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Objet d’étude n°1 : la poésie du XIXe au XXIe siècle

Séquence n°1 Baudelaire, Les Fleurs du mal


Parcours associé « Alchimie poétique : la boue et l’or »

Explication linéaire
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Parfum exotique »,
In « Spleen et Idéal », poème XXII.

Charles Baudelaire est généralement présenté comme un poète maudit incompris de


sa famille et de la société de son temps. En 1857, son recueil des Fleurs du mal est
condamné pour immoralité. Dans cette œuvre qui propose une nouvelle forme poétique,
une modernité, le poète met en vers ses expériences, sa quête, sa vision de l’art. La
première section du recueil s'intitule « Spleen et Idéal » et montre comment le poète est
tiraillé entre le spleen, une nouvelle forme de mélancolie profonde, et l’Idéal qu’il cherche à
atteindre.
Le poème « Parfum exotique » est le 22e poème du recueil, il appartient au cycle de
poèmes consacrés à Jeanne Duval, sa « Vénus noire », une des femmes au cœur du
recueil. On sait que Baudelaire a fait un voyage en 1841 qui a pris fin à la Réunion et cette
maîtresse semble faire ressurgir des souvenirs.
C’est un sonnet régulier, en alexandrins, qui montre l'ivresse amoureuse et dresse un
tableau d'un moment d’accès vers l’Idéal. C'est le « parfum » de la femme aimée qui
déclenche le voyage vers un ailleurs « exotique », autrement dit il semblerait que ce soit la
femme l'alchimiste du poème.

Deux parties peuvent être distinguées dans ce texte, correspondant aux deux
phrases. On remarque la reprise au vers 9 et 10 des mots « odeur » et « je vois » employés
au vers 2 et 3, répétition qui structure le sonnet, de même que la construction en miroir :
d’abord, dans les quatrains, une proposition subordonnée conjonctive de temps suivie de
« je vois » dans la proposition principale et, dans les tercets, la reprise de « je vois » dans
la deuxième proposition principale suivie d’une autre proposition subordonnée conjonctive
de temps.

1. Départ vers un monde rêvé


- le premier quatrain évoque le départ du poète vers un lieu rêvé à partir du parfum de la
femme aimée.
- le deuxième quatrain prolonge la description de l'île rêvée.
2. Relance vers un autre ailleurs
- le premier tercet relance la magie olfactive en évoquant un autre lieu (dans l’île ? ».
- La chute : le dernier tercet ouvre les correspondances qui permettent d’atteindre l’extase.

Projet de lecture : On se demandera comment la femme aimée permet ici cette


alchimie qui mène le poète vers l’Idéal.

1. Les quatrains évoquent un premier départ du poète vers un ailleurs (un lieu rêvé)
à partir du parfum de la femme aimée.

Les deux premiers vers exposent les conditions de la vision de l'ailleurs :


- Une indication temporelle est placée à la fin du vers : « un soir chaud d'automne ».
Elle exprime de façon explicite une atmosphère sensuelle et propice à l'amour le
« soir chaud ». La saison d'automne peut évoquer des couleurs dorées qui seront
reprises dans la suite du quatrain.
- L'indication « les deux yeux fermés » confortent cette impression d'intimité et de
sensualité, qui est encore accentuée par l'image du « sein chaleureux » du vers
suivant : les deux amants sont probablement allongés nus ensemble.
- L'énonciation, avec les marques de la première et de la deuxième personne du
singulier, souligne aussi cette intimité avec la présence (« je respire », « ton sein »
dans le même vers.
- La sensualité est présente : l'adjectif « chaleureux » [qui signifie, dans un sens rare « qui
est chaud », mais aussi dans d’autres sens « qui est agréable par ses qualités » ou « qui manifeste de
l’enthousiasme, de la chaleur »(TLF et Larousse)] cet adjectif du vers 2 reprend l'adjectif
« chaud » du vers précédent : il crée immédiatement un lien intime entre la femme et
le monde : son sein est à l'image du soir. Par ailleurs il met en éveil un sens : celui du
toucher.
- Le rythme du vers 1 va s'amplifiant (1/ 5/ 6) comme pour mimer la sortie du poète
de sa léthargie ; cet étirement crée un effet de lenteur propre à l'état du poète qui semble
entre veille et sommeil.
- le vers 2 reprend un élément du titre : le « parfum » devient « odeur » : ainsi le parfum
exotique est l'odeur d'un sein, ce qui suggère un jeu de mot entre exotique et érotique. C'est
le deuxième sens qui apparaît dans le sonnet : l'odorat.
- les assonances en «eu » et « o » donnent l'impression d'une mélodie assez sourde,
comme ensommeillée.

Les vers 3 et 4 décrivent la vision elle-même :


Le verbe « je vois » reprend en écho le verbe « je respire » du vers précédent : les
trois débuts de vers donnent ainsi un condensé de l'expérience sensorielle : « quand / je
respire / je vois ». Les deux verbes au présent disent la simultanéité des actions. Ainsi il
se crée une correspondance immédiate entre deux sens : l'odorat et la vision.
La vision est seulement intérieure, dans l’esprit, puisque le poète a « les deux yeux
fermés » et le paysage « se déroule » comme dans un livre ou dans un rêve. Le déroulement
de la vision est mimé aussi par l'enjambement.
Le paysage rêvé est tout de suite évoqué de façon très positive par la personnification
« rivages heureux » et par le vers suivant qui reprend l'atmosphère des premiers vers. « Les
feux » et « le soleil » viennent en écho au « soir chaud » et au « sein chaleureux », tandis
le « le soleil monotone » rime avec « automne ».
On peut remarquer une sorte de paradoxe dans le vers 4 puisque la lumière semble à
la fois vive (« qu'éblouissent les feux ») et tamisée (« d'un soleil monotone »). C’est le soleil
des tropiques. Le verbe « éblouir » est à mettre en relation avec l’adjectif « charmant »
(idée d’admiration / idée d’envoûtement).
Enfin on peut noter que, sous la puissance du parfum de la femme, le monde se couvre
d'or (« les feux d’un soleil… ») comme sous l'effet d'une alchimie. Un rapprochement peut
être fait avec la fin du poème « L'Invitation au voyage ».

Ainsi le premier quatrain raconte un moment d'intimité : le poète respire le sein de


son amante. Et il décrit une synesthésie : le parfum sensuel de la femme aimée provoque
chez le poète la vision d'un ailleurs heureux. La vision de cet ailleurs se prolonge dans le
quatrain suivant, les deux strophes ne constituant en fait qu'une seule phrase.

Le deuxième quatrain prolonge la description du lieu rêvé, de l'ailleurs.

Les vers 5 et 6, reliés par l'enjambement, sont un tableau d’un lieu idéal, d’un Eden.
Cet ailleurs est « une île » comme le laissaient supposer les « rivages » du vers 3.
La personnification « île paresseuse » qui s'ajoute à celle des « rivages heureux »
invite à rapprocher cette île du corps de la femme aimée (peut-être son sein).
Ce paysage est caractérisé par l'abondance, comme le montre le verbe à la rime
« donne » et les pluriels des substantifs qui suivent « des arbres », « des fruits ».
L'adjectif « savoureux », relativement long, fait entrer en scène un quatrième sens,
celui du goût. On peut s'interroger, dans ce vers 6, sur le deuxième adjectif « singuliers »
qui crée une part d'étrangeté [le mot signifiant « unique » ou « étrange »] mais la douceur domine
avec l'allitération en « s ».
Les vers 7 et 8 placent des personnages dans ce paysage insulaire. Les hommes et
les femmes sont décrits tour à tour dans deux vers, distingués par un parallélisme
syntaxique. Les hommes sont caractérisés par leur corps « mince et vigoureux ». Les deux
adjectifs connotent à la fois une forme de beauté et de santé. Des hommes
« vigoureux » ne peuvent être accablés par le spleen. Les femmes, quant à elle, sont
caractérisées par leur « œil ». L'œil est traditionnellement vu comme le miroir de l'âme et il
donne ici accès à un trait de caractère : la « franchise ». L'emploi du singulier « œil »
surprend autant que le verbe placé à la rime « étonne ». Si la « franchise » des femmes
« étonne » c'est qu'elle n'est pas ordinaire. Certes on retrouve le cliché habituel sur les
femmes pleines de duplicité en arrière-plan, mais ici c’est de caractère inhabituel de l’île qui
est mis en avant.

Cette île « exotique » apparaît comme un Eden d'avant la chute, une sorte de
paradis perdu. La nature généreuse offre aux hommes et aux femmes l'oisiveté
(« paresseuse »), les arbres sont « singuliers », les hommes semblent nus, et les femmes
innocentes n'ont pas encore tenté Adam pour goûter aux « fruits savoureux ».

2. Le premier tercet relance la magie olfactive vers un autre ailleurs, développé aussi
dans le tercet suivant.

Nous avons déjà mentionné la forme de parallélisme entre les quatrains et les tercets.
Notons que le vers 9 réécrit le vers 2 : « je respire l'odeur » devient « guidé par ton odeur ».
Le vers 10 réécrit le vers 3 : « je vois se dérouler les rivages heureux » devient « je vois un
port ». L'opération est la même, mais la vision a changé. Au vers 9, la personnification des
climats « charmants » confirme l'analogie entre la femme et le paysage.
Au vers 10 et 11, l'image du port développe sans doute une métaphore amoureuse.
En effet, les « mâts » et les « voiles » sont fréquemment des métaphores sexuelles (le mât
devient un symbole phallique, la voile un symbole féminin). La personnification qui suit
confirme cette lecture les voiles et les mâts sont « encor tout fatigués par la vague marine ».
Le poème est très évocateur de l'intimité des amants.
L'odeur de la femme conduit le poète vers un deuxième paysage, sans doute
plus connoté érotiquement. L'ailleurs « exotique » est aussi « érotique ».

La chute : le dernier tercet ouvre les correspondances qui permettent d’atteindre


l’idéal
Les vers 12 et 13 déplacent l'attention du poète du parfum de la femme au « parfum
des verts tamariniers ». Ce parfum est puissant puisqu'il est sujet des verbes : il « circule
dans l'air » et pénètre dans la « narine » du poète. Ce parfum qualifié au vers 12 se répand
sur l'ensemble du vers 13. Ainsi on passe de « je respire l'odeur » à « le parfum (…) qui
m'enfle la narine ». Il est à noter aussi que la femme a disparu de ce tercet : elle était
présente à travers le « tu » et les nombreuses personnifications du paysage, le poète semble
maintenant jouir seul d'un nouveau parfum envoûtant (cf. l’expression «qui m'enfle la
narine « ) qui provient de la vision elle-même. Peut-être est-ce finalement lui le sujet du titre
du poème. La richesse du nouveau parfum se retrouve dans la rime riche : tamariniers /
mariniers. Sa force est de réveiller plusieurs sens et de créer des
correspondances horizontales: l'odorat, la vue (« vert »), l'ouïe (« le chant ») et surtout de
les mettre en correspondance, comme le montrent les verbes de mouvement (« circule »,
« se mêle »). La synesthésie est complète (comme le décrit le poème « Correspondances » :
« les parfums, les couleurs et les sons se répondent »).
Au vers 14, l'apparition de « mon âme » au centre du vers donne au parfum une
vigueur nouvelle : il crée ainsi une correspondance verticale entre les sens et l'esprit
(puisqu’il « se mêle dans [s]on âme »). Ce dernier vers est mis en valeur par sa
musicalité très apaisée : un rythme très régulier (6 - 6) et des sonorités nasales et sourdes
marquées par l'allitération « m »et les assonances en « an » et en « a ». On peut interpréter
le « chant des mariniers » qui clôt le texte comme une poésie à venir.

CONCLUSION

Ce sonnet peut avant tout se lire comme un des rares poèmes du recueil
radicalement heureux où le poète atteint l'Idéal. Le poème décrit d'abord un moment intime
entre les amants : par son odeur, la femme aimée est une invitation au voyage. Elle éveille
les sens du poète et le conduit vers une île paradisiaque ou un port sensuel. Elle devient
une île sur laquelle voyage le poète. Grâce à son odeur, elle transforme, à la manière d ‘un
alchimiste, la boue en or, recouvre le monde de couleurs et de la chaleur des soleils de
l'automne. Son parfum érotique a une puissance évocatrice magique.
Dans les derniers vers du poème, la femme est totalement éclipsée et apparaît un
autre parfum, un parfum exotique cette fois, celui des tamariniers. Et c'est cet autre parfum
qui monte jusqu’à l'âme du poète et lui fait atteindre un autre Idéal, où les sens et l'âme sont
en correspondance. Tout au bout de ce dernier envol, il y a un chant, peut-être un poème.
Il y a bien un deuxième alchimiste : le poète lui-même qui arrive à se transporter ailleurs, à
élever son âme et à créer.
Le poème suivant « La Chevelure » est aussi dédié à Jeanne Duval et reprend
certains motifs du « Parfum exotique » en intensifiant leur érotisme : c’est en respirant cette
fois la chevelure (sic) de son amante, que le poète s’envole vers une île exotique et
paradisiaque.

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