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Mondes invisibles
CONTRIBUTEURS : TEXTE INÉDIT DE
SIR ARTHUR CONAN DOYLE
Patrizia D’Andrea Florence Fix
Mondes
Nicolas Aude Frank Greiner Le détective de l’avenir
Gérard Audinet Françoise Hardy
Anne-Marie Baron Jean-Marc Hovasse TEXTES DE :
Philippe Baudouin Mireille Huchon
Olivier Belin Anne Jeanson Jean Le Rond D’Alembert
Christine Bergé Damien Karbovnik Honoré de Balzac
invisibles
Léo Bernard Piero Latino Eugène Bareste
Jean-Pierre Brach Jean-Pierre Laurant Jeremy Bentham
Cécile Brochard Caroline Legrand Dom Calmet
Flavia Buzetta Stella Louis Alfred de Caston
Stéphanie Champeau Anne-Claire Marpeau Adolphe Desbarrolles
Philippe Charlier Bertrand Méheust Denis Diderot
Elsa Courant Sophie Mentzel Camille Flammarion
Laure Darcq Agnès Parmentier Allan Kardec
Catherine Douzou Émilie Pézard Franz-Anton Mesmer
Henri Dujardin Esther Pinon Joséphin Péladan
Nicole Edelman Joaquín Ruiz Zubizarreta Edgar Allan Poe
Renaud Évrard Marie-Agathe Tilliette
Tom Fischer Hélène Védrine 30 ILLUSTRATIONS
L’Herne
33 € –– www.lherne.com
33,00€ www.lherne.com
142
L’Herne
La couverture de cet ouvrage bénéficie d'un dispositif en réalité augmentée conçu et réalisé par Donald Abad
(www.donaldabad.com) et animé par Rui Lu. Avec la participation du modèle Maulde Chanteau.
Afin de visionner cette création, nous vous invitons à télécharger l'application Artivive grâce au QR code ci-dessous et
à scanner la couverture du livre.
276 Contributeurs
« Nous contemplons l’obscur,
l’inconnu, l’invisible1 »
Sylvain Ledda
Au seuil d’Aurélia, Gérard de Nerval décrit le entre le temps, l’espace et la mort, Nerval choisit
frisson qui parcourt celui qui s’apprête à franchir sciemment de se tourner vers une tradition
« les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent hermétique : le paganisme d’Apulée, le christia-
du monde invisible2. » Pour le poète, l’accès à ce nisme de Dante, l’illuminisme de Swedenborg,
monde implique une traversée, qui ressemble à tous trois choisis comme guides vers l’invisible ;
s’y méprendre à une expérience de mort immi- mais aussi vers Pan, Isis et la Vierge, autant de
nente : un « souterrain vague qui s’éclaire peu à jalons mystiques au cœur de la nuit que Nerval
peu », qui conduit à une « clarté nouvelle ». Cet s’apprête à pénétrer pour toujours.
état transitoire, qui partage la veille du rêve, recèle Un an après Aurélia paraissent Les Contem-
bien des prodiges – à condition que la conscience plations de Hugo, autre œuvre qui dialogue avec
s’abandonne, étape essentielle vers le narthex les mondes invisibles, et avec ceux qui ont eu
des songes. Or Nerval inscrit son expérience accès à ses secrets arcanes : Virgile, saint Jean de
inouïe dans le sillage de celle de trois penseurs, Patmos, Orphée, Dante encore. Certes la dimen-
Apulée, Dante et Swedenborg3, dont la tradi- sion autobiographique du recueil est fondamen-
tion rapporte qu’ils ont, eux aussi, franchi les tale ; certes le génie du poète se révèle à chaque
portes qui conduisent aux mondes invisibles. À vers ; mais l’œuvre est également un bréviaire de
travers ces figures tutélaires, Nerval suggère que mysticisme, qui tire son hypnagogie de sa faculté
seules les orientations spiritualistes permettent de à dévoiler les mondes obscurs, en particulier ceux
décrire ces espaces où le savoir se mesure à l’aune des défunts. À part égale, dans ce sommet de
d’une énigme irrésolue. Car les mondes invisibles la poésie, Hugo convoque incessamment deux
se laissent d’autant moins atteindre qu’ils sont, termes : Mystère et Mort5.
comme le précise Nerval, « à l’image de la mort4 ». Si la pensée occidentale contemporaine
Outre sa profondeur poétique et spirituelle, s’est construite sur le double héritage du cartésia-
Aurélia offre un magistral exemple de contre- nisme et des Lumières, elle n’a jamais abandonné
culture, ou plutôt de culture à contre-courant, et la culture de l’irrationnel, qu’elle soit issue de la
le syncrétisme de Nerval, une réponse au rationa- pensée ancienne, renaissante ou moderne, qu’elle
lisme et au positivisme triomphants. Contempo- soit française ou étrangère. À cet égard, que les
raine ou presque de la publication du Catéchisme termes « ésotérisme » et « occultisme » voient
positiviste d’Auguste Comte, l’écriture d’Aurélia successivement le jour en 1828 et en 18426
offre un remarquable repoussoir à la culture illustre la nécessité, peut-être, de légitimer un
dominante, et pour qui s’intéresse à la biblio- savoir en le nommant précisément. Si les sciences
thèque des penseurs et des créateurs, un précieux occultes existent depuis longtemps, si la réflexion
indicateur. À l’heure où les progrès de la tech- ésotérique n’est pas née au siècle de Hugo, c’est
nique et de la médecine modifient les paradigmes dans un contexte de redéfinition du religieux et
9
du sacré que les termes formalisent un rapport à Du xviiie siècle à aujourd’hui, l’évolution de
la culture. l’usage de l’ésotérisme et de l’occultisme suggère
Alors que les idées des Lumières se qu’il faut séparer le bon grain de l’ivraie : « récu-
répandent en Europe et que le cartésianisme pérés » par des courants politiques très divers, ces
connaît ses premières applications scientifiques domaines du savoir sont parfois convoqués à des
et philosophiques, s’épanouissent des courants fins idéologiques dangereuses, ou à tout le moins
de pensée, naissent des sociétés secrètes, se déve- douteuses.
loppent des théories jugées irrationnelles. Bien L’érudition ésotérique ou occulte, assumée
que L’Encyclopédie se dresse contre les supersti- ou tue, accompagne depuis trois siècles les
tions, l’intérêt pour la magie se transmet et se progrès scientifiques, nouant avec eux des liens
renouvelle à la veille de la Révolution, favorisé complexes et complémentaires, parfois ambi-
par la diffusion du livre et de la presse. Des valents. Certains des plus illustres inventeurs,
savoirs anciens, tel que l’alchimie, l’astrologie, aujourd’hui adoubés pour leur apport au progrès
ou l’algorithmie continuent de produire de de l’humanité, possédèrent une autre culture,
nombreux essais d’érudition ou de vulgarisation. furent des initiés, se passionnèrent pour des
Certaines figures entretiennent la légende et domaines qu’on classe aujourd’hui parmi les
favorisent la création d’un imaginaire pérenne : sciences occultes. La taxinomie de ces savoirs est
Nicolas Flamel – J.-K. Rowling le mentionne en somme relative selon les périodes. Exemple
dans son cycle romanesque –, devient l’une des parmi d’autres, celui de Johannes Kepler, décou-
figures emblématiques du « vieux Paris » qui vreur du mouvement elliptique des planètes
disparaît. Sur un autre plan, le comte de Saint- que Newton approfondira, qui était persuadé
Germain, dont on dit qu’il a percé le secret de qu’un jour l’astrologie deviendrait une science
la vie éternelle, s’installe durablement dans la aussi sérieuse que les mathématiques10 ; ses trois
culture : Nerval lui consacre un ouvrage, hélas ouvrages sur la question, ses calculs et l’établis-
inachevé ; il réapparaît dans la première moitié sement d’horoscope (il prédit l’assassinat de
du xxe siècle à la faveur de la notoriété du pseudo Wallenstein en 1634), témoignent d’un ouvroir
Fulcanelli7. potentiel de culture de l’invisible aux côtés des
Ces « phénomènes » sont loin de se limiter à progrès majeurs.
la période postrévolutionnaire. En 1960, quand Certes l’histoire des sciences a imposé
paraît Le Matin des magiciens et que sont diffu- l’image des Lumières triomphantes, mais la
sées les théories du « réalisme fantastique8 », la réalité du bagage des penseurs est tout autre.
conception téléologique induite par le progrès Le sous-titre du Discours de la méthode, « pour
scientifique est bousculée. L’ouvrage de Pauwels bien conduire sa raison et chercher la vérité dans
et Bergier fait polémique car les auteurs asso- la science », suggère que chaque individu porte
cient science-fiction, science, histoire, alchimie, en lui la capacité d’accéder à la Vérité par la
occultisme et ésotérisme en vaste creuset destiné raison ; certes en tant que « substance pensante »,
à faire trembler les lignes de l’histoire de la l’homme peut s’appuyer sur le raisonnement
pensée. Tout à la fois « recomposition du reli- pour accéder à la connaissance des phénomènes
gieux caractéristique des années d’après-guerre9 » concrets et abstraits. Mais comment ne pas
et manifestation d’une contre-culture qui n’en prendre en compte l’intérêt de Descartes pour
finit pas de se réinventer, Le Matin des magiciens l’alchimie et ses traditions, à un âge où chimie
est un révélateur, au sens chimique du terme : le et alchimie n’étaient pas clairement distinctes11 ?
besoin de trouver des réponses du côté de l’invi- L’influence du rosicrucianisme sur la pensée
sible, de l’irrationnel, de l’impensable ; l’envie de Descartes fait encore débat12. La partition
de recomposer une histoire de la pensée qui entre les domaines que s’approprie la science du
ne serait pas soumise à l’hégémonie scientiste. visible et ceux des mondes invisibles n’est pas si
10
nette. Dans l’ombre des lumières se perpétuent la création s’emparent de ces phénomènes qui,
ou se réinventent d’autres modes d’accès à la par leur dimension sensationnelle voire specta-
connaissance. culaire, attirent un public souvent passionné,
L’empire de la raison et le primat de la parfois incrédule, toujours curieux.
science n’ont ni engourdi ni éliminé la curiosité Ces sujets se répandent dans toute la société
pour les savoirs cachés, pour tout ce qui relève du révolutionnée, irriguant un nouvel imaginaire
mystère. Dans ses Études philosophiques, Balzac littéraire et artistique, où ils sont finalement
résume en une formule saillante cette nécessaire bien accueillis et vite assimilés. La curiosité du
rencontre chez l’homme de science entre le visible romantisme pour le surnaturel, l’irrationnel et
et l’invisible : le fantastique (en quoi Georges Gusdorf voyait
une réponse aux Lumières14), s’inscrit dans un
Ces hommes ont compris la nécessité de vaste mouvement qui débute dans la seconde
considérer les corps, non seulement dans leurs moitié du xviiie siècle, perdure et se renouvelle
propriétés mathématiques, mais encore dans jusqu’à nous. Ce qu’on a appelé le « romantisme
leur ensemble dans leurs affinités occultes. Le noir » désigne avant tout la curiosité pour les
plus grand d’entre vous a deviné, sur la fin de ses mondes invisibles, au premier rang desquels le
jours, que tout était cause et effet, réciproque- domaine de la mort. Expliquée par la médecine
ment que les mondes visibles étaient coordonnés et en particulier par les avancées de la médecine
entre eux et soumis à des mondes invisibles13. légale, l’énigme de la mort trouve de nouvelles
réponses avec le spiritisme. Le xixe siècle inau-
À la veille de la Révolution se produit un gure la vogue des médiums, somnambules,
remarquable phénomène de collision qui boule- devins, aruspices, oracles, visionnaires, hommes
verse toute l’Europe : la science constate que des et femmes qui prétendent pouvoir communiquer
fluides invisibles relient les hommes entre eux avec l’au-delà, fondant une fascinante généa-
et les unit à l’univers. Ce progrès entrouvre de logie, d’Alexis Didier à Nicole Dron. Au début
nouvelles portes sur l’invisible. Les courants de des années 1850, l’Europe s’enfièvre pour les
pensée vitalistes, qui s’intéressent à l’origine de pratiques spirites, nées outre Atlantique, considé-
la circulation de l’énergie vitale, formulent des rées par les uns comme une vaste charlatanerie
théories relatives au souffle qui anime la vie. Le et par les autres comme l’une des plus grandes
magnétisme animal, qui connaît un formidable avancées de tous les temps. Certaines reconfi-
engouement dès la fin du xviiie siècle sous l’im- gurations des rapports entre science et religion
pulsion des travaux de Franz Mesmer, fera florès au xixe siècle se font jour à travers le spiritisme.
durant tout le xixe siècle, en se développant Sous l’influence du très actif Allan Kardec, ses
sous des formes aussi variées que le « psycho- implications grandissent et ses enjeux politiques
fluidisme » ou « l’imaginationisme », voire en s’affirment, de même que ses conséquences sur la
s’incarnant dans des figures aussi passionnantes création littéraire. En exil à Jersey, Hugo est initié
que le medium Alexis Didier ou le personnage par Delphine de Girardin ; d’abord sceptique, il
de Joseph Balsamo, alias Cagliostro. Le cas de parle ensuite aux grands défunts, instaurant un
Mesmer est passionnant car paradoxal : alors qu’il échange inédit avec Dante, Shakespeare, Balzac
rêvait d’établir les bases d’une théorie scientifique ou Goethe. Or les avancées de la science servent
solide, le médecin allemand est devenu l’incar- aussi les pratiques spirites car les tables n’ont
nation des dérives de la science, notamment à pas le monopole de la parole d’outre-tombe.
cause des modes de diffusion de ses trouvailles. Les progrès techniques de la photographie
Pratiques de cabinet ou agréments de salon, des permettent d’inviter les fantômes sur les clichés.
expériences sur le corps révèlent la force invisible Certes la vogue du « dernier portrait » témoigne
que chaque homme posséderait. La vie sociale et d’une curiosité pour le mystère du trépas15 ;
11
mais les photographies d’ectoplasmes fascinent commune et ne se définit plus nécessairement
également dans l’ordre du prodige. Quant aux dans son rapport au secret et à l’initiation.
premières machines d’enregistrement, elles sont Pionnières dans la recherche sur les mondes
utilisées pour faire entendre la voix des morts16. invisibles, les études historiques et anthropolo-
Aujourd’hui, certains défunts communiqueraient giques ont donc permis de replacer ces domaines
grâce à internet. dans le champ de l’histoire des mentalités et, plus
récemment, de l’histoire culturelle. Des essais
Qu’en est-il des études sur l’histoire et fondateurs portant sur les arts, la littérature et
la culture de ces domaines de la pensée ? La l’occultisme ont permis de prendre en compte
France a tardé à les inscrire à ses programmes toute la culture des créateurs. Dans son ouvrage
de recherche : seule une chaire d’histoire des déjà ancien, La Littérature et l’occultisme (1948),
religions à l’École Pratique des Hautes Études, Denis Saurat proposait une analyse des auteurs
créée en 1964, est aujourd’hui officiellement ayant manifesté leur dilection pour les mondes
consacrée à ces objets17. Les pays anglo-saxons, invisibles, soit qu’ils les aient mis en scène dans
au contraire, ont intégré de longue date des leur fiction, soit qu’ils aient été eux-mêmes prati-
programmes d’analyse de ces phénomènes18. ciens. Après lui, Alexandre Viatte ou Jean Richer,
Paradoxe éclairant, la tradition hermétique, parfois méjugés par l’institution, ont tenté de
l’étude de l’ésotérisme, la compréhension de mettre au jour d’autres modes d’investigation
l’impact des sciences occultes font toujours des textes littéraires. Des études ponctuelles
l’objet d’une forme de suspicion, voire de ont démontré de longue date le lien étroit que
condescendance au sein de l’université fran- certains auteurs ont entretenu avec les domaines
çaise. Ce constat de défiance est particulière- de l’occulte, en amont et en aval de la période
ment vrai pour le domaine de la littérature et du décadentisme, qu’on associe généralement à
des arts. En témoignent les difficultés que les un retour en force de ces sujets. Aujourd’hui, la
bibliothèques universitaires rencontrent face à culture magique, occulte ou ésotérique est prise en
la place qu’il faut réserver aux sciences occultes compte pour comprendre le cheminement intel-
et à l’ésotérisme. lectuel des penseurs et des créateurs et plus géné-
Pour autant, les chercheurs n’ont jamais ralement des groupes de pensée. En témoigne,
renoncé à explorer ces territoires de manière par exemple, le regain d’intérêt pour les sorcières,
sérieuse, en employant des outils épistémolo- dont se réclament certaines mouvances du fémi-
giques fiables : travail d’archive, collecte d’une nisme contemporain. Par le biais de la magie
documentation bibliographique érudite, prise féminine s’affirme ainsi une véritable contre-
en compte de la bibliothèque des auteurs et des culture. Sociologie, histoire des sciences ou des
penseurs. Mais ce sont les études historiques et idées, littérature se tournent à nouveau vers ces
anthropologiques récentes qui se sont penchées domaines riches d’enseignements, indispensables
avec plus d’acuité sur ces phénomènes, sur ces à la connaissance réelle des oscillations de l’his-
résurgences de croyance en l’irrationnel, sur la toire de la pensée.
transmission des traditions herméneutiques.
Des thèses sérieuses portant sur l’occultisme ont Avec ce cahier Mondes invisibles, notre
montré, par exemple, son lien étroit avec un intention n’est pas d’évaluer la crédibilité de tel
sentiment d’inquiétude collective : les grandes ou tel témoignage, ni d’adhérer à telle conception
peurs millénaristes ne disparaissent pas, et avec ésotérique, telle pratique occulte ou tel hermé-
elles ressurgissent des croyances qui suppléent tisme. L’ambition de ce numéro est de prendre en
aux religions. Quant à l’ésotérisme, il est envi- considération toute une partie de notre culture,
sagé comme un mode de circulation des savoirs, qu’elle soit déniée ou simplement écartée du
dans la mesure où il appartient à une culture champ épistémologique. Il s’agit aussi de scruter
12
les enjeux de ce qui s’apparente parfois à une rencontres et d’échanges fructueux, ce cahier lève
contre-culture, ou à tout le moins à une réaction le voile sur un pan de l’imaginaire collectif dont
face à une culture ou une pensée dominantes. nous sommes les héritiers. Le volume se fonde
Aussi l’empan chronologique retenu s’étend-il sur une démarche résolument interdisciplinaire
des années 1750 aux années 1950, qui corres- qui réunit les réflexions d’historiens, d’anthropo-
pondent mutatis mutandis à un triple mouve- logues, de philosophes, de sociologues et de cher-
ment de la pensée occidentale : montée en puis- cheurs en littérature. Ce dialogue des méthodes
sance du scientisme, « retour du refoulé » occulte d’investigation invite à appréhender de manière
et ésotérique, développement de la diffusion variée quelles réfractions culturelles ouvrent les
des savoirs. Au seuil de ce cahier, une intention « mondes invisibles », dans une perspective d’his-
forte se dessine : analyser comment les savoirs toire des mentalités et d’histoire culturelle. Sans
sur l’invisible ont infusé la pensée et la création doute les contributions de ce volume ajoutent-
artistique occidentales ; découvrir quels dialogues elles des questions plus qu’elles n’y répondent :
se font jour entre les sciences dures, les religions n’est-ce pas là le but de toute quête et de toute
et la culture occulte ou ésotérique. Comment en enquête sérieuse ?
effet accéder à l’invisible quand la raison seule « Contempler l’obscur, l’inconnu, l’invi-
ne suffit pas, quand le recours à l’intelligence sible », ce n’est pas prétendre l’éclairer, le connaître,
sensible dévoile ce que la conscience immédiate le voir, ce qui équivaudrait à le nier. Mais ce n’est
ne perçoit pas ? pas non plus se résigner à l’ignorance et à la cécité.
Parce qu’il est sans doute utopique, ce C’est oser un mouvement nécessairement infini,
questionnement sur les mondes invisibles laisse c’est chercher à déceler et à suivre le rayonnement
souvent un goût d’inachevé, malgré l’abondante des zones d’ombre de nos cultures.
production qu’il entraîne. Aboutissement de
NOTES
1. Victor Hugo, « Cadaver », Les Contemplations, éd. Pierre de l’astrologie : l’exemple de Kepler », L’Irrationnel
Laforgue, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 321. au xviie siècle in Littératures classiques, n°25, automne
2. Aurélia, ou le Rêve et la Vie, Œuvres complètes, éd. Jean- 1995, p. 215-226 ; Isabelle Pantin, « Faire accoucher le
Nicolas Illouz, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 40. Temps : Le philosophe et les dernières arcanes de la créa-
3. La bibliographie est abondante sur les rapports entre tion, de Paracelse à Kepler », Seizième Siècle, n° 2, 2006,
ces trois penseurs et l’hermétisme. Voir en particulier : p. 195-214.
Jacques Annequin, « Magie et organisation du monde chez 11. Bernard Joly, Descartes et la chimie, Paris, Vrin, 2011, p. 12.
Apulée », Religions, pouvoir, rapports sociaux, Annales litté- 12. Voir notamment Henri Gouhier, Les Premières Pensées de
raires de l’Université de Besançon, n° 237, 1980. p. 171-208 ; Descartes. Contribution à l’histoire de l’anti-Renaissance,
René Guenon, L’Ésotérisme de Dante, Paris, Bosse, 1925. Paris, Vrin, 1958 ; Édouard Mehl, Descartes en Allemagne.
4. Aurélia, ou le Rêve et la Vie, op. cit., p. 41. 1619-1620, Strasbourg, Presses Universitaires de Stras-
5. Respectivement employés à quatre-vingt-huit et quatre- bourg, 2001.
vingt-sept reprises. 13. Balzac, Séraphîta, Études philosophiques, La Comédie
6. Comme le rappelle Jean-Pierre Laurant, le terme apparaît Humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
précisément en 1828 ; voir son article : « Ésotérisme et 1976, p. 824.
socialisme 1830-1914 », Revue française d’histoire des idées 14. Le Romantisme, I, Paris, Payot, 1992.
politiques, vol. 23, no1, 2006, p. 129-147. 15. Voir l’ouvrage d’Emmanuelle Héran, Le Dernier Portrait,
7. Sur l’évolution et l’histoire de l’alchimie, voir en particulier Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2002.
les travaux de Didier Kahn. 16. Philippe Baudouin, « Archéologie des machines occultes »,
8. Voir en particulier les travaux de l’historien Stéphane François Terrain, 69/2018, p. 96-113.
sur les liens entre l’ésotérisme et l’extrême droite. 17. Cette chaire, fondée en 1964, a été occupée successivement
9. Voir les travaux de Damien Karbovnik, en particulier sa par François Secret (1911-2003) et Antoine Faivre (1934-
thèse de doctorat : L’Ésotérisme grand public : le Réalisme 2021) ; c’est aujourd’hui Jean-Pierre Brach qui en est le
fantastique et sa réception. Contribution à une sociologue de titulaire.
l’occulture, Université de Montpellier, 2017. 18. L’on songe en particulier au rayonnement des travaux de
10. Voir en particulier : Gérard Simon, Kepler, astronome et Wouter Hanegraaff, professeur de philosophie de l’hermé-
astrologue, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences tisme à Amsterdam, dont les recherches sur le New Age font
humaines », 1978 ; Fernand Hallyn, « Rationalité autorité.
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