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LA BOÎTE À MERVEILLES DE SÉFRIOUI :

LA DIMENSION ETHNOGRAPHIQUE

La Boîte à Merveilles est une œuvre riche en personnages surtout de sexe


féminin. Aussi nombreux soient-ils, ils demeurent tous proches les uns des
autres par les liens qui les unissent, liens de voisinage ou d’amitié, de
rivalités ou de compassions, de circonstances ou d’échanges. Leur vie est
régie par les événements quotidiens où se côtoient le réel et le recours aux
forces occultes, où les faits semblent, pour le lecteur moderne, des faits
sans conséquences et sans profondeurs, des faits d’un jour, d’un moment,
sans lendemain et par conséquent éphémères. Mais détrompons-nous, ce
sont des faits de société, de civilisation, d’époque. Un parcours de La Boîte
à Merveilles laisse entrevoir les dessous de la société marocaine de 1920.

I. Croyances, pratiques magiques, voyances et pèlerinages.

A. La voyante Lalla Kanza.

Le roman s’ouvre par une soirée de transes animée par des gnaouas où se
mêlent les sons des crotales et des gambris et les odeurs de benjoins et
d’encens dans une atmosphère de fraternité entre le djinn et l’homme, le
temps d’une nuit. Tout est dédié au djinn pour chercher son soutien en
satisfaisant ses exigences et ses caprices. Les fumées en nuages légers et
crémeux montent vers les ténèbres de la nuit, domaine du Malin en attente
de parfums nocturnes, les danses des femmes dans des contorsions où les
corps sans os se tordent à se rompre, les couleurs vives des vêtements
choisis au goût du prince de la nuit, et les youyou des femmes, langage
sans code et sans cordes : tout cela pour sceller un pacte d’alliance avec les
forces obscures de la nuit, une fois par mois, à Dar Chouafa où les
locataires sont les acteurs, les témoins ou les spectateurs du rituel. La
Chouafa, femme respectée par crainte, tire sa notoriété et son autorité du
rite mensuel pendant lequel elle danse avec le djinn qui le lendemain
devient son serviteur et son maître. Les couleurs qu’elle porte lui sont
dictées par les djinns qui la hantent et la servent et chacun d’eux a sa propre
couleur : « Il lui fallait un nombre important de coudées de satinette noire
pour calmer l’humeur du grand génie bienfaisant, le roi Bel Lahmer.
Depuis quelque temps, elle sentait aussi un mal sournois, dû à l’action de
Lalla Mira. Pour faire cesser le mal, une robe d’un jaune de flamme
s’avérait nécessaire. Il y avait bien Sidi Moussa à satisfaire, sa couleur était
le bleu roi, mais la robe de l’année dernière pouvait encore servir. » (page
106)

B. Le voyant Sidi El Arrafi

Autant il est plus simple dans ses pratiques autant la Chouafa est plus
exigeante et plus spectaculaire. Il ressemble à un sage, ou à un derviche des
temps anciens. Il parle par paraboles comme eux mais avec beaucoup de
mystique et de mystère. Son langage est obscur mais validé par des
références d’ordre théologique. Il est sincère et honnête dans ses propos et
déclare dès le début que malgré le nom de ‘’voyant’’ qu’il porte ou que les
gens lui font porter, il n’a rien d’une personne qui sache dévoiler l’avenir
car cela relève des affaires de Dieu : « Ne vous attendez pas à ce que je
vous dévoile l’avenir. L’avenir appartient à Dieu, l’omnipotent » La
sincérité de l’aveugle est loin de semer le doute dans les cœurs des deux
femmes, au contraire, elle les rassérène car elles connaissent bien la
Chouafa pour être une prétentieuse et’’ une sorcière’’. Les deux Lalla
sortent de chez l’aveugle soulagées et légères du fardeau : toutes deux ont
le sentiment qu’elles vont bientôt le déposer pour se reposer.

Les paroles du voyant aveugle sont sans équivoque. « La blessure semble


profonde, pourtant la guérison est proche » (page208) dit-il à Lalla Aïcha.
Quant à Lalla Zoubida, il lui confie sur le ton de la solennité : « O ma
sœur……..Souviens-toi que lorsque quelqu’un fait des vœux pour un
absent, l’ange gardien lui répond : Que Dieu te rende la pareille » (page
210)

C. Les pèlerinages des sanctuaires

Le pèlerinage à des lieux saints ou censés l’être est une activité presque
exclusivement féminine. La femme a toujours été considérée comme un
être faible et fragile. Cette croyance, véhiculée de génération en génération
à travers les âges a fini par être admise comme une vérité intrinsèque à la
nature de la femme. Elle s’installe en elle et prend habitat de son corps, de
sa pensée. La femme elle-même tient cet état comme un fait et s’y plie en
s’y résignant.

La femme va donc chercher ce qui lui manque là où il est : les Saints qui
servent d’intermédiaires entre elle et Dieu. Elle y cherche secours et force.
Elle y cherche protection et soutien. Elle y cherche libération et réconfort et
guérison du mal physique ou du mal moral dont le mauvais œil est la cause.
« Lalla zoubida, dit Lalla Aïcha, c’est Dieu qui m’envoie pour te secourir,
t’indiquer la voie de la guérison, je vous aime, toi et ton fils,…. » (Page 22)
Lalla Zoubida ne peut pas refuser « Ma mère promit de visiter Sidi
Boughaleb et de m’emmener cet après-midi même » (page 22). Arrivées
devant le catafalque « chacune lui exposait ses petites misères, frappait du
plat de la main le bois du catafalque, gémissait, suppliait, vitupérait contre
ses ennemis. » (page 26)

Le voyant aveugle n’a-t-il pas recommandé à Lalla Zoubida de visiter les


sanctuaires des Saints, les patrons de la ville ? « Les Saints de Dieu qui
veillent sur cette ville t’accordent leur protection. Visite leurs sanctuaires »
(page 210) Lalla Zoubida ne se le fait pas répéter deux fois surtout à un
moment difficile de sa vie. Elle dresse un calendrier hebdomadaire des
visites des Saints « Chaque Santon a son jour de visite particulier : le lundi
pour Sidi Ahmed ben Yahïa, le mardi pour Sidi Ali Diab, le mercredi pour
Sidi Ali Boughaleb… » (page 214-215)

II. Les fêtes religieuses : la Achoura

La Achoura est vécue comme une fête aussi bien par les grands que par les
petits Et chacun la célèbre à se façon. Les enfants se font acheter des habits
neufs à l’occasion et des instruments de musique. « …ma mère me passa, à
même la peau, ma chemise neuve, craquante d’apprêt. Je mis mon gilet
rouge aux dessins compliqués et bien en relief. Ma sacoche en bandoulière,
je complétai cet ensemble très élégant par la djellaba blanche qui dormait
au fond du coffre de ma mère… » (page 142). Les enfants font usage de
leurs instruments de musique dans l’allégresse et la joie du tintamarre
qu’ils produisent : « Je m’assis, mis mon tambour par terre sur ses bords, je
réussis à coincer ma trompette entre mes genoux. Mes mains manièrent le
bâtonnet avec vigueur. Je soufflai de toutes mes forces dans la trompette »
(page 139). Les femmes montent sur les terrasses pour faire parler leurs
bendirs et derboukas « Le soir, des bouquets de femmes richement vêtues
ornaient toutes les terrasses. Des tambourins résonnaient, les chants
fusaient de partout. » (page 150).

L’aspect religieux de la Achoura se manifeste dans la mise à neuf du Msid :


Il est passé à la chaux, lavé à grande eau et éclairée de mille feux. Le sol est
recouvert de nattes neuves. Chacun y a apporté sa contribution en fonction
des moyens de la famille, mais à la mosquée, rien n’est refusé.
L’embellissement du Msid pour le jour de la Achoura cède la place pour La
Achoura elle-même que les apprentis fkihs célèbrent avec leur maître « Ce
matin, les objets les plus ordinaires, les êtres les plus déshérités mêlaient
leurs voix aux nôtres, éprouvaient la même ferveur,s’abandonnaient à la
même extase, clamaient avec la même gravité que nous,la grandeur et la
miséricorde de Dieu, créateur de toutes choses vivantes ….Les parents de
certains élèves psalmodiaient avec nous….il célébraient la Achoura au
Msid comme au temps de leur enfance » (page 144)

III. Les menues activités quotidiennes

Dar Chouafa est un espace clos que doivent partager avec équité les
locataires qui sont au nombre de quatre familles : au rez-de-chaussée, la
Chouafa ; au premier étage, Rahma, son mari et leur fille Zineb ; au second
étage, Fatma Bziouya et son mari d’un côté, de l’autre Lalla Zoubida, son
mari et leur fils Sidi Mohammed. Comme il n’y a qu’une porte d’entrée
principale, une seule cour, un seul puits et une seule terrasse, chaque
famille doit les utiliser à tour de rôle, un jour de la semaine. Cela
n’empêche pas les disputes car certaines d’entre elles veulent utiliser
l’espace à leur profit un autre jour que le leur, ce qui déclenche des disputes
violentes « …Rahma eut l’idée néfaste de faire sa lessive un lundi. Il était
établi que ce jour-là appartenait exclusivement à ma mère. » (page 14)
S’ensuit une dispute verbale des plus violentes où chaque femme donne
libre cours à son registre, mais en cela Lalla Zoubida est une championne «
Je sais qui tu es, une mendiante d’entre les mendiantes, une domestique
d’entre les domestiques, une va-nu- pieds, crottée et pouilleuse, une
lécheuse de plats qui ne mange jamais à sa faim … » (page16).

Le lecteur ne peut ne pas remarquer le code de l’utilisation par les hommes


de la porte d’entrée. L’utilisateur de la porte commune doit annoncer son
passage pour donner aux femmes le temps de rentrer dans leurs chambres
afin de ne pas être vues par les hommes, fussent-ils les locataires eux-
mêmes comme Maâlem Abdeslam, Driss le fabricant de charrues ou Allal
le mari de Fatma Bziouya. « – N’y a-t-il personne, puis-je passer ?….-
Passe, Maâlem Abdeselam… » (page 246).

La cour est propriété commune et tout un chacun peut l’utiliser surtout


pendant les circonstances exceptionnelles imprévues : fêtes, mariages,
circoncisions, ou simple réception d’invités le temps d’un déjeuner comme
ce fut le cas du repas offert aux aveugles « Le jeudi suivant, Rahma pour
remercier Dieu de lui avoir rendu sa fille, organisa un repas pour les
pauvres. Toutes les femmes de la maison lui prêtèrent leur concours. Lalla
Kanza, la Chouafa, aidée de Fatouma la plus dévouée et la plus fidèle de
ses disciples, lavèrent le rez-de-chaussée à grande eau, étendirent par terre
des tapis usés » (page 50-51). Toutefois la Chouafa, elle, l’utilise de
manière régulière «…elle s’offrait, une fois par mois, une séance de
musique et de danses nègres» (page 4)

IV. La femme au foyer

Le rôle de la femme est de s’occuper de l’intérieur de chez-elle, souvent


composé d’une seule chambre ou deux d’une maison commune comme Dar
Chouafa ou celle où habitent Lalla Aïcha ou encore Sidi El Arrafi. Les
femmes passent le plus long de leur temps à cuisiner ou à attendre leurs
maris absents pendant la journée de la maison et se trouvant dans leurs
ateliers ; à papoter sur les terrasses des choses qui relèvent de l’univers des
femmes ; à faire la lessive ou le ménage. Les rares fois où il leur arrive de
quitter leurs chambres c’est pour aller à la kissariat, au bain ou pour rendre
visite à une amie comme cela arrive à Lalla Zoubida. Mais elles sont
souvent accompagnées par leurs maris ou de l’un de leurs enfants.

Le mari absent pour un certain temps, toute la vie de la famille se trouve


affectée et bouleversée par ce vide laissé comme si tout a été réglé
d’avance, par un commun accord, sur un acte notarié pour que tout gravite
autour de l’homme. Pourtant, les femmes jouissaient de leur liberté, et le
lecteur n’a aucunement le sentiment qu’elles manquaient de quelque droit :
le droit d’abord de dire et le droit de faire ensuite. Au contraire, les
hommes sont souvent absents de leurs maisons laissant les femmes libres
de leurs mouvements, de leurs déplacements ; Lalla Zoubida règne en
maîtresse dans sa maison : il lui arrivait de tenir tête à son mari : l’achat de
la lampe à pétrole, la refus de porter les bracelets d’or, les scènes de la
dispute avec Rahma et l’impuissance du mari à la faire taire…

V. Les hommes et leurs activités

L’histoire se passe à Fès aux environs de 1920. Fès c’est aussi le berceau
de l’artisanat et des petits métiers. Si le roman consacre une grande place à
l’artisanat marocain, il n’accorde que peu d’espace à la présence masculine.
La scène du salon de coiffure est sans aucun doute l’unique scène purement
masculine et qui s’étale sur une dizaine de lignes.

Babouchiers, tisserands, fourniers, jardiniers, moissonneurs saisonniers,


coiffeurs, dellals ou courtiers, chouafas, voyants, masseuses, marieuses,
conteurs, pour ne citer que ceux-là et j’en passe. Mais deux métiers
méritent que l’on s’attarde un peu sur eux : celui de tisserand et de coiffeur.
Maâlem Abdeslam est tisserand de djellabas pour hommes. Comme les
djellabas ne se portent que pendant l’hiver, il a l’idée de se convertir dans
la confection des haïks pour femmes : en effet, les femmes ne peuvent
sortir de chez-elles sans s’être enveloppées dans leurs haïks. Maâlem
Abdeslam suit donc la tendance et comme la tendance est plutôt féminine,
il opte pour le vêtement de la femme, obéissant ainsi au principe de l’offre
et de la demande.

Si abderrahman est, lui, coiffeur, mais il exerce d’autres activités parallèles


au métier de coiffeur. Il pratique la saignée « Si Abderrahman retira les
ventouses, alla les vider derrière un rideau. Sur la nuque du client
paraissaient deux boursouflures sanguinolentes » (page 136) ; et la
médecine traditionnelle « Demande aux gens de ta maison de faire frire
dans du beurre un oignon blanc finement haché. Mélange à cet oignon frit
deux cuillérées de miel, de l’anis et des grains de sésame… » (page131) ; il
circoncit les petits garçons « Je n’aimais pas Si Abderrahman. Je savais
qu’il serait chargé de me circoncire. Je redoutais ce jour » (page 129), on
fait appel à ses services pendant les fêtes « Il vint, selon l’usage,
accompagné de ses deux apprentis, placer les invités et faire le service
pendant le repas » (page 129) ; c’est un homme à donner des conseils « …
mon père eut recours à ses soins et fait grand cas de ses avis et
recommandations » (page 129)

Le salon de coiffure est un lieu de rencontre où l’on ne vient pas seulement


pour se faire raser, mais également pour s’informer ou faire circuler une
nouvelle. La nouvelle du moment gravite autour d’un éventuel remariage
de Moulay Larbi attendu que sa femme est stérile « Ce qui m’étonne, c’est
qu’il n’a point d’enfants. Peut-être a-t-il une femme trop âgée ? » (page
132)

VI. L’auteur témoin de son temps

L’auteur, a-t-on toujours dit, est le témoin de son époque. Les faits qu’il
relate sont de nature à nous renseigner sur son temps. Ils ont donc une
valeur documentaire. Un exemple frappant ne peut passer inaperçu pour
l’œil attentif du lecteur : Il s’agit de la lampe à pétrole, de son introduction
dans les foyers à une époque où les gens s’éclaireraient à la chandelle.
Cette invention fait son apparition avec l’entrée de l’occupant français : elle
est perçue à l’époque comme un signe de modernité « O ! Merveille ! Au
centre du mur, une lampe à pétrole était accrochée. Une flamme blanche et
paisible dansait imperceptiblement dans un verre en forme de clarinette.
Une glace, placée derrière, intensifiait la lumière; nous étions, ma mère et
moi, complètement éblouis »(page 42)Ce passage me rappelle un autre qui
lui est similaire sur trois points : il parle d’une lampe à pétrole ; il est tiré
d’une autobiographie ; il est situé presque à la même époque «…mon père
considérait cette lampe comme le dernier mot de la technique, il est vrai
qu’elle donnait une vive lumière, en même temps qu’une violente odeur
moderne »( La Gloire de mon Père- Marcel Pagnol- Pages 68,69, Editions
de Fallois).

Les lecteurs de l’époque moderne, surtout les jeunes d’entre eux, sont sans
doute insensibles à la richesse ethnographique de la Boîte à Merveilles.
Traditions, mœurs, pratiques situées entre le religieux et le profane, entre
l’obscur et le rationnel, entre l’archaïque et le moderne constituent le
quotidien du Marocain de l’époque que raconte l’œuvre de Séfrioui. Le
lecteur est redevable à cet auteur de lui avoir fait revivre cette époque,
racontée dans un langage plus proche de l’arabe dialectale que du français.

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