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Muzzopappa
Autrement
La comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna est effondrée : elle a
dû se séparer de la quasi-totalité de ses domestiques et la voilà réduite à
faire ses propres courses au supermarché.
Tout ça à cause d’un fils, beau comme un dieu et bête comme une huître,
qui a jugé malin d’offrir le dernier joyau familial à une starlette
décérébrée. Pour sortir de ce pétrin, il va falloir faire preuve
d’imagination…
Pauvre Anna. Quel être humain doué de raison irait répéter cette
onomatopée deux fois dans la même interview ? Elle semble
bouleversée. Je le serais moi aussi si j’avais un buisson de houx en guise
de chevelure.
En bas de l’écran défile un texte où figure le numéro à appeler si on
m’aperçoit quelque part. La bande passe et repasse, à intervalles
réguliers.
Que les médias se penchent sur mon cas, et sérieusement en plus, me
fait une certaine impression. Tant mieux, c’est bien ce que j’espérais.
Mon plan semble fonctionner.
Le voici ! Voici le fils de la comtesse qui sort de son appartement turinois en compagnie de
sa fiancée, Ludmilla Coprova.
BELLE-MAMAN ?
Je détache chaque lettre avec soin avant de les fixer sur un bristol
blanc de trois légers coups de pinceau à colle.
Je laisse sécher avant de passer encore une couche de colle diluée
pour unifier le tout.
Une demi-heure et quelques secondes de sèche-cheveux plus tard, ma
lettre est prête.
la comtesse est entre nos mains.
nous voulons le koh-i-noor.
nous en avons déjà tué d’autres.
nous pouvons recommencer.
Enfin, nous y voilà. Un journaliste qui doit sortir tout juste de l’école
primaire, vu sa dégaine de premier de la classe prépubère, ses lunettes
trop grandes pour son visage glabre et sa veste lâche, lit une dépêche en
déplaçant son doigt d’un air affecté sur sa tablette gris souris.
Des sources bien informées font état de nouveaux développements dans l’affaire de la
disparition de la comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna. Une lettre de menaces
arrivée hier confirmerait les soupçons des enquêteurs. La comtesse a bien été enlevée.
Il était temps. Cela fait des jours que j’écoute des nouvelles de
l’Afghanistan, si tant est que cette guerre interminable constitue une
nouveauté.
D’après ce que l’on peut déduire des dernières indiscrétions, il s’agirait d’un enlèvement
crapuleux. En échange de la libération de la femme, ses ravisseurs exigent l’un des bijoux les
plus précieux au monde : le célèbre Koh-i-Noor, que sa famille possède depuis des
générations. Ils menacent d’exécuter la comtesse si le diamant ne leur est pas rapidement
remis. Rappelons que Mme dal Pozzo della Cisterna a soixante-quinze ans…
Soixante-huit.
… qu’elle a subi au moins cinq pontages…
Il peut bien faire son « Je sais tout », avec sa chevelure grise flottant
sur ses épaules et ses yeux d’oriental, trop en amande pour être
authentiques, je l’ai vu dans d’autres émissions, ce professeur Cardi.
Peut-être même dans le jury de Danse avec les stars, tiens, celui de la
deuxième saison. C’est un type qui passe avec une désinvolture extrême
des émissions de faits divers aux variétés, un de ces personnages si épris
de notoriété qu’il n’envisage pas de rester plus d’un jour loin des
caméras. Je le soupçonne d’avoir un lit de camp quelque part dans un
studio de télévision.
– Votre équipe, nous dit-on, étudie cette lettre de menaces pour trouver d’éventuels indices
permettant de définir le profil psychologique du ravisseur. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– Certainement. J’ai pu me faire une idée de la composition du texte de ce message et de son
contenu syntaxique.
Emanuele est vêtu d’une vilaine veste à franges que je n’avais pas
vue sur un homme depuis qu’Amedeo m’avait emmenée à Memphis voir
un spectacle de sosies d’Elvis Presley. L’air sérieux et contrit, il lit,
devant une foule de journalistes placée en demi-cercle, un petit texte,
très expéditif, d’où il ressort grosso modo qu’il est disposé à faire
n’importe quoi pour obtenir ma libération. Mais je refuse, moi, qu’il
fasse n’importe quoi ! C’est ce diamant, que je veux, tout le monde l’aura
compris !
– Moi aussi, j’ai quelque chose à déclarer ! hurle la Coprova en se ruant sur le micro.
Après avoir dûment bouté hors des cieux toute une série de Madones,
comme l’aurait fait mon mari, j’arrive à trouver une station diffusant des
prières en flux continu.
J’écoute la sainte messe de onze heures, puis celle de treize heures.
J’égrène le chapelet, en espérant que, tôt ou tard, entre un « Saint
Quelqu’un, priez pour nous » et un « Saint Truc et saint Machin, priez
pour nous », un journaliste interrompe la veillée funèbre pour donner
des nouvelles fraîches de mon affaire.
Rien. Ils ont nommé tous les saints, l’un après l’autre, en effeuillant
la totalité du calendrier, chanté toutes sortes de cantiques, avec ou sans
tambourin, mais pas un instant il n’a été question du diamant, de ma
maison, des déclarations de mon fils ou de la séquestration d’une femme
de soixante-huit ans par un ignoble psychopathe efféminé.
Si seulement je n’avais pas bousillé ce téléviseur.
Il ne me reste plus qu’à ouvrir mon sac, à en sortir ma brosse et à
attendre que surgisse une idée brillante. J’ignore pourquoi mais quand je
me brosse les cheveux me viennent des idées géniales.
Je vais à la fenêtre, j’observe le paysage : un ciel bien gris, des
voitures qui filent et le gamin aux cheveux blonds qui, comme à son
habitude, fait les cent pas au bord de la route, avec sa banane bourrée de
drogue.
J’appuie un instant mon front contre la vitre, je dois tenir bon. Je ne
peux pas permettre que la villa soit mise en danger. Pour me donner du
courage, je me dis que, de retour à la maison, mes seules préoccupations
seront d’annuler ma participation à d’atroces vernissages ou de réclamer
à Orlando une part de tarte, dans le meilleur des cas et, au pire, une
boule de glace à la stracciatella du discount.
Mais assez réfléchi : un nouveau téléviseur, voilà ce qu’il me faut.
Je finis de me coiffer devant le miroir, je range ma brosse dans mon
Birkin et je me dirige vers la porte d’entrée.
Je tourne la poignée jusqu’au déclic de la serrure et je sors, laissant
la bicoque derrière moi.
XVI
Ce dernier détail mis à part, « à cela près que ses mensurations sont
réduites », on jurerait un documentaire sur la Coprova.
– Je peux vous aider ? me demande à l’impromptu un vendeur aux
cheveux roux en brosse.
Il porte un polo orange élimé par trop de lavages, et me décoche le
regard acéré des placiers en encyclopédies.
– Non, merci ! lui réponds-je, mais de toute évidence il ne me lâchera
pas comme ça.
– Si vous le souhaitez, madame, je peux vous montrer le tout
nouveau LCD avec technologie 200 Hz, quatre fois plus puissant que les
écrans traditionnels. Mais si par hasard vous désirez un téléviseur de
qualité supérieure…, ajoute-t-il en ralentissant le débit, avant
d’interrompre son discours en battant des paupières, incrédule. Vous ne
seriez pas la comtesse enlevée ? demande-t-il enfin, en avançant la tête
telle une tortue.
Nous y voilà.
– Comtesse enlevée, moi ? Mais pour qui me prenez-vous ?
– Pourtant vous ressemblez drôlement à…
– Je vous assure que ce n’est pas moi.
– Mais tout de même…
– N’insistez pas, vous faites erreur.
– Hey, mon pote, t’entends ce que te dit ma mémé ?
– Je fais seulement mon métier ! rétorque le vendeur.
– Ben va le faire ailleurs. Dégage !
Le vendeur le toise, l’air de ruminer un « Remercie le ciel que je sois
en service, sinon tu t’en prenais une », m’observe un instant ou deux et
enfin s’éloigne sans mot dire, se retournant brusquement, une fois rendu
au rayon lave-linge, pour me scruter une dernière fois, les yeux réduits à
deux fentes.
Quant à moi, j’ai les joues en feu.
– C’était vraiment nécessaire, ce bobard de la mémé ? lancé-je au
gamin.
Il lorgne une dernière fois le vendeur qui, planté au rayon lave-linge,
feint le plus grand intérêt pour une Candy blanche avec sèche-linge
incorporé ; puis il se retourne vers moi et me fusille du regard, en
soufflant sur la mèche qui lui retombe sur le museau.
– Écoutez-moi bien, miss, si quelqu’un pipeaute, ici, ce n’est pas
moi : vous n’avez rien à me dire ?
– Qu’est-ce que je devrais vous dire ? J’ai besoin d’un téléviseur,
voilà tout.
Le gamin fourre ses mains dans ses poches, sans cesser de me fixer, et
penche la tête.
– Cette bâche jaune que vous vous êtes collée sur la tête, toute cette
affaire de téléviseur et maintenant ce mec qui parle d’enlèvement…
Vous me bourrez le mou.
– Je n’ai rien à vous dire, réponds-je.
Il lève les bras au ciel puis croise ses mains derrière sa tête.
– Ben alors, allez vous faire foutre. Si vous voulez un coup de main,
vous me racontez chaque foutu détail de cette putain d’histoire.
Tôt ou tard, cela devait arriver.
Je ne pensais pas vraiment passer inaperçue, mais j’espérais que le
blondinet ne s’y attarderait pas trop.
« Alors ? » semble vouloir me dire le gamin, la mine inquisitrice.
Soit. Comme s’il s’agissait du troisième épisode d’une série à la trame
compliquée, je lui sers un bref récapitulatif des événements, expliquant
Emanuele, la catastrophe du diamant, la maison et le faux enlèvement.
Le gamin écoute en silence, sa bouche pincée peu à peu s’ouvre en O,
de plus en plus grande, de plus en plus émerveillée.
– Miss, c’est sérieux, là ? demande-t-il quand j’achève mon récit.
– Mon garçon, si c’était une blague, vous me verriez rire aux larmes.
Mais comme vous pouvez le constater, mes yeux sont parfaitement secs.
À l’instar de mon compte en banque.
– Alors c’est vrai de vrai !
– Croyez-moi, si je disposais d’une autre possibilité, je ne serais pas
ici avec vous au centre commercial Olimpo, mais au jardin en train de
soigner mes rosiers. Pour le moment, il y a de fortes chances pour que
mon jardin soit surtout envahi par un sit-in de créanciers.
– MAIS VOUS DÉCHIREZ !
– Ne vous moquez pas de moi.
– En fait, vous êtes vraiment en train de mettre en scène un
enlèvement ?
– Exact.
– Je suis ton fan numbeur ouane ! C’est de la balle, ton histoire, là !
me dit-il, enthousiaste.
– N’exagérons rien, mon garçon ! lui réponds-je, afin de calmer cette
fougue tout à fait déraisonnable.
– Putain, c’est plus puissant que TVNY !
– Quoi ? dis-je en m’efforçant de deviner le sens de cet acronyme, par
ailleurs imprimé sur son tee-shirt.
– Vous ne connaissez pas TVNY ?
– Non.
– Ben c’est le spin-off de TVLA.
– Le quoi de quoi ?
– TOTAL VIOLENCE NEW YORK est le spin-off de TOTAL VIOLENCE LOS ANGELES.
Vous savez qui est Devin ?
– Un policier ?
– C’est un gros fils de pute, victime du destin, la terreur des lâches et
des pourris. Il fait trembler les lascars les plus chelous car il est capable
du pire sans l’ombre d’un remords.
– Oui, mais son métier ?
– C’est un tueur. Un des meilleurs.
Il est vrai que la télé a beaucoup changé.
Comme je regrette ces vieux épisodes d’Amoureusement vôtre dans
lesquels Stacey Donovan et Jack Forbes menaient une vie modeste et ne
parlaient que d’amour. À la limite, on pouvait s’y disputer à propos de la
quantité de sirop d’érable qu’il convient de verser sur les pancakes.
– S’enlever toute seule ! répétait le gamin, en me contemplant, en
extase, telle la petite bergère de Lourdes. Balèze !
– Je m’en serais bien passée, croyez-moi.
– Bien passé mes couilles ! C’est trop mortel ! On règle cette affaire
de télé et on se casse !
– Mais je refuse de vous entraîner dans cette histoire, mon garçon.
Vos parents ne seraient pas d’accord.
– Mes parents sont en taule depuis deux ans, ils sont forcément
d’accord.
– Oh, désolée ! Et pour quelle raison ?
– Deal.
– Eux aussi ?
– Oui.
– Une famille traditionaliste, en somme.
– Pas le choix. Mon daron a perdu son taf à l’usine de boulons. Et ma
daronne, elle a jamais bossé. Elle est cœliaque, vous savez.
– J’ignorais que l’allergie au gluten était un handicap.
– Pas vraiment. Mais elle a trouvé un mec pour lui faire un certificat.
– Mais alors, excusez-moi, avec qui vivez-vous ?
– Avec ma mémé, miss. Mais elle est sourde, si je rentre pas le soir,
elle fait pas gaffe.
Bien que le lien entre surdité et indifférence m’échappe, sur le
moment je suis bien trop fatiguée pour ergoter, et pourtant ergoter est
l’un de mes passe-temps favoris. Il me faut cette télé.
– Vous kiffez un de ces trucs, miss ? demande le garçon avec un geste
ample, comme pour dire : « Voyez-moi tout ce choix ! »
– Que diriez-vous de ce modèle-ci, à écran plat ? suggéré-je, en
désignant avec aplomb un Sony compact, avec un cadre blanc et brillant.
– Cent cinquante putains d’euros ? Non, mais on délire, là ?
– Pourquoi, c’est trop cher ?
– Si c’est trop cher ? Vous savez combien j’en trouve avec toute cette
maille dans mon quartier ? fait-il, comme s’il vivait dans la Silicon
Valley.
– Va pour celui à cent cinquante euros, mon garçon, et n’en parlons
plus.
– Comme vous voulez, c’est votre thune.
J’ouvre mon Birkin, je sors mon argent et le confie au gamin qui
disparaît à l’instant dans un coin de mon champ de vision – j’ai si bien
serré mon foulard que j’ai du mal à tourner la tête.
En attendant son retour, je me cache derrière une colonne dorique et
je fixe les téléviseurs, en proie à une agitation croissante.
Tout le monde me regarde. Si chaque regard était une flèche, j’aurais
tout d’un saint Sébastien.
Je compte mes battements de cœur. Un millier environ, avant que le
gamin ne rapplique en serrant dans ses bras le carton du téléviseur.
– Enfer et damnation, barrons-nous ! lâche-t-il, puis il m’escorte
jusqu’à la sortie.
– Roulez doucement, lui dis-je, tandis qu’il monte sur le scooter,
coince la boîte du téléviseur à l’avant, et se tourne vers moi.
– Roulez doucement ? C’est une blague, hein ? On va défoncer le mur
du son, c’est moi qui vous le dis !
– D’accord. Mais essayez de ne rien défoncer d’autre, par pitié.
XVIII
– Alors comme ça, c’est là que vous habitez ? me dit le gamin, une
fois entré dans la bicoque, les mains sur les hanches et la tête pivotant à
cent quatre-vingts degrés, pour prendre l’exacte mesure de l’horreur du
décor.
– En ce moment, oui.
– Ouais, fait-il, en faisant le tour de la pièce, contournant le canapé
en plastique. Vous savez, miss, rien qu’à la voir de l’extérieur, moi, j’ai
toujours pensé que cette baraque était du genre hantée par les esprits, ou
bien, tiens, par le malin ?
– Par le malin ?
– Vous n’avez pas vu La Maison hantée par la mort ?
– Je n’ai pas eu ce plaisir.
– C’est le sequel de La Maison hantée par les zombies et le prequel de La
Maison abandonnée.
– Pas davantage.
– Ben, en fait, c’est la même que cette putain de baraque : toute en
bois, avec un canapé au milieu de la pièce, pareil. On n’y ferait pas des
séances de spiritisme ici, des fois, miss ?
– Pas en ma présence. Et maintenant, pardonnez-moi de vous presser,
mais j’aimerais que vous installiez cette télé. J’ai un enlèvement sur le
feu, vous savez.
– Tout de suite ! J’ouvre cette foutue boîte, j’enlève ce polystyrène de
merde et je sors cette putain de télé, me dit-il, en joignant le geste à la
parole.
Si je pensais gagner la guerre psychologique, je me suis trompée.
Une fois le téléviseur branché, j’ai cherché des traces de mon fils sur
toutes les chaînes, nationales et privées. En vain. Il n’a fait aucun
commentaire depuis des jours. Je n’ai pu voir que quelques images de lui
s’éloignant de la villa, seul. Pas la moindre déclaration. Il ne s’arrête
même pas devant le cordon de journalistes qui campe devant le portail
en fer forgé.
Ludmilla Coprova, en revanche, continue à s’exhiber dans son rôle
favori, « celle qui pleure sans verser de larmes » : cheveux noués d’un
ruban de satin bleu nuit, menton haut et regard avide.
Non, mais regardez-moi ces yeux ! On croirait qu’elle vient tout juste
de laper le sang d’une jugulaire.
– Hé, miss, le clébard dans le sac à main de la pétasse, là, c’est un
vrai ? me demande le gamin en désignant l’espèce de rat.
– Oui.
– Comment elle dit qu’il s’appelle ?
– Fifi.
– Quel nom de fiotte. Si j’avais un chien, moi, je l’appellerais Rambo,
ou Van Damme. Lave, si c’était une chienne.
– Diminutif de Lavinia ?
– Lave, comme la lave du volcan.
– Regardons un peu la télé, dis-je. C’est préférable.
Une demi-heure plus tard, nos échines glissent lentement le long des
coussins du canapé – sur nos visages éteints et blêmes, l’absence… De
l’extérieur, nous devons avoir l’air de deux personnes sombrant dans le
coma.
La Coprova est sur toutes les chaînes, dans toutes les émissions, tout
le temps. Qu’elle annonce les prévisions météo, et elle sera
omniprésente.
Je n’ai pas coutume de concevoir des pensées meurtrières, mais je me
prends à songer qu’il serait si doux de l’attacher avec du fil de fer
barbelé, de la pendre à un éperon rocheux et de la laisser là, sous le
soleil brûlant, servir de mât de cocagne à une nuée de condors affamés.
– C’est la gerbe ! lâche le garçon, tout en mâchant un chewing-gum à
l’arôme artificiel de fraise.
– Vous pouvez le dire haut et fort.
– Miss, si un jour il m’arrive de fourrer mon engin dans une chatte
pour me reproduire…
– Sommes-nous vraiment obligés d’aborder ce sujet ?
– Eh ben, croyez-moi, si mon fils s’avise seulement de regarder mon
portefeuille, je lui foutrai tellement de coups de pied au cul qu’il devra
chier debout.
Je le contemple, les mains jointes.
– Cette Coprova, miss, sûr que c’est vraiment une grosse pute.
– Bah. D’un point de vue technique, sans doute. Elle n’est avec mon
fils que pour son argent.
– Il faut le lui faire payer cher, miss ! Il faut lui baiser la gueule.
– Vous avez une idée ? Au sens figuré, je veux dire. Parce que moi,
voyez-vous, j’ai tout essayé : partir de chez moi en compagnie d’un
braqueur de banque, inventer un enlèvement, écrire des menaces de
mort… On m’a même traitée de « psychopathe femelle ». Je ne sais plus
quoi imaginer, lui dis-je, tandis que la télé décide de consacrer un
nouveau flash à mon affaire.
Dernière heure. Rebondissement inattendu dans l’affaire de l’enlèvement de la comtesse dal Pozzo
della Cisterna. Un vendeur d’une chaîne connue d’électroménager, du centre commercial Olimpo,
dans le Verbano, déclare avoir aperçu la femme cet après-midi, voilée d’un foulard jaune et
accompagnée d’un jeune homme d’une vingtaine d’années.
– Vous pensez que ce téléfilm peut nous aider ? lui dis-je, sceptique.
– Chut ! me coupe-t-il.
– Alors, misérable larve. Tu m’as entendu ? Je vais m’enfiler une ou deux putains de pintes,
et puis je vais me tirer par l’arrière. Essaie seulement d’ouvrir ta sale gueule et je te défonce
la tronche. Pigé, gros tas de merde ?
Boudinée dans une sévère robe sombre, sans fanfreluches, la fille est
plus pâle que d’habitude et, surtout, présente un œil au beurre noir
violacé, mal dissimulé sous une épaisse couche de fond de teint.
Elle a dû se prendre une vitrine.
– Le journal La Stampa a reçu une lettre de menaces des ravisseurs dans laquelle ils menacent de
m’assassiner, dit-elle.
Et voilà, je le savais.
Les saisons se succèdent, d’autres étés viendront, les modes passeront
et les épaulettes seront de nouveau en vogue. Personne ne se souviendra
plus de cette vieille femme qui jadis inaugurait des expositions et saluait
les bébés comme si elle s’y intéressait réellement.
– Non, je ne lâcherai pas à cause de ces lettres, mais parce que des convergences ont surgi
entre Emanuele et moi.
– QUOI ? hurlé-je.
Les vitres tremblent.
– C’est débectant, le truc de l’estime de soi, hein, miss ?
Je trouve aussi.
Rien à cirer de son estime de soi, aurait dit mon mari Amedeo.
Comment mon fils, qui peine à choisir ses couverts au restaurant, a-t-il
pu la contraindre à lâcher le diamant ?
Il y a décidément anguille sous roche.
Et maintenant, une déclaration du comte Emanuele dal Pozzo della Cisterna qui vient de
sortir de la villa.
On peut faire bien des choses, en trente secondes : boire cul sec un
café turc servi dans un petit verre décoré à la main, feuilleter
l’intégralité d’un programme télé en regardant les images, ou enseigner à
un chien le sens du mot « sitz ».
Mes premières trente secondes de retour au domaine, je les passe en
état de stupeur. Sur les trois marches précédant le grand portail en
bronze offert à ma famille par la Curie en 1943, une inconnue m’attend
au garde-à-vous. La cinquantaine, en uniforme de camériste, cheveux
blond cendré, petits yeux enfoncés, mâchoire inférieure saillante et
musculeuse. Un bulldog avec une permanente.
– Bienvenue, madame ! me fait-elle d’une voix rauque de fumeuse.
– Nous nous connaissons ?
– Je me présente : Cassandra Di Lorenzo ! Je suis votre nouvelle
femme de chambre. À votre service et aux ordres de monsieur Orlando,
madame.
Je jette un coup d’œil à la ronde, en me demandant si, dans leur
hâte, ces policiers ne se seraient pas trompés d’adresse.
– Suivez-moi, je vous accompagne à l’étage. Votre famille vous
attend.
La grande salle de jeux, où jadis on rangeait quilles, trictrac,
cerceaux et bâtonnets, est à présent pleine d’appareils de gymnastique,
du tapis de course au rameur. Suspendu au centre de la pièce, à la place
du gigantesque lustre en cristal de bohème que j’ai cédé pour quatre
sous, pend un lourd sac de frappe, noir et ventru. Au sol, en lieu et place
des derniers Tabriz que j’ai refusé qu’on m’arrache au prix de scènes
dignes des meilleurs spectacles de Broadway, des tapis en gomme
colorée.
Passé le banc de musculation, j’entre dans la salle des portraits de
famille.
À ma grande surprise, les trognes d’oncles édentés, de rudes aïeux et
d’étranges fillettes aux regards inquiétants sont de retour sur les murs
damasquinés. Tous ces tableaux que j’avais bradés volontiers contre
quelques euros. À leur place d’origine.
– Mais… que se passe-t-il ? demandé-je à cette femme corpulente qui
marche à côté de moi.
– Votre fils vous attend dans la salle des accueils et des adieux. Il
vous expliquera.
J’ouvre la grande porte de la salle.
Veste Gucci à deux boutons, pantalon coupe skinny, chemise
structurée blanche et cravate slim. Cheveux courts, bien coiffés, sourire
ému, la commissure des lèvres frémissante, comme toujours, quand
l’émotion le submerge. Emanuele.
Je m’élance vers lui.
Je me surprends à utiliser à la file les mots « mon fils », « enfin » et
« dans mes bras ! ».
– Oh, maman ! me dit-il, avec ce regard que vous coulent les
labradors quand ils vous posent leur patoche sur la cuisse.
– Emanuele !
Il m’enlace, me serrant fort dans ses bras.
Je le serre fort moi aussi, de peur qu’il ne s’enfuie, que toutes ces
qualités dont il me semble soudain paré ne s’évaporent. Je l’emprisonne,
je le broie, quasiment. Je lui offre une ou deux larmichettes pour le bénir
et, pour finir, je lui parle comme s’il était un enfant normal.
– Laisse-moi te regarder, lui dis-je, en me détachant de lui.
On dirait un autre homme. Comme si quelqu’un d’aimable et de fort
s’était emparé de son être.
– Il y a eu un peu de changement, vous savez ? me dit-il, souriant.
– Tes cheveux ?
– Coupés.
– Tes chaussures obèses ? Disparues ?
– Je m’en sers pour faire du jogging, maman.
– Et tes pantalons trop larges ?
– Jetés.
– Et pourquoi ce gymnase dans la salle de jeux ?
– J’ai vendu mon loft. J’ai trouvé quelque chose près d’ici. Un deux-
pièces, petit, mais mignon. De toute façon, j’y vis seul. Mes appareils n’y
entraient pas, alors…
– Cette femme est donc partie ? dis-je, espérant une confirmation.
– En effet. Je me suis rendu compte que Ludmilla ne s’intéressait qu’à
l’argent ! lâche-t-il dans un murmure, avec une mine de conspirateur.
– Et aux nichons, Emanuele. Ne les oublie pas. Dix-huit mille euros
de nichons.
– Je vous donne ma parole qu’elle ne mettra plus les pieds dans cette
maison.
– Il vaudrait mieux, Emanuele, car autant te le dire d’emblée : j’ai
l’intention de me procurer un ou deux rottweilers bien dressés et peu
empathiques.
– Vous faites bien. Et pour vous prouver à quel point vous comptez
pour moi, je voudrais vous offrir un objet qui me tient à cœur.
Il recule d’un pas mécanique, fouille dans la poche droite de sa veste
et en sort un écrin. Puis il s’approche de moi et me le tend, presque
solennel.
Intriguée, je l’ouvre.
En une fraction de seconde, une lumière plus scintillante qu’une aube
en Croatie inonde la salle des accueils et des adieux.
– Le Koh-i-Noor, susurré-je.
– Il est de retour à la maison, maman ! J’avais promis à papa de le
donner à la femme la plus importante à mes yeux. Et ces derniers jours,
j’ai compris que cette femme, c’était vous.
– Les mots me manquent, Emanuele, dis-je, effarée et confuse.
– Pas besoin de mots. Il est à vous, maman.
– Bienvenue, comtesse, ajoute une voix derrière moi.
Une voix sèche, docile, soumise.
– Orlando ! piaulé-je, en portant les mains à ma bouche.
Il s’approche, maladroit, et je le serre fort contre moi comme jamais
auparavant. Je sens même battre son cœur une fois ou deux.
Tout raide, il me tient avec une sorte de détachement – on croirait
qu’il étreint un chauffe-eau.
– Puis-je vous servir un verre de vermouth, comtesse ? Sans glaçons,
dit-il avant de s’éclipser quelques instants pour réapparaître auprès de
moi avec un verre plein à ras bord, exactement comme j’aime.
– Que de bonheur en si peu de temps ! m’exclamé-je. Diamants et
vermouth ! Qu’est-ce qu’une femme peut désirer de plus ?
– Et demain, maman, nous organiserons une fête en votre honneur :
musique, danses, feux d’artifices et artistes de rue. Le maire a beaucoup
insisté.
– Il a beaucoup insisté ?
– Beaucoup insisté, oui.
– Eh bien alors, nous la ferons, cette fête ! Et maintenant, vous
voudrez bien m’excuser si je me retire. J’ai besoin d’un bain chaud.
Immergée dans la mousse, je me laisse bercer par le doux son de
l’eau qui glougloute aux parois de ma baignoire. Je baisse la garde,
j’aiguise mes sens, mes pensées se font légères.
Tout semble en ordre. Presque trop.
Un mystère plane sur la nouvelle personnalité de mon fils, me dis-je,
en tapotant de l’index la surface de l’eau.
Il est appréciable que nous ayons renoué.
Je nous voyais déjà, dans quelques années, assis l’un en face de
l’autre pour le réveillon, incapables de trouver un sujet de discussion
plus pertinent que l’importance d’utiliser de belles serviettes brodées lors
des dîners de gala.
Mais ce changement soudain…
Quelque chose ne colle pas.
Je ferme le robinet, j’arrête le flux des bulles et j’ôte le bouchon de la
baignoire. Avec un soupir, je me drape dans mon peignoir, puis je rejoins
ma chambre en admirant les tableaux et les sculptures qui ornent à
nouveau le long couloir tapissé de rouge.
La Cime de pin de Mantegna, le Portrait de femme au chat de Paolo
Uccello. La miniature d’Andrea Del Castagno et le retable de Girolamo
dai Libri : tout est revenu à sa place.
Le temps de m’enfermer dans ma chambre et je m’aperçois que la
petite table pliante du petit-déjeuner à disparu et que l’ancien plateau
d’albâtre que j’avais mis en gage est de retour.
Je m’assieds au bord du lit, savourant la douceur de cette soirée de
fin d’été, et j’écoute les grillons qui semblent me chanter « Ici, ici, ici »,
comme si je ne devais plus jamais quitter cette demeure.
Tout cela est décidément très bizarre.
XXIII
pense que si je n’avais pas été enlevée, ces deux-là ne se seraient jamais
rencontrés.
– On en viendrait presque à penser, comtesse, que votre enlèvement
s’est révélé, comment dire… providentiel.
Sur ces mots, Orlando me dévisage.
Un léger sourire, imperceptiblement complice, éclaire son visage.
Je repose mon chausson sur le plateau d’argent et je le regarde.
– Orlando, vous ne voudriez tout de même pas insinuer…
– Jamais, comtesse. Au grand jamais.
– Personne ne doit savoir…
– Personne ne saura.
– Bon, que dire ? Je suis contente que les choses soient claires entre
nous. Et je vous dirai même plus : pendant mon absence, j’ai compris je
m’étais trompée du tout au tout sur votre compte.
– Je crains de ne pas saisir, madame.
– Je ne vous ai pas laissé la possibilité d’exprimer pleinement votre
talent…
– Vous voulez dire que je peux…
– Courage, récitez-moi un de vos poèmes. Et je serai tout ouïe.
– Vous parlez sérieusement ?
– J’ai l’air de plaisanter ? Passez-moi ma robe de chambre, que j’aille
m’installer sur le canapé colonial pour vous écouter avec attention, lui
dis-je en sortant du lit.
– Soie sauvage ou crêpe georgette et dentelle ?
– Crêpe georgette, ce matin, Orlando.
Je vais m’asseoir sur les moelleux coussins en soie et chenille façon
velours, m’agrippant de toutes mes forces aux lourds accoudoirs en teck.
Orlando croise ses mains gantées de blanc, puis étire ses paumes et
fait craquer ses phalanges, avant de porter son poing droit à sa bouche
d’un geste délicat pour s’éclaircir la voix en toussotant, et de prendre
l’air illuminé du poète touché par la grâce.
– Ce poème, comtesse, s’intitule Petits Oiseaux.
– Très bien, Orlando. Je suis prête.
Petits oiseaux.
Gazouillent.
Volètent.
Pépient.
Sur les branches ils se posent.
Et fatigués, la nuit venue, s’endorment.
Je bats des paupières une bonne douzaine de fois, les yeux rivés sur
lui.
– Orlando ?
– Comtesse ?
– Un verre de vermouth, je vous prie.
NOTE DE L’AUTEUR
J’ai adoré Blake autant que j’ai détesté Ford Madox Ford. Ce n’est
donc pas un hasard si la comtesse lui en veut à mort.
À l’époque où j’étais étudiant (au département de langues et
littératures étrangères de la glorieuse université de Bari, via Garruba), je
crois avoir péri plusieurs fois en lisant ses romans. Ami lecteur, si Ford
est ton écrivain préféré, ne le prends pas mal. Moi, j’écris des comédies,
j’utilise des noms et des événements pour faire (quand j’y arrive) de la
satire sociale. Autorise-toi, de temps à autre, des lectures plus légères. Il
y a davantage de vie dans un éclat de rire que dans un drame de guerre.
Crois-moi.
Mais je divague, comme d’habitude.
Et puis un grand merci à toute l’équipe des éditions Fazi, pour son
travail et son soutien. En particulier à Giulia Mazi, qui me doit des
friselle, et à Marina Fanasca, à qui je dois des taralli.
Et (une fois encore) à Raul Montanari, qui le premier m’a lu entre les
lignes.
Et pour finir, aux essentielles : Pepa pour la patience, Alice pour
l’attention, et Loredana pour la protection. Sans ma garde de femmes, je
n’irais nulle part.
Et sans ma Carmen, n’en parlons pas.
Et puis merci à vous de m’avoir accompagné jusqu’ici.
Francesco Muzzopappa
LE MOT DE LA TRADUCTRICE
Toute petite déjà, j’adorais dire des gros mots. À l’école de la rue des
Cheminets, dans le XIXe arrondissement de Paris, proférer des horreurs
était un sport. Consternés, mes parents se demandaient pourquoi, à la
différence de mon frère aîné, j’avais attrapé « l’accent d’Aubervilliers »…
J’aimais lire, j’ai donc vite constaté, avec ravissement, que les gros mots,
on pouvait aussi en écrire. Je lus des grossièretés d’antan (La Guerre des
boutons), et d’autres plus modernes (Zazie dans le métro – c’étaient les
années 1970). Plus tard Alphonse Boudard, et tant d’autres. Bref,
aujourd’hui je suis enchantée de pouvoir en écrire à mon tour. Comme la
comtesse se cache derrière son défunt mari, je me planque derrière un
auteur. Par chance, Francesco Muzzopappa apprécie les contrastes, de
classes, de générations : vaste terrain de jeu…
Les argots, les accents, les niveaux de langage : tous les traducteurs
savent la difficulté qu’il y a à restituer dans des réalités très différentes
une langue qui sonne juste, et qui, bien sûr, n’est jamais la langue parlée.
Alors on part à la pêche. On tend l’oreille. On consulte l’excellent Parler
des métiers, de Pierre Perret, entre autres. On s’aperçoit que resurgissent
chez les enfants d’aujourd’hui des termes très anciens. Que des mots du
parler marseillais (venant souvent d’ailleurs, de Naples, d’Alger, et j’en
passe) ont depuis longtemps migré au Nord où l’on ignore leur origine,
tant on les a bien en bouche. La vigueur hybride. Nous aussi,
traductrices et traducteurs, parfois nous hybridons. Souvent, même. C’est
une nécessité.
Francesco Muzzopappa est des Pouilles, tout au Sud de la péninsule
italienne. Il vit dans le Nord à Milan, et situe l’action de ce roman à
Turin. Autant dire sur une autre planète. D’une certaine manière, en
confrontant sa comtesse à des prolos, en l’exilant de son palais à la zone,
il déplace le décalage. Je suppose que c’est de cela qu’il nous parle. On
dit que du décalage naît le rire. J’espère que vous avez ri. Je touche du
bois – une petite barcasse, vous voyez, avec un marin borgne dessus.
Marianne Faurobert, décembre 2015
BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Note de l’auteur
Le mot de la traductrice
Biographie de l’auteur
Notes