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Francesco

Muzzopappa

Tout va très bien, madame la comtesse !

Autrement

Maison d’édition : Flammarion

© 2014, Fazi editore S.r.l.


© Editions Autrement, Paris, 2016, pour la traduction francaise.
www.autrement.com

ISBN numérique : 978-2-7467-4258-1

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-7467-4257-4

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

La comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna est effondrée : elle a
dû se séparer de la quasi-totalité de ses domestiques et la voilà réduite à
faire ses propres courses au supermarché.
Tout ça à cause d’un fils, beau comme un dieu et bête comme une huître,
qui a jugé malin d’offrir le dernier joyau familial à une starlette
décérébrée. Pour sortir de ce pétrin, il va falloir faire preuve
d’imagination…

« Une femme éminemment fréquentable. »


Nadine de R., baronne du savoir-vivre

« Si je n’étais pas déjà en poste, je postulerais sur-le-champ. »


Jeeves, majordome de compétition

« Fomenter son propre kidnapping relève du pur génie. »


Arsène Lupin, gentleman cambrioleur
Tout va très bien,
madame la comtesse !
Pour conclure, et pour en finir avec une étude que
l’absence de résultats idoines rend extrêmement
pénible, il convient d’affirmer que, par quelque côté
qu’on aborde la question, il n’existe aucun lien entre
les asperges et l’immortalité de l’âme.
Achille Campanile
I

Lorsqu’ils vous disent : « Poussez, madame ! », vous comptez voir


surgir, entre les cris, les larmes et l’image de votre époux évanoui sur le
sol, les gambettes d’un nouveau-né, une petite tête ou une main
minuscule, avec de tout petits doigts.
En ce qui me concerne, après une grossesse qui conféra à ma
silhouette une forme inédite – neuf mois de coups de pied assénés avec
rage –, je réussis à produire ce qui, à première vue, ressemblait plutôt à
un chat de gouttière : museau écrasé, oreilles décollées et beaucoup,
vraiment beaucoup, de cheveux.
Bien que je l’eusse personnellement expulsé de mon corps en hurlant
des propos incohérents, les yeux bouffis par les pleurs, je ne parvins pas
à le considérer comme mien. Mais le destin est inexorable : vous pouvez
n’avoir aucun goût pour le Martini rosé, vous contreficher de la nouvelle
variété d’anthurium à longue tige, mais si vous êtes la comtesse Maria
Vittoria dal Pozzo della Cisterna 1, ultime descendante de la plus
ancienne famille aristocrate de Turin, vous ne pouvez en aucun cas
ignorer votre héritier.
« Tignasse drue, problèmes en vue », me dit en souriant l’infirmière
qui posa Emanuele dans mes bras. Je la fusillai de mon fameux regard
laser.
Cela me coûte de l’admettre, mais elle avait raison.

Je me rappelle encore l’époque où je caressais mon gros ventre en
interrogeant mon mari sur l’avenir de notre petit.
Serait-il mathématicien ? Homme de lettres ? Physicien ?
J’étais convaincue qu’il deviendrait un savant et qu’il consacrerait sa
vie à traquer des protons et à briser des atomes : inutile de souligner
qu’en à peine plus de trois décennies, il parvint à briser bien autre
chose…
Dès sa prime enfance, en effet, Emanuele ne fit preuve d’aucune
aptitude particulière : à l’école, il peinait pour obtenir un 6 ; au
gymnase, il n’arrivait pas à rester accroché à une barre plus de dix
secondes ; et au piano, il était incapable de distinguer une double croche
d’une blanche.
Pensant qu’un instrument plus discret lui conviendrait mieux, je lui
achetai un violon. Lorsqu’il décida d’arrêter, les écureuils revinrent enfin
peupler le jardin de la villa.

Vers seize ans, cependant, les hormones accomplirent un miracle.
En l’espace de quelques mois, Emanuele était devenu une sorte de
modèle d’exposition. Cheveux blonds et lisses, soyeux, sur de larges et
puissantes épaules. Yeux bleu aigue-marine, célestes le jour, indigo à la
nuit tombée. Nez fin, très légèrement retroussé, au-dessus de deux lèvres
pulpeuses recouvrant des dents blanches parfaitement rangées.
En observant cette transformation, mon époux et moi nous
regardions effarés, nous demandant d’où pouvait bien sortir cette espèce
d’éphèbe. Je n’ai vraiment rien d’une naïade et mon mari, en toute
honnêteté, n’offrait du prince des contes que les caractéristiques de sa
phase batracienne.
Hélas, la beauté conduit les jeunes à penser que tout ira pour eux
comme sur des roulettes, et qu’il suffit d’avoir un joli minois ou une
silhouette impeccable pour obtenir l’approbation du reste de l’humanité.
Alors que le reste de l’humanité s’attend tout de même à ce qu’il y ait,
quelque part derrière ce joli minois, un intellect capable de calculer au
moins une racine carrée.
Mais au moment de doter Emanuele d’un cerveau, le bon Dieu dut
s’exclamer quelque chose comme : « Je suis éreinté », avant de passer à
la création d’éléments plus complexes, du type éponges de mer.

Et un jour, le drame.
Mon époux, Amedeo, n’avait jamais su conduire. À ses yeux, le
volant n’était qu’un outil sur lequel poser distraitement les mains en
attendant de foncer dans un arbre.
Ce qu’il fit précisément.
Les condoléances durèrent des jours entiers, et je me retrouvai à bout
de larmes et sans mari, privée d’un homme intelligent avec lequel rire et
envisager l’avenir sereinement.
À l’ouverture du testament, nous découvrîmes que mon fils, en sus de
sa part légitime, héritait aussi de l’accès au trésor familial, qu’il devrait
gérer d’une manière ou d’une autre, et d’une belle rente mensuelle.
Je me demande encore ce qui a bien pu passer par la tête de mon
époux pour qu’il donne à Emanuele tout ce pouvoir, et l’écrive, en plus,
dans un testament dont j’ignorais l’existence. Amedeo a toujours
considéré notre fils comme une créature acéphale, à laquelle on pouvait
tout au plus confier des missions simples, comme répondre « Qui est-
ce ? » à l’interphone. À l’évidence, ce jour-là, il s’est envoyé un petit
pichet de trop avant d’aller chez le notaire dicter ses volontés.

Je dois avoir été contaminée par tous ces films où l’on voit le héros,
pour sauver l’honneur de sa famille, se jeter torse nu dans un immeuble
en flammes, ou affronter au mépris du danger une bande de tigres
affamés. Je ne m’attendais certes pas à une pareille attitude de la part
d’Emanuele, mais tout de même, à un signe d’intérêt, ne serait-ce qu’un
haussement de sourcil.
« Je ne suis pas prêt » fut sa seule réponse, déclaration qui, pour ma
part, n’aurait été recevable que provenant d’un poulet en cours de
cuisson.
Ce ne fut pas tant la réponse en elle-même qui m’inquiéta. Mon
trouble naquit du ton adopté, plein de détachement, d’indifférence.
Presque d’apathie.
Je n’arrivais pas à y croire.
Pour certaines choses il faut savoir se tenir prêt. Toujours.
Il se trouve que je n’ai jamais apprécié les pharmaciens qui forcent
leurs enfants à suivre leurs traces, les obligeant à abandonner leurs cours
de guitare classique pour se consacrer à la fabrication de suppositoires.
C’est pourquoi je ne contraignis pas Emanuele à se vouer à la gestion de
son patrimoine.
N’ayant pas d’autre choix, mon sens des responsabilités prévalut et je
m’en chargeai moi-même.

Si, jusqu’aux années 1990, j’ai géré nos biens sans grande difficulté,
louvoyant entre les mauvais placements, les obligations pourries et les
socialistes, la récente crise économique a réduit de moitié notre capital,
m’obligeant à vendre une bonne partie de nos propriétés immobilières,
puis à mettre en gage le mobilier, et même à me restreindre dans mes
achats de denrées alimentaires.
Des pâtisseries de Baratti & Milano – et Dieu sait à quel point je
raffolais de leurs chaussons à la cannelle –, nous sommes passés aux
Gocciole.
J’étais une habituée du Fiorio et du Bicerin. Je connaissais les
employés du Mulassano par leur petit nom ; les stucs et les statues du San
Carlo n’avaient pas de secret pour moi.

À présent, du fait des impôts sur la maison, des factures et des taxes
en tous genres, je suis dans une telle situation qu’au train où vont les
choses, je vais bientôt me retrouver en prison pour dettes, obligée de
partager une cellule avec une grande bringue qui tuera le temps en se
tatouant des têtes de mort sur le bras à l’aide d’un couteau suisse.

Avec les années, mon fils ne s’est pas amélioré.
Il se fiche de la dynastie, ne cultive pas les apparences et, pire que
tout, ne m’aide nullement à alléger les dépenses.
Dès qu’il s’agit de frayer avec une créature à forte poitrine, il est
disposé à dépenser des sommes à plusieurs zéros : il offre des Maserati
Ghibli, des studios, des pur-sang arabes. Bref, il détache les chèques
comme on effeuille la marguerite.
Le temps de dire « Elle m’aime, un peu » et il a déjà flambé vingt
mille euros.
Si j’avais été capable d’établir avec lui une relation de qualité, je
saurais aujourd’hui, sinon le manipuler, du moins lui parler
franchement. Mais après des années de malentendus, je suis, hélas,
obligée de constater qu’il règne entre nous une incompréhension totale.
Mettons qu’un beau matin je l’appelle pour lui demander : « Comment
vas-tu ? », il est très probable qu’il me répondra : « Neuf heures un
quart. »
C’est une dispute sans fin : il y a les disputes que nous menons de
front, celles que nous poursuivons au téléphone, et enfin celles que je me
vois forcée d’achever en solitaire, en abreuvant les murs de hurlements
feutrés, dans l’espoir de soulager ma colère.
Aujourd’hui encore, quand il appelle pour prendre de mes nouvelles,
nos conversations sont si tendues que je me surprends à entortiller
frénétiquement le fil du téléphone autour de l’index de ma main droite,
jusqu’à ce qu’il vire au mauve.

La génération des trentenaires n’en finit pas de me décevoir.
Ils vous parlent de mise à la casse, traitant leurs aînés comme de
vieilles Ford tout juste bonnes pour la ferraille, puis, une fois au pied du
mur, ils se défilent.
En ce qui me concerne, on pourrait bien faire un bûcher des
sexagénaires qui nous gouvernent. J’ai presque soixante-dix ans et ma
lignée, après des lustres d’épreuves, a besoin de sang neuf. En outre,
j’envisageais jusqu’ici la vieillesse comme une période sereine de ma vie,
où je mettrais mon cerveau en veille pour me consacrer exclusivement à
la critique théâtrale et gastronomique.
Mais pour me remplacer, il faudrait un esprit avisé, doué d’un
charisme que mon fils, à l’instar des huîtres, est fort loin de posséder.
II

Jadis, tout ici respirait l’abondance : le vaste labyrinthe de buis, orné


de ses vingt fontaines, les groupes statuaires en marbre de Carrare
illustrant les fables d’Ésope, la douve pleine de roses tigrées et la grande
horloge florale.
Désormais, le labyrinthe n’est plus qu’une jungle inextricable, les
roses agonisent, et l’horloge florale s’est arrêtée il y a deux ans, à sept
heures un quart.
Nous disposions d’une brigade de dix-huit domestiques : trois
jardiniers, un chef et un sous-chef (venus de Paris), un chauffeur, une
couturière, deux veilleurs de nuit, un garde du corps, un coach à
domicile pour la gymnastique matinale, six valets et un majordome.
À présent, je n’ai plus que le majordome.
Je le paie une misère, mais je l’ai.

Je pourrais m’en passer, je le sais bien, mais j’appartiens à une classe
où l’on utilise les ragots en guise de gourdins. Il suffirait que n’importe
quelle vieille bique du Rotary soupçonne que je me suis séparée de mon
dernier domestique pour des raisons pécuniaires, et je vous fiche mon
billet que tout le monde, jusqu’au fin fond de l’Arkansas, saurait que je
suis à deux doigts de la banqueroute. Je me vois d’ici faire la couverture
des magazines à scandale : en buste, le visage triste et vieilli, entre un
bœuf et un âne à l’air las.
Non. La réputation de la famille en souffrirait.
J’ai besoin d’un majordome.

Et puis, sans Orlando, je serais perdue.
En général, le seul mot de « majordome » évoque un temps où l’on
voyageait à cheval, et où de frêles caméristes portant tablier, bonnet de
dentelle et vieux souliers, s’affairaient dans une demeure cossue,
alimentant sans relâche le poêle à pétrole d’une chambre dans laquelle
une dame atteinte de syphilis nourrissait l’espoir de guérir grâce aux
effets bénéfiques d’un linge de mousseline baigné d’eau fraîche et
appliqué sur son front avec amour.
Les temps ont changé.
Aujourd’hui, en Italie, il y a encore des majordomes. Ils ne
participent pas aux castings de Loft Story, ils ne se donnent pas en
spectacle dans ces talk-shows où le moindre ongle incarné fait figure de
drame social, néanmoins ils existent et sont couverts par la sécurité
sociale, à laquelle je cotise moi-même tous les mois.
On les désigne du nom de butler, maintenant que l’anglais est devenu
à la mode. Quant à moi, qui n’ai jamais cessé d’appeler le cheesecake
« gâteau au fromage », je continue à dire « majordome ».
Sens du devoir, ponctualité, dévouement indéfectible : Orlando est
de ces valets qui savent lire dans vos pensées. Un regard impérieux, et il
comprend que j’ai envie de pain grillé ; un clignement volontaire, et il
me verse mon darjeeling dans une grande tasse ; un coup d’œil
comminatoire, et il allume la radio.
Un vrai phénomène.
Sa vie est un mystère pour moi : grand, les cheveux bruns,
impeccablement gominés, des yeux noirs un peu enfoncés, le teint pâle
et les lèvres fines, tout ce que je sais de lui, c’est qu’il a entre cinquante
et soixante ans, qu’il aime la poésie et déteste la compote de prunes.
Je ne lui pose pas de questions, et il ne me dit rien.
Notre relation est précisément fondée sur cette discrétion.
Au début, son attitude détachée m’irritait. Non que j’attende de mes
domestiques des numéros d’otaries savantes, mais une petite rigolade de
temps à autre n’a rien de déplaisant. J’ai même pensé m’en séparer, pour
en prendre un, comment dire, un peu plus rieur.
Et puis avec le temps, j’ai appris à l’apprécier.
Ce n’est certes pas un boute-en-train, mais dans sa profession, il est
ce qui se fait de mieux. Depuis vingt-deux ans, sa note d’évaluation
annuelle est un A.
Et même un A+, en 2009, suite à cette épatante dinde farcie au
réveillon, dont mes invités se régalèrent. La veuve Daiana Manetti
Bugatti, l’une des femmes les plus aigries de la galaxie, s’en enferma
chez elle de rage et, des jours durant, se rongea le foie de jalousie.
Chaque matin, Orlando me réveille en pénétrant dans ma chambre :
les douces phalanges de sa main gauche gainée de satin blanc frappent
humblement à ma porte, tandis que sa main droite soutient le plateau de
faux bambou.
Une fois entré, à pas de loup, il dépose en silence mon déjeuner sur
un support pliable en aggloméré, qui remplace depuis longtemps une
précieuse tablette d’albâtre dont nous avons dû nous séparer pour nous
renflouer. Puis il me parle comme dans un roman de Jane Austen, usant
parfois de termes tombés en désuétude depuis des siècles.
– Bonjour, comtesse.
– Bonjour à vous ! lui réponds-je, en me frottant les yeux.
– Il est huit heures, et la température extérieure est de vingt-neuf
degrés, annonce-t-il, telle une hôtesse de l’air.
Eh oui, c’est ainsi, nos bavardages matinaux font songer à une
telenovela argentine : intrigue captivante, mais dialogues laissant à
désirer.

Avec des gestes amples, il ouvre les rideaux d’organdi blanc, laissant
le soleil envahir la pièce et resplendir sur les murs gaufrés de style
baroque, damasquinés crème et or. Le parquet de chêne couleur miel
reprend de l’éclat.
– Qu’y a-t-il pour le petit-déjeuner ? lui demandé-je, en m’appuyant
contre mes oreillers.
– J’ai préparé une délicieuse orange pressée, du thé noir avec des
rondelles de citron et, pour finir, deux Gocciole.
– Seulement deux ? Pourquoi, c’est Vendredi saint ?
– La glycémie de madame…
– Bien sûr. Ma maudite glycémie, répété-je, en crispant le poing pour
boxer le matelas.
L’âge m’a donné de splendides boucles grises, de vastes poches sous
mes petits yeux noirs, des bajoues et, hélas, quelques petits soucis, dont
la glycémie. Pour la tenir en respect, il me faudrait éliminer le pain, les
pâtes, les pommes de terre au four, le miel et mes chaussons adorés,
pour me rabattre sur le lait de soja, les prunes, les haricots bouillis et les
céréales complètes, des aliments qui devraient tous être signalés par une
étiquette portant la mention : « Peut contenir de sérieuses traces de
déprime ».
Je devrais faire du sport, aussi, hypothèse que je n’envisage même
pas une seconde.

– Quel programme, sur mon agenda, ce matin ? m’enquiers-je, en
croquant l’un de mes deux biscuits industriels.
– Tout d’abord, un changement de programme. La visite de l’école
Giordano Bruno de Moncalieri a hélas été repoussée.
– Hélas ? Vous voulez dire « heureusement » ! Je révise ce fichu
discours depuis des jours, et je n’arrive toujours pas à me le mettre en
tête. « Chers élèves » ou « Chers enfants » ?
– « Chers enfants ». Il s’agit d’une école primaire.
Ce n’est pas plus mal. Je me rappelle avec un certain désarroi ma
dernière rencontre avec des marmots en tablier. J’ai dû manger à la
cantine avec eux, un immonde bouillon aux pâtes alphabet et une
escalope de dinde qui a mis à rude épreuve le travail de mon dentiste. Et
puis, surprise, sous mon assiette se trouvait un petit poème qui, selon
une institutrice affligée de sérieux problèmes mentaux, était censé
m’émouvoir.
La comtesse est arrivée,
Toujours ravie, pas déprimée.
À la cantine, avec les bambins,
Sauce son assiette avec un petit pain.
Aux tout petits elle s’intéresse,
Vive vive la comtesse !

– Orlando. Plus question d’accepter d’invitation dans les écoles


maternelles ou primaires.
– C’est noté.
– Ensuite ?
– Vous êtes attendue au conservatoire Giuseppe Verdi à midi et demi.
Le maestro Muti dirigera l’orchestre des jeunes élèves violonistes. Et tout
le monde sait à quel point madame aime le son du violon…
– Vous savez parfaitement que je HAIS le son du violon.
– Mais les gens l’ignorent, comtesse.
– Et nul ne doit l’apprendre. Annulez ma présence à ce concert,
présentez mes plus plates excuses à ce cher Riccardo. Trouvez un
prétexte, une maladie quelconque, varicelle, pustules. Peu importe du
moment qu’il le gobe et qu’il ne vient pas me faire de scène. J’ai horreur
du mélodrame au théâtre, alors chez moi, n’en parlons pas.
– Bien, madame.
– Et maintenant, si vous n’avez rien d’autre à me dire, vous pouvez
disposer. Après mon petit-déjeuner, je me lèverai de ce lit pour une
courte promenade de santé.
– Je suis navré de devoir vous rappeler que nous sommes mercredi.
– Et alors ?
– Chaque mercredi, avant votre promenade, vous avez coutume de
passer en revue la presse à scandale. J’ai déjà jeté un coup d’œil aux
articles.
– Et alors ?
– Ils ne vont pas vous plaire.

Nous y revoilà.
L’aristocratie ne mérite – semble-t-il – le respect qu’en deux
occasions : à l’heure des faire-part de naissance et à celle des couronnes
mortuaires. Le reste du temps, notre existence ne sert qu’à alimenter les
ragots.
Je feuillette le premier magazine qui me tombe sous la main : une
mannequin raconte comment elle vient de perdre sa virginité, un homme
bronze nu sur un yacht en compagnie d’une femme en monokini, et un
type dévoile son homosexualité, comme si sa veste à pois ne l’annonçait
pas déjà à son de trompe.
– Orlando ! Je ne vois rien qui concerne les infortunes de ma lignée
dans ce numéro de Scandaloso. À moins que ce type en veste à pois ne
nous soit apparenté.
– Page cinquante-huit, comtesse. Soyez courageuse.
Je cherche la page, je ferme les yeux en inspirant profondément.
Je rouvre les yeux.
Mon fils en bermuda sur une plage de Cap-d’Ail, saisissant les tétons
d’une certaine Ludmilla Coprova, comme s’il était en train de chercher la
fréquence d’une radio. « Emanuele m’a fait le plus beau des cadeaux :
une paire de seins toute neuve made in Miami ».
– C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? m’enquiers-je, horrifiée, en
levant les yeux vers Orlando.
– Non, comtesse.
– Dites-moi, je vous en supplie, qu’il s’agit d’un photomontage.
– Je crains que non, répond-il en baissant la tête.
Furieuse, je sors de mon lit.
– Orlando, ma robe de chambre !
– Soie sauvage ou crêpe georgette et dentelle ?
– Soie sauvage. Ce crétin veut ma mort, j’en ai bien peur, dis-je en
m’habillant. Je me croyais préparée au pire, Orlando, mais rien ne vous
prépare à une paire de seins made in Miami.
– Je suis désolée, madame.
– Ludmilla Coprova, répété-je, en arpentant nerveusement la pièce, le
magazine dans les mains. D’où sort ce nom ? C’est une étrangère ?
– Elle est italienne, comtesse. C’est un nom de scène.
– Ne me dites pas que cette créature se produit sur scène !
– C’est une danseuse de revue, une girl.
– Une call-girl, j’imagine. L’art est devenu le refuge des incapables.
Jadis, il exigeait travail, abnégation et sacrifice. De nos jours, il s’offre à
n’importe qui : une fille sans grâce peut se prétendre danseuse, et une
chanteuse sans voix se reconvertir avec succès en peintre sans talent. Et
cette fille sur la photo m’a tout l’air d’être de cet acabit.

Je m’assieds au bord de mon lit, je mets mes lunettes et j’examine les
clichés avec attention : petit nez parisien, trop parfait pour être
authentique, blonde oxygénée, la raie au milieu, bien nette, les yeux
petits, sombres et rapprochés, trahissant la convoitise et l’avidité. En
guise de maillot, un string couleur chair coincé entre les fesses. À en
juger par ces images, elle possède la distinction de ces pin-up qui ornent
les calendriers des garagistes.
Voyons ce que nous apprennent les légendes.
Ludmilla Coprova (pseudonyme de Concetta Capone, Scorpion, 1986), après avoir remporté
la deuxième édition de « Le prince cherche l’amour », a été fiancée trois ans au jeune
entrepreneur Tarcisio Tacchinardi (Vierge, 1989), dont elle a obtenu trois appartements et
une Jaguar. Elle a ensuite fréquenté le comte Cornelio Malagrotta (Taureau, 1936), qui lui a
laissé, avant de mourir, un chalet à Cortina et un yacht de seize mètres encore amarré
aujourd’hui aux Cinque Terre. Puis elle a eu une liaison avec le jeune Filippo Castrazi
Scrovegni (Balance ascendant Scorpion, 1988), ainsi qu’avec le père de ce dernier, Leonardo
Castrazi Scrovegni (Lion, 1945).

Une petite morue, aurait dit mon mari.



Qu’elle soit à présent agrippée à mon fils comme une bernique à son
rocher m’inquiète fortement.
– Que savons-nous d’autre au sujet de cette fille ? demandé-je à
l’impassible majordome.
– Pas grand-chose. Si vous le souhaitez, j’interrogerai un ami
journaliste.
– Orlando, les « amis journalistes » n’existent pas, vous le savez. Ce
sont des mythes, comme les Érinyes et les licornes. Vous leur entrouvrez
la porte, et vous les retrouvez sous votre lit à traquer les moutons. Et
soyez certain qu’ils sont capables d’en apporter de chez eux si ça peut
leur permettre de fabriquer un scoop.
– Je comprends, madame.
– Et maintenant, s’il vous plaît, un verre de vermouth. C’est à ma
connaissance le seul moyen d’éradiquer le souvenir de ces images.
– Si vous le souhaitez, je pourrais vous apaiser grâce à l’une de mes
compositions en vers.

Et me voilà confrontée à un nouveau désastre.
Orlando, hélas, a la manie des sonnets.
Tout a commencé quand, foudroyé par l’œuvre de William Blake, il
s’est lancé dans l’élaboration de petits poèmes compliqués et absurdes.
Je ne leur trouve aucun intérêt. D’ailleurs, maintenant que j’y pense,
je ne trouve aucun intérêt à la poésie en général.

De six à dix-huit ans, j’ai vécu recluse au Diamond Institute de
Genève, un soi-disant collège pour jeunes filles, une sorte de bagne, en
réalité, conçu pour transformer d’innocentes fillettes à boucles blondes
en amazones capables de hurler de farouches cris de guerre sur un
cheval lancé au grand galop. Vous y entriez petite fille, vous en sortiez
petit homme.
Je ne m’attendais pas à autre chose. Quand vous naissez dans une
famille riche d’environ cinq siècles d’histoire et d’une salle bourrée de
tableaux de ses ancêtres, lesquels ont déclaré des guerres, pris d’assaut
des villes et fait moult prisonniers, il est vain d’espérer qu’on vous
inscrive dans une école de commerce, section tourisme.
C’est ainsi que je suis partie pour la Suisse.
J’y ai appris à tirer à l’arc et au fusil, et à chevaucher un pur-sang,
activités parfaites pour une enfant en proie à de sérieux doutes sur son
orientation sexuelle, mais tout à fait inadaptées pour une fillette de dix
ans adorant les poupées.
C’est précisément au collège que j’ai pris la littérature en grippe.
Quand on vous impose l’étude approfondie des œuvres complètes de
Ford Madox Ford, vous faites le serment qu’une fois terminés Finies les
parades et Le Bon Soldat, vous n’ouvrirez plus jamais un livre de votre
vie.
Je m’y suis tenue, et j’ai bien l’intention de continuer.
Mais voilà que je dois me farcir les velléités poétiques de mon
majordome, qui brûle de me déclamer sa production.

– Orlando, entre nous, pourquoi ne cherchez-vous pas un autre passe-
temps ? Vous n’aimez pas les mots-croisés ? Les charades ? On fait des
rébus formidables, vous savez ?
– Je suis désolé que vous le preniez comme cela.
– Et comment devrais-je le prendre ?
– Je vous assure, madame, que mon style s’est nettement amélioré
depuis la dernière fois.
– Navrée d’avoir à vous le rappeler mais, la dernière fois, je ne vous
ai trouvé aucun style.
– Même un tout petit extrait ?
– Je crois vraiment que ce n’est pas nécessaire.
– Un tout petit petit ?
– Y a-t-il un mot, dans la phrase « Je crois vraiment que ce n’est pas
nécessaire », dont le sens vous échappe ?
– J’ai compris, madame. Je n’insisterai pas. Je me retire dans ma
chambre.
Je le regarde, je lève mon verre à sa santé et je siffle ma dernière
gorgée de vermouth.
III

Certains prétendent que je mène une vie trop bizarre, hors du


commun, comme si j’avais choisi ma condition. On peut devenir
métallurgiste, on peut grandir en Éthiopie, et l’on peut naître aristocrate.
C’est le destin.
Mon espèce est en voie d’extinction.
Des nobles, il y en a de moins en moins désormais. Si l’on parle de
noblesse véritable, évidemment, car les comtes et les comtesses frelatés
pullulent.
Ce n’est plus un mystère. Beaucoup de parvenus, envieux, décident
de s’offrir un titre nobiliaire en l’achetant à bas prix quelque part sur
l’Internet.
Le plus souvent, ils reçoivent des parchemins contrefaits en Albanie.
« Ils veulent être nous », disait mon père, devenu vieux et sur le point
de retomber en enfance. Comme si pour être nous, il suffisait de se faire
expédier un parchemin.
De la noblesse, ils n’ont ni les manières ni le savoir-faire ; ils n’en ont
pas non plus l’aplomb, ni le détachement caractéristique, indispensables
lors des dîners importants. Ils ne savent pas rester à leur place et ne
respectent pas les tours de parole. Ils s’imposent et cherchent à dominer
la conversation.
Il m’est souvent arrivé d’évoquer une pièce de théâtre devant un
aristocrate en toc, lors d’une quelconque sortie mondaine. Et au lieu
d’abonder dans mon sens en m’interrogeant sur l’œuvre en question, le
voilà qui se lance dans le récit de ses sorties au spectacle et de sa
migraine causée par une fausse note.
Les gens ne savent plus écouter.
Deux oreilles, je l’ai toujours dit, c’est parfois trop.
J’évite donc les fêtes et les banquets : je préfère rester chez moi et
profiter de ma tranquillité, en me réfugiant par exemple dans cette
bonne vieille salle des tapisseries, aujourd’hui dépouillée de ses tentures,
devant la télévision. Je ne connais rien de mieux quand je suis nerveuse
et que j’ai besoin de me calmer.
La télévision, je ne me borne pas à la regarder : je m’en bâfre.

Ma télécommande à la main, je saute en général d’une chaîne à
l’autre avec la promptitude du psychopathe changeant de personnalité.
Je dois cela à mon père qui, bien que largement assez fortuné pour
s’offrir un téléviseur au début des années 1950, préféra en boycotter
l’achat.
Ainsi, alors que la plupart de mes amies, rentrées chez elles pour les
vacances d’été ou de Noël, passaient leurs soirées devant les premières
images en noir et blanc transmises par des appareils aussi profonds que
des fours à bois, j’étais obligée de passer les miennes l’oreille vissée à un
poste de radio à lampes, à en attraper des escarres.
– Tu t’amuses bien ? me demandait mon père.
– Beaucoup, lui répondais-je, tandis que l’actrice invisible d’un
drame radiophonique se mourait dans les bras d’un amant que je ne
voyais pas, dans la chambre inconnue d’un château qu’évidemment je ne
pouvais pas voir non plus.

L’une de mes émissions favorites est Danse avec les stars, où des
célébrités du monde du spectacle s’essaient à l’art complexe de la danse
en couple sous la houlette de maîtres à danser, vêtus comme des paons
brûlant de s’accoupler.
Je possède une vidéothèque avec des enregistrements de tous les
épisodes de chaque saison. Et dès que je dispose d’une matinée de
liberté, je lance un DVD et regarde l’émission, affalée dans mon canapé.
L’invitée d’honneur de l’émission d’aujourd’hui est Sophia Loren, que
j’ai eu le plaisir de rencontrer il y a un an à la Mostra de Venise : elle
faisait une brève apparition dans un film américain. Elle n’y avait qu’une
seule réplique du style « Ôte-toi ça de la tête », mais elle la disait avec le
talent qui l’a toujours distinguée.
En matière de danse, cela dit, Sophia est vraiment très raide. J’ai vu
des branches de chêne plus souples qu’elle.

Après l’émission, je m’accorde une bonne promenade dans le
majestueux parc aux Songes, derrière le labyrinthe de buis.
Il y a encore un an ou deux, c’était l’un des lieux les plus enchanteurs
de la planète. Je le dis en connaissance de cause, ayant au cours de ma
vie visité bien des parcs somptueux et luxuriants, des jardins flottants de
Mexico au château de Sissinghurst en Angleterre.
Mes hectares de terrain ont quelque chose de fabuleux : il suffit d’y
jeter une graine et celle-ci croît et prospère à une allure hallucinante,
générant feuilles et fleurs d’une splendeur indescriptible.
Outre son vaste labyrinthe de buis, le parc comprenait autrefois un
immense champ d’orchidées blanches, une grande orangeraie, environ
trois hectares plantés de roses noires, un jardin anglais, un pré d’épis
dorés, parsemé de flamboyantes tulipes rouges et d’une variété rarissime
de chardons.
À présent, faute de pouvoir payer l’eau et les jardiniers, le parc s’est
réduit à une sombre étendue de chiendent, de buissons desséchés et de
fleurs à l’agonie. Le bassin n’est plus qu’une masse de boue stagnante
dont même les grenouilles se tiennent à l’écart.

D’un pas vif, caractéristique des danseurs de la Scala portant
coquille, Orlando me rejoint, la mine sombre.
– Comtesse !
– Qu’est-ce qui vous agite donc tant ?
– Un message de votre fils.
– Que me veut cet abruti ?
– Il passera ici avant le déjeuner, pour vous parler.
Il voudra me montrer l’une de ses nouvelles inventions, comme
d’habitude.

En effet, je ne l’ai pas mentionné jusqu’à présent, mais Emanuele,
aussi dépourvu de bons sens, mentalement retardé et économiquement
handicapé soit-il, est tout de même diplômé.
Ce qui ne plaide guère en faveur des diplômés.
Choisir son université fut aussi pénible que douloureux. À cette
époque, d’ailleurs, je commençai à souffrir de longues crises de colite
spasmodique qui m’obligèrent à me bourrer d’antalgiques.
Au début, Emanuele choisit la filière vétérinaire : des dizaines
d’examens à passer en cinq ans.
– Emanuele, lui demandai-je, pourquoi vétérinaire ?
– J’ai un don avec les chevaux, je le sens.
– Je te rappelle que tu n’es monté à cheval qu’une seule fois dans ta
vie.
– C’est vrai.
– Tu avais cinq ans.
– Oui, maman.
– Et c’était un cheval de bois.
Peine perdue. Il s’obstina et tenta de se préparer à l’examen d’entrée.
Il ne lui fallut que quelques jours pour renoncer à ce projet.
Dépité, il revint à la charge avec une nouvelle lubie.
– Maman ! me fit-il. J’ai décidé ! Je prendrai les mathématiques.
– Tu prendras des cours de mathématiques, veux-tu dire.
– Je vous signale, répliqua-t-il, hautain, qu’au collège j’étais meilleur
en algèbre que dans les autres matières.
– Le fait que tu aies obtenu la moyenne en algèbre ne fait pas de toi
un aigle.
Cette fois encore, heureusement, l’engouement fut de courte durée.
Il eut ensuite une toquade pour la biologie, un bref intermède durant
lequel il se persuada qu’il était un sculpteur de génie, avant de se raviser
et de décider finalement de s’inscrire en architecture.

Je précise que j’ai beaucoup d’estime pour les architectes,
travailleurs infatigables qui s’efforcent sans relâche de défier les lois de
la physique ou, pour certains, du bon goût.
Quand il vint m’aviser de sa nouvelle passion, je restai sceptique et le
considérai d’un œil soupçonneux, mais en y réfléchissant, je finis par me
dire que l’idée n’était somme toute pas si farfelue.
En effet, tout petit, Emanuele jouait beaucoup aux Lego. Même s’il
faut admettre que mon fils, en dépit de ses efforts, était de ces enfants
qui peinent à bâtir quoi que ce soit tout en excellant à le détruire.
Mais, considérant la fortune qu’a amassée un architecte comme
Frank Gehry en concevant des bâtiments bancals et biscornus, je décidai
de lui lâcher la bride.
Il s’installa donc dans le quartier de Crocetta, s’inscrivit à l’école
d’architecture et, après onze exténuantes années d’études, finit l’an
dernier par décrocher son diplôme.
Je le soupçonne fort, cependant, d’avoir acheté certains de ses
résultats, car je ne m’explique pas comment, avec un esprit plus gourd
que celui d’un invertébré des mers chaudes, il ait pu réussir des examens
dans des matières comme « Techniques environnementales » ou
« Sciences des matériaux ».
N’oublions pas que nous parlons d’un garçon qui, jusqu’à l’âge de
dix-sept ans, ne savait pas lacer ses chaussures.

Mais c’est ainsi.
La malchance a voulu qu’il obtienne un prix pour son premier travail
de designer. Depuis, Emanuele se sent comme investi d’une vocation et
s’arroge le droit de créer tout un tas d’objets aussi absurdes qu’inutiles,
tels la cafetière à lait ou le dé à quatre faces, inventions vaines qui ne lui
rapportent pas grand-chose, sinon deux ou trois notules dans des revues
spécialisées, des dettes en pagaille – il s’autoproduit – et de rares articles
dans les journaux où il est en général décrit comme une sorte de fou
visionnaire – à mon avis, fou tout court conviendrait mieux.
Je ne vais certainement pas l’encourager.
Je n’ai jamais été le genre de mère qui perd son temps à couvrir sa
progéniture de louanges, la poussant à jouer de la flûte traversière ou à
faire de la voltige équestre. Tu veux consacrer ta vie à la gymnastique ?
Très bien ! Mais n’espère pas m’entendre glapir d’admiration devant tes
arabesques.
Ce n’est pas dans ma nature.
Je sais mentir en public, prétendre qu’une robe lilas à rayures fuchsia
est une merveille, affirmer que des canapés au caviar fleurant le poisson
pourri sont un régal, mais je ne pourrais jamais mentir en privé. La
fausseté, chez les aristocrates, ne s’envisage que comme un expédient
permettant de satisfaire aux règles de la bienséance. J’ai toujours été
franche avec mon fils, du moins tant qu’il m’a infligé sa présence ici, à la
villa. Maintenant qu’il est parti, nous nous voyons fort peu et nos
conversations se limitent à l’échange des vœux d’usage pendant les fêtes,
et à de rares coups de fil certains soirs, quand mon fils se rappelle qu’il a
une mère.

Emanuele habite à Turin, dans un loft qui lui sert aussi d’atelier.
Enfin, il s’agit plus d’un hobby que d’un véritable travail. D’ailleurs, s’il
devait en vivre, il ne mangerait plus que des patates, comme en Irlande à
la fin du XIXe siècle.
IV

Emanuele arrive à midi, ponctuel.


Il fait son entrée triomphale dans la salle des portraits au deuxième
étage, jadis bourrée d’œuvres d’art et d’austères tableaux de famille. De
ces œuvres d’art, il ne nous reste plus que ce que je prenais pour une
lithographie de Schifano et qui s’est récemment révélé n’être qu’une
simple photocopie, en noir et blanc qui plus est.
Tout empêtré dans sa démarche gauche, il se présente à moi vêtu
d’un tee-shirt vert délavé et d’un jean ample, un panama sur la tête et,
aux pieds, d’obèses chaussures de sport.
– Salut, M’an !
On jurerait entendre un gamin tout fiérot de son premier duvet de
moustache.
– Emanuele, tu crois que c’est une tenue ?
– Le panama, c’est un cadeau.
– Je ne parle pas du panama, idiot ! C’est l’ensemble.
Toute discussion avec lui est un combat au fleuret. Je ne peux pas
m’empêcher de lui flanquer des coups d’estoc, c’est plus fort que moi. Je
l’agonirais d’injures, si c’était mon style, mais j’ai évité les obscénités
toute ma vie, et ce n’est pas par puritanisme. J’ai la conviction profonde
que pour dénigrer autrui il n’est pas nécessaire d’user de termes
grossiers. J’arrive très bien à mettre quelqu’un mal à l’aise par le biais de
sourires acides, de demi-compliments et de regards ambigus. Nul besoin
de traiter quiconque de face d’étron, comme l’eût fait mon époux
Amedeo : j’exprime cela autrement.
– Alors ? Qu’est-ce qui t’amène ? Tu as embouti l’auto d’un
cocaïnomane ? Ton bateau à moteur est en panne sèche ?
– Rien de tout cela.
– S’agit-il de cette recommandation auprès des Guzzini ?
– Non, maman.
– Écoute, Emanuele, si tu as déjà dépensé ton mois et que tu viens
mendier, sache que tu tombes mal. Il ne reste que des mites dans mon
porte-monnaie.

Il va forcément me demander quelque chose.
Avec le temps, j’ai appris que quand ce nigaud rapplique chez moi à
l’improviste, ce n’est jamais pour prendre de mes nouvelles ou m’offrir
un assortiment de gâteaux de chez Baratti & Milano. En général, il vient
me raconter ses problèmes et je dois l’en dépêtrer d’une manière ou
d’une autre en appelant au secours Pierre, Paul ou Jacques. Quand vous
êtes riche, Pierre, Paul ou Jacques accourent illico ; mais tombez dans la
misère, et ces trois-là feront la sourde oreille.

– Bon, dis-moi, qu’est-ce que tu attends de moi ? J’ai une journée
chargée, dépêche-toi.
– Il faut que je vous parle, maman.
Je m’assieds dans l’unique Poltrona Frau qu’il me reste, de couleur
ocre. Je croise les jambes, je pose les mains sur mon genou droit et
j’attends la catastrophe en fusillant Emanuele de mon fameux regard
laser.
– Bon. Peut-être avez-vous appris que, depuis quelque temps, je
fréquente une fille avec laquelle j’ai passé des vacances en France.
– Bien sûr que je l’ai appris. Pas par toi, mais je l’ai appris.
– Eh bien, elle s’appelle Ludmilla et nous vivons ensemble, à présent.
– Voilà qui ne m’enthousiasme guère.
– Bah, c’est dommage. Elle compte beaucoup pour moi. Et pour le lui
prouver, je lui ai offert le diamant de la famille.
Je m’agrippe aux accoudoirs, y plantant mes ongles. Ma voix grimpe
de deux octaves :
– TU AS QUOI ?
– Je lui ai donné notre Koh-i-Noor en gage de mon amour.
– QUI QUOI ÇA ?
– Le Koh-i-Noor, maman.
Un fourmillement envahit tout mon corps. Je pourrais en rester
paralysée à jamais.

Le célèbre Koh-i-Noor, aussi connu sous le nom de « Montagne de
lumière », est un diamant de 105 carats que ma famille possède depuis
1887. Il fut offert à mon grand-père par la population d’Andhra Pradesh,
en Inde. Il avait appartenu à plusieurs souverains indiens et perses qui
s’étaient battus avec acharnement pour mettre la main dessus.
La légende veut qu’il apporte chance et prospérité à l’homme qui le
reçoit en don. C’est pourquoi mon mari, juste avant de mourir, l’a légué
à Emanuele et non à moi. Tout bien réfléchi, il a fait à ce moment-là ce
qu’il aurait lui-même qualifié de connerie monumentale.

– Emanuele, je crains de ne pas avoir bien compris. J’ai
probablement l’ouïe qui baisse. Tu n’as pas vraiment annoncé à ta mère
âgée et au cœur fragile que tu as donné le Koh-i-Noor, n’est-ce pas ?
– C’est bien ce que je vous ai dit, maman.
– Mais tu plaisantais, j’imagine. C’est une blague !
– Ce n’est pas une blague, maman. C’est la pure vérité !
Je reste un instant muette. Le temps de retrouver mon souffle pour
rassembler mes hurlements.
– LE KOH-I-NOOR ? MAIS TU SAIS CE QUE VAUT CE DIAMANT ? TU AS UNE MÉDUSE

ÉCHOUÉE À LA PLACE DU CERVEAU, OU QUOI ?


– Papa m’a fait promettre de l’offrir à la meilleure des femmes, à une
personne sincère et de cœur !
– Et c’est celle-là, d’après toi, « la meilleure des femmes » ?
– Absolument. Son parfum frais et enivrant rappelle celui de la rosée
au matin, sa chevelure brille comme les vagues d’une mer que le vent
frisèle, lâche-t-il en contemplant, transporté, les poutres vermoulues au
plafond.
– Emanuele ? lui fais-je, en claquant des doigts pour le ramener à la
réalité.
Il revient à lui.
– Oui ?
– Serais-tu devenu débile ?
– Maman, je ne fais que vous ouvrir mon cœur…
– En ce qui me concerne, tu ferais mieux de le refermer.
– Mais je… dit-il.
Sans aller plus loin. Comme si ces deux mots pouvaient suffire à me
calmer.
– Mais je… quoi ?
Je n’ajoute rien. Il reste droit tel un cyprès de cimetière. Et il me fait
ses grands yeux d’innocent. Je les lui arracherais volontiers à la
fourchette à huître.
– Mais dis quelque chose, N’IMPORTE QUOI ! Dis-moi que tu es désolé,
que tu étais pompette, que tu as eu tort, que tu files illico le lui ôter du
doigt pour le remettre à la banque. PARLE !
Rien. Il me regarde la bouche ouverte, comme si j’étais une statue du
musée Grévin.
Je me dresse hors de mon fauteuil, en fixant ce crétin. J’ouvre le
meuble du bar, en fixant ce crétin. Je remplis un verre de vermouth, en
fixant ce crétin. Je me l’envoie. J’en remplis un second.
– Vous êtes plus calme, maintenant ?
– Pas du tout ! Seulement plus ivre.
– Je suis désolé que vous le preniez de cette manière.
– Et comment devrais-je le prendre ? Tu nous as dépouillés du plus
précieux de nos bijoux de famille !
– Mais pourquoi réagissez-vous comme ça ? Je ne comprends pas…
– Voilà qui n’est pas nouveau.
– C’est une insulte à mon intelligence !
– Alors tu ne cours aucun danger. As-tu une idée de la situation qui
est la nôtre depuis plusieurs mois ? Sais-tu que la presse se répand déjà
sur nous et sur l’effondrement de nos finances ? Quels journaux lis-tu, le
matin, à part Le Journal de Mickey ?
– Maman, ce n’est qu’un bijou.
– Ce n’est qu’un bijou ? Alors tu n’as vraiment rien compris, n’est-ce
pas ? lui dis-je avec deux poignards à la place des yeux. Depuis DES MOIS,
je mange des Gocciole et je dors dans des draps Ikea. Tu n’as jamais
participé aux frais de cette maison, et quand je te demande de contribuer
aux impôts, tu t’en fiches. Rien que cette année, j’ai donné à l’État assez
d’argent pour nous offrir un appartement avec terrasse sur les Champs-
Élysées. JE – N’AI – PLUS – UN – SOU, Emanuele. Que faut-il que je fasse pour
te rentrer ça dans la tête, une fresque ?
– Vous en faites toute une tragédie.
– Une tragédie, je vais t’en faire une pour de bon si tu ne récupères
pas ce diamant.
– Je ne peux pas le lui reprendre ! Je le lui ai offert ! Et puis, je
l’aime !
Et voilà, j’en étais sûre. Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas
apprendre quand on a un verre de vermouth à la main. Des
éclaboussures partout. Mon beau corsage de soie coupé sur mesure chez
Krizia. Je n’ai plus qu’à le donner aux bonnes œuvres, maintenant.
– Mais je l’aime vraiment.
– Emanuele, je t’en prie. Dis-moi que nous sommes dans un show
télévisé et qu’il y a des caméras cachées dans cette pièce.
– Non, maman. J’ai enfin trouvé la femme de ma vie ! Je l’aime à la
folie, me fait-il avec ce regard perdu dans le vague que devait avoir saint
François d’Assise quand il parlait aux petits oiseaux.
– Allons… lui dis-je, excédée.
– Je donnerais un de mes reins, pour elle !
– Bah. Tu peux être sûr qu’elle t’en arrachera un d’elle-même.
– Vous ne saisissez pas…
– Non, c’est toi qui ne saisis pas, lui fais-je, en pointant mon index
sur lui.
– Écoutez, comme vous le savez, papa m’a laissé libre de disposer de
cet héritage à ma convenance et…
– Donc, d’après toi, offrir des nichons made in Miami et te défaire du
Koh-i-Noor, un des diamants les plus chers du monde, est la meilleure
façon d’honorer sa générosité ? Quand te rendras-tu compte que cette
femme n’est qu’une sangsue vénale ? Quand elle mettra tes testicules aux
enchères sur eBay ?
– Maman, cette sangsue vous considère déjà comme une seconde
mère.
– Eh bien, dis-lui de ma part qu’elle peut se considérer comme
orpheline. Et si tu ne la quittes pas, Emanuele, tu le seras toi aussi tôt ou
tard. Qui sait combien de temps mes coronaires supporteront cette…
cette bouffonnade.
– Vous allez devoir vous y habituer ! Elle pourrait devenir la mère de
vos petits-enfants.
– Une catastrophe à la fois. La seule idée que tu puisses aussi te
reproduire… Tu ne vas pas faire ça, n’est-ce pas ?
– Depuis quand vous intéressez-vous à ma vie sexuelle ?
– Depuis que je tiens ce verre en cristal et que je meurs d’envie de te
le lancer à la tête.
– Écoutez, pardon, laissez-moi vous expliquer calmement ce que je
pense faire…
– Inutile.
– Si seulement vous vouliez bien…
– Je refuse.
– Vous pourriez…
– Non !
– Et tant pis, puisque c’est comme ça, je m’en vais.
– Et ferme bien la porte en sortant ! fais-je, tandis qu’à grandes
enjambées il sort de la pièce et, passé le seuil, lance une grossièreté au
mur.
Je le ferai repeindre.

Je reste seule avec mon courroux.
Je me verse un troisième verre de vermouth et je le descends comme
si c’était de la limonade, puis je me laisse glisser dans le Frau, inerte, la
tête en feu. Dans Il Sole 24 Ore, ils vont nous rôtir en méchoui.
Cette fois-ci, on ne s’en tirera pas facilement.
Pas cette fois-ci.
« Quelle fichue tête de nœud ! », aurait dit Amedeo.
V

La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre, dit-on.


Dans le cas d’Emanuele, je crains que la pomme se soit bien fichue de
l’arbre, ait dévalé les pentes abruptes de la colline et roulé jusqu’au Pô,
se débrouillant pour atteindre l’aéroport de Turin, se payer un billet en
classe économique pour le premier vol transocéanique disponible et
rejoindre le triangle des Bermudes où son cerveau demeure toujours
aujourd’hui.
Si je ne l’avais pas moi-même expulsé dans d’atroces souffrances, je
refuserais de croire qu’il fait partie de ma famille.

Quelle misère.
Je l’ai doté d’une parfaite éducation, et d’une voiture à sa majorité.
Je l’ai déguisé en Zorro quand il réclamait un costume de Pierrot. Et
voilà comment il me remercie.
Au point où nous en sommes, il est fort probable que mon fils me
haïsse carrément.
J’aurais dû le comprendre il y a environ trois décennies, quand, tout
petit, il a tenté plusieurs fois de mettre le feu à ma robe de chambre en
jouant avec des allumettes.

Mais s’ils s’imaginent m’avoir matée, ils font une grosse erreur.
Pendant la Première Guerre mondiale, mon trisaïeul Claudio Vittorio
dal Pozzo della Cisterna, le célèbre condottiere, ouvrit une conserve de
haricots avec ses dents. Dans la salle des portraits, c’est le seul qui soit
représenté la bouche close.
Ma grand-mère Maria Vittoria affronta à mains nues une vipère en la
saisissant derrière la tête avant de l’étrangler. Ce jour-là, pour la
première fois, une oreille humaine a pu entendre tousser et râler un
serpent au bord de l’asphyxie.
LA DYNASTIE DES POZZO DELLA CISTERNA NE SE REND PAS !
J’ai seulement besoin de cogiter. Une petite douceur aux noisettes
pourrait m’y aider.
Je secoue ma clochette pour appeler Orlando.

En attendant qu’il arrive, je réfléchis à une solution.
Je pourrais, éventuellement, convoquer cette Coprova et m’en
débarrasser en lui proposant une indemnité. L’argent est un argument de
poids avec ce genre de personne.
Non, ça ne fonctionnera pas : les vraies blondes sont parfois sottes,
mais les fausses sont des tueuses.
J’espère seulement que la presse sera indulgente. C’est exactement le
style de nouvelles dont les magazines people se délectent, puisqu’il leur
faut bien trouver des ragots pour remplir leurs pages entre deux
publicités pour laxatifs ou tampons hygiéniques.

J’entends qu’on toque discrètement à la porte.
– Madame m’a appelé ?
– Orlando ! Enfin. Il me faut un dessert aux noisettes.
– Je vous rappelle, madame, que vous ne devez pas exagérer avec les
sucreries.
– Et moi, je vous rappelle que vous n’êtes pas mon père.
– J’insiste. Votre glycémie. Vous ne devriez pas. Vous le savez.
– Cette discussion avec mon fils m’a gâché ma journée. J’ai besoin
d’une dose de sucre, alors envoyez la confiserie !
– Comme vous voulez. Je suis cependant navré de vous informer
qu’il n’y a plus de dessert aux noisettes. Je vous propose à la place une
excellente stracciatella.
– Du pâtissier ?
– Discount.
– Pas de pâtisseries, pas de desserts, dis-je en soupirant, cette maison
vire au centre de cure Mességué. Bientôt, vous ne me servirez plus que
du pain et de l’eau avec une blouse blanche sur le dos.
– Je suis désolé, madame.
– Quel désastre ! murmuré-je en dodelinant du chef.
– Je vous assure, néanmoins, que cette stracciatella est exquise.
– Eh bien, puisque vous insistez, allons-y pour la stracciatella. Cela
m’aidera à démêler l’écheveau embrouillé de mes pensées.
– Quelle jolie métaphore…
– Ne vous avisez pas de me déclamer l’une de vos poésies !
– Je ne me le permettrais pas.
– Ça vaut mieux comme ça.
– Je vous vois très agitée. J’imagine que votre conversation avec
monsieur Emanuele ne s’est pas bien passée.
– Chaque fois que ce crétin l’ouvre, je disjoncte. Il me suffit de
l’entendre prononcer trois mots pour être prise d’une envie incontrôlable
d’empoigner un gros couteau de cuisine.
– Il a dit quelque chose qui vous a contrariée ?
– Contrariée ? Orlando, je suis fumasse. Savez-vous ce qu’il a osé
faire ? Il est allé offrir le Koh-i-Noor à cette donzelle aux nichons refaits,
celle du journal. Vous comprenez ? Le Koh-i-Noor.
– Oh !
– Comme vous dites, « Oh ! ». Ce diamant vaut une fortune. Et ce
n’est que le début. Encore quelques semaines, et la fausse blonde aura
pressé cet imbécile comme un citron.
– Je crois comprendre que cette fille vous déplaît.
– C’est peu de le dire. Si d’aventure une tarentule la mordait, j’aurais
de la peine pour la tarentule.
– J’en suis navré, madame.
– J’espérais une bru au port de reine, pas une mante religieuse
mamelue. J’ai toujours su que mon fils était débile, et toujours essayé
malgré tout de bien l’aimer.
– C’est humain.
– Et ce matin, je me suis surprise à chercher du regard un objet
pointu afin de le lui lancer à la tête. C’est également humain ?
– Je dirais que non.
– Il n’a jamais pris conscience de son statut de descendant d’une des
dernières familles nobles d’Italie. Jamais ! Il croit vivre comme cet
enfant du dessin animé, celui qui gambade dans les prés au cul des
chèvres. Comment s’appelle-t-il, Orlando ?
– Heidi, madame.
– C’est ça. Lui-même ! Mais vous vous rappelez l’époque où il rentrait
tous les jours du lycée avec une feuille collée dans le dos où était écrit :
« Je suis un crétin » ? Et cette grosse tache de sauce sur sa veste blanche
au mariage d’Albert de Monaco ? Sans parler de la fois où, aux Antilles,
il est sorti de l’eau avec un maillot blanc qui ne laissait rien ignorer de
son anatomie. D’un format par ailleurs peu impressionnant. La presse ne
fut pas tendre.
– Je m’en souviens, madame.
– Je n’aurais jamais imaginé qu’un enfant puisse être la cause
d’autant de chagrin. Vous vous y connaissez en enfants, Orlando ?
– Pas directement. Mais j’ai deux neveux qui donnent bien du fil à
retordre à ma sœur.
– Ah oui ?
– L’aîné a la ferme intention de s’inscrire en lettres classiques à
l’université pour se spécialiser en archéologie.
– Quelle catastrophe ! Il a donc décidé de devenir chômeur !
– Quant à l’autre, il veut étudier la philosophie.
– C’est un coup dur ! Votre sœur doit être dévastée…
– Elle l’est, madame.
– Offrez-lui donc une bouteille de notre meilleur vermouth. Votre
sœur boit-elle ?
– De temps à autre.
– Alors elle appréciera certainement.
– Je ne voudrais pas abuser, comtesse.
– Pensez-vous. Pauvre femme : un fils archéologue et l’autre
philosophe… Pire que cela, je ne vois pas. D’autres calamités au
programme, aujourd’hui ?
– La banque a appelé.
– C’était une question ironique…
– Votre conseillère, mademoiselle Anna, souhaite s’entretenir avec
vous dès que possible.
– Encore un découvert, j’imagine. L’autre nigaud a dû offrir le
diamant à sa « danseuse de revue » lors d’un dîner aux chandelles dans
un de ces restaurants réputés pour leurs menus à base de crudités et
d’escargots, et leurs monstrueux balthazars de Piper-Heidsieck millésimé.
– Je l’ignore, madame. L’affaire semblait urgente. Vous êtes attendue
à l’agence demain matin à neuf heures.
– À neuf heures ?
– Je sais, madame. C’est très tôt.
– Avez-vous essayé de repousser cela à onze heures ?
– Ils n’ont rien voulu entendre.
– Vous n’avez peut-être pas causé assez fort…
– Ils ont insisté pour demain à neuf heures.
– Je vais devoir me lever aux aurores.
– Je suis désolé, comtesse.
– Rappelez cette chère Anna, Orlando, et dites-lui que je serai
demain matin à son bureau, à l’heure dite.
– Ce sera fait.
– Et maintenant, s’il vous plaît, apportez-moi cette stracciatella
discount. Et tant que vous y êtes, ajoutez-y quelques Gocciole.
VI

J’arrive à l’heure au rendez-vous.


La banque se trouve dans l’une des ruelles du centre. Une fois sur le
trottoir, il suffit de se pencher un peu et, de la via Gaudenzio Ferrari, on
peut observer la Mole d’Antonelli.
C’est ma famille qui, après le tremblement de terre de février 1887,
entreprit de sécuriser ce monument en finançant les travaux de
consolidation sous charge.
Nous contribuâmes à sauver les restes du théâtre romain et nous
restaurâmes la crypte royale de la basilique de Superga. Mon père lui-
même se saigna pour le palais Carignan, en faisant rénover de sa poche
la chambre dans laquelle Victor-Emmanuel II, roi de Sardaigne et duc de
Savoie, avait proclamé la naissance du royaume d’Italie.
La mairie devrait nous élever une statue pour notre peine et pour
l’argent que nous avons consacré à la collectivité. Et que fait-elle ? Elle
nous envoie des factures à régler et de menaçantes injonctions de payer.
En ce moment, un assistant du maire – et même pas le maire en
personne – nous téléphone presque tous les jours pour savoir quand nous
serons en mesure de nous acquitter de la taxe d’enlèvement des ordures
ménagères, comme si c’était simplement une question de volonté.

Je franchis la porte en fer forgé encadrée de marbre noir ouvragé. Je
salue guichetiers et directeur, pliés en deux avec zèle, comme toujours,
puis je me dirige vers le box de cette chère Anna.
Experte en matière de chiffres, cette jeune femme est un véritable
désastre sur le plan esthétique. Plus le temps passe et plus je lui trouve
l’air défait d’une marionnette désarticulée.
Depuis que je la connais, elle porte la même jupe plissée couleur
feuille morte, certainement achetée en solde dans quelque centre
commercial, une chemisette d’un blanc sale et une petite veste étriquée
en coton léger qui date sûrement d’avant-guerre, à voir sa coupe et le
petit trou qui orne sa manche droite depuis un an ou deux.
Et puis ces cheveux ébouriffés, et ce visage vierge de tout artifice.
Une touche de maquillage corrigerait ses paupières un peu tombantes et
mettrait en évidence ses lèvres pulpeuses et merveilleusement
symétriques.
Son bureau, du reste, est l’exact pendant de son aspect extérieur :
mobilier fatigué pauvrement éclairé par un horrible lampadaire diffusant
une lueur jaunâtre qui rendrait blême le Noir le plus pimpant.
Cloisons nues, sinistres.
Au centre du cube de contreplaqué, un bureau blanc sépare deux
chaises de cuir noir à l’aspect inconfortable.

Je me plante à l’entrée de son box. Je la trouve courbée sur un petit
cahier à la couverture noire, usée, écrivant avec son entrain coutumier
de première de la classe.
– Je vous dérange ? m’écrié-je d’une voix perçante.
– Madame Maria Vittoria, quel plaisir ! fait-elle en bondissant sur ses
pieds.
– Rasseyez-vous, Anna. Rasseyez-vous !
– Comment allez-vous ? demande-t-elle en me tendant la main.
– Cela pourrait aller mieux, ma chère. Et vous, comment allez-vous ?
– Bien, madame. Navrée pour ce rendez-vous si matinal.
– Je me suis levée au chant du coq.
– Il fallait que je vous parle de toute urgence.
– C’est pourquoi me voici, très chère. Dites-moi tout.
– Asseyez-vous donc. Que je vous explique.
– Merci.
– Alors. Nous sommes à présent certains que, suite à la faillite de
Lehman Brothers, la liquidité du marché a été brusquement compromise
de façon significative. Un préjudice considérable aggravé par un gel
sévère de certains marchés dans le secteur du revenu fixe.
– Parfait.
– À cela est venu s’ajouter un effondrement vertigineux de la place
immobilière, plus dévastateur encore à cause de la hausse graduelle du
taux d’escompte décidée par la FED au moment de l’explosion de la crise
des subprimes. Une situation de blocage vraiment très préoccupante.
– Très bien.
– Il faut aussi tenir compte du phénomène, assez répandu à
l’étranger, de l’interdiction aussi bien des covered short sales que des
naked short sales, ainsi que T.P. Fitch l’a théorisée dans son Dictionary of
Banking Terms. Vous me suivez ?
– Anna ?
– Oui ?
– Je patauge dans la semoule.
– Je suis trop entrée dans les détails ?
– Vous vous y êtes embourbée, je dirais.
– Je suis désolée. Je vais essayer de synthétiser.
– J’aimerais mieux.
– Dans les périodes de crise, on s’efforce de conserver les valeurs
refuges qui, dans le portefeuille de l’épargnant, représentent une sorte de
bouclier contre la perte de pouvoir d’achat.
– Enfin, je vous suis.
– Par exemple, on considère comme valeurs refuges les immeubles,
les sculptures, les tableaux et les objets précieux en général. Les
diamants, en particulier, figurent au premier rang de ces valeurs.
– Je vois où vous voulez en venir…
– J’en arrive donc au fait : nul n’ignore que la famille dal Pozzo della
Cisterna possède de longue date l’un des diamants les plus précieux au
monde.
– Vous faites allusion au Koh-i-Noor ?
– Exactement.
Je porte la main à mon cou. Je sens ma jugulaire vibrer d’inquiétude.
– Des indiscrétions de plus en plus insistantes prétendent que la
famille se serait « défaite » de ce diamant, un bijou d’une valeur
inestimable, je vous le rappelle. Se défaire d’une valeur refuge aussi
précieuse équivaut à… je ne sais comment dire…
– Une gifle en pleine face ?
– Pire.
– Un coup de poing ?
– Bien pire. C’est presque un suicide financier.
– Ou un homicide, celui que tôt ou tard je serai contrainte de
commettre sur une personne de ma connaissance, lui dis-je, en pensant à
mon imbécile de rejeton.
– Maintenant, si vous me permettez de vous donner un conseil…
– Je vous en prie…
– Le diamant doit ABSOLUMENT regagner au plus vite le coffre de la
famille. Vos ressources ont déjà beaucoup souffert. Toute la presse
économique en parle. Ce matin, même Il Sole se fait l’écho de cette
rumeur.
– En gros titre, j’imagine.
– En gros titre, bien sûr.
– Malédiction, dis-je en me cramponnant à mon Birkin des deux
mains.
– Afin que vous saisissiez mieux l’essence de mon propos, j’ai
imprimé ce graphique avec des chiffres clairs concernant vos avoirs.
Comme vous le voyez, la perte de cette bague, ajoutée aux derniers
découverts, et à un débit de liquidités soudain et excessif, pourrait faire
passer le capital de la famille dal Pozzo della Cisterna, pour le moment
estimé à la somme que je vous indique avec mon stylo, à cette autre
somme que j’entoure en rouge avec ce feutre.
– La somme entourée en rouge ne me plaît pas.
– Vous préférez l’autre, n’est-ce pas ?
– De beaucoup.
– Alors je ne vois pas d’autre solution. Il faut récupérer le Koh-i-Noor
au plus vite.
– Quand ça, au plus vite ?
– Maintenant. Ou nous serons contraints d’hypothéquer la maison.
– Non, pas la maison.
– Si, madame, la maison.
Je serre les poignées de mon Birkin de toutes mes forces.
– Ma chère Anna, juste par curiosité, en faisant abstraction du
diamant, à combien s’élève le découvert ?
– Eh bien, d’après les mouvements les plus récents, par rapport à
notre dernier rendez-vous d’il y a environ un mois… voyons… les
dépenses se montent à… laissez-moi vérifier… cent quarante mille euros,
presque tous consacrés à l’achat de bijoux, de vêtements, de billets
d’avion, ainsi qu’une addition salée dans un restaurant à huîtres, entre
autres. Tout cela pendant que nous mettions vos tableaux aux enchères
pour renflouer les caisses.
– Je vois.
Pour vous donner un exemple, parmi les documents en ma possession
figure une facture d’à peu près dix-huit mille euros pour deux silicone tits
implants émise à Miami.
– Silicone tits implants ?
– Exact, madame.
– Je sais de quoi il s’agit, lui dis-je, en reliant soudain les indices.
– Comme vous l’aurez compris, la situation n’est pas rose. Ce
diamant doit – je souligne – doit retourner au coffre. Puis-je être
totalement sincère ?
– Vous le devez, chère Anna. C’est pour cela que je vous paie.
– Cette fois-ci, madame, votre famille risque gros. L’affaire pourrait
être irréversible.
– Irréversible ?
– Exact. Excusez-moi d’utiliser ce terme, mais je préfère être franche.
– C’est bien ce que j’attends de mes collaborateurs. D’ailleurs, je ne
peux que vous remercier pour la rigueur et la diligence avec lesquelles
vous vous acquittez de votre tâche.
– Merci, madame ! me dit-elle, en cherchant à arranger sa tignasse,
qui ressemble à s’y méprendre à ces buissons que l’on voit rouler le long
de pistes désertes et poussiéreuses dans les westerns.

Quoique fort préoccupée par l’état de mes finances, un puissant
sentiment de solidarité féminine me pousse à lui parler avec franchise.
– Chère Anna, avant que j’aille noyer mes soucis dans l’alcool, me
permettez-vous une suggestion ?
– Bien sûr !
– Je sais que cela ne me regarde pas, et que jusqu’à présent nous
avons toujours eu une relation sincère et directe, mais uniquement basée
sur des chiffres et des nombres qui comportent de moins en moins de
zéros. Mais pour une fois, j’aimerais à mon tour vous donner un petit
conseil.
– Un conseil ? me demande-t-elle, intriguée, en ajustant ses lunettes.
De quel ordre ?
– Votre allure, ma chère. Que vous négligez un peu trop, à mon avis.
C’est très bien de se consacrer à son travail, mais regardez-vous ! On
vous croirait rescapée d’une zone de guerre !
– Vraiment ?
– Prenez soin de vous, ma chère, mettez-vous en valeur. Vous êtes
une belle plante, vous avez une bouche magnifique, une silhouette
splendide… Vous devriez vous soucier un peu de votre allure.
– Oh, les apparences ne comptent pas, pour moi, me répond-elle en
riant. J’espère rencontrer un homme qui m’aime pour mon intelligence…
– Comptez là-dessus, ma fille.
– Je ne comprends pas, me dit-elle en remontant ses lunettes sur son
nez.
– Alors permettez-moi de vous faire un dessin.
J’attrape une feuille de papier sur laquelle je trace la silhouette
stylisée d’un bonhomme.
– Les hommes, comme vous le voyez, sont des animaux sur deux
pattes qui tiennent debout à grand-peine, vous me suivez ?
– Oui.
– Ce ne sont pas les neurones des filles qui intéressent les garçons. En
tout cas, pas au début.
– Vous croyez ?
– Ils se fient avant tout aux apparences. Pensez-vous vraiment que
ces babouins discutent de l’intelligence de leur femme quand ils se
retrouvent le soir au bar devant un demi ? Écoutez, je n’ai pas coutume
de prodiguer des compliments à qui ne les mérite pas. Je n’en fis pas à
Salvador Dalí lorsqu’il me peignit avec des moustaches et…
Et soudain, un grand bruit.
Puis des cris de panique, et une voix claire, posée, qui hurle
tranquillement, presque gentiment :
– S’il vous plaît ! Les mains en l’air, tous. Ceci est un hold-up.
VII

Je n’avais pas assisté à un pillage depuis mon dernier voyage en


Syrie quand, non loin de Damas, un bandit monté sur un vieux
dromadaire exsangue tenta de me dépouiller en feignant de cacher un
revolver sous sa tunique de lin, à travers laquelle je distinguais
clairement la forme d’une banane.
Il hurlait, vociférait, et je n’y comprenais rien. Il n’émettait que des
voyelles, gueulant comme si on lui avait rempli la bouche de cailloux
brûlants.
Je me défendis à ma manière, en lui flanquant quelques gifles et une
trentaine de coups de sac à main, oubliant hélas que mon Birkin
contenait une statuette en fer représentant un chasseur hittite.
Il termina aux urgences.
Cette aventure figure en bonne place dans mon répertoire
d’anecdotes amusantes, surtout quand je me retrouve à certaines
réunions du Rotary, dont les invitées ont les pommettes retroussées
jusqu’au front.

– Et maintenant, que fait-on ? dis-je sans me démonter à Anna, qui
me regarde, sans se démonter elle non plus.
Sans nous démonter, nous décidons de ne pas bouger, en attendant la
suite des événements. En effet, dans ces cas-là il n’y a pas grand-chose
d’autre à faire.
– Je donne l’alarme, comtesse, m’informe la jeune femme, en
pressant plusieurs fois ce que j’imagine être un bouton sous son bureau.
– Dois-je m’affoler ? m’enquiers-je, prise d’un frisson d’angoisse.
– Ne vous inquiétez pas. Nous avons l’habitude de ce genre de visite,
hélas.
– Ah oui ?
– Cela arrive de temps en temps.
– Quelle est la marche à suivre dans ces situations ?
– Il convient avant tout de garder calme et sang-froid. Dans quelques
minutes, la sécurité devrait arriver.
– Devrait ?
– Ne vous faites aucun souci. Les braqueurs s’attaquent aux caisses.
Aucun d’eux ne s’est jamais aventuré jusqu’à ces bureaux. La paperasse
ne doit guère les intéresser. Ou bien quelqu’un les a prévenus que je
pratique le kick-boxing, lâche-t-elle en me faisant un clin d’œil.
– C’est vrai ?
– Je suis des cours depuis trois ans. En outre, je fais aussi du ju-jitsu.
Vous connaissez ?
– Pas vraiment.
– C’est un art martial japonais, où l’on utilise la force de l’adversaire.
Plus celui-ci frappe fort, plus la riposte est puissante.
– Eh bien ! Voilà qui est intéressant.
– Ces disciplines me passionnent. J’ai également appris les tactiques
d’immobilisation appelées osae komi wasa, ainsi que les techniques de
luxation, dites kansetsu wasa, et d’étranglement, ou shime wasa.
Je la fixe, aussi stupéfaite que si elle venait de m’avouer avoir occis à
mains nues une horde de tigres.
– Bon, alors j’imagine que vous êtes de taille à défendre ce bureau !
lui dis-je. À défaut d’être un modèle d’élégance, ma conseillère, c’est
Bruce Lee tout craché.
– Vous êtes en sécurité, madame ! Soyez tranquille, rien ne peut vous
arriver ici.
Quelques pas feutrés, et le braqueur ouvre grand la porte, faisant
irruption dans le box.
– Halte là, dit la jeune femme en fendant l’air de deux mouvements
secs des mains.
Le braqueur, en combinaison noire et passe-montagne, la saisit par le
bras, la retourne et la neutralise en quelques secondes au moyen d’un
mouchoir imbibé de chloroforme.
En saluant bien bas le ju-jitsu et toutes les techniques
d’étranglement.

Si jusqu’ici, j’ai jugé bon de temporiser, le moment est venu, je crois,
de céder à la panique.
Pour commencer, une petite poussée de tachycardie.
Figée, je tente de prendre l’apparence d’une plante en pot,
hypnotisée par ce pistolet qui se balance souplement dans les mains du
voyou. Impossible de regarder autre chose.
J’essaie par ailleurs d’établir un rapide contact supraterrestre avec le
royaume des cieux. J’explique tout d’abord pourquoi, ces dernières
années, j’ai quelque peu négligé les préceptes de l’Église, et je prie avec
ferveur pour que ma dernière heure soit repoussée à plus tard.
La maison à hypothéquer et un braquage à la banque. C’est le jour
idéal pour faire un AVC.

Mes trois Ave Maria achevés, je suis du regard les mouvements du
braqueur, qui ne semble pas se soucier de ma présence.
Il fait rapidement le tour de la pièce en fouillant les tiroirs, peut-être
à la recherche d’argent liquide.
Je me demande si ce type a déjà tué quelqu’un et, par ailleurs,
comment il réussit à supporter un passe-montagne de laine en plein été.
De facture plutôt grossière, soit dit en passant.

Très semblable à cette horreur que je dus acheter à mon fils lors de
vacances mémorables à Saint-Moritz en 1998, quand je m’étais mis en
tête de lui apprendre à skier.
Lors de sa première leçon, il parvint à un total de quarante-neuf
chutes, un exploit. Dans une descente, il tua même un chamois en le
percutant de tout son poids.
Il s’agissait, en plus, d’une espèce protégée. Je me rappelle avec une
peine infinie l’amende salée que je dus payer de ma poche à la Société
de protection des chamois. Par la faute de cet idiot, ce voyage à Saint-
Moritz me coûta le prix d’un studio place San Carlo.

Me voilà à tuer le temps en attendant que le braqueur s’en aille tout
en espérant qu’il ne fasse pas de connerie, comme aurait dit Amedeo.
Il ne prononce pas un mot. Il se déplace rapidement en tâtant les
piles de papiers et en ouvrant des tiroirs.
Il enjambe le corps d’Anna pour accéder à un meuble de rangement
qu’il ouvre avec délicatesse.
Puis, sa perquisition terminée, il se met à m’observer ouvertement,
tandis que je me tiens figée, terrorisée, retenant ma respiration. Je serre
contre moi mon Birkin couleur langouste.
Il me regarde.
Je le regarde.
Il me fixe.
Je le fixe.
Dans le miroir de ses yeux verts, je me vois déjà enterrée vivante
dans le jardin d’une masure de banlieue. Ou bien découpée en morceaux
et rangée dans un frigo américain à double porte, de ceux qui disposent
d’un distributeur de glaçons.

– Excusez-moi, me dit-il d’une voix douce.
– Ou…i ?
– Mais je vous connais !
J’émets un petit gloussement hystérique.
– Vous êtes la comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna, n’est-
ce pas ? poursuit-il, en battant des cils, qu’il a fournis.
– C’est… c’est bien moi, oui.
Mon cœur a bondi de mon thorax à ma gorge.
– Quel honneur ! me répond-il en écarquillant ses magnifiques yeux
clairs.
Il s’approche, baisse les paupières et, s’inclinant, me saisit
délicatement les doigts et me prodigue un baisemain doux comme un
souffle, comme il est d’usage chez les aristocrates.
On ne m’avait pas adressé un hommage de ce genre depuis des
années – on réserve désormais cela aux cardinaux, aux évêques et à
quelque mère supérieure. Parfait jusque dans sa forme, d’ailleurs, ses
lèvres effleurant à peine ma main.
Je suis sous le charme : de son geste, de la couleur merveilleuse de
ses prunelles et de son agréable parfum, comme boisé. J’ignore de quelle
essence il s’agit : santal, cèdre, patchouli ou vétiver. Mais il est très
pénétrant.
Rassurée par sa courtoisie, je me laisse aller.
– Mon ami, lui dis-je le visage enflammé, je suis une vieille dame au
cœur fragile. Pas de folie, je vous en supplie.
– Ne vous inquiétez pas, chère comtesse. Je n’ai aucune mauvaise
intention.
– Oui, mais ce pistolet ! ajouté-je, en désignant l’outil métallique qui
pend de sa main.
– Il n’est pas chargé ! Soyez tranquille, je prendrai soin de vous, me
rassure-t-il en s’inclinant derechef.
– Je vous remercie… conclus-je, en portant la main à mon cœur qui,
malgré tous ces égards, bat la chamade.

Cette délicieuse conversation est hélas interrompue par une horrible
voix rauque, amplifiée par le son d’un mégaphone.
– POLICE. Sors d’ici TOUT DE SUITE, les mains en l’air !
Le garçon me regarde à nouveau – Newton devait avoir cette
expression lorsqu’il reçut une pomme sur la tête.
– Madame, j’ai une idée.
– Que voulez-vous dire par là ?
– Allons-y.
– Comment cela, « allons-y » ?
– Venez avec moi. Je vous emmène loin d’ici.
VIII

Quand je suis conviée à une première, en qualité d’invitée d’honneur,


je dois souvent défiler devant des bataillons de journalistes et de
photographes tenus à distance par un cordon serré de policiers.
Me voilà à présent dans la même situation, à ce détail près que je
suis cette fois l’otage d’un braqueur de banque.
Un soleil aveuglant nous accueille sur la place qui fait face à la
banque. Je tente de lever le bras pour m’en protéger mais le jeune s’en
saisit, se servant de moi comme d’un bouclier tandis que nous passons
devant les policiers.
Il ne dit mot. Aussi silencieux que notre vieille Audi A8, récemment
échangée contre une plus modeste Tempra d’occasion. D’un vilain gris
métallisé, en plus.
Étrange. Dans les films policiers, la règle veut que ces moments-là
soient ponctués de phrases épiques telle que : « N’essayez pas de nous
suivre ou je lui fais sauter le caisson. » Là, rien du tout.

Nous nous dirigeons vers une Punto blanche.
La foule assiste à la scène, désemparée. Derrière les barrières, une
dame sanglote. Une mère cache les yeux de son enfant. Moi, je souris
poliment à tout le monde, comme il se doit.
Ils doivent me croire en état de choc, mais je suis sereine.
Un braqueur quelconque m’aurait flanquée dans l’auto d’une violente
bourrade. Ce garçon-là, en revanche, après avoir jeté un sac noir sur la
banquette arrière, m’ouvre la portière et m’invite à m’asseoir :
– Montez, je vous en prie.
Des personnes aussi aimables, de nos jours, on n’en trouve même
plus dans les beaux quartiers de Turin, où les gens se contentent d’être
riches.

À peine installée dans la voiture, je sens un pénible remugle
exotique.
– Vous vendez des fruits ? demandé-je, intriguée.
– Non, pourquoi ? répond-il en passant la cinquième.
– D’où vient cette terrible odeur de fruits de la passion ?
– C’est l’Arbre magique ! dit-il, tandis que je m’enfonce dans le siège
sous l’effet de la pression. C’est un porte-bonheur. J’en suspends toujours
un dans les voitures que je vole.
– Vous voulez dire que ceci est une auto volée ?
– Bien sûr ! Vous ne pensez tout de même pas que je commets des
hold-up avec mon propre véhicule ? Ne vous faites pas de souci, dès que
nous serons sortis de la ville, nous abandonnerons cette épave et nous
ferons le reste du chemin avec ma voiture. Mais pour le moment, il ne
faut pas laisser de traces.

Le transbordement s’effectue en vitesse.
Le jeune homme s’engage sur une petite route de campagne et
m’invite à descendre avec une extrême galanterie en m’ouvrant la
portière. Il soulève une grande bâche kaki froncée d’élastiques à chaque
coin, aussi informe et laide que ces housses dont on recouvre les divans
fatigués pour leur donner une nouvelle jeunesse.
Puis il m’invite gentiment à monter à bord d’une auto d’un rouge
rubis qui s’accorderait à la perfection avec une robe longue de gala, une
couleur tout à fait inadaptée pour un véhicule appartenant à un voyou
professionnel.
Mais le bon goût, parfois, c’est comme l’Amérique : on le conquiert
par pur hasard.

Nous repartons pied au plancher.
Je me trompe peut-être, mais dans mon imaginaire, les mauvais
garçons profèrent des grossièretés, s’enivrent dans les bars, déclenchent
des rixes et se défendent à coups de tesson de bouteille. Celui-ci, en
revanche, sifflote gaiement comme si nous venions d’improviser une
excursion dominicale dans le Monferrat. Sans compter que son auto est
imprégnée de cette même senteur boisée qui émanait de lui durant le
hold-up. Je n’arrive pas à identifier ce parfum si intense, enveloppant.
– Vous savez quoi ? me dit-il, souriant. C’est la première fois que je
conduis quelqu’un comme vous.
– Je vais vous paraître banale, lui réponds-je, mais pour moi aussi
c’est une première, avec un braqueur de banque.
– Ah, mais je ne suis pas un braqueur quelconque.
– Ah non ?
– Bah, ne me dites pas que vous ne m’avez pas reconnu ! dit-il en
écarquillant les yeux.
– J’aurais dû ?
– Je pense que oui.
Je me penche pour le dévisager. Il soutient mon regard, ravi. Il prend
presque la pose, mais avec son passe-montagne, impossible de distinguer
ses traits.
– Vous avez travaillé au palais, peut-être ? lui demandé-je, intriguée.
– Non, madame.
Je l’observe plus attentivement.
Mes parents étant tous défunts, je ne crois pas qu’il y ait de liens de
sang entre nous. Mon fils est trop stupide pour embrasser ce genre de
profession, et Orlando n’en aurait pas le temps.
– Désolée, mais je ne vois pas du tout qui vous êtes, lui dis-je avec un
tact infini.
Froissé, il se tasse, les mains bien fermes sur son volant. Il ralentit,
même, prenant la posture accablée d’une star déchue des années 1920.
– Je devrai donc vous dévoiler mon identité.
– Faites.
– Je suis le célèbre GENTLEMAN BRAQUEUR !
– Qui ?
– Le gentleman braqueur !
– Jamais entendu parler.
– Comment ça ? Vous ne lisez pas les journaux ?
– On ne parle pas de vous dans les journaux.
– Bien sûr que si ! On ne parle que de moi dans tout le Piémont…
– On parle de beaucoup d’autres choses au Piémont. Je vous le
garantis.
La conversation cesse tout de go et nous tombons dans une sorte de
mutisme zen.
Gentleman braqueur. Vous parlez d’un nom.

Une demi-heure passe, durant laquelle le jeune homme entreprend
de se ronger les doigts en les mordillant comme des ailes de poulet et
décide d’allumer la radio. « Et pourtant, je suis célèbre », ronchonne-t-il
tout seul en cherchant une station digne de ce nom.
Encore un qui nourrit son ego en se prenant pour le héros d’un
monde qui probablement l’ignore. Si fantasmer sur sa propre célébrité
est une distraction parfaite pour une starlette passant ses journées au
bord de sa piscine, ça l’est nettement moins pour un type qui se promène
en plein été avec un collant de laine enfoncé sur la tête.
Qui sait ce qu’il rumine.
Mon rôle d’otage est terminé et je ne vois pas à quoi je pourrais bien
lui servir, à présent.
Mais le jeune homme n’a pas l’air de s’en inquiéter. Il pianote sur les
touches de sa radio avec la délicatesse dont on use pour composer la
combinaison d’un coffre-fort.
Je supporte avec un sourire feint un chapelet de chansonnettes
sentimentales à flanquer des caries à tout auditeur de plus de treize ans.
Et puis un flash d’information interrompt la sélection musicale.
Dernière minute. Un malfaiteur de haute taille, mince, le visage couvert d’un épais passe-
montagne, après avoir dérobé près de soixante-dix mille euros à la banque CrediTOR, a pris
en otage la comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna et s’est enfui à bord d’une
Punto blanche sans plaque d’immatriculation. Il semblerait qu’il s’agisse du célèbre
« gentleman braqueur ».

– VOUS AVEZ ENTENDU ÇA ? me fait le jeune homme, les yeux pleins de


lumière.
Il ne me reste plus qu’à lever les miens au ciel en prenant l’air
dégagé.
Effroi pour les témoins de la scène, inquiétude pour une employée droguée au chloroforme,
et beaucoup d’incertitude quant au sort de la comtesse, actuellement retenue en otage. Il est
à craindre qu’il s’agisse d’un enlèvement.

– UN ENLÈVEMENT ? fait le jeune homme.


– UN ENLÈVEMENT ? répété-je, en cramponnant mon Birkin.
Prochain flash d’information dans une heure. Nous reprenons notre programme musical
avec une sélection de morceaux des années 1980. Voici « Mandy », de Barry Manilow.

– Vous avez l’intention de m’enlever ? lui demandé-je.


– Pensez-vous ! répond-il. Loin de moi l’idée de vous séquestrer.
– Je préfère ça.
– Vous enlever. Ce serait insensé. Vous vous imaginez le ramdam que
ça provoquerait si je me mettais en tête de faire ça ? me demande-t-il en
appuyant à fond sur l’accélérateur.
– C’est-à-dire ? lui fais-je, en attrapant la poignée intérieure de la
portière, tandis que la voiture cahote sur les nids-de-poule et les bosses.
– On me lâcherait aux trousses tous les policiers d’Italie !
Hélicoptères, brigades cynophiles, patrouilles, enquêteurs. Et puis je ne
saurais pas comment gérer ça, moi, un enlèvement. Rien que pour la
demande de rançon…
– Expliquez-vous mieux.
– Eh ben, vous êtes la comtesse dal Pozzo della Cisterna. Je pourrais
exiger une somme astronomique.
– Astronomique, à quel point ?
– Carrément astronomique. Des millions d’euros.
– Vous en êtes sûr ?
– Vous plaisantez ? Vous n’êtes pas n’importe qui, tout de même.

En quelques secondes, les éléments se mettent en place. Tout semble
coller à la perfection.
J’ai beau ne pas avoir le portrait de Machiavel sur ma table de
chevet, et ne pas être une flèche en matière de stratégie et de double
jeu… Mais plus j’y pense et plus je comprends que je tiens là l’occasion
idéale de régler mes problèmes.
IX

Nous roulons depuis deux bonnes heures.


Peu à peu, le paysage s’est fait plus désolé, grisâtre.
Aucun signe de vie, sauf des chiens errants seuls sur la route.
Alentour, un triste panorama, exactement le genre de paysage où l’on
s’attend à des courses clandestines, des camps de Roms et des rixes entre
des bandes de voyous aux cheveux longs coupés à la machette, portant
des chaînes en guise de ceintures.
Sans prévenir, le gentleman braqueur ralentit et coupe le moteur, un
nuage de fumée s’échappe du radiateur. L’auto est prise d’un ultime
soubresaut qui me projette vers l’avant.
– Nous sommes arrivés ! fait-il, allègre.
– Où donc ?
– C’est ici que j’habite ! dit-il en pointant l’index sur l’essuie-glace.
Le nuage de fumée se dissipe et derrière le pare-brise je distingue ce
que ce jeune homme, avec une indéniable bravoure, appelle sa
« maison ».
Comment la décrire ?
Elle ressemble beaucoup à ces chalets de montagne tout en bois, avec
un toit pentu et une petite cheminée. Ne manquent plus que le vin
chaud, le ragoût de chevreuil et une planche couverte de polenta
fumante, et l’on pourrait très bien se croire à Saint-Vincent dans les
années 1980.
Au-dessus de la porte d’entrée, blanche avec une poignée dorée, une
grosse fleur en céramique, disons une marguerite, porte l’inscription
« Villa Armonia », un de ces noms dont raffolent les couples
mentalement perturbés ou les mémères à chats en surpoids.
Peut-être s’agit-il d’un vrai gentleman, mais je ne voudrais pas que ce
braqueur soit aussi un désaxé.
Il m’invite à entrer après avoir ouvert la porte gravée d’edelweiss et
de petits cœurs.
– À vous l’honneur, me dit-il, avec un ample geste du bras.
– Certainement pas, lui réponds-je. C’est votre maison. À vous
l’honneur.
– Passez devant, ce ne serait pas chevaleresque.
– Les chevaliers précèdent ; les dames suivent, insisté-je, le regard
inflexible.
Il me regarde sans bouger.
Exténuée par cette négociation, j’entre la première.

Dans la maison d’un braqueur de banque, on s’attend à trouver une
collection de sabres japonais, des meubles sombres, un décor qui
annonce un caractère bien trempé et volontaire.
Un logis tout en bois et en marqueterie évoque une autre histoire.
Blanche-Neige va bientôt surgir et s’exclamer : « Mais où sont donc
passés ces sept chenapans ? »
– Bienvenu dans l’antre du célèbre gentleman braqueur ! proclame-t-
il, ravi, en ouvrant les bras.
Sachant qu’on ne contredit jamais un fou, je le remercie
chaleureusement, le félicitant pour sa décoration. En vérité, même un
professionnel ne viendrait pas à bout du mauvais goût de ce chalet. Il
faudrait un incendie, pas moins, pour cela.
Tandis que le jeune homme range son butin dans un coffre marqueté
d’extravagants motifs géométriques, je fais le tour de la maison à la
recherche d’un peu d’élégance, affichant cette curiosité que je feins
d’habitude dans les expositions d’art contemporain.
C’est l’une des plaies de Turin, à l’instar de la programmation du
théâtre Stabile et des prix d’Eataly. Il y a des expositions partout, tous les
jours, portant des noms dignes des meilleures maisons de repos. Pas plus
tard que la semaine dernière, poussée par mon fils, j’ai dû inaugurer un
vernissage intitulé « Couverts ! » avec un point d’exclamation. Quelle
misère : de grosses cuillères alternant avec de gros couteaux et, surprise,
de minuscules fourchettes à dessert. Tout cela dans le cadre de la
réhabilitation urbaine du quartier de l’OGR 1. Pour ne rien dire de « Brise-
lames », l’exposition itinérante que j’ai eu l’occasion de visiter lors de
ContemporaryArt. Je n’en ai pas cru mes yeux : un pavillon entier rempli
d’énormes cubes de ciment. Je n’ai jamais eu aussi envie de traîner des
artistes en justice.

– Bon, encore un de bouclé, marmonne le braqueur dans sa barbe, en
ôtant son passe-montagne.
Oreilles en feuilles de chou, nez en patate, profondes pattes d’oie,
barbe négligée envahissant les joues jusqu’aux cernes sombres et creusés.
Et un visage tout rond. Une boule de bowling avec des poils. Si ce
n’étaient ces prunelles d’un vert intense, il serait vraiment très vilain.
– Savez-vous que vous avez de splendides yeux verts ? lui dis-je,
histoire de lui faire un compliment, pour briser la glace.
– Ah, ça ? fait-il en se fichant deux doigts dans chaque œil, pour en
retirer quelque chose de très fin.
– Oh, mon Dieu ! Mais qu’est-ce que c’est ?
– Des lentilles de contact, pour égarer la police.
Je retire ce que j’ai dit. Ce garçon est sans conteste un cageot.
– Mais ne restons pas plantés là, asseyons-nous ! poursuit-il en
désignant un canapé ocre à trois places avec des accoudoirs en bois.
– Là-dessus ? m’enquiers-je, étonnée, en lorgnant le plastique qui le
recouvre.
– Oui, j’ai gardé la cellophane ! fait-il.
Sans la moindre gêne. L’air plutôt content de lui.
J’ajuste ma jupe Alberta Ferretti et je m’installe.

– Alors, comme ça, vous attaquez des banques, lancé-je.
– Oh, non, non, non, me fait le jeune homme, en agitant le doigt
comme un essuie-glace. Je suis le célèbre gentleman braqueur. Je
braque, mais dans le calme, souligne-t-il, en passant la main dans ses
courts cheveux sombres, avant de caresser sa maigre barbe d’une main
osseuse, fine et élégante, de pianiste.
Je ne me lasse pas de contempler son visage tout rond. Pour ne pas
l’alarmer, je fais mine de regarder autour de moi en souriant, l’air de ne
pas y toucher, et je remarque que la maisonnette est peuplée d’une
quantité anormale d’objets en bois.
– Jolis, n’est-ce pas ? Si vous voulez savoir si je les ai fabriqués, la
réponse est oui. Si vous voulez savoir combien de temps il m’a fallu pour
ça, la réponse est : quelques mois. Si vous voulez savoir d’où me vient
cette passion pour le bois, la réponse est : eh bien, c’était mon ancien
métier.
Ce garçon me prend sans doute pour une journaliste de Vanity Fair en
quête d’un scoop pour un article, de ceux qui portent la mention :
« Temps de lecture : huit minutes. »
– Et maintenant, j’imagine que vous vous demandez pourquoi je
braque des banques…
– Vous m’ôtez les mots de la bouche !
– C’est une longue histoire, me confie-t-il, en prenant l’air las de
l’acteur après une énième interview.
– Je vous écoute.
– Je suis né menuisier. Vous connaissez la fabrique de meubles
Verbano ?
– Pas encore.
– C’est là que j’ai fait mon apprentissage d’ébéniste. Savez-vous ce
qu’est un ébéniste ?
Je me borne à le fixer, de toute façon ce type est en roue libre.
– Je vais vous l’expliquer.
C’est bien ce que je disais.
– L’ébénisterie est l’art de composer des dessins, des mosaïques ou
des décorations en utilisant exclusivement le bois. J’aimais ce travail.
Mais j’ai été viré pour une histoire de sureffectifs. Et les temps étant ce
qu’ils sont, je n’ai jamais plus trouvé d’emploi. Vous vous demandez
quand j’ai décidé de me consacrer aux hold-up ?
J’ignore pourquoi ce garçon persiste à agir comme s’il était sur un
plateau de télé, mais je le laisse faire. C’est un voyou, tout de même. Je
ne voudrais pas qu’à l’instar de ces somnambules réveillés brusquement,
il ne devienne agressif.
– Quand avez-vous décidé de vous consacrer aux hold-up ? fais-je
avec une totale spontanéité.
– C’était le métier de mon cousin. Vous avez sans doute entendu
parler de Tommy « Quatre doigts »…
Je le regarde, sans mot dire.
– Au début, j’ai travaillé avec lui. Mais ensuite il s’est retiré du
business. Il a eu de la chance, vous savez. Il a pris du galon.
– Cambrioleur ?
– Conseiller régional.
– Je comprends.
– Alors j’ai continué tout seul. Et petit à petit, braquage après
braquage, j’ai acquis un brin de notoriété, et puis je suis devenu le
gentleman braqueur. Mais venez, que je vous montre ! me dit-il, ce qui
dans son esprit correspond à un « Ne bougez pas et attendez-moi là »,
puisqu’il se lève d’un bond et, dix secondes plus tard, revient avec un
gros classeur dans les mains.
– Voilà ce que j’ai fait ! s’exclame-t-il, fier comme un gars qui vient
de planter un drapeau sur la lune.
Il me tend le classeur en carton rempli de pochettes en plastique d’où
dépassent des coupures de journaux. Sur la couverture, dessiné à la
main, un bonhomme rachitique en combinaison noire brandit
l’inscription : « Le célèbre gentleman braqueur ».
– Impressionnant, non ?
Il commence à m’inspirer de la tendresse. S’il était un chien de
compagnie, je lui ferais une caresse sur le museau.
– J’ai rassemblé tous les articles qui parlent de moi dans ce
fantastique album, ajoute-t-il.
Jusqu’ici j’imaginais que seule une fillette amoureuse des One
Direction était capable de concevoir une chose semblable à l’énorme
pavé plein de photos et de coupures de presse qu’il se met alors à
feuilleter sous mes yeux.
– Sur cette magnifique photo, par exemple, je sors d’une banque près
de Bergame. Vous me reconnaissez ? me demande-t-il en désignant une
image en noir et blanc assez floue.
– Vous êtes ce petit point, derrière la foule ?
– Ça, c’est le feu rouge. Moi, je suis cette tache à droite, derrière le
buisson. Lisez le titre. N’est-ce pas extraordinaire ?
– « Hold-up à la banque Intesa » ?
– Bouleversant, non ? Mais bon, assez parlé de moi, dit-il en
refermant l’album et en le posant par terre. Puis-je vous offrir quelque
chose ? Il ne sera pas dit que le gentleman braqueur est courtois au
travail et grossier à domicile.
– Oh, ne vous dérangez pas…
Chez les aristocrates, cette phrase signifie exactement son contraire,
un peu comme : « Il n’était pas nécessaire d’apporter ce splendide
cadeau », ou bien : « Ce pendentif te sied à merveille. »
– Pas de problème. Qu’est-ce que je vous offre ?
– Auriez-vous du thé noir avec un peu de sucre ?
– Pas de thé noir, désolé.
– Une tisane de fenouil ?
– Je n’en ai pas non plus.
– Un petit gâteau ?
– Non plus. Que diriez-vous d’un verre d’eau ?
– Pouvez-vous y ajouter du citron ?
– Je n’en ai pas…
Il n’y a vraiment que dalle, chez ce connard ! se serait écrié Amedeo.
– Eh bien ! lui dis-je, allons-y pour le verre d’eau.
– Je vous apporte ça tout de suite ! conclut-il, en disparaissant dans
une minuscule kitchenette, dissimulée derrière une porte à soufflet.

Ce garçon a bien peu du malfrat.
Il m’a tout l’air d’un de ces gamins des rues, vilain, seul et pauvre,
incontournable héros de mes lectures forcées au collège. Pas un seul
roman qui ne se complut à mettre en scène l’un de ces morveux
effrontés. Quand tout allait bien, il n’était affligé que d’une ou deux
maladies incurables. Dans le cas contraire, ses deux parents étaient
morts de la syphilis ou du typhus.
C’est cette passion pour les coupures de journaux qui me le rend si
attendrissant. Presque poignant. En réalité, il fait vraiment pitié, mais
cela ne peut que jouer en ma faveur. Si j’étais tombée sur un braqueur
sérieux, de ceux qui font exploser une pastèque à quinze mètres d’un
seul regard, je ne pourrais certainement pas me promener chez lui en me
permettant des commentaires sarcastiques. Il est plus probable qu’il
m’aurait enlevée pour de bon, et recluse dans une pièce aveugle avec un
matelas par terre et un rat à l’haleine fétide pour toute compagnie.
Grâce à lui, j’en suis sûre, mon plan a des chances de réussir.

– Voici de l’eau ! m’annonce-t-il en revenant avec un verre plein à ras
bord.
– Merci, lui dis-je, en savourant un puissant arrière-goût de calcaire.
– Souhaitez-vous en savoir plus sur ma passion pour le bois ?
– Plus tard. MAINTENANT, REVENONS À NOS MOUTONS ! ajouté-je sur un ton
impérial.
– Dites-moi, répond-il, en s’installant à mes côtés, ses doigts jouant
nerveusement avec un petit chien de bois grossièrement taillé.
– Eh bien, cela va sûrement vous sembler un peu bizarre, mais j’ai un
grand service à vous demander.
– Tout ce que vous voudrez !

Je réfléchis un moment.
J’ignore moi-même comment j’en suis arrivée à une solution pareille.
Toute ma vie, j’ai été une femme irréprochable. Pas un larcin, pas même
une petite pomme ou quelques cacahuètes, le samedi au marché de Porta
Palazzo. Et voilà qu’à présent, mue par le désespoir, je m’entends
prononcer des mots qui, à cet instant, me paraissent pour ainsi dire
naturels.

– Mon garçon, je vous demande de m’enlever.
– QUOI ? fait-il, laissant choir son chiot, qui se brise en deux.
La tête roule sur le faux parquet en lino, et vient buter contre le pied
laqué noir d’une table basse au plateau en liège. Lors de l’impact, un œil
se détache.
– Comme je vous le dis ! Nous ferons croire aux gens, à la presse, aux
forces de l’ordre et surtout à mon fils que je suis séquestrée, lui dis-je en
ramassant la tête du chiot borgne et en la réajustant à son buste
disproportionné.
En prononçant ces mots, je sens un cercle de fer enserrer mon crâne
et comprimer mon cerveau, coupable d’avoir manigancé une solution
que, de toute évidence, ma propre matière grise juge insensée.
Réaction prévisible : je suis en général beaucoup trop rationnelle
pour céder aux impulsions. Mais cette fois, je m’en fous, comme aurait
dit Amedeo. Mon instinct m’assure que je ne me trompe pas. Et s’il y a
bien une chose que j’ai apprise en soixante-huit ans, c’est que mon
instinct a toujours raison.
– Madame, sincèrement… je n’ai… aucune intention de VOUS ENLEVER,
me dit la star du braquage, qui bredouille en déglutissant, faisant monter
et descendre sa pomme d’Adam.
– Je viens de vous l’expliquer. Vous ne devez pas m’enlever pour de
vrai.
– J’ai compris, mais quand même, je ne séquestre pas les gens.
– Mais puisqu’il s’agit d’une mise en scène !
– J’ai compris, mais il y a des trucs que je me refuse à faire.
– J’ai horreur des gens qui prétendent avoir compris puis qui
s’obstinent après à ne rien vouloir comprendre.
– Et puis, madame, sincèrement… excusez-moi, mais d’une femme
comme vous, je ne m’attendais pas à ça, me fait-il, en bombant le torse.
Vous m’aviez l’air d’une dame… comme il faut.
– Écoutez-moi bien, Don Bosco 2 ! lui dis-je, en bondissant sur mes
pieds, les poings sur les hanches. Il y a deux heures à peine, vous
attaquiez une banque l’arme à la main et, après avoir endormi une
femme avec un mouchoir imbibé de chloroforme, vous en sortiez par la
porte principale, un passe-montagne enfoncé sur la tête, en vous servant
de mon corps comme bouclier contre la police. Alors, faites-moi plaisir et
épargnez-moi ce couplet. Je dois réagir : ma famille est au bord de la
ruine, les dettes se sont accumulées et mon crétin de fils se fiche de la
banqueroute qui nous menace. Vous avez comme moi entendu la radio
tout à l’heure. Tout le monde croit déjà que je suis victime d’un rapt.
Vous n’avez qu’à jouer le jeu. Ce n’est pas difficile à comprendre.
Rien. Il se méfie.
Il me lorgne avec l’air circonspect du chien à qui son maître enfile un
de ces ridicules petits manteaux colorés pour l’hiver.
Je dois le convaincre.
Si je rentre chez moi, tôt ou tard un huissier va débarquer avec sa
morgue et sa liasse d’hypothèques, il saisira mon domaine et je devrai
finir mes jours dans une de ces roulottes en alu qu’on voit dans les séries
américaines, plantées en plein désert du Nevada, où des familles entières
s’entassent dans vingt mètres carrés, avec un vieux fauteuil pour faire
office de lit et des boîtes de conserve en guise de verres.

Je change de stratégie.
– Puis-je vous faire une confidence ? lui demandé-je en m’asseyant
près de lui.
Je lui agrippe le bras, l’air chattemite.
– Bien sûr, fait-il, tout adouci.
– Vous êtes le célèbre gentleman braqueur ! Vous méritez de monter
en grade. Tous les grands voleurs ont commencé petit, avant de se lancer
dans des opérations de prestige. Vous ne croyez quand même pas
qu’Arsène Lupin s’est fait les dents sur des diamants ?
– Mais si on devait découvrir…
– Jamais. Et si c’était le cas, je dirai que je suis restée ici de mon
plein gré, que cet enlèvement n’était qu’un jeu, un prétexte pour avoir
une histoire amusante à raconter au Rotary à mon retour. Enfin, je vous
promets que si les choses allaient de travers – probabilité que je
n’envisage pas –, vous aurez toute l’aide judiciaire que vous méritez. À
mes frais, naturellement.
– Mais vous êtes la comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna !
– Et alors ?
– Vous êtes un personnage public, une femme importante. Tout le
monde va se démener pour votre libération, le gouvernement, le
ministère de la Défense, les politiques…
– Les politiques ? Prononcez ce mot entre guillemets, mon ami. De
nos jours, les politiques ne sont que d’excellents acteurs jouant un
mauvais scénario. Je connais d’indolents employés de la poste plus
serviables et plus disponibles que ces histrions de troisième main
cramponnés à leur fauteuil tels des naufragés à un morceau de planche.
Vous avez toutes les compétences pour m’aider à accomplir mon plan.
Du reste, n’êtes-vous pas le célèbre gentleman braqueur ?
Mon discours le captive à tel point qu’il ressemble à l’un de ces types
sous hypnose qu’on voit à la télé, les yeux écarquillés et le regard perdu
dans le vide, attendant qu’on leur demande de miauler ou de pondre un
œuf.
– Bon, d’accord ! Je vais vous aider. Topez là !
Je n’avais pas touché de main aussi moite depuis l’investiture de
Clinton en 1993.
X

Les premiers jours de cohabitation ont été tragiques.


Les téléfilms sur la Mafia, ou plus généralement tous les films où l’on
voit des malfrats se faire arrêter par la police, ne montrent jamais de
délinquants de base faisant preuve d’un tel besoin de s’épancher.
« Prolixe » n’est pas le terme exact. Il est « divagant ».
Pour raconter son premier larcin, il remonte à l’époque où, âgé de
deux ans, il fit choir sa tétine et se fit gronder par sa mère. Aucune
mention de hold-up dans l’histoire. Pourtant, à ses yeux, l’anecdote est
fondatrice et explique pourquoi, plus tard, il a commis un vol dans une
pâtisserie.
Aujourd’hui, il m’a aussi parlé de sa famille, qu’il entretient, de ses
trois frères chômeurs, de ce braquage dans les Abruzzes, de cet autre en
Sardaigne, en passant par celui de Ligurie. Sans oublier à chaque fois
d’en rajouter une tartine au sujet de sa passion invétérée pour le bois
qui, si j’ai bien compris, représente pour lui une sorte de plan B, sinon
carrément son plan A.
– Je vole pour vivre, a conclu ce nouveau Robin des Bois, mais dans
mon cœur, il n’y a que du bois.
S’il avait rencontré mon fils, dont le crâne est rempli de sciure, ils
auraient fait une belle paire.
– Savez-vous, a-t-il ajouté, transporté d’enthousiasme, combien de
jeunes garçons échapperaient à la rue si on leur apprenait à manier le
rabot ?
J’avoue ne pas avoir su quoi répondre à cette question. Mon esprit
s’est aussitôt concentré sur l’image d’enfants reclus dans leur chambrette,
forcés de travailler des bûches de sapin pour en faire des bibelots.
Moqués par leurs amis avec lesquels, la veille encore, ils dérobaient des
autoradios. Je les ai vus recroquevillés sur leur chaise, à la lueur d’une
bougie, plus malheureux que David Copperfield, s’appliquant à passer au
pinceau du vernis protecteur.

Qui sait pourquoi il y croit à ce point, d’ailleurs.
Il a dû essayer de m’en parler et j’ai cessé de l’écouter avant même
qu’il en arrive au fait, si tant est qu’il y soit arrivé.
J’ai bien d’autres choses en tête : l’expression d’Orlando, par
exemple, au moment où il a appris ma disparition. Ou celle de mon fils
quand la police l’a prévenu.
J’imagine mon père, aux cieux, qui désapprouve, contrarié, tandis
qu’Amedeo se dit qu’il aurait mieux fait de le déshériter, ce crétin
d’Emanuele.
Mais comment aurais-je pu ? La presse fait ses choux gras de ce genre
de nouvelle.
Je vois d’ici les couvertures des magazines, avec mon portrait en
pleine page et un titre me traitant de mauvaise mère, pingre, avide de
tout contrôler, et caractérielle, avec ça. Alors qu’il est notoire que je suis
tout sauf pingre. Ces dernières années, j’ai fait bonifier une partie du
cours du Pô et offert au Bioparc de Rome une vingtaine de macaques
d’une espèce rare du Cambodge, avec certificats et pedigrees à l’appui.
C’est en outre grâce à moi seule qu’on a pu sauver de l’émiettement
le pubis du David de Donatello, auparavant réduit à deux graines et une
brindille.
Pingre, moi ? Allons donc.
Amedeo et moi, des années durant, nous n’avons fait que distribuer
notre argent.
Ce qu’il me manque !

J’ai toujours préféré les garçons vilains. Car les vilains cherchent à se
rattraper en cultivant leur personnalité et leurs passions. Tandis que les
beaux, au mieux, cultivent leur chevelure.
Amedeo était très laid. Le plus laid de tous, peut-être.
En revanche, il était intelligent et cultivé : il parlait de T. S. Eliot
avec un transport qui, aujourd’hui encore, me semble exagéré. Il adorait
la littérature anglaise, il dévorait les livres, il s’essaya même à la
traduction.
Il aimait autant les beaux quartiers que les bas-fonds. Il passait tout
naturellement d’Edward Morgan Forster au parler populaire, sans
dédaigner les gros mots qu’il considérait comme d’amusants exercices de
philologie. Il n’a jamais raté un numéro de La Settimana enigmistica 1 à
laquelle il réservait ses jurons les plus fleuris lorsqu’une grille de mots
croisés pour débutants lui donnait plus de fil à retordre que celles
conçues exprès pour faire griller les neurones.
Le soir de notre premier rendez-vous, l’été 1964, Amedeo m’invita au
cinéma voir My Fair Lady. Il avait loué la salle, rien que pour nous, il y
avait des cacahuètes et du champagne dans un seau, à côté de nos
fauteuils.
J’en tombai aussitôt amoureuse.

À la naissance d’Emanuele, Amedeo m’offrit une armoire.
– Une armoire, m’exclamé-je. Es-tu devenu fou ? On n’offre pas une
armoire à une femme qui vient de mettre un bébé au monde, sauf si on
est marchand de meubles…
– Viens ici, moribonde, me fit-il, en se moquant de moi comme à son
habitude.
Je me levai à grand-peine, tous mes points de suture me tiraillaient.
Quand j’ouvris les deux portes, je constatai que l’armoire contenait
une quantité invraisemblable de robes, de chaussures et de bijoux, et
j’éclatai en sanglots comme une petite fille.
– Je t’aime, lui dis-je. Tu es tout ce qu’une femme peut désirer.
– Un peu, mon neveu ! rétorqua-t-il.
Et nous rîmes comme deux débiles.
Et puis sa mort brutale.
Jamais je n’aurais pensé le perdre, pas si tôt, pas de cette façon. Aux
funérailles, je posai une rose blanche sur son cercueil et je partis avant
même qu’il n’eût touché le fond de la fosse.
Deux mois après sa disparition, j’espérais qu’Emanuele sorte de son
mutisme et se remette à fabriquer une de ces choses que mon mari
appelait « ses conneries ». Mais rien.
Alors que j’avais cessé de porter du noir et opté pour des teintes
pastel, Emanuele restait obstinément enfermé dans sa chambre.
La plupart du temps, je l’entendais lancer des fléchettes, une manière
de se défouler qui m’obligea à changer le papier peint. Sinon, il gardait
le silence.
Quand je le croisais dans le couloir, il baissait la tête en fuyant mon
regard. Je commençais à me dire qu’il en avait après moi.
Je ne suis pas une bonne mère, je l’ai toujours su.
La mienne est morte à ma naissance et mon père, au lieu de me
couvrir d’affection, m’a prodigué l’éducation martiale que l’on réserve en
général aux chevaux.
J’aurais tant voulu être capable de m’asseoir un moment à côté de
mon fils, sur son lit, et d’avoir avec lui une vraie discussion, comme dans
les téléfilms américains quand un père décide d’expliquer à son fils
adolescent cette fameuse histoire d’abeilles et de fleurs.
Je me sentais rejetée.
Un soir, je pris sur moi et je me permis d’entrer dans sa chambre en
tenant dans mes mains une de ces choses qu’on appelle Nintendo.
– C’est pour jouer ! lui dis-je en lui tendant le machin, espérant,
sinon une réaction d’euphorie, du moins un demi-sourire ou un « merci »
marmonné.
Bref, un mot quel qu’il soit, pour réengager le dialogue.
Mais rien.

De ce jour, je n’ai plus réussi à m’imposer.
Quand Amedeo ouvrait la bouche, sa parole faisait loi. J’ouvre la
mienne et ce que je dis a le poids négligeable du délire d’une vieille
parente atteinte d’Alzheimer.
Si, jusqu’à ses dix-huit ans, je pouvais lui dire : « Fais-toi couper les
cheveux, tu as l’air d’un clochard ! », je suis peu à peu passée à « Que
dirais-tu d’une petite coupe de cheveux ? » puis, résignée, à « Attache-
les, au moins ».
Il ne m’a pas écouté lorsqu’il s’est agi de choisir un appartement en
plein centre de Turin, quand je lui ai fait remarquer que ce loft, bien que
spacieux, n’avait pas de salle de bains, et il a traité par le mépris mes
efforts pour le faire embaucher au service « design » de Fiat.
Pas plus mal. De toute façon, ils ont déjà inventé la Duna.
Il est temps que je cesse de gamberger pour reprendre mon dialogue
avec le braqueur.
Je rouvre les écoutilles.

– … Et quand finalement je suis sorti de la banque, la police a hurlé
dans le mégaphone : « Arrêtez-vous, gentleman braqueur ! » Vous
saisissez ?
– Incroyable ! lui réponds-je, la mine effarée.
– Mais ça suffit, assez parlé de moi ! On ne dirait pas, mais je déteste
ça, fait-il.
Je reste coite.
– Si vous voulez, je vous raconterai mon apprentissage du
maniement du rabot ! Vous savez, je crois que j’ai vraiment de l’avenir
dans l’art sublime de l’ébénisterie.
– Et moi, n’ayant pas sur moi d’anti-inflammatoires, je vous demande
poliment de cesser cela, en vous rappelant que je ne suis pas ici pour
jouer les groupies. Nous sommes en plein enlèvement. Le mien. Essayons
de nous concentrer un instant sur mes affaires, ajouté-je, éreintée par sa
logorrhée.
– Sachez que le célèbre gentleman braqueur est à votre disposition.
– Bon, et cette façon de parler de vous à la troisième personne… Ne
pourrais-je pas vous appeler par votre nom ?
– Désolé, mais j’observe certaines règles.
– C’est-à-dire ?
– Règle numéro deux : « Ne jamais révéler son identité. »
– Et la règle numéro un ?
– « Ne jamais se faire prendre. »
– Sage et clairvoyante règle.
– J’en ai écrit dix. Je vous les récite ?
– Une autre fois, peut-être. Maintenant, s’il vous plaît, mettons-nous
au travail. Nous devons concrétiser un peu cet enlèvement. Avant tout, il
nous faut une télé. Vous savez, j’aimerais savoir si quelqu’un s’inquiète
de ma disparition, à moins qu’on ne m’ait déjà remplacée par une
doublure. Mais je ne crois pas avoir vu de téléviseur par ici.
– J’en ai un, j’en ai un. Au grenier. Montons.

Nous empruntons un escalier recouvert de moquette bordeaux, qui
mène à l’étage supérieur. Rampe d’excellente facture, mais tapisserie
vétuste et hirsute.
Nous arrivons devant une porte sur laquelle brille une inscription en
relief dorée : « Atelier d’art ». Le garçon l’ouvre doucement, s’efforçant
de gratifier l’instant de la solennité qui accompagne d’ordinaire les
événements importants.
– Bienvenu dans mon grand et fantastique atelier ! dit-il.
Après une annonce de ce genre, au cinéma, on s’attend à ce que la
pièce s’illumine de paillettes d’or et s’anime dans le style de Disney, avec
des chaises qui lévitent et une théière aux yeux en soucoupes qui vous
invite à danser. Là, c’est la stase la plus totale : des outils accrochés sur
une grille métallique où pendent des crochets de toutes tailles, une table
envahie de copeaux, un tapis de sciure et d’éclats de bois, un tas de
bûches entassées dans un panier et, contre le mur, un long plateau de
marbre reposant sur des piètements Liberty en fer forgé, recouvert de
nefs et de vaisseaux peuplés de petits bonshommes tordus qui auraient
fait la joie de n’importe quel enfant pauvre dans les années 1930,
portant des noms contraires à leur dignité. Quel être humain sain
d’esprit baptiserait un bateau Salamandre de mer, ou irait inscrire
Krakatoa en lettres capitales sur le flanc d’un navire de guerre
miniature ?
– Ils sont beaux, hein ?
– Magnifiques, vos barques.
– Ce ne sont pas des barques.
– Ah non ?
– Ce sont des voiliers ! dit-il en agitant les doigts tel un
prestidigitateur.
– Oh, des voiliers ! dis-je à mon tour, saisissant la magie du mot.
Ce garçon peut se faire mousser autant qu’il veut et présenter son
hobby comme un acte de création suprême dont le Tout-Puissant lui-
même devrait être jaloux, le vrai mystère pour moi reste précisément
cette double personnalité d’artiste-voleur.
Mon vécu m’aura dévoyée mais je n’ai jamais connu de peintre
adepte du vol à la tire et, que je sache, Marina Abramovič ne cambriole
pas de maisons entre deux performances.

Je croise les mains derrière mon dos, je plisse les yeux et me penche
en avant, comme je le ferais devant une authentique toile de Gauguin. Je
trouve étrange qu’on puisse s’extasier devant ce mousse – accroché de
traviole en haut du grand mât et pourvu d’un seul point noir en guise
d’yeux – qui semble s’écrier : « RENDEZ-MOI LA VUE ! »
– Ne manque-t-il pas quelque chose à ce matelot ? demandé-je au
jeune homme qui, perdu dans ses pensées, caresse son visage rond.
– Il ne lui manque que la parole, hein ? me répond-il, en se prenant
pour Michel-Ange.
– Et ça ? m’enquiers-je, en désignant une drôle de petite barcasse
munie de rames, minuscule, dans laquelle se dresse un bonhomme tout
content, les mains sur les hanches, lui aussi pourvu d’un œil unique,
rouge de surcroît.
– C’est une chaloupe. C’est la Rosetta !
– La Rosetta ?
– Joli nom, n’est-ce pas ?
Je fais la moue.
– Vous savez, me dit-il, en s’asseyant sur un tabouret de bois et en
prenant la pose de l’artiste maudit ravagé par l’abus d’alcool et de tabac.
– Quoi ?
Je m’installe sur un étrange cube plaqué ronce en espérant qu’il cesse
de parler de lui. Il commence à me sortir par les yeux.
– Au fond de mon cœur, je sais que je suis vraiment doué. À votre
avis, y a-t-il un marché pour mes voiliers ?
Et il me fixe, comme s’il attendait des encouragements.
Malheureusement pour lui, je ne sais pas encourager les gens : c’est
la faute de mon père, qui n’a jamais soutenu mes aspirations. Le jour où
je lui confiai ma vocation d’ambassadrice, il se borna à hausser un
sourcil.
– Je ne pense pas qu’on puisse vivre de cela, mon garçon. Le milieu
de l’art est hostile.
– J’imagine. Les gens ne sont pas prêts pour certaines choses.
– Je crains qu’ils ne le soient jamais. Mais il ne faut pas renoncer, lui
dis-je dans l’espoir de le consoler.
– Vous parlez sérieusement ?
– Vous devez persister et mettre votre talent à profit.
– Vous le pensez vraiment ?
– Tôt ou tard, j’en suis certaine, vous atteindrez vos objectifs, ajouté-
je, au prix d’un effort colossal.
– Oh… merci ! Vos paroles me sont d’un grand réconfort, vous
savez ?
– J’en suis heureuse. Mais, excusez-moi, soyons concrets à présent. Le
téléviseur ?
– Ah, c’est vrai ! Quel idiot. Regardez, le voilà ! me fait-il en
désignant un point entre mes jambes.
Je baisse les yeux et m’aperçois que je suis assise dessus.
– Mais, pardonnez-moi, vous vous en servez comme d’un tabouret ?
– Je ne sais pas trop quoi en faire d’autre. Je n’aime pas la télé.
– Bon, peut-être ne l’avez-vous jamais regardée avec attention. Si
vous aviez suivi ne serait-ce qu’un épisode de Danse avec les stars, en
particulier celui où Sophia Loren tombe par terre en plein boogie-
woogie, je vous assure que nous n’aurions pas cette conversation.
– Si vous le dites, répond-il en se grattant la nuque.
– Et maintenant, aidez-moi à le porter jusqu’en bas. J’ai une famille à
remettre sur pied et un enlèvement à suivre.
– J’en profiterai pour faire quelques courses. Mon frigo est vide, je
n’ai même pas de lait pour le petit-déjeuner.
– Parfait. Et je vous en prie : pas de Gocciole.
XI

Sincèrement, je m’attendais à plus efficace : ce téléviseur rame quand


on l’allume et quand on l’éteint, il chauffe avec constance en étirant
l’image en largeur, comme le visage de certaines de mes amies du Lions
Club. Mais au moins il fonctionne.
J’ai passé les dix premières minutes les mains croisées sur les genoux
à fixer d’un air hébété l’écran sur lequel un petit point s’agrandissait peu
à peu, pour devenir une image.
Puis, enfin, les émissions.

Au cours de ma vie, j’ai dû assister à des dizaines de milliers
d’événements, au bas mot. J’ai porté des robes faites sur mesure par les
sœurs Fontana, j’ai prononcé des discours importants pour de jeunes
talents et des artistes dans le besoin, et participé à des débats sur le
thème des dangers qui menacent la forêt amazonienne.
J’apparais sur des kilomètres de pellicule, j’en suis certaine, et la
plupart du temps souriante et surtout élégante.
Pourtant, par quelque étrange sortilège, TOUTES les images diffusées
sur l’ensemble des chaînes sont extraites d’un reportage concocté
récemment par une télé suisse lors de la piteuse inauguration d’une
petite usine laitière de la région de Lugano où, fagotée comme une truie
daltonienne, j’ânonne des propos décousus à la gloire du caillage des
mozzarelles.
Et maintenant, quelques images de la comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna en
train de traire une frisonne au mois de mars.

Le cameraman me filme pendant que je tente en vain de presser les


gros pis pleins de lait, les fesses sur un trépied de bois. Je souris,
exaspérée, et le mammifère, agacé par ma maladresse, botte tout en
agitant la queue pour éloigner les mouches. L’espace d’un instant, les pis
de la vache et les nichons de la Coprova se superposent. C’est le court-
circuit.
Je saisis la télécommande et j’appuie sur tous les boutons pour
trouver un reportage décent.
La famille princière de Monaco apprend avec effroi et inquiétude la nouvelle de la
disparition de la comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna, une femme âgée enlevée
lors du hold-up de la banque CrediTOR, et espère la revoir au plus vite en bonne santé et
entourée de l’affection des siens.

Comme c’est gentil.


Je me rappelle avec affection la douce Charlène Wittstock, épouse de
ce cher Albert de Monaco, femme délicieuse et pleine d’énergie : elle
peut vous entretenir des heures durant des propriétés bénéfiques de la
confiture de figues avant de vous éreinter sur un terrain de golf au cours
de parties épuisantes qu’en général elle gagne, étant dotée d’une vue de
tireur d’élite.
Il en va de même pour le prince, personne aimable et courtoise. Peut-
être un poil plus distrait que son épouse.
Il me garda une fois trois heures en otage en m’entretenant de la
soudaine détérioration du revêtement routier sur le parcours du grand
prix de Monaco.
Je change encore de chaîne.

Ce cher Roberto Bolle, flanqué de la sublime Carla Fracci, en larmes,
drapée dans un châle de dentelle noire, me décrit comme une passionnée
d’art, mécène de longue date de musiciens et de danseurs.
Bolle en est la preuve vivante : la voie du succès pour qui en a
l’étoffe, la détermination et le caractère est beaucoup moins accidentée
que pour les incapables. Alors que ces derniers voient des complots et
d’étranges jeux de pouvoir s’acharner sur leur immense talent incompris,
le génie véritable envisage les obstacles comme de paisibles collines
qu’on gravit d’un pas léger.
Que je n’ai jamais vu danser Bolle n’est qu’un détail qui, j’espère, ne
sera jamais divulgué. Je m’endors toujours une seconde avant qu’il
n’entre en scène avec l’un de ses fameux jetés ou pas de bourrée.
Un autre témoignage nous arrive de la conseillère bancaire qui a partagé avec la
malheureuse septuagénaire les dernières minutes avant sa disparition.

En deux temps trois mouvements, je suis passée de « femme âgée » à


« malheureuse septuagénaire ». Encore quelques secondes et je
deviendrai un fossile ou une sympathique momie échappée de son
sarcophage.
On le sait, il faut être patient avec les journalistes.
– Mademoiselle Anna, racontez-nous vos dernières minutes avec la comtesse !
– J’étais là avec madame Maria Vittoria et puis, boum, je me suis réveillée par terre. Je n’ai
aucun souvenir de ce qui s’est passé.
– Vous souvenez-vous si cette femme a été victime de violences ?
– Non ! Je vous le répète, tout à coup, boum, et je suis tombée par terre.

Pauvre Anna. Quel être humain doué de raison irait répéter cette
onomatopée deux fois dans la même interview ? Elle semble
bouleversée. Je le serais moi aussi si j’avais un buisson de houx en guise
de chevelure.
En bas de l’écran défile un texte où figure le numéro à appeler si on
m’aperçoit quelque part. La bande passe et repasse, à intervalles
réguliers.
Que les médias se penchent sur mon cas, et sérieusement en plus, me
fait une certaine impression. Tant mieux, c’est bien ce que j’espérais.
Mon plan semble fonctionner.
Le voici ! Voici le fils de la comtesse qui sort de son appartement turinois en compagnie de
sa fiancée, Ludmilla Coprova.

Mon cœur défaille.


Combien de fois lui ai-je dit de ne jamais porter du gris avec du
gris ?
Comment peut-on assortir une veste droite à trois boutons gris
ardoise et un pantalon gris perle ? Ce genre de pantalon – je me suis
pourtant tuée à le lui répéter –, ne se marie qu’avec un blazer ou du
tweed à chevrons marron, à la limite.
– Monsieur Emanuele ! Une déclaration ?
– MOI ! C’est moi qui vais faire une déclaration ! fait la Coprova en s’emparant du micro.

Robe zippée sans manches en crêpe noir, col asymétrique, comme un


automate, elle se place devant la caméra avec la mine triste d’Eva Perón
s’apprêtant à chanter Don’t cry for me Argentina devant la foule, et se met
à sangloter.
– C’est certainement un de ces migrants étrangers ! lâche-t-elle. Ces gens-là, sous prétexte
qu’ils parlent une langue différente, qu’ils ont leur religion et leur culture, font des choses
qu’aucune nation au monde ne devrait tolérer. Ce n’est pas de la « culture » de pointer un
pistolet. Ce n’est pas de la « culture » d’enlever les vieilles femmes vulnérables. La culture,
c’est de lire un livre, tout le monde sait ça !

Quelle idiote ! Exactement le type de fille dont raffole mon fils. Je


me rappelle encore cette crétine qu’il avait ramenée à la maison et qui
me parlait des frères Karamazov comme s’il s’agissait de plongeurs
russes.
– Mais si vous croyez que la famille dal Pozzo della Cisterna va se laisser impressionner,
vous vous trompez ! Hein, Fifi ?

La tête d’un minuscule pinscher marron dépasse de son micro-sac à


main en forme de viennoiserie.
– Maintenant, le plus important est que la comtesse soit libérée ! Tenez bon, belle-maman !

BELLE-MAMAN ?

Et elle conclut sa pantomime en se léchant les lèvres, laissant


entrevoir un instant le serpent qui l’habite.

Quel sketch lamentable !
Il suffit de l’observer quelques secondes pour comprendre qu’une
telle créature ne tombera amoureuse que d’un distributeur automatique
de billets. Elle sait qu’elle est belle et que rien ne l’oblige à se servir de
son cerveau puisqu’il se trouvera toujours quelqu’un pour réfléchir à sa
place. Mais si elle se figure que mon fils est ce « quelqu’un », cette fille a
de toute évidence un grand sens de l’humour.
Tout le monde sait qu’Emanuele n’a rien dans le crâne et, pire
encore, rien dans les tripes. Même un lapin émasculé a plus de courage
que ce crétin.

J’éteins le téléviseur, je quitte le canapé en plastique et je rejoins la
cuisine à grands pas.
Je rabats d’un coup la porte à soufflet et me jette sur le tiroir des
couverts. Je l’ouvre, je fourre la main dedans, fouillant parmi les
couteaux et fourchettes, et enfin, je les trouve.
J’enfile le pouce et l’index dans les anneaux de la paire de ciseaux et
je la lève dans la lumière, le regard inspiré. La lampe au néon se reflète
sur ses lames affûtées.
– Madame ! me fait le braqueur, revenant chargé de sacs bourrés de
victuailles. MAIS QUE FAITES-VOUS ? hurle-t-il en les laissant choir.
Des boîtes de conserve roulent sur le sol.
– Apportez-moi des magazines, une feuille de papier et de la colle,
mon garçon. Vous allez me donner un coup de main.
XII

À la fin de mes études au collège, mon père décida que je suivrais


des cours de couture.
Il s’était mis en tête que j’avais les qualités nécessaires pour devenir
une grande styliste de mode. Tout ça parce que petite fille, pendant les
vacances d’été, je m’amusais à revêtir de chiffons le Putto Gabriele, l’une
des rares statues de jardin sculptées par le Bernin, un don du Vatican.
Je n’étais pas folle ; simplement, ce putto avait une curieuse allure de
mannequin et, moi, j’étais si lasse de pousser mon cerceau avec un
bâton.
Par ailleurs, il présentait des traits bien différents du standard de
l’angelot classique : son corps était celui d’un vigoureux adolescent, avec
des muscles bien dessinés et le reste des accessoires dont un homme est
supposé disposer une fois passée la puberté.
Bientôt, le Putto Gabriele relooké par mes soins devint la coqueluche
de notre domaine, et l’objet d’un pèlerinage pour tous nos parents et
invités.
En effet, la nouvelle se répandit à la vitesse d’une épidémie : pas un
jour sans que de vieilles tantes sourdes ou de riches connaissances ne
frappent à notre porte, prêtes à offrir des sommes astronomiques pour
s’accaparer mon chef-d’œuvre, dont je changeais la tenue chaque
semaine.
Le Putto Gabriele en veste Chanel eut un grand succès, tout comme le
Putto Gabriele au manteau Fendi et le très élégant Putto Gabriele à la
montre Gucci.
Mon père en conclut qu’il tenait enfin la clé de mon avenir : après
avoir projeté pour moi une carrière de harpiste, de peintre de paysages
désolés et de poétesse décadente, il jugea plus opportun de me propulser
dans la mode.
– Maintenant, je sais ce que tu veux faire quand tu seras grande !
m’annonça-t-il, solennel.
Car il était ainsi fait. Il ne se souciait guère de mes désirs véritables.
C’était un homme à l’ancienne.
– Maria Vittoria, tu deviendras une grande styliste !
– Mais papa, j’ai seulement habillé une statue !
– Bah !
Quand papa lâchait un « Bah ! », il n’y avait plus rien à ajouter, selon
lui.
Je me permis malgré tout d’ajouter. Et d’en rajouter.
– Papa, la mode, ce n’est pas pour moi.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ? me répondit-il, froissé, en tortillant
ses florissantes moustaches en pointe.
– Je ne suis pas douée !
– Sottises !
– Je ne sais même pas dessiner !
– Tu apprendras. Si Picasso dessine, tu peux le faire toi aussi.
– Mais Picasso n’est pas un styliste.
– Bah ! fit-il sur un ton qui mit un terme à la discussion.

Aussi, à ma sortie du collège, je fus inscrite à l’École de la chambre
syndicale à Paris, où je suivis des cours de haute couture, patronage,
coupe et montage des modèles.
Au début, j’étais perdue. Je doutais de mon talent.
Il ne me fallut que quelques semaines pour apprécier l’excellence de
l’école et lier amitié avec mes camarades. L’un d’eux se détachait du lot,
le jeune et imberbe Valentino Garavani, un garçon de grande classe.
Je compris tout de suite qu’il était doué et décidai d’en faire mon
ami. Dès les premiers cours, il fit preuve d’une aptitude particulière pour
la haute couture, et c’est lui qui m’apprit comment faire un patron avec
la plus grande minutie.
Il était minutieux à l’extrême.
– Rappelle-toi ! disait-il toujours. Quel que soit le dessin, simple
croquis ou patron d’une robe de bal pour une reine, tu dois rester
concentrée. La bavochure est l’ennemie de l’élégance !
Et je buvais ses paroles avec les yeux illuminés d’une fillette devant
son premier sapin de Noël.

En suivant ses conseils, je m’apprête donc à réaliser une demande de
rançon digne de mes derniers cours de coupe. Car, à l’instar des patrons,
une belle lettre de menaces inspirant la terreur nécessite concentration
et application.
Pour commencer, je feuillette les revues de modélisme du braqueur,
recherchant avidement les titres en majuscules, si possible en gras. Puis,
armée d’un cutter et d’une règle, j’en découpe plusieurs :
préparer et polir le bois de récupération
étaus pour modélisme dynamique
renforcer les jointures grâce à la colle attak et aux pivots

Je détache chaque lettre avec soin avant de les fixer sur un bristol
blanc de trois légers coups de pinceau à colle.
Je laisse sécher avant de passer encore une couche de colle diluée
pour unifier le tout.
Une demi-heure et quelques secondes de sèche-cheveux plus tard, ma
lettre est prête.
la comtesse est entre nos mains.
nous voulons le koh-i-noor.
nous en avons déjà tué d’autres.
nous pouvons recommencer.

Je la trouve très réussie.


Les phrases « Nous en avons déjà tué d’autres. Nous pouvons
recommencer » sont un vrai petit chef-d’œuvre d’esprit. À vous tirer des
larmes, pire qu’un roman de Dickens.
Au cours de ma vie, j’ai vu tant de messages de ce genre en regardant
ces films ringards à la Derrick que les chaînes de télévision se refilent les
unes aux autres dans le seul but de remplir leurs programmes indigents.
Mais je n’aurais jamais pensé être un jour l’auteur de menaces de mort.
Et je dois admettre que, pour une première, c’est un succès. J’ai pris
garde à ne pas laisser d’empreintes en utilisant les gants de soie dont j’ai
toujours une paire dans mon Birkin, j’ai conçu un message simple et
efficace et, sans tomber dans l’outrance, je crois avoir concentré en
quelques lignes toute la substance de ma demande : ma vie en échange
du diamant.
Rien de plus vrai. Si Emanuele ne récupère pas ce bijou, je doute que
la famille puisse surmonter de futures tourmentes financières. Et je n’ai
nulle intention de mettre le domaine aux enchères avant d’en être sortie
les pieds devant.
La police mettra sûrement mes biens sous séquestre et refusera
qu’aucune rançon soit versée. Mais elle ignore que je me moque de
récupérer en main propre le diamant. Tout ce qui m’importe est de le
soustraire à l’étreinte de cette liane mamelue.
Emanuele mordra à l’hameçon, j’en suis certaine. Enfin il
commencera à s’inquiéter. Il peut négliger les injonctions de paiement ou
le règlement de la redevance télé, mais il ne pourra pas ignorer une
lettre de menaces mettant ma vie en jeu.

– Qu’en pensez-vous ? demandé-je, émue, au braqueur qui a observé
en extase mon minutieux travail de découpage.
– Impressionnant ! Ça fait presque peur.
– « Ça fait presque peur » ou « Ça fait peur » ?
– Ça fait peur ! Et même presque trop, dit-il en se frottant la nuque.
– Vous m’embrouillez avec vos « presque ». Elle est bien, cette lettre,
ou pas ? insisté-je, à bout de patience.
– Elle est parfaite !
– Ah, c’était si difficile que ça…
– Quand même, fait-il. Je n’aurais pas imaginé que vous aviez ce
talent.
– Quel talent ?
– Que vous étiez capable de réaliser une lettre pareille.
– Les romans de Ford Madox Ford m’ont forgé le caractère. Quand on
a survécu à la lecture de Finies les parades, rien ne peut plus vous
anéantir. Vous connaissez ce livre ?
– Non. De quoi ça parle ?
– C’est une vaine histoire d’amour et de guerre.
– D’accord, mais la trame ?
– Plus ou moins ceci : un type, trahi par sa femme, lui reste fidèle
jusqu’au jour où il tombe amoureux d’une autre. En toile de fond : la
Première Guerre mondiale. En combien de temps ai-je résumé
l’intrigue ?
– Trois secondes.
– Voilà. Le roman compte neuf cent douze pages.
– Mazette ! fait-il, de manière désuète.
– Cependant, il faut à présent la poster, cette lettre. Pas dans le
quartier, bien entendu. Loin des yeux indiscrets, évidemment. Et il va de
soi que je ne peux pas m’en charger.
– Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe ! Je connais une boîte
postale à l’écart de toute vidéosurveillance. Croyez-moi, il n’y passe pas
un chat.
– L’important, c’est que le facteur y passe. Mais attention, n’y laissez
pas d’empreintes. Avez-vous des gants de cuir ?
– Bien sûr ! Ceux que je porte pour mes hold-up ! Je les ai trouvés
chez H&M…
– Alors m’est avis qu’ils ne sont pas en cuir.
– Si, c’est du cuir !
– Combien les avez-vous payés ?
– Trois euros vingt.
– Ils ne sont pas en cuir. Mais pour poster une lettre, des gants en
plastique feront parfaitement l’affaire.
XIII

Certes, je ne m’attendais pas à une dame de compagnie capable de


m’entretenir de nouvelles fraîches et des potins de la cour, mais je suis
tout de même surprise que ce garçon plus bavard qu’une pie se soit
éteint au bout de quelques jours pour consacrer toute son attention à son
rabot. Notre cohabitation fait à présent songer à celle d’un couple jadis
heureux et désormais piégé dans une idylle moribonde.
J’ai pourtant essayé de lui extorquer d’autres détails à propos du
célèbre gentleman braqueur, espérant titiller sa vanité, mais on dirait
que le sujet ne l’intéresse plus. Suffoqué par mon talent épistolaire, il
s’est enfermé au grenier après m’avoir lâché un laconique : « J’ai
compris, finalement, j’ai tout compris. »
Ce qu’il a bien pu comprendre n’est pas encore très clair pour moi.
Par moments, il est si concentré sur son travail qu’il me rappelle ces
enfants qu’il m’arrive de croiser quand le Rotary organise des tournois
d’échecs de charité. Ce ne sont pas, c’est certain, des êtres humains
ordinaires, mais de vieux professeurs pédants et paranoïaques réincarnés
dans le corps de petites créatures de huit ans aux doigts boudinés,
portant veston et cravate. Souvent amorphes, ils sont capables d’infliger
un échec et mat en deux coups, en opposant à la précision de
l’adversaire soviétique aux joues écarlates une morgue qui révèle une
veine profondément autiste.

J’ai eu tort de croire que sculpter des bateaux aux noms impossibles
et peuplés de matelots borgnes n’était pour lui qu’un hobby et qu’il le
pratiquait sans grande passion, à ses moments perdus. Comme moi
quand, à l’époque du collège, je suivais des cours de poterie : quelques
coups de pinceau l’après-midi et mon dessous-de-plat orné d’hommes
musclés partant à la chasse était fin prêt.
Car ce matin, au beau milieu de mon petit-déjeuner – du lait chaud
et un ou deux biscuits seulement, à cause de ma glycémie –, il a déboulé
du grenier en portant une boîte de la taille d’une machine à laver
marquée de l’inscription : « Voiliers, sculptures, art du bois ».
– Bonjour, fais-je, en lui décochant un regard du genre « On peut
savoir ce que tu fous au juste ? » digne d’Amedeo.
– Madame, ma décision est prise ! me répond-il, sur le ton martial du
Prussien en route vers l’Alsace et la Lorraine.
– Une décision de quel ordre ?
– Vous l’avez dit vous-même l’autre soir : « Il faut être pragmatique.
Les bateaux ne se vendent pas. »
– Pas exactement. J’ai dit que VOS bateaux ne se vendraient JAMAIS.
– C’est ça.
– Et donc ?
– Et donc, si les bateaux ne se vendent pas, c’est parce que personne
ne s’en est sérieusement occupé jusqu’ici.
Je ne me figurais pas les mauvais garçons comme des exemples
d’équilibre mental, mais celui-ci ferait la fortune de n’importe quel
thérapeute âpre au gain. Et j’en connais un paquet. Il est certain que
Freud a bien conçu son affaire. D’une part, il vous soulage d’un problème
existentiel ; de l’autre, il vous soulage du contenu de votre portefeuille.
– Jeune homme ! Vous avez complètement déformé le sens de mes
propos.
– Non, non, non, non, non ! me fait-il, en agitant l’index. C’est ce que
vous m’avez dit quand nous sommes montés chercher la télé au grenier.
– Que suis-je censée avoir dit ?
– « Il ne faut pas renoncer. »
– C’était une façon de parler.
– « Vous devez persister et mettre votre talent à profit. »
– Encore une phrase toute faite.
– « Tôt ou tard, j’en suis certaine, vous atteindrez vos objectifs. »
Mais putain, aurait dit Amedeo, il m’enregistre chaque fois que je
parle ou quoi ?
– J’ai une mémoire sélective ! me dit-il, en levant l’index. Grâce à vos
encouragements…
– Je ne vous ai jamais encouragé.
– Et à votre soutien…
– Jamais soutenu quiconque de ma vie.
– Maintenant, enfin, tout est clair pour moi !
– C’est-à-dire ?
– J’ai compris que j’avais assez volé comme ça ! Dorénavant, mes
voiliers seront mon seul business. C’est pourquoi, madame, je pars.
– « Je pars » dans le sens « Je pars faire les courses et je reviens » ?
– « Je pars » dans le sens où je m’en vais participer à la plus grande
foire itinérante d’objets en bois. J’ai décidé de tenter ma chance. Je vais
essayer de vendre mes objets d’art sur les marchés.
– Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
– Non.
– Et donc vous partez au beau milieu de mon enlèvement ?
– Mais vous n’avez pas été enlevée…
– Mais c’est ce que les gens croient.
– Mais nous deux, nous savons que ce n’est pas le cas.
– Laissez-moi comprendre, lui dis-je en écarquillant les yeux, tenant
mon petit gâteau qui, lentement, se désagrège dans le lait. Vous me
plantez ici ?
– Oui.
– Toute seule ?
– Le célèbre gentleman braqueur ne ferait jamais une chose pareille.
Mais l’artisan qui est en moi se doit de suivre sa passion.
– Et vous ne pourriez pas demander à l’artisan qui est en vous de
patienter, disons, jusqu’à décembre ?
– Les passions n’attendent pas. Vous n’avez pas de passions ?
– Bien sûr que j’en ai : le vermouth et les pâtisseries de Baratti &
Milano. Ce n’est pas pour cela que vous me verrez en vendre sur les
places de marché.
– Madame, je dois vivre ma vie.
– Faut-il que vous la viviez justement maintenant ?
– Bon, de toute façon, je rentre dans dix jours. « Bois en fête » dure
deux semaines.
– Dix jours ou deux semaines ?
– En réalité, ça fait vingt jours, dit-il en baissant les yeux.

Le sang cogne à mes tempes.
Je comprends que là-haut on puisse m’en vouloir de ne pas avoir
fichu les pieds à l’église ces quinze… mettons ces vingt-cinq dernières
années, mais tout de même, je trouve qu’il y a de l’abus. Même la foudre
a la courtoisie de ne pas toujours tomber au même endroit. Je ne vois
pas pourquoi la poisse s’obstine à venir frapper à ma porte. D’autant que
j’ai dernièrement changé de domicile.
– Je n’ai donc aucun moyen de vous retenir, alors ? lui fais-je.
– Je suis désolé, mais « quand souffle le vent, il faut lui tendre la
main ».
– Lucio Battisti ?
– Baci Perugina 1.
– D’accord, lui dis-je, à bout de forces, faites comme vous l’entendez.
Mais vous me promettez d’être de retour pour m’aider dans vingt jours ?
– Parole de boy-scout, me dit-il, en portant la main à son cœur.
– Eh bien, partez. Ôtez-moi d’un doute : quelqu’un connaîtrait-il ce
refuge, par hasard ? Pour être plus claire, dois-je m’attendre à la visite
d’assassins voulant vous éliminer, de sicaires en quête de membres à
briser ou – je ne sais pas, moi – de femmes enragées à cause d’une paire
de cornes de trop ?
– Soyez tranquille, cette maison est inconnue du fisc et ignorée du
cadastre, mais elle dispose de tout le confort et de toutes les
commodités. Comme je vous le disais, si vous avez faim, j’ai rangé dans
le garde-manger le nécessaire pour tenir un bon moment.
– De bonnes choses, j’espère.
– Des conserves, surtout.
– Des conserves ?
– J’en ai fait un stock.
– Du thé noir ?
– Non, pas de thé noir.
– De la confiture de myrtilles ?
– Non plus.
– Des petits gâteaux ?
– Rien de ce genre. Mais ne vous faites pas de soucis : j’ai pris du
corned-beef, du thon et du soda.
Dans ma tête, j’entends les premières notes de la Pathétique de
Tchaïkovski.
– Et si vous vous ennuyez, vous trouverez des livres au grenier. Vous
pouvez aussi vous y installer, si vous voulez.
– Au grenier ? Vous me prenez pour Anne Frank ?
– C’était seulement une idée.
– Avant de nous quitter, je vous demande une faveur, lui dis-je en
lâchant ma tasse de lait et en me levant.
– Tout ce que vous voudrez.
– Laissez-moi votre pistolet.
Il me regarde comme si se dressait devant lui l’un de ces spectres
qu’Oscar Wilde décrit à merveille dans Le Fantôme de Canterville.
– Qu’est-ce que vous allez fabriquer avec ce pistolet ?
– On ne sait jamais. J’ai appris au collège que, dans certaines
circonstances, une arme à feu est toujours utile.
– Vous êtes donc maîtresse d’armes ?
– À feu, pour être précise.
– Alors d’accord. Vous le trouverez dans le tiroir du buffet, dans mon
atelier.
– Et laissez-moi aussi des munitions, je vous prie. Les pistolets, moi,
je les charge.
Le temps d’un chaleureux au revoir, et le jeune homme ouvre la
porte et file sur les chapeaux de roue.

La soirée traîne en longueur.
Impossible de fermer l’œil. Mes vêtements ne font plus qu’un avec le
plastique du canapé.
Je ne cesse de réfléchir à mon plan, échafaudant des hypothèses sur
ce qui peut bien passer par la tête de mon fils : est-il effrayé, soucieux,
ou juste planté là à fixer le plafond, le cerveau à l’arrêt ?
Orlando, j’en suis sûre, est dévasté.
C’est bien le seul qui doit en ce moment éprouver une véritable
inquiétude.
Comme je voudrais entendre ses « Le dîner est servi, madame » ou
« Votre bain chaud vous attend, comtesse ». Je ne suis pas près de voir
un bain chaud par ici. Le bac à douche est tout entartré et le va-et-vient
de la douchette est bloqué.

Qui sait si je parviendrai à me tirer indemne de cette mascarade.
Quand vous naissez noble, vous savez bien qu’il vous arrivera toutes
sortes de choses dans la vie, des inaugurations de concours félins aux
réceptions à Buckingham Palace, mais vous êtes loin d’imaginer qu’il
vous faudra un jour vous enlever vous-même.

Le son incessant et sourd du rabot, qui m’a tenu compagnie des jours
durant, s’est tu.
– Bonne nuit, comtesse ! me dis-je à haute voix, sur un ton voilé de
mélancolie.
XIV

Mon père n’a jamais été un grand bavard.


Lors d’événements mondains, quand nous nous retrouvions à table
avec une foule sur son trente-et-un, accourue au palais dans le seul
objectif de s’offrir un dîner à l’œil, il se bornait la plupart du temps à
lâcher quelques-uns de ses « Bah ! », ou à commenter les mets de
quelques adjectifs probablement trouvés dans le dictionnaire des mots
brefs, comme par exemple « bon » ou « froid ».
Aux dîners de galas internationaux, il pouvait pousser jusqu’à
émettre un « good ».
En revanche, il n’était pas avare de phrases inutiles, prononcées sur
le ton d’une déclaration de guerre, s’ouvrant immanquablement sur un
« Et rappelle-toi ».
« Et rappelle-toi, Maria Vittoria, que les fruits contiennent des
vitamines ! »
« Et rappelle-toi qu’il convient de lire des livres. »
Parmi toutes ces phrases, que ma mémoire a effacées sans trop
d’effort, il en est une dont aujourd’hui, finalement, j’ai l’impression de
comprendre l’essence.
« Et rappelle-toi, Maria Vittoria, que tout est dans l’apparence. »
Dogme que j’observe toutefois scrupuleusement depuis soixante-huit
ans.
En effet, le matin, avant de sortir pour ma promenade de santé
quotidienne, j’ai coutume de m’apprêter. Tout d’abord, un bon bain
chaud. Puis un tour dans ma garde-robe pour choisir la tenue adaptée.
Enfin, assise devant mon miroir ovale, j’ouvre ma boîte à maquillage,
d’abord un voile de poudre avant de dessiner mes sourcils avec un
crayon bien taillé, puis je me vaporise généreusement d’Eau de Bourgogne
et me coiffe comme moi seule sais le faire.
Mais ce matin, malgré tous mes efforts pour avoir l’air présentable, je
ressemble à une de ces petites vieilles qui vivent dans les HLM et
descendent dans les rues nourrir les chats errants, avant de remonter
chez elles, d’allumer la télé et d’attendre la mort en regardant les
derniers épisodes d’Amour, gloire et beauté.
Plus jamais je ne ferai confiance à un menuisier qui a des velléités
artistiques.
Si l’une de mes fenêtres casse, je la réparerai moi-même en regardant
des vidéos sur l’Internet.
Je n’ai pas un vêtement de rechange. Cet ensemble Alberta Ferretti
me tient lieu de tenue de jour, de déjeuner, d’après-midi, de thé, de
cocktail, de soirée et même de pyjama.
Je mange du thon depuis dix jours, maintenant : filets de thon,
ventrèche de thon, miettes de thon, salade de thon aux olives, pâtes au
thon.
Mais le pire, c’est l’ennui.
J’ai même fait un tour au grenier, dans l’atelier du braqueur, pour
examiner les quelques voiliers avec leurs figurines qui traînent encore
sur son établi – ces horreurs devraient finir dans la cheminée, pas dessus.
Quant à regarder par la fenêtre, ce n’est pas la peine : le paysage est
plus barbant que la vieille mire de la RAI : une vraie désolation, il n’y a
là qu’un garçon blond aux cheveux mi-longs qui se balance d’avant en
arrière à intervalles réguliers, comme s’il surveillait la maison.
Au début, j’ai craint qu’il ne s’agisse d’un policier en civil, puis, en
l’observant mieux, j’ai compris que c’était peu probable. Il se gratte le
postérieur plus souvent qu’aucun être humain de ma connaissance.
Ensuite, quand je l’ai vu faire commerce de sachets de feuilles sèches,
j’ai su qu’il n’était qu’un banal dealer de marijuana, comme on en voit
dans les séries télévisées.
C’est que ces derniers jours, j’en ai consommé, de la télévision. Elle
reste allumée en permanence.
Flash de dernière minute.

Enfin, nous y voilà. Un journaliste qui doit sortir tout juste de l’école
primaire, vu sa dégaine de premier de la classe prépubère, ses lunettes
trop grandes pour son visage glabre et sa veste lâche, lit une dépêche en
déplaçant son doigt d’un air affecté sur sa tablette gris souris.
Des sources bien informées font état de nouveaux développements dans l’affaire de la
disparition de la comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna. Une lettre de menaces
arrivée hier confirmerait les soupçons des enquêteurs. La comtesse a bien été enlevée.

Il était temps. Cela fait des jours que j’écoute des nouvelles de
l’Afghanistan, si tant est que cette guerre interminable constitue une
nouveauté.
D’après ce que l’on peut déduire des dernières indiscrétions, il s’agirait d’un enlèvement
crapuleux. En échange de la libération de la femme, ses ravisseurs exigent l’un des bijoux les
plus précieux au monde : le célèbre Koh-i-Noor, que sa famille possède depuis des
générations. Ils menacent d’exécuter la comtesse si le diamant ne leur est pas rapidement
remis. Rappelons que Mme dal Pozzo della Cisterna a soixante-quinze ans…

Soixante-huit.
… qu’elle a subi au moins cinq pontages…

Pas l’ombre d’un.


… et qu’elle a été victime l’an dernier d’un sévère infarctus…

Si l’on peut considérer cette allergie qui s’est déclarée en novembre


dernier lors de l’inauguration de la Foire aux chats comme un infarctus,
alors oui. Autrement, il faut croire que ce sombre connard, comme aurait
dit Amedeo, a tartiné sa propre matière grise sur une biscotte et se l’est
boulottée au petit-déjeuner.
Pour discuter de cette affaire, nous avons invité sur ce plateau le professeur Fausto Cardi,
enseignant en criminologie à l’université d’Urbino, et par ailleurs psychiatre réputé.
– Bonjour, docteur Cardi.
– Bonjour.

Il peut bien faire son « Je sais tout », avec sa chevelure grise flottant
sur ses épaules et ses yeux d’oriental, trop en amande pour être
authentiques, je l’ai vu dans d’autres émissions, ce professeur Cardi.
Peut-être même dans le jury de Danse avec les stars, tiens, celui de la
deuxième saison. C’est un type qui passe avec une désinvolture extrême
des émissions de faits divers aux variétés, un de ces personnages si épris
de notoriété qu’il n’envisage pas de rester plus d’un jour loin des
caméras. Je le soupçonne d’avoir un lit de camp quelque part dans un
studio de télévision.
– Votre équipe, nous dit-on, étudie cette lettre de menaces pour trouver d’éventuels indices
permettant de définir le profil psychologique du ravisseur. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– Certainement. J’ai pu me faire une idée de la composition du texte de ce message et de son
contenu syntaxique.

« Syntaxique ». Je vous parie un paquet de Gocciole que ce type


ignore le sens de ce mot.
Le « gentleman braqueur » n’a très probablement rien à voir avec l’enlèvement à proprement
parler, étant donné que ce malfaiteur bien connu opère au Piémont et que cette lettre
semble provenir de l’étranger.

– De l’étranger ? demandé-je à l’écran, étonnée.


– Oui, de l’étranger, répond le docteur Cardi. Nous craignons que la comtesse n’ait été
vendue à une bande de malfrats d’Europe de l’Est. La minutie du découpage et de
l’assemblage des lettres composant la demande de rançon révèle une personnalité fortement
encline à l’ordre. En effet, elles ont été collées avec un soin obsessionnel et un sens
esthétique irréprochable. La bestialité du message laisse penser que le cerveau de la bande
est un homme ignoble. Et s’il s’agit d’une seule et même personne, je peux affirmer avec
certitude que nous avons affaire à un individu très clairement… euh… « efféminé ».
Aucun doute n’est permis : en fait de lumière, ce type n’est qu’un
pâle lumignon. Utiliser dans une même tirade « encline », « bestialité » et
« ignoble ». Même mon grand-père Edoardo, adorateur du mot
« inaltéré », n’osait pas s’en servir ainsi à la légère. Que je sois, quant à
moi, efféminée, me semble être la moindre des choses.
– C’est assurément quelqu’un d’efféminé, insiste le docteur Cardi. Plusieurs éléments nous
amènent à cette conclusion : la découpe ciselée, le coup de pinceau précis pour coller les
lettres. Bref, il s’agit là d’une manualité vraiment très particulière. Je crois pouvoir assurer
que nous avons affaire à un féroce psychopathe.

Ce beau parleur devrait être interné, et de toute urgence.


– Merci, professeur. Et maintenant, nous vous proposons une déclaration de l’héritier de la
famille, le comte Emanuele dal Pozzo della Cisterna.

Emanuele est vêtu d’une vilaine veste à franges que je n’avais pas
vue sur un homme depuis qu’Amedeo m’avait emmenée à Memphis voir
un spectacle de sosies d’Elvis Presley. L’air sérieux et contrit, il lit,
devant une foule de journalistes placée en demi-cercle, un petit texte,
très expéditif, d’où il ressort grosso modo qu’il est disposé à faire
n’importe quoi pour obtenir ma libération. Mais je refuse, moi, qu’il
fasse n’importe quoi ! C’est ce diamant, que je veux, tout le monde l’aura
compris !
– Moi aussi, j’ai quelque chose à déclarer ! hurle la Coprova en se ruant sur le micro.

Cheveux blonds rassemblés en un chignon haut, yeux rapprochés et


avides, lèvres débordantes de collagène, elle se présente devant les
caméras dans une robe de duchesse en soie ivoire rehaussée d’or, dont le
bustier, asymétrique, est si étroit que sa poitrine semble sur le point d’en
jaillir.
La voilà qui cause.
– Je veux dire aux ravisseurs que s’ils croient nous intimider avec cette lettre, ils se fourrent
le doigt dans l’œil.

Le dernier des redoublants de la plus nulle des boîtes à bac ne ferait


pas pire.
– Nous ne donnerons jamais le diamant ! Plutôt vendre la maison !

Qu’est-ce qu’elle vient de dire ? Je crois n’avoir pas bien compris.


– C’est une vieille maison. Elle tombe en ruine. Je l’ai visitée pour la première fois l’autre
jour et je l’ai trouvée bien moche. Le jardin est tout sec, et la tapisserie déprimante.
L’entretien doit coûter un bras.

Un flash : l’espace d’un instant, je vois la Coprova brûlée vive comme


Jeanne d’Arc, debout sur un bûcher en flammes, tandis qu’une meute de
manants l’asperge d’essence. Je suis parmi eux et c’est moi qui tiens le
plus gros jerrycan.
– Quand la maison sera en vente, nous pourrons réunir assez d’argent pour la rançon de
belle-maman.
– Et le Koh-i-Noor ? demande un journaliste de Il Sole.
– Celui-ci ? dit-elle, en exhibant la bague au majeur de sa main droite.

Un violent éclair de lumière blanche aveugle l’assemblée des


journalistes. L’un d’eux chausse des lunettes de soleil.
– On touche pas au Konnor, on va tout de même pas faire ce plaisir à des voyous. Ce
diamant, c’est moi qui le garde.

SALOPE, aurait dit mon mari.



J’essaie de me calmer, en vain.
La demeure de mon père, de mon grand-père, d’une entière dynastie
qui lutta pour l’honneur d’un blason et d’un idéal familial. Et mon fils,
hélas, un Fifi de plus au tableau de chasse de cette peau de vache.
Je crispe les paupières, le poing serré de rage, je cogne violemment
le vieux téléviseur qui décide de s’éteindre en émettant quelques
étincelles.
Deux longues heures durant, j’essaie de comprendre comment le
réanimer pour rétablir mon seul lien avec le monde extérieur.
Mais rien à faire. Je crois que j’ai fait une grosse bêtise.
XV

Je ne suis guère portée sur le surnaturel, mais si on m’avait prédit il


y a seulement quelques jours que j’allais me retrouver seule à gérer mon
propre enlèvement dans la bicoque des Sept Nains, orpheline d’un
ravisseur qui a préféré tailler la route pour vendre ses voiliers, j’aurais
très probablement éclaté d’un de ces rires sonores qui m’échappent
quand je vois à la télévision ces types lire l’horoscope, convaincus que la
déveine en amour des natifs de novembre est due aux influx de Jupiter.
Pour résumer en quelques points, voilà ma situation :
– privée de télévision depuis deux semaines ;
– à l’isolement ;
– un stock de provisions touchant à sa fin.

Vide d’énergie, apathique, j’ai la mine d’avant d’un personnage de
publicité pour complément alimentaire à base de magnésium et de
potassium. La peau terne, un nuage gris à la place des cheveux, et
amaigrie d’au moins cinq kilos. Si j’avais été enlevée pour de bon, on
m’aurait certainement mieux traitée.
Pour couronner le tout, depuis quelques jours, pour me tenir
compagnie, j’ai aussi commencé à parler toute seule.

– Bonjour Maria Vittoria !
– Bonjour à toi, Maria Vittoria. Comment vas-tu ?
– Couci-couça, mais je tiens le coup. Et toi ?
– Quelle coïncidence ! Je suis exactement dans le même cas.

Avant-hier matin, après m’être demandée si j’avais bien dormi et si
un bon petit thé me ferait plaisir, j’ai fondu en larmes. Je me suis fait de
la peine. Et puis, je n’avais plus rien à me raconter. Tout ce que je me
disais était prévisible. Rien, dans mes propos, ne parvenait plus à me
captiver ni à me distraire. J’étais devenue ennuyeuse.
Aussi ai-je décidé de ne plus m’adresser la parole.
Ensuite, j’ai passé une journée entière à la fenêtre, à identifier des
silhouettes dans les nuages. J’ai distingué nettement un éléphant sans
trompe, une chèvre bicéphale, un V comme dans Va-t’en, un S comme
dans Sauve-toi, un F comme dans Fuis et défends ta maison, mais j’ai tenu
bon en m’efforçant de ne pas céder à la fatigue.
Consciente depuis longtemps qu’Emanuele n’est pas une flèche, je ne
m’attendais pas à ce qu’il reprenne d’emblée la situation en main,
récupère le diamant et envoie paître la Coprova. Mais j’avoue que j’ai
rêvé un instant que mon fils, revenant soudain à la raison, me tirerait de
cette mélancolie désormais permanente en prononçant des mots tels que
« Tout est fini » ou, mieux encore, « La bague de famille est de nouveau
en notre possession et le domaine est hors de danger ».
Mais non. Ce drôle de saumon infichu de remonter le courant s’en
contrefout, de sa mère, aurait éructé Amedeo.

Je me vois déjà à l’hospice, à la merci d’un docteur sadique qui me
gavera de calmants et de neuroleptiques, recluse dans une chambre
double en compagnie d’une nonagénaire qui m’entretiendra de Garibaldi
au présent en me prenant pour sa femme Anita.
Non, ça ne peut pas se terminer ainsi, je ne resterai pas là à
marmonner dans mon coin, il faut que je réagisse. Je dois trouver une
solution.

Je regarde autour de moi. Je fouille les coffres. Il doit bien y avoir un
transistor quelque part.
Une bonne radio FM suffit amplement pour avoir des nouvelles, pour
savoir ce qui se passe, si ma maison est toujours debout ou si les
bulldozers l’ont déjà rasée pour bâtir un complexe de pavillons avec vue
sur le Pô, jardinet, garage et piscine en forme de cœur.
J’entre dans la chambre à coucher, le paradis des écrivains en panne
d’inspiration : un lit, une table de chevet, une armoire. Aucun style,
aucune classe, pas même un ornement pour égayer la tête de lit ou les
portes de la penderie. Je les ouvre : pas de poste de radio.
Je sors les vêtements, vestes démodées, chemises à carreaux de
bûcheron bas de gamme, une combinaison bizarre griffée du swoosh de
Nike mais siglée Niko. Je farfouille parmi les tee-shirts soigneusement
pliés et empilés. Et je finis par dénicher un vieux transistor au fond d’un
tiroir plein de grosses chaussettes de laine en boules.
Je me dépêche d’ôter les piles de la télécommande du téléviseur,
désormais inutile, je les place dans le petit appareil, je tire l’antenne
télescopique et je cherche une station qui puisse m’informer de
l’évolution de la situation.
La chose se révèle assez compliquée. Ce truc ne capte que la bande
AM.

Après avoir dûment bouté hors des cieux toute une série de Madones,
comme l’aurait fait mon mari, j’arrive à trouver une station diffusant des
prières en flux continu.
J’écoute la sainte messe de onze heures, puis celle de treize heures.
J’égrène le chapelet, en espérant que, tôt ou tard, entre un « Saint
Quelqu’un, priez pour nous » et un « Saint Truc et saint Machin, priez
pour nous », un journaliste interrompe la veillée funèbre pour donner
des nouvelles fraîches de mon affaire.
Rien. Ils ont nommé tous les saints, l’un après l’autre, en effeuillant
la totalité du calendrier, chanté toutes sortes de cantiques, avec ou sans
tambourin, mais pas un instant il n’a été question du diamant, de ma
maison, des déclarations de mon fils ou de la séquestration d’une femme
de soixante-huit ans par un ignoble psychopathe efféminé.
Si seulement je n’avais pas bousillé ce téléviseur.

Il ne me reste plus qu’à ouvrir mon sac, à en sortir ma brosse et à
attendre que surgisse une idée brillante. J’ignore pourquoi mais quand je
me brosse les cheveux me viennent des idées géniales.
Je vais à la fenêtre, j’observe le paysage : un ciel bien gris, des
voitures qui filent et le gamin aux cheveux blonds qui, comme à son
habitude, fait les cent pas au bord de la route, avec sa banane bourrée de
drogue.
J’appuie un instant mon front contre la vitre, je dois tenir bon. Je ne
peux pas permettre que la villa soit mise en danger. Pour me donner du
courage, je me dis que, de retour à la maison, mes seules préoccupations
seront d’annuler ma participation à d’atroces vernissages ou de réclamer
à Orlando une part de tarte, dans le meilleur des cas et, au pire, une
boule de glace à la stracciatella du discount.
Mais assez réfléchi : un nouveau téléviseur, voilà ce qu’il me faut.
Je finis de me coiffer devant le miroir, je range ma brosse dans mon
Birkin et je me dirige vers la porte d’entrée.
Je tourne la poignée jusqu’au déclic de la serrure et je sors, laissant
la bicoque derrière moi.
XVI

Bravement, je longe le bord de la route, en louvoyant entre flaques


de fumier et flaques de boue, jusqu’à ce que je tombe sur le blondinet
qui bidouille ses sachets d’herbe, assis sur une borne.
Tout de même ! Deux malfaiteurs dans un rayon de quelques
douzaines de mètres ! Si nous n’étions pas dans je ne sais quel trou perdu
du Piémont, je pourrais me croire dans la périphérie de Detroit, future
capitale, dit-on, des automobiles italiennes.
Fabbrica Italiana Automobili Detroit : FIAD.
Quel vilain nom. On le dirait prononcé par un type au nez bouché.

Quand je m’approche d’une personne inconnue, je la dévisage et je
fais appel à mon imagination.
Je tombe presque toujours juste.
Un homme portant veston démodé et lunettes rondes, le cheveu rare
et les yeux cernés, est à coup sûr un universitaire. Une femme pourvue
d’une choucroute blonde, avec une peau de pêche et un cou flétri, a
forcément soixante-dix ans et, dans son portefeuille, à côté de l’argent de
son mari, la carte de visite de son chirurgien esthétique. Un chevelu vêtu
d’un jean et d’un tee-shirt trop larges, qui sent la sueur, est sans doute un
drogué de l’Internet, et n’a presque certainement jamais vu de femme
nue sinon sur quelque site de lingerie ou, soyons réaliste, sur YouPorn.
Ce bébé dealer est un cas d’école : il a l’âge où pointent les premiers
poils sur le torse. Museau de gavroche, l’air effronté de celui qui prétend
avoir toujours raison. Pantacourt bleu nuit, banane violette accrochée à
la taille, tongs vertes sur lesquelles se dressent de maigres gambettes
glabres. Sur son tee-shirt noir, une inscription rouge TVNY ; pour ce que
j’en sais, ce pourrait être l’acronyme d’un de ces groupes de rap milanais
qui, ces derniers temps, envahissent les ondes et prennent des postures
de taulards.
Une espèce d’enfant prodige du mauvais goût.
La touche finale est un carré blond oxygéné, je n’avais rien vu de tel
depuis les films avec Nino D’Angelo qui plaisaient tant à Amedeo, ce
passionné de drames, de tragédies et de Mario Merola.
S’il s’agissait d’un entretien d’embauche pour un valet de chambre ou
un apprenti jardinier, soyons clair, un gamin de ce genre-là, je ne lui
aurais même pas laissé le temps de s’asseoir. Mais dans la situation qui
est la mienne, enlevée par moi-même, et affligée d’un ravisseur qui a
préféré se consacrer à la vente de bateaux pour sushis plutôt que de
jouer le jeu, je crois, ma foi, ne pas avoir d’autre possibilité.
S’il y a bien une chose que je sais faire à la perfection avec les
inconnus, c’est converser. Dans certains cas, il suffit d’observer la mise
de la personne qui vous fait face, le type de bijoux qu’elle porte, et de se
lancer avec une phrase du genre : « Alors vous aussi, vous aimez les
opales ? »
Pour ce qui est de ce gamin, mieux vaut laisser tomber tout de suite
les opales et opter pour du classique.
– Bonjour ! lui fais-je, en me plantant devant la borne.
Le garçon lève les yeux et me foudroie d’une des nombreuses
variantes de ce qu’il est convenu d’appeler un regard noir, dont je suis
moi-même une experte. D’un air de défi, il coiffe une casquette marquée
de l’inscription TVNY.
J’en déduis qu’il doit s’agir d’une marque à la mode, du genre Donna
Karan DKNY. True Vogue New York ? The Victory New York ? Allez
comprendre…
– Mais bordel, vous êtes qui ? me fait-il, en s’essuyant le nez sur
l’épaule.
– Vous ne me reconnaissez pas ?
Il me toise de haut en bas, remonte, s’attarde sur ma chevelure, puis
redescend sur mes yeux. De la tête, il me fait signe que non.
– Tant mieux. Je suis venue vous demander une faveur.
– Rêvez pas, je fais pas de foutu crédit.
Ce gamin, c’est évident, se croit dans un téléfilm américain des
années 1970. Il se sert d’un dictionnaire inusité depuis la grande époque
des westerns. Il n’y a guère que dans les longs-métrages de Sergio Leone,
et dans les traductions de Welsh dont raffolait Amedeo, que l’on trouve
encore des termes comme « foutu ».
– En fait, je ne veux rien vous acheter, lui dis-je.
– Ben alors, dégagez ! conclut-il en se remettant à farfouiller dans sa
banane.
Je ne bouge pas et le fixe. Je lève l’index.
– Pardonnez-moi, j’ai une petite faveur à vous demander. Il me
faudrait un téléviseur.
– Un téléviseur ?
– Oui.
– Vous vous foutez de ma gueule ?
– Du tout.
– Alors, attendez une minute, miss. Expliquez-moi.
– Miss ?
– Ben ouais, les meufs, moi je leur dis « miss ».
Je le regarde, un gros point d’interrogation flotte au-dessus de ma
tête.
– Alors moi, là, je suis en train faire mon bizness, correct ?
– Correct.
– Et paf, une miss de, genre, quatre-vingt-dix ans se pointe…
– Soixante-huit ans.
– Soixante-huit, elle surgit hors du néant et elle me dit bonjour,
correct ?
– Correct.
– Et au lieu de me demander du matos, elle me demande une télé
couleur. C’est ça ?
– C’est cela, en effet.
– Dites-moi un peu, vous êtes du style qui voit les chiffres du loto
dans ses rêves ?
À ce stade, un homme comme mon époux se serait fendu d’un bon
juron, ou même d’un simple bourre-pif bien placé, pile à l’endroit où le
nez du jeune homme dévie légèrement vers la droite.
– Nous nous sommes mal compris, lui dis-je. J’ai seulement besoin
d’une télé.
Le gamin s’empare d’un téléphone portable imaginaire et se le colle à
l’oreille.
– Heu, allô ? Sérieux, là vous me prenez pour un foutu magasin ou
quoi ?
– Il est inutile de vous moquer de moi. Je ne suis pas stupide.
– Qu’est-ce que vous voulez dire, me fait-il en se mettant debout, que
moi, je suis stupide ? Hein ? Vous vous foutez de ma gueule parce que je
deale ?
Eh bien, j’ignore quelle petite voix dans sa tête lui a suggéré que je le
jugeais stupide, mais peu importe. Il fait de toute évidence partie de
cette tribu d’individus qu’on introduit exprès sur les plateaux de télé de
seconde zone pour y semer la discorde.
– Écoutez, insisté-je. Je n’ai jamais dit que vous étiez stupide.
– Bah ça, c’est vous qui le dites.
– En effet, c’est moi qui vous le dis.
– Donc, vous l’avez dit !
– JE N’AI JAMAIS DIT QUE VOUS ÉTIEZ STUPIDE !
– Alors, on se contredit ?
– JE N’AI JAMAIS – DIT – QUE VOUS ÉTIEZ – STUPIDE.
– JE N’AI JAMAIS – DIT – QUE VOUS ÉTIEZ – STUPIDE, répète-t-il en singeant ma
voix.

Je n’avais pas eu affaire à un individu aussi obtus et hargneux depuis
la dernière hospitalisation de mon père.
Il avait quatre-vingt-douze ans, il s’était mis à m’appeler Paola et
m’accusait sans cesse de lui avoir dérobé ses billes.
– C’est toi qui les as volées, avoue !
– Papa, je suis Maria Vittoria.
– NE ME RACONTE PAS DE SALADES ! Et puis maintenant, retourne-toi,
parce que je dois faire pipi.

J’inspire profondément, m’efforçant de retrouver mon calme.
– Navrée pour le deal, lui réponds-je, prenant une mine contrite.
Toutefois, vous semblez vous être mépris sur le sens de mes propos. Je
viens en paix, lui fais-je – et je lève les mains en signe de capitulation. Je
voulais simplement vous demander si vous auriez l’amabilité d’acheter
pour moi un téléviseur quelque part. Voilà tout. Ma requête ne me paraît
pas si extravagante.
Les bras croisés, il me tourne le dos et fait quelques pas. Il réfléchit
en contemplant le gravier. D’un seul coup, il se retourne, pointant le
doigt sur moi.
– Et qui me dit que vous êtes pas de la police ?
– Moi, de la police ?
– Oui, vous ! me fait-il en s’approchant, menaçant, comme si un petit
bouchon de son acabit avait une chance de m’effrayer.
– Vous avez déjà vu un policier se promener avec un Birkin ?
– Un birkin, putain c’est quoi, un birkin ?
– Écoutez, mon garçon… Comment vous appelez-vous, déjà ?
– Je m’appelle pas.
– Bien, le contrat est simple : vous m’apportez un téléviseur, et je
disparais de la circulation.
– Et j’y gagne quoi ?
– Je ne sais pas, moi. Une somme équivalente au prix du téléviseur ?
– Vous comptez y mettre combien ?
– Combien coûte un téléviseur ?
– Deux cents euros ?
– L’affaire est conclue.
– Alors je vais chercher mon scoot ! me fait-il, avant de se volatiliser,
puis de revenir trente secondes plus tard monté sur une petite Vespa qui
rugit comme une Maserati.
– Prenez le casque, me dit-il en me tendant l’objet, décoré de têtes de
mort.
– Oh non, non, non, non. Moi, je ne bouge pas d’ici, lui fais-je,
péremptoire. C’est vous qui allez acheter ce téléviseur. Je reste ici,
tranquille, et je vous attends.
Il ne manquerait plus que je parte en vadrouille sur un scooter
trafiqué, accrochée à un dealer, en plein enlèvement. C’est tout à fait
hors de question.
– Et pourquoi ?
– Je ne dois pas apparaître en public.
– Vous êtes qui, Lady Gaga ?
– Inutile de faire de l’esprit.
– Bon, ou vous venez ou on laisse tomber.
Que lui répondre ? Comment pourrais-je, en tant qu’otage,
m’éloigner de ma cabane et faire des emplettes dans un centre
commercial ? Dans quelle intrigue policière a-t-on jamais vu le séquestré
quitter ses chaînes et s’en aller acheter un appareil électroménager ?
Cela va à l’encontre de toute logique.
– Alors, la miss, on se décide ? me fait le gamin.
– C’est bon ! C’EST BON ! Donnez-moi ça, dis-je, en saisissant le casque.
Que c’est pénible.
– Êtes-vous un pilote prudent, respectueux du code de la route ?
– À votre avis ?
– Puis-je vous faire confiance ?
– Vous avez le choix ?
C’est officiel. Je suis sur le point d’enfourcher une moto conduite par
un psychopathe.
XVII

Au cours de ma vie, j’ai mille fois imaginé ma mort : assassinée par


un serviteur cupide, dévorée par une meute de chiens, transpercée par
une flèche d’or sur un balcon ou bien renversée par un caddie au Golf
Pinerolo.
Je n’avais cependant jamais envisagé de claquer sur un scooter
conduit par un adolescent arborant une coupe au carré à la Caterina
Caselli. Les arbres ne sont plus que des ombres furtives. Mes yeux
n’avaient pas versé autant de larmes depuis l’adaptation théâtrale de
Madame Bovary avec Monica Guerritore.

Nous arrivons à destination en une demi-heure.
– Vous avez vu comme elle fonce ? me dit-il, en s’ébouriffant les
cheveux de la main. Je l’ai gonflée moi-même. J’ai monté un 148, un pot
d’échappement « Evolution », une boîte de vitesses à dents droites avec
embrayage renforcé, quatre beaux disques en alu avec double ressort, un
carburateur de 24, et pour finir, j’ai mis le paquet sur les freins.
– Merveilleux ! articulé-je en déglutissant.
Je descends de la Vespa et jette un coup d’œil à la ronde.
Il faut tout d’abord que je trouve un moyen de passer incognito.
On risque de me reconnaître. Il serait fort déplaisant pour moi
d’avoir à expliquer ma présence dans un centre commercial en ce
moment. Sans compter le fait que, souvent, les enfants se ruent sur moi
dès qu’ils m’aperçoivent, impatients de me pincer les joues pour s’assurer
que je suis bien réelle, comme si je sortais d’un dessin animé.
C’est en vérité un phénomène tout à fait inexplicable, mais depuis
des années mes plus grands fans sont les marmots de moins de huit ans.
Inutile de préciser que la chose n’est pas réciproque.
Je dois me couvrir.
Tandis que le gamin attache sa motocyclette à l’aide d’une grosse
chaîne munie d’un lourd cadenas, je sors de mon sac un foulard de soie
Missoni jaune dont la bordure dans les tons tabac clair, d’inspiration
baroque, contraste avec le motif central vintage, fantaisie. Je m’en
enveloppe la tête.
Quelle misère.
Si seulement j’avais cédé aux sirènes de la chirurgie esthétique, tant
vantée par les oies du Rotary voulant paraître plus jeunes, je pourrais
aujourd’hui me promener à visage découvert. Je serais méconnaissable.
Le gamin m’observe, perplexe.
– Qu’est-ce que vous faites ?
– Je me couvre.
– Pourquoi.
– Il fait frisquet…
– Mais le machin de la température, là-haut, dit qu’il fait trente
degrés…
– À mon âge, on étouffe l’hiver et on est frileux l’été.
– Si vous le dites.

Nous pénétrons dans le centre commercial Olimpo.
L’enseigne, allumée en plein jour, représente une sorte de Parthénon
dont les colonnes s’illuminent en alternance de rose fuchsia et de bleu
électrique.
Je ne me suis pas sentie aussi mal à l’aise depuis le dîner de gala à
Monte-Carlo, en 1998, où Emanuele fit son entrée vêtu d’une veste en
tweed et d’un pantalon corsaire.
L’hypermarché, œuvre d’un descendant de Callicratès je suppose, est
envahi de fausses colonnes doriques, de faux chapiteaux, de faux bas-
reliefs et de fausses statues d’athlètes à demi nus parmi lesquels on
distingue des variantes du discobole et du lanceur de javelot, et puis un
type aux doigts enfoncés dans les trois trous d’une boule de bowling,
sport dont j’ignorais qu’il fît partie des disciplines olympiques.
Passé le seuil, je constate qu’avec ma tête voilée, je fais figure
d’attraction foraine. Pour ne rien arranger, je suis flanquée de ce gamin
que personne ne risque de prendre pour un ambassadeur du Vatican.
– Venez, miss, je vous emmène dans un endroit où on mange comme
des rois !
– Comment cela, « un endroit où l’on mange » ? Non, nous nous
sommes mal compris. Je vous ai seulement demandé un téléviseur !
– Eh ben moi, je veux seulement un truc à bouffer. Vous allez faire
quoi ? Me taper ?
– Ne soyez pas ridicule. Ce n’est pas ce dont nous étions convenus.
– Hey, hey, hey ! répond-il, en reculant la tête pour ponctuer chaque
« hey ». Les conditions ont changé. J’ai la dalle et on va chez
McDonald’s !

La dernière fois que j’ai dû manger sur un plateau, j’avais un peu
moins de dix ans et la scarlatine.
Un cadeau de ma cousine Anna Teresa, que je lui retournai quelques
mois plus tard en lui faisant don des oreillons.
À cette occasion, je restai alitée pendant une dizaine de jours.
Mon père m’empêcha de poser ne fût-ce qu’un orteil par terre. Je fus
enfouie sous les couvertures, la chaudière poussée à fond : je crois qu’il
pensait anéantir le virus par le feu.
Colette, notre vieille gouvernante, me servit tous mes repas sur un
plateau Sheffield fin de siècle en argent ciselé.
Je pouvais me voir dedans, contempler mes boucles alors blondes,
désormais grises.
Rien à voir, bien sûr, avec le plateau imitation bambou sur lequel
mon fidèle Orlando m’apporte tous les matins mon petit-déjeuner, et à
des années-lumière de ce plateau-ci, de vulgaire plastique vert, sur
lequel repose mon sandwich enfermé dans une petite boîte en carton.
L’image publicitaire rugit quelque chose comme « Hey ! Vois ce beau
hamburger qui t’attend », mais en ouvrant la boîte je comprends, hélas, à
quel point parfois la réalité est décevante.

Je grignote une bouchée de cette petite pièce montée grasse et
débordante de sauces fluorescentes. Les larmes me montent aux yeux.
– Mais ce sandwich est extrêmement piquant ! dis-je au gamin, en
empoignant la bouteille d’eau.
– C’est vous qui m’avez demandé de la moutarde piquante !
– Je ne vous ai pas demandé « de la moutarde piquante » ! J’ai dit
« moutarde à part » !
– Bah, si vous voulez vraiment le savoir, moi aussi j’ai des
hémorroïdes, mais je vais pas m’étaler là-dessus, c’est pas l’endroit.
Je le contemple un instant, muette.
Je crois comprendre que se comporter comme s’il avait été élevé
dans une poubelle est sa manière à lui de s’ouvrir aux autres pour lier
amitié. « Vous me prenez pour un con ? » doit signifier plus ou moins
« Salut, comment ça va ? ». « J’ai des hémorroïdes » est l’équivalent
d’une chaleureuse accolade.

Si, durant les premières minutes de silence, j’ai été tentée de poser à
cet enfant une ou deux questions à propos de sa famille, pour me faire
une idée de ses origines, il m’a suffi d’observer la manière dont il massait
son hamburger de ses doigts préalablement enduits de mayonnaise pour
abandonner ce dessein.
Sa manipulation achevée, il incline sa canette et verse la bière. La
mousse forme une colline qui s’aplatit en débordant d’un côté du
gobelet.
– Vous en voulez un peu ?
– Non, merci, réponds-je. Puis je cherche un sujet de conversation en
ajustant mon étole Missoni, et je m’efforce d’ouvrir grand mes mâchoires
pour mordre dans mon sandwich en évitant la moutarde.
– Alors, parlez-moi un peu de vous. Vous êtes fiancé ?
– Disons qu’il y en a une qui veut bien me sucer la bite.

Bien. Nous autres aristocrates, nous n’avons pas toujours affaire à des
gens de notre classe, en mesure d’articuler des mots élégants de plus de
trois syllabes. La pauvreté de langage, de nos jours, est une plaie sociale
au même titre que l’usage inconsidéré de l’adverbe « absolument », liant
incontournable du moindre discours. Aussi, sans broncher, je préfère
changer de sujet.

– Et, dites-moi, quelle est cette chose sur votre bras ?
– Un patch à la nicotine. J’essaie d’arrêter.
– Trop de cigarettes ?
– Les pétards. Avant je supportais bien, me dit-il, sur le ton du
vétéran avec un pied dans la tombe, mais la dernière fois j’ai dû me
battre des heures contre un gnome qui voulait m’enfoncer un marteau
dans la tronche, alors j’ai décidé d’arrêter. Maintenant, je vends du
matos mais j’en fume plus.
– Et donc, vous venez souvent dans cette sandwicherie ? poursuis-je,
histoire de changer de conversation.
Nous sommes très forts, nous autres aristocrates, à ce jeu-là.
– De temps en temps. Et puis, j’y viens aussi parce que j’y ai travaillé.
Je nettoyais les tables, fait-il, engloutissant en trois bouchées un
sandwich gros comme une balle de baseball.
– Vous devriez manger moins vite.
– Si j’mge dcment ça rfroid.
– Pardon ?
– SI JE MANGE DOUCEMENT ÇA REFROIDIT, miss ! éructe-t-il en jouant des
mandibules. Et de toute façon, j’ai fini. On va régler fissa cette affaire de
télé, comme ça vous me paierez.
Et bien que je ne sois parvenue à manger que la moitié de mon –
appelons-le ainsi – sandwich, j’abandonne le reste et je le suis.
Après tout, c’est une télé qu’il me faut.

Sous le regard sévère d’un vigile qui ressemble, question gabarit, à
un énorme bonhomme de neige, nous entrons dans le supermarché de
l’électronique, et filons au rayon téléviseurs.
J’ai beau ne pas me considérer comme une vieille chnoque, vis-à-vis
de certains objets je me sens non seulement inadaptée mais, pire encore,
dépassée. La technologie ne me passionne pas : je peux exprimer de
l’intérêt pour un tableau, feindre l’enthousiasme pour un roman
d’Alessandro Baricco, mais mettez-moi devant le livret d’instructions
d’un téléviseur à écran plat, avec toutes ces choses HD et LED TV, et en
quelques secondes il me vient une de ces migraines que j’avais coutume
de simuler quand Amedeo choisissait le mauvais moment pour me
prouver sa vigueur.
Je rajuste nonchalamment mon foulard et, escortée du gamin, je
m’avance vers le mur de téléviseurs, tous synchronisés sur une même
chaîne qui diffuse un documentaire sur les sauterelles.
Blanchâtres à la naissance, elles prennent vite une teinte plus sombre. La larve atteint sa
taille adulte après une série de métamorphoses de type incomplet : ce qui signifie que son
aspect juvénile, au sortir de l’œuf, est déjà celui de l’insecte adulte, à cela près que ses
mensurations sont réduites.

Ce dernier détail mis à part, « à cela près que ses mensurations sont
réduites », on jurerait un documentaire sur la Coprova.
– Je peux vous aider ? me demande à l’impromptu un vendeur aux
cheveux roux en brosse.
Il porte un polo orange élimé par trop de lavages, et me décoche le
regard acéré des placiers en encyclopédies.
– Non, merci ! lui réponds-je, mais de toute évidence il ne me lâchera
pas comme ça.
– Si vous le souhaitez, madame, je peux vous montrer le tout
nouveau LCD avec technologie 200 Hz, quatre fois plus puissant que les
écrans traditionnels. Mais si par hasard vous désirez un téléviseur de
qualité supérieure…, ajoute-t-il en ralentissant le débit, avant
d’interrompre son discours en battant des paupières, incrédule. Vous ne
seriez pas la comtesse enlevée ? demande-t-il enfin, en avançant la tête
telle une tortue.
Nous y voilà.
– Comtesse enlevée, moi ? Mais pour qui me prenez-vous ?
– Pourtant vous ressemblez drôlement à…
– Je vous assure que ce n’est pas moi.
– Mais tout de même…
– N’insistez pas, vous faites erreur.
– Hey, mon pote, t’entends ce que te dit ma mémé ?
– Je fais seulement mon métier ! rétorque le vendeur.
– Ben va le faire ailleurs. Dégage !
Le vendeur le toise, l’air de ruminer un « Remercie le ciel que je sois
en service, sinon tu t’en prenais une », m’observe un instant ou deux et
enfin s’éloigne sans mot dire, se retournant brusquement, une fois rendu
au rayon lave-linge, pour me scruter une dernière fois, les yeux réduits à
deux fentes.
Quant à moi, j’ai les joues en feu.
– C’était vraiment nécessaire, ce bobard de la mémé ? lancé-je au
gamin.
Il lorgne une dernière fois le vendeur qui, planté au rayon lave-linge,
feint le plus grand intérêt pour une Candy blanche avec sèche-linge
incorporé ; puis il se retourne vers moi et me fusille du regard, en
soufflant sur la mèche qui lui retombe sur le museau.
– Écoutez-moi bien, miss, si quelqu’un pipeaute, ici, ce n’est pas
moi : vous n’avez rien à me dire ?
– Qu’est-ce que je devrais vous dire ? J’ai besoin d’un téléviseur,
voilà tout.
Le gamin fourre ses mains dans ses poches, sans cesser de me fixer, et
penche la tête.
– Cette bâche jaune que vous vous êtes collée sur la tête, toute cette
affaire de téléviseur et maintenant ce mec qui parle d’enlèvement…
Vous me bourrez le mou.
– Je n’ai rien à vous dire, réponds-je.
Il lève les bras au ciel puis croise ses mains derrière sa tête.
– Ben alors, allez vous faire foutre. Si vous voulez un coup de main,
vous me racontez chaque foutu détail de cette putain d’histoire.

Tôt ou tard, cela devait arriver.
Je ne pensais pas vraiment passer inaperçue, mais j’espérais que le
blondinet ne s’y attarderait pas trop.
« Alors ? » semble vouloir me dire le gamin, la mine inquisitrice.
Soit. Comme s’il s’agissait du troisième épisode d’une série à la trame
compliquée, je lui sers un bref récapitulatif des événements, expliquant
Emanuele, la catastrophe du diamant, la maison et le faux enlèvement.
Le gamin écoute en silence, sa bouche pincée peu à peu s’ouvre en O,
de plus en plus grande, de plus en plus émerveillée.
– Miss, c’est sérieux, là ? demande-t-il quand j’achève mon récit.
– Mon garçon, si c’était une blague, vous me verriez rire aux larmes.
Mais comme vous pouvez le constater, mes yeux sont parfaitement secs.
À l’instar de mon compte en banque.
– Alors c’est vrai de vrai !
– Croyez-moi, si je disposais d’une autre possibilité, je ne serais pas
ici avec vous au centre commercial Olimpo, mais au jardin en train de
soigner mes rosiers. Pour le moment, il y a de fortes chances pour que
mon jardin soit surtout envahi par un sit-in de créanciers.
– MAIS VOUS DÉCHIREZ !
– Ne vous moquez pas de moi.
– En fait, vous êtes vraiment en train de mettre en scène un
enlèvement ?
– Exact.
– Je suis ton fan numbeur ouane ! C’est de la balle, ton histoire, là !
me dit-il, enthousiaste.
– N’exagérons rien, mon garçon ! lui réponds-je, afin de calmer cette
fougue tout à fait déraisonnable.
– Putain, c’est plus puissant que TVNY !
– Quoi ? dis-je en m’efforçant de deviner le sens de cet acronyme, par
ailleurs imprimé sur son tee-shirt.
– Vous ne connaissez pas TVNY ?
– Non.
– Ben c’est le spin-off de TVLA.
– Le quoi de quoi ?
– TOTAL VIOLENCE NEW YORK est le spin-off de TOTAL VIOLENCE LOS ANGELES.
Vous savez qui est Devin ?
– Un policier ?
– C’est un gros fils de pute, victime du destin, la terreur des lâches et
des pourris. Il fait trembler les lascars les plus chelous car il est capable
du pire sans l’ombre d’un remords.
– Oui, mais son métier ?
– C’est un tueur. Un des meilleurs.

Il est vrai que la télé a beaucoup changé.
Comme je regrette ces vieux épisodes d’Amoureusement vôtre dans
lesquels Stacey Donovan et Jack Forbes menaient une vie modeste et ne
parlaient que d’amour. À la limite, on pouvait s’y disputer à propos de la
quantité de sirop d’érable qu’il convient de verser sur les pancakes.

– S’enlever toute seule ! répétait le gamin, en me contemplant, en
extase, telle la petite bergère de Lourdes. Balèze !
– Je m’en serais bien passée, croyez-moi.
– Bien passé mes couilles ! C’est trop mortel ! On règle cette affaire
de télé et on se casse !
– Mais je refuse de vous entraîner dans cette histoire, mon garçon.
Vos parents ne seraient pas d’accord.
– Mes parents sont en taule depuis deux ans, ils sont forcément
d’accord.
– Oh, désolée ! Et pour quelle raison ?
– Deal.
– Eux aussi ?
– Oui.
– Une famille traditionaliste, en somme.
– Pas le choix. Mon daron a perdu son taf à l’usine de boulons. Et ma
daronne, elle a jamais bossé. Elle est cœliaque, vous savez.
– J’ignorais que l’allergie au gluten était un handicap.
– Pas vraiment. Mais elle a trouvé un mec pour lui faire un certificat.
– Mais alors, excusez-moi, avec qui vivez-vous ?
– Avec ma mémé, miss. Mais elle est sourde, si je rentre pas le soir,
elle fait pas gaffe.
Bien que le lien entre surdité et indifférence m’échappe, sur le
moment je suis bien trop fatiguée pour ergoter, et pourtant ergoter est
l’un de mes passe-temps favoris. Il me faut cette télé.
– Vous kiffez un de ces trucs, miss ? demande le garçon avec un geste
ample, comme pour dire : « Voyez-moi tout ce choix ! »
– Que diriez-vous de ce modèle-ci, à écran plat ? suggéré-je, en
désignant avec aplomb un Sony compact, avec un cadre blanc et brillant.
– Cent cinquante putains d’euros ? Non, mais on délire, là ?
– Pourquoi, c’est trop cher ?
– Si c’est trop cher ? Vous savez combien j’en trouve avec toute cette
maille dans mon quartier ? fait-il, comme s’il vivait dans la Silicon
Valley.
– Va pour celui à cent cinquante euros, mon garçon, et n’en parlons
plus.
– Comme vous voulez, c’est votre thune.
J’ouvre mon Birkin, je sors mon argent et le confie au gamin qui
disparaît à l’instant dans un coin de mon champ de vision – j’ai si bien
serré mon foulard que j’ai du mal à tourner la tête.
En attendant son retour, je me cache derrière une colonne dorique et
je fixe les téléviseurs, en proie à une agitation croissante.
Tout le monde me regarde. Si chaque regard était une flèche, j’aurais
tout d’un saint Sébastien.
Je compte mes battements de cœur. Un millier environ, avant que le
gamin ne rapplique en serrant dans ses bras le carton du téléviseur.
– Enfer et damnation, barrons-nous ! lâche-t-il, puis il m’escorte
jusqu’à la sortie.
– Roulez doucement, lui dis-je, tandis qu’il monte sur le scooter,
coince la boîte du téléviseur à l’avant, et se tourne vers moi.
– Roulez doucement ? C’est une blague, hein ? On va défoncer le mur
du son, c’est moi qui vous le dis !
– D’accord. Mais essayez de ne rien défoncer d’autre, par pitié.
XVIII

– Alors comme ça, c’est là que vous habitez ? me dit le gamin, une
fois entré dans la bicoque, les mains sur les hanches et la tête pivotant à
cent quatre-vingts degrés, pour prendre l’exacte mesure de l’horreur du
décor.
– En ce moment, oui.
– Ouais, fait-il, en faisant le tour de la pièce, contournant le canapé
en plastique. Vous savez, miss, rien qu’à la voir de l’extérieur, moi, j’ai
toujours pensé que cette baraque était du genre hantée par les esprits, ou
bien, tiens, par le malin ?
– Par le malin ?
– Vous n’avez pas vu La Maison hantée par la mort ?
– Je n’ai pas eu ce plaisir.
– C’est le sequel de La Maison hantée par les zombies et le prequel de La
Maison abandonnée.
– Pas davantage.
– Ben, en fait, c’est la même que cette putain de baraque : toute en
bois, avec un canapé au milieu de la pièce, pareil. On n’y ferait pas des
séances de spiritisme ici, des fois, miss ?
– Pas en ma présence. Et maintenant, pardonnez-moi de vous presser,
mais j’aimerais que vous installiez cette télé. J’ai un enlèvement sur le
feu, vous savez.
– Tout de suite ! J’ouvre cette foutue boîte, j’enlève ce polystyrène de
merde et je sors cette putain de télé, me dit-il, en joignant le geste à la
parole.

Si je pensais gagner la guerre psychologique, je me suis trompée.
Une fois le téléviseur branché, j’ai cherché des traces de mon fils sur
toutes les chaînes, nationales et privées. En vain. Il n’a fait aucun
commentaire depuis des jours. Je n’ai pu voir que quelques images de lui
s’éloignant de la villa, seul. Pas la moindre déclaration. Il ne s’arrête
même pas devant le cordon de journalistes qui campe devant le portail
en fer forgé.
Ludmilla Coprova, en revanche, continue à s’exhiber dans son rôle
favori, « celle qui pleure sans verser de larmes » : cheveux noués d’un
ruban de satin bleu nuit, menton haut et regard avide.
Non, mais regardez-moi ces yeux ! On croirait qu’elle vient tout juste
de laper le sang d’une jugulaire.
– Hé, miss, le clébard dans le sac à main de la pétasse, là, c’est un
vrai ? me demande le gamin en désignant l’espèce de rat.
– Oui.
– Comment elle dit qu’il s’appelle ?
– Fifi.
– Quel nom de fiotte. Si j’avais un chien, moi, je l’appellerais Rambo,
ou Van Damme. Lave, si c’était une chienne.
– Diminutif de Lavinia ?
– Lave, comme la lave du volcan.
– Regardons un peu la télé, dis-je. C’est préférable.

Une demi-heure plus tard, nos échines glissent lentement le long des
coussins du canapé – sur nos visages éteints et blêmes, l’absence… De
l’extérieur, nous devons avoir l’air de deux personnes sombrant dans le
coma.
La Coprova est sur toutes les chaînes, dans toutes les émissions, tout
le temps. Qu’elle annonce les prévisions météo, et elle sera
omniprésente.

Je n’ai pas coutume de concevoir des pensées meurtrières, mais je me
prends à songer qu’il serait si doux de l’attacher avec du fil de fer
barbelé, de la pendre à un éperon rocheux et de la laisser là, sous le
soleil brûlant, servir de mât de cocagne à une nuée de condors affamés.
– C’est la gerbe ! lâche le garçon, tout en mâchant un chewing-gum à
l’arôme artificiel de fraise.
– Vous pouvez le dire haut et fort.
– Miss, si un jour il m’arrive de fourrer mon engin dans une chatte
pour me reproduire…
– Sommes-nous vraiment obligés d’aborder ce sujet ?
– Eh ben, croyez-moi, si mon fils s’avise seulement de regarder mon
portefeuille, je lui foutrai tellement de coups de pied au cul qu’il devra
chier debout.
Je le contemple, les mains jointes.
– Cette Coprova, miss, sûr que c’est vraiment une grosse pute.
– Bah. D’un point de vue technique, sans doute. Elle n’est avec mon
fils que pour son argent.
– Il faut le lui faire payer cher, miss ! Il faut lui baiser la gueule.
– Vous avez une idée ? Au sens figuré, je veux dire. Parce que moi,
voyez-vous, j’ai tout essayé : partir de chez moi en compagnie d’un
braqueur de banque, inventer un enlèvement, écrire des menaces de
mort… On m’a même traitée de « psychopathe femelle ». Je ne sais plus
quoi imaginer, lui dis-je, tandis que la télé décide de consacrer un
nouveau flash à mon affaire.
Dernière heure. Rebondissement inattendu dans l’affaire de l’enlèvement de la comtesse dal Pozzo
della Cisterna. Un vendeur d’une chaîne connue d’électroménager, du centre commercial Olimpo,
dans le Verbano, déclare avoir aperçu la femme cet après-midi, voilée d’un foulard jaune et
accompagnée d’un jeune homme d’une vingtaine d’années.

– Putain de bordel ! s’exclame le garçon.


– Putain de sort ! ajouté-je.
– Le mec de l’Expert s’est mis à table, miss ! Foutu sac à merde…
Les recherches reprennent de plus belle dans toute la province. Des battues sont organisées
dans les campagnes par les forces de l’ordre.

Je sens venir l’infarctus.


Quand j’arriverai devant saint Pierre (ou devant son représentant), je
lui dirai qu’il a une lourde dette envers moi, qu’il ne s’avise donc pas de
me réincarner en lézard ou en plante verte. Avec tout ce qui m’est infligé
à cause de ma famille, de mon blason et de ce maudit diamant, je mérite
au moins de renaître en souveraine d’un grand État démocratique
comme l’Angleterre, mais avec une cuisine décente.
– Et maintenant ? dis-je au gamin, avec la mine déconfite d’une
fillette venant de pulvériser un vase Ming.
– On se calme ! me fait-il, en me prenant par les épaules pour me
regarder droit dans les yeux. On se concentre sur la morue, miss. C’est
elle, notre problème, pas les schmitts.
– Vous croyez ?
– Sérieux. Je m’y connais, en polars. Un seul objectif à la fois.
Bien que ce garçon soit à mille lieues d’avoir ce peu d’éducation que
je considère comme indispensable chez mes interlocuteurs, son
enthousiasme juvénile me requinque.
– On se fait un épisode de TVNY, miss ! C’est bourré de vermines
dégueulasses et de charognes. Ça va nous inspirer, vous verrez ! dit-il en
zappant à toute allure jusqu’au canal 26, où un type nommé Devin,
arborant veste en cuir noir, pantalon ajusté en cuir, chaussures de cuir et
crâne rasé, blasphème à tout va.
– Nom de Dieu, je t’avais dit de ne pas tirer !
– Ne bouge pas, bordel de Dieu !
– Putain de bon Dieu, tu ne comprends donc pas ?

– Vous pensez que ce téléfilm peut nous aider ? lui dis-je, sceptique.
– Chut ! me coupe-t-il.
– Alors, misérable larve. Tu m’as entendu ? Je vais m’enfiler une ou deux putains de pintes,
et puis je vais me tirer par l’arrière. Essaie seulement d’ouvrir ta sale gueule et je te défonce
la tronche. Pigé, gros tas de merde ?

Je sais maintenant où ce gamin va puiser son vocabulaire.


La teneur des dialogues étant ce qu’elle est, je me lève pour aller
boire le dernier Schweppes resté dans le frigo.
– Jack, on arrête les conneries. Cette pute doit crever de trouille. Tu verras, elle va filer
ventre à terre. Bon, fais péter la boutanche de vodka, et plus vite que ça ou j’enlève le
bouchon et je te la fourre dans le fion.

J’espérais que mon fils ressentirait, peut-être pas de la peine, mais au


moins une certaine inquiétude pour mon sort, un peu d’angoisse, ou
même – qui sait – de la panique. Qu’il se sente aussi coupable que je le
suis depuis des jours d’être incapable de résoudre un problème en
discutant, tout simplement, comme on le fait dans les familles normales.
Mais Emanuel a disparu des radars. Et cette créature ne cesse de me
rabaisser, en me traitant comme un vieux meuble hors d’usage.
– Tu m’entends, Jack ? Cette pute, là ! On va la terroriser. Je veux lire la mort dans ses
yeux. Tu vas voir, Jack. On va lui écrire une lettre bien dégueue, et elle prendra ses jambes
à son cou, la salope. Maudite chienne !

Soudain, le garçon éteint la télé, se tourne vers moi et me fixe avec


l’expression que devait avoir Archimède ce fameux jour dans sa
baignoire.
– J’AI TROUVÉ, miss !
– Quoi, fais-je, avant de boire une gorgée de Schweppes.
– La solution ! Je l’ai trouvée !
Je m’assieds à côté de lui et j’attends.
– Écoutez, miss, vous avez été enlevée. Vous me suivez ?
– Je vous suis.
– Les ravisseurs, ils ont déjà menacé de vous tuer. Vous me suivez ?
Et s’ils changeaient de plan ? Bref, le diamant contre votre vie, ça le fait
pas. Pourquoi garder la même ligne ? Vous me suivez ?
– Continuez.
– Le truc qui coince, dans cette histoire, c’est cette blonde.
– Et donc ?
– Faut décoincer tout ça.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ? demandé-je en sirotant mon soda.
– On va la menacer de mort, cette roulure !
J’avale de travers et je recrache du Schweppes un peu partout.
– VOUS PLAISANTEZ, N’EST-CE PAS ?
– Non. Vous allez voir, si on la fait flipper bien comme il faut, cette
conne va lâcher le diamant tout en douceur. Quoi, miss, qu’est-ce qu’il y
a ?
– Cela ne vous semble pas un peu, comment dire, excessif ?
– Miss, si vous croyez que c’est plus utile d’envoyer une chorale de
mioches chanter We Are the World à la grognasse, allez-y. Moi, ce que
j’en pense, c’est qu’on n’a plus le temps de tortiller. Faut trancher dans le
vif.
XIX

Je n’avais pas produit autant d’adrénaline depuis ce jour où Amedeo


m’avait fait faire un tour sur ce manège, celui avec les grandes tasses qui
tournent sur leurs assiettes.
Ce gamin a de la trempe, du nez et, en matière d’idées cruelles, un
enthousiasme contagieux.
Ce Total Violence je ne sais plus trop quoi a forgé son esprit, tout
comme Les Quatre Filles du docteur March celui des filles de ma
génération, nous réduisant à un banc de femmelettes terrorisées par la
tuberculose et les coupes de cheveux drastiques.
Je m’empare de quelques revues de modélisme et de bricolage qui
traînent à l’étage, je déniche du papier, de la colle, un feutre et une paire
de ciseaux. En silence, comme deux vieux carbonari, nous nous mettons
au travail. C’est formidable. Tellement mazzinien !
– Faut qu’on ponde un truc vraiment brutal, miss.
– Si vous voulez, nous pouvons nous inspirer du canevas de mon
premier message de menaces.
– Ça disait quoi ?
– « Nous avons déjà tué dans le passé. Nous pouvons recommencer ».
– Ah, et ça, d’après vous, c’est une menace de mort ?
– Ce n’est pas le cas ?
– Miss, y a que les tafioles pour écrire comme ça.
Le gamin prend les revues, je lui tends la colle et les feuilles puis,
découpant de-ci de-là, nous composons un chef-d’œuvre à faire trembler
Norman Bates.
morue !
la maison on s’en bat les couilles.
tu nous files le diamant ou on te tire une balle en pleine tronche. à toi et à la
comtesse.
on va t’exploser, salope.
tu vas crever.

Amedeo serait fier de moi.


En seulement six lignes, nous avons placé « morue », « couilles » et
« salope ». Sans compter la menace d’« une balle en pleine tronche » qui,
je dois l’admettre, est très expressive.
– Vous en dites quoi, miss ? me demande le gamin, en s’efforçant de
détacher son pouce, collé à son index.
– C’est très effrayant, je crois.
– Sérieux ? Vous sentez pas qu’il manque comme un truc ? me
demande-t-il, en passant la lame d’un couteau entre ses doigts.
– Vous voulez dire une virgule après le mot « diamant » ?
– Nan. Un truc pour conclure, quoi. Pour qu’ils se chient vraiment
dessus, dit-il, les doigts enfin décollés.
– Je crains de ne pas comprendre.
– Bah, réfléchissez. Un gars comme Devin, il se contenterait
d’envoyer des menaces de mort juste par écrit ?
De toute évidence, la colle lui est montée à la tête. Et la Vinavil,
comme chacun sait, est l’un des meilleurs produits en circulation.
– Miss, ça y est ! me fait-il, avec une lueur trouble dans le regard.
– Dites-moi.
– Est-ce qu’on a une balle ? Si on trouvait une balle, ce serait
bonnard ! On la met dans l’enveloppe avec la lettre et on est parés.
Je lui adresse un regard éperdu d’admiration. S’il passait moins de
temps à traîner dans les rues, affublé de cette banane, accessoire ringard
depuis les années 1990, ce gamin ferait un excellent scénariste de film
d’action.
– Alors, miss, la bastos ? On sait où en trouver une ?
– Bien sûr ! À l’étage, je vais la chercher !

Je défie l’arthrose en grimpant l’escalier quatre à quatre.
Le tiroir où se trouvent le pistolet et les munitions est fermé. Je dois
trouver la clef.
Je déplace des feuilles et balaie des copeaux, je regarde au fond de la
poubelle, faisant voler la poussière et inhalant de la sciure. Je fouille
sous les livres de bricolage, entre les pages des revues, et finalement,
dans une petite boîte, à l’intérieur de la quille de la Rosetta, je la trouve.
En vitesse, j’ouvre le tiroir, j’attrape un ou deux projectiles et
m’apprête à redescendre.
Mais un bruit sourd, dense, comme une porte qu’on enfonce, résonne
dans la maison. Je me fige, plaquée contre le mur de l’escalier.
J’entends des cris. Le gamin lance des blasphèmes contre toute une
cohorte de saints, tandis que claques et coups partent de tous côtés.
– Lâche-moi ! Lâche-moi, foutu sac à merde ! entends-je hurler.
C’est la fin. Déjà, mon cerveau projette la scène où des policiers
menottent le gamin pendant qu’une femme à l’allure virile, veste oversize
et mâchoire de molosse, me montre sa carte en m’assénant :
– Alors comme ça, vous vous êtes enlevée toute seule ?
– Bah…
– Dites-moi, où étiez-vous le 11-Septembre ?
– Mais je…
– Qui est le chef de l’ETA ?
– Je ne…
– Les mots « Black Bloc » vous disent-ils quelque chose ?
Mon cœur cogne à tout rompre dans ma poitrine.
Je ne pensais pas sérieusement qu’on nous retrouverait, ni que le
signalement de cet imbécile de vendeur suffirait à les mener jusqu’à
notre cabane.
Mais je ne me rendrai pas, je vais me défendre.
On ne capitule jamais, dans ma famille.
Je fonce sur le tiroir et saisis le revolver. J’introduis les balles dans le
barillet et je reviens sur mes pas.
J’ôte la sécurité.
Lentement, sans un bruit, je descends les premières marches, résolue
à mettre en joue les forces de l’ordre. Nous les enfermerons quelque part.
Mes avocats se chargeront plus tard de me faire passer pour handicapée
mentale. Et tant pis s’ils me coûtent les yeux de la tête.

Je continue à descendre, calmement, prête à hurler quelque chose
comme : « Jetez vos armes ou je me tue ! » Mais arrivée au milieu de
l’escalier, je laisse glisser mon revolver sur une marche, déçue.
– Alors c’est vous ! lâché-je, en regardant en bas.
Il devrait être sur les marchés en train de crier : « Achetez mes
bateaux ! » sur le ton résigné de la Petite Marchande d’allumettes, au
lieu de quoi il est ici, « le célèbre gentleman braqueur », vautré sur le
canapé, emmêlé au blondinet. On dirait qu’ils jouent au Twister. Il essaie
de le frapper.
– BRAQUEUR ! MENUISIER ! SCULPTEUR ! ARRÊTEZ !
Je ne sais même plus comment l’appeler, désormais.
– Miss ! Mais vous le connaissez ? Ce foutu connard a déboulé sans
prévenir et…
– Madame, j’ai fait aussi vite que possible. Vous avez vu les
informations ? On vous a repérée, alors je suis venu vérifier que… Hé, je
ne suis pas un foutu connard. C’est chez moi, ici !
– Ah, c’est chez toi.
– Oui !
– C’est tout pourri, chez toi…
Et ils recommencent à se taper dessus.
– ARRÊTEZ ! m’égosillé-je, en montant d’une octave.
Mes trilles ne leur font ni chaud ni froid. J’ai l’habitude. Emanuele
est lui aussi totalement indifférent à mes vociférations.

Bon d’accord.
J’attendrai que ces deux losers se lassent de jouer les mâles
dominants qu’ils ne sont pas, de toute évidence.
Me mêler d’une bagarre n’étant pas mon style, je me borne à afficher
mon mépris et je m’assieds, comme il est d’usage chez les aristocrates.
La violence m’a toujours rebutée. Même au collège, où je me suis
refusée à pratiquer les arts martiaux. L’unique ceinture noire qui m’ait
jamais tentée est griffée Yves Saint Laurent, en cuir verni, avec fermeture
invisible, enfouie quelque part dans ma garde-robe.
Une dizaine de minutes plus tard, les combattants, calmés, sont assis
sur le canapé.
– Bien, leur dis-je. Maintenant que les présentations sont faites,
revenons à nos moutons.
Tous deux baissent le nez, sans broncher.
– Je récapitule brièvement à votre adresse, jeune homme : pendant
votre absence, la télé a rendu l’âme. J’ai dû demander à ce gentil garçon
de m’aider à m’en procurer une neuve. Bon, n’en parlons plus, c’est fait.
On nous a vus, mais on ne nous a pas encore pris. Et nous avons une
nouvelle lettre de menaces à envoyer. Si vous en êtes, mes amis, vous
serez mes assistants, mes Rosencrantz et Guildenstern.
– C’est qui, ça, miss ? Genre Starsky et Hutch ?
– Peu importe. La lettre est prête. Il ne reste plus qu’à glisser dans
l’enveloppe les deux balles que j’ai empruntées dans le tiroir du jeune
homme ici présent.
– Vous m’avez pris des balles ?
Le gamin saisit son portable invisible.
– Heuuu, allô ? C’est une putain de lettre de menaces ! On met quoi
dedans, des bonbecs ?
– Écoute, gamin, laisse-moi t’expliquer en deux mots qui je suis,
rétorque l’autre. Je suis, ou plutôt, j’étais, le CÉLÈBRE GENTLEMAN BRAQUEUR.
– Qui ça ?
– Tu as parfaitement entendu. Le célèbre gentleman braqueur.
– C’est qui ce bouffon ?
– Comment ça, qui c’est ce bouffon ? Tout le Piémont en parle.
– Vas-y, il s’en bat les couilles de toi, le Piémont.

Bien.
Le plus souvent, mon rôle m’impose de rester assise sur un siège, au
premier rang, dans un théâtre ou un gymnase, et d’écouter, en prenant
l’air intéressé, des discours qui commencent par « Pour le progrès de
notre communauté » et autres « Notre bien-aimé fleuve, le Pô ».
À présent, je dois faire cesser ce conflit et remettre de l’ordre dans la
salle, exactement comme l’aurait fait feu mon père.
– SUFFIT ! dis-je d’une voix forte.
Ébranlés, les garçons restent cois.
– Avant toute chose, je tiens à vous rappeler que nous sommes ici
pour moi. Je vous demande de la concentration et de l’esprit d’équipe. Il
n’y a plus de temps à perdre, nous devons expédier cette lettre.
Introduisez ces balles dans l’enveloppe, mon garçon, et quant à vous,
jeune homme, ayez l’amabilité de bien vouloir l’expédier comme la
dernière fois. À propos, comment vous y êtes-vous pris pour faire croire
qu’elle avait été postée de l’étranger ?
– J’ai des amis à l’aéroport. Mais, si vous me permettez de donner
mon avis, je ne pense pas qu’une lettre de menaces accompagnée de
balles soit la meilleure solution.
– Oh, c’est quoi, ces embrouilles ? l’interrompt le gamin. Il a le
cerveau cramé, celui-là !
– Je n’ai pas le cerveau cramé, blondin.
– Blondin, et ta sœur, elle est blonde ?
– Pourriez-vous laisser de côté les blondins et les sœurs et vous
concentrer sur le plan, s’il vous plaît ? Dites-moi ce que vous avez en
tête, jeune homme.
– Bon. D’après moi, nous ne devrions pas envoyer cette lettre à cette
Coprova.
– Nous ne devrions pas l’envoyer ?
– Non. Il faut viser plus haut. Vous le savez, j’étais le célèbre
gentleman braqueur…
– Ne recommencez pas avec cette histoire, je vous en prie.
– Personne ne mesure l’importance de la presse aussi bien que le
gentleman braqueur, c’est tout ce que je voulais dire. Sans les journaux,
je n’aurais jamais connu la gloire.
Je me borne à rouler des yeux.
– C’est pourquoi, à mon avis, nous devrions plutôt écrire à La
Stampa, à Turin. Réfléchissez, un quotidien qui prend à cœur le destin de
la comtesse, c’est un atout supplémentaire, et une pression
psychologique accrue sur cette Coprova. Vous ne croyez pas ?
Si j’ai pu douter un instant de ses capacités, je fixe désormais l’ex-
gentleman braqueur comme s’il était une espèce de bonze indien faiseur
de miracles.
– Mais vous êtes génial ! m’écriais-je, quelle idée splendide ! Qu’en
pensez-vous, mon garçon ?
– Ouais, j’aurais pu trouver ça tout seul ! lâche-t-il, jaloux.
– Mais certainement, mon petit, je n’en doute pas, réponds-je en lui
pinçant le menton, comme on fait aux enfants. Et maintenant, au
travail !
XX

C’est la première fois de ma vie que je dois partager un espace


restreint avec deux autres personnes, deux hommes, qui plus est, même
si Luciana Gonzaga Lorenzi, ma coturne au collège, avec son duvet sur la
lèvre supérieure et sa manie de fumer la pipe, n’avait pas grand-chose de
féminin.
Mais les circonstances sont différentes.
Tant que j’étais seule ici, je pouvais vivre en débraillé, mais en
compagnie un noble ne peut accepter d’habiter une maison où règnent la
saleté et le désordre. Ce serait bien trop vulgaire.
Chez les gens du commun, s’il y a une femme dans la maison, on
compte sur elle pour laver, repasser et repriser, à peine se concède-t-elle
un peu de temps libre le soir, quand les hommes sont couchés.
En ce qui me concerne, je ne lève pas le petit doigt pour participer
aux travaux ménagers. Par chance, les garçons ne me le demandent pas,
de toute façon je ne saurais rien faire : le repassage n’est pas mon fort,
laver le sol m’est impossible à cause de mon arthrose, et cuisiner
mettrait sérieusement en danger et ma vie et la leur. La dernière fois que
j’ai fait un pâté de viande pour Noël, seul jour de repos de l’année que
j’accorde à Orlando, j’ai dû passer ensuite le plus clair de mon temps aux
toilettes. Et si j’ai parfois plaisir à feuilleter un magazine féminin, le lire
intégralement risquerait de m’être fatal.

Le braqueur est certes bien élevé, aimable et attentionné, mais il n’a
rien de la ménagère idéale. Depuis son retour, il reste enfermé au grenier
à fabriquer de nouveaux bateaux. Il prétend que son business de vente
sur les marchés, juste avant qu’il ne rentre en courant, était « sur le point
de rapporter ». Mais étant donné sa tendance à l’exagération, « sur le
point » doit signifier « à des années-lumière ».
Le gamin, en revanche, s’est installé dans la maison comme s’il était
chez lui, laissant juste échapper de temps à autre un « De toute façon,
ma mémé ne nous entend pas ».
Le plus étonnant, c’est de le voir ranger, repasser et faire la cuisine.

– Le petit-déjeuner est prêt ! a-t-il hurlé ce matin, avant de nous
servir un sabayon aux miettes de macaron.
Je suis restée figée, le fixant comme le font certains chats lorsqu’ils
repèrent un objet en mouvement potentiellement dangereux.
Si jamais cet enfant décidait d’abandonner sa carrière de dealer, il
ferait une parfaite camériste. Il repasse les chemises en commençant par
le col, agite son spray d’amidon, en asperge le vêtement sans lésiner puis
passe soigneusement le fer chaud.
– Me matez pas comme ça ! me fait-il, l’air belliqueux.
– Comment ça ?
– Je sais très bien ce que vous pensez.
– Je vous assure que c’est uniquement de l’admiration.
– C’est ça, foutez-vous de ma gueule. N’empêche, c’est pas parce que
personne ne branle rien dans cette turne qu’on doit vivre dans le bordel.
– Où avez-vous appris cela ?
– Aux services sociaux.
– Et vous n’avez jamais songé à tirer profit de ces compétences ?
m’enquiers-je, sincèrement touchée.
– Vous me prenez pour qui, miss ? Pour une demoiselle qui vaporise
de l’amidon sur les chemises pour qu’elles soient impeccables ? me fait-
il, en vaporisant de l’amidon sur une chemise afin qu’elle soit
impeccable.
Au moment de s’attaquer aux draps, il marmonne quelque chose,
pose le fer sur le repose-fer, et va se planter en bas de l’escalier qui mène
au grenier.
– Hey, Geppetto ! braille-t-il. Tu sais que pendant que tu rabotes tes
chalutiers, y en a qui font le ménage chez toi ? Tu m’entends ? Et si tu
t’imagines que c’est moi, la fée du logis, qui vais me taper le nettoyage
de ta foutue cuisine et de ton foutu sol, eh ben tu te goures. Pigé ?
Qu’est-ce que t’as, une putain d’extinction de voix ?
Son sketch achevé, il revient à sa planche à repasser et donne un
petit coup de fer sur les angles des draps housses.
– Je lui ai remonté les bretelles, miss. Vous allez le voir descendre à
toute blinde.

Environ quatre heures plus tard, le garçon a fini de faire la poussière.
Il m’inspire presque de la tendresse.
Je ne suis nullement surprise de l’absence totale d’interactions entre
mes deux assistants. Qu’ils aient quinze ou trente ans, les jeunes hommes
se parlent peu et ne se voient plus dans le monde réel. Ils ont pourtant
des choses en commun, ne serait-ce que l’expérience de la précarité, et
devraient pouvoir au moins discuter femme, ballon de cuir ou demi-
pression, trois sujets qui passionnent les mâles depuis la naissance de
l’Homo sapiens.

Je ne suis pas de ces femmes bienveillantes qui organisent des dîners
de réconciliation. Si d’aventure un metteur en scène en mal d’inspiration
se mettait en tête de tourner un film intitulé La Bonne Samaritaine, je ne
briguerais pas le rôle principal, plutôt une place de figurante.
Cependant, profondément agacée par ce comportement inconcevable
à mes yeux, je me suis vue contrainte de m’extirper du canapé, de
monter à l’étage et de mettre les choses au point avec le jeune homme.
Les poings sur les hanches et le pied droit battant la mesure, je le toise
d’un regard où menace la tempête.
– Écoutez, cher ami, n’avez-vous pas le sentiment d’avoir consacré
déjà assez de temps à vos petites barques ? Le garçon se donne bien du
mal, au rez-de-chaussée.
Il lève les yeux d’une énième figurine cyclope, qu’il est en train
d’habiller d’une impossible petite soutane fleurie, et me regarde.
– Ce ne sont pas des petites barques. Ce sont des voiliers.
– Très bien, vos voiliers. Alors ? Daignerez-vous descendre un instant
pour dire quelques mots gentils à cet enfant ? Il s’est métamorphosé en
bonne philippine.
– Bon, mais qu’est-ce que je lui dis ? me demande-t-il.
– Mais je ne sais pas, moi, que la maison est rutilante, que le sol
brille tel un miroir, que vous n’avez jamais vu de vitres aussi propres,
toutes ces choses qui font la joie des ménagères, enfin je suppose.
Il soupire, se lève de mauvaise grâce et, en passant à côté de moi, me
jette un dernier coup d’œil où je lis : « C’est bien parce que c’est vous. »

Nous descendons l’escalier en tapinois.
Arrivés devant la fenêtre, dont le gamin peaufine la transparence
jusque dans les angles au moyen d’une boule de papier journal, le
menuisier prend la posture peu crédible du mari s’intéressant soudain
aux travaux domestiques de son épouse.
– Mmm. Ce que ça sent bon ! dit-il en humant l’odeur du détergent
au citron.
– Vous n’avez vraiment rien trouvé de mieux ? grincé-je à mi-voix.
– Bon, écoutez, moi, je ne voulais pas descendre…
– Ah, enfin, un putain de petit compliment ! répond le gamin en se
retournant d’un bloc, auréolé par la lueur du crépuscule.
J’ai déjà vu cette scène quelque part : l’épouse frustrée, vaporisateur
à la main, obtient, après des années d’abrutissement ménager, la
reconnaissance de son labeur par l’homme qui, trop longtemps, l’a
ignorée, lui préférant les bars et la bière ou, et en ce qui nous concerne,
un hobby pathétique et solitaire.
– Tu… tu veux un coup de main ? ânonne le sculpteur de barques.
– Tu sais où tu peux te la coller, ta main ? Ça fait deux jours que je
récure ta baraque de merde. Retourne donc là-haut, merci, de toute
façon j’ai terminé, ici. Et là, si tu me le permets, je vais finir le boulot
dans ta foutue cuisine.
Sur ce, il s’éclipse derrière la porte à soufflet et, après avoir enfilé des
gants en caoutchouc, attaque la vaisselle.
– Allez, je vais t’aider, lui dit l’autre en s’approchant.
– Va mourir !
– Va mourir toi-même !
C’est touchant de les voir si proches.

Je m’assieds devant la télé, pour suivre les émissions de la chaîne
d’info en continu, qui hélas ne m’offre guère de satisfactions depuis deux
jours. Je m’attendais à des nouvelles de nos menaces dès la revue de
presse matinale. Mais de toute évidence, à La Stampa, ils ont mieux à
faire que d’ouvrir des lettres anonymes, les scanner et les publier en une.
Et soudain, quelque chose se passe.
Brève mise à jour au sujet de l’affaire dal Pozzo della Cisterna.

Aussitôt, tout se fige dans la maison. Le gamin cesse d’injurier le


gentleman braqueur, lequel arrête d’empiler bruyamment et de mauvaise
grâce assiettes et verres.
Ils rappliquent à fond de train devant le téléviseur et nous nous
installons tous les trois sur le canapé enrobé de plastique.
– Ludmila Coprova, compagne du comte Emanuele dal Pozzo della Cisterna, vient à peine de
faire une déclaration aux journalistes qui se pressent devant le domaine familial, en vente
depuis quelques jours.

Boudinée dans une sévère robe sombre, sans fanfreluches, la fille est
plus pâle que d’habitude et, surtout, présente un œil au beurre noir
violacé, mal dissimulé sous une épaisse couche de fond de teint.
Elle a dû se prendre une vitrine.
– Le journal La Stampa a reçu une lettre de menaces des ravisseurs dans laquelle ils menacent de
m’assassiner, dit-elle.

« Menaces » et « menacent » dans la même phrase. Quelle richesse de


vocabulaire.
– Mais je ne lâcherai pas…

Et voilà, je le savais.
Les saisons se succèdent, d’autres étés viendront, les modes passeront
et les épaulettes seront de nouveau en vogue. Personne ne se souviendra
plus de cette vieille femme qui jadis inaugurait des expositions et saluait
les bébés comme si elle s’y intéressait réellement.
– Non, je ne lâcherai pas à cause de ces lettres, mais parce que des convergences ont surgi
entre Emanuele et moi.

– Elle doit vouloir dire « divergences » ? suggère le gentleman


braqueur.
– Je suppose que oui.
– Moi, je dis que le mec l’a larguée, commente le gamin.
Je suis stupéfaite. Je n’y crois pas. C’est impossible. Jamais mon fils
n’irait larguer une paire de nichons pareille pour une question de bon
sens. Même une plante grasse a besoin de temps pour se défaire de ses
parasites, et Emanuele est beaucoup moins éveillé qu’une plante grasse.
Il y a anguille sous roche.
– Des convergences intolérables, parce qu’il m’a ordonné de lui rendre le diamant, et ça, ça
a vraiment été un coup dur pour mon estime de moi en tant que personne.

– QUOI ? hurlé-je.
Les vitres tremblent.
– C’est débectant, le truc de l’estime de soi, hein, miss ?
Je trouve aussi.
Rien à cirer de son estime de soi, aurait dit mon mari Amedeo.
Comment mon fils, qui peine à choisir ses couverts au restaurant, a-t-il
pu la contraindre à lâcher le diamant ?
Il y a décidément anguille sous roche.
Et maintenant, une déclaration du comte Emanuele dal Pozzo della Cisterna qui vient de
sortir de la villa.

Je fixe l’écran, ébahie.


Cheveux courts, en brosse, droit comme un I dans un élégant
costume ajusté en lin bleu, sur une chemise blanche, avec cravate
sombre.
La famille dal Pozzo della Cisterna est rentrée en possession du Koh-i-Noor.

Il est devenu fou. Il a dû se cogner la tête contre l’arête d’un mur. Il y


en a partout, au troisième étage. Cela lui ressemble si peu de se
promener dans une tenue pareille et de commencer une déclaration à la
presse par les mots « la famille dal Pozzo della Cisterna ».
– Nous ferons tout notre possible, en accord avec les forces de l’ordre, pour ramener ma
mère saine et sauve à la maison. En ce qui concerne ma liaison avec Mme Coprova, je n’ai
pas grand-chose à déclarer. C’est terminé, et je ne reviendrai pas là-dessus. Mère, j’ignore si
vous m’entendez mais… tenez bon ! Nous vous attendons. Merci à tous pour votre attention.
– Bon, conclut le présentateur du journal télévisé, et maintenant des images du défilé de
Gucci…

– Il l’a larguée, miss. Qu’est-ce que je disais ? fait le gamin en


allongeant les jambes, le dos bien calé contre le dossier du canapé.
Le gentleman braqueur se lève d’un bond.
– Bien, il faut fêter ça, alors. Je devrais avoir une bouteille de
prosecco quelque part… dit-il.
Les deux garçons semblent dupes de cette mise en scène ; moi, je ne
le suis pas.
Je fixe l’écran en clignant des yeux, déconcertée par cet inexplicable
renversement de situation et par cette procession de vestes hideuses avec
jupes assorties. Où est le hic ?
À peine quelques allusions à la lettre de menaces. La créature avec
son œil au beurre noir mal camouflé, et mon fils tiré à quatre épingles. Il
n’était pas aussi bien vêtu aux obsèques de son propre père.
Je m’étais préparée au pire. Y compris à demander aux garçons un
effort pour ourdir, en experts, une petite manœuvre d’intimidation du
style trafiquer les freins de la voiture ou expédier la tête tranchée d’un
cheval. Or, une capitulation aussi totale, aussi éclatante, est de l’ordre du
miracle : on s’y attend sur la route de Compostelle, pas dans une bicoque
du Verbano.
– Alors, on trinque ou merde, miss ? fait le gamin, qui se lève en me
flanquant une tape dans le dos.
Le gentleman braqueur s’empare de la bouteille de Dant Pérignon,
tandis que le garçon se précipite dans la cuisine, enfile un tablier à
damier et à fleurs – association révoltante sur n’importe quel support –,
et ouvre la porte du frigo.
– Voyons voir, on a des œufs, les boudoirs, j’en ai pris hier au
discount… Où est ce putain de café ? Ah, le voilà… Ça vous dit, un
tiramisu ?
Et il se retourne vers nous, comme si c’était la chose la plus évidente
au monde.
– Inutile de me regarder, mon enfant, je ne sais absolument pas
comment procéder.
– Moi non plus. À la limite, je peux fabriquer un character pour
décorer le dessert.
– Un character ? demandons-nous en chœur, moi et le gamin qui,
après un instant d’hésitation, attrape deux récipients et nous fait signe
d’approcher.
– Venez là, miss, vous allez me mélanger le sucre et les jaunes
d’œufs. Et toi, character de mes deux, prends donc ce batteur et monte
les blancs en neige super ferme.
Bref, tandis que le blondinet prépare le café et imbibe les boudoirs,
nous mélangeons et nous montons durant quelques minutes.
Quand soudain le gentleman braqueur se fige en le fixant.
– Juste une question : qu’est-ce que ça veut dire, exactement, monter
« en neige » ?

– C’est un pur délice ! dis-je, une demi-heure plus tard, en
engouffrant une cuillère de tiramisu, jambes ballantes sous la table. Pas
si bon que les pâtisseries de chez Baratti & Milano, bien sûr, mais
tellement meilleur que les Gocciole.
Le gamin me fait un clin d’œil, l’air assuré, et éructe un rot qui aurait
laissé Amedeo pantois.
– Miss, il manquait juste les pépites de chocolat, mais on a fait avec
ce qu’on avait.
L’adolescent se met debout et lève son verre de prosecco. Le
braqueur l’imite.
– Alors, miss ! À nous, et à notre stratégie gagnante !

Je n’ai jamais été une femme… comment dire… très physique.
Je ne raffole pas des embrassades, je déteste les tapes dans le dos et,
au théâtre, si un inconnu s’assied à côté de moi, je lui laisse l’accoudoir
pour éviter tout contact.
Malgré cela, je me lève de table, je défroisse ma jupe Alberta Ferretti
et, comme mue par une force mystérieuse, je leur tombe dans les bras.
Quelle allure nous avons, tous les trois ! Si nous avions des couleurs
de peau différentes, nous serions parfaits pour une de ces anciennes
campagnes de publicité pour Benetton, prêtres, sang et cordons
ombilicaux en moins.

Tout en les embrassant, je réfléchis.
Me trahiront-ils ? Vendront-ils mon histoire à la presse ? Les verrai-je
à la télé, sur les plateaux des talk-shows de l’après-midi, raconter quelle
salope sans cœur ma soif de pouvoir et ma radinerie ont fait de moi ?
Non, ils ne feront rien de ce genre. Pas eux.
Mes adieux commencent par un soupir.
– Mes garçons, le moment est venu de rentrer chez moi. Tout
d’abord, je vous présente mes excuses pour le dérangement. Je vous ai
mis dans une situation, comment dire… Bref, si vous n’aviez pas été là,
qui sait ce qui me serait arrivé, et ce qui se serait ensuivi, avec la police
et tout le reste, la presse et puis la télévision. Surtout la télévision.
La phrase n’est peut-être pas bien tournée, mais dans des situations
comme celle-ci, tant pis pour la syntaxe.
– Gamin ! ajouté-je en lui caressant la joue avec la tendresse d’une
maman sur le retour.
– Miss ?
– Prenez soin de vous. Et même si vous ne m’avez jamais dit votre
nom, quand j’entendrai prononcer le mot de « dealer », ou « blondinet »,
je me souviendrai de vous avec affection.
– Je prends ça comme un compliment.
– C’en est un. Quant à vous, jeune homme…
– Dites-moi, madame, me fait-il en se frottant les yeux.
– Vous m’avez accueillie chez vous et traitée comme l’une des vôtres.
Je regarde tout ce bois une dernière fois : la table, les murs, le lino
imitation parquet. Ils me manqueront : si je me retrouve à siroter une
petite grappa dans un refuge entièrement lambrissé de hêtre à
Courmayeur, je me rappellerai cette bicoque avec mélancolie.
– Abandonner cette maison, lui dis-je, m’est très difficile, croyez-moi.
– C’est tout aussi difficile pour moi de vous laisser partir. Au bout du
compte, c’est à vous que je dois ma nouvelle vie. Si je ne vous avais pas
rencontrée, jamais je n’aurais pensé à abandonner ma carrière de voleur
pour me consacrer à mes bateaux et devenir un pacifique sculpteur de
voiliers. Vous accueillir dans cette maison a été un honneur, et si
vraiment, comme vous le dites, cette maison va vous manquer, eh bien
restez-y donc une nuit de plus ! Ce sera l’occasion pour moi de vous
montrer l’intégrale des albums du célèbre gentleman braqueur.
– Il ne manquerait plus que ça. Allons-nous-en immédiatement !
XXI

Au cours de nos longues années de mariage, Amedeo et moi n’avons


que rarement voyagé en voiture. Je ne sais pas conduire, et mon pauvre
mari, nul ne l’ignore, n’était pas non plus un as dans ce domaine.
Je ne sais pas ce que l’on est censé faire, en voiture avec d’autres
personnes. Je connais les codes de mon milieu, je saurais discuter de
l’importance de protéger ou de déployer au plus vite ses cavaliers, ses
fous, ses tours et sa dame aux échecs. Mais si je parlais de fous à ces
garçons-là, ils me prendraient pour une idiote.
Absorbés, ils ne m’adressent pas la parole, jusqu’à ce que le braqueur
ne tente de détendre l’atmosphère.
– Vous la connaissez, celle de Toto ?
– Laquelle ?
– Alors, c’est Toto qui va à la fête foraine avec son grand-père, et
trouve un porte-clefs par terre. « On ne ramasse pas les choses par
terre ! » lui dit son grand-père. Ensuite, après un bâtonnet de barbe à
papa, il trouve un élastique par terre. « Non, Toto ! dit le grand-père. Je
te l’ai déjà dit ! Ne ramasse pas ce qui traîne par terre ! » À la fin, le
grand-père se prend les pieds dans un câble électrique et tombe. Quand
il lui demande de l’aider à se relever, Toto répond : « Je ne peux pas,
grand-père ! On ne ramasse pas les choses qui traînent par terre ! » Elle
est bien bonne, non ?
– Nulle à chier ! commente le gamin.

Je ne suis pas très affectueuse au moment des adieux, d’ordinaire.
Jeune fille, j’étais une championne de l’autocontrôle. Au ciné-club du
collège, j’étais capable d’assister impassible à des heures de projection
d’œuvres aussi déprimantes que Miracle en Alabama ou Marcellino, des
films tournés dans le but précis de faire pleurer Margot, en hachant
menu l’esprit et les sentiments des spectateurs. Moi, en revanche, je
résistais avec constance, les yeux grands ouverts, sans verser la moindre
larme. On m’appelait « la Vierge d’acier », pour tout un tas de raisons
que je n’énumérerai pas ici.
Et maintenant, regardez-moi avec mes deux assistants. Mes garçons.
J’en viens même à me demander – enfin presque, c’est dur à
admettre – s’ils ne vont pas me manquer.

Environ deux heures plus tard, nous arrivons à Turin.
À ma grande surprise, le gentleman braqueur improvise un demi-tour
et, à toute vitesse, gare la voiture sur une place de parking, juste derrière
la préfecture.
Les freins hurlent, les pneus fument et mon cœur bondit hors de ma
poitrine, carambole dans tout l’habitacle avant de réintégrer mon thorax,
épuisé.
Mon corps se couvre intégralement de sueurs froides, y compris en
des endroits d’où j’ignorais qu’on suât. Je reprends mon souffle, et je
demande aux garçons si ce n’est pas un poil hasardeux de venir se garer
là. Il doit y avoir des caméras partout. Et si elles filmaient la plaque ?
– Ils vous reconnaîtront, ils vous retrouveront, leur dis-je, inquiète
comme une mère au soir de la première sortie de sa fille mineure.
– Madame, peut-être suis-je en train de devenir un sculpteur de
voiliers confirmé, mais n’oubliez pas que dans mon ancien métier, j’étais
le meilleur.
– Expliquez-vous.
– Cette voiture, comtesse, est une voiture volée, me répond-il à voix
basse, avec un enthousiasme que je juge déplacé.
– Volée ? fais-je en décollant mon dos du siège.
– Et la plaque, miss, c’est une fausse, ajoute le gamin, en faisant un
clin d’œil au braqueur.
Ma mine désapprobatrice s’éclaire peu à peu d’un sourire amusé.
Enfin un peu de complicité entre ces deux-là ! Il faut croire que visser
des plaques falsifiées les a rapprochés. Ils ont finalement un hobby en
commun !

Il y a de ces moments, dans la vie, où l’on ne sait plus quoi dire,
quand on surprend sa vieille gouvernante en train de voler l’argenterie
dans la salle à manger, en feignant une crise de somnambulisme, par
exemple.
– Miss, je… voudrais… vous donner… ça, lâche le gamin, en me
tendant sa casquette siglée TVNY.
– Mais… vous y tenez tellement.
– Je veux que vous la portiez. Je veux que ce soit la vôtre.
Je prends le couvre-chef et l’enfonce sur ma tête. J’ai l’air d’une de
ces vieilles qui s’habillent chez Emmaüs.
– Moi aussi, j’ai quelque chose à vous donner ! ajoute le braqueur.
Il descend de voiture, rejoint le coffre en quelques pas, fouille dans
une boîte puis revient en me tendant, avec un grand sourire, une
chaloupe grossière, mal fichue, habitée par une figurine primitive coiffée
de cheveux de laine grise, avec un œil unique, rouge et furibond.
– C’est la Maria Vittoria ! me dit-il, ému. C’est même écrit sur le côté.
– Il ne fallait pas, lui réponds-je, en plissant les yeux. Il ne fallait pas.

Voilà où j’en suis.
Moi qui, toute ma vie, ai toujours été en mesure de trouver les mots
justes en toute occasion, la gorge serrée et le cœur battant la chamade.
J’ouvre brusquement, je bredouille quelque chose comme «… nez
soin de v… ». Et tandis que dans ma tête démarre la bande-son d’Autant
en emporte le vent, je sors en hâte de la voiture, je claque la portière et je
prends la fuite, le Birkin serré contre ma poitrine et les hanches
taraudées par l’arthrose.
Je pars sans me retourner. C’est ce que l’on dit dans tous les films à
l’eau de rose : surtout, ne jamais se retourner. Ou bien votre cœur
explosera. Et j’aimerais mieux éviter de provoquer une explosion à deux
pas de la préfecture.
– Hey miss, au fait ! entends-je hurler au loin. Je m’appelle Alberto !
– Et moi Nicola !
Les salopiots. Des semaines à lancer des « mon ami », « gamin »,
« gars », « jeune homme » ou bien « hé » pour économiser mes forces.
– Putain, dis-je en citant Amedeo, je n’ai pas pleuré une fois en
soixante-huit ans, il faut que ça m’arrive ici, en plein corso Bolzano.

Je secoue la tête via Petrocchi Policarpo, j’essaie de me calmer via
Giuseppe Giusti et je ne parviens à retrouver un semblant de sérénité
que via Vinzaglio, où se trouve le somptueux bâtiment de la préfecture.
Je pose la Maria Vittoria par terre. Entrer une chaloupe à la main
pourrait éveiller les soupçons.

Un jeune en uniforme, me voyant arriver, fatiguée et vacillante,
accourt à ma rencontre.
– Mais… mais vous êtes…
– Oui, mon ami. Je suis.
Cinq minutes plus tard, je suis reçue par toute une fanfare de
caporaux, de généraux, de colonels, de femmes de ménage et d’huissiers.
On dirait l’un de ces bains de foule auquel j’ai droit quand j’inaugure
une papeterie quelque part dans Turin.
Une petite compétition s’amorce, et c’est à qui me proposera le
fauteuil le plus confortable, le coussin le plus moelleux et le verre d’eau
le plus glacé.
C’est comme si toute la fatigue accumulée ces dernières semaines me
tombait dessus d’un coup. Je n’ai qu’une envie, rentrer chez moi et
m’étendre sur mon lit à baldaquin Louis XVI.
Mais non. Je suis l’hôte d’honneur dans un village de vacances. L’un
d’eux hasarde même un « Je peux me prendre en photo avec vous ? »,
requête à laquelle je réponds d’habitude « Pourquoi pas ? » mais qui, à
cette heure et attifée comme je le suis m’inspirerait plutôt un vigoureux
« Va te faire foutre », à la manière d’Amedeo.

Du fond du couloir, je vois approcher un personnage, de ceux qui
inspirent immédiatement la crainte. Petit, râblé et le visage criblé de
cratères, ce petit homme a probablement souffert d’une terrible forme
dégénérative d’acné juvénile.
Je l’imagine à treize ans, reclus dans sa chambrette, lisant de vieilles
bandes dessinées policières tout en se gavant de sucreries industrielles et
de chocolat aux noisettes.
Outre son gabarit de rhinocéros vorace, le type a l’œil torve et
scrutateur que je pensais être l’apanage des méchants dans les services
secrets, ceux qui en un seul regard savent déjà votre nom, vos prénoms,
votre état civil, votre numéro fiscal, votre passé médical et la taille de
vos chaussures.

– Tout d’abord, permettez-moi de vous dire que nous sommes
heureux de vous revoir saine et sauve, commence-t-il.
– Je vous le permets. À qui ai-je l’honneur ?
– Je vous prie de me pardonner : Vasco Rossi.
– Comme le chanteur ?
– Commissaire divisionnaire, dit-il, en se donnant la peine bien
superflue de s’incliner pour me faire un affreux baisemain, me laissant la
désagréable impression d’avoir senti passer sur ma peau une procession
de limaces.
Ses soi-disant hommages présentés, il se redresse et me dévisage.
– C’est bien vous ! me fait-il, comme si j’étais une authentique copie
de moi-même.
– En personne.
– Je ne vous retiendrai que quelques minutes, juste le temps de vous
poser une ou deux questions pour éclaircir les choses à propos de votre
enlèvement.
– Je vous en prie, n’en profitez pas. Je suis épuisée, sale et déprimée,
en plus ! prétends-je.
– Bien entendu. Une fois cette petite conversation achevée, une
patrouille vous ramènera jusqu’à chez vous. Mais ne vous inquiétez pas.
Nous les arrêterons.
– Qui donc ? m’enquiers-je avec ingénuité.
– Vos ravisseurs, madame ! Vos ravisseurs ! répète-t-il en me fixant,
l’air sévère.
– Mes ravisseurs, bien sûr ! dis-je en portant la main à mon front.
Je feins un léger malaise pour masquer ma gaffe.

Escortée par deux détachements d’agents, je suis amenée dans une de
ces pièces que l’on voit dans les séries policières, nue, pas une plante
grasse ni – je ne sais pas moi – un cadre avec une nature morte sur les
murs de béton brut.
Au centre, une table d’un gris clair aux angles arrondis, assez
semblable à celles qui meublent les chambres d’enfants.
Je m’assieds sur la chaise tandis que le commissaire se met à marcher
de long et large devant moi, en émettant un chapelet de « alors », tout en
se tenant le menton entre le pouce et l’index lesquels sont, comme le
reste de sa pogne, couverts de gros poils noirs.

Rien qu’en lisant la presse, vous pouvez vous faire une idée de
l’étoffe dont sont faits ces commissaires rudes et inflexibles, maîtres dans
l’art de vous cuisiner. Mais c’est en les voyant à l’œuvre que vous
comprenez à quel point ils peuvent être retors. Qu’importe, quand je le
veux, je sais moi aussi me montrer intraitable.
– Vous avez été aperçue dans un centre commercial, me fait-il.
– Moi, dans un centre commercial ?
– Oui, vous.
– Des mythomanes.
– La vidéosurveillance le confirme.
– Vous savez, certaines caméras vidéo enregistrent même les ovnis.
– Portez-vous des vêtements jaunes ?
– Jamais. C’est passé de mode.
– Donc pas de châle jaune dans votre sac à main ?
– J’ai un foulard de soie Missoni, avec un motif central vintage,
fantaisie, qui contraste avec une bordure d’inspiration baroque, dans les
tons tabac clair.
Il me regarde, effaré, comme si je venais de lui réciter un poème en
français.
Il fait une pause, puis recommence, mais sur un autre rythme.
– Vous donnaient-ils à manger ?
– Toujours.
– Quoi ?
– De tout.
– Vous les avez entendus parler ?
– Peu.
– Étaient-ils italiens ?
– Je ne crois pas.
– Étrangers ?
– Peut-être.
– Avez-vous vu leurs visages ?
– Jamais.
– Même pas une fois ?
– Même pas.
– Je ne vous crois pas.
– Croyez-moi.
Qu’il s’obstine autant qu’il le voudra, monsieur le commissaire. Avec
tout le mal que je me suis donné pour récupérer ce diamant et chasser la
Coprova, je ne vais pas maintenant fondre en larmes comme une fillette
en avouant que j’ai tout manigancé et que je mérite la perpétuité.
Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche.
– Alors ? me demande-t-il, cherchant à me transpercer les pupilles de
son regard pointu.
– Alors quoi ?
– Comtesse, vous n’êtes pas très coopérative.
– Je le suis.
– Vous ne l’êtes pas.
– Sottises.
– Vous ne répondez à aucune de mes questions.
– Écoutez, lui réponds-je, je ne connais pas la procédure, mais je suis
éreintée et vous comprendrez que disserter de vêtements jaunes dans ces
murs, avec tout le respect que je vous dois, ne fait pas vraiment partie de
mes priorités du moment. Vous devriez plutôt vous réjouir du fait qu’à
peine débarquée, et sans égards, d’une voiture, je me suis aussitôt
rendue à la préfecture pour vous rassurer sur mon état de santé et l’issue
de cette aventure, au lieu de rentrer directement chez moi. Maintenant,
je n’aspire plus qu’à prendre une douche, serrer mes proches dans mes
bras et, si je ne m’évanouis pas tout de suite d’épuisement, demander
que l’on me serve un de mes meilleurs vermouths. Mais peut-être suis-je
trop exigeante ?
– Absolument pas, me dit-il, en sous-entendant exactement le
contraire.
– Cela vous ennuierait-il de me faire raccompagner ?
– Absolument pas.
Mon aversion pour le mot « absolument » me pousse à bondir de ma
chaise en exigeant illico un véhicule.
– Cependant, conclut-il, ne croyez pas que nous en resterons là,
comtesse. Nous reprendrons bientôt cette petite conversation.
Devant les portes de la préfecture, la foule s’est déjà rassemblée. Une
nuée de flashs m’aveugle.
Je baisse la vitre de ma portière pour agiter doucement ma main,
comme il sied à une dame de la noblesse. Une fillette me lance une
espèce de girafe en peluche en hurlant : « Tiens, madame ! »
Comme je hais les enfants.
XXII

On peut faire bien des choses, en trente secondes : boire cul sec un
café turc servi dans un petit verre décoré à la main, feuilleter
l’intégralité d’un programme télé en regardant les images, ou enseigner à
un chien le sens du mot « sitz ».
Mes premières trente secondes de retour au domaine, je les passe en
état de stupeur. Sur les trois marches précédant le grand portail en
bronze offert à ma famille par la Curie en 1943, une inconnue m’attend
au garde-à-vous. La cinquantaine, en uniforme de camériste, cheveux
blond cendré, petits yeux enfoncés, mâchoire inférieure saillante et
musculeuse. Un bulldog avec une permanente.
– Bienvenue, madame ! me fait-elle d’une voix rauque de fumeuse.
– Nous nous connaissons ?
– Je me présente : Cassandra Di Lorenzo ! Je suis votre nouvelle
femme de chambre. À votre service et aux ordres de monsieur Orlando,
madame.
Je jette un coup d’œil à la ronde, en me demandant si, dans leur
hâte, ces policiers ne se seraient pas trompés d’adresse.
– Suivez-moi, je vous accompagne à l’étage. Votre famille vous
attend.

La grande salle de jeux, où jadis on rangeait quilles, trictrac,
cerceaux et bâtonnets, est à présent pleine d’appareils de gymnastique,
du tapis de course au rameur. Suspendu au centre de la pièce, à la place
du gigantesque lustre en cristal de bohème que j’ai cédé pour quatre
sous, pend un lourd sac de frappe, noir et ventru. Au sol, en lieu et place
des derniers Tabriz que j’ai refusé qu’on m’arrache au prix de scènes
dignes des meilleurs spectacles de Broadway, des tapis en gomme
colorée.
Passé le banc de musculation, j’entre dans la salle des portraits de
famille.
À ma grande surprise, les trognes d’oncles édentés, de rudes aïeux et
d’étranges fillettes aux regards inquiétants sont de retour sur les murs
damasquinés. Tous ces tableaux que j’avais bradés volontiers contre
quelques euros. À leur place d’origine.
– Mais… que se passe-t-il ? demandé-je à cette femme corpulente qui
marche à côté de moi.
– Votre fils vous attend dans la salle des accueils et des adieux. Il
vous expliquera.

J’ouvre la grande porte de la salle.
Veste Gucci à deux boutons, pantalon coupe skinny, chemise
structurée blanche et cravate slim. Cheveux courts, bien coiffés, sourire
ému, la commissure des lèvres frémissante, comme toujours, quand
l’émotion le submerge. Emanuele.
Je m’élance vers lui.
Je me surprends à utiliser à la file les mots « mon fils », « enfin » et
« dans mes bras ! ».
– Oh, maman ! me dit-il, avec ce regard que vous coulent les
labradors quand ils vous posent leur patoche sur la cuisse.
– Emanuele !
Il m’enlace, me serrant fort dans ses bras.
Je le serre fort moi aussi, de peur qu’il ne s’enfuie, que toutes ces
qualités dont il me semble soudain paré ne s’évaporent. Je l’emprisonne,
je le broie, quasiment. Je lui offre une ou deux larmichettes pour le bénir
et, pour finir, je lui parle comme s’il était un enfant normal.
– Laisse-moi te regarder, lui dis-je, en me détachant de lui.
On dirait un autre homme. Comme si quelqu’un d’aimable et de fort
s’était emparé de son être.
– Il y a eu un peu de changement, vous savez ? me dit-il, souriant.
– Tes cheveux ?
– Coupés.
– Tes chaussures obèses ? Disparues ?
– Je m’en sers pour faire du jogging, maman.
– Et tes pantalons trop larges ?
– Jetés.
– Et pourquoi ce gymnase dans la salle de jeux ?
– J’ai vendu mon loft. J’ai trouvé quelque chose près d’ici. Un deux-
pièces, petit, mais mignon. De toute façon, j’y vis seul. Mes appareils n’y
entraient pas, alors…
– Cette femme est donc partie ? dis-je, espérant une confirmation.
– En effet. Je me suis rendu compte que Ludmilla ne s’intéressait qu’à
l’argent ! lâche-t-il dans un murmure, avec une mine de conspirateur.
– Et aux nichons, Emanuele. Ne les oublie pas. Dix-huit mille euros
de nichons.
– Je vous donne ma parole qu’elle ne mettra plus les pieds dans cette
maison.
– Il vaudrait mieux, Emanuele, car autant te le dire d’emblée : j’ai
l’intention de me procurer un ou deux rottweilers bien dressés et peu
empathiques.
– Vous faites bien. Et pour vous prouver à quel point vous comptez
pour moi, je voudrais vous offrir un objet qui me tient à cœur.
Il recule d’un pas mécanique, fouille dans la poche droite de sa veste
et en sort un écrin. Puis il s’approche de moi et me le tend, presque
solennel.
Intriguée, je l’ouvre.
En une fraction de seconde, une lumière plus scintillante qu’une aube
en Croatie inonde la salle des accueils et des adieux.
– Le Koh-i-Noor, susurré-je.
– Il est de retour à la maison, maman ! J’avais promis à papa de le
donner à la femme la plus importante à mes yeux. Et ces derniers jours,
j’ai compris que cette femme, c’était vous.
– Les mots me manquent, Emanuele, dis-je, effarée et confuse.
– Pas besoin de mots. Il est à vous, maman.
– Bienvenue, comtesse, ajoute une voix derrière moi.
Une voix sèche, docile, soumise.
– Orlando ! piaulé-je, en portant les mains à ma bouche.
Il s’approche, maladroit, et je le serre fort contre moi comme jamais
auparavant. Je sens même battre son cœur une fois ou deux.
Tout raide, il me tient avec une sorte de détachement – on croirait
qu’il étreint un chauffe-eau.
– Puis-je vous servir un verre de vermouth, comtesse ? Sans glaçons,
dit-il avant de s’éclipser quelques instants pour réapparaître auprès de
moi avec un verre plein à ras bord, exactement comme j’aime.
– Que de bonheur en si peu de temps ! m’exclamé-je. Diamants et
vermouth ! Qu’est-ce qu’une femme peut désirer de plus ?
– Et demain, maman, nous organiserons une fête en votre honneur :
musique, danses, feux d’artifices et artistes de rue. Le maire a beaucoup
insisté.
– Il a beaucoup insisté ?
– Beaucoup insisté, oui.
– Eh bien alors, nous la ferons, cette fête ! Et maintenant, vous
voudrez bien m’excuser si je me retire. J’ai besoin d’un bain chaud.

Immergée dans la mousse, je me laisse bercer par le doux son de
l’eau qui glougloute aux parois de ma baignoire. Je baisse la garde,
j’aiguise mes sens, mes pensées se font légères.
Tout semble en ordre. Presque trop.
Un mystère plane sur la nouvelle personnalité de mon fils, me dis-je,
en tapotant de l’index la surface de l’eau.
Il est appréciable que nous ayons renoué.
Je nous voyais déjà, dans quelques années, assis l’un en face de
l’autre pour le réveillon, incapables de trouver un sujet de discussion
plus pertinent que l’importance d’utiliser de belles serviettes brodées lors
des dîners de gala.
Mais ce changement soudain…
Quelque chose ne colle pas.

Je ferme le robinet, j’arrête le flux des bulles et j’ôte le bouchon de la
baignoire. Avec un soupir, je me drape dans mon peignoir, puis je rejoins
ma chambre en admirant les tableaux et les sculptures qui ornent à
nouveau le long couloir tapissé de rouge.
La Cime de pin de Mantegna, le Portrait de femme au chat de Paolo
Uccello. La miniature d’Andrea Del Castagno et le retable de Girolamo
dai Libri : tout est revenu à sa place.
Le temps de m’enfermer dans ma chambre et je m’aperçois que la
petite table pliante du petit-déjeuner à disparu et que l’ancien plateau
d’albâtre que j’avais mis en gage est de retour.
Je m’assieds au bord du lit, savourant la douceur de cette soirée de
fin d’été, et j’écoute les grillons qui semblent me chanter « Ici, ici, ici »,
comme si je ne devais plus jamais quitter cette demeure.
Tout cela est décidément très bizarre.
XXIII

Il est recommandé, lorsqu’on organise un dîner de gala, de prévoir au


buffet du personnel qui sache doser les portions. En effet, ceux qui se
précipitent à ce genre de soirée ne s’intéressent nullement à la personne
fêtée.
Plus affamés que s’ils vivaient dans les favelas, ils n’achètent de
vêtements élégants que pour mieux les déformer.
Je revêts mon masque le plus affable et je circule dans la grande salle
des banquets en saluant les nouveaux représentants de la haute
bourgeoisie : ils s’adonnent à la boisson et causent de politique et de
paradis fiscaux, sujets intéressants, sans doute, quand on passe sa vie à
s’efforcer d’éviter la prison.
Les premières accourues au palais furent les dindes du Rotary,
décorées comme les sapins de Noël que l’on voit luire dans Turin jusqu’à
l’Épiphanie.
Avides à en crever de notoriété, elles ont dû mal digérer que pendant
trois bonnes semaines mon enlèvement monopolise les journaux télévisés
et la presse.
« Vous verrez ! Moi aussi, un de ces jours, on va m’enlever »,
semblent-elles espérer.
La plus méchante de toutes est là, tiens : la veuve Daiana Manetti
Bugatti.
Étrangère à toute forme d’urbanité, Daiana a toujours fait preuve à
mon égard de la compassion d’une bouchère envers le bétail. Cette
vipère tient une rubrique de ragots dans un magazine pour salons de
coiffure.
Sur les plateaux télé comme dans la presse, elle s’est jusqu’ici
acharnée contre moi, me décrivant comme une rapiate, une snob et une
sociopathe. Et là voilà maintenant qui se répand en louanges, versant des
larmes de crocodile en faisant baver son Rimmel.
– Ma chèèèère Maria Vittoria ! Je t’ai apporté ce bouquet de roses
Avalanche ! s’écrie-t-elle, se figurant qu’une brassée de verdure me fera
oublier tout son venin.
– Je t’en remercie, trésor. Tu sais toujours te distinguer.
– Un enlèvement, ma pauvre chérie. Ce que tu as dû souffrir…
– Pas autant que toi après ton dernier lifting, lui réponds-je, en
observant ses yeux en amande.
Je la salue, la laissant se noyer dans sa bile.

La salle des banquets a été refaite à neuf. À ma grande surprise, sur
les colonnes doriques aux angles de la pièce, je ne distingue plus une
seule des vingt-sept inquiétantes lézardes que j’avais moi-même
comptées juste avant mon rendez-vous à la banque.
Même la grande fresque de vingt-sept mètres sur dix, représentant
Octavien, Agrippa et Mécène assis sur des gradins, contemplant le
crépuscule au printemps, a été rafraîchie. Le sol en marbre tirant sur le
jaune d’or luit tel un miroir.
Que de dépenses. C’est trop. Il y a quelques jours à peine, je n’avais
pas assez d’argent pour faire nettoyer les rideaux à la vapeur.
Et puis, du champagne à profusion, douze serveurs en extra et le
catering du chef Sadler. Plus j’y pense et plus je me dis que quelque chose
ne tourne pas rond. Mais je ne voudrais pas me gâcher la soirée, d’autant
que quelqu’un d’autre y a pensé pour moi.

Car, en effet, voilà le commissaire divisionnaire qui arrive.
Vêtu en premier communiant, avec un nœud-papillon rose qu’écrase
son lourd double menton, il me gratifie une fois encore d’un baisemain
gluant.
– Alors ? me demande-t-il. Comment va la comtesse ? Elle s’est
remise ?
– Elle va beaucoup mieux, merci.
– Elle est d’accord pour discuter ?
– Mais bien sûr ! Comment trouvez-vous cette salle ? N’est-elle pas
splendide ?
– Ce n’est pas ce que j’entendais par « discuter », dit-il en rajustant
son nœud-papillon.
– Vous n’êtes tout de même pas venu à ma réception pour
m’interroger ?
– Si vous m’accordiez quelques petites minutes, nous pourrions…
– Nous ne pourrons pas.
– Juste un instant.
– Même pas. Je n’ai aucune intention de réveiller des traumatismes
aussi profonds qu’indélébiles maintenant ! prétends-je en portant le dos
de ma main à mon front.
– Vous refusez donc d’obtempérer à la requête d’un officier
ministériel ?
– Ne jouez pas au flic avec moi. Ce soir, je ne veux que des sourires,
des baisers et quelques verres de vermouth de trop. On vous a servi à
boire ?
– Pas encore.
– Eh bien, servez-vous ! Buvez, ça vaudra mieux ! lui dis-je, avant de
m’éloigner en affichant une morgue royale qui me lisse les traits mieux
qu’une injection de Botox.
Par chance, la salle se remplit rapidement et le gros sanglier est
bientôt coincé dans un coin sombre contre une malle Kenzia, un cadeau
du prince Albert pour ma libération qui me rappelle son interminable
palabre à propos de revêtement routier.

Enfin, comme de coutume, pas de fête sans malheur.
On m’avait dit que la réception en mon honneur serait égayée par
des danses, mais personne ne m’avait annoncé ce bataillon de vilains
marmots dépourvus de tous sens du rythme et sans aucune coordination,
s’efforçant « d’interpréter » la musique de Tchaïkovski.
J’ai bien entendu remercié mon amie Carla Fracci pour la maestria et
le soin avec lesquels elle a préparé, en vain, ces enfants, en l’invitant à la
maison pour un somptueux goûter avec thé et petits fours, dans une
petite semaine, quand j’aurais digéré ce saccage.
La soirée s’est poursuivie entre chants et danses, tandis qu’un fleuve
ininterrompu de personnes, pour la plupart inconnues de moi, se
répandait en compliments et en gestes affectueux que j’ai supportés tant
bien que mal la première heure, avec difficulté la seconde, et un
agacement profond la troisième.
J’ai parlé avec tous, y compris avec un évêque qui m’a achevée en
me récitant de mémoire environ trois cents versets du Deutéronome,
souriant, ravi, à certains passages. Malgré tout le respect que j’ai pour les
Saintes Écritures, je ne vois vraiment pas ce qu’il peut y avoir de drôle
dans la phrase : « Un jour, tout cela sera cadavre et les os morts, bientôt,
redeviendront cendres. »

Éreintée, je me suis assise à ma table et j’en ai profité pour ôter mes
chaussures et détendre mes pieds sous la merveilleuse nappe française à
broderie anglaise.
Quand un tonnerre d’applaudissements a donné le coup de grâce à
mon système nerveux. Puis une longue procession de moutards vêtus de
blanc, poussée par leurs perfides géniteurs, a défilé devant moi trois
quarts d’heure durant pour me baver sur les joues.
Hélas, l’usage veut que je reste aimable et accommodante avec tout
le monde. Mais je mentirais en n’admettant pas que, l’espace de quelques
instants, j’ai envié Hérode.

– Bienvenue, comtesse.
– Merci, mon petit, comment t’appelles-tu ?
– Vittorio.
– Vittorio, sais-tu que tu ne dois pas mettre tes doigts dans ton nez ?
Ta maman ne te l’a pas dit ?
– Maman m’a dit de te donner la main.
– Une autre fois, mon chéri. Tiens, va donc te chercher un sandwich
au jambon.
– Ciao, madame !

En fin de soirée, le maire a jugé bon de faire tinter une fourchette
contre ce qui, au vu de son teint écarlate et de son regard vague de
carpe, devait être sa douzième flûte de champagne, avant d’improviser
un discours en honneur de mon retour.

– Mesdames, messieurs, au nom de la municipalité que je m’honore
de représenter, du conseil, et aussi des présidents de la Province et de la
Région, je suis heureux de saluer chaleureusement le retour de la
comtesse Maria Vittoria dal Pozzo della Cisterna, l’une des femmes les
plus lumineuses de notre ville.

« Lumineuse ». Il me prend pour un lampion.
Il est ivre, c’est certain.

Au terme de ce discours, les invités, encouragés par le premier
citoyen aussi plein qu’une outre, se lancent dans une ovation à laquelle
je réponds d’un regard ému.
Feindre n’est pas difficile. Il me suffit de penser au jour où j’ai dû
dire adieu aux pâtisseries de Baratti & Milano.
Et tandis que tous applaudissent à s’en faire peler les mains, je me dis
que ces fêtes, ces bals, ces rassemblements entre personnes du même
rang me rappellent vraiment ces grandes cages pleines de singes, ou des
douzaines d’individus de la même espèce s’épouillent toute la sainte
journée.
La vraie vie est ailleurs, dans une bicoque du Verbano ou au centre
commercial Olimpo. La vie mondaine est le refuge de ceux dont la vie
privée est exsangue, comme ces couples qui ne partagent plus grand-
chose et pour lesquels jaser en croquant un toast au caviar constitue un
dérivatif acceptable.
La médisance : le sport favori de ceux qui n’ont d’autre existence que
celle des autres.

La fête terminée, après avoir salué les invités un à un, je me suis
lavée les mains à l’eau de Javel avant de filer dans la salle de bains du
premier étage, celle aux majoliques de Faenza, profitant de la baignoire
à hydromassages pour y vider tous mes sels relaxants du Maroc.
Puis j’ai rejoint ma chambre en négligé, j’ai ôté mes chaussures et j’ai
lu avec plaisir les télégrammes du président de la République et du pape.

Mais avant de me mettre au lit, j’ai sonné jusqu’à ce qu’Orlando
apparaisse, précédé par le doux son de ses phalanges sur la porte en
cèdre sculptée de motifs floraux.
– Vous m’avez appelé, madame ?
– Oui, Orlando. Laissez-moi tout d’abord vous dire à quel point je
suis heureuse de vous revoir dans mes appartements.
– Comtesse, c’est pour moi un plaisir, et mon devoir, de vous servir.
– Si seulement je vous avais eu à mes côtés pendant ces longues
journées, le temps aurait passé bien plus vite.
– Cela m’a navré de vous savoir au loin, enlevée par des fâcheux.
– J’imagine, Orlando. Cela n’a été facile pour personne, pour moi
non plus. Mais je vous ai appelé pour avoir votre avis.
– À votre disposition, madame.
– J’ai comme l’impression de ne pas avoir vu mon fils de la soirée.
L’impression qu’il était absent. Qu’il m’a organisé une fête et qu’il s’est
défilé. Est-ce seulement une impression ?
– Je crains que cette impression ne soit fondée, madame.
– J’ai donc bien fait de vous appeler. Encore une chose qui ne tourne
pas rond. J’ai besoin d’un verre de vermouth. Tout de suite. Sans glace.
Et sans olive. À ras bord.
XXIV

Si j’avais la mauvaise habitude de fumer, j’aurais déjà grillé une


cartouche entière, depuis ce matin : le personnel de maison plus
nombreux, le domaine resplendissant comme autrefois. Même le fait de
pouvoir à nouveau prendre le petit-déjeuner au jardin me sidère : nous
n’avons jamais eu de tonnelle et, dans quelques minutes, je prendrai le
thé sous une treille de fer forgé déjà envahie d’odorantes dentelaires.
Tout cela devient réellement inquiétant.

Derrière moi, j’entends approcher Orlando, glissant d’un pas léger sur
le gazon tondu de frais.
– Voici votre petit-déjeuner, comtesse : thé chaud, smoothie de pêches
et de succulents chaussons.
– Vous voulez dire des Gocciole, Orlando, précisé-je en m’attablant et
en dépliant une serviette « vieille Angleterre » toute neuve.
– Non, comtesse. De véritables chaussons de chez Baratti & Milano.
– En voilà trop ! m’exclamé-je, furieuse, en flanquant ma serviette
sur la table avant de bondir de ma chaise.
– Pardon ?
– Regardez-moi ça : argenterie, théière de la plus fine porcelaine
Ming, sous-tasse en dentelle. Et maintenant, ces chaussons tièdes à la
cannelle !
– Cela n’est-il pas à votre goût ?
– Ne changez pas de sujet ! D’ailleurs, regardez-vous, votre livrée
aussi est flambant neuve !
– J’obéis aux directives de votre fils.
– Je ne suis pas stupide, Orlando. Quelque chose ne va pas. Nous
n’avions même plus d’allumettes en cuisine et, soudain, on se croirait
chez l’un de ces cheikhs vendeurs de chameaux et pourvus d’une
ribambelle d’épouses.
– La situation s’est améliorée, comtesse.
– Rien ne s’arrange jamais aussi vite. Il faut plusieurs semaines rien
que pour guérir un ongle incarné.
– Je ne sais quoi vous dire.
– Vous ne savez donc rien.
– Rien.
– Vous n’avez aucun soupçon ?
– Aucun.
– Pas d’explication à me donner ?
– Je crains que non, comtesse.
Je me rassieds à ma table sans rien ajouter. Je croque dans un
chausson, en regardant autour de moi, sceptique. Je n’arrive pas croire
que le retour du diamant ait accompli ce miracle en si peu de temps. Ni
que mon fils ait tout à coup repris ses esprits. Tout cela est bien trop
soudain.
– Si je peux tempérer votre méfiance, comtesse…
– Tempérez, tempérez, réponds-je, agacée. Je la corserai plus tard.
– Peut-être devrions-nous consulter votre planning.
– Quoi ? À peine rentrée, et déjà il faudrait que j’inaugure des
expositions félines ?
– Tout le monde vous réclame, comtesse. Les gens ont hâte de vous
revoir parmi eux.
– Les gens devraient s’occuper de leurs oignons, de temps en temps.
– Je comprends votre contrariété.
– Soit ! Voyons voir le programme d’aujourd’hui.
– Ce matin, le Rotary organise une partie de dames en votre honneur.
– Comment cela, une partie de dames ?
– C’est bien cela, madame.
– Qu’on m’explique : je suis rescapée d’un enlèvement, il se peut
qu’on m’ait maltraitée, brutalisée et affamée pendant des jours, et le club
que je finance grassement chaque année me dédie une banale, minable,
partie de dames ?
– « Une partie pour la meilleure des dames », annonce le dépliant.
– En ce qui me concerne, ce dépliant peut bien annoncer ce qu’il
veut. Je reste à la maison : nous prétendrons que j’ai le rhume des foins.
– Très bien, comtesse.
– Autre chose ?
– Votre fils est là, dans l’antichambre. Il est accompagné et souhaite
vous parler.
– Il est accompagné ?
– D’une femme, oui.
– D’une femme intelligente, j’espère.
– D’une femme florissante, comtesse.
– ENCORE DES NICHONS ? demandé-je, haussant le ton.
– Hélas, c’est ainsi.
– Je n’y crois pas ! dis-je en passant une main tremblante sur mon
front.
Il faut bien admettre que c’est incroyable. Autrefois, être une femme
signifiait vivre de privations, suffoquer dans un corset beaucoup trop
étroit pour son tour de taille, et porter avec élégance un chignon
désormais passé de mode même dans les communautés amish. De nos
jours, semble-t-il, être « femme » impliquerait plutôt qu’on arbore une
paire de roberts dans un soutien-gorge conçu pour n’en recouvrir à
grand-peine que les tétons.
– Connaissons-nous le nom de cette femme, Orlando ?
– Non, comtesse. Même la presse l’ignore.
– Évidemment. Il ferait beau voir qu’un paparazzo me rende un jour
un service quelconque.
– Je suis désolé.
Je pousse un long soupir. Je fixe l’horizon, en secouant la tête.
– Orlando, puis-je me permettre une confidence ?
– J’en serais honoré.
– Parfois je me demande pourquoi ils m’en veulent à ce point, là-
haut. Je suis une philanthrope active, j’embrasse les marmots à
contrecœur, certes, mais toujours le sourire aux lèvres. Je suis disposée à
serrer n’importe quelle main, et quand je trouve une mouche dans ma
chambre, j’ouvre la fenêtre et j’essaie de la faire partir de sa propre
volonté, sans user de l’insecticide. Pourquoi tant d’acharnement ?
– Je ne sais pas, comtesse.
– Une dernière question, Orlando. Nous avons établi un testament,
n’est-ce pas ?
– Vous l’avez mis à jour il y a environ un mois.
– Le notaire l’a signé ?
– Oui, il l’a fait.
– Je l’ai contresigné ?
– Oui, comtesse.
– Vous me confirmez que je ne laisse que des cacahuètes à l’autre
nigaud ?
– Seulement quelques-unes, de ce que je sais.
– Bien, c’est tout ce que je voulais entendre. Merci mille fois,
Orlando. Vous m’êtes plus précieux que le fameux Vendredi ne l’était
pour Robinson Crusoé.
– Une comparaison qui me flatte, comtesse.
– Allez dire à mon fils que je l’attends dans la salle d’armes. Et
j’espère que ces fusils sont encore chargés. Non, Orlando, j’ai changé
d’idée. Venez plutôt avec moi, j’ai besoin de renforts.

Le temps de me vêtir décemment, et me voilà prête à affronter le
coquelet et sa poule.
Orlando marche sur mes talons.
À grandes enjambées, je traverse le long couloir des statues mutilées,
enrichi des bustes de tous mes nobles aïeux, y compris celui de tante
Matilde de Slovénie, la tante moustachue.
À mi-parcours, j’entends distinctement le bruit d’autres pas que les
nôtres. Des pas d’idiot, dirait-on.
Je me retourne d’un bloc vers le crétin.
– Bonjour, maman, me fait-il avec son sourire coutumier.
– Maman des clous ! lui réponds-je, en lui décochant un de mes pires
coups d’œil assassins.
– Je crois deviner que le moment est mal choisi pour des
présentations.
– Il n’y a jamais de moment idéal pour ce genre de choses.
– C’est qu’elle est si anxieuse de vous voir…
– Eh bien, dis-lui de prendre des tranquillisants. Et qu’elle n’hésite
pas à forcer la dose, une bonne fois pour toutes.
– Maman, vous vous méprenez.
– Inutile de sortir les grands mots, tu ne me convaincras pas. Si elle
s’imagine que je vais l’accueillir avec un bouquet de fleurs, laisse tomber
les fleurs et pense plutôt au vase, en fonte. Orlando ?
– Oui, madame ?
– Avons-nous des vases en fonte à jeter à la tête des gens ?
– Je vais voir cela, madame.
– Maman, vous prenez tout de travers.
– Que suis-je censée faire ? Explique-le-moi.
– Recevoir ici une personne qui m’est très chère.
À peine a-t-il prononcé ces mots, sur un ton solennel et avec l’air
important du type qui vient de détourner à mains nues le cours d’un
fleuve, que se matérialise une brunette d’une beauté fulgurante.
– Bonjour, madame. Et bienvenue.
– Et qui êtes-vous ? dis-je, agacée, deux dagues à la place des yeux.
– Mais… vous ne me reconnaissez pas ?
– Je devrais ?
– Je suis Anna.
– Anna qui ?
– Anna ! Votre conseillère.
– Ma conseillère ? ANNA, C’EST VOUS ?
– C’est bien moi !
– Impossible ! lui dis-je, bras croisés, en détournant le regard. Anna
est différente, elle n’a pas cette allure, fais-je en la fixant à nouveau.
– Mais c’est pourtant moi !
– Dans ce cas, parlez-moi du spread.
– Le terme spread désigne le différentiel argent-lettre, c’est-à-dire la
différence entre le prix le plus bas auquel un vendeur est disposé à
vendre un titre et le prix le plus élevé qu’un acheteur est disposé à offrir
pour ce titre.
Mes yeux s’emplissent de joie et d’émotion.
– Anna ! Bienvenue ! lui dis-je en l’embrassant.
– Merci, madame. Bienvenue à vous ! Je suis si heureuse que vous
soyez de retour. Comment allez-vous ?
– Bien, Anna. Très bien. Mais… quel changement, mince !
Quand je l’ai quittée, c’était une espèce de crapaud mal peigné, et
maintenant, regardez-moi ça : gainée dans une robe de jour en soie,
fermée par un petit col contrasté, un maquillage discret, tout en nuances,
qui met en valeur ses yeux, sa bouche et ses pommettes…
– Comment me trouvez-vous ?
– Splendide ! Mais qui… où… ?
– J’ai suivi vos conseils, madame, fait-elle à mi-voix. Mais Manu,
peut-être dérangeons-nous. Je crois que madame s’apprêtait à déjeuner.
– Manu ? fais-je, curieuse.
– Oui… Manu, me répond-elle, rougissante. Je l’appelle comme ça.
– Moi aussi, maman, j’ai un petit nom pour elle.
– Et c’est…
– Cocotte.
Si j’avais été en train de boire un verre de vermouth, je l’aurais
recraché illico.
– Mais ces petits noms sont absolument délicieux !
– C’est l’amour qui parle pour nous, maman. Mais nous vous laissons
déjeuner tranquille, nous ne voudrions pas vous déranger.
– Me déranger, vous ? Quelle idée ! Bien au contraire, je serais
enchantée de déjeuner en votre compagnie.

Sur le parcours qui mène du long couloir des statues mutilées à la
grande salle des grands repas, au troisième étage, je me surprends à
fredonner à mi-voix une série de refrains allègres au rythme vif et
joyeux.
Voir ces deux enfants me suivre main dans la main, les doigts
entrelacés tels des sarments de vigne, me laisse pantoise.
Moi qui d’habitude ai en horreur toute forme de cucuterie, l’idée
d’être dotée d’une bru pourvue de matière grise me délie le cœur et le
portefeuille. Il faut que nous fêtions cela avec le meilleur des
champagnes. Si la situation évolue comme je le souhaite, il me faudra
bientôt organiser un mariage grandiose.
Je suis si heureuse qu’il me semble que les statues de plâtre du
couloir me sourient.
Nappe de Flandres brodée d’un motif jacquard avec ourlet ajouré,
dessous-de-plat baroques en argent avec bordure reine Anne, couverts du
précieux service Liberty, assiettes de porcelaine anglaise fine Bone China
et les fabuleux verres Aurelia en cristal de Bohême. Au centre de la
table, une élégante composition basse d’anthurium et des chandelles.
Orlando vient de se surpasser. Cette table est une splendeur.
Plus j’observe les tourtereaux, occupés à s’échanger des petites
tranches de croûte landaise, plus la curiosité me taraude.
– Mais dites-moi un peu, ma chère Anna, comment vous êtes-vous
déclarés ? dis-je en goûtant le chablis.
Elle boit une gorgée de vin, sourit puis, après avoir posé sa main sur
celle de son Roméo, elle me répond tout en plongeant délicatement sa
fourchette dans le flan de courgettes à la menthe.
– Après votre enlèvement, comtesse, j’ai été convoquée au
commissariat pour faire ma déposition. Et c’est là, dans la salle d’attente,
que j’ai croisé Emanuele. Il était dévasté, blême, presque résigné.
– Tu étais blême, Emanuele ?
– J’étais inquiet.
– Il était grand temps que tu t’inquiètes pour moi ! dis-je en
tamponnant mes lèvres avec ma serviette.
– Si vous aviez lu ces lettres de menaces, maman…
– Quelles merveilles, n’est-ce pas ? dis-je, en oubliant un instant mon
rôle.
– Pardon ?
– Je pensais à ces roses Avalanche, sur le guéridon, juste derrière toi.
Un cadeau de la veuve Daiana Manetti Bugatti, dis-je, dégageant ma
gaffe monumentale en corner.
Emanuele se retourne, fixe les fleurs et hausse les épaules.
– Elles sont splendides, madame ! répond Anna, attentive, comme
toujours.
– Vous me disiez donc : vous vous êtes rencontrés au commissariat…
– Exactement. Il était accompagné de l’autre.
– Chérie, je t’en prie ! intervint Emanuele. Pourquoi « l’autre »…
– En ce qui me concerne, « l’autre » me convient très bien, réponds-
je. Et ensuite ?
– Et ensuite, au lieu de s’inquiéter pour lui, l’autre était là, admirant
son diamant, l’exhibant aux policiers et aux huissiers, pendant que nous
nous faisions tous du mauvais sang pour vous. Alors j’ai offert un café à
Manu et nous avons…
– Non, excusez-moi une seconde, chère Anna.
– Dites-moi.
– VOUS lui avez offert un café ?
– Oui.
– Et toi, Emanuele, tu l’as laissée payer ?
– Oui, maman.
Je plante mes coudes sur la table, je me prends la tête entre les
mains, je ferme les yeux en tentant de contenir mes nerfs.
– Mais, maman, ensuite je l’ai invitée à dîner.
– Dis-moi que tu ne l’as pas emmenée dans je ne sais quelle
pizzeria…
– Nous sommes allés au Vecchio Piemonte…
– Voilà un restaurant digne de ce nom.
– Et moi, pour l’occasion, je suis allée me faire remettre à neuf dans
un centre de soins esthétiques.
– La métamorphose ne m’a pas échappé, ma chère. Vous semblez une
autre !
– Une métamorphose à mille quatre cent vingt euros.
– Cela les vaut. Je connais certaines momies du Rotary qui en
débourseraient autant chaque semaine pour avoir l’air plus jeunes d’une
journée. Mais nous parlions du dîner.
– Cela ne s’est pas passé exactement comme je le souhaitais,
madame.
– C’est-à-dire ?
– Ludmilla a cru bon de nous rejoindre au restaurant et de se donner
en spectacle.
– Faire du tapage est dans sa nature, j’ai cru remarquer.
– Elle m’a accusée de m’être immiscée dans son couple. Vous auriez
dû la voir : une vraie furie. Elle cognait du poing sur la table, elle hurlait
et son chien jappait. Elle m’a même accusée d’émettre des « ondes
négatives », et de lui avoir jeté le mauvais œil.
– L’ésotérisme est toujours à la mode à Turin, on dirait.
– Alors j’ai vu rouge. J’ai reculé ma chaise, je me suis levée et nous
nous sommes crêpé le chignon.
– Vous en êtes venues aux mains ? lui demandé-je, abasourdie.
– J’ai utilisé la technique de luxation appelée kansetsu waza. Nous en
discutions un instant avant que le braqueur ne s’introduise dans mon
bureau, vous vous en souvenez ?
– Vous êtes en train de me dire que l’œil au beurre noir de l’autre
idiote est votre œuvre ?
– En toute modestie.
– Vous lui avez collé un bourre-pif ?
– Vous dites cela comme si c’était extravagant. Mais nous devons
apprendre à nous défendre, nous les femmes.
– Que cela te serve de leçon, Emanuele. Évite d’infliger à Anna tes
sempiternelles conneries, comme disait papa. Cette jeune femme a du
répondant.
– Papa ne disait pas « conneries ».
– Ah non ?
– Il disait « cagades ».
– Je n’en ai pas le souvenir.
– Cela n’arrivera pas, madame Maria Vittoria. Votre fils est un
homme parfait. Il cache un esprit d’exception.
– Quand il s’y met, ma chère Anna, il le cache avec un soin tout
particulier.
– Maman ! Ne me mettez pas dans l’embarras ! dit-il, agacé, en
attaquant son gâteau avec sa fourchette à salade.
– Calme-toi, tu y parviens très bien tout seul. Mais ne perdons pas de
temps en discours inutiles. Nous avons tant de choses à fêter, n’est-ce
pas, Anna ?
– C’est vrai, comtesse.
– À propos de festivités, vous me confirmez que la tirelire familiale
est à nouveau pleine ?
– Depuis qu’Emanuele s’est décidé à suivre mes conseils, les choses se
sont notablement améliorées. Il a renoncé à sa rente mensuelle, qu’il
reverse sur un compte bloqué ; il a vendu son loft et s’est installé dans
un deux-pièces plus accessible et moins coûteux. Et puis j’y ai mis du
mien, aussi : le retour du Koh-i-Noor m’a permis de négocier des contrats
pour de nouveaux fonds, un tantinet plus agressifs, mais immédiatement
rentables.
– Et donc, le jardin refleuri…
– Le résultat de ces investissements judicieux.
– Les tableaux revenus à leur place ?
– Également.
– Les chaussons à la place des Gocciole ?
– C’est encore moi, oui.
– Mon fils revenu à la raison ?
– C’est compliqué, mais je l’aime. Et oui, j’y suis pour quelque chose.
– Laissez-moi vous embrasser, chère Anna.

Le déjeuner s’est prolongé jusqu’au dîner.
J’ai prié Orlando d’annuler tous les engagements prévus pour l’après-
midi, à commencer par l’invitation du maire de Turin à la Fête des
noisettes, qui me valut l’an dernier une belle dysenterie suivie d’une
phase d’inappétence et de douleurs musculaires à la hauteur du poignet,
à force d’avoir actionné ce fichu casse-noisettes.
Enfin, j’ai fait porter un somptueux bouquet de freesias à la duchesse
Lombarda de Gironi qui comptait sur moi pour assister au Salon du
cheval qu’elle organise à Asti et dont j’ai déjà oublié le nom.
XXV

Depuis maintenant deux mois, la presse de caniveau ne parle plus


que de cela : Ludmilla Coprova a été arrêtée pour abus de faiblesse,
après avoir siphoné les comptes en banque du comte Lorenzo Salimbeni,
vingt-quatre ans, unique descendant de son illustre lignée, laquelle
possède d’immenses domaines dans la Maremme. Plus les liquidités
familiales baissaient, plus elle s’en donnait à cœur joie, s’exhibant dans
des robes griffées hors de prix et absurdement ornées de fourrure.
– TOUT VA BIEN, MADAME ?
– Sacrebleu, Orlando ! Qu’est-ce qui vous prend, vous ne frappez
plus ?
– Je vous ai fait peur ?
– Même un peloton d’exécution a la courtoisie de prévenir avant de
tirer…
– Je suis navré. J’ai frappé trois fois et, n’entendant pas de réponse,
je me suis inquiété.
– Alors c’est vous qui devez m’excuser.
– Vous étiez absorbée ?
– Je pensais à ces filles qui ont pâturé sur ce domaine pendant mon
absence. Tout cela est du passé, heureusement.
– Vous êtes-vous bien reposée ? demande-t-il en posant le plateau
chargé d’un succulent déjeuner sur la petite table d’albâtre.
– Très bien, merci. Ce lit est une panacée. Et l’on dort bien mieux
avec quelques problèmes en moins. En outre, si je puis vous faire une
confidence, je ne ressens même plus le besoin de pics glycémiques, le
matin.
– On peut entrer, miss ?

Sourire canaille, cheveux soigneusement plaqués en arrière par un
bandeau, uniforme d’ordonnance blanche à liseré doré et chaussures
Nike, le marmot fait irruption en improvisant une révérence dont l’usage
s’est perdu depuis au moins trois siècles.
– Jeune homme, le reprend Orlando. Combien de fois faudra-t-il te
dire que tu DOIS frapper avant d’entrer dans la chambre de la comtesse.
Pardonnez-le, comtesse. Il débute.
– Écoute, Carson, rétorque-t-il en s’assombrissant, et moi, faut que je
te le dise combien de fois que je peux pas frapper quand j’ai les mains
prises ?
– Que se passe-t-il, mon garçon ? dis-je, pour apaiser la polémique.
– Ce qui se passe ? Je vais vous le dire, moi, ce qui se passe. Il se
passe que dans cette foutue baraque, personne ne me dit ce que je dois
faire. Alors je viens vous le demander à vous, directement, c’est marre.
Je fais un pli sur ce pantalon en coton ou j’en fais pas ?
– Mon garçon. Apprenez à appeler les vêtements par leur nom. Ceci
n’est pas un simple « pantalon en coton », mais un pantalon de tailleur
en gabardine de coton, chose bien différente.
– Excusez-le, madame…
– Aucun problème, Orlando.
– C’est bon, je le fais ce pli, ou non ?
– Pas de pli, jeune homme, cela ne se fait plus.
– Tu vois, sir ? dit-il à Orlando. Je te l’avais bien dit !
Et il s’en va en se grattant le postérieur et en claquant la porte.
– Comtesse…
– Oui ? dis-je en sirotant un peu de jus frais de myrtilles.
– Franchement, je ne comprends pas le sens de ces innovations.
– De quelles innovations parlez-vous ? m’enquiers-je en lâchant mon
verre pour attraper un chausson.
– Je parle de ces nouvelles recrues.
– Ce garçon, par exemple ?
– C’est exact. Un individu vindicatif. Quant à son vocabulaire, il est,
comment dire…
– Extravagant ?
– Pas vraiment.
– Excentrique ?
– Pour employer un euphémisme…
– De la langue verte ! Cette maison, Orlando, a grand besoin de sang
neuf !
– Mais nous ne lui avons même pas demandé son curriculum, ni ses
références. Nous ne savons rien de sa formation…
– Désolée de vous contredire, j’ai eu l’occasion de le voir à l’œuvre et
il m’a semblé très habile en travaux domestiques. Mettez-lui un spray
d’amidon entre les mains et il vous repasse les chemises mieux qu’une
ménagère des années 1950.
– C’est vrai ?
– On ne peut plus vrai.
– Mais ce menuisier ? Ce jeune homme qui s’est installé dans l’aile
droite, au troisième étage, et qui se vante d’être un artiste connu dont on
parle déjà sur les places de marché.
– Vous n’appréciez pas l’art ?
– Vous savez bien que si, comtesse.
– Et donc ?
– Avec tout le respect que je vous dois, je ne pense pas que sculpter
des bateaux aux noms étranges et flanquer dessus des personnages
borgnes et contrefaits puisse être défini comme de l’« art ».
– Orlando, votre simplisme m’étonne. Pour commencer, il ne s’agit
pas de bateaux, mais de voiliers.
– Je vous prie de m’excuser, madame.
– Par ailleurs, il me paraît évident que vous n’y connaissez rien.
Grâce à mon aide, ce jeune homme finira par percer tôt ou tard dans le
domaine de la sculpture, j’en suis certaine.
– Vous croyez ?
– Si Marcel Duchamp l’a fait en exposant des urinoirs, je ne vois pas
pourquoi un type qui sculpte de hideuses barcasses peuplées de
personnages handicapés n’y arriverait pas. Le malaise social, l’incapacité
d’être au monde se traduisant en infirmité… Si vous saviez combien de
bobards la critique est disposée à inventer pour justifier un morceau de
bois qui flotte… Mais plutôt, dites-moi : j’ai vu que le grand Tabriz était
de retour dans la salle des tapisseries.
– Grâce à mademoiselle Anna, comtesse. Elle a personnellement
récupéré tous les objets mis en gage.
– Cette femme est une bénédiction. J’espère qu’elle me donnera bien
vite un petit-fils. Si le bambin hérite ne serait-ce que de la moitié de
l’intelligence de sa mère, il sera Prix Nobel. Mais s’il écope du double du
QI de son père, il demeurera une nuisance pour la collectivité. Quand je

pense que si je n’avais pas été enlevée, ces deux-là ne se seraient jamais
rencontrés.
– On en viendrait presque à penser, comtesse, que votre enlèvement
s’est révélé, comment dire… providentiel.
Sur ces mots, Orlando me dévisage.
Un léger sourire, imperceptiblement complice, éclaire son visage.
Je repose mon chausson sur le plateau d’argent et je le regarde.
– Orlando, vous ne voudriez tout de même pas insinuer…
– Jamais, comtesse. Au grand jamais.
– Personne ne doit savoir…
– Personne ne saura.
– Bon, que dire ? Je suis contente que les choses soient claires entre
nous. Et je vous dirai même plus : pendant mon absence, j’ai compris je
m’étais trompée du tout au tout sur votre compte.
– Je crains de ne pas saisir, madame.
– Je ne vous ai pas laissé la possibilité d’exprimer pleinement votre
talent…
– Vous voulez dire que je peux…
– Courage, récitez-moi un de vos poèmes. Et je serai tout ouïe.
– Vous parlez sérieusement ?
– J’ai l’air de plaisanter ? Passez-moi ma robe de chambre, que j’aille
m’installer sur le canapé colonial pour vous écouter avec attention, lui
dis-je en sortant du lit.
– Soie sauvage ou crêpe georgette et dentelle ?
– Crêpe georgette, ce matin, Orlando.

Je vais m’asseoir sur les moelleux coussins en soie et chenille façon
velours, m’agrippant de toutes mes forces aux lourds accoudoirs en teck.
Orlando croise ses mains gantées de blanc, puis étire ses paumes et
fait craquer ses phalanges, avant de porter son poing droit à sa bouche
d’un geste délicat pour s’éclaircir la voix en toussotant, et de prendre
l’air illuminé du poète touché par la grâce.
– Ce poème, comtesse, s’intitule Petits Oiseaux.
– Très bien, Orlando. Je suis prête.
Petits oiseaux.
Gazouillent.
Volètent.
Pépient.
Sur les branches ils se posent.
Et fatigués, la nuit venue, s’endorment.

Je bats des paupières une bonne douzaine de fois, les yeux rivés sur
lui.
– Orlando ?
– Comtesse ?
– Un verre de vermouth, je vous prie.
NOTE DE L’AUTEUR

Je dois tout d’abord remercier quelques morts.


Deux des piliers de l’humour anglais : Tom Sharpe et P. G.
Wodehouse, l’un expulsé de son pays pour activités subversives, l’autre
forcé à l’exil aux États-Unis parce que accusé de collaboration et de
trahison. J’espère ne pas subir le même sort.
Ce sont eux – et dans une moindre mesure, Evelyn Waugh – qui
m’ont appris à manier la légèreté avec circonspection.
Si j’ai emprunté le surréel et le plaisir de l’expérimentation à Karl
Valentin et à Daniil Charms, je les dois aussi en partie à des lectures
obligées – mais somme toute agréables – de Beckett, notamment de More
Pricks than Kicks (Bande et sarabande) et de Dream of Fair to Middling
Women.
Ce que l’école n’a pas su faire – me transmettre l’amour de la lecture
–, ces écrivains parfaits, génies de la comédie, sommets inapprochables
(et inapprochés) de l’humour qui, selon mon point de vue, est un sujet
très sérieux, l’ont fait.
À tous ceux qui m’écrivent des courriels passionnés afin de me
convaincre que « faire rire » est le rôle exclusif de la télévision, et que les
livres sont seulement censés faire pleurer et réfléchir, je conseille
d’éteindre leur poste, d’aller dans une librairie et de lire Arto Paasilinna
ou David Nicholls, et aussi Marcello Marchesi, Flaiano et Achille
Campanile. Vous comprendrez que vous vivez dans l’erreur depuis trop
longtemps.
La littérature, en effet – n’en déplaise aux critiques pisse-vinaigre –,
fait un peu ce qui lui plaît, même faire rire par surprise ah ah ah, ou
bien, remplir, une, ligne, de, virgules, ou encore revenir à la ligne au
beau milieu
d’une phrase.
L’écriture, c’est la liberté.

Mais revenons à nous.
Je ne suis pas turinois, vous l’aurez compris à mon accent.
Eh oui, je suis des Pouilles, émigré à Milan depuis presque quinze
ans. Je suis toujours locataire et au moment où j’écris ces lignes, je
prépare mon quatrième déménagement. J’ai cherché cependant à me
documenter sur la ville dans laquelle se situe ce roman, en vérifiant
scrupuleusement les noms, les lieux et les faits. Vous me pardonnerez
mes inexactitudes s’il y en a.
Si vous êtes animé d’intentions belliqueuses, sachez que j’ai trouvé
sur Wikipédia la plupart de mes informations sur les monuments, les
dates et les quartiers. Pour les déplacements, parcours, rues et trajets, j’ai
utilisé Google Maps. Adressez-leur vos plaintes.

Et comment pourrais-je vous oublier, fervents amants de la poésie ?
Je précise, avant que vos flèches enflammées n’atteignent la fenêtre
de mon salon, que j’aime beaucoup William Blake, ce sympathique
visionnaire à la cervelle imbibée de mysticisme. Il y a encore quelques
années, je connaissais par cœur plusieurs de ses Songs of Innocence and
Experience 1, titre qui conviendrait parfaitement à un album posthume de
Kurt Cobain. The Tiger and the Lamb m’a obsédé pendant des années :
Tiger, tiger burning bright
In the forests of the night
What immortal hand or eye
Could frame thy fearful symmetry?

J’ai adoré Blake autant que j’ai détesté Ford Madox Ford. Ce n’est
donc pas un hasard si la comtesse lui en veut à mort.
À l’époque où j’étais étudiant (au département de langues et
littératures étrangères de la glorieuse université de Bari, via Garruba), je
crois avoir péri plusieurs fois en lisant ses romans. Ami lecteur, si Ford
est ton écrivain préféré, ne le prends pas mal. Moi, j’écris des comédies,
j’utilise des noms et des événements pour faire (quand j’y arrive) de la
satire sociale. Autorise-toi, de temps à autre, des lectures plus légères. Il
y a davantage de vie dans un éclat de rire que dans un drame de guerre.
Crois-moi.
Mais je divague, comme d’habitude.
Et puis un grand merci à toute l’équipe des éditions Fazi, pour son
travail et son soutien. En particulier à Giulia Mazi, qui me doit des
friselle, et à Marina Fanasca, à qui je dois des taralli.
Et (une fois encore) à Raul Montanari, qui le premier m’a lu entre les
lignes.
Et pour finir, aux essentielles : Pepa pour la patience, Alice pour
l’attention, et Loredana pour la protection. Sans ma garde de femmes, je
n’irais nulle part.
Et sans ma Carmen, n’en parlons pas.

Et puis merci à vous de m’avoir accompagné jusqu’ici.
Francesco Muzzopappa
LE MOT DE LA TRADUCTRICE

Toute petite déjà, j’adorais dire des gros mots. À l’école de la rue des
Cheminets, dans le XIXe arrondissement de Paris, proférer des horreurs
était un sport. Consternés, mes parents se demandaient pourquoi, à la
différence de mon frère aîné, j’avais attrapé « l’accent d’Aubervilliers »…
J’aimais lire, j’ai donc vite constaté, avec ravissement, que les gros mots,
on pouvait aussi en écrire. Je lus des grossièretés d’antan (La Guerre des
boutons), et d’autres plus modernes (Zazie dans le métro – c’étaient les
années 1970). Plus tard Alphonse Boudard, et tant d’autres. Bref,
aujourd’hui je suis enchantée de pouvoir en écrire à mon tour. Comme la
comtesse se cache derrière son défunt mari, je me planque derrière un
auteur. Par chance, Francesco Muzzopappa apprécie les contrastes, de
classes, de générations : vaste terrain de jeu…
Les argots, les accents, les niveaux de langage : tous les traducteurs
savent la difficulté qu’il y a à restituer dans des réalités très différentes
une langue qui sonne juste, et qui, bien sûr, n’est jamais la langue parlée.
Alors on part à la pêche. On tend l’oreille. On consulte l’excellent Parler
des métiers, de Pierre Perret, entre autres. On s’aperçoit que resurgissent
chez les enfants d’aujourd’hui des termes très anciens. Que des mots du
parler marseillais (venant souvent d’ailleurs, de Naples, d’Alger, et j’en
passe) ont depuis longtemps migré au Nord où l’on ignore leur origine,
tant on les a bien en bouche. La vigueur hybride. Nous aussi,
traductrices et traducteurs, parfois nous hybridons. Souvent, même. C’est
une nécessité.
Francesco Muzzopappa est des Pouilles, tout au Sud de la péninsule
italienne. Il vit dans le Nord à Milan, et situe l’action de ce roman à
Turin. Autant dire sur une autre planète. D’une certaine manière, en
confrontant sa comtesse à des prolos, en l’exilant de son palais à la zone,
il déplace le décalage. Je suppose que c’est de cela qu’il nous parle. On
dit que du décalage naît le rire. J’espère que vous avez ri. Je touche du
bois – une petite barcasse, vous voyez, avec un marin borgne dessus.
Marianne Faurobert, décembre 2015
BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

Francesco Muzzopappa est né à Bari en 1976. Son diplôme de


lettres en poche, il s’installe à Milan. Il est rédacteur dans une agence
publicitaire et son travail a été récompensé dans de nombreux festivals,
notamment à Cannes, Londres et New York. Sa série sur Youtube de
« Contes qui finissent très mal » est culte en Italie où elle a cumulé plus
de 7 millions de vues.
Tout va très bien, madame la comtesse ! est son deuxième roman.
TABLE

Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV

Note de l’auteur
Le mot de la traductrice
Biographie de l’auteur
Notes

1. Dal Pozzo della Cisterna : littéralement « du Puits de la Citerne ».


Notes

1. Officine Grandi Riparazioni : chefs-d’œuvre de l’architecture


industrielle au cœur de Turin, ces bâtiments à l’origine conçus pour la
construction et la maintenance de locomotives et de wagons ferroviaires
ont été désaffectés et transformés en musée.
2. Jean Bosco (1815-1888), prêtre italien qui se consacra aux jeunes et
aux orphelins.
Notes

1. Hebdomadaire de jeux à gros tirage, destiné aux familles, très


populaire en Italie, fondé dans les années 1930. On y trouve aussi bien
des mots croisés et fléchés que des problèmes d’échecs, de bridge et de
backgammon, des blagues, des devinettes pour les enfants, des
problèmes de logique et de mathématiques, des anecdotes insolites, etc.
Notes

1. Chocolats enveloppés dans des mots d’amour (baci signifiant


« baisers »).
Notes

1. Chants d’innocence et d’expérience.

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