le cachot était plein dhommes, d’hommes étranges qui portaient leur téte
dans leur main gauche, et la portaient par la bouche, parce qu'il n'y avait pas de
chevelure. Tous me montraient le poing, excepté le parricide.
Jai fermé les yeux avec horreur, alors j'ai tout vu plus distinctement.
Réve, vision ou réalité, je serais devenu fou, si une impression brusque ne meat
réveillé & temps. Jétais prés de tomber & la renverse lorsque j'ai senti se trainer sur
mon pied nu un ventre froid et des pattes velues; c'était V'araignée que javais dérangée
et qui stenfuyait,
Cela m'a dépossédé. — O les épouvantables spectres ! — Non, c'était une fumée, une
imagination de mon cerveau vide et convulsif. Chim@re & la Macbeth ! Les morts sont
mors, ceux-Ia surtout. Ils sont bien cadenassés dans le sépulere. Ce n’est pas 1a une
prison dont on s‘évade. Comment se fait-il donc que j'aie eu peur ainsi ?
La porte du tombeau ne siouvre pas en dedans,10
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Texte 5: XXVI
Mest dix heures.
‘O ma pauvre petite fille ! encore six heures, et je serai mort! je serai quelque
chose d'immonde qui trainera sur la table froide des amphithéatres; une tte
quion moulera d'un c6té, un tronc qu'on disséquera de l'autre; puis de tout ce
qui restera, on en mettra plein une bigre, et le tout ira & Clamart. Voila ce
quils vont faire de ton pére, ces hommes dont aucun ne me hait, qui tous me
plaignent et tous pourraient me sauver. Ils vont me tuer. Comprends-tu cela,
Marie ? me tuer de sang-froid, en cérémonie, Pour le bien de la chose ! Ah !
grand Dieu !
Pauvre petite ! ton pére qui t'aimait tant, ton pre qui baisait ton petit cou
blanc et parfumé, qui passait la main sans cesse dans les boucles de tes
cheveux comme sur de la soie, qui prenait ton joli visage rond dans sa main,
qui te faisait sauter sur ses genoux, et le soir joignait tes deux petites mains
our prier Dieu !
Qui est-ce qui te fera tout cela maintenant ? Qui est-ce qui taimera ? Tous les
enfants de ton Age auront des péres, excepté toi. Comment te déshabitueras-
tu, mon enfant, du jour de I'an, des étrennes, des beaux joujoux, des bonbons
et des baisers Comment te déshabitueras-tu, malheureuse orpheline, de
boire et de manger ?
Oh ! si ces jurés Tavaient vue, au moins, ma jolie petite Marie ! ils auraient
compris qu'il ne faut pas tuer le pere d'un enfant de trois ans.
Et quand elle sera grande, si elle va jusque-Ia, que deviendra-telle ? Son pére
sera un des souvenirs du peuple de Paris. Elle rougira de moi et de mon nom;
elle sera méprisée, repoussée, vile & cause de moi, de moi qui I'aime de toutes
les tendresses de mon coeur. O ma petite Marie bien-aimée ! Est-il bien vrai
que tu auras honte et horreur de moi ? Misérable ! quel crime j'ai commis, et
quel crime je fais commettre & la société !
Oh ! estil bien vrai que je vais mourir avant la fin du jour ? Estil bien vrai
que cest moi ? Ce bruit sourd de cris que jfentends au dehors, ce flot de
peuple joyeux qui déja se hate sur les quais, ces gendarmes qui sapprétent
dans leurs casernes, ce prétre en robe noire, cet autre homme aux mains
rouges, c'est pour moi ! c'est moi qui vais mourir ! moi, le méme qui est ici,
qui vit, qui se meut, qui respire, qui est assis & cette table, laquelle ressemble
une autre table, et pourrait aussi bien étre ailleurs; moi, enfin, ce moi que je
touche et que je sens, et dont le vétement fait les plis que voila !
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Texte 3: XI
Tout A coup, & travers la réverie profonde od j'étais tombé, je vis la
ronde hurlante s'arréter et se taire. Puis tous les yeux se tournérent vers
la fenétre que jfoccupais. —Le condamné ! le condamné ! crirent-ils
tous en me montrant du doigt; et les explosions de joie redoublérent.
Je restai pétrifié
Fignore doit ils me connaissaient et comment ils m'avaient reconnu,
—Bonjour ! bonsoir ! me crigrent-ils avec leur ricanement atroce. Un
des plus jeunes, condamné aux galéres perpétuelles, face luisante et
plombée me regarda d'un air d’envie en disant: — Il est heureux ! il
sera rogné! Adieu, camarade !
Je ne puis dire ce qui se passait en moi. J'étais leur camarade en effet.
La Greve est sceur de Toulon. J’étais méme placé plus bas qu'eux: ils
me faisaient honneur. Je frissonnai
Oui, leur camarade I Et quelques jours plus tard, j'aurais pu aussi, moi,
@tre un spectacle pour eux.
Tétais demeuré a la fenétre, immobile, perclus, paralysé. Mais quand je
vis les cing cordons s‘avancer, se ruer vers moi avec des paroles d'une
infernale cordialité; quand jentendis le tumultueux fracas de leurs
chaines, de leurs clameurs, de leurs pas, au pied du mur, il me sembla
que cette nuée de démons escaladait ma misérable cellule; je poussai
un eri, je me jetai sur la porte d'une violence a la briser, mais pas
moyen de fuir. Les verrous étaient tirés en dehors. Je heurta, j'appelai
avec rage. Puis il me sembla entendre de plus prés encore les
effrayantes voix des forgats. Je crus voir leurs tétes hideuses paraitre
) Nicaragua (1979)
Colombie (1910) Panama
Equateur (1906) Paraguay (1992)
Honduras (1956) Uruguay (1907)
Mexique (2005) Venezuela (1863)
Pays abolitionnistes pour les crimes de droit commun
Argentine (1984) Chili (2003)
(1997) Pérou (1979)
Brésil (1979) Salvador (1983)
Europe
Pays non abolitionniste
Biglorussie
Pays abolitionnistes
Bosnie-Herzégovine (1997/2001) _ Norvage (1905/1979)
Croatie (1990) Serbie (2002)
Hongrie (1990) Suisse (1942/1992)
Islande (1928) Turquie (2002/2004)
Liechtenstein (1987) Ukraine (1999)
‘Moldavie (1995) Union européenne (détails page
‘Monténégro (2006) ci-contre)
1L Les dates entre parenthéses indiquent a date de abolition, Dans le cas de
deux dates, la premiére est celle de 'abolition pour les crimes de droit commun; la
seconde la date d'abolition definitive pour tous les crimes.
2. Le Panama n'a jamais appliqué la peine de mort.4 execnion
Jiavais écrit ce livre, ot se mélent récit d’un drame
judiciaire et réflexions sur la justice et le métier d’avo-
cat, aprés 'exécution de Claude Buffer et Roger
Bontems, en novembre 1972, & Paris, dans la cour de la
prison de la Santé. Tous deux avaient été condamnés a
mort par la Cour d'assises de Troyes pour avoir pris en
orage et égorgé, & la Centrale de Clairvaux, une infir-
mitre et un gardien, Leur grace avait été refusée par le
Président Pompidou.
Depuis lors, la guillotine a été reléguée dans les caves
d'un musée, et la peine de mort a disparu de nos lois.
Mais elle sévit encore dans d’autres pays, notamment
aux Etats-Unis. Et la tentation dy revenir n'a pas
disparu de tous les esprits. Certe justice qui tuait, la
voici & oeuvre dans ce livre. Il n’est pas inutile que de
nouvelles générations, plus heureuses & cet égard que
la néwee, la connaissent.
RB.
“Robert Reashirle
B Je m’interroge 4 nouveau — A quoi sert un
avocat ? A quoi ai-je servi ? Ce n’est pas seule-
ment la fatigue ni ’angoisse, ni méme la mort
donnée sous le dais, qui rendent plus lanci-
nante cette question. Simplement je ne peux
plus lesquiver. Je suis arrivé au terme de la
course. Mon maitre avait raison. « Un jour, tu
iras jusqu’au bout. Tu ne I'auras pas prévu, tu
te seras battu, tu auras perdu. Et quand ce sera
fini, alors tu seras devenu un avocat. » J'avais
vingt-deux ou vingt-cing ans. J’étais plein d’ar-
deur et de raisonnements. Je m’étonnais de le
voir céder au mythe de I'initiation par le sang.
Tous les avocats ne vont pas jusqu’a la guillo-
tine, les condamnations & mort sont rares, les
exécutions plus encore. Qu’était ce préjugé sin-
gulier qui reconnaissait comme avocats ceux-
Ja seuls qui avaient vu tuer leurs clients, au lieu
de les voir s'engloutir dans la nuit des prisons.
Je dénongais cette conception de la défense od
seuls devenaient membres de la confrérie les
avocats que leur destin judiciaire avait menés
devant la guillotine ou le poteau d’exécution.
Je m’emportais jusqu’a dire & mon maitre qu'il
y avait 1A chez lui des sentiments fascistes, &
Yinstar de ce général franquiste qui criait
a Yuniversité de Salamanque : «Viva la
Muerte ! » Mon maitre aimait les indignations.
Quand javais bien fulminé il me répondait :
« Tuas peut-étre raison. Nous sommes tous un
peu fascistes, un peu sadiques, ou tout ce que
3Btu voudras. Mais tu verras, tu comprendras. La
mort du condamné, c'est I'injustice a l'état
brut, la seule, celle qui te a ’avocat sa raison
detre, parce quielle est définitive, parce quil
ne peut plus rien, parce qu'il ne pourra jamais
plus rien pour celui qu'il défendait. C’est le
mur, le mur lisse. Une fois que tu auras ren-
contré, que tu auras éprouvé que le chemin
sarréte 12, alors tu te poseras les vraies ques-
tions. Et tu seras devenu un avocat. » Il sou-
riait sous ses lourdes paupiéres. « Enfin, peut-
étre... »
Le Guillotine, eau-forve
anonyme, origine anglaise,
Bibliotheque nationale, Paris
(0,108 x 0,67).
Cc
«La défense, mon petit, c'est une totalité, je
veux dire qu'elle tengage totalement. La
défense ga ne s'exerce pas du bout des lévres,
comme une bourgeoise parle a un pauvre, en
Yappelant “mon ami”, parce que cest le jour
de Paques a la porte de la cathédrale et qu'il y
a des voisins qui vous regardent. La défense,
c'est ne jamais céder un pouce de terrain a l’'ad.
versaire, ne jamais rien tenir pour acquis A
Yaccusation, c'est refuser méme dadmettre
Tévidence. Parce que d’évidence pour un avo-
cat, il ne peut y en avoir qu'une. C'est que per-
sonne jamais n'est coupable, de rien, méme
pas du crime qui vient d’étre commis, avec le
cadavre encore chaud, et le revolver dans la
main du meurtrier. Méme s'il avoue, ton bon-
homme, méme s'il veut qu’on le condamne,
Pour toi, avocat, il n'est pas coupable. Cest un
homme qui en a tué un autre. Voila tout. Cest
un fait acquis. Et puis aprés? Bien des
hommes en ont tué d'autres. Et on ne les juge
pas coupables. On les appelle des héros, ou
des fous, ou on dit quiils sont en état de légi-
time défense. Moi, par exemple, j’en ai tué
quelques-uns & la guerre. » fr.e7 i
Et puis, au milieu d'une
anecdote, il revint A son Propos. Et la voix &
nouveau s‘assourdit : « Si pour toi, il n'y a pas
de coupables, si pour toi ce ne sont que des
imbéciles, ou des pauvres types, ou méme des
salauds, mais pas des coupables, jamais des
coupables, alors tu es un avocat, Ils auront
volé peut-étre, ou méme tué, mais pour toi l’es-
sentiel n'est pas la. Tu défends un homme qui
a tué ou volé parce que c'est un homme
dabord, ou encore,~ ~~ ~
ay.D
Je ne pouvais plus supporter ce bureau, ces
présences. Je regagnai le couloir. L’auménier
de la Santé était assis sur une banquette, en
complet gris foncé, A col rond. Je pris place
ses cétés. Il me demanda : « C’est votre pre-
miére exécution ? » J'acquiescai. C’était aussi
son cas. Thierry Lévy était debout, non loin. Je
le voyais de profil. Il portait son propre
masque, tout blanc, Un monsieur couperosé
passa, le chapeau sur la téte, suivi du direc-
teur. Il avait l’air mécontent. C’était le bour-
reau. J'entendis : « Il faut y aller, il est temps. »
Javais tres chaud, dans ce corridor. J’enlevai
mon pardessus, allai le poser dans le bureau
du directeur. Tout le monde en sortait, en
désordre. Je me hatai de rejoindre le groupe,
qui marchait A pas pressés. Je retrouvai Phi-
lippe, me placai prés de lui. Nous franchimes
la premiére porte, entrames dans la rotonde.
Je cherchai des yeux le surveillant-chef. I
n‘était pas la, La marche s’accéléra encore. Les
gardiens ouvraient les grilles trés vite, nous
avancions a grands pas, nous courions presque
dans le couloir. C’était grotesque et sinistre a
la fois. Le cortége s'immobilisa. Nous étions
LEXECUTION 225
arrivés devant la cellule de Bontems. Un gar-
dien faisait jouer le verrou A toute force. La
porte s‘ouvrit tout grand, la lumiére jaillit.
Bontems sauta du lit, torse nu. Il retenait son
calecon d'une main, ses yeux clignotaient. Je
Je vis sourire et jfentendis : « Alors c'est oui ou
cest non?» Déja le procureur de la Répu-
blique était dans la cellule. Il disait la phrase
rituelle, du moins je le crois, car dans la confu-
sion, il ressortait tandis que nous entrions PI
lippe et moi dans la cellule, avec des gardiens.
Alors se passa une chose extraordinaire. Phi-
lippe prit Bontems par le cou et lui parla. Ce
n’était pas un discours, mais une incantation
verbale od, sans cesse, revenait le mot courage.
« Tu es bien, tu es formidable, tu as du coura-
ge. » Je ne sais pas si Bontems comprenait tout
ce que Philippe lui disait, A phrases décousues.
Mais elles entraient en lui, le protégeaient,
écartant la réalité. Seule importait la voix ami-
cale, les mots familiers, cette tendresse secréte
qui faisait irruption, dans cette cellule, et ber-
gait Bontems au moment de mourir. Ce que
Philippe accomplit en cet instant dépassa tout
ce qu'un avocat peut espérer jamais atteindre
au service de la défense. Il interdit 4 l'horreur
dentrer, il ferma Bontems a la peur, a I'an-
goisse, le protégea contre tant d’ignominie,
comme une mére son petit, Et Bontems,
magnétisé par cette tendresse, cette force que
Philippe déversait en lui, continuait de sourire,
vs.EXECUTION
I avait mis ses lunettes, il enfilait sa chemise.
Il voulait se rouler une cigarette, ne trouvait
plus le tabac. Nous nous fouillions. Un gar-
dien, vite, lui en tendit une déja allumée. Main-
tenant, il était maitre de lui, et, parce qu'il
allait mourir, de nous aussi qui 'entourions. II
dit : « Bon, eh bien! je vais faire un brin de
toilette. » Nous le vimes se passer de Yeau sur
le visage, se peigner, pisser. Et, rajustant son
pantalon, face a la porte entrouverte, il lanca a
la cantonade : « Alors, tu bandes ! » a l'adresse
de Tavocat général. Ce fut son seul mot de
révolte ou de vengeance. Déja, il s‘inquiétait
auprés de Philippe : « Maitre, je n’ai pas écrit
de lettre & mes parents. » Il avait donc toujours
cru en la grace. Nous l'avions trop bien
convaincu. I pourrait écrire a la rotonde. Le
gardien-chef, celui qui avait donné la cigarette,
nous fit signe. Il était temps de quitter la cel-
lule. Avant de sortir, Bontems remit a Philippe
ses photos, des papiers, Puis il nous regarda et
dit : «Eh bien, allons-y ! » Nous repartimes, &
travers les couloirs, les grilles ouvertes. Des
gardiens ouvraient la voie, Bontems derrigre
eux, Philippe le bras autour de ses épaules, lui
parlant toujours & voix basse. A la Rotonde, il
y avait déja du papier, un stylo, des enve-
loppes, tout préts sur la table. Bontems s'assit.
U hésitait, la pointe levée. Le juge d’instruction
Pparut 4 ce moment, demanda a Bontems
conformément & la loi s'il avait des déclara-
EXECUTION
tions a faire. Il n’en avait aucune. Le juge s’en
fut. Bontems se mit a écrire. Nous étions
debout derriére lui, Il écrivait difficilement. Ce
fut bref. I devait sentir autour de lui cette hate
den finir, ou bien il ne voulait pas laisser la
pensée de ses parents monter en lui, A cet ins-
tant. Philippe avait toujours sa main sur son
épaule. Bontems se leva, lui remit la lettre.
Nous reprimes notre marche jusqu’a la pro-
chaine station.
Dans une sorte de bas-cété, l'aum6nier avait
dressé Y'autel. Le Christ tendait ses bras vers
les grilles. Deux gardiens s’étaient placés cha-
cun d'un cété du bureau recouvert du linge
sacré, un peu en retrait, étrange présence en
cet instant. L’auménier attendait Bontems. 1
le mena dans le fond, derriére Yautel. Nous
nous arrétéames. Bontems était tout proche du
prétre. Il se confessait sans doute. A présent le
prétre lui parlait. Tout était silencieux. Je me
retournai. Il y avait la des gardiens, des poli-
ciers, des gendarmes et le bourreau qui avait
gardé son chapeau sur la téte. Le conseiller
aussi dont les lévres remuaient et qui disait
sans doute la priére des agonisants. Et puis
d'autres encore. Je les regardai. Tous, et sans
doute moi aussi, montraient une sorte de ric-
tus. La lumiére électrique durcissait encore
leurs traits. Is avaient tous, a cet instant, des
gueules d’assassins. Seuls le prétre et Bontems,
qui recevait l'absolution, avaient encore des228 LEXECUTION
visages d’hommes. Le crime avait, physique-
ment, changé de camp.
Bontems revint vers nous. Nous reprimes
encore une fois notre marche. Devant la porte
vitrée, celle qui ouvrait sur la cour, une chaise
était posée. Devant elle, nous nous arrétames.
Le gardien-chef, qui avait donné la cigarette,
s'approcha, une bouteille a la main. C’était du
cognac, Bontems accepta, vida le gobelet d'un
seul trait. « Il est bon », remarqua-t-il. Le sur-
veillant dit « Oui » en regardant la bouteille. Et
puis, a partir de cet instant, tout alla tres vite.
Le bourreau s‘approcha. Bontems lui apparte-
nait totalement enfin. Les aides, en bleu de
chauffe, entourérent Bontems, Il fut assis sur
Ja chaise, ligoté, redressé, on tirait sur Jes liens
A coups secs. Philippe lui parlait, il hochait la
téte. Il fut empoigné. Philippe Yétreignit, je
Yembrassai a mon tour. Déja on l'entrainait. Je
tendis la main vers lui, vers cette épaule nue,
mais il était happé, emporté. La porte s‘ouvrit.
Philippe laissa échapper une plainte, la seule.
Je me détournai. Nous entendimes le claque-
ment sec de la lame sur le butoir. C’était fini,
Le cortége de Buffet approchait. Nous
nfavions pas de raison de le rejoindre. Nous
regagnames l’antichambre du directeur. Phi-
lippe appuyait sa téte sur le mur. Toutes ses
forces, il les avait données a Bontems. Mainte-
nant, il n’en pouvait plus. Il était le coureur
éouisé qui s'effondre, aprés l’'arrivée. Je m’assis
EXECUTION 229
encore une fois a ses cétés. Il était plus prés de
moi qu'il ne avait jamais été. Nous étions
deux vaincus sur le méme banc. Mais je savais
maintenant, & quoi sert, méme vaincu, un avo-
cat. J‘entendis 4 nouveau, une deuxigme fois,
le méme claquement sec, dans la cour, Buffet
était mort, aprés son camarade.
Ses avocats nous rejoignirent. Nous atten-
dimes un instant. Rien ne pressait plus. Autour
de nous, c’était la débandade. Chacun partait de
son.cété, ala hate. J’entendis]e bruit d'un moteur
dans la cour, les grandes portes qui tournaient
dans leurs gonds. Nous n’avions plus rien a faire
1a, Je traversai la cour. Autour de la guillotine, un
aide aspergeait le pavé. Le dais Pesait de tout son.
poids noir. Nous sortimes. Aprés la cour étouffée
par le dais, la rue me parut grouillante d’agita-
tion. Des journalistes, des photographes avaient
franchi le barrage de police. Us couraient vers la
porte, sur la chaussée, sur le trottoir. La voiture
le Philippe était 4 quelques metres. Devant elle,
jétreignis Philippe de toutes mes forces. Puis je
men allai seul, le long de la rue de la Santé. Un
journaliste m’arréta, me demanda comment cela
s‘€tait passé. L’absurdité de tout commentaire et
Ia lassitude m’envahirent. Je regardai un instant
ce jeune homme qui attendait, le carnet ouvert,
Yair inquiet. Je hochai négativement la téte et
repris ma marche. Je pensai qu'il faisait tres
froid.
De Yautre cété du boulevard Arago, japercus
at.230 LEXECUTION
ma femme qui venait vers moi. Je lui ai sdre-
ment souri. Nous avons échangé quelques
mots. Nous sommes partis aussitét. Ma femme
conduisait doucement. Les rues étaient vides,
comme moi. Jessuyai la glace de mon gant. II
ry avait plus rien a faire, a dire. Cétait fini,
voila tout, fini l’affaire Bontems.
«Mes chers fréres en patrie, ill m'est mort tant de
patients entre les mains que je puis me vanter d’étre un
des hommes les plus experts sur les moyens de partir de
ce monde [...]
la ravissante machine que vous voyez [...]-
Sous l'estrade est un jeu de serinette monté pour des airs
fort joyeux, comme celui-ci : Ma commére quand je danse
Adieu donc dame francaise ; ou bien celui-
Sees classes eae ieee ocantion
lacera entre les deux colonnes, on
le sur ce stylobate sous le prétexte
quill entendra beaucoup mieux les sons ravissants que
rendra le jeu de serinett la téte sera si subtilement
tranchée qu’elle-méme, encore longtemps aprés avoir été
séparée, doutera qu'elle le soit. Il faudra pour I'en
convaincre les applaudissements dont retentira nécessaire-
ment la place publique. »
& inventer, avec mon ~
est censée annuler la
xpression de Michel
«