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Les notions de perception et de verbe de perception sont-elles des notions


linguistiques ?

Article  in  Langages · August 2022


DOI: 10.3917/lang.227.0017

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1 author:

Jean-Claude Anscombre
French National Centre for Scientific Research
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1

Les notions de perception et de verbe de perception sont-elles des notions linguistiques1 ?

Are the notions of perception and perception verb linguistic notions?

Résumé :
L’homme a un certain accès au monde par le biais de ses perceptions, surtout la vue, qui le
renseignent de façon partielle et partiale sur les états de ce monde ou d’une partie de ce monde.
Par ailleurs, l’homme dispose grâce à la langue d’une représentation linguistique du monde.
Dans cette représentation, les percepts issus de sensorielles – la vue, l’ouïe, le goût, le tact et
l’odorat – sont conçues comme des perceptions directes, i.e. comme directement appréhendées.
Si l’on cherche inversement quelles autres connaissances ont en langue le statut de perception
directe, les propriétés linguistiques montrent que les savoirs communs en font partie. On
comprend alors pourquoi le verbe voir, qui est au centre de cette étude, désigne très
généralement l’acquisition de certaines connaissances, et pas seulement au moyen de la vue.
Ce qui est cohérent avec l’origine de voir, i.e. *weid ‘acquérir le savoir’.
Mots-clés : perception, perception directe, médiativité, verbes de perception, verbe voir.

Abstract : Are the notions of perception and perception verb linguistic notions?
Man has access to world through the physical senses, especially sight, that inform him of the
state of the world or of a part of it. On the other hand, human language reflects this activity
through a linguistic representation of this world. In this representation, sense-data such as sight,
hearing, taste, touch and smell have the status of direct perceptions, that is of a directly acquired
knowledge. If we conversely look for the type of knowledge that is linguistically seen as direct
perceptions, the examination of linguistic properties point out to common knowledge as a part
of it. This explains why the verb voir, which is the core of this study, refers to the general
acquisition of knowledge, and not only to the mere acquisition of knowledge through
sight,which is fully consistent with the origin of voir, i.e. *weid ‘to acquire the knowledge of’.
Key words : perception, direct perception, evidentiality, perception verbs, verb voir.

1. IL Y A PERCEPTION ET PERCEPTION
Un problème récurrent en linguistique est l’habitude que nous avons prise d’utiliser les mots
de la langue comme s’ils renvoyaient à concepts scientifiques définissant des catégories
linguistiques stables, ce qui n’est pas le cas. Ce problème est particulièrement patent dans le
cas de la perception. L’homme a ou croit avoir un certain accès au monde via des phénomènes
psycho-physiologiques qui le renseignent de façon d’ailleurs assez mystérieuse. C’est là que
se situe la problématique de la perception, et en particulier du mot perception, même si les faits
semblent clairs : des lumières frappent la rétine, des sons font vibrer le tympan, des réactions
chimiques excitent les papilles, etc. Il est bien connu que ces processus subissent un premier
filtrage psycho-physiologique 2 . Ils deviennent des percepts (Prieto, 1966), univers de la
perception sensorielle. Ces percepts sont mis en correspondance avec des concepts, en
l’occurrence des entités linguistiques qui sont censées en être la description : par exemple des
noms – odeur, vision, tact, etc., des verbes – voir, sentir, entendre, etc., des énoncés enfin – Le
moteur fait du bruit, La mer est bleue, Ça sent la côte de bœuf au barbecue, etc. Un concept
peut en particulier être un ‘compte-rendu’ de processus sensoriels. Nous appellerons
perception1 un tel énoncé compte-rendu de ‘perception’. Bien qu’inextricablement liés,
1
Tous mes remerciments à Irène Tamba (EHESS-CRLAO) pour les longues discussions sur les sujets abordés
dans cet article. Egalement au relecteur pour ses remarques ; je ne peux malheureusement pas toutes les prendre
en compte, faute de place dans un article déjà long.
2
Cf. parmi beaucoup d‘autres : Hanson (1958 : chap. 1, 2, 3), Wade (2005 : chap. 1, 2, ;3, 8) ; Austin, 1962.
2

percepts et concepts sont cependant de nature très différente 3 : le percept nous montre le
monde, le concept le représente en tout ou partie. Et déterminer si un mot ou un énoncé fait
intervenir une perception1 n’est pas une mince affaire : le recours à l’intuition immédiate se
révèle rapidement inopérant ainsi pour l’énoncé j’ai vu que Lia aimait la peinture. Par ailleurs,
la langue possède le mot perception pour éventuellement qualifier certains phénomènes : nous
parlerons alors de perception2, ainsi dans la perception des couleurs ou encore la perception
de la réalité. Se pose alors un premier problème, celui du lien éventuel entre perception1 et
perception2. Dans un troisième sens enfin, perception désigne la notion linguistique à
construire, définissant sur la base de critères linguistiques une catégorie particulière de termes,
dont le sémantisme fait intervenir une perception1 : nous parlerons alors de perception3. Si
donc on désire bâtir une catégorie d’adverbes de perception, ils ne pourront être, en toute
rigueur que des adverbes de perception3. La relation entre perception3, perception2 et
perception1 devient alors fondamentale, et touche à l’ontologie du modèle proposé, puisque la
catégorie des perceptions3 sera établie sur la base de perceptions1 et /ou perceptions2
considérées comme prototypiques. Du fait que certaines connaissances ont linguistiquement
parlant le statut de perception3 sans être des perceptions1 ou des perceptions2 , nous ferons
l’hypothèse que la perception en langue définit une catégorie particulière d’accès à certaines
connaissances non nécessairement d’origine sensorielle.
2. LE LEXIQUE VERBAL DE LA PERCEPTION : QUELQUES PROBLEMES EN
SYNCHRONIE
L’étude linguistique de la perception a été essentiellement menée sur des verbes, dits verbes de
perception, sans qu’aucune définition soit jamais précisée. Ainsi Gisborne (2010) considère la
notion de verbe de perception comme allant de soi, et en distingue trois classes sur la base
d’exemples faisant intervenir les verbes to look et to see, confondant ainsi perception3 et
perception1. Traditionnellement, on classe les verbes de perception selon cinq catégories : la
vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût4. On ramène donc la perception3 certes à une étude
de la perception1 mais par le biais d’une classification fondée sur une approche sensorielle : les
cinq sens. D’où les listes suivantes des principaux verbes de perception sensorielle5, élaborées
à partir de Willems (1981) :
(i) la vue : apercevoir, contempler, dévisager, entr’apercevoir, entrevoir, épier, espionner,
examiner, fixer, guetter, guigner, lorgner, loucher sur, mater, mirer, observer, reluquer,
revoir, regarder, scruter, surveiller, viser, voir, zyeuter.
(ii) l’ouïe : auditionner, bruire, écouter, entendre, ouïr, réécouter, réentendre, résonner,
retentir, tonner.
(iii) l’odorat : flairer, fleurer, humer, puer, renifler, sentir, respirer.
(iv) le goût : déguster, goûter, savourer.
(v) le toucher : caresser, effleurer, frôler, palper, tâter, toucher, tripoter.
Le simple examen de cette liste amène les commentaires suivants :

3
Hanson (1958 : 28 sq.)
4
Ainsi Whitt (2010 : 19 sq.) : "… Since the perception verbs of English and German and their expressions of
evidential meaning are the focus of this study, I have taken a sampling of the most prevalent verbs from each of
the five sensory modalities. For visual perception, I will focus on see and look in English, seben and aussehen in
German. English hear and sound, along with German hören, (sich) anhren, and klingen, are representatives of
auditory perception. Feel in English and the German fohlen are used in the discussion of tactile perception,
while English smell and German riechen cover for olfactory perception. Finally, English taste is discussed
alongside German schmecken for gustatory perception. …".
5
Nous nous limitons volontairement aux verbes simples, et excluons les locutions verbales.
3

a) Certains verbes appartiennent à plusieurs catégories : sentir relève ainsi du goût, de


l’odorat et du toucher. D’autres : distinguer, discerner, percevoir, repérer, etc., figurent dans
chacune des cinq catégories, et y jouent le rôle d’hyperonymes.
b) Il y a une grande disparité entre les verbes relatifs à la vue, et dans une moindre mesure
l’ouïe, et les trois autres sens, nettement moins représentés. Elle se reflète de façon exemplaire
dans les publications, majoritairement consacrées à la vue et au verbe voir.
c) Enfin, et comme souvent noté6, une partie importante des verbes rattachés à la perception
sont susceptibles de renvoyer à autre chose qu’une perception1, comme illustré par7 :
(1) Michel est curieux de tout ce qui touche (= ‘concerne’) ce monde encore presque
magiquement étranger.
(2) Quand on voit (= ‘on constate’) ce qu'elle dépense en vêtements de luxe pour elle et
pour moi …
(3) Je sens (= ‘j’éprouve’) en moi le regret de ne l’avoir jamais vu.
(4) Ce qu'il fallut faire, c'est vivre, j'entends (= ‘je veux dire’) par là manger, payer le «loyer
ridicule».
(5) Ce serait retourner dans l'ombre après avoir goûté (= ‘fait l’expérience’) à la lumière.
Ces exemples posent la question de la possibilité ou non de délimiter une notion de perception3
sélectionnant des verbes qui renvoient exclusivement à une perception1.
Nous utiliserons des exemples tirés de différents corpus, ainsi, que des exemples fabriqués
qui, contrairement à une vulgate tenace, ne font pas intervenir plus d’hypothèses que les autres.
3. LE LEXIQUE VERBAL DE LA PERCEPTION : L’ANGLE DIACHRONIQUE
Les données diachroniques semblent aller dans le même sens . En effet, les verbes relatifs à la
perception n’avaient pas tous à l’origine une signification lexicale reliée à la perception, à
commencer par voir. Historiquement parlant, les interférences entre le champ de la
connaissance et du savoir d’une part, et des cinq sens d’autre part est un phénomène bien connu.
Anscombre (2020) rappelle qu’en indo-européen, la racine *weid indique la vision, en tant
qu’elle sert la connaissance, et signifie quelque chose comme ‘prendre connaissance’. Elle a
donné le sanscrit véda ‘je sais’, d’où les vedas ‘la connaissance’, le vieux-slave vĕdĕ ‘savoir’
et le russe moderne (archaïsant) vedat’ = ‘savoir’, et enfin l’allemand wissen ‘savoir’. Mais
aussi le vieux-slave vidĕti ‘voir’, le russe contemporain videt’’voir’, le latin vĭdēre ‘voir’,
l’espagnol ver, le français voir, etc. Le latin săpĕre signifie à la fois ‘savoir’ et ‘avoir du goût,
un parfum, de la saveur’. Le sens ‘savoir’ est le seul correspondant au verbe savoir du français,
mais le substantif saveur en revanche correspond à la perception du goût 8 . En espagnol
moderne, saber transitif correspond à ‘savoir’, et saber intransitif (saber a) à ‘avoir la saveur
de’ : sabe inglés ‘il connaît l’anglais’ opposé à sabe a menta ‘ça a un goût de menthe’ … et
sabio ‘avisé, sage’. On a des phénomènes analogues en catalan avec saber : Ell sap l’alemany
‘il sait l’allemand’ opposé à Aquesta mantega sap a ranci ‘ce beurre a un goût de rance’. Le
français entendre vient du latin intendĕre ‘tendre physiquement vers’, d’où ‘porter son attention
vers’, puis ‘comprendre’ et enfin ‘ouïr’. L’espagnol entender et le catalan entendre, n’ont gardé
que le sens de ‘comprendre’, le français entendre ayant conservé les deux sens ‘comprendre’
(qui est culte et rare) et ‘ouïr’. Le latin sentire signifiait à la fois ‘percevoir par les sens’ et
‘percevoir par l’intelligence’, puis ‘penser’ (cf. je sens que ça ne va pas être facile), mais
également ‘être affecté par’, d’où en catalan, espagnol et portugais sentir ‘regretter’. En catalan,
outre ‘ressentir, éprouver’, sentir signifie également ‘entendre (par l’ouïe)’ : no sento res ‘je
n’entends rien’. Ces interférences se retrouvent dans la langue ordinaire. Le latin videre ne

6
Pour une vue d’ensemble, cf. Anscombre (2020).
7
Exemples extraits de FRANTEXT (français contemporain).
8
Alors que savourer tire du côté des verbes de sentiment/
4

signifie ‘prendre garde à ce que ne…pas’, et son passif videri est couramment utilisé là où le
français actuel dirait sembler ou paraître : ferendus non videtur9 ‘il ne paraît pas supportable’.
Du latin săpĕre l’ancien français a dérivé sage ‘savant, expert’, d’où sage-femme. Pour ce sens
de ‘avisé’, l’allemand et l’anglais ont choisi la racine *weid avec respectivement weise et wise.
Il ne s’agit pas là d’une de ces nombreuses péripéties émaillant l’histoire (chaotique) des
langues. Cet exposé tente de prouver qu’il n’en est rien, et que l’hypothèse d’une catégorie
linguistique perception1 est une voie sans issue. Les propriétés linguistiques caractérisant la
perception1 conviennent également pour d’autres entités, précisément reliées à la connaissance.
4. LE POINT DE VUE LINGUISTIQUE : PROCES ENDOGENES ET EXOGENES
Anscombre (2020) note l’existence de paires de verbes pour des fonctions apparemment
proches : ainsi voir/regarder, entendre/écouter, pour ne citer que ces deux cas 10 . Nous
aborderons cette question sur la base de l’étude d’Anscombre (2005) sur les noms
psychologiques, analysés comme procès faisant jouer deux paramètres, une source et une cible.
De façon résumée, ces noms se divisent en deux sous-classes, les noms endogènes – le procès
va du lieu psychologique (la source) vers la cible, et les noms exogènes – le procès va de la
source vers le lieu psychologique11. Cette distinction repose sur une représentation dynamique
des processus psychologiques12. D’où deux types de procès : les procès ‘actifs’, et les procès
‘passifs’. Les premiers sont les 'vraies' actions : leur actant est un agent qui opère à l’extérieur
– elles sont endogènes. Les actions exogènes correspondent de leur côté aux procès passifs.
Ces deux sous-classes manifestent des propriétés linguistiques spécifiques. Les noms
endogènes admettent l'une des deux prépositions pour/envers, et les exogènes devant/à la vue
de. D’où l’opposition entre stupéfaction (exogène) et admiration (endogène) :
La stupéfaction de Max (*envers + devant) ce gâchis.
L’admiration de Lia (pour + *à la vue de) cet écrivain.
La stupéfaction de Lia (*pour + devant) l’aplomb de Max.
L’admiration de Lia (envers + *à la vue de) son mari.
Nous étendrons la distinction endogène/exogène à tout type de procès, et à des sources non
nécessairement lieux psychologiques. Elle nous paraît préférable à la distinction agentif/ergatif
pour (au moins) deux raisons : d’une part, son pouvoir explicatif est supérieur, en particulier
dans le traitement des verbes dits psychologiques. D’autre part, l’intervention systématique
d’une source et d’une cible suggère un rapprochement avec les phénomènes médiatifs, point
qui sera évoqué plus loin 13 . Considérons l’opposition voir/regarder. Ces verbes, dans leur
rapport à la perception visuelle, ont parfois des usages très proches, ainsi J’ai (vu + regardé)
cette émission hier à la télé. En fait, voir semble avoir trois usages distincts : dans une première
acception voir3, il signifie approximativement ‘noter, remarquer, constater’, ainsi Je vois en
t’écoutant que tu n’as pas changé d’avis. Dans un sens plus directement en rapport avec la
perception, voir1, il signifie ‘percevoir par la vue’ :
(6a) Max voit.
(6b) Max voit la mer de sa terrasse.
(6c) Un témoin a vu le cambrioleur.

9
César, De Bello Gallico, 1.33,5.
10
Phénomène qui n’est pas propre au français : anglais to see/to watch, catalan veure/mirar, espagnol ver/mirar,
portugais ver/mirar, russe vidiét’/smotriét’.
11
Cf. également la notion d’objet effectué, chez Cano Aguilar (1987) et Demonte (1991).
12
Cf. une idée semblable chez Vandeloise (1986) pour caractériser les prépositions spatiales.
13
Elle permet également d’éviter la définition discutable de l’intentionnalité par la possible combinaison avec
des adverbes comme intentionnellement, délibérément, etc., qui confond langue et méta-langue.
5

Dans un troisième sens, voir2, il signifie ‘exercer intentionnellement la capacité visuelle’ et est
très proche de regarder dans le sens de ‘observer, examiner’ :
(6d) Max est allé chez les voisins voir le match à la télé.
(6e) De nos jours, les enfants voient beaucoup trop la télé.
On notera que tant voir1 que voir2 peuvent entrer dans des énoncés-propriétés comme (6a), (6b)
et (6e), que dans des énoncés-événements comme (6c) et (6d). (6a) et (6b) renvoient en fait à
une capacité, alors que (6c) est événementiel. La possibilité de passivation confirme cette
analyse - seuls les énoncés-événements sont passivables :
(7b) *La mer est vue par Max depuis sa terrasse.
(7c) Le cambrioleur a été vu par un témoin14.
(6a) n’est pas passivable par nature (il s’agit de la version non transitive du verbe), et exprime
une capacité de son sujet. (6b) est statif comme exprimant une potentialité ; (6c) enfin est
événementiel. D’où (7b) et (7c). Notons que par ailleurs, voir1 est un verbe statif selon la
classification de Vendler (1968). En particulier, il n’admet pas la forme progressive15 :
(8a) *Max est en train de voir.
(8b) *Max est en train de voir la mer depuis sa terrasse.
(8c) *Un témoin était en train de voir le cambrioleur.
Enfin, voir2 est facilement remplaçable par regarder :
(7d) Max est allé chez les voisins regarder le match à la télé.
(7e) De nos jours, les enfants regardent beaucoup trop la télé.
dont il est est suffisamment proche pour admettre comme lui la forme progressive dans des
exemples comme le suivant:
(9) "… Le projet prend fin bientôt, mais nous sommes en train de voir comment prendre en
charge la suite du travail …" (Sketch Engine : frTenTen12).
dans lequel la substitution de regarder (ou encore examiner) à voir ne pose aucun problème.
Nous allons voir que regarder est exclusivement endogène, alors que voir est ambigu entre un
voir1 exogène et un voir2 endogène. Un premier critère nous sera fourni par la possibilité de
combinaison avec Arrête de … Elle n’est en effet possible qu’avec des verbes endogènes. Nous
le montrerons à l’aide d’un critère dû à Anscombre (1995) à propos des verbes d’attitude et de
sentiment. Dans les constructions de type N1 Vs N2, les nominalisations de Vs correspondantes
ne sont pas les mêmes selon que le lieu psychologique est le sujet ou l’objet16. Ainsi, Lia espère
des jours meilleurs et L’attente exaspère Lia fournissent l’espoir de jours meilleurs et
l’exaspération de Lia, respectivement endogène et exogène. On le voit sur l’opposition *à mon
grand espoir/à ma grande exaspération, construction qui sélectionne les noms de sentiment
exogènes. On constate immédiatement l’opposition Arrête d’espérer des jours meilleurs
versus ??Arrête de t’exaspérer de l’attente. C’est l’intentionnalité du verbe considéré qui est
en jeu ici : la combinaison n’est possible que si l’action est considérée comme intentionnelle,
impossible dans le cas contraire. On comparera de ce point de vue *Arrête d’aller et ??Arrête
de tourner avec Arrête d’aller au café et Arrête de tourner en rond. Les deux premiers sont
difficiles, les seconds on ne peut plus normaux. En fait, aller et tourner sont
ergatifs/inaccusatifs, leur sujet n’agit pas, il ‘est agi’. Les non-agentifs (dont les ergatifs) seront

14
Cf. Gaatone (1998), pour une analyse détaillée du passif en français.
15
Le fait que la forme progressive anglaise et la française ne coïncident pas totalement ne retire rien à la validité
du critère pour le français.
16
Cf. également sur ce sujet van Voorst (1992), Ruwet (1993) et Bouchard (1995).
6

donc exogènes, et les agentifs endogènes : le sujet d’un verbe agentif exerce une action. Pour
pouvoir combiner un ergatif avec Arrête de …, il faut ‘récupérer’ le caractère endogène et
intentionnel par exemple par ajout d’un complément impliquant intervention du sujet : ce qui
a été fait avec Arrête d’aller au café et Arrête de tourner en rond.
Revenons à voir/regarder : l’opposition *Arrête de voir/Arrête de regarder confirme le
caractère endogène de regarder : le regard va du sujet-source vers l’objet-cible. Et d’un voir1
exogène : la vison simple va de l’objet-source au sujet-cible. Conformément à ce qui vient
d’être dit, l’ajout d’une intervention du sujet rend possible l’interprétation en voir2 du syntagme
verbal : Arrête de voir des films pornos ! 17.
Un second critère est le comportement de certaines prépositions lorsqu’on les combine aux
verbes étudiés. On notera par exemple l’opposition regarder vers/*voir vers18 : j’entends un
bruit de moteur : je (regarde + *vois) vers le ciel : c’est un drone. Cette opposition est
générale avec les prépositions/adverbes impliquant une direction issue de la source et dirigée
vers l’extérieur de cette source ; ainsi dehors19. Aller dehors signifie ‘sortir de l’espace qui me
contient pour se diriger vers un espace qui ne me contient pas (au moment où je parle)’. On
constate donc sans surprise le contraste Max (regarde + *voit) dehors : il y a un homme qui
semble surveiller la maison. Des prépositions/adverbes comme vers et dehors supposent une
orientation de la source vers une cible éventuelle, et se combinent mal avec voir1 qui est
exogène, mais très bien avec un verbe endogène comme regarder20. Bien entendu, dès lors
qu’on a affaire non pas à voir1 mais à voir2 – qui est endogène, la combinaison redevient tout à
fait possible : je vais aller voir dehors si je n’ai pas laissé tomber la clé par terre/vois vers le
centre-ville s’il n’y a pas un bureau de poste., etc. De façon surprenante, le couple
regarder/voir1 partage plusieurs propriétés avec le couple chercher/trouver. Comme chercher,
regarder est imperfectif, alors que comme trouver, voir1 est perfectif21. Chercher et regarder
admettent la combinaison avec pendant des heures, éventualité discutable avec trouver et
impossible avec voir1 : Max (a cherché une solution + a regardé la tache de sang) pendant des
heures, que l’on opposera à Max (*a trouvé une solution + *vu1 la tache de sang) pendant des
heures. On a le résultat inverse avec l’expression en cinq minutes : Max (*a cherché une
solution + *a regardé la tache de sang) en cinq minutes versus Max ( a trouvé une solution +
vu la tache de sang) en cinq minutes. On notera pour terminer le parallélisme activité + résultat
dans les deux types d’exemples : J’ai cherché dans le tiroir, et j’ai trouvé la clé/J’ai regardé
dans le tiroir et j’ai vu la clé, avec le corrélat : *J’ai vu dans le tiroir et j’ai regardé la clé.
Enfin, les opppositions regarder (attentivement + avec soin + dans le détail)/voir1
(*attentivement + *avec soin + *dans le détail) confirment le caractère intentionnel de
regarder face au caractère non-intentionnel de voir1.
On découvre que la paire entendre/écouter présente de grandes similitudes avec la paire
voir1/regarder. En reprenant les mêmes critères, on constate tout d’abord l’opposition *Arrête
d‘entendre (de la musique)/Arrête d’écouter (de la musique), qui nous révèle le caractère
exogène de entendre et endogène de écouter, que confirment des enchaînements comme : Max
est un petit curieux, (*il entend + il écoute) les conversations des autres. Contrairement
cependant à voir, il n’existe pas de version intentionnelle de entendre : il paraît impossible de
dire de façon totalement naturelle des choses comme Arrête d’entendre des bruits à tout bout
de champ ! Si par ailleurs on combine les deux verbes avec un syntagme prépositionnel

17
Ce procédé permet également de récupérer le voir ‘constater, noter’ : Arrête de voir des complots partout !
18
Anscombre (2020 : 33).
19
Pour l’opposition dehors/dedans, cf. Vandeloise, op. cit.
20
La possibilité de aller vers n’est pas un objection. Il faut distinguer la source et la direction du mouvement.
21
Nous prendrons ici imperfectif/perfectif comme désignant une action respectivement envisagée dans son
déroulement et aboutissant à son terme naturel.
7

indiquant l’origine du son, des différences apparaissent. Il en est ainsi pour à, qui est
directionnelle : combinée avec un verbe impliquant un mouvement – y compris potentiel ou
virtuel – elle désigne la cible par rapport à un mouvement qui a pour source le locuteur ou
l’auteur du mouvement. Par exemple dans : Lia est partie à Paris, mais aussi dans Max a trouvé
la porte à gauche. Le contraste Max (*entend + écoute) aux portes conforte l’idée que entendre
est exogène alors que écouter est endogène : le ‘mouvement’ d’écoute part de Max vers les
portes, et le mouvement inverse vaut pour entendre. Considérons maintenant la préposition
dans avec son sens locatif , et comparons les deux énoncés Max entend de la musique dans le
jardin et Max écoute de la musique dans le jardin. On note aussitôt que le premier indique que
Max n’est pas dans le jardin, et que la musique provient du jardin, ce que fait ressortir la glose
Max entend de la musique qui vient du jardin, impossible avec le second énoncé. Entendre est
donc bien exogène. Le second énoncé signifie que Max est cette fois dans le jardin, et la
possibilité de Max écoute religieusement de la musique dans le jardin, exclue pour le premier
énoncé, signale Max comme source du procès, et donc écouter comme endogène. Dernier
point : l’opposition aspectuelle entre écouter et entendre. Nous la ferons ressortir à l’aide du
comportement du partitif avec les verbes, en prolongeant Anscombre (2020 : 33 sq.)22. Pour
figurer en position sujet ou objet d’un verbe, un syntagme partitif doit satisfaire certaines
contraintes. Ainsi, les énoncés à verbe statif conviennent généralement mal : *De la poussière
était sur le meuble ; *J’aime du vin ; *De l’eau est polluée, etc. En fait, un partitif n’est possible
dans ces positions que s’il est interprétable comme représentant un objet limité dans le temps
et dans l’espace, ce que ne font pas les verbes statifs. Il faut fournir cotextuellement ou
contextuellement des données supplémentaires permettant de satisfaire cette contrainte. D’où :
De la poussière s’était accumulée sur le meuble, J’aime du vin avec mon fromage, Quand de
l’eau est polluée … Sont particulièrement aptes à remplir cette fonction les verbes de type
accomplissement ou achèvement : Max boit de l’eau, Lia a trouvé du pétrole, Luc mange de la
viande à tous les repas, etc. Pour ce qui est des verbes d’activité, ils conviennent mal si l’objet
partitif n’est pas sufffisamment défini. On comparera de ce point de vue Max travaille le bois,
Lia regarde l’eau, Luc cherche la satisfaction (dans son travail) à *Max travaille du bois, ??Lia
regarde de l’eau, ??Luc cherche de la satisfaction (dans son travail) et également à Max scie
du bois, Lia voit de l’eau, Luc trouve de la satisfaction (dans son travail), etc. On note alors
l’opposition : Max (écoute + entend) de la musique versus Max (*écoute + entend) du bruit ,
compatible avec notre hypothèse de écouter imperfectif versus entendre perfectif. On pourrait
nous objecter l’existence de la paire (écouter + entendre) de la musique : mais la musique
renvoie à une série de manifestations acoustiques bien délimitées à une époque donnée et dans
une culture donnée. Enfin, parallèlement à ce qui a été signalé supra pour regarder/voir, on a
les enchaînements au comportement divergent J’ai écouté le concerto et j’ai entendu les
fausses notes versus ??J’ai entendu le concerto et j’ai écouté les fausses notes. Signalons enfin
le contraste Lia a (soigneusement + attentivement + scrupuleusement) écouté l’enregistrement
versus ??Lia a (soigneusement + attentivement + scrupuleusement) entendu l’enregistrement.
Or les adverbes utlisés dans cet exemple ainsi que supra dans le cas de regarder/voir font partie
des adverbes orientés vers le sujet (Molinier-Lévrier (2000 : 117 sq.)), possibles uniquement si
le sujet du verbe concerné est humain et agentif. Les verbes exogènes, qui ne peuvent être
agentifs, sont donc exclus d‘entrée.
Considérons maintenant les verbes relatifs au goût, à l’odorat et au toucher, en commençant
par les verbes répertoriés comme relatifs à l’odorat, à savoir flairer, humer, renifler, sentir.
Flairer a trois usages principaux. Flairer1 = ‘sentir volontairement’, ainsi dans Les chiens ont
flairé la piste et senti l’odeur de la bête, tout à fait parallèle à Max a regardé la piste et vu les
traces de la bête’, ce qui fait de flairer1 un candidat au statut de verbe endogène, et de sentir à

22
Qui reprend et complète Anscombre (1996) prolongeant une idée de Galmiche (1986).
8

celui d’exogène. Dans un sens assez éloigné du premier, flairer2 signifie grosso modo
‘pressentir’, comme dans Lia a flairé (le piège + l’arnaque) : la possible substitution par sentir
d’une part et voir d’autre part montre qu’il s’agit d’un verbe cette fois exogène. Enfin, il existe
un flairer3 archaïsant ‘exhaler une odeur’, qu’on ne trouve plus guère que dans la locution
flairer bon. Des contrastes Dans les champs, ça (sent + *renifle + *hume + flaire bon) la
lavande, on déduit que sentir et flairer bon sont exogènes, que humer et renifler sont
endogènes 23 . On note enfin un certain parallélisme entre flairer/sentir d’une part et
regarder/voir et écouter/entendre d’autre part, paires reposant sur l’opposition
endogène/exogène. Le goût ne comporte que les trois verbes déguster, goûter et savourer. Le
verbe central goûter possède trois acceptions principales à savoir goûter1 ‘tester la saveur’,
goûter2 ‘apprécier’, et goûter3’consommer une certaine quantité’, illustrées respectivement par
les exemples :
(10) On goûte toujours le vin avant de le servir.
(11) Autant vous le dire tout de suite, je ne suis pas un grand sportif. Je goûte modérément
les joies de la soirée de match devant la télé (Sketch Engine, frTenTen12).
(12) Quand on a goûté au pouvoir, on s’en passe difficilement.
Ces exemples appellent des commentaires. Goûter2 n’est pas suivi d’un nom d’aliment, mais
généralement d’un nom psychologique, ainsi dans (11), qui s’oppose ainsi à (10) et à :
(11a) Autant vous le dire tout de suite. Je ne suis pas très gourmand. Je goûte modérément
les desserts.
Au sens de ‘consommer une certaine quatité’, goûter3 est toujours suivi de la préposition à, qui
introduit un objet qui peut être concret ou aussi bien abstrait :
(12a) Au cours de ce voyage, j’ai pu goûter à (la cuisine locale + la bonne humeur
légendaire de la population).
Le sens général de goûter3 est donc celui de ‘découvrir, se faire une idée’, et il est proche de
goûter1, avec lequel il se confond parfois, d’où la question de l’éventuelle parenté entre ces
trois acceptions. Goûter2 a pour objet non directement un objet externe, mais bien plutôt un
nom de ‘sentiment’ comme joie, plaisir, satisfaction, …etc., i.e. des noms de
‘sentiment’exogènes (Anscombre, 1995 : 46 sq.). D’un point de vue intuitif, goûter2 peut
s’interpréter comme une valoration positive de la réaction du lieu psychologique à un procès
sensoriel externe. On peut donc se demander s’il s’agit à proprement parler d’un verbe de
perception comme peuvent l’être voir ou entendre. En revanche, la possibilité d’un
enchaînement comme Max a goûté1 le vin et noté un arôme de fruits mûrs montre que goûter1
est endogène, et exhibe un comportement analogue à regarder et à écouter. Il s’agit en quelque
sorte de verbes d’exploration, au contraire de verbes comme voir1 ou entendre, qui sont des
verbes de réception.24
Enfin, l’appartenance à cette classe du goût de dégoûter reste posée. Par le sens - ‘ôter le plaisir’
- il est apparenté à goûter2 ‘apprécier, savourer’, qui est plus large que goûter1 ‘expérimenter
le goût’. Un exemple comme La conduite de Lia me dégoûte pose légitimement la question
d’une quelconque perception dans sa valeur sémantique de base. La même question se pose
pour savourer : si la possibilité de savourer un bon vin tire du côté des verbes gustatifs, on peut

23
Le renifler sans second actant est endogène : on le voit sur la possibilité de Prends un mouchoir et arrête de
renifler.
24
Selon Irène Tamba (communication personnelle), cette façon de classer les verbes permet également
d’expliquer l’existence quelque peu mystérieuse de certaines paires : (voir, regarder), (entendre, écouter), mais
aussi (frapper le regard, jeter un regard), (taper dans l’œil, jeter un œil), (capter un son, émettre un son), et peut-
être même (acheter, vendre). Ces paires reposent sur l’opposition endogène/ exogène.
9

être plus sceptique au vu de savourer une bonne sieste. C’est une fois de plus le problème du
repérage des manifestations linguistiques de la présence d’une perception.
Dernier point : le verbe déguster , au comportement proche de celui de savourer. Dans un
premier sens, il signifie ‘goûter1 en prenant son temps’, et dans un second, ‘apprécier
pleinement’, voisin de goûter2. Un troisième usage, déguster ‘souffrir une dure épreuve
physique ou morale’, appartenant au régime familier, semble se résumer dans les corpus
contemporains à des constructions comme On a dégusté et Qu’est-ce qu’on a dégusté !
La catégorie du toucher n’est guère plus riche que celle du goût, avec les verbes caresser,
effleurer, frôler, palper, tâter, toucher, tripoter. Tous - sauf tripoter - possèdent, outre un
emploi qui a à voir avec le tact , des emplois d’un autre type qu’illustrent les combinaisons :
effleurer un sujet, frôler la catastrophe, palper du fric, tâter du cinéma, toucher une
commission25, toucher au trafic de stupéfiants26, etc. Seconde remarque : ces sept verbes sont
endogènes face au seul exogène sentir, déjà sollicité pour l’olfaction. L’impératif, possible
avec ces verbes, est impossible avec sentir :
(13a) Arrête de (toucher à tout + tout tripoter) !
(13b) Arrête de caresser cette peluche !
(13b) Essaie de lui (palper + tâter) le pouls.
(13c) Evite (d’effleurer + frôler) l’airbag, il est très sensible.
(13d) (*Arrête de + *essaie de + *demande à) lui sentir le pouls.
Les enchaînements utilisés pour opposer regarder et voir fonctionnent également :
(14a) J’ai (palpé + tâté) son poignet, et j’ai senti son pouls.
(14b) *J’ai senti son poignet, et j’ai (palpé + tâté) son pouls.
(15a) J’ai touché la doublure, et j’ai senti quelque chose de dur.
(15b) *J’ai senti la doublure, et j’ai touché quelque chose de dur.
(16a) En (effleurant + caressant + frôlant) le mur, Max a senti comme une aspérité.
(16b) *En sentant le mur, Max a (effleuré + caressé + frôlé) comme une aspérité.
Ce qui confirme le caractère exogène de sentir au sens de ‘éprouver par le tact’. Notons
cependant que, bien qu’endogènes, effleurer et frôler ne sont pas nécessairement agentifs avec
sujet humain, comme le montrent des exemples comme : Elle lui effleura involontairement la
main et Il était si grand qu’il frôlait le plafond de sa tête. Il s’agit plus vraisemblablement
d’actions complexes. Enfin, les verbes caresser, effleurer, frôler, palper, tâter, et toucher
peuvent se combiner avec des adverbes comme délicatement, discrètement, légèrement,
prudemment27, qui impliquent un contrôle de la part du sujet de l’action et laissent ouverte une
possible interprétation agentive. Pour tripoter, on peut penser à des adverbes comme
obstinément, qui conduisent à la même conclusion, de même que la difficulté à combiner ce
verbe avec des adverbes comme involontairement.
5. VERS UNE AUTRE SOLUTION
5.1. La perception en langue comme expression d’un mode d’accès à la connaissance
Au vu des faits et analyses présentés plus haut, trois solutions sont alors possibles : a) renoncer
à définir une classe de verbes, et se limiter à une étude approfondie des emplois de chaque
verbe ; b) persister à vouloir définir une classe sur la base d’une communauté de propriétés, et
deux voies s’ouvrent alors : a) choisir un des verbes étudiés comme étant le prototype de la

25
Emploi probablement dérivé de toucher de l’argent à l’époque de son sens littéral.
26
On notera le parallélisme frappant y compris sémantique entre toucher à et goûter à.
27
Adverbes de manière orientés vers le sujet dans la classification de Molinier-Lévrier.
10

classe, ses propriétés en tout ou partie servant à la définir ; b) fonder la définition de la classe
sur une série de propriétés a priori. Cette dernière solution est celle que nous avons choisie.

En effet, comme noté plus haut, les différentes ‘classes’ de ‘verbes de perception’ étudiées ont
un point commun : les verbes qu’elles contiennent semblent en première approximation
pouvoir être classés comme étant des procès endogènes ou exogènes : ils représentent un
mouvement virtuel soit du sujet vers l’objet (endogènes) soit de l’objet vers le sujet (exogènes).
Ces mouvements qualifiés d’exploration et de réception ont un comportement linguistique
comparable à celui de chercher et trouver respectivement. On renifle pour sentir, on regarde
pour voir, on écoute pour entendre, etc., de la même façon qu’on cherche pour trouver. D’où
l’idée de considérer de tels verbes non pas en eux-mêmes ou par rapport à une notion
évanescente de perception, mais en tant que mettant en scène différents types (le goût, l’odorat,
etc.) et différents modes (directs, indirects, etc.) d’accès à la perception. Les verbes de
perception seraient ainsi à catégoriser non pas en tant que représentants d’expériences
sensorielles mais en tant qu’éléments d’une sous-classe de verbes ayant trait à l’acquisition des
connaissances. On comprend alors la prégnance des caractéristiques d’endogène et d’exogène
pour ces verbes, et plus généralement pour l’accès à la connaissance : il s’agit précisément des
deux grands axes en la matière : par la réception ou par la recherche d’informations.
Cette thèse générale de la perception est par ailleurs tout à fait compatible avec les données
diachroniques exposées plus haut : la plupart des verbes retenus comme possibles verbes de
perception ont une racine qui a également servi à la formation de verbes signifiant ‘savoir’,
‘comprendre’, ‘appréhender’, etc. Il y a plus : certains usages de verbes de perception qui
paraissent déviants peuvent s’expliquer par le biais de notre thèse. Nous illustrerons notre
propos sur les exemples suivants :
(17) Je vois qu’il fait beau.
(18) Je vois que Max a changé de vêtements.
(19) Je vois que vous avez modifié votre hypothèse.
Le locuteur de (17) constate visuellement le beau temps, et en fait part à son interlocuteur. Il
s’agit donc de ce qu’il est convenu d’appeler une perception directe. (18) n’est pas du même
type, et pose un problème. Son locuteur ne peut en effet se valoir d’avoir vu le changement au
sens visuel de voir. En fait, le locuteur de (18), ayant su que ou ayant vu Max porter des
vêtements V1 à une époque antérieure t1, le voit au moment t0 où il parle, porter les vêtements
V0. Le locuteur n’a de fait vu que V0, et procède donc à une inférence au vu de la comparaison
entre V1 et V0. Il y a bien une sorte de perception du changement, mais seconde, médiatisée,
par la connaissance préalable de V1 : c’est une perception indirecte. Pour (19), nous
imaginerons le contexte suivant : A sait que son collègue défend depuis un certain temps une
hypothèse T1. Lors d’un congrès, il voit ce même collègue défendre une autre hypothèse T2, et
lui déclare donc (19) lors de la discussion. Il s’agit donc de (18) en quelque sorte amélioré. Le
recours à la déduction est incontournable comme dans (18), mais une difficulté supplémentaire
se présente : A n’a pas vu B défendre l’hypothèse T2. A a vu B parler, et il l’a entendu défendre
T2 . Le même type de difficulté est flagrant dans :
(20) Je vois que vous avez changé de parfum.
où aucune interprétation à base de vision ne semble possible, et qui peut même être prononcé
par un non-voyant. On peut penser à attribuer ce phénomène à un figement total ou partiel du
préfixe je vois que, et qui l’aurait en partie ‘désémantisé’. Il resterait cependant à expliquer
pourquoi le figement a suivi cette voie et pas une autre.
5.2. Dessine-moi une perception3
11

Tout ce qui précède suggère de fait un possible lien entre entre perception et médiativité. Un
des problèmes que posent en effet la plupart des exemples ci-dessus est la notion de perception
elle-même. Si nous avons en effet parlé de perception1 pour désigner ce que la langue présentait
ou représentait comme une perception, nous n’avons jamais vraiment posé ouvertement la
question de ce que la langue représentait comme telle. Pire, nous avons pratiquement admis
d’entrée que le sens perceptuel était premier, ou en tout cas central. Or des exemples tels que
(17), (18), (19) et (20) nous mettent en demeure de choisir entre deux alternatives. En effet, on
peut penser raisonnablement que dans (17), le verbe voir renvoie à une perception sensorielle,
ici au moyen de la vue. (18) comporte également un renvoi à une telle perception sensorielle,
mais seulement en partie, de même que (19). Dans ces deux derniers cas, voir fait allusion à un
mécanisme sans rapport avec la vue. C’est encore pire avec (20), où le verbe voir ne fait aucune
référence à un mécanisme visuel. Une explication possible serait de réserver aux seuls usages
de voir analogues à (17) la qualification de comptes-rendus de perception. (18), (19) et (20)
seraient des usages métaphoriques, à caractériser d’une part, et à rattacher au sens perceptif
d’autre part. C’est l’hypothèse d’un voir polysémique, défendue par exemple par Gisborne
(2010 : 125). Une seconde possibilité reprend ce qui a été dit plus haut : les verbes de
perception sont à catégoriser de par leurs propriétés linguistiques, comme éléments d’une sous-
classe de verbes ayant trait à l’acquisition des connaissances. En d’autres termes, les comptes-
rendus de perception1 mettent en scène un type d’accès à la connaissance dont la perception
visuelle au sens habituel n’est qu’un cas particulier. Nous illustrerons cette thèse par un
phénomène déjà exposé dans Anscombre (2012) : 45 sq., 2020 : 38 sq.), relatif au statut de
certains savoirs communs. Certains de ces savoirs sont issus de ‘sources’ collectives et
anonymes 28 , ainsi le marqueur médiatif générique comme on dit sert à signaler l’origine
collective indéterminée d’une locution ou d’une forme sentencieuse. L’Histoire joue un rôle
prépondérant comme pourvoyeuse de savoirs communs, qui met à notre disposition des récits
événementiels tout prêts, et dont l’exemplarité n’a rien à envier à celle d’une maxime ou d’un
proverbe. La question que nous poserons dans ce paragraphe est celle de la nature médiative
de tels savoirs communs historiques. Depuis les travaux fondateurs de Anderson (1986), Chafe
(1986), Willett (1988), entre autres, la médiativité fait désormais partie des concepts familiers
de la linguistique29. On en distingue habituellement trois grands types : la médiativité directe
ou encore perception directe, renvoie à l’information acquise de façon sensorielle, à travers
l’ouïe, le goût, l’odorat, la vue et le tact : concept de perception directe qui ne distingue pas la
perception sensorielle et sa représentation en langue (i.e. la perception1). La médiativité par
ouï-dire, et la médiativité par déduction (au sens non logique) sont rassemblées dans la
médiativité indirecte. Or la perception directe joue un rôle central dans l’étude de Ducrot (1975)
sur je trouve que, où trouver a un sens proche de ‘estimer’. En disant je trouve que p, on
présente p comme un jugement relatif à l’attribution d’une caractéristique C à une entité E.
Ainsi, je trouve que la situation se dégrade, je trouve que ce travail est peu satisfaisant, etc.
Par ailleurs, je trouve que E est C n’est possible que si le locuteur de je trouve que… a eu une
expérience directe de E. En d’autres termes, s’il a eu accès à E par un processus sensoriel .
D’où les contrastes :
(21) Je n'ai pas vu cette pièce, mais (je crois + *je trouve) qu'elle est excellente.
(22) Je n'ai pas goûté ce vin, mais (je pense + *je trouve) qu'il est excellent.
(23) Je n'ai pas senti ce parfum, mais (j'ai l'impression + *je trouve) qu'il est très frais.
(24) Je n'ai pas entendu la musique, mais (je suis sûr + *je trouve) qu’elle n’est pas
très forte.
(25) Sans avoir touché le tissu, (je parie + *je trouve) qu'il est très doux.

28
Cf. sur ce sujet Anscombre (2010).
29
Cf. des recherches plus récentes comme Guentcheva (1996), Aikhenwald (2004), Diewald-Smirnova (2010).
12

Opposés à :
(26) J'ai vu cette pièce, et je trouve qu'elle est excellente.
(27) J'ai goûté ce vin, et je trouve qu'il est excellent.
(28) J'ai senti ce parfum, et je trouve qu'il est très frais.
(29) J'ai entendu la musique, et je trouve qu’elle est un peu forte.
(30) J'ai touché le tissu, et je trouve qu'il est très doux.
Considérons maintenant les exemples suivants, repris de Anscombre (2020 : 39):
(31) Je trouve que la mort de César a été horrible.
(32) Je trouve que de mourir à vingt ans, c’est affreux.
(33) Je trouve que la France est le pays par excellence des droits de l’Homme.
Or le locuteur de je trouve que n’a pas une perception directe de la mort de César, ni de mourir
à vingt ans (on peut prononcer (32) à la suite de la lecture du journal du jour), et enfin la nature
perceptive de La France est le pays des droits de l’Homme est très discutable. Les trois énoncés
reposent en revanche sur des savoirs communs: César a été assassiné par son fils Brutus, x est
mort à vingt ans (si vu dans le journal du jour), et enfin La France est le pays des droits de
l’Homme, lieu commun transmis en particulier par le biais de l’enseignement.
D’où la conclusion: la perception au sens linguistique – i.e. la perception3 - comprend non
seulement des connaissances qu’on rangerait sans hésiter dans les perceptions sensorielles,
mais également des savoirs communs admis par tous.. De tels savoirs communs ‘vont de soi’,
sont des vérités indiscutables, le discours qui les construit n’est que le simple vecteur de vérités
inattaquables. Le verbe voir renvoie donc bien à une perception directe, mais il s’agit d’une
perception directe au sens de la langue, i.e. d’un accès à certaines connaissances présenté
comme non médiatisé, dont les événements historiques faisant partie des savoirs communs,
même s’ils sont clairement le fruit d’un apprentissage. Et aussi certaines expériences
sensorielles compliquées, ainsi (20). Le locuteur de je vois que vous avez changé de parfum
présente l’événement ‘vous avez changé de parfum’ comme indiscutable pour toute personne
ayant les mêmes connaissances que lui, et la même expérience sensorielle. La perception
sensorielle cesse dans une telle optique d’être la valeur de base, pour n’être qu’un cas de
perception au sens linguistique. Et le phénomène n’est pas propre à voir. Ainsi, le locuteur de
l’énoncé J’ai entendu le cri du hibou affirme que toute personne ayant les mêmes
connaissances que lui sur le cri des oiseaux et sujet à la même expérience sensorielle, ne peut
que dire que cette expérience sensorielle concerne le cri du hibou et ce de façon indiscutable.
Ce que peut être la perception3 commence à se dessiner. Il s’agit d’un accès direct à des
connaissances, dont des expériences sensorielles - ou du moins présentées comme telles, les
verbes afférents étant organisés selon une opposition endogène/exogène similaire à
l’opposition chercher/trouver. Or les noms ‘de sentiment’ ou ‘d’attitude’sont aussi classables
en endogènes et exogènes (Anscombre 1995 ; 2005). Il reste donc découvrir ce qui distingue
les perceptions3 d’une part, des sentiments et des attitudes d’autre part. Les structures à attribut
de l’objet nous fourniront une réponse à cette question.
5.3. L’attribut de l’objet
Les structures dites à attribut de l’objet (en abrégé AO) ont fait l’objet de nombreuses études.
On pourra se reporter entre autres à Willems-Defrancq ((2000), Havu-Pierrard (2008), et
Müller (2011), ce problème recoupant celui de la prédication seconde. Nous ne nous
intéressons ici qu’aux attributs directs 30 qui, comme appartiennent à des catégories
grammaticales très diverses : adjectivale (cette nouvelle l’a rendu malade), nominale (on l’a

30
Rappelons qu’on distingue, outre des attributs directs, des attributs indirects : on le considère comme un
étranger, on le tient pour responsable, on l’a traité en paria, etc.
13

nommé président), verbale (je l’imagine se dorant au soleil , je le vois travailler dans le
jardin), phrastique (il l’a attrapée qui s‘enfuyait dans la rue31), etc. Nombre de travaux ont
relevé la fréquente apparition des formes verbales et phrastiques de tels AO avec les verbes de
perception (Willems : 1981, Willems-Defrancq, 2000 ; Furukawa, 2005 ; Herslund, 2011 ;
Müller, 2011), comme exemplifié ci-dessous32 :
(34) Je le vois travailler.
(35) Lia entend Max qui discute.
(36) Nous avons dégusté le magret accompagné d’une sauce au poivre.
(37) Je l’ai palpé hurlant de douleur.
On trouvera un exposé très clair et complet de ces problèmes dans Labelle (1996), prolongeant
Rochette (1988). Ainsi, un verbe comme sentir, dans ses multiples emplois, serait un
authentique verbe de perception au vu d’exemples comme :
(38) Je le sens (qui s’approche + approcher).
(39) Il le sentait (se préparer + se préparant + qui se préparait) pour la discussion.
(40) Lia sentait ce parfum tenace (envahir + qui envahissait + envahissant) toute la
pièce.
(41) Max sentait le sang (couler + qui coulait + coulant) de ses blessures.
Cependant, tous les verbes de perception n’entrent pas dans ces constructions : elles sont
beaucoup plus restreintes pour les verbes traitant du goût, de l’odorat et du toucher, au contraire
de ceux concernant la vue et l’ouïe. Par ailleurs, d’autres verbes que les verbes strictement de
perception sensorielle ont les mêmes propriétés. Müller (2011) distingue ainsi sur cette base :
a) les verbes de perception comme voir, entendre, sentir, ainsi que les verbes de monstration –
qui sont des formes causatives de perception, comme montrer (‘faire voir’), exposer, et
imaginer ; b) les verbes d’événement impliquant une perception, sous forme d’une ‘mise en
contact’ avec le sujet sémantique : trouver, attraper et quitter, laisser ; c) des verbes divers
enfin, comme choisir et connaître ‘rencontrer, fréquenter’.
Si l’on admet l’hypothèse que choisir signifie grosso modo ‘distinguer parmi d’autres’, et
connaître ‘rencontrer, fréquenter’’, l’hypothèse de Müller revient à définir les verbes de
perception3 comme des verbes signifiant de façon générale une ‘mise en contact’, les verbes de
perception1 en étant un cas particulier. Ou si l’on préfère, la notion linguistique à établir est
celle de mise en contact, et non celle de perception, qui n’en serait qu’une sous-classe. Mais
Müller ne fait que déplacer le problème, en remplaçant une notion de perception non définie
par celle de mise en contact qui ne l’est guère plus. Nous pensons cependant l’idée selon
laquelle trouver est une forme de ‘mise en contact’ est correcte. Simplement, il ne s’agit pas
d’un contact physique, mais de l’idée que l’accès à ces connaissances se fait sans
intermédiaire(s): elles nous sont directement accessibles, de la même façon que nous avons
directement accès par exemple à la texture d’un vêtement en le touchant du doigt. Cette idée
de contact rejoint donc notre idée d’une perception directe au sens linguistique : il s’agit encore
une fois des accès à la connaissance que la langue présente comme non médiatisés. En font
partie les perceptions sensorielles, des savoirs communs, des mises en contact en un sens
relativement abstrait, ainsi toucher du doigt (la vérité), et plus simplement montrer si on
accepte d’en faire une analyse de type causatif en ‘faire voir’.

31
Furukawa (2005).
32
Le Bidois, G. & R. (Syntaxe du français moderne, Picard, Paris : 1967, t. 2, p. 308) note déjà que : « … La
proposition infinitive, sans être absolument de règle après les verbes de perception (regarder, voir, écouter,
entendre, sentir, etc.), y est du moins très habituelle; sans doute parce que ces verbes forment avec l'infinitif
complément une unité sémantique si étroite que la langue en fait un bloc … ».
14

Toutes les perceptions3 possèdent-elles les mêmes propriétés ? Probablement pas. On peut en
effet remarquer que les seuls verbes admettant l’infinitive semblent être des verbes de
perception sensorielle stricte33 - i.e. de perception1. Et que les autres verbes montrent certaines
différences par rapport aux verbes de perception sensorielle:
(42) J’ai vu Lia entrer → (j’ai vu Lia + j’ai vu l’entrée de Lia).
(43) J’ai trouvé Lia marchandant le prix du tableau (j’ai trouvé Lia + *j’ai trouvé le
marchandage d’un tableau de Lia).
(44) J’ai connu Max (faisant la manche + qui faisait la manche + *faire la manche).
(45) Max a reniflé le vin (coulant de la bouteille + qui coulait de la bouteille + *couler
de la bouteille)34.
Une classification des verbes candidats au statut de verbes de perception3 serait possible selon
les AO acceptés et refusés, et aboutirait probablement à distinguer différentes sous-classes.
Parmi d’autres propriétés étudiées par Labelle (1996), certaines confortent l’idée que la
perception sensorielle en langue n’est pas une description mais bel et bien une construction.
En particulier , la différence entre l’infinitive et le complément en que à temps conjugué.
L’infinitive suivant un verbe comme voir n’est pas nécessairement présentée comme vraie par
le locuteur du tout, au contraire de la proposition à temps conjugué, qui introduit un présupposé.
Or un présupposé a le statut d’un savoir commun à une collectivité anonyme dont le locuteur
fait partie. D’où le contraste :
(46) Max a vu peu de gens se faire vacciner, alors qu’il y en a eu des tas.
(47) Max a vu que peu de gens se faisaient vacciner, ?alors qu’il y en a eu des tas.
La proposition complément en que correspond à un événement dont la vérité est indépendante
de celle de la principale – c’est un présupposé, alors que l’infinitive correspond à un état de fait
ou à un événement qui n’a pas de valeur de vérité propre35. Cette analyse permet d’expliquer
cet autre contraste :
(48) Max a vu Lia travailler/Max a vu que Lia travaillait.
(49) Max a regardé Lia travailler/*Max a regardé que Lia travaillait.
La construction en que introduit Lia travaillait comme présupposé, ce qui en fait un événement
(présenté comme) antérieur au moment de l’énonciation. Une telle antériorité n’est pas
compatible avec un verbe endogène comme regarder qui va de l’actant vers un objet qui
n’existe qu’une fois atteint le but cherché. C’est en revanche possible avec voir qui est lui
exogène, et part d’un objet vers un actant, objet donc antérieur à sa ‘perception’. Si l’on admet
avec Labelle (1996 : 104) que le verbe voir admet un objet de perception, la conclusion qui
s‘impose est que les diverses constructions possibles avec les verbes de perception
correspondent (en langue) à des objets de perception ayant des statuts différents : le
complément en que introduit un objet présenté comme existant antérieurement , alors que
l’infinitive présente un objet que l’on découvre au moment où l’on parle. C’est ce qui explique
le dernier contraste :
(50) Je vois que les apparences sont trompeuses.
(51) *Je vois les apparences être trompeuses.

33
Notons qu’en anglais, les verbes de perception à l’actif ne sont jamais suivis d’un infinitif en to. On comparera
de ce point de vue : I saw Mary (call a cab + *to call a cab) et I want Mary (*take a cab + to take a cab).
34
Dans cet exemple, sentir à la place de renifler accepte la proposition infinitive.
35
Cf. sur ce point Higginbotham (1984) : les comptes-rendus de perception sous forme d’infinitives seraient
analogues à des groupes nominaux, très précisément à des descriptions indéfinies d'événements individuels.
15

On note que Les apparences sont trompeuses est un proverbe et fait partie des savoirs
commmuns : il peut donc à ce titre être présupposé et représenter un objet antérieurement
existant, ainsi dans (50). La combinaison avec voir est possible du fait qu’un savoir commun
fait linguistiquement l’objet d’une perception directe, nous l’avons vu supra. Dans (51) en
revanche, où l’énoncé présente la découverte d’un objet, la combinaison est impossible
puisqu’en tant que savoir commun, un proverbe préexiste à toute énonciation.
6. CONCLUSION
Nous sommes loin d’avoir traité l’intégralité du problème, mais nous pensons en revanche
avoir montré qu’il faut distinguer le monde sensoriel, celui des percepts, et sa représentation
linguistique, i.e. le monde des concepts. La correspondance entre les deux ne saurait être un
isomorphisme. En particulier, ce que la médiativité appelle la perception directe n’est que la
perception sensorielle, et en aucune façon un concept linguistique. La langue a sa propre
conception, qui comprend bien d’autres objets de perception directe que la perceptions
sensorielle, en particulier des savoirs communs. De plus, voir présente comme une perception
bien d’autres choses que ce qui est accessible à la vue, et il en est vraisemblablement de même
pour d’autres verbes. Dans cette optique, chaque verbe dit de perception représenterait un
certain type d’accès a à la connaissance : dans le cas de voir, il s’agit d’un accès à des
connaissances qui en langue sont présentées comme directement accessibles.

Bibliographie
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Corpus: FRANTEXT, SketchEngine.

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