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LA DIMENSION ETHNOGRAPHIQUE
Le roman s’ouvre par une soirée de transes animée par des gnaouas où se
mêlent les sons des crotales et des gambris et les odeurs de benjoins et
d’encens dans une atmosphère de fraternité entre le djinn et l’homme, le
temps d’une nuit. Tout est dédié au djinn pour chercher son soutien en
satisfaisant ses exigences et ses caprices. Les fumées en nuages légers et
crémeux montent vers les ténèbres de la nuit, domaine du Malin en attente
de parfums nocturnes, les danses des femmes dans des contorsions où les
corps sans os se tordent à se rompre, les couleurs vives des vêtements
choisis au goût du prince de la nuit, et les youyou des femmes, langage
sans code et sans cordes : tout cela pour sceller un pacte d’alliance avec les
forces obscures de la nuit, une fois par mois, à Dar Chouafa où les
locataires sont les acteurs, les témoins ou les spectateurs du rituel. La
Chouafa, femme respectée par crainte, tire sa notoriété et son autorité du
rite mensuel pendant lequel elle danse avec le djinn qui le lendemain
devient son serviteur et son maître. Les couleurs qu’elle porte lui sont
dictées par les djinns qui la hantent et la servent et chacun d’eux a sa propre
couleur : « Il lui fallait un nombre important de coudées de satinette noire
pour calmer l’humeur du grand génie bienfaisant, le roi Bel Lahmer.
Depuis quelque temps, elle sentait aussi un mal sournois, dû à l’action de
Lalla Mira. Pour faire cesser le mal, une robe d’un jaune de flamme
s’avérait nécessaire. Il y avait bien Sidi Moussa à satisfaire, sa couleur était
le bleu roi, mais la robe de l’année dernière pouvait encore servir. » (page
106)
Autant il est plus simple dans ses pratiques autant la Chouafa est plus
exigeante et plus spectaculaire. Il ressemble à un sage, ou à un derviche des
temps anciens. Il parle par paraboles comme eux mais avec beaucoup de
mystique et de mystère. Son langage est obscur mais validé par des
références d’ordre théologique. Il est sincère et honnête dans ses propos et
déclare dès le début que malgré le nom de ‘’voyant’’ qu’il porte ou que les
gens lui font porter, il n’a rien d’une personne qui sache dévoiler l’avenir
car cela relève des affaires de Dieu : « Ne vous attendez pas à ce que je
vous dévoile l’avenir. L’avenir appartient à Dieu, l’omnipotent » La
sincérité de l’aveugle est loin de semer le doute dans les cœurs des deux
femmes, au contraire, elle les rassérène car elles connaissent bien la
Chouafa pour être une prétentieuse et’’ une sorcière’’. Les deux Lalla
sortent de chez l’aveugle soulagées et légères du fardeau : toutes deux ont
le sentiment qu’elles vont bientôt le déposer pour se reposer.
Le pèlerinage à des lieux saints ou censés l’être est une activité presque
exclusivement féminine. La femme a toujours été considérée comme un
être faible et fragile. Cette croyance, véhiculée de génération en génération
à travers les âges a fini par être admise comme une vérité intrinsèque à la
nature de la femme. Elle s’installe en elle et prend habitat de son corps, de
sa pensée. La femme elle-même tient cet état comme un fait et s’y plie en
s’y résignant.
La femme va donc chercher ce qui lui manque là où il est : les Saints qui
servent d’intermédiaires entre elle et Dieu. Elle y cherche secours et force.
Elle y cherche protection et soutien. Elle y cherche libération et réconfort et
guérison du mal physique ou du mal moral dont le mauvais œil est la cause.
« Lalla zoubida, dit Lalla Aïcha, c’est Dieu qui m’envoie pour te secourir,
t’indiquer la voie de la guérison, je vous aime, toi et ton fils,…. » (Page 22)
Lalla Zoubida ne peut pas refuser « Ma mère promit de visiter Sidi
Boughaleb et de m’emmener cet après-midi même » (page 22). Arrivées
devant le catafalque « chacune lui exposait ses petites misères, frappait du
plat de la main le bois du catafalque, gémissait, suppliait, vitupérait contre
ses ennemis. » (page 26)
La Achoura est vécue comme une fête aussi bien par les grands que par les
petits Et chacun la célèbre à se façon. Les enfants se font acheter des habits
neufs à l’occasion et des instruments de musique. « …ma mère me passa, à
même la peau, ma chemise neuve, craquante d’apprêt. Je mis mon gilet
rouge aux dessins compliqués et bien en relief. Ma sacoche en bandoulière,
je complétai cet ensemble très élégant par la djellaba blanche qui dormait
au fond du coffre de ma mère… » (page 142). Les enfants font usage de
leurs instruments de musique dans l’allégresse et la joie du tintamarre
qu’ils produisent : « Je m’assis, mis mon tambour par terre sur ses bords, je
réussis à coincer ma trompette entre mes genoux. Mes mains manièrent le
bâtonnet avec vigueur. Je soufflai de toutes mes forces dans la trompette »
(page 139). Les femmes montent sur les terrasses pour faire parler leurs
bendirs et derboukas « Le soir, des bouquets de femmes richement vêtues
ornaient toutes les terrasses. Des tambourins résonnaient, les chants
fusaient de partout. » (page 150).
Dar Chouafa est un espace clos que doivent partager avec équité les
locataires qui sont au nombre de quatre familles : au rez-de-chaussée, la
Chouafa ; au premier étage, Rahma, son mari et leur fille Zineb ; au second
étage, Fatma Bziouya et son mari d’un côté, de l’autre Lalla Zoubida, son
mari et leur fils Sidi Mohammed. Comme il n’y a qu’une porte d’entrée
principale, une seule cour, un seul puits et une seule terrasse, chaque
famille doit les utiliser à tour de rôle, un jour de la semaine. Cela
n’empêche pas les disputes car certaines d’entre elles veulent utiliser
l’espace à leur profit un autre jour que le leur, ce qui déclenche des disputes
violentes « …Rahma eut l’idée néfaste de faire sa lessive un lundi. Il était
établi que ce jour-là appartenait exclusivement à ma mère. » (page 14)
S’ensuit une dispute verbale des plus violentes où chaque femme donne
libre cours à son registre, mais en cela Lalla Zoubida est une championne «
Je sais qui tu es, une mendiante d’entre les mendiantes, une domestique
d’entre les domestiques, une va-nu- pieds, crottée et pouilleuse, une
lécheuse de plats qui ne mange jamais à sa faim … » (page16).
L’histoire se passe à Fès aux environs de 1920. Fès c’est aussi le berceau
de l’artisanat et des petits métiers. Si le roman consacre une grande place à
l’artisanat marocain, il n’accorde que peu d’espace à la présence masculine.
La scène du salon de coiffure est sans aucun doute l’unique scène purement
masculine et qui s’étale sur une dizaine de lignes.
L’auteur, a-t-on toujours dit, est le témoin de son époque. Les faits qu’il
relate sont de nature à nous renseigner sur son temps. Ils ont donc une
valeur documentaire. Un exemple frappant ne peut passer inaperçu pour
l’œil attentif du lecteur : Il s’agit de la lampe à pétrole, de son introduction
dans les foyers à une époque où les gens s’éclaireraient à la chandelle.
Cette invention fait son apparition avec l’entrée de l’occupant français : elle
est perçue à l’époque comme un signe de modernité « O ! Merveille ! Au
centre du mur, une lampe à pétrole était accrochée. Une flamme blanche et
paisible dansait imperceptiblement dans un verre en forme de clarinette.
Une glace, placée derrière, intensifiait la lumière; nous étions, ma mère et
moi, complètement éblouis »(page 42)Ce passage me rappelle un autre qui
lui est similaire sur trois points : il parle d’une lampe à pétrole ; il est tiré
d’une autobiographie ; il est situé presque à la même époque «…mon père
considérait cette lampe comme le dernier mot de la technique, il est vrai
qu’elle donnait une vive lumière, en même temps qu’une violente odeur
moderne »( La Gloire de mon Père- Marcel Pagnol- Pages 68,69, Editions
de Fallois).
Les lecteurs de l’époque moderne, surtout les jeunes d’entre eux, sont sans
doute insensibles à la richesse ethnographique de la Boîte à Merveilles.
Traditions, mœurs, pratiques situées entre le religieux et le profane, entre
l’obscur et le rationnel, entre l’archaïque et le moderne constituent le
quotidien du Marocain de l’époque que raconte l’œuvre de Séfrioui. Le
lecteur est redevable à cet auteur de lui avoir fait revivre cette époque,
racontée dans un langage plus proche de l’arabe dialectale que du français.
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